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1/ Détournement

On peut estimer que l’attitude esthétique a pour origine l’étonnement que suscite le
détournement des objets utilitaires. L’idée n’est d’ailleurs pas aussi paradoxale qu’elle le
paraît puisque le vocabulaire que l’on utilise d’ordinaire pour parler de l’attitude que nous
adoptons à l’égard des œuvres d’art exprime nettement la surprise face à un objet que l’on
s’attendait pas à voir – en tout cas, pas de cette manière, ou pas dans ce contexte, revêtu de
telle ou telle fonction. L’émerveillement désigne à la fois l’admiration que nous éprouvons
devant une œuvre d’art et l’étonnement, marquée au coin d’incrédulité, de la voir telle qu’elle
est. L’émerveillement, comme attitude esthétique, est un étonnement agréable, un étonnement
qui nous oriente de lui-même vers une forme de contemplation esthétique. Faire de l’art n’a
jamais consisté à faire autre chose que surprendre les attentes du public. Or il se pourrait bien
que le détournement des objets utilitaires, lorsqu’il réussit à rompre la connivence que chacun
a spontanément avec le monde des objets qui nous entoure, soit l’un des procédés les plus
efficaces, celui qui peut le mieux provoquer une réaction esthétique. Comme le dit Oscar
Wilde, on ne voit vraiment une chose (comme une œuvre d’art) que lorsque l’on s’en étonne.
Voir vraiment, c’est s’étonner de voir.

En ce sens, même s’il est vrai que le procédé n’a été systématisé et théorisé qu’au XX e siècle,
notamment par Marcel Duchamp à travers sa série des ready-made (objets utilitaires standards
auxquels Marcel Duchamp n’apportait aucune modification, mais dont il détournait l’usage en
les soustrayant purement et simplement à tout usage pour les offrir à une pure contemplation),
on peut aussi considérer que Marcel Duchamp n’a fait que mettre au jour l’une des
composantes essentielles de tout geste artistique. C’est bien ce geste que l’on retrouve au
cœur de nombreuses démarches artistiques modernes et contemporaines, telles que les
installations ou les performances, dont l’objectif affiché est de surprendre le public, de
provoquer un moment d’arrêt, une halte, une suspension, qui appelle une réflexion. Les
psychologues spécialistes de comportement animal ont isolé cette réaction chez certains
primates sous le nom de Aha-Erlebnis. Il est tout à fait possible de lire une bonne partie de la
production contemporaine en art comme finalisée par la production de ce type de réaction –
raisons pour laquelle, d’ailleurs, on a grand tort de dire que l’idée de beau a disparu de
l’horizon de l’art contemporain : les artistes d’aujourd’hui comme ceux d’hier cherchent à
réaliser une œuvre d’art qui se caractérise par sa beauté (les deux idées sont en fait
indissociables), mais ils s’efforcent de mettre au jour des composantes de l’expérience
esthétique dont on ignorait qu’elles entraient dans sa composition.

Si Descartes n’a pas cherché à élaborer une théorie de l’art, il a néanmoins fourni un concept
précieux pour comprendre l’attitude esthétique que nous avons désigné sous le nom
d’émerveillement. Le concept qu’il élabore est celui de l’« admiration ». Telle qu’il l’examine
dans son Traité des passions de l’âme, l’admiration nous est présentée comme une passion, et
même la première d’entre toutes, qui a pour particularité de ne pas avoir de contraire. La thèse
est très originale et même doublement, d’une part parce que Descartes introduit dans la liste
canonique des passions une passion qui n’y figure pas d’ordinaire, et qui plus est en première
position ; d’autre part, parce qu’il renverse le principe même du dénombrement des passions
par couples antithétiques (amour/haine, désir/aversion, etc.) en affirmant que l’admiration n’a
pas de contraire, parce qu’elle est elle-même le contraire de l’indifférence de l’habitude qui
exprime l’absence de toutes passions.

En quoi consiste l’admiration ? Descartes explique que les passions sont toutes bonnes en en
ce qu’elles sont utiles à quelque chose : par exemple, la peur est une façon d’évaluer le degré
de dangerosité d’une action ou d’un contact qui peu notre vie en péril. De manière générale,
une passion est toujours le fruit d’une évaluation par laquelle nous jugeons que ceci est bon
ou mauvais pour nous. Or l’admiration, au contraire de toutes les autres, « n’a pas le bien ou
le mal pour objet ». Autrement dit, elle n’a pas rapport à l’objet comme bon ou mauvais, et se
caractérise donc, comme affect, par une certaine neutralité. L’admiration se contente de fixer
le regard sur la chose jugée nouvelle, sans savoir encore si elle est utile ou nuisible, et donc si
elle doit être recherchée ou fuie. C’est en ce sens que l’admiration peut être dite la première
des passions : parce que c’est elle qui fournit à toutes les autres leur objet. L’admiration
désigne la réaction spontanée que nous adoptons à l’égard d’une chose dont nous ne savons
pas encore si elle va provoquer de l’amour ou de la haine, du désir, de la joie ou de la
tristesse, mais qui pourra devenir un objet d’amour ou de haine, etc., après que nous l’aurons
connue. Une chose demeure donc admirable (sans autre qualification) aussi longtemps qu’on
l’examine pour elle-même. L’admiration désigne une suspension, une halte, qui laisse le
temps de la réflexion.

Quel rapport avec l’art ? Le geste de détournement des objets utilitaires, qui consiste à retirer
à une chose la fonctionnalité qui est ordinairement la sienne, provoque l’équivalent de la
suspension dont on vient de parler, car celui qui se retrouve devant un objet détourné ne sait
littéralement plus quoi en faire : en comprenant justement que cet objet n’est pas fait pour
servir, il est conduit à l’observer pour lui-même pour la première fois, à prendre en compte
ses particularités physiques, son design, etc., et autres qualités esthétiques. Bref, il est conduit,
pour reprendre le vocabulaire de Descartes, à l’admirer.

Après Descartes, le second philosophe qu’il convient de citer parmi ceux qui ont cherché à
élucider cette expérience de suspension ou de halte, cette interruption des intérêts de la vie
courante sans laquelle il n’y a pas de place pour l’art, est martin Heidegger. Dans son livre
intitulé Être et Temps, Heidegger distingue deux modes d’apparition des choses : l’être-à-
portée-de-la-main (Zuhandenheit) et l’être-sous-la-main (Vorhandenheit). Pour illustrer ce
qu’il entend par « être-à-portée-de-la-main », il cite l’exemple d’un outil. Soit un marteau. Du
marteau, nous ne savons rien d’ordinaire (sur le matériau dont il est composé, sur la manière
dont il est fabriqué, etc.) si ce n’est qu’il est fait pour marteler, c’est-à-dire que ce que nous
voyons immédiatement dans les choses c’est leur fonction, leur destination pratique, leur
utilité. Toute appréhension du monde, dit Heidegger, est « circonspecte », elle a la qualité de
la « circonspection », c’est-à-dire qu’elle saisit le monde dans une optique utilisatrice : voir le
monde, c’est savoir y faire avec les choses du monde, savoir s’y prendre avec elles, savoir les
manier ou les manipuler. Nous n’avons d’ordinaire de regard pour les choses qu’en liaison
avec l’usage que nous pouvons en avoir. Mais imaginez dit Heidegger que l’outil que vous en
main ne marche plus, qu’il tombe en panne. Lorsque l’outil est inemployable, lorsque quelque
chose tout d’un coup ne tourne pas rond, alors nous commençons à remarquer son être
spécifique d’ustensile, précisément parce que nous ne savons plus quoi en faire. C’est lorsque
l’outil n’est plus utilisable, c’est lorsqu’il fait défaut en tant qu’outil, qu’il devient visible en
tant que chose. « En une telle découverte de l’inemployabilité, l’outil s’impose. L’imposition
donne l’outil à-portée-de-la-main sous la figure d’un certain ne-pas-être-à-portée-de-la-
main. » Cette imposition, par laquelle la chose insiste et se donne à voir pour elle-même, est
aussi bien une promotion à la visibilité. « Moins la chose marteau est simplement ‘regardée’,
plus elle est utilisée efficacement et inversement ».

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