Qu'est-ce qu'un œuvre d'art ? La définition varie en fonction des lieux et des époques, sans jamais
vraiment trouver de réponse universellement acceptée. Qu'est-ce qui différencie une œuvre d'art d'un objet
usuel ou décoratif ? Est-ce la beauté ? Celui qui conçoit les œuvres d'art c'est l'artiste, les objets c'est
l'artisan. Or tous deux ont un rapport direct avec l'art. Étymologiquement ces deux termes ont la même
origine. Ils ont longtemps été synonymes. Plus tard, ils ont été attribués à différents types d'arts : l'artisan
était maçon, menuisier, alors que l'artiste était peintre, sculpteur, musicien... l'artisan travaille sur l'utile,
alors que l'artiste ce serait plutôt sur le beau. Le but de l'artisan c'est un objet pratique et utile, le but de
l'artiste c'est son œuvre, en soi et pour soi, elle n'a besoin de rien d'autre. L'œuvre d'art n'est donc que pour
'elle-même. Aujourd'hui lorsque l'on parle d'art, c'est surtout des beaux-arts. L'art doit donc indéniablement
être lié au beau.
En Europe, une œuvre d'art est la production d'un artiste. Elle ne peut-être qu'un produit de l'homme.
On dit parfois, en voyant un coucher de soleil ou le grand canyon par exemple, « c'est une œuvre d'art », il
s'agit d'un abus de langage. Pour produire une œuvre d'art, il faut être doué de sensibilité. Elle est également
destinée à l'homme. En effet, l'œuvre s'adresse aux sens, aux émotions et à la rationalité de l'homme. Elle
communique avec lui pour lui faire passer un message, un sentiment. On s'accorde à trouver belle une œuvre
en fonction du goût. Cette conception liée au goût date du XVIIIe siècle. Avec l'art moderne et l'art
contemporain, la notion du beau et du goût est abandonnée. L'œuvre d'art n'est plus que la création d'un
homme, une production de quelque chose de nouveau, à laquelle l'époque s'identifie.
La définition de l'art est donc relative. Est-ce parce qu'il se définit par le beau et que ce dernier n'est
vu qu'avec le goût, qu'il est lui-même totalement subjectif ? Pourtant « certains pensent que l'art doit
transcender le goût, [« ] parce que dans le processus historique, le goût n'a eu de cesse que de séduire, et de
fédérer ce qui plaisait. Cependant ceux qui goûtent ne se nourrissent pas du Beau littéraire, ils ne sont que
des gourmets. Le goût finalement ne cherche qu'à plaire selon un phénomène de mode, mais la littérature, en
tant qu'art n'est-elle pas dans la prise de risque, dans l'innovation originale, dans la lutte pour l'expression
d'une nouvelle vision : les Monet, Beethoven et Camus ont édifié leur muraille nue qui stoppe les hommes :
ce n'est pas qu'ils goûtent à l'agrément, mais ils sont stoppés devant cette muraille (pourtant façonnée sans
ciment) tout simplement. ». On peut donc se demander comment interagit le goût avec la façon d'aimer le
beau ? Une œuvre d'art doit-elle forcement être belle, doit-elle forcement plaire pour être de l'art ?
Dans une première partie nous définirons le goût, et ainsi nous montrerons son lien avec l'art. Une
œuvre d'art est une œuvre qui plait, ce qui explique que de nombreux artistes ne sont reconnus qu'après leur
mort. Le goût varie avec les époques.
Dans une seconde partie, nous verrons que l'œuvre d'art n'est pas vraiment liée au goût, mais à la beauté, une
beauté objective. L'œuvre d'art peut ne pas plaire, mais elle reste une œuvre d'art. Elle a ce « je ne sais quoi »
en plus. Elle peut être reconnue comme œuvre d'art sans pourtant plaire.
Dans une dernière partie, c'est plus l'art moderne et contemporain qui nous intéressera. En effet, celui-ci est
problématique car il cherche à s'écarter du chemin du beau et du goût. L'art doit être novateur et faire passer
un message. Il n'est pas là pour plaire au grand nombre, mais pour être compris de l'élite.
c
1. Définition du goût
Pour mettre en évidence l'interaction du goût avec l'œuvre d'art il est indispensable de définir ce
qu'est le goût. Il ne s'agit pas ici du sens premier du terme1. C'est plutôt un sens dérivé qui nous intéresse.
Restons dans le domaine des aliments d'abord. Chacun a ses goûts, ce qui est relatif à son sens du goût, ce
qui est agréable à celui-ci. Puis ce terme c'est étendu à tout les domaines, les couleurs, les parfums... chacun
à ses préférences, « chacun ses goûts ». Étymologiquement le goût vient du fait d'aimer, de trouver bon.
C'est ce sens qui va nous intéresser. Le goût c'est la capacité de reconnaître ce qui est beau. En esthétique le
goût est la faculté de l'esprit à voir la beauté et les défauts dans les autres productions de celui-ci, comme
dans une œuvre d'art. Cette faculté, chacun la possède, même si elle peut être différente pour chaque
individu. C'est celle qui vient avant la réflexion. Il n'est pas nécessaire de réfléchir pour savoir si oui ou non
une chose ou une personne nous plait. Le goût est lié aux sentiments, et non à la réflexion. Le goût permet
d'apprécier ce qui est bon et ce qui est mauvais2.
Au cours de l'histoire, le goût et l'art n'ont pas toujours eut les mêmes rapports. En esthétique littéraire c'est
surtout au XVIIIe siècle que prévaut le goût. C'est le siècle des théories sensualistes3 et du déclin des
1
L'un des cinq sens
2
Il est indissociable du dégoût
3
³Toutes nos connaissances sont le fruit de nos sensations et de rien d'autre´ Grand dictionnaire encyclopédique, Larousse,
Volume 13, article sensualisme
poétiques normatives 4. La notion de goût, selon l¶encyclopédie Larousse K
. Certains vont même jusqu'à établir un strict parallèle entre le goût culinaire
et le goût artistique. C'est le cas de l'abbé Dubos. On aime un bon plat comme on aime une œuvre d'art. Le
goût varie donc d'une personne à l'autre. Esthétique et sociologie littéraire sont étroitement liées à cette
époque. Ce sont les salons qui font le goût. Une œuvre qui plait dans un salon, on pourrait dire aussi, qui
plait aux femmes, est une œuvre d'art. Le goût est celui des salons 5. Il y a donc une « stratification sociale du
goût, qui se défait dans la mode, et rapporte la création littéraire aux nuances des habitus, attaché aux
classes, mais aussi aux groupes restreints »6.
Si au contraire la beauté était une qualité objective, comme le suggère Kant et Hegel, le goût ne pourrait pas
varier d'une personne à l'autre. En effet, si le goût est la reconnaissance du beau, et que le beau est objectif,
alors celui qui ne voit pas la beauté d'une œuvre est celui qui manque de goût. Il n'y aurait alors qu'un goût,
le reste serait du mauvais goût7. Cela explique que l'on ne soit pas tous d'accord sur la beauté d'une œuvre.
Mais qu'est ce que le beau ? Le beau n'est peut-être qu'un idéal. Un idéal que l'on ne pourra jamais atteindre.
Mais un idéal que l'art tente d'approcher. Ainsi l'art s'en rapproche plus ou moins. L'homme est incapable de
produire le beau. Il ne peut que s'en approcher. Ce Beau idéal n'est pas laissé à l'arbitraire de chacun. « si les
choses sont d'autant plus belles qu'elles se rapprochent plus d'un idéal qui n'est pas laissé à l'arbitraire de
chacun, mais qui nous est nécessairement inspiré par le spectacle de la nature et qui est comme la révélation
ou l'intuition de ce que pourrait être la perfection esthétique, alors il y a dans la nature et dans l'art des
beautés réelles, et il y a nécessairement un bon goût qui les discerne et un mauvais goût qui les ignore. »8
L'œuvre d'art est celle qui tente de reproduire cette beauté9.
4
La poétique normative est celle décrite entre autres par Aristote
5
C'est l'influence de la noblesse féminine qui a facilité le mécénat (protection des artistes) grâce à leur position sociale. Ce sont
elles qui dirigeaient les salons, par exemple le salon de Madame de Staël.
6
Grand dictionnaire encyclopédique, Larousse, Volume 7, article goût
7
Le goût n'est alors plus lié au dégoût, mais au mauvais goût
8
Dictionnaire encyclopédique Quillet, F-K, article goût
9
C'est pourquoi la nature ne peut créer d'œuvre d'art. Elle est belle naturellement.
se creuse, pour arriver à la notion d'art communément admise de nos jours. Les théories de l'art 10 apporteront
ce sens nouveau. « Le beau est ce qui plaît universellement sans concept »11. L'artisan obéit à des règles de
construction. Il cherche à être utile. Chez l'artiste les règles passent au second plan, l'utilité est absente.
L'important pour l'artiste c'est la réaction de nos sens, nos émotions.
Ce qui importe dans une œuvre, c'est donc le plaisir de la regarder ou de la lire. Une œuvre qui ne plairait
pas ne pourrait pas être une œuvre d'art. Si elle plait, elle est reconnue. Autrement dit elle est admirée,
regardée, ou lue s'il s'agit d'un livre. Un livre sans lecteurs ne sera jamais une œuvre d'art. Quelque soit le
livre que l'artiste écrit, s'il n'est pas lu, s'il n'est pas apprécié, alors jamais il ne deviendra une œuvre d'art. Un
livre n'est qu'un tas de feuilles avec de l'encre tant qu'il n'est pas lu. C'est donc la reconnaissance du lecteur
qui fait de lui ce qu'il est. Il faut donc que le livre soit du goût du lecteur, sous peine qu'il le jette et le rejette
±ceci expliquant donc que de nombreuses œuvres (pensons aux poètes maudits tels Aloysius Bertrand,
Tristan Corbière ou au peintre Van Gogh qui ne vendit qu¶une seule toile de son vivant !) ne soient reconnus,
et que
, comme si l¶humanité n¶était pas prête à voir la beauté , ou si le goût de
l¶époque ne correspondait pas à l¶oeuvre±
c
Le goût ne peut donc suffire à faire l'œuvre d'art, bien qu'il lui soit étroitement lié. Il faut donc s'intéresser à
ce qui est lié à la fois à l'art et au goût : la beauté.
"La nature est une œuvre d¶art, mais Dieu est le seul artiste qui existe, et l¶homme n¶est qu¶un
arrangeur de mauvais goût." George Sand. La beauté n'est que dans la nature, et l'homme n'en est qu'un pâle
imitateur. Mais qu'est ce que la beauté ?
c
Naturellement on rapproche souvent l¶art de la beauté, association quasi instantanée lorsque l'on
ressent un plaisir esthétique. L'objectif premier de l'art c'est lui même, et non la beauté. Il n'est donc pas
nécessairement beau. L'œuvre d'art peut donc être laide. Une œuvre d¶art peut provoquer un sentiment de
dégout, de rejet, d¶indifférence... l'important est qu'elle touche nos sentiments. La frontière avec le non-art
est alors mince. La beauté est souvent associée à l'art par accident. On veut faire passer un sentiment, et
souvent cela passe par la beauté, mais ce n'est pas nécessairement le cas.
En conclusion l'art est étroitement lié avec le goût, en tant que reconnaissance du beau. On a pu
donner deux définitions possibles du goût. Le plus simple est de le définir par opposition, soit au dégoût, soit
au mauvais goût. Mais définir une œuvre d'art par le goût n'est pas simple, car quelle que soit la définition
choisie, soit il est subjectif, soit on ne le différencie pas du mauvais goût de manière objective.
Il faut alors chercher une beauté objective pour définir l'art. Mais existe-t-il une beauté objective ? Et l'art
est-il forcement beau. On a vu que l'on peut en douter avec l'art moderne et contemporain. Cependant même
ces arts représentent la réalité, qui elle n'est pas toujours belle, de manière esthétique, autrement dit, de belle
manière.
Finalement, l'œuvre d'art est celle qui provoque les sentiments, et ce de n'importe quelle manière. C'est cette
approche des sentiments qui est toujours belle, qui est ce « je ne sais quoi » que l'art a en plus.
Le goût est donc bien lié à l'art, mais ce n'est pas lui qui le fonde. L'art est en soi et pour soi, avec un « je ne
sais quoi » en plus. Un « je ne sais quoi » que la philosophie et l'esthétique ont longtemps cherché à
déterminer. Un « je ne sais quoi » qui n'a encore jamais fait l'unanimité.
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Miquel Dufrenne, Encyclopedie Universalis