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Livre IV • Γ
1 (1003a) < La Métaphysique, science de l'Être en tant qu'être. >
20 Il y a une science qui étudie l'Être en tant qu'être43, et les attributs qui lui
appartiennent essentiellement. Elle ne se confond avec aucune des sciences dites
particulières, car aucune de ces autres sciences ne considère en général l'Être en
tant qu'Être, mais, découpant une certaine partie de l'Être, c'est seulement 25 de
cette partie qu'elles étudient l'attribut : tel est le cas des sciences mathématiques.
Et puisque nous recherchons les principes premiers et les causes les plus élevées,
il est évident qu'il existe nécessairement quelque réalité à laquelle ces principes
et ces causes appartiennent en vertu de sa nature propre. Si donc ceux qui
cherchaient les éléments des êtres cherchaient, en fait, les principes absolument
premiers, ces éléments qu'ils cherchaient étaient 30 nécessairement aussi les
éléments de l'Être en tant qu'être, et non de l'être par accident. C'est pourquoi
nous devons, nous aussi, appréhender les causes premières de l'Être en tant
qu'être.
Livre VII • Ζ
1 (1028a-1028b) < La Substance, première catégorie de l'Être. — L'étude de l'Être est
d'abord celle de la substance. >
10L'Être se prend en de multiples sens, suivant les distinctions que nous
avons précédemment faites dans le livre des Acceptions multiples67 : en un sens, il
signifie ce qu'est la chose, la substance [το δετι], et, en un autre sens, il signifie
une qualité, ou une quantité, ou l'un des autres prédicats de cette sorte. Mais,
entre toutes ces acceptions de l'Être, il est clair que l'Être au sens premier est le
« ce qu'est la chose » [το τι εστι], notion qui n'exprime rien d'autre que la
Substance. 15 En effet, lorsque nous disons de quelle qualité est telle chose
déterminée, nous disons qu'elle est bonne ou mauvaise, mais non qu'elle a trois
coudées ou qu'elle est un homme : quand, au contraire, nous exprimons ce
qu'elle est, nous ne disons pas qu'elle est blanche ou chaude, ni qu'elle a trois
coudées, mais qu'elle est un homme ou un dieu. Les autres choses ne sont
appelées des êtres, que parce qu'elles sont ou des quantités de l'Être proprement
dit, ou des qualités, ou des affections de cet être, ou quelque 20 autre
détermination de ce genre. Aussi pourrait-on même se demander si le se
promener, le se bien porter, le être assis, sont des êtres ou ne sont pas des êtres ; et de
même dans n'importe quel autre cas analogue : car aucun de ces états n'a par
lui-même naturellement une existence propre, ni ne peut être séparé de la
Substance, mais, s'il y a là quelque être, c'est 25 bien plutôt ce qui se promène qui
est un être, ce qui est assis, ce qui se porte bien. Et ces dernières choses
apparaissent davantage des êtres, parce qu'il y a, sous chacune d'elles, un sujet
réel et déterminé : ce sujet, c'est la Substance et l'individu qui est bien ce qui se
manifeste dans une telle catégorie, car le bon ou l'assis ne sont jamais dits sans
lui. Il est donc évident que c'est par le moyen de cette catégorie 30 que chacune
des autres catégories existe. Par conséquent, l'Être au sens fondamental, non pas
tel mode de l'Être, mais l'Être absolument parlant, ne saurait être que la
Substance68.
Nous savons qu'il y a plusieurs acceptions du terme premier. Toutefois, c'est
la Substance qui est absolument première, à la fois logiquement, dans l'ordre de
la connaissance et selon le temps. En effet, d'une part, aucune des autres
catégories n'existe à l'état séparé, mais seulement la Substance. D'autre part,
elle est aussi première logiquement, car dans la 35 définition de chaque être est
nécessairement contenue celle de sa substance. Enfin, nous croyons connaître le
plus parfaitement chaque chose quand nous connaissons ce qu'elle est, par
exemple ce qu'est l'homme ou le feu, bien plutôt que lorsque nous connaissons
sa qualité, sa quantité ou son lieu, 1028b puisque chacun de ces prédicats eux-
mêmes, nous les connaissons seulement quand nous connaissons ce qu'ils sont,
ce qu'est la quantité ou la qualité. — Et, en vérité, l'objet éternel de toutes les
recherches, présentes et passées, le problème toujours en suspens : qu'est-ce que
l'Être ? revient à demander : qu'est-ce que la Substance ? C'est cette Substance,
en effet, dont les philosophes affirment, les uns, l'unité69 , et 5 les autres, la
pluralité, cette pluralité étant conçue, tantôt comme limitée en nombre70, et
68 Tr. Ross : « There are several senses in which a thing may be said to be, as we
pointed out previously in our book on the various senses of words ; for in one
sense the being meant is what a thing is or a this, and in another sense it means a
quality or quantity or one of the other things that are predicated as these are.
While being has all these senses, obviously that which is primarily is the what,
which indicates the substance of the thing. For when we say of what quality a
thing is, we say that it is good or bad, not that it is three cubits long or that it is a
man ; but when we say what it is, we do not say white or hot or three cubits long, but
a man or a god. And all other things are said to be because they are, some of
them, quantities of that which is in this primary sense, others qualities of it,
others affections of it, and others some other determination of it. And so one
might even raise the question whether the words to walk, to be healthy, to sit imply
that each of these things is existent, and similarly in any other case of this sort ;
for none of them is either self-subsistent or capable of being separated from
substance, but rather, if anything, it is that which walks or sits or is healthy that
is an existent thing. Now these are seen to be more real because there is
something definite which underlies them (i.e. the substance or individual), which
is implied in such a predicate ; for we never use the word good or sitting without
implying this. Clearly then it is in virtue of this category that each of the others
also is. Therefore that which is primarily, i.e. not in a qualified sense but without
qualification, must be substance. » (N.d.É.)
69 L'École de Milet et l'École d'Élée.
70 Empédocle et les Pythagoriciens.
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tantôt comme infinie71. C'est pourquoi, pour nous aussi, l'objet principal,
premier, unique pour ainsi dire, de notre étude, ce doit être la nature de l'Être
pris en ce sens.
examiner, après avoir d'abord exposé, dans les grandes lignes, la nature de la
Substance.
75 Il est surprenant que la forme soit sujet, et Bonitz, 301, croit à un lapsus. On
peut cependant envisager la forme comme sujet, en disant qu'elle est substrat
des propriétés et des accidents (...)
(Tr. Ross : « Now the substratum is that of which everything else is predicated,
while it is itself not predicated of anything else. And so we must first determine
the nature of this ; for that which underlies a thing primarily is thought to be in
the truest sense its substance. And in one sense matter is said to be of the nature
of substratum, in another, shape, and in a third, the compound of
these. » (N.d.É.))
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finale meut comme objet de l'amour, et toutes les autres choses meuvent du fait
qu'elles sont elles-mêmes mues. Ceci dit, si une chose est mue, elle est
susceptible d'être autrement qu'elle n'est. Par 5 conséquent, si son acte est la
première espèce du mouvement de translation, c'est seulement de la façon
qu'elle est sujette au changement qu'elle peut être autrement, à savoir selon le
lieu, même si elle ne le peut selon la substance. Mais puisque il y a un être qui
meut, tout en étant lui-même immobile, existant en acte, cet être ne peut être,
en aucune façon, autrement qu'il n'est : la translation est, en effet, le premier des
changements, et la première translation est la translation circulaire ; or ce
mouvement circulaire, c'est le premier Moteur qui le produit. Le premier 10
Moteur est donc un être nécessaire, et, en tant que nécessaire, son être est le
Bien, et c'est de cette façon qu'il est principe. Car le nécessaire présente tous les
sens suivants : il y a la nécessité qui résulte de la contrainte, en ce qu'elle force
notre inclination naturelle ; puis, c'est ce sans quoi le Bien est impossible ; enfin,
c'est ce qui n'est pas susceptible d'être autrement, mais qui existe seulement
d'une seule manière.
À un tel Principe sont suspendus le Ciel et la nature140. Et ce principe est
une vie, comparable à la plus 15 parfaite qu'il nous soit donné, à nous, de vivre
pour un bref moment. Il est toujours, en effet, lui, cette vie-là (ce qui, pour
nous, est impossible), puisque son acte est aussi jouissance. C'est d'ailleurs parce
qu'elles sont des actes, que la veille, la sensation, la pensée sont nos plus grandes
jouissances, les espoirs et les souvenirs n'étant des jouissances que par celles-là.
Or la Pensée, celle qui est par soi [καθ' εαυτην], est la pensée de ce qui est le
meilleur par soi, et la Pensée souveraine est celle du Bien souverain.
L'intelligence 20 se pense elle-même en saisissant l'intelligible, car elle devient
elle-même intelligible en entrant en contact avec son objet et en le pensant, de
sorte qu'il y a identité entre l'intelligence et l'intelligible : le réceptacle de
l'intelligible, c'est-à-dire de la substance formelle, c'est l'intelligence, et
l'intelligence est en acte quand elle est en possession de l'intelligible. Aussi
l'actualité plutôt que la puissance est-elle l'élément divin que l'intelligence
semble renfermer, et l'acte de contemplation est la béatitude parfaite et
souveraine. Si donc cet état de joie que nous ne 25 possédons qu'à certains
moments, Dieu l'a toujours, cela est admirable ; et s'il l'a plus grand, cela est plus
admirable encore. Or c'est ainsi qu'il l'a. Et la vie aussi appartient à Dieu, car
l'acte de l'intelligence est vie, et Dieu est cet acte même ; et l'acte subsistant en
soi de Dieu est une vie parfaite et éternelle. Aussi appelons-nous Dieu un vivant
éternel parfait ; la vie et la durée continue et éternelle appartiennent donc 30 à
Dieu, car c'est cela même qui est Dieu141.
140Tr. Ross : « On such a principle, then, depend the heavens and the world of
nature. » (N.d.É.)
141 Cf. Traité du Ciel, II, 3, 286a 9 (...)
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compétents, nous tiendrons certes compte des unes et des autres, mais nous ne
suivrons que les plus exactes.
Eudoxe expliquait le mouvement de translation du Soleil et celui de la
Lune au moyen de trois Sphères pour chacun de ces astres. La première a le
même mouvement que la Sphère des Étoiles fixes, la seconde se meut dans le
cercle qui passe le long 20 du milieu du Zodiaque, la troisième se meut dans le
cercle qui est incliné à travers la largeur du Zodiaque ; mais le cercle dans lequel
la Lune se meut est incliné suivant un angle plus grand que le cercle dans lequel
se meut le Soleil. Le mouvement des planètes exige, pour chacune d'elles,
quatre Sphères : la première et la seconde Sphères ont le même mouvement que
la première et la seconde du Soleil et de la 25 Lune (car la Sphère des Fixes
imprime le mouvement à toutes les Sphères, et la Sphère qui est placée au-
dessous de la précédente et qui a son mouvement dans le cercle qui passe par le
milieu du Zodiaque, est commune à toutes les planètes) ; la troisième Sphère de
chaque planète a ses pôles dans le cercle qui passe par le milieu du Zodiaque, et
le mouvement de la quatrième Sphère est dans un cercle qui est incliné 30 par
rapport à l'Équateur de la troisième Sphère ; et les pôles de la troisième Sphère
sont différents pour chaque planète, à l'exception de ceux de Vénus et de
Mercure, qui coïncident.
Dans le système de Callippe, la position des Sphères, c'est-à-dire l'ordre de
leurs distances, était la même que dans le système d'Eudoxe ; mais tandis que
Callippe assignait le même nombre de Sphères 35 qu'Eudoxe à Jupiter et à
Saturne, il pensait qu'il faut ajouter deux autres Sphères au Soleil et deux autres
Sphères à la Lune, si l'on veut rendre compte des phénomènes, et aussi une
Sphère supplémentaire à chacune des planètes restantes.
Mais il est nécessaire, pour que toutes ces Sphères 1074a combinées puissent
rendre compte des faits observés, qu'il y ait, pour chacune des planètes, d'autres
Sphères en nombre égal moins une, et que ces Sphères tournent en sens inverse
et ramènent à la même position la Sphère la plus éloignée de l'astre qui, dans
chaque cas, est placé en deçà de l'astre donné : c'est à cette condition seulement
que toutes ces 5 forces à l'œuvre sont capables de produire le mouvement de
translation des planètes. Or, puisque les Sphères dans lesquelles se meuvent les
planètes elles-mêmes, sont huit pour Saturne et Jupiter pris ensemble, et vingt-
cinq pour les autres, et que, de ces Sphères, celles qui n'en exigent pas d'autres
mues en sens inverse sont celles dans lesquelles se meut la planète qui se trouve
placée en deçà de toutes les autres, il y aura alors, pour les deux premières
planètes, six Sphères tournant en sens 10 inverse, et seize pour les quatre planètes
suivantes, et le nombre total des Sphères, Sphères à mouvement direct et
Sphères à mouvement inverse, sera de cinquante-cinq. Mais si l'on n'ajoute pas
à la Lune et au Soleil les mouvements dont nous venons de parler, il n'y aura en
tout que quarante-sept Sphères. Admettons que tel soit le nombre des Sphères :
il y 15 aura donc un nombre égal de substances et de principes immobiles. C'est
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là, du moins, ce qu'il est rationnel de penser ; car qu'il faille l'admettre
nécessairement, laissons à de plus habiles le soin d'en décider.
S'il n'est pas possible qu'il n'y ait aucun mouvement de translation qui ne
soit ordonné au mouvement de translation d'un astre, et si, en outre, toute
réalité, toute substance impassible et ayant 20 par soi atteint le Bien par
excellence, doit être considérée comme une fin, il ne saurait y avoir d'autre
nature en dehors de celles que nous avons indiquées, et le nombre des
mouvements célestes est nécessairement celui des substances immobiles. S'il y
avait, en effet, d'autres substances, elles seraient causes de mouvement comme
étant la fin du mouvement de translation ; mais il est impossible qu'il y ait
d'autres mouvements de translation que ceux que nous avons énumérés. C'est là
une conséquence qui découle normalement de la considération 25 des corps en
mouvement. En effet, si, dans le mouvement de translation, tout moteur existe
naturellement en vue de l'objet transporté, et si toute translation appartient à un
objet transporté, il ne saurait y avoir aucune translation ayant pour fin elle-
même ou une autre translation ; mais toutes les translations doivent exister en
vue des astres. Si, en effet, une translation doit avoir une translation pour fin,
alors cette translation devra avoir aussi pour fin une autre chose. Mais comme
on ne peut remonter ainsi à 30 l'infini, la fin de toute translation sera donc un des
Corps divins qui se meuvent dans le Ciel.
Et qu'il n'y ait qu'un seul Ciel, c'est une chose manifeste. S'il existait, en
effet, plusieurs Ciels comme il existe plusieurs hommes, le principe moteur de
chaque Ciel serait formellement un et numériquement multiple. Mais tout ce
qui est numériquement multiple renferme de la matière, car une seule et même
définition, par exemple celle de l'homme, s'applique à des êtres multiples, tandis
que 35 Socrate est un. Mais la première quiddité, elle, n'a pas de matière, car
elle est entéléchie. Donc le premier Moteur immobile est un, à la fois
formellement et numériquement, et, par conséquent aussi, ce qui est en
mouvement éternellement et d'une manière continue est seulement un. Donc il
n'y a qu'un seul Ciel.
1074b Une tradition, transmise de l'antiquité la plus reculée, et laissée, sous
forme de mythe, aux âges suivants, nous apprend que les premières substances
sont des dieux, et que le divin embrasse la nature entière. Tout le reste de cette
tradition a été ajouté plus tard, sous une forme mythique, en vue de persuader
les « masses » et pour servir les lois et 5 l'intérêt commun : ainsi, on donne aux
dieux la forme humaine, ou on les représente semblables à certains animaux, et
on y ajoute toutes sortes de précisions de ce genre. Si l'on sépare du récit son
fondement initial et qu'on le considère seul, à savoir la croyance que toutes les
substances premières sont des dieux, alors on pensera que c'est là une assertion
vraiment 10 divine. Alors que, selon toute vraisemblance, les divers arts et la
Philosophie ont été, à plusieurs reprises, développés aussi loin que possible et
chaque fois perdus, ces opinions sont, pour ainsi dire, des reliques de la sagesse
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antique conservées jusqu'à notre temps. Telles sont donc les réserves sous
lesquelles nous acceptons la tradition de nos pères et de nos plus anciens
devanciers.
148 La conception d'Ar. telle qu'elle est exposée dans ces lignes célèbres, et selon
laquelle la Pensée divine se pense elle-même (αυτον αρα νοει, l, 33) et est la
Pensée de la Pensée (η νοησις νοησεως νοησις, l, 34), n'a cessé d'être à la base
de toute la spéculation théologique, et notamment de la métaphysique thomiste,
qui passe, avec raison, pour avoir réalisé la plus parfaite intégration de
l'Aristotélisme à la dogmatique chrétienne. (...)
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