Vous êtes sur la page 1sur 14

1

MATIÈRE ET FORME

La distinction entre la forme et la matière a été rendue nécessaire pour pouvoir rendre compte
des changements qui se produisent dans la nature, c’est-à-dire encore du devenir ou du
mouvement. Pourquoi y a-t-il du mouvement dans les choses naturelles dont la physique
s’occupe ? Pour expliquer les changements dans les êtres qui nous entourent, l’esprit humain
n’a jamais pu concevoir que trois hypothèses possibles :

1) Ou bien l’être ne change pas du tout, et ce que nous appelons « changement » n’est
qu’une illusion ;
2) Ou bien l’être change tout entier et il n’y a jamais rien de permanent ;
3) Ou bien il ne change que partiellement : une partie demeure, tandis que l’autre change
réellement.

Affirmer, avec Zénon et d’autres sceptiques, que les êtres matériels qui composent cet univers
n’éprouvent aucun changement, qu’ils sont fixes et immuables dans leurs qualités et leurs
opérations, ce serait affirmer une chose évidemment contraire à l’observation la plus
élémentaire. Pour réfuter ceux qui nient le mouvement et le changement, il suffit de marcher
(changement local) ; ou il suffit de changer l’eau en vapeur, de la décomposer en oxygène ou
en hydrogène, de brûler le bois et de le convertir en gaz ou en cendres (changement des
qualités accidentelles ou spécifiques) ; ou il suffit de voir une plante germer, croître et dépérir
(changement de quantité).

D’autre part, affirmer avec Héraclite que l’être qui éprouve un changement change tout entier
et qu’il n’y a rien en lui de permanent, soutenir que la substance n’existe pas, que tout est en
perpétuel devenir, c’est une affirmation non moins étrange que la précédente puisqu’elle nous
amènerait à conclure que le soleil d’hier n’est pas le même que celui d’aujourd’hui, que
l’homme qui parle n’est pas le même que celui qui a pensé, que le condamné à mort qui
monte à l’échafaud n’est pas celui qui a commis le crime. La permanence de quelqu’un ou de
quelque chose n’est pas une illusion métaphysique.

Pour éviter ces deux erreurs, il faut choisir un moyen terme, et admettre que l’être change,
mais qu’il ne change pas tout entier : une de ses parties change, tandis que l’autre demeure
permanente. Il faut donc conclure à la dualité de l’être matériel, qui rend pensable sans
contradiction à la fois son unité et son changement. On appellera matière première le principe
qui demeure identique sous ses transformations, et on appellera formes accidentelles les
variations dont un corps peut être affecté. Le mouvement ou le changement existe comme ce
par quoi une matière reçoit une forme. La matière est donc le support du changement, elle est
le sub-stratum, ce qui se tient en-dessous des changements, elle est le sujet premier et
fondamental des transformations ou des changements, elle est ce qui reste inaltérable au fond
de tous les changements accidentels. En ce sens, on peut aussi dire qu’elle est indestructible :
les éléments matériels peuvent se désagréger et se transformer, mais ils ne sauraient
disparaître que si la toute-puissance divine les anéantissait. Impuissant à les détruire, l’homme
est aussi impuissant à les faire naître (cf. rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme,
2

qui avant d’être une formule célèbre de Lavoisier est une thèse d’origine aristotélicienne, puis
épicurienne).

Il pourrait être possible de présenter l’origine de cette distinction d’une autre manière, en
montrant le poids considérable des schèmes du langage – et plus précisément des schèmes
grammaticaux – dans la philosophie d’Aristote. Il y a une correspondance entre les catégories
de pensée et les catégories de langue qui pourrait bien être au fondement de la distinction
entre forme et matière. Conformément à la remarque d’Emile Benveniste, il se pourrait
qu’Aristote projette dans l’être réel les catégories logico-grammaticales qui structurent la
langue grecque. Aristote ferait passer pour des catégories de pensée pour des catégories de la
langue grecque. Car à quoi revient en somme la distinction entre forme et matière ? La
matière (ou substance) c’est ce qui est toujours sujet et jamais attribut, et les formes
accidentelles sont ce qui est toujours attribut et jamais sujet. On retrouve entre la matière et la
forme la même distinction que celle qu’il y a dans la langue entre le sujet à l’attribut. Pour que
nous puissions parler des choses, il faut que les choses soient identiques à elles-mêmes, mais
pour que nous puissions en dire quelque chose, il faut qu’elles ne soient jamais tout à fait ni
seulement ce qu’elles sont mais toujours aussi autre chose. Pour pouvoir parler des choses, il
est nécessaire qu’elles soient ce qu’elles sont, mais pour pouvoir en dire quelque chose il faut
qu’il leur arrive toujours autre chose. Permanence du sujet nécessaire à la référence (= sujet
de la phrase), variabilité accidentelle du prédicat nécessaire à l’attribution (= prédicats).
Matière/forme = sujet/prédicat. On retrouve dans le monde la même asymétrie que dans le
langage. Tout se passe comme si le monde se réglait sur la structure logique sujet/prédicat, ou
encore comme si le langage était accordé a priori à la distinction métaphysique entre matière
et forme, choses et événements. Il y a un isomorphisme entre le monde et le langage de telle
sorte que tout ce qui est dans le monde nous apparaît selon la structure de notre langage.

Poursuivons. Si l’on peut appeler la matière du nom de substance, il faut ajouter qu’elle n’est
qu’une substance indéterminée et incomplète, parce que, par sa nature, elle ne saurait exister
seule et séparée du principe formel et spécificateur. Seul, cet élément matériel et purement
passif serait incapable d’agir et de se manifester à nos sens. Il faut qu’il soit vivifié, pour ainsi
dire, par l’élément actif et formel pour qu’il puisse former une nature complète, un corps
semblable à ceux que nous observons. La matière est un principe de passivité et d’inertie, en
sorte que toute l’activité des corps vient d’une autre source, le principe formel.

De quelle manière la relation entre la matière et la forme est-elle conçue ? La réponse


d’Aristote consiste à dire que la matière joue le rôle de cause matérielle à l’égard de la forme
nouvelle au moment où celle-ci est produite. C’est l’un des axiomes fondamentaux de la
scolastique que lorsqu’un corps subit une transformation, la nouvelle forme est tirée de la
puissance de sa matière : forma educitur e potentia materiae. La matière première concourt de
manière extrinsèque à l’engendrement de la forme, sans se confondre avec elle.

Il ne suffit pas de dire que la forme est introduite dans la matière, mais encore qu’elle en est
tirée. Qu’est-ce à dire ? Une chose peut être tirée ou extraite d’une de trois manières
différentes :
3

1) Elle en est tirée simplement, lorsqu’elle y était déjà contenue explicitement, sous la
même forme. Une pièce d’or est ainsi tirée de la bourse, une épée tirée de son
fourreau, un prisonnier tiré de son cachot ;
2) Une chose est tirée d’une autre virtuellement, lorsqu’elle y était contenue, comme
l’effet dans la cause qui peut le produire. Un arbre vient d’une semence. Par exemple,
un chêne vient du gland, non pas en ce sens que le gland ait jamais renfermé en son
sein un petit chêne microscopique, mais en ce sens qu’il avait la puissance de le
produire. Ainsi les effets étant virtuellement contenus dans leurs causes (efficientes),
nous pouvons dire qu’ils en sont réellement tirés.
3) Une chose peut être tirée d’une autre en ce sens où les effets sont tirés de leurs causes
matérielles. C’est en ce sens que l’on dit que la statue est tirée du marbre ou de
l’airain. Sans doute la figure de la statue est-elle tirée plutôt de la pensée de l’artiste et
mise dans la pierre ou le métal, mais les qualités ou aptitudes de la matière concourent
également à la production de la statue, tout autant que l’habilité de l’artiste. Et ces
deux concours de l’artiste et du marbre, l’un actif et l’autre passif, sont l’un et l’autre
indispensables à la réalisation de l’œuvre. Supprimez l’artiste, vous n’aurez jamais
l’œuvre ; ôtez de ses mains le marbre ou la matière, vous ne l’aurez pas davantage. La
cause matérielle est donc vraiment cause à sa manière, et l’effet que l’agent produit
avec elle, en elle, et par elle, en est vraiment tiré, comme l’effet est tiré de sa cause.

De quelle manière la forme est-elle tirée de la matière ? La forme ne saurait être tirée de la
matière simplement, comme le glaive est tiré du fourreau, comme l’eau est tirée du fond du
puits. La forme nouvelle ne saurait non plus être tirée virtuellement de la matière, car la
matière, loin d’être un élément actif et producteur, est au contraire une puissance purement
passive. Il reste donc que la forme est tirée de la matière comme de sa cause matérielle, par
les forces ou les puissances actives capables de les produire. La matière est par elle-même
indifférente à toutes les formes, et en ce sens elle peut théoriquement les recevoir toutes. Par
elle-même, la matière est incapable d’acquérir une quelconque forme : elle est une puissance
purement passive qui a besoin d’être fécondée par les puissances actives.

Cela dit, lorsqu’Aristote examine le vivant et qu’il s’interroge sur ce qui fait l’unité des êtres
vivants, son propos est remarquablement différent. Le vivant, dit-il est un composé de matière
et de forme, il est une substance dont la matière corporelle est organisée ou animée par une
forme comprise comme âme de ce corps. L’âme est dite « forme » du composé, non pas au
sens où elle en serait la configuration externe ou la morphologie, mais au sens où elle en est la
vie même. Mais si l’âme est incontestablement le principe de la vie, la matière n’est pas de
son côté absolument neutre : elle dispose d’un certain nombre de puissances, de sorte qu’elle
participe positivement à la mise en ordre que constitue l’information. Elle n’est donc pas un
substrat indifférent. Selon une formule célèbre du traité De l’âme, « l’art du charpentier ne
descend pas dans les flûtes », et on ne saurait suivre les « mythes pythagoriciens » de la
transmigration des âmes, qui affirment que « n’importe quelle âme pénètre dans n’importe
quel corps » (407b 21-22), car ils supposent un rapport accidentel ou de hasard entre l’âme et
le corps (la forme et la matière). Pas plus que les flûtes ne se forment à partir de n’importe
quelle matière (il n’y a pas plus de flûtes en pierre que de scies en bois), pas davantage les
flûtes ne sont l’instrument de n’importe quel artisan : le charpentier ne sait pas, en tant que
4

charpentier, jouer de la flûte et les flûtes ne sont pas les instruments dont il se sert. Ces deux
aspects de la matière ne sauraient être séparés : le fait que la matière soit l’instrument de la
forme exclut que n’importe quoi puisse tenir lieu de matière. Par conséquent, la matière n’est
plus l’opposé de la forme mais son auxiliaire. L’hylémorphisme aristotélicien est l’affirmation
de la convergence de la matière et de la forme : la forme n’est pas la configuration extérieure,
mais une syntaxe interne à la chose La nécessité du rapport entre la matière et la forme exclut
que l’on puisse penser ce rapport comme une simple schématisation extérieure. Toute matière
n’est pas apte à recevoir n’importe quelle forme. La matière est relative à la forme qui
l’organise. Il y a une nécessaire adaptation de la matière à la forme, ou un rapport fonctionnel
entre elles : n’importe quelle forme ne peut se réaliser (ou être réalisée) en n’importe quelle
matière. Le rapport forme-matière contient une nécessité qui tient au fait qu’un mouvement a
informé la matière et l’a conformée à la fin dont elle contenait la possibilité. Aristote est fort
proche de l’idée que la matière corporelle est dotée de propriétés vitales, que la composition
hylémorphique ne ferait qu’actualiser.

Quoi qu’il en soit, la thèse générale d’Aristote va à dire que la matière est indifférente à la
forme qu’elle reçoit, et qu’elle est réellement séparée de la forme, même si forme et matière
existent toujours l’une avec l’autre et sont physiquement inséparables. Il est clair qu’il
n’existe pas plus de forme sans matière que de matière sans forme. Comme le dit saint
Augustin, il en va de l’information de la matière comme de l’articulation d’une parole ou de la
modulation de la voix : celui qui parle ou qui chante ne commence pas par émettre un son
pour lui donner ensuite une modulation musicale, mais il doit produire l’un et l’autre à la fois.
Un son pur, non modulé, n’existe pas. Le son, compris comme matière sonore, n’existe et ne
peut être perçu que s’il a reçu une forme qui le module. En affirmant que la matière est
réellement distincte de la forme, Aristote n’a pas voulu dire que ces éléments sont
physiquement séparables, mais qu’ils ont une essence distincte. Il ne s’agit pas d’une
distinction réelle d’existence, mais d’une distinction réelle d’essence. Il n’est pas possible de
voir une matière sans forme, mais il est possible et même nécessaire de concevoir une telle
distinction. Ce qui existe, ce sont des mixtes ou des corps composés de matière et de forme :
des unités hylémorphiques. Rien n’existe, rien ne tombe sous les sens qui ne soit le mixte
d’une matière et d’une forme. Ni la matière, ni la forme ne sont données dans l’expérience.

Le dernier point à élucider de la doctrine aristotélicienne de la matière et de la forme concerne


ce que l’on appelle le principe d’individuation. L’individuation désigne le processus
d’organisation qui détermine la forme individuelle complète et achevée. Plus précisément, par
« individuation », il faut entendre non seulement ce qui fait qu’un individu est un individu
(son unité), mais également ce qui fait qu’il est tel individu et non tel autre (son unicité).

Le problème est de savoir qui, de la matière ou de la forme, assure la fonction d’individuation.


Il est difficile d’opter pour la thèse de l’individuation par la matière ou pour celle de
l’individuation par la forme, tout simplement parce qui est engendré, ce qui existe, ce n’est ni
la matière, ni la forme, mais bien plutôt le composé. Aristote le dit à plusieurs reprises,
notamment dans Métaphysique Z (8 1033b 16-19) : « Il résulte manifestement de ce que nous
venons de dire… ».
5

On peut toutefois tenter de forcer les textes à répondre à cette question, et on s’aperçoit alors
qu’aucune réponse claire ne peut vraiment lui être donnée. Il y a autant de textes d’Aristote
semblant plaider en faveur d’une individuation par la forme que de textes plaidant pour une
individuation par la matière, et autant d’arguments plaidant contre l’idée d’une individuation
par la matière que d’arguments plaidant contre une individuation par la forme.

Dans de nombreux textes, Aristote soutient que l’individuation se fait par la matière. Qu’est-
ce qui par exemple distingue Socrate de Callias, demande Aristote ? Tous deux sont membres
de l’espèce humaine, tous deux sont des êtres humains, ils appartiennent au même genre et ont
la même différence spécifique. La forme est la même pour tous les individus de la même
espèce, lesquels ne sont donc séparés numériquement que par la matière dans laquelle se
distribue la même forme : Métaphysique, Z (8, 1034a 3-8).

Mais l’admission de la matière comme principe d’individuation paraît à la réflexion


irrecevable car la matière a été définie comme source d’indétermination. En chaque individu
pris séparément sa propre matière désigne son inachèvement, c’est-à-dire son aptitude à
devenir autre (périr, être mû localement, croître ou diminuer, être altéré). Toute matière est
puissance et donc inachèvement. En outre, la matière est principe de contingence, c’est-à-dire
que son indétermination est telle que, dans le domaine des choses produites, elle empêche la
forme de s’imposer, et qu’elle ne permet pas, dans le domaine de la génération des vivants,
d’engendrer des êtres totalement accomplis sous le rapport de la forme. C’est la matière qui
est responsable de l’engendrement des êtres incomplets ou monstrueux. Le monstre est l’être
de la nature chez lequel la matière a dominé la forme. Le monstre est une subversion de
l’hylémorphisme, il signe l’échec de la forme à s’imposer ou à s’installer, l’échec de la
finalité à se faire valoir. Et en ce sens, la forme n’est pas seulement le défini, mais l’ordre.
Pour toutes ces raisons, la matière semble impuissante à individualiser un être – à quoi
s’ajoute encore l’argument qu’il existe pour Aristote des êtres individuels dépourvus de
matière, qu’il appelle des « substances séparées », c’est-à-dire de pures formes immatérielles
dont l’étude relève de la théologie et parmi lesquels se compte Dieu ou le Premier Moteur.

Si la matière ne peut pas jouer le rôle de principe d’individuation, on est donc contraint de
déplacer l’origine de l’individualité pour la localiser dans la forme. Cette solution est la plus
intuitive. C’est elle qui permet de résoudre certaines énigmes inventées dans l’Antiquité, dont
l’Argument du Croissant et le bateau de Thésée. Traditionnellement attribué à Epicharme,
poète comique du Ve siècle, l’argument du Croissant se formule ainsi : de même qu’une
grandeur ou un nombre auquel on ajoute ou on retranche n’est plus la même grandeur ni le
même nombre, de même une personne qui croît ou diminue devient une personne différente.
Les êtres vivants, au nombre desquels sont les hommes, reçoivent et perdent constamment des
particules de matière. Si l’identité repose sur la matière, on ne peut même pas dire qu’ils
croissent ou diminuent puisqu’il n’y a pas de sujet stable ou d’entité permanente qui soit
identique à elle-même dans le temps. Il faut donc admettre que ce n’est pas par la matière que
les êtres reçoivent leur individualité mais bien par la forme. Cet argument est souvent évoqué
avec l’épisode du bateau de Thésée dont, l’usure faisant, toutes les planches ont été petit à
petit remplacées. Un artisan a conservé les anciennes planches qu’il fixe en suivant un plan
identique à celui du bateau de Thésée. Le bateau de Thésée est-il alors celui qui a conservé
6

ses anciennes planches ou bien le nouveau ? Le bateau de Thésée est-il le bateau refait à neuf
avec les anciennes planches ou bien l’ancien avec de nouvelles planches ? L’individualité du
bateau tient-elle à ses matériaux ou à sa forme ? La thèse de l’individuation par la forme
signifie qu’il faut toujours qu’il y ait une matière organisée, mais qu’il n’est pas nécessaire
que ce soit la même matière. Si nous analysons un objet physique ordinaire comme composé
de forme et de matière, le seul élément qui doit nécessairement demeurer le même aussi
longtemps que nous parlons de la même chose est la forme. Ce qui permet de ré-identifier une
même chose dans le temps c’est sa forme réalisée dans la matière.

*************

C’est ce dernier principe d’individuation par la forme qui domine assez largement notre
réflexion lorsque nous nous interrogeons sur les conditions de fabrication d’un objet. Nous
sommes habitués à penser le geste de faire en termes de projet. Faire quelque chose implique
d'abord d’avoir une idée en tête de ce que l'on veut réaliser, puis de se procurer les matières
premières nécessaires à cette réalisation. Et le travail s’achève lorsque les matières ont pris la
forme qu’on voulait leur donner. Nous disons alors que nous avons produit un artefact. Un
morceau de pierre devient une hache, un tas d'argile un pot, du métal fondu une épée. Cette
façon de voir est connue sous le nom d'hylémorphisme, du grec hyle (matière) et morphe
(forme).

On pourrait se demander si cette conception des choses rend vraiment justice au travail de
ceux qui fabriquent des artefacts, et s’il ne serait pas plus pertinent de penser le geste de faire
comme un processus, non pas d’imposition d’une forme à une matière, mais comme un
processus de croissance qui conduirait à considérer la matière non pas comme quelque chose
d’inerte mais comme quelque chose d’actif. Le processus de fabrication consisterait à « unir
ses forces » à celles de la matière, en les rassemblant ou en les divisant, en les synthétisant ou
les en distillant, en cherchant à anticiper sur ce qui pourrait émerger. Penser le geste de faire
comme la confluence de forces et de matières, c'est concevoir la génération de la forme (ou la
morphogénèse) comme un processus.

Bien entendu, il ne s'agit en aucune manière de nier que le fabricant puisse avoir une idée
dans la tête de ce qu'il veut faire. Bien que le fabricant ait une forme à l'esprit, ce n'est
toutefois pas elle qui crée l’œuvre : cette dernière résulte plutôt de l’engagement du fabricant
avec la matière elle-même. C'est donc cet engagement qu’il nous faut observer si nous
voulons comprendre comment les choses sont faites.

A titre d’exemple, on va examiner l’une des plus choses les plus étranges et les plus
énigmatiques de la préhistoire : un biface. Un biface est un morceau de silex qui a deux côtés
convexes, dont l'un est plus proéminent que l'autre, lesquels se rencontrent pour former une
sorte de bosse qui se rétrécit elle-même pour devenir une pointe ronde. Les deux côtés portent
les traces de la technique qui a servi à sa fabrication, laquelle opère par suppression par étapes
de lamelles à partir d’un caillou originel. Cette technique exploite la tendance qu'a le silex à
se briser en éclats lorsqu’on le heurte par un angle oblique près de son extrémité. Le bout où
les deux côtés se rencontrent est étonnamment tranchant.
7

Les bifaces ont été appelés par certains spécialistes de la préhistoire des « haches
antédiluviennes » et l’ère de fabrication de tels objets a reçu officiellement l’appellation
d’« Acheuléen », du nom du site où elles ont été découvertes pour la première fois dans les
années 1830 et 1840 (à Saint-Achel, dans le nord de la France). Le chercheur à l’origine de
leur découverte s’appelait Jacques Boucher de Perthes – un officier des douanes de la ville
proche d'Abbeville. Toutefois, loin d'être confinés à la France, et même à l'Europe du nord,
des bifaces acheuléens ont été découverts un peu partout ailleurs en Europe, en Afrique, au
Moyen Orient et au sud de l'Asie – sur les trois continents du Vieux Monde, donc, mais aussi
à diverses périodes du passé couvrant plus d'un million d'années. Les plus vieux bifaces, de
facture plutôt rustique, ont été découverts dans des sites d'Afrique de l'est ; on estime
d’ordinaire qu’ils ont entre 1,6 et 1,7 millions d'années. En Europe, certains étaient encore
fabriqués il y a encore seulement 128 000 ans. Même si la comparaison des plus récents et des
plus anciens spécimens témoigne d’un progrès constant en termes d'équilibre et de symétrie,
la forme générale est restée globalement inchangée.

Il est peu douteux que le biface soit le produit d'une activité intentionnelle et qu'il soit en ce
sens un objet fabriqué. S’il est vrai que des pierres présentant le même aspect de cassure
conchoïdale peuvent résulter de l’entrechoc des galets emportés par la houle pour échouer à
terme sur une plage, il est invraisemblable qu’un accident ou qu’une série d'accidents puisse
engendrer l'éclatement typique d'un biface. De la même manière, il est certain que les
chimpanzés savent tailler des pierres similaires pour ouvrir des noix coriaces, et qu’ils se
servent pour y parvenir d’une technique qui ressemble à celle utilisée par les humains, en
positionnant les pierres sur une surface dure et en les percutant de haut en bas. La cassure par
fractionnement est pourtant différente en termes de méthode et de résultat, de la cassure
conchoïdale. Cette dernière technique demande un certain degré de dextérité bi-manuelle et de
précision qui dépasse les capacités du singe le mieux entraîné, ou même celles de nos ancêtres
hominiens d'il y a deux millions d'années ou plus, qui semblent s'être servi de cailloux
fracturés, mais jamais écaillés.

Par conséquent, l’on peut bien dire que l'Acheuléen a introduit une technique sans équivalent
dans le règne animal. Dans l'histoire des fossiles, cette technique est généralement associée
aux restes des hominiens longtemps connus comme homo erectus, et nous pouvons
raisonnablement conjecturer que les fabricants de bifaces étaient principalement des individus
de cette espèce. Quant à savoir pour quelle raison ils les ont fabriquées, force est d’avouer
notre ignorance. Les explications avancées vont du plausible, comme de couper et gratter les
peaux d'animaux ou des végétaux, au plus improbable, comme celle selon laquelle les
chasseurs auraient tiré parti des propriétés aérodynamiques de la « hache », laquelle,
lorsqu’elle est lancée d’un mouvement tournant, aurait permis d’assommer ou de faire
trébucher une proie inattentive. La seule chose qui paraisse certaine est que cet objet ne peut
pas avoir servi comme hache, car dans ce cas, il aurait causé plus de dégâts à la main de son
utilisateur qu'à ce que ce dernier était supposé trancher par ce moyen.

En l'absence de meilleure explication, la majorité des préhistoriens ont opté pour la définition
la plus prudente de cet artefact, compris comme un « outil d'utilité générale ». Toutefois, le
mystère fondamental du biface ne réside pas tant dans l’usage qui a bien pu être le sien que
8

dans la stabilité de sa forme. Comment peut-on expliquer une telle stabilité ? S’agissant des
outils humains du passé ou bien de ceux d'aujourd'hui, chacun fait spontanément l’hypothèse
qu’ils résultent d’une action intentionnelle, ceux qui les avaient fabriqués ayant d'abord « vu »
dans leur esprit la forme des objets qu’ils voulaient fabriquer avant de s'atteler à les réaliser. Il
est difficile, lorsque l’on examine la forme d'un biface, de ne pas estimer qu’une intention du
même type a présidé à sa conception. Si la forme a été imposée arbitrairement au matériau,
quelle autre origine lui donner si ce n’est l'esprit de l'artisan, où l’idée a germé et d’où elle a
été transmise à d’autres artisans par voie de tradition ? De fait, nombreux sont les
archéologues à avoir défendu cette thèse.

Mais en admettant que cette thèse soit recevable et que la forme soit la matérialisation d'un
concept préalable, il reste à expliquer comment il est possible que ce concept ait pu conserver
une telle stabilité au cours de plus d'un million d'années sur les trois continents ? L'histoire de
l’humanité porte témoignage de la surprenante diversité de projets et de conceptions, souvent
d'une grande ingéniosité, ayant vu le jour. Parmi ces derniers, quelques-uns ont trouvé place
au sein d’une tradition bien établie, respectée pendant des siècles, voire des millénaires. Or
rien dans les archives de l'ethnographie, ou au cours de la dernière centaine de milliers
d'années de la préhistoire, n'a ne serait-ce qu'approché l’extraordinaire diffusion et la
persistance du biface. Si les hommes qui ont fabriqué les bifaces ont eu l'intelligence
d'imaginer des formes avant leur réalisation, alors pourquoi n’auraient-ils pu inventer des
formes alternatives, comme l’ont fait leurs descendants homo sapiens, dont nous faisons
partie ?

La solution à une telle énigme ne peut être trouvée que si l’on renonce au schéma
hylémorphique pour expliquer la fabrication d’un biface. Le biface n’est pas le résultat de
l’imposition d’une forme préalablement conçue dans l’esprit à une matière.

Rien ne nous autorise, sur la seule base de la symétrie que présente un biface, à faire
l’hypothèse qu’un dessein a présidé à sa fabrication. Certes la forme remarquablement
élaborée du biface ne peut être attribuée à un processus ordinaire d'érosion, mais suppose une
activité délibérée et hautement spécialisée. Mais cela ne nous autorise pas pour autant à
invoquer des intentions initiales sous la forme d'un projet ou d'un plan de montage. Car
l’intentionnalité hautement spécialisée est inhérente à l’action elle-même, elle réside dans les
qualités particulières de l’attention et d’adaptation au matériau, sans qu’il soit nécessaire de
faire l’hypothèse d’intentions préalables de la part du fabricant. Il est vrai que les artisans
humains se sont souvent servi de modèles et ont souvent eu recours à la géométrie. Mais les
modèles ne préexistent pas dans l'esprit, ils ne doivent être cherchés nulle part ailleurs que
dans les artefacts eux-mêmes, à même la matière travaillée, et prenant place à côté des autres
instruments de travail. Il en va de même pour la géométrie : c’est une géométrie de terrain et,
pour ainsi dire, de plein air, mobilisant le corps de celui qui travaille comme unité de mesure
et s’effectuant à l’aide de bouts de ficelle pour tirer des lignes droites. Les modèles ou la
géométrie utilisés dans la fabrication des bifaces sont inhérents à la morphologie et aux
proportions des corps – et par-dessus tout, aux mains – de ceux qui les ont fabriquées. Rien
de plus facile, lorsqu’on y songe, que de créer un modèle pour un biface : il suffit de joindre
les mains, paume contre paume, en les recourbant légèrement. L'espace laissé entre les
9

paumes correspond presque exactement à la forme et au volume du biface. Je peux former cet
espace par un simple geste, sans avoir besoin de faire appel à une image mentale quelconque.

Il faudrait plutôt se représenter les conditions de la fabrication d’un biface sur le modèle de la
fabrication des nids par les oiseaux ou des barrages par les castors, dont on sait qu’ils les
construisent de manière invariable depuis la nuit des temps. Ne pourrions-nous pas tenir tout
simplement la fabrication de bifaces pour l'expression d'un instinct ?

Telle est la thèse qui a été avancée par l'un des plus grands et assurément l’un des plus
originaux archéologues du XXe siècle, André Leroi-Gourhan, dans son traité de 1964, Le
Geste et la parole. André Leroi-Gourhan avance l’idée que les outils des fabricants de bifaces
« restent dans une large mesure une émanation directe du comportement spécifique », et que
chacun d'entre eux était « une sécrétion du corps et du cerveau des Anthropiens » (tome I,
p.140 et p.132). Tout se passe comme si l'activité technique suintait du corps et se figeait sous
la forme d'artefacts. Etant étroitement liées au corps même de ceux qui les ont fabriquées, tout
se passe comme si les formes ne pouvaient pas évoluer plus vite que la morphologie des
squelettes des créatures : tous deux « suivent le rythme de l'évolution biologique (p. 152).
Leroi-Gourhan associe la forme du biface à la conformation du corps, et il tient le biface pour
une sorte d’extension virtuelle du squelette. Rien ne nous contraint à faire l’hypothèse d’une
quelconque représentation mentale au titre de prérequis de l’activité de fabrication des
tailleurs de pierre. Compte tenu, premièrement, de la musculature et de la morphologie de la
main, deuxièmement, de la dynamique gestuelle consistant à enlever des éclats, et,
troisièmement, de la friabilité du matériau lui-même, il est à peu près inévitable qu'un
morceau de rocher tenu à la main, dont on prélève un certain nombre d’éclats, finisse par
prendre la forme d'un biface. La forme n'était pas imposée au matériau ; elle est bien plutôt le
résultat du processus d'élimination des éclats. Mieux encore : ce n’est pas seulement la
symétrie de la forme qui peut être attribuée à celle du corps qui travaille la pierre, mais encore
son asymétrie, laquelle a pour cause la différence entre la main dominante et la main dominée.

Mais il faut aller encore un peu plus loin et prendre en compte les forces caractéristiques du
matériau lui-même. Lorsque l’on fabrique un biface, l'élimination de chaque éclat est le
résultat d'une complexe combinaison de forces, aussi bien externes qu'internes au matériau. Il
y a des forces musculaires, imprimées par la main qui martèle, et d’autres imprimées par la
main qui tient fermement le bloc. Et il y a les forces de compression, piégées dans le matériau
au cours de la sédimentation, dont la libération détermine la forme caractéristique
d'éclatement. Par conséquent, la forme du biface n'est déterminée ni par une conception de
l’esprit ni par les lois de la biomécanique, mais par le potentiel de développement inhérent au
champ de force en présence que le fabricant a appris à maîtriser au fur et à mesure d’une
longue manipulation du matériau, en apprenant à les conjuguer. La forme qui en résulte est
donc une forme émergente, qui naît au point de rencontre de ces diverses forces. Considérer la
forme comme émergente, c'est reconnaître qu'elle est engendrée par le développement même
de ce champ de force. Les propriétés du matériau jouent un rôle déterminant dans le processus
de production de la forme.
10

La relation fondamentale n'est pas celle qui relie la forme à matière, mais celle qui associe des
forces et des matériaux. Songez au geste fort simple qui consiste à couper du bois à l'aide
d'une hache. Que fait le bûcheron expérimenté ? Il abat la hache sur le rondeau de bois en
veillant à respecter le sens du grain et il s’efforce ensuite de suivre le chemin déjà tracé dans
le bois, lequel correspond aux différentes étapes de sa croissance, lorsque le rondeau était
encore partie intégrante d'un arbre vivant. Au fur et à mesure qu'elle pénètre le bois, en
continuant de le fendre, la hache est guidée, par les ondulations et torsions variables des
fibres de bois. Il est clair qu’il ne s’agit pas en l’occurrence d'imposer une forme à un
matériau, mais plutôt de laisser émerger les formes qui se trouvent de manière latente dans les
variations de la matière elle-même, dans ses lignes d'énergie de tension et de compression. Il
s'agit de « suivre » le matériau pour se laisser guider là où il nous mène.

******************

Prenons un second exemple. Celui de la construction d’un bâtiment ou d’un édifice. Les
professionnels de l’architecture ont depuis toujours estimé que tout le prestige de leur travail
créatif résidait dans l’élaboration du projet, et que les phases ultérieures de construction ne lui
ajoutaient rien et se ramenaient ni plus ni moins à la réalisation d’un tel projet. L’architecte
voudrait croire que l’édifice achevé n'est que la cristallisation d'un projet originel, où tous les
éléments ont fini par trouver la place qui leur revient. Idéalement, une fois terminé, l’édifice
devrait conserver éternellement la forme conçue par l'architecte. Le principe de l'architecture,
c'est la permanence.

Pourtant, les édifices font partie du monde, et le monde ne va pas s'arrêter de tourner, il ne va
pas cesser de se modifier tous azimuts, de se développer, de dépérir et de renaître, sans avoir
d’égards pour les efforts tenaces des êtres humains visant à le contrôler ou à le fixer en lui
imposant certaines formes. Il y a toujours un hiatus entre le monde réel et l'idée que nous nous
en faisons. Les bâtisseurs, en pratique, sinon en principe, vivent au sein d’un tel hiatus,
comme le font les résidents. Dans les deux cas, c'est le processus qui réclame leur énergie et
leur attention, plus que le produit soi-disant achevé. Les bâtisseurs ne savent que trop bien,
pourtant, que les choses ne se passent jamais comme ils l’avaient prévu. Travaillant au sein
d’un environnement capricieux et inconstant, ils doivent toujours essayer de résoudre des
problèmes qui ne pouvaient pas avoir été anticipés, et se battre avec des matériaux qui ne sont
pas nécessairement disposés à prendre la forme qu’on voulait leur donner, ni même à la
conserver. L’idée d’un achèvement de la construction est, dans le meilleur des cas, une fiction
juridique. En réalité, on n'en finit pas de finir.

Il va sans dire que la remise des clés des appartements aux futurs résidents d’un immeuble
(par définition) presque achevé ne signifie pas davantage que le travail est fini. Ce n'est qu'à
ce moment-là que le vrai travail de construction commence, lorsque les résidents entament
une lutte incessante contre les dégâts infligés par les insectes et les rongeurs, contre la
pourriture des infestations de champignons ainsi que les effets corrosifs des intempéries.
L'eau de pluie s'écoule là où le vent a déplacé une tuile, créant une moisissure qui menace de
s'attaquer aux poutres, les gouttières sont remplies de feuilles pourries, et comme si cela ne
11

suffisait pas, des légions de fourmis passent le seuil des portes – sans parler des cadavres
d'oiseau, de souris que ramènent les chats.

Il n'y a peut-être pas de meilleur exemple de l’écart qui existe entre la façon de voir de
l'architecte et celle du résident que leur attitude respective vis-à-vis de la pluie. Dans le monde
formel des plans d'architectes, la pluie est tout bonnement inimaginable. Les gouttes de pluie
qui tombent et les ruisselets qu'elles forment lorsque elles atteignent une surface ne font partie
d'aucun plan. La géométrique pureté des projets de l'architecte moderne ne saurait en aucun
cas être troublée par la perspective d'un temps orageux. Mais, avec ses lignes pures, ses angles
vifs et ses surfaces plates, il n’est aucun édifice construit suivant ces principes qui pourrait
échapper aux fuites. Dans les années 1980, près de 80 % des réclamations adressées aux
architectes concernaient les fuites d’eau. On rapporte que le célèbre architecte américain
Frank Lloyd Wright aurait répondu à des clients se plaignant des fuites d’eau dans leur toit :
« C’est à cela que l’on voit que c’est un toit ».

Et pourtant, cinq cents ans avant Frank Lloyd Wright, dans le premier traité écrit depuis
l'antiquité gréco-romaine sur la théorie et la pratique de l'architecture (L’art d’édifier, 1450),
Leon Battista Alberti alertait explicitement contre les dangers de la pluie et exhortait les
architectes à prendre bien soin, en concevant les toits, à les protéger contre les fuites d’eau :

En effet la pluie, écrivait-il, est toujours prête à endommager l’édifice et ne renonce


jamais à utiliser tous les accès, si exigus soient-ils, pour exercer ses méfaits : elle
transperce avec subtilité, imprègne en douceur et trempe sans relâche tous les
ligaments de l’édifice, avant de finir par gâter et ruiner complètement la construction.

Dans le même essai, il brosse un portrait très flatteur de l'architecte sous les traits d’un
« homme d’une intelligence inventive et savante» capable de « projeter mentalement des
formes complètes, indépendamment de toute matière ». Alberti est l’une des figures
fondatrices de la Renaissance européenne. A ce tire, et avec le recul, on peut considérer qu’il
occupe une place charnière dans le processus qui finit par mener à la professionnalisation de
l'architecture en tant que discipline entièrement consacrée à la conception, par opposition à la
construction. Son traité se réclame à la fois de ses prédécesseurs, les maîtres-bâtisseurs et les
compagnons du Moyen Age, et appelle de ses vœux l’avènement d’une nouvelle génération
d’architectes qui sauraient se contenter de dessiner les grandes lignes d’un édifice, laissant sa
construction aux maçons, aux charpentiers et à d’autres corps de métier. On trouve chez
Alberti un engagement sans équivoque en faveur du modèle hylémorphique de toute
fabrication comprise comme association de la forme et de la matière.

Un édifice, observe-t-il, est une sorte de corps qui, comme les autres corps, consiste en
linéaments et en la matière, les premiers produits par l’intelligence, la seconde
engendrée par la nature : l’esprit et la réflexion s’appliquent aux premiers, la sélection
et la préparation à la seconde ; mais (…) ni les premiers ni la seconde ne suffisent à
l’entreprise sans la main d’un ouvrier expérimenté qui intervienne pour adapter la
matière aux linéaments.
12

Ce qu'Alberti appelle des « linéaments » (lineamenta) correspondent à la complète


spécification de la forme et de l'apparence de l’édifice, tel qu'il a été conçu par l'entendement,
indépendamment et préalablement au travail de construction (structura).

La question de savoir s’il existait des plans et des dessins préparatoires pour les édifices
médiévaux tels que les cathédrales demeure controversée à ce jour, et les opinions d'experts
varient grandement sur le sujet. L'historien de l'architecture Francis Andrews, dans un essai de
1925, optait résolument pour une réponse négative :

Aucune église ni aucune autre construction n'est sortie de l’esprit d’un homme seul qui
se serait assis derrière son bureau pour en dessiner le projet pour ensuite en superviser la
réalisation (...). Il n’était point besoin d’un tel homme. (…) Tout ce qui était requis pour
qu’un édifice finisse par voir le jour était qu’un homme y travaille sérieusement et
assidument jusqu’à ce que la tâche de conception, pour ainsi dire, poursuive par elle-
même son chemin. En ce sens, la conception n’était pas le fruit du travail d’un
architecte.

Par opposition, certains estimeront invraisemblable qu’un ouvrage architectural, aussi simple
que l’on veuille, puisse être édifié sans avoir d'abord été au centre d’un projet, ni que ce projet
ait pu ne pas donner lieu à des esquisses préalables, soit sur le papier, soit sous la forme d’une
maquette. Les plans ne jouent-ils pas un rôle tout aussi décisif dans la transmission des idées
entre celui concevait un édifice et celui qui le réalisait, que le sont les partitions musicales
pour l’exécuteur d'une musique polyphonique complexe ?

Il est peu douteux que les bâtisseurs du Moyen Âge effectuaient des dessins. Ce qui l'est plus,
c’est que l’un quelconque de ces dessins ait pu être considéré comme un plan, au sens strict
d’une projection géométrique préalable de l’ouvrage envisagé. Pour les bâtisseurs du Moyen
Âge, le dessin n'était pas la projection visuelle d'une idée déjà formée en esprit, mais un art
mêlant théorie et pratique. L’opération était alors plus descriptive que prescriptive. Les
dessins d'architecture d'aujourd'hui, comportant un plan frontal ou latéral et des sections
transversales établies à différentes échelles, définissent précisément la forme définitive de
toute la structure. Par contraste, les bâtisseurs du Moyen Âge semblent avoir procédé
autrement : par exemple en travaillant à l’échelle 1/1 à même la pierre afin de pouvoir
travailler certains détails (d’une fenêtre par exemple), avant de le ciseler directement dans la
pierre. Il n'existait pas de différence radicale entre dessiner et construire – comme si la
première opération relevait exclusivement du domaine de la projection abstraite, et la seconde
de l'exécution matérielle. En bref, le travail de conception ne précédait pas la construction, et
il n'était pas non plus abandonné à lui-même, comme s’il pouvait poursuivre seul son chemin.
Car c'est précisément au fur et à mesure du travail d’édification, entres les mains compétentes
des artisans, que les édifices du Moyen Âge étaient conçus. Des maçons qui les ont construits,
l’on peut bien dire qu’ils les ont conçus en même temps qu’ils dessinaient, et qu'ils les
dessinaient dans le même temps qu’ils les concevaient. Mais ce travail de conception, à
l’instar des dessins qui étaient exécutés, ne correspondait pas à un projet intellectuel : il se
réalisait au cours du travail proprement dit de construction.
13

Soit l’exemple de la cathédrale gothique de Chartres, dot on sait qu’elle a été reconstruite
après un incendie, entre les années 1194 et 1230. La reconstruction de Chartres a été réalisée
par des équipes d'ouvriers sous la direction d'au moins neuf maîtres maçons, au cours d'une
trentaine de campagnes étendues sur une période de plus de trente années. Le résultat, en dépit
de sa magnificence externe et de son harmonie apparente, se révèle, si on l'examine en détail,
être un patchwork d'éléments architecturaux disposés irrégulièrement et imparfaitement
harmonisés. La construction de Chartres n'est pas le glorieux achèvement de la vision
spéculative d'un architecte inconnu. Personne ne pouvait, pendant la construction, prédire
exactement ce que cela donnerait, quelles complications on pourrait rencontrer, ni par quels
moyens on pourrait les résoudre. Et pourtant, malgré le caractère épisodique de l'entreprise, et
les changements fréquents d’équipes travaillant sur le site, une certaine continuité était
maintenue grâce aux nombreuses communications, non pas seulement entre les maîtres
maçons et les ouvriers, mais aussi entre le maître et les autres maçons, et entre eux et les
instances ecclésiastiques qui avaient commissionné le travail. Chartres n'a pas été achevée.
Comme pour les autres ouvrages de ce type qui ont résisté au passage du temps, le travail de
construction et de reconstruction continue encore de nos jours, motivé par le souhait très
moderne de préserver intacte une forme que l’on croit être historiquement achevée – la
réalisation parfaite d'un modèle originel. La Cathédrale de Chartes, telle qu’on peut la voir
aujourd’hui, illustre donc à la fois les compétences géométriques des hommes du XIII e siècle
et les idées que les hommes du XX e siècle se font de l’architecture, en réalisant ainsi une
synthèse entre les pratiques de construction du Moyen Âge et notre perspective
contemporaine. Autrement dit, la Cathédrale est en elle-même une expression intemporelle de
l'architecture.

******************

Il faut apprendre à considérer l’opération d’individuation à partir de laquelle l’individu vient à


exister non pas comme la rencontre d’une forme et d’une matière préalables existant comme
termes séparés antérieurement constitués. Pour rendre compte de la genèse d’un individu, ni la
forme ni la matière ne suffisent, il faut tenir compte de la relation qui s’établit entre les deux,
en lui donnant une plus grande réalité que les termes qu’elle relie : la relation doit être saisie
comme une relation dans l’être, relation de l’être, manière d’être, et non simple rapport entre
deux termes qui auraient une existence séparée. C’est parce que les termes sont conçus
comme substances que la relation est conçue comme un simple rapport de termes, dénuée de
toute réalité.

Prenons l’exemple de la fabrication d’une brique d’argile. Dans l’opération technique qui
donne naissance à cet objet qui a une forme et une matière, le dynamisme réel de l’opération
est très éloigné de pouvoir être représenté par le couple forme-matière. La brique – cette
brique là – en train de sécher sur cette planche, ne résulte pas de la réunion d’une matière
quelconque et d’une forme quelconque. Si l’on prend du sable fin, et qu’on le mouille, puis
qu’on le dépose dans un moule à brique, au démoulage, on obtiendra un tas de sable, et non
une brique. De la même manière, si on prend de l’argile et qu’on la passe au laminoir ou à la
filière, on n’obtiendra ni plaque ni fils, mais un amoncellement de feuillets brisés et de cours
fragments cylindriques. L’argile, conçue comme un support d’une indéfinie plasticité, est la
14

matière abstraite. Le parallélépipède rectangle, conçu comme forme de la brique, est une
forme abstraite. La brique concrète ne résulte pas de l’union de la plasticité de l’argile et du
parallélépipède. Pour qu’il puisse y avoir une brique parallélépipédique, un individu existant
réellement, il faut qu’une opération technique effective institue une médiation entre une masse
déterminée d’argile et cette notion de parallélépipède. Or, l’opération technique de moulage
ne se suffit pas à elle-même ; de plus, elle n’institue pas une médiation directe entre une
masse déterminée d’argile et la forme abstraite du parallélépipède ; la médiation est préparée
par deux chaînes d’opérations préalables qui font converger matière et forme vers une
opération commune. Donner une forme à l’argile, ce n’est pas imposer la forme
parallélépipédique à de l’argile brute : c’est tasser de l’argile préparée dans un moule
fabriqué. Il faut préparer la matière argile pour qu’elle rentre dans le moule et il faut
fabriquer un moule pour que l’argile puisse prendre la forme d’une brique stable.

Par conséquent, l’opération technique décrite par le schème hylémorphique n’est pas à deux
termes mais à trois : il y a une opération technique de préparation de la matière, une autre de
fabrication du moule, et enfin une troisième opération technique de médiation de ces deux
opérations et qui constitue l’opération technique complète.

Cette médiation consiste, dans l’exemple de la fabrication d’une brique, à faire qu’un bloc
d’argile préparée remplisse sans vide un moule et, après démoulage, sèche en conservant sans
fissures ce contour défini. Or, la préparation de l’argile et la construction du moule sont déjà
une médiation active entre l’argile brute et la forme géométrique imposable. Le moule est
construit de manière à pouvoir être ouvert et fermé sans endommager son contenu. L’art de
construire les moules est, de nos jours encore, un des aspects les plus délicats de la fonderie.
Le moule d’ailleurs, n’est pas seulement construit ; il est aussi préparé : un revêtement défini,
un saupoudrage sec éviteront que l’argile humide n’adhère aux parois au moment du
démoulage, en se désagrégeant ou en formant des criques. Pour donner une forme, il faut
construire tel moule défini, préparé de telle façon, avec telle espèce de matière. Il existe donc
un premier cheminement qui va de la forme géométrique au moule concret, matériel. Quant à
l’argile, elle est soumise elle aussi à une préparation ; en tant que matière brute, elle est ce que
la pelle soulève du gisement au bord du marécage, avec des racines de jonc, des grains de
gravier. Séchée, broyée, tamisée, mouillée, longuement pétrie, elle devient cette pâte
homogène et consistante ayant une assez grande plasticité pour pouvoir épouser les contours
du moule dans lequel on la presse, et assez ferme pour conserver ce contour pendant le temps
nécessaire pour que la plasticité disparaisse. En plus de la purification, la préparation de
l’argile a pour fin d’obtenir l’homogénéité et le degré d’humidité le mieux choisi pour
concilier plasticité et consistance.

Vous aimerez peut-être aussi