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Note : Appréciation :
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Michel Henry, Voir l’invisible, Bourin 1988, p. 53
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connaît, la jouissance esthétique ne pourrait venir que d’une comparaison de la beauté
entre les objets qu’il connaît, à ceux qu’il découvre. Si l’on a vu seulement les tableaux
d’un seul peintre toute notre vie, ils seront naturellement les plus beaux pour nous, car
on ne pourra pas les comparer à ceux d’un autre artiste.
Mais notre perception, aussi développée qu’elle soit, n’est pas toujours fiable et présente
des limites. Ainsi, comment s’y fier pour juger la beauté de quelque chose si elle peut
nous tromper ?
Notre vision a une portée limitée. Mais on peut voir un objet lointain en s’en approchant.
Ainsi, certaines erreurs de notre perception sont rectifiables. Mais il existe un autre type
de limites à la perception : les illusions. Celles-ci perturbent notre cerveau, qui cherche
absolument à rationnaliser ce qu’il voit. Les illusions d’optique par exemple,
provoquent toujours une frustration chez le spectateur. De même, les hallucinations, ou
certains mauvais rêves peuvent torturer certaines personnes.
Mais comment alors expliquer que certains utilisent justement l’illusion, pour se
procurer un plaisir esthétique ? Le cinéma utilise la persistance rétinienne pour tromper
notre cerveau et donner l’illusion du mouvement des images. Et l’un de ses buts et de
nous impressionner avec des images agréables et parfois irréelles. Pourtant, en regardant
un film, on comprend le déroulement des images, on sait que les personnages à l’écran
ne se trouvent pas physiquement devant nous, mais on accepte l’illusion. Il en va de
même avec les drogues hallucinogènes, qui trompent les sens et procurent un plaisir
visuel. Ainsi, il se pourrait que la compréhension et la rationalisation de ce que l’on voit
ne soit pas nécessaire à la jouissance esthétique, mais que l’esprit puisse accepter
l’illusion et l’incompréhension pour se la procurer.
Ainsi, pour comprendre comment tirer une jouissance esthétique de ce que l’on
ne comprend pas, on pourrait se pencher sur l’exemple d’une forme d’art donc le but
n’est justement pas de représenter des choses compréhensibles : l’art abstrait.
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Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, p.112
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l’irréel. Également, l’art abstrait, n’ayant pas de projet figuratif, il est une expérience
complètement intime. Deux personnes qui admirent les formes et les couleurs d’un
tableau de Kandinsky n’éprouvent jamais les mêmes émotions. L’art abstrait peut donc
potentiellement être une source de jouissance esthétique intime, illimitée et intense.
Enfin, si le but de l’art abstrait est de toucher les émotions du spectateur sans représenter
d’objets ou d’évènements qu’il doit reconnaître, aucune culture historique ou de
l’histoire de l’art n’est nécessaire à l’appréciation d’une œuvre abstraite. Il ne faut à
priori aucun savoir pour observer et éprouver des formes et de couleurs. Ainsi, en droit,
l’art abstrait serait un « art populaire » qui offrirait à toutes les classes sociales
l’opportunité de tirer une jouissance esthétique d’une œuvre qui n’est pas faite pour être
comprise. Trouver de la beauté dans une œuvre incompréhensible serait donc possible
et accessible à tous. Mais en fait, comme le montre le sociologue Pierre Bourdieu, l’art
abstrait est nettement moins apprécié des classes populaires que de la classe supérieure
(seulement 4% des interrogés issus des classes populaires contre 27% issus de la classe
supérieure déclarent aimer l’art abstrait).3 Ainsi, l’hypothèse de l’art abstrait comme un
« art populaire » n’est ici pas vérifiée. Comment expliquer ce résultat paradoxal ?
Si l’on remarque que les différentes classes sociales ne trouvent pas toutes de la
beauté dans l’art abstrait, c’est qu’elles ont forcément une interprétation différente du
beau. D’après le philosophe Emmanuel Kant : « Est beau ce qui plaît universellement
sans concept » 4 .Ainsi, comme les hommes ne font souvent pas la distinction entre beau
et agréable, ils n’imaginent pas de pluralité de goûts pour l’art abstrait, et pensent que
leur vision seulement est la bonne, et qu’elle vaut pour tous. Ils imposent donc leur
vision de la beauté à leur entourage, aux personnes de la même classe sociale qu’eux.
Mais quelles sont donc ces interprétations du beau spécifiques aux différentes classes et
quels sont les facteurs qui pourraient les expliquer ?
Les individus reçoivent une éducation et vivent des expériences différentes selon leur
condition sociale. Les personnes issues des classes populaires subissent des maux tels
que la pauvreté, la faim, et les mauvaises conditions de vie. Ainsi, ils jugeront bonnes
et belles des choses simples qui renvoient à leurs nécessités vitales, qui représentent un
idéal pour eux. Ils ne vont pas s’efforcer à essayer d’apprécier une peinture abstraite car
ils la perçoivent à travers un filtre utilitaire. Ainsi, quand ils regarderont cette peinture,
ils essaieront tant bien que mal de l’interpréter ou d’y reconnaitre des objets et des
figures, ce qui les empêche d’éprouver ses formes et ses couleurs. Ils peuvent donc
difficilement tirer une jouissance esthétique de l’incompréhensible car ils essayent
justement de le comprendre. Quant à elle, la bourgeoisie, qui dispose de plus de temps
pour les loisirs et la culture, aura une vision plus ludique et moins utilitaire de
l’abstraction, et pourra s’y rendre disponible et apprécier l’incompréhensible.
Ainsi, ce que nous pensons être beau pourrait être déterminé par notre condition sociale,
mais il pourrait y avoir encore un autre facteur complémentaire : l’histoire. En effet,
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Pierre Bourdieu, La distinction
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Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger
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comme le montre l’historien Michel Pastoureau, les valeurs associées aux couleurs
changent à travers le temps et l’évolution des sociétés. Le bleu, par exemple, n’est
valorisé qu’à partir du XIIème siècle, pour ensuite devenir la couleur préférée de la
plupart des personnes à l’époque contemporaine. Ainsi, « c’est la société qui « fait » la
couleur, qui lui donne sa définition ou son sens, qui construit ses codes et ses valeurs,
qui organise ses pratiques et détermine ses enjeux »5.
La beauté serait donc déterminée par les classes sociales des individus et la société ferait
constamment évoluer sa définition. Ainsi, bien qu’une forme d’« éducation artistique »
pourrait le permettre, les individus issus des classes populaires sont pour la plupart
privés de la jouissance esthétique de que peut procurer l’art abstrait, car ils ne sont pas
socialement conditionnés pour y trouver de la beauté. Et cette population étant
majoritaire, l’appréciation de la beauté de l’incompréhensible reste un privilège réservé
à une partie réduite de la population, aisée et initiée à l’art.
On peut donc tirer une jouissance esthétique de ce qu’on ne comprend pas, mais
cette faculté étant réservée à un groupe réduit de la société, elle n’est pas universelle et
accessible à tous. En effet, si l’on ne peut pas ou que l’on n’essaye pas de se séparer du
filtre utilitaire à travers lequel on perçoit le monde, on ne peut pas ressentir et apprécier
les formes et les couleurs d’une œuvre qui n’est pas faite pour être comprise, ce qui nous
prive de la capacité d’éprouver une jouissance esthétique intense et potentiellement
illimitée.
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Michel Pastoureau, Bleu : histoire d’une couleur, p.8 ed. Seuil