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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

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Revue Proteus n°1, le médium

Édito

La notion de médium, suite à l'attention théorique dont elle a bénéficié


dans les années 1960, est porteuse d'un soupçon. Celui de faire peser sur
la création artistique un assujettissement philosophique, contraignant les
artistes à défendre des positions plus que des œuvres. On se souvient du
différent houleux qui opposa M. Fried à D. Judd dans les colonnes d'Art-
forum, quant à savoir si le médium sculpture ne se présentait pas sous les
atours grossiers du théâtre... Jouer une forme d'art contre l'autre semblait
pour le critique d'art de l'époque diviser pour mieux régner. Cette ques-
tion datée de l'assujettissement a donc réactivé un problème épineux, l'ar-
tiste doit-il faire exister dans le texte un parti pris que sa démarche artis-
tique, manifestement, n'exprime pas de façon textuelle ? Il y a toutes les
raisons de croire que le texte fait figure de supplément d'âme des avant-
garde. Celle-ci étant révolues, on ne peut que constater l'abandon relatif
de l'écriture théorique par les artistes. Par conséquent proposer une
réflexion sur le médium dans une revue de théorie de l'art pourrait sem-
bler profiter du silence des artistes, une stratégie en somme d'occupation
philosophique de l'espace. Il n'en est rien. Le silence des artistes ne pro-
fite à personne, mais leurs œuvres ne cessent pour nous d'être une source
d'inspiration que la polémique ou l'invective partisane ne saurait plus
venir gêner [gâcher ?]. Le début du XXIe siècle a vu s'installer de nouvelles
pratiques d'exposition : des films se projettent couramment dans les
centres d'art, des romans se voient exposés dans des musées. Les photo-
graphies peuvent être des sculptures, l'écriture des tableaux. L'exposition
elle-même s'est vu qualifiée de médium artistique, à l'occasion notam-
ment du passage de Philippe Parreno au Centre Georges Pompidou. Le
médium ne semble plus se penser seulement comme une propriété de
l'objet.
L'artiste se plaît à exploiter les puissances enfouies dans l'ancrage
solide que le médium semble encore avoir ; comme un funambule, il
opère sur le fil du rasoir en cherchant les cas limites, les singularités, les
entre-deux infra-minces faisant que telle œuvre d'art brouille les attentes,
mette à jour les idées reçues, autrement dit que telle œuvre soit une
œuvre d'art. Ces pratiques dans leurs écarts, nous sont passionnantes.
Aussi les contributeurs de ce ce numéro #1 ne boudent-ils pas leur plaisir
de penser ces objets, ces écarts, actuels ou plus anciens, dans l'éclairage
que peut encore fournir le médium, lequel ne fâche plus personne.

Benjamin RIADO et Bruno TRENTINI

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

Sommaire

le médium

« Le médium d’un rythme »


Isabelle DAVY (UNIVERSITÉ PARIS VIII)....................................................................................................................4

Regards croisés sur le Principe d'équivalence de Robert Filliou – Une œuvre hors-médium
Cécile MAHIOU (UNIVERSITÉ PARIS I) et Benjamin RIADO (UNIVERSITÉ PARIS I)................................................12

Le médium nomade du logogramme et du logoneige de Christian Dotremont


Emmanuelle PELARD (UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL – UNIVERSITÉ BORDEAUX III)................................................20

Le carnet de voyage, de l'artialité vers l'intermédialité


Pascale ARGOD (UNIVERSITÉ BORDEAUX IV)...........................................................................................................27

Minotaure : d’une couverture dalinienne ou le kaléidoscope avant-gardiste


Mélanie GIRAUD (KENYON COLLEGE)......................................................................................................................36

hors-thème

Être vues
Sophie LIMARE (UNIVERSITÉ DE PAU)........................................................................................................................45

« De songes et de sorts » : une esthétique du blockbuster ?


Isabelle CASTA (UNIVERSITÉ DE PICARDIE)...............................................................................................................53

Pour une typologie des processus citationnels dans la peinture


Miguel EGAÑA (UNIVERSITÉ DE PICARDIE)...............................................................................................................59

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Revue Proteus n°1, le médium

« Le médium d’un rythme »

Depuis l’apparition dans les années 1960 des per- œuvre et son public dans un processus à la fois
formances et des installations, s’est constitué et subjectif et collectif de signifiance.
développé un discours sur l’art d’ordre phénomé-
nologique et psycho-sociologique qui, tout en De la spécificité d’une production
essayant de lutter contre les oppositions courantes artistique à la spécificité comme histori -
(sensible / intellect, production / réception, cité d’une œuvre
œuvre / public, sujet / objet…), fonctionne avec Il est communément admis qu’au « schéma
des notions reposant sur les mêmes catégories de moderniste » qui « valide la recherche de spécifi-
pensée1. La primauté accordée à la notion usuelle cité des médiums » a succédé le « retournement
d’espace et la valorisation de l’immédiateté postmoderne qui a conduit à l’indifférenciation
concourent à une « idéologie de la présence »2 qui des supports3 ». Les théoriciens de l’art s’ac-
s’avère dommageable pour une réflexion sur l’es- cordent sur la « multiplicité » ou l’« hétérogé-
pace-temps particulier d’une œuvre et sur son his- néité » des matériaux constituant les installations,
toricité. Les notions d’« espace », de « temps », de l’« aspect protéiforme » de celles-ci4. La notion de
« corps », de « réel », de « public » sont en effet « multimédia » fut avancée pour rendre compte
laissées sur un plan général, non abordées comme des premières manifestations de happening, mais
des notions historiques, susceptibles d’acquérir, utilisée aussi pour parler d’installations, d’expé-
par les œuvres, des valeurs singulières. Le médium riences théâtrales ou de CD-ROM. Elle désigne
tout particulièrement, dans le passage de la souvent une « multiplicité superposée de formes
« pureté » à l’« hétérogénéité », semble avoir fait d’expression artistique5 ». Supposant une « auto-
l’objet d’une extension notionnelle plus que d’une
recherche conceptuelle. Dans cet article, nous 3. Françoise PARFAIT, Vidéo : un Art contemporain, Éd. du
souhaitons souligner combien peut être efficient Regard, 2001, p. 9.
le geste qui consiste à retirer la notion de sa 4. Monique MAZA, Les Installations vidéo, « œuvres d’art »,
gangue généralisante, non seulement pour appro- Paris, L’Harmattan, 1998, p. 36.
cher les œuvres dans leurs modalités spécifiques 5. Voir l’article de Roberto BARBANTI, « La scène de l’art face
aux nouvelles techniques de mémorisation et de diffusion
de rencontre mais aussi pour étudier globalement du son : les origines des arts multi-media », Arts et
la question du médium en art. La démarche nouvelles technologies, Jean-Marc Lachaud et Olivier
consiste à opérer un déplacement de point de vue Lussac( dir.), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 22). Parmi les
de la spécificité d’une pratique artistique à la spé- tentatives de classification, celle proposée par Stanley
cificité comme historicité d’une œuvre. Et fait Gibb en 1973 oppose à des œuvres « multimedia », qui
respectent « l’autonomie » des éléments, les œuvres « mixed-
l’hypothèse du « médium d’un rythme » ou media » qui tendent à une « égalisation des ingrédients » et
médium du rythme d’une œuvre comme médium les œuvres « inter-media » manifestant une
qui concourt à engendrer une œuvre tout en étant « interdépendance rigoureuse des diverses composantes ».
une émanation de celle-ci. L’idée repose sur un Classification mentionnée par Daniel Charles dans un article
« système œuvre », système artistique, anthropolo- intitulé « De Joan Miró à Francis Miroglio, graphique de la
projection », Les Cahiers du CREM, n°6-7, déc.1987-mars
gique et historique par lequel s’inventent une 1988, p. 100. Article cité par R. BARBANTI, « La scène de l’art
face aux nouvelles techniques de mémorisation et de
diffusion du son : les origines des arts multi-media »,
1. Nous traitons de la question des méthodes d’approche de loc. cit., p. 22, et par Jean-Yves BOSSEUR, « Les interactions
ces œuvres dans un texte écrit pour Figures de l’Art, no 19, musique/arts visuels et les nouvelles technologies », dans
« Performance : studies ou boîte à outils », et intitulé « Pour Arts et nouvelles technologies, loc. cit., p. 36. La
une performance dans le rythme ! », publication en cours. classification témoigne d’un questionnement sur les
2. Jean LAUXEROIS, De l’Art à l’œuvre (I). Petit manifeste rapports entre les constituants d’une œuvre mais fait de
pour une politique de l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 1999, l’interrelation des éléments la caractéristique d’une catégorie
p. 39. d’œuvres seulement. Et même la relation interdépendante

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

nomie » des constituants, la notion témoigne étant « autant un objet, le moniteur ou la caméra,
d’une approche structurelle des œuvres. Nous ver- qu’un dispositif, celui de la production / diffu-
rons que la considération d’une œuvre par la sion / réception des images et des sons, qu’une
notion de système permet de ménager un poten- matière, la lumière5 »,
tiel artistique et anthropologique là où la structure
agit comme une grille de lecture. Plus tard, la le geste qui fait de l’installation vidéo un opérateur
notion de « dispositifs » fut énoncée par Anne- d’élargissement de la notion de matériau ne nour-
Marie Duguet dans une réflexion sur la « notion rit-il pas la logique courante du matériau et de la
flottante » d’« installation vidéo », la diversité des représentation, continuant le dualisme de la
œuvres rendant difficile une entreprise de défini- matière et de la forme6 ? L’idée selon laquelle l’ac-
tion1. Le dispositif vidéographique (intégrant ou quisition de sa légitimité par la vidéo dans l’uni-
non le direct, employant ou non un ou des moni- vers des expositions nous dédouane de penser sa
teurs) peut être seul ou associé à d’autres objets, il spécificité, ne relève-t-elle pas d’une essentialisa-
peut englober le visiteur, être déterminé par la tion du médium7 ? On peut se demander si cette
configuration du lieu ou rester compact, il peut légitimation d’un médium qui semblait appartenir
proposer différents types de vision (frontalité, à d’autres champs que celui de l’art ne vient pas
point de vue précis ou parcours) : témoigner de la non efficience de la considération
des œuvres par leurs matériaux de production
la liste des oppositions et variables devient infi- pour une pensée de l’art. Françoise Parfait a
nie quand on la recoupe en outre avec celle des d’ailleurs souligné à propos de l’art vidéo « un
problématiques ou des styles que chaque œuvre déficit du discours critique et une faiblesse dans
actualise2. les moyens de description et d’analyse auxquels
aucune autre forme d’expression plastique n’est
C’est donc « à partir de considérations techniques soumise à ce point8 ». Mais qu’est-ce que la pré-
élémentaires3 » que la vidéo est qualifiée sentation de la vidéo comme « un médium entre »,
d’« impure4 », en opposition à la « pureté » du
médium de la théorie moderniste. Les installations entre l’image et l’absence d’image, entre l’analogie
vidéo mais plus globalement toutes les installa- et le numérique […], entre le visible et l’invisible,
tions reçoivent ainsi une sorte de critique positive entre le direct et le différé, entre le mobile et l’im-
par rapport au rejet exprimé par Clement Green- mobile, entre le dehors et le dedans, entre le dessus
berg envers les œuvres minimalistes d’un Richard et le dessous, entre la veille et le sommeil9[ ?]
Serra ou d’un David Smith. Même si le médium
des installations vidéo peut être présenté comme N’est-ce pas le point de vue de l’« esthétique de
l’entre-deux » qui, par le rythme d’une sémiotique
de l’art, attribue à un médium un « entre-deux
assimilée à une fusion, qui constitue le pendant du rapport ontologique » et le définit « entre apparition et
d’autonomie, relève d’une logique de la structure, par
opposition à une pensée du système. « Inter-media »,
disparition10 » ?
« fusion conceptuelle » entre deux médiums, est un terme
proposé par Dick Higgins vers 1963-1964. Voir Jacques
DONGUY, « Entretien avec Dick Higgins », catalogue
Poésure et Peintrie, Marseille, Musée de Marseille – Réunion 5. Ibid., p. 149.
des Musées nationaux, 1993, p. 428. 6. Si le terme de « matériau » est désigné comme étant
1. Anne-Marie DUGUET, « Voir avec tout le corps », Revue « aussi impropre ici qu’il l’est devenu pour désigner tout un
d’esthétique, no 10, 1986, p. 147-154 ; « Dispositifs », aspect de la production artistique depuis Duchamp » (id.), la
Communications, no 48, 1988, p. 221-242. logique courante du matériau en art n’est pas pour autant
2. L’auteur propose finalement une classification selon deux mise en cause.
modes, les « compositions multi-écrans et multi-médias » et 7. « Dispositifs », Communications, no 48, art. cit., p. 221-
« l’activation du dispositif électronique pour analyser 242 ; F. PARFAIT, Vidéo : un Art contemporain, op. cit., p. 7.
certains réglages de la représentation et de la perception ». 8. F. PARFAIT, ibid.
3. « Dispositifs », Communications, no 48, art. cit., p. 221- 9. Ibid., p. 343.
242. 10. Ibid., p. 347. La logique de « l’entre-deux » ne permet
4. « Voir avec tout le corps », Revue d’Esthétique, art. cit., pas d’envisager que la singularité d’une œuvre puisse
p. 147. contribuer à inventer une valeur médium.

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Revue Proteus n°1, le médium

Les discours sur les installations probléma- spécifique de production d’un objet artistique, il
tisent ainsi souvent moins le médium en art qu’ils posait la question du voir en art dans une critique
ne perpétuent certains traits de la logique moder- du comprendre :
niste qu’ils étaient censés critiquer. Les notions
d’impureté de la vidéo et d’hétérogénéité de l’ins- Tandis que l’on tend à voir ce qui est dans un
tallation ne sont pas les signes d’un problème de tableau d’ancien maître avant de le voir comme
conceptualisation du médium qui se manifesterait peinture, on voit d’abord une peinture moderniste
seulement à l’ère des médias, mais si les installa- comme un tableau. C’est, de fait, la meilleure façon
tions résistent comme toutes les œuvres d’art à de voir tout type de tableau, qu’il soit d’un maître
ancien ou moderniste, mais le modernisme l’im-
cette rationalité du matériau, elles semblent offrir
pose comme la seule et nécessaire façon6.
plus que d’autres à la théorie de l’art l’opportunité
d’une rationalité autre. « Il n’y a pas d’installation C. Greenberg soulignait ainsi la force critique de
modèle, il n’y a que des installations 1 »; « chaque la peinture non figurative d’inciter à voir en
œuvre et chaque artiste constituent un peu une dehors de la logique courante du signe de la repré-
définition de la catégorie “installation” 2 » : on peut sentation, montrant le souci de penser ensemble
le dire de la peinture également. L’art n’est fait le médium peinture et ce que signifie « voir en
que d’œuvres particulières3. La difficulté ressentie peinture ». On peut interroger l’installation non
pour définir l’installation tient à la question du strictement comme technè mais comme valeur
point de vue porté sur l’art. tout à la fois anthropologique et artistique, c’est-à-
Une parenthèse sur la simplification fréquente dire s’orienter vers l’indissociabilité d’une pensée
du discours de C. Greenberg dont l’historicisme de l’art et d’une pensée du médium. C’est ce qui
et le formalisme semblent pouvoir être nuancés. semble avoir fait défaut à la théorie de l’art dans
Sa critique de l’idée de rupture pour une pensée sa critique du modernisme.
de l’histoire est liée à sa lecture des Essais de T. S. Sous l’opposition formulée par la théorie de
Eliot, lesquels évoquent une valeur de l’œuvre l’art du modernisme et du postmodernisme, appa-
d’art en terme d’historicité4 ; sa volonté de lutter raît donc une continuité de la logique du matériau
contre le dualisme de la forme et du fond par- (celle de l’instrument utilisé par un individu pour
court ses écrits, notamment là encore dans une produire un objet) liée à la dimension déshistorici-
référence à T. S. Eliot ou dans une allusion aux sante des recherches formalistes7. La notion de
formalistes russes5. Tout en prônant la « pureté » médium nous semble pourtant pouvoir être opé-
du médium de la peinture, s’attachant au matériau ratoire pour appréhender les œuvres d’hier
comme celles d’aujourd’hui si, précisément, elle
est retirée de cette approche généralisante (par
1. Serge BÉRARD, « Move, Remove », Parachute, no 39, 1985, laquelle ont également souvent été traitées les
p. 25; cité par A.-M. DUGUET, « Voir avec tout le corps », notions de corps, de réel, de public), si l’on cesse
Revue d’esthétique, art. cit., p. 148.
2. Raymond GERVAIS, « Big Bang et postmodernité », de confondre la spécificité comme caractéristique
Parachute, no 39, 1985, p. 20 ; cité par A.-M. DUGUET, id.. d’une pratique artistique et la spécificité d’une
3. Émile BENVENISTE, « Sémiologie de la langue », dans œuvre qui fait son historicité, invention de valeur
Problèmes de Linguistique générale , t. 2, Gallimard, 1998, qui fait d’un objet d’art une œuvre d’art.
p. 59. Certains discours sur les installations, s’ils ne
4. Voir l’article de Clement Greenberg suscité par une
réédition en 1950 des essais du poète, « T. S. Eliot : a book récusent pas la conception courante du matériau,
review », in Art and Culture. Critical Essays, Beacon Press,
Boston, 1961 (« T. S. Eliot : critique d’un livre », Art et
culture. Essais critiques, A. Hindry (trad.), Paris, Macula, 6. « La peinture moderniste», traduction de « Modernist
1988). On pourra consulter Selected Essays, Hartcourt, Painting » par Dominique château dans À Propos de « La
Brace & World, New York, 1969 ( Essais choisis, H. critique », Paris, L’Harmattan, 1995, p. 319 (C. Greenberg
Fluchère (trad.), Paris, Seuil, 1999). souligne).
5. « Complaints of an Art Critic », Artforum, oct. 1967. (Cité 7. À cette époque de début de théorisation des installations,
par Rosalind Krauss dans L’Originalité de l’avant-garde et Henri Meschonnic relevait la permanence du structuralisme
autres mythes modernistes, J.-P. Criqui (trad.), Paris, chez les philosophes post-modernes. Voir Modernité
Macula, 1993, p. 18.) Modernité, no 234, Gallimard, 2000.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

laissent cependant affleurer une dimension autre mais « en dispositions des corps, en découpage
de celui-ci. C’est le cas d’un article de Jean-Yves d’espaces et de temps singuliers5 ». Il attire l’atten-
Bosseur qui situe la démarche artistique dans un tion sur la rhétorique des commissaires d’exposi-
détournement des fonctions initialement prévues tion qui « tend à conceptualiser cette identité anti-
de l’outil, et parvient à envisager celui-ci aux cipée entre la présentation d’un dispositif sensible
limites de sa condition d’outil, à voir l’outil en tant de formes, la manifestation de son sens et la réa-
précisément qu’il devient autre chose par l’œuvre : lité incarnée de ce sens6 », c’est-à-dire alerte sur la
« un auxiliaire susceptible d’interpréter […] selon domination actuelle dans le discours sur l’art d’un
des modalités qui échappent aux moyens tradi- rapport causal supposé entre production et récep-
tionnels et ouvrent vers l’inconnu1 ». Le médium, tion. Les discours se rejoignent ainsi dans l’idée
qui rend une œuvre capable d’« inviter à aller au- que les œuvres échappent à leurs conditions de
delà de ce que l’on croit connaître », se voit attri- production. Mais on peut s’étonner d’une persis-
buer un rôle majeur dans le processus de significa- tance de la notion d’hétérogénéité concernant
tion de l’œuvre par sa participation au questionne- l’installation7. Ne pourrait-on pas regarder une
ment de la perception comme de la connaissance. installation par le système signifiant qu’elle pro-
On remarque également une critique de l’ins- duit plutôt que par la désignation des objets dont
trumentalisation de la technique menée aujour- elle est apparemment ou techniquement consti-
d’hui par certains philosophes. Pierre-Damien tuée, voir l’installation dans les valeurs chaque fois
Huyghe estime que particulières qu’elle invente plutôt que dans « un
genre autoritaire » qui « contredi[rai]t son principe
le travail de l’artiste consiste moins à rendre [de mélange] en restaurant la position du
quelque chose à l’aide d’une technique donnée qu’à maître8 » ? Ne serait-ce pas le sujet qui, dans sa
délier cette technique du cadre mental qui, lui don- prédétermination des constituants de l’œuvre, fait
nant d’avance un emploi, ne la considère qu’en rai- preuve d’un discours d’autorité dans son étude ?
son de l’avantage concurrentiel qu’elle est suscep- Apparaît ici l’indissociabilité d’une pensée du
tible de posséder par rapport à une technique plus
médium et d’une pensée du sujet.
ancienne2.
« La technique a inventé l’homme tout autant
Il oppose à l’utilisation ou exploitation d’une tech- que l’homme la technique. » Le sujet humain est
nique, l’exposition comme « traitement à la limite autant prolongement de ses objets que l’inverse9.
d’une condition de fonctionnement de l’œuvre »,
dans un geste du risque3. Jean-Louis Déotte cri- L’homme invente la technique comme technolo-
tique le dualisme du « dispositif technique » et des gie mais la technique invente l’homme dans le
processus de sens par la notion d’« appareil artis-
tique » : « ce sont les œuvres qui émancipent les
appareils, écrit-il, lesquels, sinon, deviendraient 5. Jacques RANCIÈRE, Le Spectateur émancipé, Paris, La
fabrique, 2008, p. 61.
des dispositifs4 ». Jacques Rancière souligne égale- 6. Ibid., p. 80.
ment une efficience de l’art non dans la transmis- 7. L’installation reste définie comme un « espace de
sion de messages par un « dispositif représentatif » composition des hétérogènes », dans un entretien de Jacques
Rancière avec Dominique Gonzales-Foerster, « L’espace des
possibles », Art press, no 327, p. 32.
8. J. RANCIÈRE, « L’espace des possibles », Art press, art. cit.,
1. Jean-Yves BOSSEUR, « Les interactions musique/arts p. 32.
visuels et les nouvelles technologies », dans Arts et 9. Régis DEBRAY, Vie et Mort de l’image. Une histoire de
nouvelles technologies, loc. cit., p. 41. l’image en Occident, Paris, Gallimard, 1992, p. 136. Avec
2. Pierre-Damien HUYGHE, Le Différend esthétique, Paris, une citation de Bernard Stiegler interprétant Leroi-Gourhan
Circé, 2004, p. 107. (La Programmatologie de Leroi-Gourhan et Leroi-
3. « Exposer ou exploiter l’art. Remarques sur le pouvoir, le Gourhan, part maudite de l’anthropologie , 1991). Debray
sublime, le cinéma », Le Jeu de l’exposition, J.-L. Déotte et souligne. On remarquera simplement que traiter l’ensemble
P.-D. Huyghe (dir.), Paris, L'Harmattan, 1998, p. 116. technique et inconnu anthropologique par l’association du
L’auteur souligne. technologique et du symbolique ne suffit pas pour sortir du
4. J-L DÉOTTE, L’Époque des appareils, Paris, Léo Scheer, dualisme de la forme et du contenu, du matériel et du
2004, p. 109. spirituel.

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Revue Proteus n°1, le médium

sens où une pensée de la technique produit de la Ainsi, plutôt qu’un questionnement de la tech-
valeur anthropologique. nique comme écart individuel par rapport à une
valeur usuelle, nous envisageons une dimension
Le médium d’un rythme (du « rythme technique de l’œuvre elle-même entendue comme
de l’œuvre ») processus subjectif et collectif de signifiance,
Non la valeur générale du médium de production c’est-à-dire une « technique » comme processus de
d’un objet, d’une installation, mais une valeur sémantisation et de subjectivation de la technique.
médium de signifiance, qui participe à l’invention Une pensée de la technique qui se veut aussi une
d’une œuvre d’art en tant que valeur artistique et pensée de l’humain a tout intérêt à intégrer la
anthropologique particulière en même temps question du processus global de sémantisation de
qu’elle relève de celle-ci. toute activité humaine dans le langage. À l’en-
On peut dire, à la suite de Walter Benjamin, contre d’une conception répandue dans la théorie
que « ce qui est décisif en art, c’est toujours la de l’art, nous voyons dans la relation d’« interpré-
relation de l’artiste à sa technique 1 ». Et penser tance » un nœud épistémologique de l’art et du
que ce ne sont pas tant les artistes que les œuvres langage qui ménage la particularité de l’organisa-
qui font l’art. La Petite histoire de la photographie tion signifiante d’un système artistique, plus préci-
se construit dans l’indissociabilité d’une œuvre sément qui permet à cette signifiance d’affleurer
particulière (celle d’Eugène Atget) et d’une dans un langage suscité par l’œuvre et qui mal-
réflexion sur l’art, elle révèle une pensée de la mène le système sémiotique du langage. Nous
technique dans une pensée du particulier. Le texte regarderons le médium en art non plus comme un
fait approcher le médium photographique comme matériau de production artistique défini par des
ce par et dans quoi une réalité arrive, évoque une caractéristiques générales (que certains désignent
aura travaillée par l’entremêlement de l’étrangeté comme des qualités spécifiques en tant qu’elles lui
comme spécificité d’une œuvre photographique et confèrent une nature propre) mais comme une
de l’étrangèreté comme intersubjectivité de toute valeur de l’organisation spatio-temporelle signi-
œuvre d’art2. Si les artistes espèrent avoir accès à fiante et toujours particulière que constitue une
des technologies nouvelles, imaginant que « des œuvre d’art – le médium du rythme d’une œuvre.
mondes attendent d’être explorés 3 », ce sont les Ce rythme est la spécificité d’une œuvre d’art mais
œuvres d’art qui construisent des mondes, dans prend en charge le rapport de l’art et de la société,
l’engendrement réciproque d’une œuvre et d’un l’invention de l’œuvre et de son public : il est à la
public. (Cette relation de l’artiste à son travail peut fois le fonctionnement particulier d’une œuvre et
d’ailleurs être globalement pensée par le processus le point de vue d’une anthropologie historique de
manifestant la « sémiotique propre » de l’artiste4, l’art, lequel passe par une anthropologie historique
non pas tant de l’individu artiste que d’une valeur du langage.
« artiste » prise elle-même dans le système de son La distinction conceptuelle entre structure et
« œuvre ».) système maintes fois soulignée par Henri Mes-
chonnic peut bénéficier à une pensée du médium.
Alors que la structure ne tient pas compte de l’his-
1. P.-D. HUYGHE, Le Différend esthétique, op. cit., p. 107. toire, des mouvements d’une œuvre, le système
L’auteur propose de généraliser le propos de l’historien selon Ferdinand de Saussure comme l’unité selon
selon lequel « ce qui demeure décisif en photographie, c’est Émile Benveniste permettent d’envisager la globa-
toujours la relation du photographe à sa technique ». lité spécifique de l’œuvre d’art dans ses mutations
2. Nous présentons une étude de la pensée de l’art de
Walter Benjamin dans notre thèse, « Art et langage : une
signifiantes et l’historicité de la valeur. Une unité
poétique de l’art vers un “rythme des œuvres” », dans un dont il faut « découvrir chaque fois les termes, qui
détour par sa théorie du langage et de la traduction sont illimités en nombre, imprévisibles en nature,
(Université Paris 8, 2009). donc à réinventer pour chaque œuvre5 ». On peut
3. Bill VIOLA, « Y aura-t-il copropriété dans l’espace des évoquer un système de signifiance de l’œuvre non
données ? », Vidéo, Communications, no 48, R. Bellour et
A.-M. Duguet (dir.), C. Wajsbrot (trad.), Paris, Seuil, 1988,
p. 61-74.
4. É. BENVENISTE, op. cit., p. 58. 5. Ibid, p. 59-60.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

comme signification versus structure de l’objet d’approcher la technique non comme « une tra-
d’art (résultat d’une quête herméneutique transmis duction scénographique de l’idée de mise en
par une individualité grâce à un langage instru- scène » mais comme participant d’une « écriture
ment), mais comme processus de découverte- de plateau », une écriture qui « part en fait de la
construction de la valeur artistique dans la relation scène, qui se donne à elle-même son vocabulaire
d’interprétance, valeur à la fois individuelle et col- et sa grammaire scénique propre ». Si « l’image
lective. Autrement dit, selon les paradigmes de entre dans le champ scénique comme un véritable
É. Benveniste, plutôt que de chercher dans une partenaire » du danseur, alors le public peut, selon
approche d’ordre sémiotique à « reconnaître » les lui, « passer d’une lecture sur l’écran à une lecture
constituants de l’œuvre, appréhender dans l’ordre de l’écran comme acteur scénique5 ». Mais si la
du sémantique l’inconnu par lequel on pourra présence d’écrans, de sons enregistrés, d’appa-
« comprendre » les constituants, où l’unité séman- reillages transforment l’espace de la scène, des
tique de l’œuvre inclut le pragmatique1. penseurs du théâtre ont déjà fait la critique d’un
Certaines études venant du théâtre et de la théâtre psychologique où « l’acteur » est « le seul
danse témoignent aujourd’hui de la prise en point central sur la scène ». Peut-on dire que c’est
compte d’œuvres faisant intervenir une pluralité l’introduction des médias dans le théâtre qui a fait
de médiums dans une unité. Roland Huesca de la scène « un espace qui comporte plusieurs
remarque que Nicole et Norbert Corsino focales, qui n’ont de sens qu’à dialoguer
« puisent le matériau de la danse non pas chez le ensemble » ? Antonin Artaud pensait déjà la pièce
danseur, mais dans la mouvance elle-même », de théâtre comme un système symbolique particu-
dans le « mouvement d’avant – ou d’après – le lier et complexe, notamment par sa notion de
danseur, celui d’une fluidité primordiale à toute « mise en scène pure6 ». Il offre justement une cri-
danse », et que le « corps [du danseur] est passé tique de la conception restrictive du théâtre à
dans la dynamique et l’intelligence de l’œuvre2 ». laquelle se réfèrent les discours sur une « théâtra-
La danse fait apparaître la question du médium lité » des installations, et, du même coup, permet
inséparable de celle du corps : le corps quitte ici de penser une théâtralité autre de ces œuvres.
son statut d’individualité (on cherche à « com- Fondée sur le « théâtral » de Michael Fried
prendre les prolongements possibles de la danse, désignant les « circonstances réelles de rencontre
étendre la corporéité au-delà du corps sans dis- entre l’œuvre littéraliste et son spectateur 7 », une
continuité3 ») et le médium tient non pas tant d’un théâtralité fut attribuée aux installations en tant
mouvement du corps du danseur que d’une dyna- qu’elles proposaient une « coprésence avec le
mique intégrant les rapports de spatialité et de spectateur dans une même unité spatio-tempo-
temporalité de ce corps autre. Bruno Tackels, relle8 » ou une « relation immédiate avec le specta-
devant l’avènement des nouvelles technologies qui teur9 ». Cette théâtralité qui repose sur des consi-
pousse à « reconsidérer fondamentalement les dérations générales d’espace, de temps, de réel,
relations entre la scène et la technique 4 », propose relève d’une approche dé-spécifiante de l’art. À
l’encontre des discours d’ordre phénoménolo-
1. Ibid., p. 64-65. Nous avons traité de la question des
gique et psycho-sociologique qui continuent d’être
constituants d’une œuvre d’art dans l’enjeu d’une appliqués aux œuvres, on peut convoquer la pen-
sémantique versus une sémiotique lors d’une intervention au sée du théâtre d’Artaud qui est aussi, plus globale-
Colloque International « Texte et image : la théorie au 21e ment, une réflexion sur l’art. Celle-ci inscrit les
siècle », organisé par le Centre Interlangues Texte, Image,
Langage (E.A.4182), Université.de Bourgogne, Dijon, juin
2010.
2. Roland HUESCA, « Images : est-ce toujours de la danse ? », 5. « Théâtre, technique, “nouvelles technologies” », loc. cit.,
Arts et nouvelles technologies, loc. cit., p. 181. p. 94-95.
3. Norbert CORSINO, « Vision, mouvements, vitesse », 6. Antonin ARTAUD, Le Théâtre et son double , « Folio
Marsyas, no 17, mars 1991, p. 87-88. Cité par Roland essais », Gallimard, 1996 (1re éd. 1964), p. 188.
HUESCA, op. cit., p. 180. 7. Michael FRIED, « Art and Objecthood », L. Lang (trad.),
4. « Théâtre, technique, “nouvelles technologies” », Artstudio, no 6, 1987, p. 7-27.
Entretien réalisé par Jean-Marc Lachaud, Arts et nouvelles 8. F. PARFAIT, Vidéo : un Art contemporain, op. cit., p. 169.
technologies, loc. cit., p. 94. 9. A.-M. DUGUET, « Voir avec tout le corps », art. cit., p. 148.

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Revue Proteus n°1, le médium

questions d’espace et de langage dans une déter- considérer au départ chaque élément en présence,
mination réciproque, articule une sémantisation quel qu’il soit, comme n’étant « porteur de rien5 »,
de l’espace physique et une critique du langage les constituants n’étant précisément pas détermi-
réduit au sens des mots par la spatialité. Le « lan- nés en dehors du rythme de l’œuvre, et se laisser
gage dans l’espace1 » renvoie à une globalité sym- ainsi l’opportunité d’appréhender, dans un proces-
bolique particulière dont le langage des mots ne sus subjectif et collectif de signifiance, et l’unité et
constitue qu’une partie, mais cette globalité, du les constituants.
même coup, repense le langage, donne une autre Travailler le médium comme l’un des consti-
dimension au langagier. C’est ainsi que la pièce de tuants-valeurs de l’œuvre, c’est l’étudier dans son
théâtre n’est plus composée à partir de la parole articulation avec les questions de sujet, de réel, de
articulée des personnages dans un décor, mais corps. Si The Greeting (1995) de Bill Viola6
devient une « métaphysique de la parole, du geste, marque le début d’une pratique utilisant l’écran à
de l’expression », une « métaphysique en acti- plasma, le médium de cette installation vidéo
vité2 », et constitue un geste éthique et politique. sonore, médium du rythme en devenir de l’œuvre
Faire intervenir « des objets, des mouvements, des globale de B. Viola, ne réduit pas nécessairement
attitudes, des gestes, mais à condition qu’on pro- le « bruit » vidéo de celle-ci. Ce « bruit » n’est pas
longe leur sens, leur physionomie, leurs assem- réductible à la « vibration proprement électro-
blages jusqu’aux signes3 ». Le symbolisme du par- nique7 » du matériau, il participe du « grain ou
ticulier comme organisation de rapports « jus- bruit de la rétine », « espèce de tourbillon poivre
qu’aux signes » dit une sémantisation de rapports et sel8 » expérimenté dans la contemplation de
qui n’existent que dans le processus même de l’obscurité silencieuse, d’un « noir vidéo » non
sémantisation4. La pensée du théâtre d’A. Artaud, technologique mais sémantique d’un corps de
comme pensée de la représentation, incite ainsi à l’obscur dans un rapport à la voix 9, de la symbo-
approcher toute œuvre d’art comme un système lique d’un grain de la perception, « corps grain »
dynamique de relations dont émergent les élé- ou « corps-coin » comme questionnement du sujet
ments constitutifs dans une problématisation de (à la fois « au coin de la rue » et « de l’autre
l’espace et du corps par le langage. En essayant de côté10 ») vers une individuation dans une incon-
dire les choses un peu autrement, on pourrait naissance de l’image comme de l’humain. Si la tex-
ture de cette œuvre est lisse et veloutée, le
« bruit » est toujours là. L’œuvre nous semble faire
1. A. ARTAUD, op. cit., p. 138. autre chose que rejouer « le plissé de la peinture, si
2. Ibid., p. 66.
3. Ibid., p. 83.
4. Certains voient dans le théâtre d’aujourd’hui un
« affrontement symbolique entre la parole individuelle et les 5. Roberto Barbanti, les opposant à des médiums
médias », l’écriture étant déjà envahie par les médias, une quelconques, présente le magnétophone et la radio comme
« récupération » des médias par les textes dramatiques des instruments n’ayant « aucune caractéristique » (Arts et
contemporains qui sont en même temps « perturbés et nouvelles technologies, op. cit., p. 27), n’étant « porteur[s]
parfois même constitués par les médias » (comme chez de rien », manifestant « une sorte d’ouverture et
Valère Novarina). Voir Patrice PARVIS, « Les écritures d’indétermination substantielles » (ibid., p. 28).
dramatiques contemporaines et les nouvelles technologies », 6. Œuvre exposée à la Biennale de Venise de 1995 dont la
Arts et nouvelles technologies , loc. cit., p. 107 et 114. Mais référence à une peinture de Pontormo, une Visitation (XVIe
les œuvres peuvent avoir la capacité de produire un système siècle., église de Carmignano, Toscane), fut indiquée par
texte-image critique à la fois de l’individualité langagière et l’artiste.
des normes médiatiques, et de faire envisager une pièce de 7. A.-M. DUGUET, « Bill Viola, un corps passe », Art press,
théâtre dans son unité, la non-séparation a priori de la no 289, avril 2003, p. 30.
parole et du médium visuel et/ou sonore (les constituants 8. Texte sur Pneuma (1994), Bill Viola, Robert Violette,
n’étant pas nécessairement ceux que l’on croit). Présentant Reasons for Knocking at an Empty House, Writings 1973-
la « médiatisation » comme « une des composantes des 1994, Londres, Thames & Hudson, Anthony d’Offay
médiations entre les textes et les humains » (ibid., p. 115), Gallery, 1995, p. 258-259.
Patrice Parvis semble ne pas s’orienter vers une organisation 9. Bill VIOLA, « Le noir vidéo – mortalité de l’image », Trafic,
d’éléments qui s’interdéfinissent mais faire des médias des no 33, C Wajsbrot (trad.), printemps 2000, p. 63-72.
intermédiaires sur la chaîne du sens, comme des passeurs 10. Reasons for Knocking at an Empty House , op. cit.,
d’un contenu. p. 219.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

intimement lié à la posture des corps, à leur intime n’est pas celui des personnes mais mouvement
énergie dramatique1 », ou intégrer « ce que la pein- sujet : « résultante de mouvements montés des
ture peut seulement représenter, et qui est consti- profondeurs, nombreux, emmêlés, que celui qui
tutif du cinéma ou de la vidéo, le temps 2 ». Selon les perçoit au dehors embrasse en un éclair et qu’il
notre hypothèse, une œuvre, quel que soit son n’a ni le temps ni le moyen de séparer et de nom-
médium, possède une temporalité dans le sens où mer5 ». La « magie » de ces « sons étirés, tendus »
elle construit un rythme, et son médium participe nous renvoie à cette part de « l’innommable6 » de
à faire cette temporalité en même temps que le la conversation. Ainsi, le bruit est là, dans le
rythme engendre la spécificité de ce médium. On drame d’une voix enceinte d’un corps. Où le rap-
peut essayer, sans nier la reprise picturale, de tra- port d’un silence et d’une lenteur invente un
vailler le médium de l’œuvre dans son rythme par- médium, dont une approche instrumentaliste ne
ticulier. peut rendre compte. The Greeting met le specta-
Dans un espace aux dimensions proches du teur en situation de sujet sur le seuil d’un lieu
couloir, un écran frontal, vertical, doté d’un cadre autre du quotidien, lieu d’un corps vidéo qui s’in-
et accroché au mur mais très près du sol, entre vente en voix ou vidéo-drame de la voix, l’incitant
peinture et porte, montre le ralenti image et son à se penser en corps de langage, et peut-être à
(vidéo de 45 secondes diffusée en 10 minutes) de penser un corps du public de l’œuvre d’art comme
personnages féminins en taille humaine, en corps d’une voix transpersonnelle dans son mou-
conversation, au coin d’une rue. On n’entend pas vement vers elle, c’est-à-dire le « être enceint »
ce que ces femmes se disent mais on les entend d’un public de son œuvre.
dire. Leur chuchotement semble résonner de la
déflagration de chaque son. La scène de la Visita-
tion que l’œuvre rejoue est, comme l’écrit Jean- Isabelle DAVY
Luc Nancy, « tout entière spirituelle et pneuma-
tique par excellence : l’essentiel y est dérobé aux
yeux et passe par les voix 3 ». Le son de The Gree-
ting n’est pas celui des gestes ni des paroles des
personnages mais une dépersonnalisation des voix
et des corps : il n’est pas le pendant de l’image, il
est, comme résonance de la conversation, une
qualité de silence. Dans « le langage inconscient
du corps », « l’arrière-plan » ou « arrière-corps »
des corps, non du côté de l’architecture à l’étrange
perspective4 mais du côté d’un grondement sourd
qu’on entend sans comprendre, fait l’espace des
corps, et semble même produire un « en avant »
d’un corps autre, devenir le corps d’une voix plu-
rielle. La « sous-conversation » de Nathalie Sar-
raute disait ce mouvement de la conversation qui

1. Raymond BELLOUR, « Sauver l’image », Trafic, no 16,


automne 1995, p. 90.
2. A.-M. Duguet, « Bill Viola, un corps passe », art. cit.,
p. 30.
3. Jean-Luc NANCY, Visitation (de la peinture chrétienne),
Galilée, 2001, p. 13.
4. Texte de Bill Viola, in Bill Viola, Burried Secrets, The
United States Pavilion, 46ème Biennale de Venise, du 11 Juin 5. Nathalie SARRAUTE, L’ère de soupçon, « Folio essais »,
au 15 Octobre 1995, Tempe, Arizona State University Art Gallimard, 1956, p. 121.
Museum, Hannovre, Arizona et Kestner-Gesellschaft, 1995, 6. Michel NURIDSANY, « Les splendides lenteurs de Bill
p. 46. Viola », Figaro, 15 octobre 1996.

11
Revue Proteus n°1, le médium

Regards croisés sur


le Principe d’équivalence de Robert Filliou
Une œuvre hors-médium

Le Principe d’équivalence, présenté pour la pre- relation le Principe entretient avec l’art conceptuel
mière fois en 1969 à la Galerie Schmela à Düssel- tel qu’il s’est développé aux États-Unis dans les
dorf, clôt l’ouvrage majeur de Robert Filliou, Tea- années 1970. En effet, si l’on considère cette
ching and learning as performing arts1. Cette place mouvance comme donnant naissance à des
de choix qui lui est allouée dans l’économie géné- œuvres qui produisent en leur existence une redé-
rale du texte le définit comme le slogan ultime de finition de l’art par lequel elles jouissent de leur
ce manifeste pour la Création permanente2 qu’est statut d’œuvre, il pourrait sembler que le Principe
cette œuvre inclassable de l’artiste, à la fois traité d’équivalence opère selon la même logique. Or, il
d’éducation, recueil d’œuvres réalisées ou non, relève d’une logique radicalement contraire, pro-
autobiographie, « proposition artistique » collec- posant une expérience esthétique dont les aboutis-
tive faisant suite à une « analyse du système » poli- sants permettent moins de penser la définition de
tique et sociale, le tout dans le contexte historique l’art que sa dé-définition 3, ou son effacement dans
immédiat des événements de 1968. la sphère du quotidien.
Le Principe d’équivalence vient parachever Aussi faut-il interroger l’opposition entre
une démonstration à la fois théorique et pratique l’œuvre de R. Filliou et l’art conceptuel sous
qui a la dimension d’un programme et que l’angle de la notion de médium, laquelle départage
R. Filliou, le poète « filliousophe » et ancien éco- la pratique de l’art comme production ou désigna-
nomiste, élabore sous la forme d’un système. Se tion d'artefacts reconnus comme œuvres d'art par
présentant matériellement sous la forme d’un opposition aux « simples choses réelles4 », et une
tampon, apposé par l’artiste sur certaines de ses autre pratique niant précisément l'autonomie de
œuvres ou certains de ses projets d’œuvres élabo- l'art. Si l’on prend acte du fait que c’est le médium
rées à partir de 1968, le Principe d’équivalence de l’œuvre qui structure un comportement face à
demande en toute rigueur d’être considéré comme l’objet d’art consistant à se concentrer sur ses qua-
une œuvre à part entière, éclairant d’une lumière lités esthétiques, alors il faut déduire que le Prin-
négative les autres productions de R. Filliou. Au cipe, en tant que formule ou programme théo-
titre de cette démarche spécifique, fondée sur la rique, récuse la validité de ces qualités et qu’en
réévaluation esthétique et ontologique de l’art au tant qu’œuvre sans réel support d’expression il ne
sens large, il est légitime de se demander quelle peut les avoir. Au titre de cette désincarnation
relative, hors-médium pour ainsi dire, le Principe
1. Robert FILLIOU, Enseigner et Apprendre Arts Vivants
(titre original : Teaching and Learning as Performing Arts),
par R. Filliou et le lecteur, s’il le désire avec la participation 3. Le critique d’art Harold Rosenberg voit dans mai 1968 la
de John Cage, Benjamin Patterson, Allan Kaprow, Marcelle confirmation du statut incertain de l'art, remplacé par
Filliou, Vera, Bjossi, Karl Rot, Dorothy Iannone, Diter Rot, l'événement public et la créativité quotidienne. La poésie
Joseph Beuys, Paris/Bruxelles, Archives Lebeer Hossman. dans la rue signe pour lui la fin des privilèges artistiques, et
La traduction française date de 1998. Il s’agit d’un multiple l'aboutissement du mouvement de dé-définition. Dans sa
qui a connu plusieurs éditions, la première en 1970 à dimension programmatique, le Principe d'équivalence
Cologne, dans une version bilingue allemand-anglais. contient la revendication de la dissolution de la figure de
2. Voici la définition qu’en donne R. Filliou : « Création l'artiste professionnel. Harold ROSENBERG, La Dé-définition
Permanente : l’ART est une fonction de la VIE plus FICTION, la de l’art, C. Bouney (trad.), Nîmes, J. Chambon, 1992.
fiction tendant vers zéro. Cet élément de fiction, c’est à dire 4. Arthur DANTO, La Transfiguration du banal, Paris, Seuil,
le passage, le point minimum entre l’art et la vie, la vie et 1989, chapitre 1 « œuvres d'art et simples objets réels »,
l’art, m’intéresse beaucoup ». p. 29-73.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

doit à la fois être regardé comme un slogan défini- C’est cette même conception qui est mobilisée
toire d’une idéologie ou utopie artistique, celle de lorsque le béotien juge négativement les œuvres
la Création permanente, apparentée au concept de contemporaines ou les disqualifie pour la raison
« non-art », et comme un geste artistique : une supposée que « n’importe qui peut le faire ».
décision faisant œuvre non pas d’après sa matéria- Selon la modalité du « mal faire », l’œuvre peut
lité, comme continue de le faire l’art conceptuel, être l’objet d’un bricolage précaire et non d’une
mais par sa contiguïté avec des activités non pro- maîtrise technique des matériaux et de la compo-
prement artistiques. sition ; il n’est pas nécessaire qu’elle soit belle et
En somme, et contre toute apparence, il s’agit de ce point de vue l’art « mal fait » vient contre-
de voir comment le Principe troque l’autonomie dire l’idée même des beaux-arts. En déclarant
de l’art contre sa gratuité. Ceci revient à examiner équivalents le « bien faire » et le « mal faire »,
la façon dont l’artiste mène cette contestation du R. Filliou s’oppose ainsi à l’idéologie de la spécifi-
médium, et quel type de conséquence spéculative cité de l’artiste et de la professionnalisation du
entraîne la pensée de sa proposition artistique métier d’artiste.
dans la direction qu’elle semble indiquer, celle La troisième modalité artistique, celle du « pas
d’un repositionnement ontologique de l’œuvre fait » est celle qui constituerait l’équivalence pro-
d’art. posée par R. Filliou en une définition ou maxime
de l’art conceptuel. Dans la perspective ouverte
Le Principe , définition de l’art concep - par le Principe l’œuvre n’est plus un objet esthé-
tuel ? tique et l’art la production d’un tel objet. L’idée
Dans sa dimension textuelle, le Principe d’équiva- devient dès lors l’essentiel de l’œuvre. Une analyse
lence correspond à la formulation suivante : attentive des présupposés théoriques de l’énoncé
du Principe révèle une opposition tranchée entre
bien fait l’équivalence proposée par R. Filliou et la défini-
mal fait tion de l’art conceptuel formulée par son chef de
pas fait file, Joseph Kosuth. Au sens restreint où l’entend
Dans l’optique de la Création permanente, je pro- J. Kosuth, l’œuvre d’art conceptuelle est défini-
pose que ces trois possibilités soient équivalentes1. toire d’une essence de l’art - art as idea as idea2.
L’art est tautologique : il ne vise qu’à interroger le
À première vue, l’énoncé de ce principe pourrait concept d’art, à en repenser les frontières, comme
répondre à une définition de l’art conceptuel dans « tentative pure et consciente d’elle-même ». On
son acception la plus large. L’artiste qui fait ici trouve avec la Création permanente la formula-
œuvre théorique pose une équivalence entre trois tion d’une pensée tout à fait antagoniste de cet art
« possibilités » d’évaluation des œuvres, qui selon du verbe, et le Principe d’équivalence en est en
une conception traditionnelle de l’art se doivent quelque sorte le noyau. L’élaboration théorique à
de répondre à certains critères esthétiques. laquelle s’essaie R. Filliou dans Teaching and
R. Filliou évoque ici trois modalités du « faire » Learning vise en effet à substituer au concept
artistique : le « bien faire » postule que la réalisa- d’art celui de créativité. À l’inverse, Donald Judd,
tion artistique répond à des critères esthétiques – convoqué par J. Kosuth comme exemple d’auto-
et le « bien fait » est le couronnement de l’inten- rité, déclare « inutiles » les notions de « non-art,
tion artistique par la technique. La production de anti-art, art non-art, art anti-art », et affirme que
l’œuvre constitue un objet esthétique, dans le cas « si quelqu’un dit que son travail est de l’art, c’est
où il est « réussi » il peut alors susciter chez le de l’art3 ». R. Filliou veut avec le Principe d’équi-
spectateur un jugement esthétique de type « c’est valence « donner un nouveau souffle » à « des
beau ». La modalité du « bien faire » est celle qui
distingue l’artiste du non-artiste dans une concep-
tion de l’art selon laquelle l’œuvre devrait témoi- 2. Joseph KOSUTH, « Art as idea as idea », entretiens avec
gner physiquement de la virtuosité de l’artiste. Jeanne Siegel, dans Interviews, Stuttgart, Patricia Schwarz,
1989, p.46.
3. Donald JUDD, Écrits : 1963-1990, A. Perez (trad.), Paris,
1. R. FILLIOU, op. cit., p. 248. Daniel Lelong, 1991, p. 22.

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Revue Proteus n°1, le médium

concepts habituels vidés de sens » en les réinter- Abandonner l’appréhension esthétique de


prétant. Il propose ainsi les définitions suivantes : l’œuvre d’art
La Création permanente, concession entre l’art de
Art : créativité vivre et le possible, décrit plus qu’un effet d’am-
Anti-art : diffusion et distribution des œuvres biance, une atmosphère où l’art se trouverait à
issues de cette créativité. l’état gazeux5 ; il est plutôt la résolution consciente
Non-art : créer sans se préoccuper de savoir si les qu’au nombre de toutes les activités humaines se
œuvres seront distribuées ou non1. glissent celles qui feront œuvre, non par opposi-
tion à d’autres mais par juxtaposition. L’artiste est
Alors que D. Judd évoquait le « travail » de l’ar- un décideur, et l’art ne peut être que l’ensemble
tiste, R. Filliou propose une définition de la créati- abstrait regroupant, par l’exposition ou par le
vité, « concept bien plus utile » que celui d’art, musée imaginaire, ses engagements. Aussi voit-on
comme « forme de loisirs organisée2 », retrouvant bien que cette axiologie agit par abolition des cri-
ainsi la définition de l’otium3 : tères d’appréciation esthétique au sens large, jus-
qu’à inclure l’ « existence » dans ces critères. Cette
Je définirais le « sens de la poésie » comme le
abolition conduit en droite ligne à la révocation
fait d’apprécier les loisirs, la « poésie » comme
organisation créative de ces loisirs et les « poèmes » du médium artistique, non pas parce qu’il serait
comme élargissements de l’espace de liberté4. obsolète, mais seulement parce qu’il devient paral-
lèle. Timothy Binkley observe dans un article de
On voit ici combien ces qualifications de la poésie 1977 :
s’écartent d’une conception traditionnelle d’après
laquelle un art se définit par le matériau qu’il tra- Le concept de support communicationnel a été
inventé par la pensée esthétique afin d’expliquer
vaille. La poésie est moins le travail du langage
l’identité des œuvres d’art qui s’articulent autour de
que l’engagement de l’artiste, lequel doit penser qualités esthétiques. Dès lors que l’art met en ques-
les pratiques créatives comme propédeutiques à la tion les diktats de l’esthétique, il abandonne les
libération de l’individu. La Création permanente conventions des media6.
apparaît comme le souhait d’une société ou l’art
est à ce point non-spécifique que tout peut en Par conséquent, le spectateur et le philosophe,
prendre l’habit. Dans cette perspective, l’art se s’ils veulent comprendre de quoi il est question
voit écarté du cercle tautologique dans lequel l’en- dans bon nombre d’œuvres d’art, doivent se
ferme les conceptuels, au lieu de quoi, à l’opposé, déprendre de la perception esthétique, qui consti-
il se dissout dans une praxis sociale au sein de tue pour T. Binkley une simple convention au
laquelle la créativité n’est plus tant son moteur même titre que la mimesis dans l’art classique.
que sa condition de possibilité. Ce changement de C’est aussi la leçon professée dans Teaching : si
paradigme engage aussi à modifier le rapport du l’art s’appuie sur des valeurs, celles-ci ne peuvent
public à l’art, que les murs blancs de la galerie et ne doivent pas correspondre à des critères
n’ont plus vocation à protéger de l’indistinction, esthétiques ; l’artiste se doit de penser l’élargisse-
notamment esthétique. ment du domaine de l’art, celui-ci se devant d’être
porteur de valeurs existentielles 7. Dans sa dimen-
1. R. FILLIOU, op. cit., p. 69.
2. « Je parle beaucoup d’art et je vous entends déjà
demander : mais au fait, qu’est-ce que l’art ? Et bien il y a 5. Cf. Yves MICHAUD, L’art à l’état gazeux, Essai sur le
quelques années, je répondais : ce que font les artistes. Et triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003. L’auteur y
que font les artistes ? Ils organisent leurs loisirs de manière défend la thèse selon laquelle « l’art s’est volatilisé en éther
créative. Vous pouvez trouver beaucoup d’autres définitions esthétique », ce qui est loin de signifier qu’il devient à la
– moi aussi – mais dans le cadre de cette étude, je m’en portée de tous.
tiendrai à celle-ci : l’art est une forme de loisir organisée ». 6. Timothy BINKLEY, « "Pièce" contre l’esthétique », art. cit.,
R. Filliou, op. cit., p. 23. p. 53.
3. Anne MŒGLIN-DELCROIX, « Une pédagogie de la 7. R. FILLIOU, op. cit., p. 212.: « Ce que je dois partager avec
libération », dans R. FILLIOU, op. cit., Postface, p. 255-261. tout le monde, c’est le truc de la création permanente. Un
4. R. FILLIOU, op. cit., p. 23. Institut Création permanente. Basé sur la joie, l’humour, le

14
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

sion textuelle, le Principe est un slogan, un mani- le moment fondamental de sa fabrication. Il en va


feste qui est le mot d’ordre que se donne l’artiste de même pour la série des télégrammes réunis
pour créer. En énonçant cette équivalence sous le titre I’m still Alive. L’artiste n’a fait œuvre
R. Filliou se fait le héraut d’une conception de qu’en fournissant à ses proches ainsi qu’à cer-
« l’art comme expérience », justifiant ainsi son illi- taines galeries d’art la preuve qu’il est encore en
mitation « de principe1 ». Alors que la théorie ins- vie (ce qu’exprime le titre). Alors que l’œuvre
titutionnelle réduit l’art à une « pure et simple consiste en la réalité du message délivré par l’ar-
classe d’objets », indépendants de toute évalua- tiste en un performatif, la saisie du message ne
tion, le Principe récuse la validité d’une évaluation s’en fait pas moins au moyen du télégramme pro-
de l’œuvre fondée sur des qualités esthétiques tout prement dit, lequel est exposé dans les musées à
en reconduisant une axiologie non pas fondée sur titre d’objet d’art. Il est manifeste que l'intention
la qualité mais sur la valeur artistique, laquelle est d'On Kawara ici, contrairement aux pratiques
égale que l’exécution de l’œuvre soit bonne, mau- Mail Art qui s'inventent dans la mouvance du
vaise, ou absente. courant Fluxus, n'est pas de démocratiser ou de
L’importance accordée à la notion de médium décentraliser l'art ou de jouer et se jouer des
et a fortiori à sa qualité est révélatrice de partis moyens de communication pour penser de nou-
pris profondément divergents quant à ce que doit velles potentialités créatives. Dans les pratiques
être l’art, et même en définitive quant à ce qu’il Mail Art, c'est l'envoi qui constitue l'œuvre, ce qui
doit faire. L’art conceptuel, en dépit de l’idée court-circuite l'institution artistique.
selon laquelle son essence est mentale, investit un On le voit, On Kawara exprime à travers ses
support d’expression chargé de donner à voir au œuvres le primat de son existence esthétique sur
spectateur ce que l’art lui donne à penser. Par là, l’expérience esthétique, pourtant ce qu’il offre au
la dette de l’art à sa matérialisation est grande, spectateur n’est que l’intuition d’après médium
puisque le penser procède du voir, quitte à ce que que son art est dans la continuité entre les deux,
la saisie mentale de l’œuvre fasse apparaître sa dans sa sphère autonome ; tandis que R. Filliou
physicalité comme secondaire, inessentielle. Pre- nous incite à considérer que l’art excède les condi-
nons l’exemple du travail d’On Kawara. Cet tions de sa réception comme de sa création, dans
artiste engage une réflexion sur la relation de l’ar- une toute autre forme de continuité.
tiste à son œuvre, une relation qu’il essaie de
rendre sensible dans une forme d’objectivité fac- La Création Permanente , ou la continuité
tuelle passant par la divulgation d’une informa- de l’artiste et de l’œuvre
tion. Ainsi sa série des Date Paintings, réalisées Un paradoxe apparaît alors dans la pensée esthé-
selon la technique classique de l’acrylique sur toile, tique de R. Filliou entre la dissolution de l’art dans
ne donne à voir au spectateur que la date de réali- la création et le maintien de la figure de l’artiste à
sation de l’œuvre. Les pigments ne sont pas dis- l’œuvre, car somme toute l’art n’est pas le fait de
posés sur la toile pour rendre l’apparence d’objets n’importe qui, mais d’abord celui des artistes.
figurés, pas plus qu’ils n’expriment une donnée Derrière ce truisme se profile une éthique tout
émotionnelle ou spirituelle abstraite. Ils n’offrent autant qu’une politique dont la Création perma-
à la vue que le bien fondé de leur utilisation : le nente définit le programme en se définissant elle-
repère temporel reliant l’artiste à son œuvre dans même. Car être artiste, c’est créer des œuvres
d’art, et peut-être même créer tout court. Par
conséquent, dès qu’il cesse de créer, l’artiste cesse
dépaysement, la bonne volonté et la participation ».
1. A. MŒGLIN-DELCROIX dans un article consacré aux « deux
d’en être un. Pour résoudre ce problème, il fau-
sources de l’illimitation en art » oppose une esthétique drait réaliser un modèle de société dans lequel la
analytique, adossée à la théorie institutionnelle de Georges division entre loisir et travail ne soit pas au fonde-
Dickie et représentée par J. Kosuth, à une esthétique ment de l’économie politique telle qu’on la
pragmatiste dont Allan Kaprow serait l’exemple et qui connaît. La possibilité qu’engendrerait le dépasse-
prend appui sur la philosophie de John Dewey. dans Les
Frontières esthétiques de l'art, actes du colloque
ment de cette opposition analysée par Karl Marx,
international, 26-27 novembre 1998, Paris, L'Harmattan, est ce que R. Filliou appelle « art de vivre ».
1999, p. 37-38. K. Marx fait de l’artiste celui qui trouve dans la

15
Revue Proteus n°1, le médium

possibilité de la création artistique une liberté que l’art comme métier, l’artiste impose que soient
ne permettent pas les conditions sociales et éco- candidates à l’appréciation esthétique des choses
nomiques. L’artiste est pour le philosophe celui qui échappent aux catégories traditionnelles de
qui oppose à une richesse matérielle factice une l’art. R. Filliou décrit ainsi l’artiste comme un
richesse authentique qui consisterait en un épa- « génie sans talent » mais pas sans œuvres :
nouissement de toutes les facultés.
Demain, si tout le monde entend parler de la
L’homme riche est en même temps celui qui a possibilité d’utiliser ses loisirs de manières créative,
besoin d’une totalité de manifestations humaines tout le monde pourra devenir un artiste : un bon-à-
de la vie. L’homme chez qui sa propre réalisation rien (en ce sens qu’être assis sous un arbre et regar-
existe comme une nécessité intérieure, comme un der le ciel n’est bon à rien) bon-à-tout (la spécialisa-
besoin1. tion et le fait d’être bon à quelque chose étant lais-
sés aux machines). Alors l’art sera vraiment ce que
Pour R. Filliou si la création artistique est désalié- font les artistes, sociologiquement parlant3.
nante, cela n’a pas de sens de ne penser cette
désaliénation que dans la sphère autonome de Ainsi l’œuvre est aussi définitoire de l’artiste que
l’art. La Création permanente porte l’espoir que si le créateur n’est générateur de créations. Ce chan-
la créativité peut être pensée comme chose du gement de terminologie met l’accent sur une
monde la mieux partagée, alors la liberté que l’ar- continuité de fait entre l’agent et la production
tiste trouve au sein de la création artistique sera quelle qu’elle soit. Par conséquent, il serait légi-
ainsi accessible au plus grand nombre. Selon cette time d’en déduire que l’opposition bien fait/mal
conception de « l’artiste est tout le monde », fait rend caduque la distinction normative qui
propre à R. Filliou dans sa translation du « tout le existe entre l’artiste contemporain et le peintre du
monde est artiste » de Joseph Beuys2, la création dimanche4. Or, R. Filliou lui adjoint l’opposition
est un muscle dont l’exercice, à nouveau, est poli- fait/pas fait, qui ne manque pas de resituer la
tique. Il s’agit donc d’en repenser toute l’exten- réflexion sur le terrain de l’ontologie.
sion, car en même temps que R. Filliou en déplace Une autre dimension marque en effet le Prin-
les exigences quantitatives, il fait de l’activité créer cipe, celle plus plastique qui se résume à un tam-
quelque chose de beaucoup plus vague que celle pon apposé par l’artiste sur le texte lui-même ainsi
de créer des objets. Ceci dit, il n’y a pas de façon que sur certaines de ses œuvres par la suite. Le
simple de caractériser la création chez R. Filliou, tampon exemplifie par métonymie le « geste » de
lui adjoindre l’épithète « artistique » ne facilite pas R. Filliou5 consistant à décider de quel mode
le travail. En peu de mots, la création artistique l’œuvre procède dans une gamme comprenant
n’est spécifique qu’à mesure qu’elle est exécutée sans hiérarchie la mention : « bien fait » ; « mal
par l’artiste au titre de ce qui doit répondre au réel fait » ; « pas fait ». L’artiste peut décider dans le
par l’art. Autrement dit « spécifique », elle ne l’est petit carré prévu à cet effet laquelle de ces trois
pas. Elle ne peut être que volontaire et le fait d’un mentions, équivalentes par principe, correspond à
artiste en pleine possession spirituelle de son art, l’œuvre estampillée. Une œuvre doit-elle nécessai-
c’est-à-dire disposé à aligner l’activité créer sur la rement être façonnée pour exister ? L’art n’a-t-il
non-activité vivre. Cette exigence s’assortit on l’a
vu d’une déspécialisation de l’artiste par laquelle 3. R. FILLIOU, op. cit., p. 82.
déjà vacille la notion de médium. En abandonnant 4. Relation déjà interrogée par le conceptuel John Baldessari
en 1969-70 avec ses Commissioned Paintings, lesquelles
sont (bien) faites par des peintres du dimanche sans que
1. Karl MARX, Sur la Littérature et l'art. Textes choisis , puisse leur être attribuée une quelconque valeur artistique
« Manuscrit de 1844 », Paris, Éditions sociales, 1954, p. 170. sans l’entremise de J. Baldessari, qui s’approprie leur savoir-
2. A. MŒGLIN-DELCROIX, « Une pédagogie de la libération », faire.
op. cit., p. 261. « Tandis que Beuys insiste sur la banalité de 5. Dans un récent ouvrage intitulé Esthétique de la Vie
la création, présente dans les actions de « tout le monde », ordinaire (Paris, PUF, 2010), Barbara Formis se penche elle
Filliou prend acte […] de la manière dont réciproquement aussi sur le Principe d'équivalence en étudiant les pratiques
l’artiste partage la banalité de « tout le monde », c’est-à-dire artistiques qui font le « pari du geste », comme l'évoque le
les mêmes faiblesses et impuissances ». titre du quatrième chapitre.

16
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

de consistance que dans la matière, fût-elle et dans lequel « le corps semble entraîner la pen-
sonore1 ? Michel-Ange, s’inspirant peut-être d’un sée5 » plutôt que l’inverse. En cela, il est artistique
passage de la Métaphysique d’Aristote sur la s’il lui est accordé une certaine force de proposi-
sculpture2, semblait avoir pour croyance que ses tion. Celle-ci, sur le mode constatif, va souvent
œuvres préexistaient dans le bloc de marbre, son consister en un geste documenté comme une
métier ne consistant en fin de compte qu’à les en action mobilisant au mieux le corps de l’artiste, ou
extraire. Dans un même esprit, imaginons bien seulement une intentionalité. Sa fonction
R. Filliou, retrouvant hypothétiquement un bloc anti-symbolique et anti-virtuose est exemplifiée
de marbre dans l’atelier du « divin artiste », pour- par la série des Gestes6 de l’artiste Ben Vautier,
quoi ne pourrait-il pas estampiller la pierre de la réalisée entre 1958 et 1972. Entre autres : vomir,
mention « pas fait » ? Assurément il le pourrait, à dénouer un nœud, regarder le ciel, planter un
ceci près que R. Filliou n’avait vraisemblablement clou, attendre, etc. Le geste revêt donc deux sens
pas pour dessein de qualifier – au sens sportif du différents mais aisément superposables : au sens
terme – d’autres œuvres que les siennes. Il y a général, il est d’abord synonyme de mouvement,
chez les deux artistes moins de légèreté qu’il n’y ensuite en un sens technique, il peut être syno-
paraît sur la question de l’ontologie. En effet, nyme de proposition. On voit par là que le geste
pour eux la notion d’existence semble plus com- n’a pas de médium propre, et tend même à s’exé-
plexe qu’un simple découpage de l’être sur le non- cuter contre le médium, contre l’effectuation d’un
être. Il est clair que l’œuvre peut à la fois exister et travail d’agencement de la matière.
rester à faire. Le changement déterminant l’écart La notion de geste de l’artiste existe depuis la
de l’un à l’autre ne s’affirme pour Étienne Souriau plus haute antiquité. On se rappelle l’épisode dans
que par étapes dans l’élaboration de l’œuvre. lequel le peintre grec Protogène7, exaspéré de son
échec à représenter correctement la bave d’un
Chaque acte du statuaire, chaque coup de ciseau chien, jetta son éponge de travail sur son œuvre,
sur la pierre, constitue la démarcation mobile du réussissant par ce geste d’humeur là où il avait
graduel passage d’un mode d’existence à un autre3. échoué en usant de patience et de métier. Sans
revendiquer cette ascendance légendaire,
La formulation d’une idée d’œuvre peut la consti- R. Filliou accomplit néanmoins par le Principe
tuer aussi bien que sa réalisation, simplement elle d’équivalence un geste par lequel l’échec, l’aban-
ne le fait qu’au titre d’un autre mode d’existence. don et la réussite reviennent au même. Avec le
En somme, le Principe vient appuyer l’idée que
l’œuvre peut, sans rétrograder du point de vue de
sa valeur, laisser à désirer. 4. Le geste est donc particulièrement représentatif de l'art-
amusement prôné par George Maciunas : « L’art amusement
Fluxus est l’arrière-garde, sans aucune prétention ou
Le geste, une œuvre malgré tout incitation à participer à la compétition de « l’art de faire
C’est cette idéologie qui donne jour, sous l’égide mieux que les autres » avec l’avant-garde. Il lutte pour des
du courant Fluxus, à la notion de « geste ». Moins qualités non-théâtrales et monostructurelles de l’événement
proche du latin gesta (l’exploit) que de l’anglais naturel simple, un jeu ou un gag. ». George Maciunas,
jest, la plaisanterie4, le geste est un acte banal, « Fluxus Manifesto », 1963, cité et traduit par Olivier Lussac
dans « Fluxus et propagande politique : des buts sociaux,
c’est-à-dire sans signification ou relief intrinsèque, non esthétiques », Actuel Marx, no 32, p. 169-183.
5. Entrée <GESTE> du Dictionnaire d’Esthétique et de
philosophie de l’art, J. Morizot et R. Pouivet (dir.), Paris,
1. L’art d’esprit Fluxus a précocement répondu à cette Armand Collin, 2007, p. 212.
question en investissant ses expériences dans le domaine de 6. Ce travail adopte pour la postérité la forme livresque, où
la musique contemporaine. La pièce de John Cage 4’33” sont rassemblées des photographies mettant en scène
(1952), long silence artistique comprenant la pollution l’artiste à l’œuvre. Mes Gestes 1958-1972, BEN, pour ou
sonore et intempestive du non-artistique dans le concert est contre. Une rétrospective, Marseille, MAC, Galeries
là pour le rappeler. contemporaines des musées de Marseille, 1995, p. 77-79.
2. Cf. ARISTOTE, Métaphysique, IV, 6, 1048a. 7. Cf. PLINE L’ANCIEN, Histoire Naturelle, XXXV. Il fut
3. Étienne SOURIAU, « Du mode d’existence de l’œuvre à vraisemblablement imité par Néaclès, soucieux de
faire », dans Les différents Modes d’existence , Paris, PUF, représenter à l’aide d’un aussi heureux hasard l’écume d’un
2009, p. 201. cheval.

17
Revue Proteus n°1, le médium

Principe, R. Filliou parachève son traité d'éduca- pouvoir signer donc revendiquer la totalité du réel
tion et d'apprentissage par les arts vivants et en – des trous considérés comme objets trouvés aux
tant qu'arts vivants (c'est là une traduction pos- classeurs des écoliers vendus en nombre dans les
sible du double sens contenu dans le titre anglais supermarchés – R. Filliou fait de l’illimitation de
de l'ouvrage Teaching and Learning as Perfor- l’art contenue dans le Principe d’équivalence le
ming Arts) et propose un outil rhétorique permet- point d’ancrage d’une idéologie du « Faites-le
tant la critique de l’ordre esthétique traditionnel. vous-mêmes ». Et de fait R. Filliou choisit de
Faut-il y voir une forme d’esthétisation de la vie, mener et de décrire une vie exemplaire qui récon-
une banalisation de l’art qui consacrerait la vic- cilierait travail et loisir, activité libre et activité
toire de nos cultures de masses, égalitaristes et contrainte. La dimension expérimentale de sa pra-
démocratiques, sur les ambitions classiques ou tique consiste à créer sans produire d’objets sus-
modernes de l’art ? L’ouvrage de R. Filliou tend ceptibles d’être monétarisés, à œuvrer en multi-
plutôt au récit de « vie exemplaire », dans la pliant les gestes exemplaires d’une créativité qui
mesure où il relate le parcours d’un économiste échapperait à la réification. Le refus formulé par
devenu non pas artiste mais « poète » œuvrant à la R. Filliou est donc moins un refus de l'artistique
« création permanente de la liberté permanente ». que de l'économie marchande de l'art, alors que
Idées et gestes sont ainsi convoqués dans son Ben cherche au contraire à inclure dans cette éco-
ouvrage - dans un improbable musée du non-art nomie la totalité des gestes et des objets de la vie
qui rappelle la Galerie légitime, ce chapeau dans ordinaire. Relié au corps de l’artiste, non à titre de
lequel R. Filliou exposait les œuvres de Benja- matériau mais par réflexion de son statut de créa-
min Patterson et les présentait aux passants pari- teur, le geste mobilise une pratique artistique
siens - comme autant d’exemples et d’outils desti- « performant » le pouvoir social appartenant à
nés à propager un faire artistique libérateur qui l’artiste. Par le geste d’apposer le tampon du Prin-
choisit volontairement de se moquer de l’exposi- cipe sur ses œuvres ou ses projets d’œuvres
tion et de la distribution des œuvres au sein de R. Filliou prend à rebours le pouvoir juri-
l’institution, refusant ainsi les conventions propres dique imparti à l’artiste. L'artiste peut en effet
au monde de l’art. L’artiste Ben souhaitait « la réa- faire jouer son statut comme une charge institu-
lisation de tous les verbes en tant qu’œuvres tionnelle autoproclamée en suivant le principe
d’art ». On trouve d’ailleurs chez lui la même d’après lequel une décision de l’artiste génère l’art
expression d’indifférence face à l’axiologie esthé- au cours du processus que Souriau appelle l’ « ins-
tique : tauration » et qui engage comme par une sorte de
convention tacite tous les acteurs du monde de
Je pourrais, bien ou mal, refaire un happening, l’art, spectateurs inclus.
ne rien faire. Je pourrais tout faire, car j’en ai la pré- Le Principe d’équivalence est la subversion de
tention1. ce fonctionnement instauratif où le coup de tam-
pon de l’artiste sonne comme le coup de marteau
Ben maintient cependant, contrairement au sou- du juge, complément symbolique de l’énonciation
hait de R. Filliou, la catégorie professionnelle spé- performative par laquelle il « dit le droit » alors
cifique de l’artiste et le pouvoir « juridique » de que la signature de Ben joue et se joue à l'infini de
déclaration d’art, qui inscrit les productions de ce même fonctionnement.
l’artiste dans une économie marchande – et le
terme de « prétention » est ici particulièrement Conclusion
éclairant pour penser ce qui oppose les démarches Il semble bien que les œuvres de J. Kosuth
artistiques de Ben et de R. Filliou. Les deux comme les œuvres et projets d’œuvres recueillis et
artistes semblent s’accorder sur le fait que « l’art exposés par R. Filliou dans son ouvrage, « galerie
est ce que nous faisons et nous faisons ce que légitime », sont analysables comme conceptuels
nous voulons ». Cependant, alors que Ben prétend quand bien même les premiers le seraient sur fond
de défense et illustration de l’art alors que les
1. Cf. BEN, « Happening et event », texte pour l'exposition seconds le seraient dans la négation de sa nature
Impact, Musée d'art moderne de Céret, été 1966. conventionnelle. En ce sens, que la possibilité de

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

voir des œuvres d’art de R. Filliou réside dans la associé au Principe d’équivalence témoigne-t-il
seule fréquentation des musées – alors qu’elles d’une réflexion sur la poïesis qui se rapproche
témoignent de la volonté d’en abattre les murs – d’une réflexion sur la praxis.
apparaît comme singulièrement ironique.
En effet, les conditions optimales d’exposition
ménagées par le white cube ne permettent juste- Cécile MAHIOU et Benjamin RIADO
ment pas de mesurer l’antagonisme profond de
l’engagement artistique Fluxus à l’égard de l’art
conceptuel, puisque les œuvres de R. Filliou
n’étaient pas destinées à être exposées. Faut-il
donc tenir le musée d’art comme une « galerie
illégitime » ? C’est la question que pose l’appari-
tion des gestes artistiques, dont la raison d’être est
de récuser la validité esthétique des objets mon-
trés dans un espace autonome. C’est pourquoi le
geste ne peut être analysé en terme de médium :
les deux appartiennent – comme on le voit avec
les gestes Fluxus – à des logiques parallèles, pour
ne pas dire concurrentes. Tandis que l’œuvre met-
tant en valeur son médium accomplit l’opération
de le faire rentrer dans une définition sans cesse
enrichie de l’art, le geste Fluxus relève d’une dé-
définition de l’art, ayant prétention de le
confondre avec la vie au lieu de le confronter à
elle. En ce sens, on peut tenir l’art conceptuel
comme un art attaché au médium, puisque celui-ci
permet de signifier que l’œuvre d’art est avant tout
une vue de l’esprit, auprès de laquelle le médium
apparaît comme contingent, voire secondaire. Or
il ne l’est pas. Dans le geste, la question du
médium n’a aucune consistance, et aucune perti-
nence, ce qu’il met en valeur n’est pas un objet
d’art mais un outil critique. Avec le Principe
d’équivalence R. Filliou propose une méthode, un
programme de recherche et récuse la validité
d’une appréciation et d’une évaluation des qualités
esthétiques de celui-ci, en faisant une « œuvre
hors-médium », hors logique-de-médium. Ce n'est
donc pas la nature esthésique du geste qui importe
ici mais bien sa nature poïétique. C’est la force
processuelle de la création artistique qui est signi-
fiée ici et le Principe nous aide à percevoir com-
ment cette dernière exemplifie la création
humaine en général1. Aussi le geste spécifique

1. Nous reprenons ici à Hans Joas sa thèse de l'art comme


« métaphore de l'agir humain ». Cette métaphore recouvre tout de l’agir, à savoir le libre et entier exercice de sa
deux idées complémentaires : premièrement, l’idée que créativité et sa propriété à donner un sens à chaque agir.
l’activité artistique est exemplaire de la création humaine. Cf. Hans JOAS, La Créativité de l'agir, Paris, Éd. du Cerf,
Deuxièmement, l’idée que l’art paraît absorber et réaliser le 1999.

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Revue Proteus n°1, le médium

Le médium nomade
du logogramme et du logoneige
de Christian Dotremont

Définir l’œuvre d’art par sa physicalité1, c’est-à- gramme, en 1962, – une peinture de l’écriture à
dire par le fait qu’elle s’incarne dans un médium et caractère poétique, un poème peint qui dérègle la
qu’elle existe grâce à son support d’inscription, lettre de l’alphabet latin, grâce à un geste spontané
induit une classification des productions artis- et à une formalisation subjectivée des signes gra-
tiques selon le type de médium qui les réalise. Dès phiques. La composition du poème et, simultané-
le début du xxe siècle, les pratiques fondamentale- ment, sa peinture à l’encre de Chine proposent
ment interartistiques, celles des avant-gardes futu- une version de l’écriture romaine transfigurée.
ristes, dadaïstes et surréalistes, bouleversent les L’hybridité générique du logogramme, peintu-
attendus esthétiques des genres institués et re-écriture, poème graphique, authentique « écri-
mettent à mal le concept de médium dans sa capa- peinture2 », produit une confusion généralisée des
cité de définition de l’œuvre d’art. Si le souci techniques, des matériaux et des supports caracté-
d’une physique de l’œuvre préside à certaines ristiques à l’activité picturale ainsi qu’à celle poé-
expérimentations avant-gardistes, telles que celles tique. À ce titre, le logogramme peut être consi-
du surréalisme révolutionnaire ou du groupe déré et appréhendé tout autant comme une pein-
Cobra, notamment dans la praxis d’un inconscient ture que comme un poème. Lorsqu’il est exposé
de la matière et d’un automatisme de la main dans une galerie d’art ou dans un musée, il
(dépassant la seule dimension psychique), il ne recouvre le statut de tableau ; quand C. Dotre-
s’agit pour autant pas d’inscrire l’œuvre d’art dans mont conçoit une série de logogrammes destinée
une appartenance à un médium. Au contraire, il à constituer un recueil poétique, la logographie
importe qu’elle explore la mutation des supports embrasse les caractéristiques propres au livre.
grâce à sa mixité générique – un médium peut L’organisation spatiale de la page et la composi-
accueillir plusieurs genres, ainsi peinture et photo- tion du tableau répondent de logiques différentes,
graphie concourent au livre et textes et mots com- qui sont annulées par l’indistinction catégorielle
posent le tableau. du logogramme. Selon le médium adopté et le
La clôture et l’exclusivité du médium relative- cadre d’exposition ou la structure de diffusion, le
ment à une pratique, l’enfermement muséal logogramme semble, a priori, s’inscrire davantage
auquel l’œuvre est réduite afin de bénéficier d’une dans une filiation picturale ou inversement poé-
réception ainsi que la normativité du signe gra- tique, bien que sa forme demeure similaire.
phique nourrissent l’impulsion esthétique subver- L’évolution du logogramme en logoneige ou
sive de Christian Dotremont. Il lui importe de logoglace – logogramme tracé dans la neige ou
recouvrer un art originel, spontané, dont l’expres- dans la glace –, lors des séjours de C. Dotremont
sion est protéiforme et multiple, en dépassant, en en Laponie, complexifie encore l’expectative
transcendant les frontières et les codes discipli- d’une catégorisation, les médiums se multipliant et
naires. Naît de cette quête de la forme plurielle et se diversifiant. L’abandon du médium papier, de
indifférenciée, du désir d’un art total, le logo- la surface plane de la feuille, s’effectue au profit
du médium naturel de la neige, lui-même relayé
par celui de la pellicule photographique. Le chan-
1. Cf. Richard WOLLHEIM, L’Art et ses objets, R. Crevier gement de support ne bouleverse pourtant pas
(trad.), Paris, Aubier, 1994. R. Wollheim propose de
caractériser en partie l’œuvre d’art par sa physicalité, c’est-à-
dire comme étant, notamment, un objet physique dont l’une 2. Pierre ALECHINSKY, Des Deux mains : traits et portraits,
des propriétés est d’appartenir à un médium . Paris, Mercure de France, 2004, p. 66.

20
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

fondamentalement l’économie de la logographie, marge ne concerne pas uniquement la structure


ce qui suggère que le médium ne représente pas interne de la page, mais opère au-delà. La pratique
un critère de définition du logogramme satisfai- du hors-page – étalement et débordement du
sant. Néanmoins, la mutation et la succession des logogramme sur la page qui suit –, selon une
médiums demeurent des constantes de la forme logique de l’épanouissement logographique, est
logographique et participent de sa réalisation. Dès récurrente, particulièrement dans Logbook.
lors, dans quelle mesure le jeu avec le support, le Le logogramme intitulé Source contre la
choix dotremontien d’un médium nomade carac- montre de la mort2 débute à l’extrémité droite
térisent-ils l’esthétique du logogramme? L’analyse d’une page où se termine (du côté gauche de cette
de l’album de logogrammes Logbook (1974) ainsi même page) le logogramme précédant. Le mot
que des photographies du logoglace Nouvelle « source », dont les lettres sont condensées et
sémantique (1976) et du logoneige Emprunte mes entremêlées au sein d’un périmètre restreint, est
empreintes (1976) permettra de déterminer la por- peint à l’intersection des deux pages, alors que la
tée du parti pris de Christian Dotremont d’explo- suite et fin de l’expression investissent spacieuse-
rer plusieurs types de médium dans l’élaboration ment la page suivante. La déformation importante
du genre logographique. des lettres, l’épaisseur du tracé à l’encre de Chine,
l’absence d’un axe fixe (tel qu’en dispose habituel-
Quand la page n’est plus une page, le lement le texte) associées aux inconstances de la
logogramme est un tableau ligne rendent, à bien des endroits, la graphie abs-
La praxis de C. Dotremont manifeste que la poé- traite et manifeste un trait aux accents picturaux.
sie réside dans la matérialité de l’écriture manus- Le désir de conférer une plasticité au poème
crite, qu’elle répond d’une ontologie graphique et induit C. Dotremont à défaire les normes propres
qu’elle se réalise à travers la présence manuelle de au système de communication graphique et à
la subjectivité créatrice. L’écriture poétique du introduire un faire pictural dans la pratique de
logogramme rejoint la peinture, dans la mesure où l’écriture. Il supplante aussi les contenus linguis-
elle constitue une trace inscrite, celle du pinceau, tiques admis en procédant à un travestissement et
sur une surface plane. En 1950, Clement Green- à un renversement de proverbes ou d’expressions
berg définit l’essence de la peinture moderniste figées : ainsi, l’expression « course contre la
par la planéité, l’univocité et l’irréductibilité de son montre » est modifiée, dans le logogramme, en
médium, « seule condition que la peinture ne par- « source contre la montre ». La trajectoire du tracé
tageait avec aucun autre art, en sorte que la pein- logographique – c’est-à-dire l’élan du texte qui fuit
ture moderniste s’orienta vers la planéité et rien la page initiale et se déploie massivement sur la
d’autre1 ». Le logogramme, en tant que poème suivante – simule plastiquement une course qui
peint, genre mixte, est un cas litigieux : la page sur démarre à la figure graphique du mot « source ».
laquelle il s’inscrit recouvre les propriétés du Le sens initial de l’expression figée « course contre
médium pictural. L’utilisation de l’espace de la la montre » est présentifié graphiquement et se
feuille demeure inchangée que les logogrammes greffe à l’expression subvertie « source contre la
fassent l’objet d’une exposition ou qu’ils soient montre », elle-même représentée visuellement par
créés ou réunis au sein d’un recueil. le mot « source » qui forme un nœud isolé sur la
Lorsqu’il constitue la page d’un livre, le logo- page, un point d’ancrage tel une source. Le boule-
gramme congédie les normes graphiques et l’orga- versement de la langue et de l’écriture en acte
nisation spatiale traditionnelle du texte. La marge dans le logogramme procède autant de la modifi-
est abolie au bénéfice d’un espace uniforme, uni- cation des termes utilisés dans l’expression figée
voque, non segmenté, le tracé est délinéarisé et que de la métamorphose de la forme graphique
investit librement l’ensemble de la surface. Le conventionnelle des mots.
processus d’annexion et de neutralisation de la

1. Clement GREENBERG, « La peinture moderniste » (1960),


dans À Propos de « La critique », D. Chateau (dir.), Paris, 2. Christian DOTREMONT, Logbook, Paris, Yves Rivières,
L’Harmattan, 1995, p. 320. 1974, p. 98-99.

21
Revue Proteus n°1, le médium

La révolution de l’espace graphique confère à essaie de restituer dans les orientations et les
la poésie et à l’écriture une expressivité réelle, variations du trait du logogramme la silhouette
renouvelée et configure une page aux vertus for- d’un arbre défeuillé qui se détache de l’horizon
melles et visuelles du tableau. La transgression de blanc, la trace d’un traîneau dans la neige vierge, la
la limite de la page suggère implicitement l’insuffi- précarité de la lumière polaire hivernale, la sensa-
sance du format. À mesure de sa pratique du tion d’une tempête de neige. Un nouvel espace-
logogramme, C. Dotremont adopte des formats temps, vécu et intériorisé, est présentifié à même
de plus en plus grands, le mouvement d’expansion la feuille du logogramme.
spatiale s’avère être inhérent à l’esthétique du
logogramme. Une pleine efficience de la logogra- Je dois d’ailleurs ajouter, quant à l’abstraction,
phie requiert d’élargir les perspectives et de trans- que les formes, les formes aussi, indépendamment
cender les différents types de médium. même du contenu, de plusieurs de mes logo-
grammes me semblent refléter quelque peu figurati-
Il estime être loin encore d’avoir ne serait-ce vement le paysage lapon ; il est probable que le noir
qu’abordé les possibilités immenses du travail logo- et blanc et les gris et bleus du paysage lapon hiver-
grammatique. Surtout il aimerait peindre de plus nal, les couleurs du paysage lapon solaire, les
grands espaces, des murs, des fresques, qui permet- espaces, les arbres, les étoiles, les monts, les îles, les
traient des explosions en chaîne. Et puis il croit êtres du paysage lapon inspirent aussi les formes de
n’être pas encore arrivé à une liberté suffisante. Les plusieurs de mes logogrammes2.
mises en page habituelles, les agencements conve-
nus continuent à brider le geste. Il est têtu, il les Le régime sémiotique et esthétique du logo-
brisera1. gramme répond d’une organisation spécifique à
l’espace désertique, qui rend effective l’influence
Mais, le grand format possède irrémédiablement, du territoire lapon relativement à la genèse logo-
bien que ce soit à une échelle moindre qu’à celle graphique. L’espace lisse, tel que défini par Gilles
de la page, des limites dimensionnelles qui nour- Deleuze et Félix Guattari, caractérise l’espace
rissent, chez le plasticien des mots, une nécessité lapon et, ce faisant, la forme du logogramme.
de mutation du médium afin de réaliser le logo-
gramme. L’espace lisse, haptique et de vision rapprochée,
a un premier aspect : c’est la variation continue de
Du logogramme au logoneige : l’élec - ses orientations, de ses repères et de ses raccorde-
tion du sol lapon en tant que médium ments ; il opère de proche en proche. Ainsi le
désert, la steppe, la glace ou la mer, espace local de
naturel
pure connexion […] Les orientations n’ont pas de
Entre 1956 et 1978, C. Dotremont séjourne sou- constante, mais changent d’après les végétations,
vent, l’hiver, à proximité du cercle polaire, dans les occupations, les précipitations temporaires3.
les villages de Haparanda (Suède), Rovaniemi
(Finlande), Ivalo (Finlande), Karasjok (Norvège), Grâce à la spontanéité du geste, le logogramme
où sa vie est rythmée par la découverte de l’im- procède d’une certaine imprévisibilité et d’une
mensité lapone et la création de logogrammes. La mutation permanente de ses trajectoires et de la
forme du logogramme naît de l’expérience du forme de ses liaisons. Effectivement, la manifesta-
paysage lapon, duquel elle assimile et esthétise tion graphique qui résulte de la peinture du logo-
certaines propriétés ou composantes. Le vide de gramme dépend de l’interaction, à chaque fois
la page, qui attend d’inscrire le poème, porte la renouvelée, du sens du poème, du sentiment et du
blancheur de l’espace enneigé finlandais, les geste de son scripteur au moment du tracé, du
empreintes humaines et animales sur le sol imma-
culé de ces territoires déserts sont associées à la
trace du pinceau sur la feuille. C. Dotremont
2. C. DOTREMONT, J’écris donc je crée, dans Traces,
Bruxelles, Jacques Antoine, 1980, p. 21.
3. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Capitalisme et
1. Max LOREAU, Dotremont : Logogrammes, Paris, Georges Schizophrénie t. 2 : Mille plateaux, Paris, Éd. de Minuit,
Fall, 1975, p. 83. 2004, p. 615.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

potentiel plastique que lui inspirent une lettre, un trophie de certaines lettres et l’entremêlement de
mot. La constante du logogramme est l’incons- d’autres empêchent parfois, même à l’aide de la
tance permanente du trait qui l’élabore et de son transcription, de repérer le début et la fin du logo-
orientation. L’espace lisse se caractérise encore gramme. La structure et l’économie de l’espace
par une fonction « haptique1 », c’est-à-dire de logographique s’apparentent à celles de l’espace
vision rapprochée, en correspondance avec la eskimo, de l’espace du désert de glace. L’absolu
structure du logogramme. graphique qui anime le logogramme fait écho à la
plénitude caractérisant les terres lapones.
Là où la vision est proche, l’espace n’est pas
visuel, ou plutôt l’œil lui-même à une fonction hap- Il m’arrive donc d’avoir le sentiment, quand je
tique et non optique ; aucune ligne ne sépare la trace un logogramme, d’être un Lapon en traîneau
terre et le ciel, qui sont de même substance ; il n’y a rapide sur la page blanche, et de saluer la nature
pas d’horizon, ni de fond, ni perspective, ni limite, comme au passage, par la forme même de mon cri
ni contour ou forme, ni centre ; il n’y a pas de dis- ou de mon chant ou des deux tout ensemble. En
tance intermédiaire, ou toute distance est intermé- tout cas, si la Laponie n’existait pas, je ne ferais pas
diaire. Ainsi l’espace eskimo2. des logogrammes ; je ne ferais rien du tout4.

Le logogramme annule la marge et le fond, dans la Le geste de réalisation ultime du logogramme,


mesure où la peinture se répand indistinctement celui affranchi des contingences du médium du
sur l’ensemble de la surface de la feuille – c’est-à- papier, est l’inscription de la graphie dans l’infinité
dire sans tenir compte d’une organisation gra- de la neige lapone. Le médium de la feuille, qu’il
phique ou d’une composition picturale spéci- s’agisse de celle de la page d’un livre logogramma-
fiques. Parfois, l’encre de Chine noire, omnipré- tique ou de celle d’une logographie exposée, com-
sente sur toute la page, ainsi que l’épaisseur et la porte un fini qui réprime l’utopie graphique de
densité de l’écriture logogrammatique éclipsent C. Dotremont. Substituer l’étendue enneigée
presque complètement la blancheur de la feuille, lapone au papier abolit la contrainte du format. À
le fond se révélant alors être la logographie elle- travers l’élaboration du logoneige ou du logoglace,
même – à la fois l’incrit et l’inscrivant, puisque l’écripaysure de C. Dotremont – la logographie se
l’encre déposée par un tracé récent du pinceau présentant comme une écriture-paysage, une gra-
touche, contamine ou croise celle d’un tracé anté- phie métaphorique porteuse en son sein de la géo-
rieur. Dans ce cas, la forme du logogramme se graphie de la Laponie – prend, dès lors, part au
délite, les contours de la graphie peinte s’atténuent paysage lapon, en jouissant de l’immensité de son
fortement, voire disparaissent, au profit d’une espace. Le désert de givre représente un espace
masse noire, véritable tache aveugle. La plasticité ouvert, sans limite, propice à un épanouissement
du logogramme – écriture transfigurée, parfois logographique total. Le changement de médium
méconnaissable ou totalement illisible, par induit, cependant, une actualisation du geste plas-
endroits particulièrement abstraite – contribue à tique ainsi qu’un renouvellement graphique. Tra-
brouiller la distinction entre l’initiation de la logo- cer le logogramme sur la glace modifie quelque
graphie et son interruption. Seule la transcription peu la nature du geste, qui de pictural devient
en bas de page, en caractères alphabétiques stan- sculptural, dans la mesure où le bâton en bois, qui
dards, suggère l’ordre de l’iconolecture3. L’hyper- creuse et grave en profondeur, remplace le pin-
ceau, qui glisse sur la surface. Les conditions de
réalisation de la logographie sont aussi plus pré-
1. Ibid., p. 616. caires puisqu’elles dépendent entièrement des
2. Idem. aléas climatiques et géologiques : les variations du
3. Terme désignant un mode de lecture où la page est sol, du temps et de la nature déterminent la forme
appréhendée en tant qu’espace élaboré par l’iconicité
plastique et la formalisation textuelle. L’ iconolecture du logogrammatique. La glace résiste davantage que
logogramme nécessiterait donc de procéder conjointement à
un déchiffrement local des lettres et des mots formellement
modifiés et à une considération globale de l’image graphique 4. C. DOTREMONT, J’Écris donc je crée, op. cit., p. 21.
produite par le geste plastique.

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Revue Proteus n°1, le médium

le grain du papier. A contrario, la friabilité de la lisible. Bien que le passage du papier à la neige
neige ne permet pas un tracé précis tel que celui permette une réalisation et une efficience maxi-
effectué au pinceau sur la feuille. La subsistance males de la logographie, le logoneige ne se heurte
du logoneige tient à une bourrasque de vent, à pas moins à une impossible réception. Afin de
une précipitation de neige, à un refroidissement pérenniser ses œuvres de glace, C. Dotremont
ou à un réchauffement thermiques. Si l’adoption adopte le médium photographique. Chaque pho-
du sol givré ou enneigé comme support d’inscrip- tographie de logoglace ou logoneige bénéficie
tion, versus le papier, officie en vue d’un Logo- d’un titre faisant office de transcription. Le péril
gramme Total, il n’en demeure pas moins que le d’une non-réception et d’une illisibilité stérile est
médium naturel possède aussi variables et ainsi éloigné par l’évolution du médium logogram-
contraintes, à l’origine d’une impossibilité de la matique.
logographie absolue.
Le logoglace Nouvelle sémantique1 (1976) De l’usage de la photographie dans le
constitue une véritable métagraphie, dans la passage du logoneige au photo-logoneige
mesure où il discourt sur sa propre forme, où il « Avec un bout de branche, [C. Dotremont] trace
dit ce qu’il fait. C. Dotremont évoque une « nou- des poèmes dans la neige glacée, puis les photo-
velle sémantique » à l’endroit où il propose une graphie : logoneiges, logoglaces2. » Au même titre
autre manifestation logographique, un nouveau que le logoneige et le logoglace, le photo-logo-
mode d’apparaître du logogramme, qui est déjà en neige et le photo-logoglace – c’est-à-dire la mani-
soi une nouvelle version de l’écriture. Se greffe à festation logographique produite par la photogra-
la dimension métagraphique et à l’autoréflexivité phie d’un logoneige ou d’un logoglace – consti-
du logoglace une ironie : le logographe suggère tuent une autre version visuelle de la logographie,
une possibilité de sens, à savoir une science de la chaque variation étant caractérisée par le change-
signification neuve, une « nouvelle sémantique », ment de médium. A priori, le geste photogra-
là où s’affairent une incommunicabilité ainsi phique de C. Dotremont semble uniquement
qu’une certaine illisibilité. Si la pratique du logo- résulter d’un désir de communicabilité, notam-
glace ou logoneige représente un épanouissement ment si l’on considère le fait que le logographe a
total des motivations logographiques originaires – fui la clôture du médium plan (le papier) au profit
c’est-à-dire une subjectivité exacerbée et une de l’infini du médium naturel (la neige). À cet
spontanéité absolue (permises par la création du égard, force est de constater que la principale pro-
logogramme au gré d’une promenade et d’une priété du médium photographique est de produire
envie), une primauté du mouvement et de l’ins- une image fixe, c’est-à-dire de saisir de manière
tantané du geste et du tracé (grâce à la malléabilité définitive et de clore. La photographie que prend
du médium), une absence de cadre et de limites C. Dotremont fige nécessairement le logoneige
(en raison du dénuement et de l’infinité du sous un certain angle et selon une lumière particu-
médium, de l’environnement) –, l’inscription dans lière, elle immortalise le phénomène à un instant
la glace ou dans la neige condamne néanmoins la précis, qui ne fait pas nécessairement état des
logographie à demeurer intransmissible. modifications subies par l’œuvre au fil des heures
Effectivement, le logoglace est inaccessible, et au gré des variations climatiques. Mais,
perdu dans l’immensité désertique lapone, voué à C. Dotremont s’engage, en tant que sujet perce-
disparaître après quelques minutes, quelques vant, dans l’acte photographique, puisqu’il effec-
heures ou, au mieux, quelques jours. De surcroît, tue un choix de prise de vue et qu’il opère un
le logoneige, contrairement au logogramme, ne cadrage ayant pour effet de donner à voir une cer-
dispose pas d’une transcription en écriture norma- taine représentation du logoneige. Ainsi, la photo-
tive en-dessous de la logographie, et ce, alors graphie du logoneige ne souscrit pas à une fonc-
même que le tracé dans la neige est difficilement tion strictement informative, mais s’apparente bel
et bien à une production artistique.
1. C. DOTREMONT, Nouvelle Sémantique (1976), dans J’Écris
pour voir, D. Radrizzani (avant-propos), P. Alechinsky
(texte et photographies), Paris, Buchet-Chastel, 2004, p. 23. 2. M. LOREAU, Dotremont : Logogrammes, op. cit., p. 58.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

L’artiste opère, par le biais du cadrage, un travail d’empreintes issue, en quelque sorte, d’un
de réduction sur le modèle à représenter : il sélec- emprunt d’empreinte : le logoneige, empreinte
tionne matériellement une partie de l’objet (nombre graphique, étant emprunté par la photographie
de faces, mise à l’échelle…), il privilégie, phénomé- comme motif et sujet. Le jeu avec le médium par-
nologiquement, certaines modalités de son appa- ticipe donc pleinement du photo-logoneige, sur le
raître (la part du visible et d’invisible l’affectant),
plan fictionnel comme sur le plan matériel et plas-
sémantiquement enfin, il peut jouer sur les signifi-
cations symboliques véhiculées par lui. Chaque tique.
œuvre instaure ainsi un «cadre de référence» repé- « Scène d’énonciation, cadre de référence et
rable1. interprétant […] sont les trois composantes d’un
seul acte, qu’il soit photographique, littéraire ou
La photographie du logoneige possède un « cadre pictural5. » Le photo-logoneige est tout autant que
de référence » puisqu’elle met en scène le logo- le logogramme une fiction graphique où l’interac-
neige, inscrivant ainsi la subjectivité du logogra- tion de la photographie avec le titre-transcription
phe-photographe. « Le cadrage est le résultat d’un (texte) du logoneige constitue l’énonciation. Le
processus dynamique au cours duquel le moi et le dispositif énonciatif du photo-logoneige ou pho-
monde négocient leur part respective de présence to-logoglace procède de deux ordres sémiotiques
dans l’espace de la représentation2. » Photogra- (visuel et textuel) juxtaposés et autonomes, mais
phier le logoneige c’est témoigner de l’existence et qui prennent sens dans leur interrelation. L’ambi-
restituer la présence d’une telle graphie de neige, guïté des éléments linguistiques, à savoir du titre-
mais c’est également en dire quelque chose, expri- transcription, du photo-logoneige ou photo-logo-
mer davantage que l’impression de l’image sur la glace complexifie et stratifie l’interférence du
plaque photosensible. La photographie constitue visuel et du textuel. « Le titre est une catégorie
donc une énonciation à part entière, évoquant, par paratextuelle qui, pour être éventuellement mobi-
métonymie visuelle, l’acte de création logogram- lisée par des supports artistiques non verbaux
matique : le résultat, le cliché, faisant état du pro- (musique, arts visuels), n’en passe pas moins
cessus global de création. Elle est le récit de nécessairement par le code linguistique 6. » Si la
l’aventure et de la conquête du signe dotremon- seule photographie du logoglace ne permet pas de
tiennes. saisir que le tracé gravé dans la glace est un texte
Le logoneige Emprunte mes empreintes3 déformé, une « pseudographie7», la transcription,
(1976) procède d’un commentaire, non sans déri- qui fait également office de titre, rappelle les com-
sion, sur sa propre forme. En effet, la présen- posantes scripturales et littéraires de l’œuvre. Le
ce-absence caractérise tout autant la photographie titre-transcription explicite et réfère au contenu
– une empreinte du temps, celle d’un instant t, linguistique et sémantique de la logographie
une empreinte du regard du photographe 4 – que constitutive du logoglace, mais depuis le hors-
le logoneige, n’étant autre qu’une empreinte dans cadre – la transcription, dans la logographie peinte
la neige, celle de la graphie, du geste manuel de sur papier, fait partie du logogramme, en ce sens
C. Dotremont. Le logographe, dans son jeu qu’elle est inscrite à même la feuille, qu’elle
homonymique, suggère la mise en abyme de l’em- demeure dans le cadre. La transcription du photo-
preinte. Les médiums convoqués dans la réalisa- logoglace se présente comme un titre, eu égard
tion du photo-logoneige représentent une série notamment aux conventions typographiques
caractéristiques (majuscules et italique) et au fait
qu’elle ne figure pas dans la photographie. Mais,
1. Philippe ORTEL, La Littérature à l’ère de la photographie :
peut-on pour autant, afin de définir le titre-trans-
enquête sur une révolution invisible , Nîmes, Jacqueline cription du photo-logoglace, convoquer la « fonc-
Chambon, 2002, p. 20.
2. Ibid., p. 22.
3. C. DOTREMONT, Emprunte mes Empreintes (1976), dans 5. P. ORTEL, op. cit., p. 21.
J’Écris pour voir, op. cit., p. 23. 6. Bernard VOUILLOUX, Langages de l’Art et relations
4. Caroline Ghyselen, qui accompagnait Christian transesthétiques, Paris, Éd. de L’éclat, 1997, p. 85.
Dotremont lors de son séjour en Laponie, en 1976, a pris la 7. B. VOUILLOUX, La Peinture dans le texte. XVIIIe –XXe siècles,
photographie du logoneige Emprunte mes empreintes. Paris, CNRS éd., 1995, p. 17.

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Revue Proteus n°1, le médium

tion descriptive1 » propre au titre d’un tableau,


« dans la mesure où le titre est l’élément minimal
le plus régulièrement présent dans l’environne-
ment verbal qui assure l’enclenchement des des-
criptions, commentaires et “lectures” ayant pour
objet le tableau2 » ? Si le titre-transcription guide
en partie la lecture du photo-logoglace, il ne
constitue cependant pas littéralement une réfé-
rence, uniquement désignation, dès lors où il est,
avant tout, transcription du logoglace. Il se donne
à lire comme une manifestation verbale d’un
contenu grapho-plastique intrinsèque au logo-
glace, relevant de la structure transcriptrice tradi-
tionnelle. La libération du cadre et du médium
logogrammatiques aboutissent, à terme, à un
nomadisme des supports et des matières, mais
aussi à un retour à la pérennisation de l’œuvre
dans l’espace du cadre : cadre linguistique, cadre
tabulaire, cadre muséal ou livresque et cadre
mémoriel.
La mutabilité du médium représente un fonde-
ment esthétique du logogramme, dans la mesure
où la logographie se réalise et évolue substantielle-
ment dans l’exploration dotremontienne des sup-
ports d’inscription et de réception. L’élection du
mouvement comme dynamique principielle, véri-
table énergeia du logogramme, se manifeste dans
la teneur de la forme logographique, trace du
geste initiateur, ainsi que dans le parti pris d’un
médium nomade. Le logogramme, un « [p]aquet
de déchirures / un puzzle d’encre [qui] se cache
devant toute écriture / [p]achwords in progress 3 »,
nécessite et mobilise un médium « in progress ».

Emmanuelle PELARD

1. B. VOUILLOUX, Langages de l’Art et relations


transesthétiques, op. cit., p. 87-88.
2. Ibid., p. 88.
3. C. DOTREMONT, Catalogue, dans Traces, op. cit., p. 28.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

Le carnet de voyage,
de l’artialité vers l’intermédialité

Le mot fluxien « Intermédia1 », hérité de Dick même temps de diffusion massive, étudiés par
Higgins introduit la question de l’hybridité, cen- Gabriel Thoveron, et notamment des albums,
trale dans la pratique artistique du multimédia mais aussi commun à plusieurs médias. Il tendrait
puisqu’elle est indissociable du collage, du ready- actuellement à devenir un genre médiatique des
made et de la performance. L’intermédialité per- médias de masse, voir intermédiatique. Rick Alt-
met d’interroger la question du média en émer- man définit l’intermédialité comme un état transi-
gence et l’émergence de nouvelles formes d’art ou toire où un média émergent, en devenir, reste
« art intermédia ». Désignant les stratégies d’em- pour un temps prisonnier ou dépendant des
prunt d’un média et d’un art en émergence il serait médias en place qu’il vient concurrencer 5. Le car-
alors la phase initiale d’un nouvel art lié à un nou- net de voyage dont l’identité médiatique est incer-
veau média puisqu’il se situe dans « l’entre » (l’in- taine, pas encore stabilisée et institutionnalisée
terface, l’interactivité, l’interconnexion, l’intersub- semblerait donc une illustration pertinente de l’in-
jectivité, l’interdiscipline, l’incorporéité2). Le car- termédialité définie par Thierry Lancien à partir
net de voyage illustrerait cette collusion ou colli- d’une généalogie des médias6. De l’écrit à l’écran,
sion entre les arts comme le rappelle Jürgen il semble subir des mutations génériques et des
E. Müller qui est à l’origine du concept d’« inter- mutations médiatiques7. De plus, le carnet de
médialité3 ». voyage peut être une « création évolutive » que le
Le carnet de voyage est né à l’époque roman- voyage et le déplacement élaborent : le chemine-
tique et serait issu d’une interaction esthétique ment est alors perçu comme une performance
entre les arts et les médias, conséquence d’une artistique, probablement héritée du mouvement
histoire d’interférences et d’interactions entre dif- Fluxus, qui souhaite abolir les frontières entre le
férents médias. Ce serait donc un genre intermé- spectateur et l’œuvre d’art, entre l’art et le flux de
diatique et hybride. De l’œuvre artistique des la vie et qui favorise la liberté d’échange entre les
peintres voyageurs non diffusé, le carnet de différentes pratiques artistiques. Elle tend donc
voyage est devenu un genre d’album édité, un vers l’installation qui favorise les liens spatiaux
sous-genre des littératures populaires ou des para- entre objet et espace architectural pour que
littératures4, genres littéraires dits mineurs et en l’œuvre en 3D, soit un processus auquel le specta-
teur participe. En somme, elle devient un « envi-
ronnement », puis un happening ou une perfor-
1. SOMETHIN'ELSE RECORDS, The Something Else Newsletter, mance (l’œuvre d’art totale, rêvée par les Avant-
New York, Something Else Press, 1996.
2. Voir la journée d’étude « Esthétiques intermédias :
gardes8). Le mouvement a été instauré par des
approches historiques », du 10 juin 2006, au Théâtre Paris dessinateurs scénographes précurseurs qui ont fait
Villette, journée coorganisée par Annie Gentes (ENST) et migrer la bande dessinée vers « l’opéra pictural »,
Isabelle Rieusset-Lemarié (MECSI, CHCSQ, UVSQ) en
relation avec Patrick Guffet (Directeur du théâtre Paris-
Villette), prolongement de l’article de Carol-Ann Braun et 5. Rick ALTMAN, « De l’intermédialité au multimédia :
Annie Gentès, « La question de l’intermédialité dans les cinéma, média, avènement du son », dans Cinémas, Revue
œuvres sur Internet : un héritage fluxien ? », dans Les d’Études cinématographiques, vol. 10, no 1, automne 1999.
Cahiers Louis-Lumière, no 3, automne 2005. 6. Thierry LANCIEN, « D’un média l’autre, Généalogie et
3. CRI, Centre de recherche sur l’intermédialité de identité des médias », Médiamorphoses, no 16, avril 2006.
l’université de Montréal au Québec. 7. De l’Écrit à l’écran, littératures populaires : mutations
[http://cri.histart.umontreal.ca/cri/fr/vitrine/default.asp] génériques, mutations médiatiques, J. Migozzi (dir.),
4. Étudiées par Gabriel THOVERON : Deux Siècles de Limoges, PULIM, 2000.
paralittératures : lecture, sociologie, histoire , vol. 2, 1895- 8. Cf. Marcella LISTA, L’Œuvre d’art totale à la naissance des
1995, Liège, Éd. du CEFAL, 2008. avant-gardes : 1908-1914, Paris, éd. du CTHS, INHA, 2006.

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Revue Proteus n°1, le médium

des carnettistes qui ont initié un décloisonnement ouvrent sur des domaines à priori étrangers au
artistique du carnet de voyage vers le nomadisme champ artistique ; dans cette effervescence, s'ex-
artistique. La biennale du carnet de voyage de priment des pratiques parmi les plus insolites,
Clermont-Ferrand tend en effet à devenir un festi- voire les plus insolentes vis-à-vis des codes artis-
val multimédia et multi-arts vers l’intermédialité tiques, qu’inventorie l’ouvrage Vers une esthé-
qui illustre la circulation du genre « carnet de tique du métissage5. En fait, l’hybridation en art
voyage » d’un média à l’autre, notamment vers soulève une problématique essentielle : l’idée
l’hypermédia avec le video blogging, ou vlogging esthétique résiste-t-elle à l’existence de formes
sur le web, selon le Prix du carnet de voyage hétérogènes ? Peut-on alors parler d’art en terme
numérique remis par l'association Vidéoformes. d’unité ?

1. Du collage à « l’œuvre mosaïque » : De l’hétérogénéité des formes artistiques : vers


vers l’art métis « l’œuvre mosaïque »
Du collage au métissage artistique vers L’hétérogénéité serait inhérente aux rapports
« l’œuvre hybride » entre art et mises en œuvre, entre système esthé-
À partir des travaux de William Seward Burroughs tique et transactions artistiques qui rompent avec
(1914-1997) et du peintre et poète Brion Gysin le postulat esthétique de l’homogénéité en art et
(1916-1986) est née la technique du cut-up, écri- tendent vers l’essence protéiforme6. Pierre Sorlin
ture fondée sur le découpage et l’assemblage de explique dans une contribution à l’ouvrage L’art
mots et de phrases, à la forme complexe et frag- et l’hybride que Les leçons sur l’esthétique de
mentée. Les collages picturaux et photomontages Georg W. F. Hegel expriment l’idée d’hétérogé-
de Brion Gysin et les scrapbooks de William Bur- néité : « De bigarré à disparate, de composite à
roughs relèveraient pour Clémentine Hougue 1 impur, d’hétérogène à hybride, Hegel avait à sa
d’un processus de déconstruction et de structure disposition un très large vocabulaire mais il ne
en rhizome définie par Gilles Deleuze2. À partir s’est servi que d’un terme, die Zufälligkeit, le
du Dadaïsme, la pratique du collage, l’art et l’es- contingent, l’accidentel7 ». Jean-Michel Rey
thétique du collage se sont répandus dans tous les évoque La théorie esthétique d’Adorno8. L’hy-
arts au XXe siècle3 et ont favorisé un métissage de bride est un principe formel qui définit ce qui est
l’art à partir du processus de déconstruction et de composé de deux éléments de nature différente
reconstruction défini par Jean-Marc Lachaud. Le anormalement réunis. Il a pour conséquence le
collage de matériaux crée un choc visuel, esthé- mélange et le composite, donc l’hétérogène.
tique et culturel, qui nourrit l’œuvre et l’inscrit Tiphaine Samoyaut définit ainsi la distinction
dans un « art métis » selon François Laplantine4. entre hybridité et hétérogénéité 9. Aussi Béatrice
Hybridation, métissage, mélange des arts sont Bloch lance-t-elle le débat autour de la question
trois termes qui renvoient aux croisements des suivante : l’œuvre est-elle « manifestement » hété-
arts, à leur interaction, aux rencontres, aux dia- rogène10 ? L’œuvre hétérogène est-elle révélatrice
logues, aux emprunts, aux connexions qui renou- du fonctionnement ordinaire de toute œuvre d’art
vellent les pratiques, étendent l'art à de nouveaux ou du seul fonctionnement de l’œuvre d’art
horizons et élaborent des sens nouveaux. Les réa- moderne ? Nous pouvons alors questionner notre
lisations hybrides qu'offre l'art contemporain objet autour des notions d’œuvre mosaïque et
d’œuvre hybride.
1. Clémentine HOUGUE, « Le cut-up : ut pictura poésis au
pied de la lettre », Trans, no 2, juin 2006.
2. Cf. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Capitalisme et 5. Vers une Esthétique du métissage, D. Berthet (dir.), Paris,
Schizophrénie, t. 2, Mille plateaux, Paris, Éd. De Minuit, Budapest, Torino, L’Harmattan, 2002.
1980. 6. Noëlle BATT et al., L’Art et l’hybride, Saint-Denis, Presses
3. Jean-Marc LACHAUD, « De l’usage du collage en art au XXe universitaires de Vincennes, 2001, p. 7-8.
siècle », Socio-anthropologie, no 8, 2000. 7. Ibid, p. 153.
4. François LAPLANTINE et Alexis NOUSS, Le Métissage : un 8. Ibid, p. 192-193.
exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir, Paris, 9. Ibid, p. 175.
Téraèdre, 2009, p. 93-94. 10. Ibid, p. 173-174.

28
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

Le carnet de voyage, « œuvre mosaïque » et tural », qui est une scénographie de leurs albums
« œuvre hybride » de bande dessinée.
Le métissage artistique serait issu d’un processus Toutes ces différentes déclinaisons de manifes-
de déconstruction et de reconstruction créant tations de l’œuvre hétérogène5 nourrissent notre
ainsi des œuvres-mosaïques et composites de réflexion sur l’artialité et l’intermédialité puisque
matériaux variés, selon Jean-Marc Lachaud1. L’ou- l’hybridation est « un processus décisif dans le
vrage L’œuvre en morceaux : esthétiques de la champ des arts plastiques », comme le souligne
mosaïque propose une réflexion esthétique de Emmanuel Molinet6, qui permet de penser la
l’artefact artistique séculaire à l’œuvre dans de modernité et d’appréhender les usages de l’hy-
nombreuses productions par Lucien Dällenbach bride. Nous pourrions ainsi ajouter un quatrième
dans l’ouvrage Mosaïques2. L’esthétique de la aspect :
forme mosaïque est tiraillée entre l’homogénéité - L’invention d’un nouveau regard suite au
idéale de l’œuvre considérée comme un ensemble dépassement de l’hétérogénéité de l’œuvre pour
et la singularité des fragments qui la constituent. créer une œuvre hybride nouvelle qui réinvestit le
L’œuvre serait « manifestement » hétérogène3. médium : pour exemples, le carnet de voyage
D’après Béatrice Bloch, elle recouvre en effet cinématographique ou la série intitulée L’aventu-
trois aspects auxquels le carnet de voyage, dans rière7 propose un nouveau genre audio-visuel, la
son hybridité et dans son intermédialité, peut se « fiction documentaire animée » de l’auteur Alain
référer : Wieder, du réalisateur Jean-Claude Guidicelli et de
- L’utilisation de plusieurs « arts » ou médiums l’illustrateur Luc Desportes ou sur l'exemple inno-
sensoriels par une même manifestation : par vant de Madagascar, carnet de voyage de Bastien
exemple les carnets de voyage qui mixent photo- Dubois dont les pages se tournent et les dessins
graphie et arts graphiques ou poésie et peinture, s'animent.
film et arts graphiques…
- L’imitation feinte d’un art par un autre, à l’in- Vers la combinaison des images médiatiques et
térieur d’un autre : pour exemples le carnet de des images artistiques ou la mosaïque numérique
voyage fictif de type « dessin animé » comme Per- comme esthétique de la mondialisation
sépolis de Marjane Satrapi, adapté au cinéma par La combinaison des images médiatiques et des
Vincent Paronnaud ou les albums de bande dessi- images artistiques de certains carnets de voyage en
née d’Hugo Pratt, adaptés au cinéma, en 2000 et ligne, blogs ou sites web, s’inspire de la collabora-
2002 : Corto Maltese en Sibérie et Corto Maltese, tion entre un journaliste, un photo-reporter et un
la cour secrète des Arcanes. dessinateur à l’origine d’albums hybrides comme
- L’intention protéiforme de l’artiste ou l’utili- Irak, année zéro d’Arnaud de La Grange, Thomas
sation multipolaire qui est faite de son œuvre : Goisque et de Bertrand de Miollis ou comme Le
pour exemples, les albums d’Hugo Pratt vers l’ex- Photographe de Guibert, Lefèvre et Mercier,
position des Périples imaginaires4 à Sienne, album complété par un DVD-document d’une
l’Odyssée sibérienne de Nicolas Vannier qui se chargée de mission MSF réalisé pour France 3.
décline sous toutes les formes, François Schuitten, Ainsi le carnet de voyage vidéo, intitulé Pocket
Benoit Peeters et Bruno Letort et leur « opéra pic-

5. Idem.
1. Jean-Marc LACHAUD, « De l’usage du collage en art au 6. Emmanuel MOLINET, « L’hybridation : un processus
XXe siècle », Socio-Anthropologie, no 8, Cultures- décisif dans le champ des arts plastiques », Le Portique, e-
Esthétiques, 2000. Voir aussi : L’Œuvre en morceaux : portique 2-2006,
esthétiques de la mosaïque, L. Belloï et M. Delville (dir.), [http://leportique.revues.org/index851.html].
Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2006. 7. Produite par France 5, La Compagnie des Taxi-Brousse et
2. Lucien DÄLLENBACH, Mosaïques. Un objet esthétique à Lobster Films en 2006. Les six épisodes, diffusés de juillet à
rebondissements, Paris, Seuil, 2001. septembre 2007, sur France 5 : « Les fourchettes du
3. L’Art et l’hybride, op. cit, p.173-174. tsarévitch », « Le vol de l’Inca », « Les seigneurs de
4. Hugo PRATT, Périples Imaginaires, Paris, Casterman, l’Afrique », « La bataille du pôle », « L’impératrice et le
2005. dragon », « Le manuscrit hindou ».

29
Revue Proteus n°1, le médium

Japan de l’association Kraftfeld1, rend compte de 2. Le carnet de voyage vers l’installa -


21 jours au Japon en mêlant images vidéo et tion artistique et la performance ou le
extraits d’images d’actualité ou mangas, soit des happening
« incoporations filmiques2 » selon Nathalie Roe- Vers l’installation artistique
lens qui les distingue en quatre types : « cinéma et Le peintre et voyageur Titouan Lamazou a fait
photographie », « cinéma et dessin », « cinéma et connaître le genre éditorial du carnet de voyage en
écriture » et « cinéma et peinture ». Le carnet de 1998 et en 1999 avec ses deux albums Carnet I et
voyage vidéo ou en ligne combine les incorpora- Carnet II, publiés chez Gallimard. Dix ans après
tions. Aussi intermédialité, multimédialité et le succès de son album de voyage en librairie, il
hypermédialité semblent indissociables et ouvrent réalise en 2007 un carnet de voyage sous la forme
donc à l’œuvre mosaïque. audio-visuelle, composé de portraits à l’aquarelle
L’œuvre mosaïque et « le mosaïque » dans le et d’interviews de rencontres de femmes d’excep-
numérique serait issu d’une esthétique de la mon- tion Zoé, Zoé, Femmes du monde. En effet,
dialisation et du melting pot selon Marc-Emma- depuis 2001, il part à la rencontre de femmes au
nuel Mélon3. Le carnet de voyage édité a fait l’ob- parcours insolite et au destin remarquable. Issues
jet d’un engouement en l’an 2000 à la suite de sa de cultures et d’origines sociales diverses, ces
médiatisation par le carnettiste Titouan Lamazou femmes des cinq continents témoignent de leur
en 1998-1999, deux ans après l’apparition de l’In- existence difficile, parfois douloureuse et de leur
ternet en France ; aussi sommes-nous amenés à héroïsme au quotidien. À chaque rencontre,
penser les liens et les transferts entre ces deux Titouan Lamazou les a peintes, dessinées, photo-
médiums qu’Yves Jeanneret met en évidence en graphiées, livrant d’uniques et émouvants portraits
« interrogeant l’ensemble des catégories mobili- de femmes, révélateurs de l’évolution de nos
sées par les théories de l’intermédialité : médias, sociétés au-delà des différences culturelles. D’oc-
identités médiatiques, mémoire de l’image et du tobre 2007 à mars 2008, une exposition a rassem-
texte, emprunts, métamorphoses4 ». Le carnet de blé, au Musée de l’Homme de Paris, l’ensemble de
voyage, dans ses développements récents, repré- ces portraits réalistes ou sublimés, intimes ou éro-
senterait la forme d’une « mosaïque numérique », tiques, sensibles ou poignants, du quotidien ou de
nourrie de l’esthétique de la mondialisation et du l’idéal rêvé ou projeté.
métissage artistique, culturel, voire médiatique et Au-delà de l’exposition telle que « L’art du car-
de l’intermédialité. Karen Guillorel propose un net de voyage5 », l’installation propose scénogra-
carnet de voyage vidéo 6000 Km du couchant au phie et objets ethnographiques pour plonger le
levant : Paris - Istanbul-Jérusalem où illustrations, spectateur dans l’ambiance et l’atmosphère du
photographies, vidéos et documents de voyage pays proposé afin d’éveiller tous les sens dans une
s'insèrent sur l'écran. composition en trois dimensions qu’il peut par-
courir tel un carnettiste/voyageur. Plus que décor
de théâtre, le carnet de voyage devrait susciter
émotions et sensations pour partir sur les traces
de l’artiste émerveillé devant le pays visité, ici,
exposé pour le visiteur. Accompagné d’objets eth-
nographiques, il serait alors un outil pour la scé-
nographie d’expositions muséales : découvrir un
1. [http://pocketjapan.over-blog.com/article-33456248-
6.html]
2. Nathalie ROELENS, « Incorporaions filmiques », dans
L’Hétérogénéité du visuel, t. 3, Intermédialité visuelle, 5. L’exposition « l’art du carnet de voyage de 1800 à nos
S. Badir et N. Roelens (dir.), Limoges, PULIM, 2008, p. 71- jours» du musée de la Poste à Paris, du 20 avril au 12
87. septembre 2009, permet de découvrir plus de 50 artistes et
3. Marc-Emmanuel MÉLON, « Mosaïque numérique et plus de 400 pièces de collection.
esthétique de la mondialisation », dans Mosaïques, loc. cit, [http://www.museedelaposte.fr/Expositions/L_art_du_car
p. 111. net_de_voyage/index.htm]
4. Yves JEANNERET, « La page à l’écran, entre filiations et [http://www.museedelaposte.fr/Presse/Communiques/doc
filières », dans L’Hétérogénéité du visuel, loc. cit, p. 154. uments/CP%20carnet%20de%20voyage.pdf]

30
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

pays en recréant une ambiance. Les musées, tels tion et de la scénographie depuis 1999, date à
celui des Arts premiers du Quai Branly, de l’His- laquelle Enki Bilal et René Goscinny ont inauguré
toire de l’immigration de la Porte Dorée ou le « L’Opéra bulle, » exposé à la Villette. Ce titre ras-
Muséum d’histoire naturelle du Jardin des Plantes, semblait quatre expositions différentes : « Gos-
dans leur médiation pour vulgariser une région du cinny, profession humoriste », « Bilal, 11 minutes
monde, pourrait illustrer leur propos de carnets de pile », « le musée des Ombres » comme création
voyage ou d’illustrations de carnettistes ; ceux-ci originale de François Schuiten et Benoît Peeters
offriraient autant de regards et de témoignages sur puis « les Français en vacances » comme sujet
l’Autre et l’ailleurs dans un souci de dialogue d’humour. L’assemblage hétéroclite est en fait une
interculturel. Les expositions temporaires comme exposition-spectacle présenté en ces termes
les collections se rapprocheraient alors du visiteur « d’émotion, de participation active, de vécu […]
et s’enrichiraient d’un regard d’artiste, illustrateur, une véritable invitation au voyage dans l’imagi-
dessinateur ou peintre. naire de ses créateurs, qui laisse libre cours à l’ap-
À chaque Biennale du carnet de voyage de propriation, à l’interprétation, à la relation person-
Clermont-Ferrand1, certains artistes au talent plu- nelle et à la sensation ». En fait, c’est l’ouverture
ridisciplinaire (scénographe, peintre, sculpteur…) du CNBDI à Angoulême dans les années 1980
excellent dans la créativité de l’exposition de leurs qui a inauguré la mise en scène de la bande dessi-
originaux : Christophe Verdier sur l’Antarctique, née et l’atelier Lucie Lom, créé en 2004, la scéno-
Sophie Ladame sur les Caraïbes à bord de voiliers, graphie comme moyen d’expression à part entière.
Anne Steinlein sur Madagascar… Par ailleurs, Pour Thierry Groensteen3, « c’est son pouvoir
l’outil « carnet de voyage » est depuis peu utilisé démiurgique, sa propension à le projeter dans des
par les services éducatifs de musées afin de sensi- mondes imaginaires. Soudain, il s’est proposé d’y
biliser les jeunes aux collections dans un parcours pénétrer pour de bon, de s’y promener et de les
ludique, personnalisé et créatif. Récemment, l’ex- visiter à son rythme ». Pour F. Schuiten et B. Pee-
position de portraits vidéo rapportés des quatre ters, dans le cadre du projet « Le Musée des
coins de la planète, intitulée 6 milliards d’Autres2, Ombres », « Il ne s’agissait pas de transposer la
de Yann Arthus Bertrand a pour scénographie un bande dessinée à une autre échelle, mais bien de
village de yourtes : il cherche à favoriser les déam- développer un univers poly sensoriel, s’écartant de
bulations dans le campement du spectateur la bande dessinée pour mieux la révéler 4 ». L’ex-
nomade en abolissant « ce à quoi il se retrouvait position de dessins originaux a été renouvelée en
confronté dès qu’il se posait au sol, la réalité des 2005 ; en effet, F. Schuiten, B. Peeters et Bruno
frontières instaurées par les hommes, symbole de Letort ont réalisé une scénographie de leurs
cette difficulté de vivre ensemble ». Dans cet albums de bande dessinée pour l’exposition uni-
exemple, c’est le spectateur qui réalise son périple verselle d’Aichi qu’ils ont dénommée « opéra pic-
pour créer son propre carnet de voyage de ren- tural5 ». Un album multimédia et hybride a été
contres filmées. édité en 2006 et essaie de retranscrire le voyage
sonore et pictural à travers des fresques de huit
De la bande dessinée à « l’opéra pictural », des mètres de haut, des tableaux de peintres flamands
dessinateurs scénographes précurseurs combinés avec des projections et une scénogra-
Les dessinateurs de bande dessinée ont été les phie originale. Cet ouvrage intitulé Un opéra pic-
premiers à investir le champ artistique de l’exposi- tural est accompagné du film de Sylvie Bucher,
réalisé à partir de l’album de F. Schuiten Urbi-

1. Contribution depuis dix ans, à la Biennale du carnet de


voyage de Clermont-Ferrand en y développant le carnet de 3. Voir Thierry GROENSTEEN, Un Objet culturel non
voyage comme outil pédagogique depuis 2004 et dans le identifié, Éditions de l’An 2, 2006, p. 161-163.
cadre du stage national de formation « Arts et culture » 4. François SCHUITEN et Benoît PEETERS, L’Aventure des
depuis 2008 : [http://www.biennale-carnetdevoyage.com] ; images : de la bande dessinée au multimédia, Paris,
[http://crdp.ac- Autrement, 1996, p. 57.
clermont.fr/arts_et_culture/2009/index_quatre.html] 5. Simone BUCHET et al., Un Opéra pictural, Montdidier, éd.
2. [http://www.6milliardsdautres.org] Du point d'exclamation, Arles, Harmonia Mundi, 2006.

31
Revue Proteus n°1, le médium

cande et des œuvres musicales de B. Letort dont dimensionnelles, pour s’orienter vers des assem-
le Portrait d’Axel Wappendorf. Cette combinai- blages. Ces derniers ont évolué en environne-
son des arts annonce en effet la performance. ments, puis en happenings5 avec l’introduction de
personnes. L’objectif est d’amorcer une nouvelle
La performance et le happening relation entre l’art et le public. Le carnet de
Le carnet de voyage offre une nouvelle forme de voyage serait une « création évolutive » que le
créativité nomade dans le cadre d’une perfor- voyage et le déplacement élaborent : le chemine-
mance artistique ou happening1, sur le thème du ment est alors perçu comme une performance
voyage. Héritée du mouvement Fluxus2, elle favo- artistique, probablement héritée du mouvement
rise la rencontre de toutes les pratiques artistiques. Fluxus qui souhaite abolir les frontières entre le
Il s’inspire des manifestations dadaïstes et est pra- spectateur et l’œuvre d’art, entre l’art et le flux de
tiqué par quelques artistes pop tels que Robert la vie et qui favorise la liberté d’échange entre les
Rauschenberg et Claes Oldenburg et par des différentes pratiques artistiques. Elle tend donc
artistes japonais du groupe Gutaï. L’objectif est vers l’installation qui favorise les liens spatiaux
d’amorcer une nouvelle relation entre l’art et le entre objet et espace architectural pour que
public. Jean Caune définit ainsi la performance l’œuvre en 3D soit un processus auquel le specta-
comme « un mode de comportement et une teur participe. En somme, elle devient un « envi-
dimension de l’expérience vécue. On peut le rap- ronnement » puis un happening ou une perfor-
procher du concept de “dramatisation” 3 ».De mance et évolue vers le monde virtuel et l’immer-
plus, la performance, hérité du mouvement sion des sens qu’il propose : le voyage deviendrait
Fluxus est à l’origine de la notion « Intermédia », alors plus vécu que perçu et l’œuvre se métamor-
formulée par D. Higgins4. phoserait en expérience initiatique intégrant le
Dans le cas du carnet de voyage, il s’agit de participant autant que l’artiste dans l’acte créatif :
mettre en scène le livre et le récit du périple à tra- l’œuvre se crée au contact des interactions avec le
vers l’intervention d’artistes. Un conteur, des dan- visiteur et devient alors interactive. Improvisation
seurs ou des chanteurs font vivre le carnet de et spontanéité sont constitutives de l’acte créatif.
voyage pour que le spectateur puisse ressentir le De plus, œuvre hybride, la performance contribue
voyage dans une démarche de convergence des au vaste décloisonnement des disciplines et des
différents arts au service de ce projet. Suite à arts, élargissant ainsi le cadre des arts graphiques
notre rencontre sur ce sujet, la bordelaise Emma- et des beaux-arts à toutes les formes d’expression.
nuelle Troy diffuse un ciné spectacle intitulé Car- Edmond Couchot et Norbert Hilaire expliquent
net(s) de Chine à la découverte des danses et des ainsi la transformation actuelle de l’art, orienté
musiques du Turkestan chinois que son groupe vers le happening, sous l’effet de la technologie
représente sur scène accompagné aussi de textes numérique6.
et d'images. En fait, le carnet de voyage suit l’évo-
lution des autres arts, puisqu’au cours du XXe Le décloisonnement artistique du carnet de
siècle, les pratiques picturales et sculpturales voyage et le nomadisme artistique
sortent de leurs limites bidimensionnelles, puis tri- C’est l’exemple du Bus de l’Alternative Nomade7.
Il s’articule en effet autour du voyage et de la ren-
contre tout en combinant cinéma documentaire,
1. Fabien DANESI, « Dépassement de l’art », dans
Dictionnaire Mondial des images, L. Gervereau (dir.), Paris,
Nouveau monde éd., 2006, p. 289-292. Voir happenings de 5. Terme inventé par Allan Kaprow à la fin des années
Jean-Jacques Lebel (né en 1936) ou des events de Fluxus. 1950, est lancé par le musicien John Cage afin de réaliser un
2. Cf. Olivier LUSSAC, Happening et Fluxus : événement éphémère et spontané, d’allure théâtrale bien
polyexpressivité et pratique concrète des arts, Paris, que dépourvu d’intrigue, auquel le spectateur est appelé à
L’Harmattan, 2004. Du même auteur, voir « Fluxus en participer.
France » dans Vingt-et-unième siècle, no 2, février 2006. 6. L’Art numérique : comment la technologie vient au
3. Cf. Jean CAUNES, Esthétique de la Communication, Paris, monde de l’art, E. Couchot et N. Hilaire (dir.), Paris,
PUF, 1997. Flammarion, 2003, p. 17.
4. Voir Dick HIGGINS, « Intermedia » dans Fluxus Dixit : 7. Réalisation et diffusion itinérante de documentaires :
une anthologie, N. Feuillie (éd.), Paris, Presses du réel, 2002. [http://www.alternativenomade.org]

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

art vidéo, carnets de route et chroniques de (Chronicle, 2007) accompagné d’un film d’Andréa
voyage. En effet, des vidéos de plusieurs pays Kreuzhage sous la forme DVD.
sont projetées sur le pare-brise et sur les vitres du Dans le champ pictural et des arts appliqués,
bus « pour rendre le passager spectateur témoin Hervé Di Rosa3 entreprend en 1993, « un tour du
d’émotions et de rencontres vécues sur la route monde » au cours duquel il réalise sur le terrain,
aux quatre coins du globe ». Il s’agit ici de rendre pendant un an, une série d’œuvres d’arts appliqués
l’art mobile et de faire voyager les œuvres d’art qui en utilisant les modes d’expression culturels et
se nourrissent du voyage et du nomadisme artis- artistiques de chaque pays d’accueil. Chaque lieu
tique ; la mobilité est donc à la fois le mode de de son périple inspire ses « créations ethniques »
diffusion et le principe même de création. L’origi- exposées successivement à la FIAC, puis regrou-
nalité de ce dispositif a fédéré un collectif d’une pées en catalogue d’exposition plus qu’en « car-
centaine de projets sur les arts nomades et a fait nets de voyage » : en Bulgarie, les Di Rosaïcônes,
l’objet d’un séminaire ou colloque qui s’est tenu réalisées selon la technique des icônes, au Ghana,
les 21 et 22 février 2008 à la Villette sous le titre des peintures sur panneaux, empreintes de l’ex-
« Nomadisme, nouveaux médias et nouvelles pression spécifique des enseignes publicitaires
mobilités artistiques en Europe1 ». créées en Afrique de l’Ouest, au Bénin, des
Le nomadisme inspire un projet original ins- « appliqués » (dessins de tissus cousus sur toile)
piré du journal intime de Peter Beard et surtout avec les descendants des tisserands royaux d’Abo-
du Mail Art où l’œuvre voyage à la place de l’ar- mey et en Ethiopie, sur des peaux parcheminées
tiste. Ainsi, en 2000, le designer graphiste Some- de zébus ou d’agneaux, au Viêt Nam, des laques
guy lance le projet 1000 journals2 à San Francisco. avec incrustations de nacre, en Afrique du Sud,
Au croisement du book crossing et des cadavres avec les artisans Zulus. Son tour du monde
exquis surréalistes, le designer a semé un millier s’achève en 2000. Ainsi, il n’est pas concerné par
de cahiers vierges sur sa ville qui ont voyagé de le carnet de voyage sous la forme d’ouvrage mais
main en main à travers les États-Unis et une par la création d’objets, reflets du pays visité. Les
minorité à travers le monde. L’objectif est que œuvres d’art réparties en collections d’objets créés
chacun y laisse sa trace, ses notes, ses impressions sont ensuite assemblées en catalogue d’exposition.
quel que soit le médium artistique (textes, dessins Trois titres ont été édités : Hervé Di Rosa en
ou photographies…), ensuite que chacun trans- Corse : sixième étape autour du monde (La Marge
mette son œuvre à une connaissance qui, après édition, 1999), Autour du monde, 10e étape :
avoir posé son empreinte sur le cahier, donne le Mexique (Seuil, 2003) et Hervé Di Rosa : bons
relais à un de ses voisins. Il s’agit de faire partager baisers (Panama Musée, 2006).
sa créativité à travers un journal collectif qui cir- Mais le carnet de voyage s’oriente aussi vers
cule et tisse un réseau entre les témoins de ce d’autres arts et s’insère dans un phénomène d’in-
médium artistique. Someguy a pu récupérer une terartialité. Ainsi, il inspire les auteurs contempo-
quarantaine seulement de journaux (suivis grâce à rains de théâtre, par l’exemple, de représentations
l’Internet) qui ont fait l’objet d’une performance théâtrales intitulées Carnets de voyage qui sont en
au SFMOMA de San Francisco de novembre fait un parcours de lecture choisie ou de chemine-
2008 jusqu’en avril 2009. À partir d’une sélection ment narratif dans les œuvres d’écrivains de la lit-
de pages extraites des 1000 journaux, un ouvrage térature du voyage. Ainsi, en décembre 2008, la
a été édité sous le titre 1000 journals project ville de Mérignac a proposé une pièce de théâtre
intitulée Carnets de voyage d’après Blaise Cen-
drars4, adaptée et mise en scène par Hélène
Darche qu’elle définit comme « un itinéraire buis-
1. Depuis 2004, Conteners est un réseau artistique mobile et sonnier dans l’œuvre de Blaise Cendrars ». Il serait
le nouveau centre de ressource des arts nomades présente éventuellement possible d’envisager l’adaptation
une base de données regroupant près de 100 projets dans le
monde : [http://www.conteners.org/-Colloque-]
2. [http://www.1000journalsfilm.com] et 3. [http://www.louiscarre.fr/artistes/herve-di-rosa]
[http://www.thescreamonline.com/art/art3- 4. [http://www.theatreonline.com/guide/detail_artiste.asp?
3/1000journals/j973a.html] i_Artiste=1048&i_Qualite=3]

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Revue Proteus n°1, le médium

d’un carnet de voyage au théâtre. La compagnie esthétique et permet des expériences esthétiques
Athra de Clermont-Ferrand, créée par Olivier intenses2.
Papot et Béatrice Chatron a fait du voyage sa
devise en passant six mois dans les Caraïbes pour Le carnet de voyage est né à l’époque romantique
enrichir le personnage de la pièce de théâtre La et serait issu d’une interaction esthétique entre les
petite marchande de je t’aime, puis au Chili, elle a arts et les médias, conséquence d’une histoire
proposé à la Biennale du carnet de voyage de d’interférences et d’interactions entre différents
2006 une combinaison intermédiatique : site web1, médias3. Ce serait donc un genre intermédiatique
mini-vidéo du voyage et installation plastique. et hybride comme la télévision est un dispositif
hybride et intermédiatique, suivant l’étude menée
3- L’intermédialité du genre hybride par Jürgen E. Müller. Elle s’achève par cette
du carnet de voyage : un genre intermé - conclusion :
diatique
L’intermédialité permet d’interroger la question L’axe de pertinence intermédiatique nous aidera
du média en émergence et l’émergence de nou- ainsi à reconstruire les changements permanents
velles formes d’art ou « art intermédia ». Dési- entre les dispositifs et leurs intégrations discursives
et aussi à reconstruire les processus de distinction
gnant les stratégies d’emprunt d’un art en émer-
ou de trouble entre certains dispositifs. Un tel axe
gence serait alors la phase initiale d’un nouvel art présuppose donc le paradoxe d’une identité spéci-
lié à un nouveau média puisqu’il se situe dans fique de différents médias pour aussitôt la mettre
« l’entre ». Le carnet de voyage illustrerait cette en question4.
collusion ou collision entre les arts, voire entre
arts, sciences et culture comme l’énonce Philippe Nous pourrions alors soulever cette probléma-
Marion. En fait, l’interartialité serait une archéolo- tique : le carnet de voyage a-t-il sa propre identité
gie de l’intermédialité, d’après Walter Moser. Ainsi médiatique malgré son hybridité artistique ?
elle sous-tendrait la création d’un genre issu d’une Reconnu comme genre depuis les années 2000, il
hybridation, qui modifie le rapport des sens et se diffuse à tous les médias dans la confusion
introduit des enjeux esthétiques, sémiotiques et médiatique qui révèle le processus de l’intermédia-
épistémologiques nouveaux. Le métissage sémio- lité. Ce dernier met aussi en exergue la combinai-
tique et artistique engendrerait l’hybridation puis son des supports et des médias que le carnet de
l’apparition d’un nouveau média, voire d’un genre voyage semble investir depuis peu. Par exemple,
artistique inédit. Le carnet de voyage comme nous un objet hybride de vidéo et de musique, sous la
l’abordons dans notre quête épistémologique forme combinée d’un DVD et d’un CD, propose
illustre ces phénomènes d’emprunts. Comme l’ex- un carnet de voyage musical proprement dit, c’est
plique Jürgen E. Müller : à dire sans le support du livre illustré ou de l’al-
bum. Ainsi, la collection Buddha Bar qui s’inscrit
Si nous entendons par « intermédialité » qu’il y a dans les dernières tendances du design musical, a
des relations médiatiques variables entre les médias édité en 2009 le DVD-CD intitulé Travel Impres-
et que leur fonction naît entre autres de l’évolution sions5 réalisé par Frédéric Spillmann et Daniel
historique de ces relations, cela implique que la
conception de « nomades » ou de sortes de médias
Masson avec un DVD original de Footage around
« isolés » est irrecevable. […] En se plaçant entre
les médias, les œuvres d’art romantiques donnent 2. Jürgen E. MÜLLER, « L’intermédialité, une nouvelle
lieu à de nouvelles dimensions de leur réception approche interdisciplinaire : perspectives et pratiques à
par le mélange et la superposition de différentes l’exemple de la vision de la télévision », Cinémas, vol. 10,
structures médiatiques. La fusion conceptuelle de no 2-3, 2000, p. 105-134.
différents médias est utilisée comme potentiel 3. Voir à ce sujet ma thèse de Doctorat en SIC : Pascale
ARGOD, « Le carnet de voyage : approches historique et
sémiologique », T. Lancien (dir.),. Université de Bordeaux
III, 2009, (790 p. + corpus de 800 titres).
4. Citation tirée du site web de la revue « Intermédialités »
de l’université de Montréal et dirigée par Eric Méchoulan:
1. [http://www.lapetitemarchandedejetaime.fr] [http://www.intermedialites.ca]

34
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

Asia. Par ailleurs, le carnet de voyage vidéo inti-


tulé Pocket Japan de Kraftfeld6 rend compte de
21 jours au Japon et mêle les images vidéo à des
dessins de mangas soit des « incoporations fil-
miques7 ». Le vlog est une nouvelle tendance du
carnet de voyage numérique8. Grâce au podcast,
on peut saisir l’instant et le vécu du voyage qui est
immédiatement diffusé. N’est-ce pas le propre du
carnet de voyage de communiquer son expé-
rience, aussi authentique et immédiate que pos-
sible, pour créer une proximité entre le créateur et
son lecteur ?
En somme, l’art du métissage, du collage, du
combinatoire, du mélange ou de la fusion n’est-il
pas une nouvelle forme d’expression de la diver-
sité dans notre monde des flux ? En fait, le col-
lage, par assemblage et juxtaposition d’images et
d’emprunts artistiques, engendre une hybridation
issue d’un mélange des genres qui s’épanouit à tra-
vers la circulation médiatique. Il serait l’intermé-
dium du voyage, de la vision interculturelle et du
métissage.

Pascale ARGOD

5. [http://www.buddha-bar.com/new/en/show.php?
id=30&mag=1&type=music]
6. [http://pocketjapan.over-blog.com/article-33456248-
6.html]
7. Nathalie ROELENS, « Incorporaions filmiques », loc. cit,
p. 71-87.
8. VLOG EUROPE : rencontre européenne des
vidéoblogeurs européens à Budapest en 2008,
Association culturelle Videoformes, disponible sur :
[http://www.vlogeurope.com/blog]Voir les conférences-
débats de la 11e Biennale du carnet de voyage : « Vers le
numérique ? » Pascale Argod et Thierry Lancien le samedi
20 novembre 2010 ainsi que la table ronde avec des
carnettistes, des réalisateurs et l’association Vidéoformes le
dimanche 21 novembre 2010.
[http://www.biennale-carnetdevoyage.com/SAMEDI-20-
NOVEMBRE.html]
Voir le Prix du carnet de voyage numérique Vblog de la
Biennale du carnet de voyage de Clermont-Ferrand lancé
par l’association Vidéoformes.

35
Revue Proteus n°1, le médium

Minotaure : d’une couverture dalinienne


ou le kaléidoscope avant-gardiste

Le thème du Minotaure est un sujet récurrent au final à ce Minotaure d’entrer dans la modernité
chez les Surréalistes qui semblent se reconnaître et de « s’exprimer » en trois dimensions.
en lui et en la thématique de l’enfermement qui lui Cet article se donnera donc pour objectifs de
est associée. Ce motif leur a inspiré nombre de mettre en avant les différents degrés de mises en
dessins, gravures et toiles. Cette attirance pour abyme artistiques et d’usurpations du médium
l’être anthropomorphique est telle que les dans le cas du Minotaure dalinien, ainsi que de
membres du mouvement en ont fait le titre d’une questionner les divers artefacts produits à partir
nouvelle revue éponyme pour laquelle la plupart de l’œuvre originelle, afin de mieux cerner les
des artistes du groupe ont dessiné la couverture enjeux de cette création composite pour l’artiste et
d’un numéro. La revue Minotaure est ainsi parue son époque.
de 1933 à 1939, d’abord sous la double direction
de Tériade et d’Albert Skira, puis sous la seule *
direction de ce dernier, et a participé à une cer-
taine officialisation du mouvement surréaliste au Le surréalisme, en étendant le réseau des
même titre que le Manifeste de Breton quelques recherches picturales dans le milieu extra-plastique,
années auparavant. libéra la peinture du joug étroit et exclusif du thème
Si l’ensemble est éclectique, l’une des couver- scolaire […] Ainsi le papier collé, le collage trompe
tures se dégage pourtant des onze autres numéros, l’œil, l’objet symbolique, la tache d’encre et l’écri-
ture automatique, la construction abstraite ou la
de par la transformation qu’elle fait subir au
manière photographique promettant la ressem-
mythe : celle du no 8, réalisée par le peintre espa- blance absolue des objets, toutes les techniques,
gnol Salvador Dalí. En effet, cette couverture, qui toutes les inventions, tous les moyens d’expression
n’en est pas vraiment une puisqu’il s’agit à la base autorisés ou non forment un langage étendu par
d’une « huile et collage sur carton » produite par lequel le surréalisme veut établir un parallélisme
l’artiste en 1936, présente bien un être anthropo- étroit entre peinture et poésie5.
morphique mais, loin d’être issu de l’alliance d’un
corps d’homme et d’une tête de taureau, le Par opposition au collage cubiste des années 1910
monstre est ici un hybride au corps de femme et à où l’enjeu était fondamentalement plastique, le
la tête participant à la fois du taureau et de ce qui collage surréaliste introduit par Max Ernst en
semble être un loup. Ainsi, le « Minotaure, » bien 1919 participe en effet d’un procédé poétique en
que différent des autres œuvres daliniennes en ce ce qu’il recherche le merveilleux ou encore l’inso-
qu’il est né d’un sujet imposé, comprend certains lite.6 Ce langage poétique sous-jacent, par l’inter-
topoï du mythe grec parfois transformés par le médiaire du collage trompe l’œil qu’il utilise pour
regard du maître, tout en reprenant de nombreux la couverture de ce huitième opus de Minotaure
thèmes daliniens et en préfigurant les sujets qui dans lequel Tériade donne la définition du surréa-
dominent ses œuvres postérieures ; il participe lisme pictural citée ci-dessus, Salvador Dalí
également d’un emboîtement des techniques semble y adhérer. Effectivement, ce phénomène
puisque cette couverture est, comme précisé pré- s’avère en particulier véridique dans le cas spéci-
cédemment, une huile et collage sur carton née
elle-même d’une esquisse préparatoire, ayant
ensuite engendré – entre autres – la réalisation 5. TÉRIADE, « La peinture surréaliste » dans Minotaure, Vol.
III, (originairement no 8-10, 1936-37), New York, Arno
d’un objet en métal fabriqué à partir de la tech- Press, 1968, p. 5.
nique de la fonte à la cire perdue, permettant ainsi 6. Voir Louis ARAGON, « La Peinture au défi » dans Les
Collages, Paris, Hermann, 1980, p 37-77.

36
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

fique de cette huile et collage sur carton dali- multi-médial discordant et déconcertant mais qui,
nienne qui s’attache à représenter l’être anthropo- pour l’initié, est interprétable comme un nouvel
morphique mythique – contrairement aux couver- « être-objet. »
tures antérieures de Gaston-Louis Roux, André L’être-objet ainsi engendré, puisqu’il s’agit bien
Derain, Marcel Duchamp ou Joan Miró – et paraît ici d’accouchement objectal, est singulier. Cette
en cela s’inscrire dans la lignée des sources accrétion artistique, issue d’une interprétation
antiques telles que les récits ou poèmes de Catulle paranoïa-critique de l’icône antique, établit en
(Carmen, 64), d’Apollodore (Bibliothèque, III (9- effet comme point de convergence la figure
11) 1, 4), de Diodore de Sicile (Bibliothèque his- mythique originelle revisitée en la centrant par
torique, IV 77), de Plutarque (Vie de Thésée, 16 et rapport au reste de la couverture et au fond noir
19), de Virgile (Enéide, V 588-591, VI 20-28) ou cruciforme qui en forme le décor, mais également
encore d’Ovide (Métamorphoses, VIII 152-182). en en faisant une figure éponyme puisqu’elle est
Cependant, bien que S. Dalí s’inspire à l’évidence enchâssée ou, plutôt même, enchaînée au titre
de la figure originelle et de sa poétique, et que la capitalisé de la revue par le O et le U noirs incrus-
multiplicité des éléments qui composent son col- tés dans ses mollets. Il y a là mises en abîme mul-
lage reflète la volonté multidisciplinaire qui anime tiples des supports visuels, réfléchies par une per-
la « revue à tête de bête, » ce minotaure est loin version spatiale, par un jeu d’illusions d’optique
des divers hybrides badins de bon nombre engendrant la confusion des plans, avec le titre de
d’autres couvertures, et particulièrement de la bête la revue en arrière-plan du collage et uni à une
humanisée, douce et musclée de Pablo Picasso représentation picturale de Minotaure établie au
(Minotaure, no 1). premier plan de la couverture. L’ensemble est
Avec S. Dalí, il s’agit en effet de réactiver l’ac- ainsi animé d’un mouvement centripète et la foca-
tualité du mythe minoen et surtout de transmettre lisation sur le monstre qui en résulte se voit,
l’image de la modernité inhérente à la revue par d’autre part, renforcée par le choix artistique de la
l’intermédiaire d’une représentation inquiétante palette de couleurs, l’ensemble étant dominé par
voire angoissante du monstre mythologique, pour un noir agrémenté de blanc et de bleu, la seule
répondre à l’idée selon laquelle, dans les années couleur chaude du cercle chromatique – le rouge-
1930, « le mythe est précisément moderne de par rose – se trouvant concentrée au niveau du titre
sa brutalité et sa cruauté animale 1 ». Pour ce faire, capitalisé et de certains membres du Minotaure.
l’artiste espagnol juxtapose, remanie et condense
certains éléments hétérogènes, certaines images et *
certaines idées préalablement employés dans des
œuvres antérieures aux supports divers Qu’en est-il donc de l’être hybride sur lequel l’ar-
(exemples : gouaches sur papier ou huiles sur toile tiste invite à porter le regard ? Dès le premier
ou bois), essentiellement donc des éléments de abord, l’interprétation dalinienne de la figure
prédilection à réalité artistique instrumentale tels antique semble être passée par le filtre de son
que les cavités (déjà présentes dans Combinaisons propre surréalisme. De l’être mythologique ne
en 1931), la clé (Combinaisons et La mémoire de paraît en effet demeurer que l’anthropomor-
la femme-enfant, 1932), la cuiller du Symbole phisme primitif. L’animal représenté n’est ainsi
agnostique (1932), le homard (1933), la jambe plus qu’un hybride renouvelé, un monstre créé
déformée (Femme à la tête de rose, 1935) ou les par l’artiste selon une combinatoire se rapportant
tiroirs (1936). Ces objets profanes, c’est-à-dire à à l’activité inconsciente dont Sigmund Freud a
l’origine dépourvus de tout caractère artistique, théorisé les principes. En effet, S. Dalí pervertit
sont ainsi réactualisés selon une méthode de tout d’abord l’image du Minotaure en représen-
décomposition/recomposition, qui, pour le néo- tant celui-ci non plus sous la forme d’un être mi-
phyte, peut sembler ne résulter qu’en un collage homme mi-taureau, caractérisé par sa bestialité,
c’est-à-dire sa force et sa cruauté incontrôlable,
mais sous celle d’un être féminisé, du monstre les
1. André SIGANOS, Le Minotaure et son mythe, Paris, cornes seules restant. Cependant, cette combina-
Presses universitaires de France, 1993, p. 145. toire favorisant l’association taureau-femme est

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Revue Proteus n°1, le médium

loin de n’être qu’un renvoi au mythe grec d’Eu- de savoir. Machines désirantes, ces téléphones
rope et de Zeus ou qu’un emprunt possible à deviennent des téléphones aphrodisiaques1.
l’huile sur toile qu’est L’Eléphant Célèbes de Max
Ernst réalisé en 1921. Chez S. Dalí, le Minotaure Le homard, simultanément donc nourriture et
paraît avoir été dégrossi ; il est plus affiné et raf- appât, fait écho au deuxième objet : la bouteille,
finé, presque séduisant. Avec son corps de femme objet également lié au buccal et à l’ingestion, pou-
et sa tête duale de taureau-loup, tout dans son vant potentiellement contenir la liqueur aphrodi-
allure le rend plus attirant que le monstre originel siaque désirée. Pourtant, contrairement au pre-
et l’institue en monstre original. mier qui est prêt à être consommé, la couleur
Le Minotaure de S. Dalí est d’ailleurs dominé noire de ce dernier, son goulot étranglé et le bou-
par la courbe ; même le tiroir au niveau de sa poi- chon qui en obstrue l’entrée, semblent vouloir
trine est incurvé, rejetant la brutalité de l’angle empêcher toute découverte de son contenu et
droit. Le corps entier du monstre est incliné et simultanément presque susciter une curiosité mal-
positionné à la manière de celui d’un mannequin saine. Le verre à pied et la cuiller, enfin, également
pour défilé de haute couture, ou, plus prosaïque- contenus dans une cavité, relient le manger au
ment, d’une femme de mauvaises mœurs, tout boire, dans une sorte d’union-pénétration symbo-
comme il l’était dans Femme à la tête de rose lisée par la présence de la cuiller dans le verre et
seulement un an auparavant. Ce Minotaure paraît non à ses côtés. La transparence du verre, cette
s’offrir, se mettre au service du futur Thésée. Son fois-ci, invite à regarder, à jouer les voyeurs. Tout
corps est lui-même déjà percé de cavités arrondies n’est dans ce corps que tentation, invitation à por-
usurpées aux Combinaisons de 1931 et contenant ter le regard dans un ailleurs suggestif, à essayer, à
chacune un produit propre à la sustentation. goûter. Les tiroirs empruntés, eux, à la psychana-
Ainsi, on retrouve parmi la combinatoire choisie lyse freudienne, synthétisent cette idée en étant
des divers éléments de prédilection daliniens, un ouverts mais sombres, en invitant à se pencher
homard prêt à consommer dans le ventre de la vers l’intérieur, à découvrir la clé du secret dont le
femme, une bouteille dans sa jambe droite, un morceau de tissu, partiellement sorti du grand
verre et une cuiller dans la gauche, ainsi que deux tiroir, sans être totalement visible, suggère l’exis-
tiroirs, l’un au niveau de la cheville gauche et tence. L’œuvre dalinienne entend se livrer sur le
l’autre en plein milieu de la poitrine, leur clé étant mode indiciel.
peut-être celle présente dans la jambe gauche. Les De la même manière, l’une des jambes de la
éléments mythiques semblent donc absorbés par femme-monstre offre presque, elle aussi, une
la richesse de l’iconographie du peintre. ouverture, comme celle d’un vêtement à peine
Parmi ces fétiches iconographiques se détache retenu par quelques boutons-pressions. Là encore,
à la fois par sa présence incongrue et par l’agressi- S. Dalí paraît inviter à la pénétration du corps, à la
vité de la couleur qui lui est ici associée, un découverte de l’intériorité cachée, à l’interpréta-
homard. Ce homard n’est pas sans rappeler la tion d’un contenu en apparence aussi hermétique
« robe-homard » créée avec la couturière Elsa que ne l’est la bouteille qu’il contient. Ces élé-
Schiaparelli dans les années 1930, ainsi qu’un ments ne sont pas sans faire écho à la théorie dali-
autre objet contemporain au collage, le Télépho- nienne de la beauté comestible 2, théorie selon
ne-homard :

Cet objet irrationnel surréaliste à fonctionne- 1. Gilles NÉRET et al., Salvador Dalí, Paris, Taschen, 1992,
ment symbolique est constitué de ce que Deleuze p. 152.
Les téléphones sont évoqués dans Le Dictionnaire abrégé
et Guattari appelleraient aujourd’hui des objets par-
du Surréalisme (Paris : Galerie Beaux-Arts,1938) par la
tiels cherchant à s’accoupler pour former des phrase : « Les appareils téléphoniques seront remplacés par
machines désirantes. Pour Dalí, le téléphone est des homards, dont l’état avancé sera rendu visible par des
avant tout annonciateur de nouvelles et c’est en plaques phosphorescentes, véritables attrape-mouches
cela que le combiné-homard est objet d’un double truffières. »
désir, désir comestible et soif de communication et 2. Théorie explicitée par Dalí dans le double numéro 3-4 de
Minotaure, dans un texte intitulé « De la beauté terrifiante et
comestible de l’architecture Modern’ Style, » où il relance

38
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

laquelle : « la beauté sera comestible ou elle ne blement comme une représentation concrète de
sera pas1. » Un tel rapprochement intertextuel per- l’idée de « grande prostituée » ou de mégère
met alors d’envisager le nouvel « être-objet » de employée par André Masson pour qualifier la rai-
l’artiste catalan comme un meuble de cuisine, son empêchant l’inconscient stratifié de s’expri-
comme un garde-manger contenant le boire, le mer. De plus, en tant qu’être-meuble, elle est le
manger et les instruments préparatoires néces- contenant d’objets eux-mêmes sexualisés tels que
saires. Tous les éléments essentiels à la nutrition la bouteille, le verre et la cuiller.
paraissent à portée de main et prêts à l’emploi (y L’objet-verre picturalisé, métaphore de l’or-
compris le corps-même de la femme en ce qui gane féminin de par sa profondeur, sa fragilité et
concerne l’aspect « nourriture sexuelle »). De plus, son statut de contenant, devient dès lors objet
Dalí ayant également représenté un homard qui obsessionnel et se décline à l’infini dans la créa-
mime la virginité dans le « Bestiaire » des Mytho- tion d’un autre objet surréaliste matérialisé et
logies plurielles en précisant alors : « Comme les dévoilé au public lors de l’Exposition surréaliste
homards, les jeunes filles ont l’intérieur exquis. d’objets à la Galerie Charles Ratton en cette
Comme les homards, leur carapace (de pudeur) même année 1936 : le Veston aphrodisiaque, un
est architecturale. Comme les homards, elles rou- smoking recouvert de quatre-vingt huit verres à
gissent quand on veut les rendre comestibles 2, » liqueur contenant un prétendu philtre, du Pipper-
un parallèle semble vouloir être établi entre l’ob- mint frappé, liqueur supposée dotée de vagues
session comestible et un autre fantasme dalinien vertus aphrodisiaques. Ainsi, les objets daliniens
récurrent aussi bien dans ses œuvres scripturales s’autofécondent : alors qu’entre le verre, la cuiller
que picturales : l’obsession sexuelle. et le « meuble de rangement, » il y a déjà interpé-
nétration, entre le verre unique du collage et la
* myriade de verres du nouveau média artistique
qu’est le veston, une reproduction semble s’être
Chaque objet présenté dans le collage considéré, opérée.
en particulier dans la figure centrale de ce mon- Par mimétisme symbolique, le homard, avec sa
tage, peut être analysé à la lumière du médium longue queue arrondie et ses deux longues pinces
psychanalytique en ce qu’il comporte de fortes rappelle, quant à lui, le sexe masculin se logeant
connotations sexuelles sous-jacentes, conformes, jusque dans le ventre de la femme et participe éga-
semble-t-il, aux attentes surréalistes selon les- lement, en tant que tel, à l’idée de satisfaction.
quelles la femme se doit d’apparaître comme l’ob- Dans le collage précurseur : Homard qui mime la
jet passif du désir du mâle. 3 Répondant à des virginité4, l’animal figuré n’avait effectivement pas
considérations aussi bien personnelles que liées au tant l’air d’évoquer la virginité que de montrer la
marché de l’art – une couverture de magazine défloration ou en tout cas l’acte sexuel, ce homard
devant somme toute avoir pour but initial d’attirer enserrant, prenant possession du corps entier de
tout acheteur potentiel – la figure de l’entre-deux la femme. Dans ce collage ultérieur, pourtant, le
qu’est la femme-Minotaure de Dalí répond effec- symbole est encore perverti puisque le homard est
tivement à ce fantasme d’engloutissement par inversé et, bien qu’il ait pris possession du ventre
dévoration ; elle se présente tel un être attendant de la femme-monstre, il semble difficile d’y voir le
que l’on dispose de lui, dans cette position agui- résultat d’un complément, ce ventre n’étant pas
cheuse qui est la sienne, ses longues jambes roses présenté en état de grossesse mais de creux conte-
mises en avant par un léger déhanchement, possi- nant le homard, homard que S. Dalí rapprochera
deux ans plus tard de l’« attrape-mouches5. » Cette

l’intérêt pour l’esthétisme « 1900. » Vol. I,( originairement


no 1-4, 1933), New York, Arno Press, 1968, p. 69. 4. Voir la rétrospective 1920-1980, op. cit., p. 242.
1. Ibid., p. 76. 5. Image à connotation négative pour un Dalí adepte de
2. Salvador Dalí: rétrospective 1920-1980, Vol. 1, Paris, L’Éloge de la mouche de Lucien de Samosate et considérant
Centre Georges Pompidou, 1979, p. 242. cette catégorie de diptères, communément connue sous le
3. Xavière GAUTHIER, Surréalisme et Sexualité, Paris, nom vernaculaire de « mouches, » comme les « fées de la
Gallimard, 1971, p. 136. Méditerranée. » Voir Salvador DALÍ, Journal d'un Génie,

39
Revue Proteus n°1, le médium

séduction, cet aspect comestible, ce petit short en lui-même, labyrinthe circulaire ou spiralique à
moulant permettant le rapprochement entre nour- la façon de tourbillons océaniques dévorateurs.
riture basique et nourriture sexuelle, ne sont donc Les poils recouvrant la tête du monstre parti-
que les éléments d’un piège sensuel tendu pour la cipent également d’une disposition en spirales,
proie, la « mouche », le Thésée qu’est l’homme. surtout à hauteur de la gorge où ils dessinent des
La représentation dalinienne de la femme-Mi- lignes circulaires se rétrécissant progressivement
notaure est ainsi loin de toute imagerie antique jusqu’à atteindre un point focal unique : la tête,
d’une figure féminine candide rougissant par puis dans cette tête l’ensemble museau-gueule.
pudeur sous l’attaque du mâle. Seule la partie infé- Aux antipodes de « l’éternel féminin, » ce collage
rieure du corps est ici colorée et uniquement de pilaire antigéodésique porté à son extrême, ne
rose, de la couleur de la chair qui se veut appétis- prend tout son sens qu’à la lecture de l’article de
sante. Le haut du corps, lui, est d’un gris-blanc- S. Dalí intitulé : « Première loi morphologique sur
bleu métallique, de la couleur composite assez les poils dans les structures molles », publié dans
indescriptible d’un organisme spectral à l’état le numéro suivant de la revue mais dont la rédac-
morbide ou en procès soit de putréfaction, soit de tion était déjà achevée au moment de la publica-
momification1. L’inquiétante étrangeté créée par tion du huitième numéro. L’artiste y évoque la
ce corps semi-offert, semi-consumé par le désir, femme à barbe et le mécanisme de « déception
exhume la véritable dangerosité du monstre, lais- esthétique » automatique et incontrôlable devant
sée latente dans nombre de versions originelles. le « poil terrible2. » Le « poil terrible » et sombre,
Ce Minotaure féminisé est le véritable monstre, tout comme l’œil spiralique angoissant, ne servent
plus redoutable encore que celui de la légende car pourtant qu’à rehausser davantage la blancheur de
plus pervers, envoûtant et sadique, et pleinement la dentition et la rougeur sanguine de la langue qui
conscient de ses actes. Canidé hybride, ce Mino- forment la gueule monstrueuse. La double rangée
taure n’a donc plus grand chose du bovidé antique de dents acérées dont elle est pourvue, comme
fonçant tête baissée, mais procède plutôt du car- tout droit sortie des délires du Cannibalisme sur-
nassier réfléchi, diabolique, en quête d’une proie réaliste, lecture donnée à Paris par S. Dalí le 24
et bien décidé à l’acquérir et à la conquérir. janvier 1936 sur la comestibilité de la beauté, ren-
La décomposition de la tête, principale partie force l’aspect dévorateur et cruel de cette gueule,
corporelle ayant subi la réinterprétation dali- d’autant qu’elle paraît esquisser un rictus diabo-
nienne, facilitée par sa transposition de profil, lique. Cette bouche n’est ainsi plus celle d’un tau-
révèle la pluralité référentielle dont elle fait l’objet reau mais bien celle d’un redoutable carnassier.
et toute la complexité de l’objet selon S. Dalí. Au ruminant fait place le prédateur.
L’œil, tout d’abord, est formé d’une succession de Or, bien que le Minotaure soit connu pour se
cercles blancs qui, en alternance avec des cercles repaître de chair humaine, aucune œuvre liminaire
rouges et noirs, tels des phosphènes extériorisés, le mettant en scène, qu’elle soit une variante
créent une spirale infernale s’enfonçant dans le antique ou un avatar plus moderne, ne semble
crâne du monstre. Cet œil étrange et angoissant l’avoir représenté, à notre connaissance, doté
semble ainsi faire écho au Rotorelief de d’une telle gueule. Cette ultime perversion mytho-
M. Duchamp présenté en couverture du Mino- logique est à l’évidence une invention dalinienne
taure no 5 (1935) ; il est une forme de labyrinthe visant à porter à son summum l’impression de
cruauté et de vice associée à ce Minotaure, une
invention certes plus réaliste, en définitive, que les
Paris, Éd. de La Table ronde, 1964, p. 237.
1. Ce no 8 de la revue Minotaure, pour laquelle il réalise ce
représentations picturales antérieures où il était
collage, est aussi celui dans lequel il illustre le poème possible de douter du caractère carnivore de
d’Edward James « Trois sécheresses » avec, entre autres, en Minotaures minutieusement calqués sur les des-
guise d’ouverture, le dessin d’une décomposition
anatomico-psychanalytique en trois étapes d’un être à
caractéristiques androgyniques proche, à bien des égards, de 2. S. DALÍ, « Première loi morphologique sur les poils dans
l’être anthropomorphique de son propre collage. Voir dans les structures molles, » dans Minotaure, Vol. III,
Minotaure, Vol. III, (originairement no 8-10,1936-37), New (originalirement no 8-10, 1936-37), New York, Arno Press,
York, Arno Press, 1968, p. 53-57. 1968, p. 60-61.

40
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

criptions originelles et donc à la dentition de type *


plutôt phytophage. Enfin, chez S. Dalí, l’ajout
d’une structure molle originale à cette rangée de Reste alors la présence des tiroirs empruntés à la
dents épointées, en la présence d’une langue psychanalyse freudienne et retranscrits chez
démesurée, contraste avec la simple langue tirée S. Dalí sous forme récurrente de figure à tiroirs.
provocatrice de la couverture d'A. Derain (1933) Ces médias psychanalytiques attestés dans
et ne semble faite que pour mieux montrer un nombre de ses œuvres picturales et sculpturales 5,
« appétit glouton pour de la chair appétissante et l’artiste en use et en abuse pour représenter en
gluante1, » un désir irrépressible de happer tout ce images « des espèces d’allégories destinées à illus-
qui s’offre à elle. « Pour passer de sa douce passi- trer une certaine complaisance, à sentir les innom-
vité à cette cruelle activité, la femme est devenue brables odeurs narcissiques émanant de chacun de
animale » remarque Gauthier et, telle la mante nos tiroirs6 », dans la lignée de la pensée freu-
religieuse décrite dans l’article « Mimétisme et psy- dienne, S. Freud, inspiré par les découvertes de Sir
chasthénie légendaire » de Roger Caillois dans le Arthur Evans sur le labyrinthe à Knossos, consi-
no 7 de Minotaure,2 ou plutôt telle sa perversion dérant que « just as an archeologist uncovers
humaine en la figure de « l’amante non-reli- buried ruins, the psychoanalyst discovers repres-
gieuse, » elle est là pour « détruire et consommer sed memories7. »Pour S. Dalí, en effet,
son mâle », sans même passer ici au préalable par
la consommation sexuelle. Dans l’anatomie dali- the unique difference between the immortal
nienne, la bouche c’est en effet « là d’où ça bave, Greece and the contemporaneous epoch is Sig-
ça parle aussi, ça mord et ça mange3. » mund Freud, who discovered that the human body,
Pour S. Dalí, il y a « une voie triomphale de la which was purely neo-Platonist at the time of the
bouche. » Le monde devient l’occasion de goûts Greeks, is today full of secret drawers that only
psycho-analysis is capable of opening8.
et de répulsions. Toute action peut être évoquée
par une métaphore de la « dévoration. » La femme
Or, dans ce collage, les deux tiroirs semblent
dalinienne ressemble ainsi à cette bête au vagina
vides, à l’exception d’un morceau de tissu dépas-
dentata, les dents étant chez elle à la fois présentes
sant mollement de la façade encore rigide de celui
de façon démesurée au niveau de la tête et renfor-
remplaçant la poitrine de la femme-monstre 9, par-
cées par les pinces du homard au niveau du sexe,
ticipant ainsi de la dualité interne-externe ; l’in-
dans une mise en pratique directe de l’image du
dictyoptère cannibale. La femme serait donc celle
qui semble s’offrir mais, finalement, prend et
5. Voir par exemples le Cabinet Anthropomorphique (1936)
consume, dans un jeu sadique et malsain, périlleux et La Vénus de Milo aux tiroirs (1936). Le rapprochement
pour l’homme. Comme le labyrinthe, elle excite la entre la couverture dalinienne de Minotaure et la Vénus de
curiosité du mâle, fait appel à sa virilité, pour Milo aux tiroirs est double puisqu’il se situe à la fois au
mieux l’emprisonner et le détruire. Pour reprendre niveau de la reprise de l’objet-tiroir et dans le
S. Dalí, « le nouvel âge surréaliste du ''canniba- rapprochement Vénus-Minotaure dérivé de L’Enéide (VI,
24) où il est fait mention de « Minotaurus inest, Veneris
lisme des objets'' justifie également cette conclu- monumenta nefandae » (« Voilà le Minotaure, monument
sion : la beauté sera comestible ou ne sera pas 4. » d'une Vénus monstrueuse »).
On est ici bien loin de la naïve Symbiose fem- 6. Antonia FONYI, Prosper Mérimée: écrivain, archéologue,
me-animal de 1928. historien, Genève, Droz, 1999, p. 45, note 14 ad locum.
7. Michael VANNOY ADAMS, The Mythological Unconscious,
New York, Karnac Books, 2001, p. 261. Voir en particulier
le chapitre 6 intitulé « The Bull, the Labyrinth, and the
Minotaur: From Archeology to « Archetypology » (With an
1. Ibid., p. 60. Apology to Ariadne) », p. 241-310.
2. Roger CAILLOIS, « Mimétisme et psychasthénie 8. Robert DESCHARNES, Salvador Dalí, New York, Abradale
légendaire » dans Minotaure, Vol. II, (originairement no 5- Press, H.N. Abrams, 1993, p. 118.
7,1934-35), New York, Arno Press, 1968, p. 5-10. 9. Ce contraste extérieur/intérieur (ou dur versus mou)
3. Salvador Dalí: rétrospective 1920-1980, op. cit., p. 239. s’accorde avec la conception psychologique selon laquelle
4. Salvator DALÍ, « De la beauté terrifiante et comestible de les individus se fabriquent des défenses (dures) tout autour
l’architecture Modern’ Style » dans Minotaure, art. cit., p 76. de la psyché vulnérable (souple ou molle).

41
Revue Proteus n°1, le médium

conscient mythologique, le « Minotaure intérieur » Il déclare d’autre part : « Pas une seule minute de
paraît donc avoir été excavé et mis au jour. ma vie ne se passe sans que le spectre sublime
Allégorie de la psychanalyse freudienne, le per- […] de la mort ne m’accompagne dans la moindre
sonnage de la femme-tiroirs se présente en fait de mes plus subtiles et capricieuses fantaisies 4. »
comme une excroissance freudienne de la curio- Ce Minotaure est-il ce « spectre sublime de la
sité naturelle que possèdent les enfants pour les mort » au corps envoûtant et à la gueule dévo-
espaces clos. Or, pour l’enfant, et le grand enfant rante ? L’idée paraît crédible et semble pouvoir
dalinien en particulier, le plus grand secret est le fournir une justification plausible à l’usage de tous
corps de la mère et le corps sexuel féminin en ces objets à l’allure menaçante ou porteurs de
général. Les tiroirs pourraient de ce fait symboli- significations multiples et trompeuses, et entre
ser ici une certaine disponibilité sexuelle semi- autres à la présence de l’objet-croix en noir à l’ar-
consciente, ainsi que le désir de l’homme-enfant rière-plan, croix qui ne laisse entrevoir que quatre
d’y avoir accès et de pouvoir l’appréhender. Cette petits foyers de lumière d’un ciel crépusculaire
hypothèse semble d’autant plus justifiable que fortement chargé d’où des formes blanches poly-
l’observateur attentif peut remarquer la surpre- morphiques participant à la fois du nuage, du
nante signature apposée par l’artiste en bas de ce spectre et de la colonne ou du chapiteau mou, se
collage : « Gala Salvador Dalí 1936 », peu détachent. Ces quatre vignettes, ces quatre
d’œuvres daliniennes paraissant porter les noms touches de couleurs dans ce décor dominé par la
de S. Dalí et de Gala ainsi réunis, comme s’ils for- palette noire sont en fait un ajout de dernière
maient les deux prénoms d’une seule et même minute non négligeable pour la symbolique pictu-
entité. rale de cette œuvre, si l’on en croit l’artiste lui-
De plus, selon André Peyronie, « fondamenta- même, car elles ont été spécifiquement insérées
lement, le mouvement du savoir est descente vers par ses soins à la deuxième version de la couver-
le Minotaure et non salut par le fil qui conduit au ture, la première ayant été égarée par mégarde :
dehors1. » Or, lorsque l’on observe le collage, le fil
mythologique ou les traits blancs géodésiques 2 I’m not thinking of redoing the cover because
pouvant en être le symbole graphique, relient that would be too upsetting (it’s impossible to redo
effectivement la figure du Minotaure à son nom, something that was well done the first time, impos-
ou descendent vers ce titre à côté duquel se sible to find new labyrinths, passion, etc.), but your
trouve la signature apposée des deux noms mêlés. telegrams have persuaded me… Anyway, I think
I’ve found a new idea as a substitute, a very rare
Dalí effectue donc peut-être cette descente vers le
photo of clouds, very rare from a morphological
Minotaure, vers le savoir ; mais quel savoir ? À point of view (clouds have always been the sky’s
l’évidence, au vu du nombre de symboles qui y labyrinths, for it’s through looking at them that one
font référence, celui de la femme et, à travers elle, loses oneself in the sky)5…
peut-être celui d’une bipolarité vie/mort. Chez
S. Dalí, ces deux réalités semblent, il est vrai, for- Proches du champignon atomique anachro-
tement liées, lui-même relevant que : nique ou de la colonne onirique en cours de liqué-
faction, à la façon du « super mou6 » propre au
The two most energetic motors that make the camembert dégoulinant inspirateur des montres
artistic and superfine brain of Salvador Dalí func- molles de Persistance de la mémoire (1931), mais
tions are, first, libido, or the sexual instinct, and, surtout tributs aux éléments architecturaux
second, the anguish of death3.

1. André PEYRONIE, « L’Imaginaire du labyrinthe au XXe 4. Alain BOSQUET, Entretiens avec Salvador Dalí (Paris,
siècle », Licence, Module : Littérature générale et comparée, Éd. Pierre Belfond, 1966, p. 45.
U.F.R. des Lettres et Sciences Humaines de Nantes, mai 5. Meredith ETHERINGTON-SMITH, The Persistence of
1998. Memory. A Biography of Dalí. Letter from Dalí to Edward
2. Voir l’Appendice explicatif au « Surréalisme spectral de James, 20 Mai 1936, New York, Random House, 1992,
l’éternel féminin préraphaélite » de Salvador Dalí. p. 202.
Minotaure, no. 8, 49. 6. S. DALÍ, La Vie Secrète de Salvador Dalí, Paris, Éd. de La
3. Robert DECHARNES, op. cit., p. 132. Table ronde, 1952, p. 246.

42
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

modern’ style comme les « colonnes molles » du de même pour sa version élaborée (1981), créés à
Parc Guëll de Gaudí où le peintre aimait flâner1, partir de la technique à la cire perdue et moulés à
ces nuages allotropiques tels les murs d’une voûte la fonderie d'Airaindor Valsuani à Paris2.
céleste labyrinthiforme, de par leur caractère orga- Ce phénomène de décomposition/recomposi-
nique, ajoutent à la perversion de l'espace par des tion ne se limite cependant pas à ces transposi-
jeux d'illusions d'optique accentuant à l’extrême la tions anastatiques attendues mais « la note [frap-
confusion des plans. pée] fait résonner d’autres notes endormies » pour
reprendre une expression de Jean Wahl caractéri-
* sant « l’objet3 ». Ainsi voient le jour des réalisa-
tions transcendées telles que le Combat avec le
Confusion des plans, métamorphose de la Minotaure (œuvre composite au crayon, encre de
matière, juxtaposition et emboîtement d’objets Chine, aquarelle et gouache de 1942 ayant inspiré
fétiches, en résumé approche multi-médiale le bronze Thésée terrassant le Minotaure), le bois
consistant en l’amalgame réinterprétatif de sup- gravé Le Minotaure pour illustrer une version de
ports picturaux, sculpturaux, textiles tout autant la Divine Comédie datée de 1960 (exposition des
que photographiques, conforme à sa nature- dessins préparatoires en 1954 à Rome), la gravure
même, la superstructure complexe du collage dali- Thésée et le Minotaure sur laquelle est peint un
nien choisi pour servir de couverture au huitième grand 6 ou 8 rouge dégoulinant enfermant les
opus de la revue Minotaure illustre la richesse du deux protagonistes (également datée de 1960), ou
processus créateur de l’artiste et de sa mythologie encore – le Minotaure du collage originel dalinien
personnelle. ayant déjà les pieds sur les planches – la première
Si l’approche multi-médiale n’est bien sûr pas représentation au Metropolitan Opera House, par
propre à ce collage comme peut en témoigner les Ballets Russes de Monte-Carlo, de « Laby-
l’usage réitératif et surtout réactualisé des tiroirs rinthe, » avec livret, décors et costumes de S. Dalí,
de l’inconscient en tant qu’emprunts manifestes à chorégraphie de Léonide Massine et musique de
la psychanalyse freudienne dans des supports Franz Schubert, le 8 octobre 1941 4. Au-delà de la
aussi bien picturaux que sculpturaux antérieurs simple reprise itérative d’éléments du collage, les
comme postérieurs, elle y est cependant unique de adaptations daliniennes du mythe, dans les œuvres
par sa richesse et sa complexité, conférant a pos- des années 1930 à 70, recoupent donc un large
teriori à cette composition artistique le rôle de spectre de formes et de genres tout en conservant
matrice de nombreuses œuvres ultérieures de tout exceptionnellement leur focalisation sur les
premier plan. Parmi celles-ci – et en cela rien de thèmes et les termes mêmes de l’œuvre originelle.
novateur puisque S. Dalí a fait de même avec Le titre « Minotaure, » par le biais de l’emprunt
nombre d’autres objets fétiches dont les montres mythologique, ainsi que par la répétition anapho-
molles ou la Vénus aux tiroirs, à la suite de ses rique dont il fait l’objet dans nombre des avatars
peintures – on compte des transpositions directes
du collage en sa matérialisation sous forme de
2. Où le personnage mythique ne possède pas moins de
sculptures telles que les bronzes Thésée terrassant trois bras pour terrasser un Minotaure hyper masculinisé.
le Minotaure (1981) ou Le Minotaure avec son 3. Jean WAHL, « Art et perception : l’objet » dans Minotaure,
homard doré à l'or fin et maintenu par un aimant Vol. II, (originairement no 5-7, 1934-35), New York, Arno
pour sa première version et tous les objets traités Press, 1968, p. 20.
4. Dans les années 1945, Dalí illustre également Le
Labyrinthe de Maurice Sandoz pour Doubleday & Doran
(New York) ; en 1963, il réalise une série de douze pointes
1. Dans « De la beauté terrifiante et comestible de sèches et eaux-fortes consacrées à la mythologie et intitulée
l’architecture Modern’ Style, » Dalí observant l’aspect Suite Mythologique Nouvelle, dont « L’Enlèvement
organique ondulatoire des bâtiments gaudiens que sont la d’Europe » ; et en 1974, il publie, en collaboration avec
Casa Milà (communément nommée la Pedrera) et la Casa Henri-François Rey, Dalí dans son labyrinthe. Il participe
Batlló ou Casa de los Huesos (Maison des os), relève enfin occasionnellement à Labyrinthe d’Albert Skira (1944-
spécifiquement leur caractère « sculpture des reflets des 46), successeur précaire et éphémère d’après-guerre de la
nuages crépusculaires dans l’eau, » Minotaure, no 3-4, p. 72- revue Minotaure, ayant pour objectif avoué de montrer que
73. la guerre n’a pas réussi à venir à bout de la culture.

43
Revue Proteus n°1, le médium

du collage dalinien à partir de 1936, rend ainsi


plus prégnant son message et confère au projet sa
cohérence globale. Or, sachant que S. Dalí déclare
à propos de son retour d’Espagne en 1934 et des
événements qui vont s’ensuivre :

I sensed the approach of the great armed canni-


balism of our history, that our coming Civil War [...
] When I arrived in Paris I painted a large picture
which I entitled Premonition of Civil War. In this
picture I showed a vast human body breaking out
into monstrous excrescences of arms and legs tea-
ring at one another in a delirium of autostrangula-
tion1.

Il semble possible de se demander si l’on ne pour-


rait pas voir, même, un enjeu plus vaste derrière
l’élaboration de cet objet composite qu’un simple
désir de collaboration à la revue avant-gardiste en
vogue, et aller jusqu’à lire dans ce collage du
Minotaure, contemporain de la toile Construction
molle avec haricots bouillis - Prémonition de la
guerre civile,2 et présentant une figure complexe, à
la fois ouverte et fermée, inscrivant en elle la
déchirure, opposant l’humain à l’animal – c’est-à-
dire la culture à la nature/bestialité – le tout sur
fond de croix noire, une autre œuvre prémoni-
toire ou prophétique de la Guerre Civile espa-
gnole et même, peut-être, de la Seconde Guerre
mondiale.

Mélanie GIRAUD

1. S. DALÍ, The Secret Life of Salvador Dalí, New York, Dial


Press, 1942, p. 357.
2. « Comme le montre Ian Gibson, (p. 414), la toile date du
début de 1936 et non de 1934. L’on retrouve cependant des
dessins préparatoires de ce tableau dès 1934 (n. 633-6). Le
titre que donne Dalí dans cette page est en réalité le sous-
titre de ce qu’il intitula d’abord : Construction molle avec
haricots bouillis (n. 632). Cette toile fut reproduite dans le
neuvième numéro de la revue Minotaure en 1936. ». S. DALÍ,
La vie secrète de Salvador Dalí : suis-je un génie, Lausanne
Éd. L’âge d'homme, 2006, p. 659, note 18 ad locum. Tout
comme le collage en couverture du no 8 de la revue
Minotaure, cette toile présente l’alliance du corps humain
déformé et du cannibalisme.

44
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

Être vues

JR, est un artiste français de 27 ans qui, depuis poursuivre, via des commentaires spontanés sur
2001, s’exprime dans l’espace urbain en proté- son blog, comme autant de points de vue tissant
geant sa liberté d’action derrière un anonymat, par un réseau d’interactivité de « spect-acteurs ». Dis-
ailleurs souvent revendiqué dans l’univers du simulé derrière un pseudonyme, emblématique de
street art. Il applique ainsi à son propre statut la complexité des identités émergeant sur la toile
d’artiste, une part d’invisibilité qui sera question- informatique, JR contourne par sa liberté d’action
née à travers son œuvre. Artiste nomade, impré- les galeries et les musées, sans toutefois refuser
gné des pérégrinations de Georges Rousse, Ernest totalement le système du marché de l’art (il a
Pignon Ernest ou Christo, JR travaille in situ. notamment accepté d’investir de façon officielle
Dans ce type d’investigation, le lieu n’est donc les 200 m2 du mur de l’ambassade de France à
plus représenté mais transformé selon un projet, Phnom Penh en 2008). L’entrecroisement des
conçu en amont de façon spécifique. Daniel liens virtuels sur la toile numérique correspond
Buren, premier artiste à employer ce terme pour par ailleurs à la densité des relations humaines
définir son intervention en 1971 au musée Gug- construites avant, pendant et après le passage de
genheim de New-York, précise à ce sujet : cet artiste « engageant, pas engagé3 », comme il se
définit lui-même. JR a associé en effet de nom-
La locution « travail in situ » […] pourrait se tra- breux habitants dans la mise en place de son pro-
duire par “transformation du lieu d’accueil”. […] jet. Ce type d’intervention artistique s’adapte par-
Cette transformation pouvant être faite pour ce faitement aux bouleversements de nos repères
lieu, contre ce lieu ou en osmose avec ce lieu, tout spatiaux-temporels décrits par Gilles Lipovetsky
comme le caméléon sur une feuille devient vert, ou
et Jean Serroy :
gris sur un mur de pierres. Même dans ce cas il y a
transformation du lieu, même si le plus transformé
se trouve être l’agent transformateur1. « La Terre n’a jamais été aussi petite », […]
désormais on est connecté à tous, n’importe où, les
recoins les plus périphériques sont désenclavés, le
À travers la métaphore de Daniel Buren, nous local est branché sur le global : la culture-monde
pouvons constater que le processus de l’in situ est celle de la décompression du temps et du rétré-
interroge la fusion entre l’œuvre et le lieu à travers cissement de l’espace4.
le regard du spectateur. Les lieux investis la plu-
part du temps par JR sont de plus des bidonvilles La démarche très actuelle de JR, inscrite dans la
des pays du tiers monde : « ces zones qui sont la globalisation de notre culture-monde, se porte
face invisible de la mondialisation ou tout au depuis 2006 sur la mise en lumière des conditions
moins la face que nous ne pouvons, ne voulons et des femmes dans les pays du tiers monde :
ne savons pas voir2 ». Le visible et l’invisible sont Women are Heroes, est une action de grande
donc mis en tension, à la fois dans l’intervention ampleur artistique et sociologique, qui se décline
artistique elle-même, mais aussi à travers la spéci- sur plusieurs continents et dont l’objectif (photo-
ficité du lieu de sa réalisation. JR met en scène graphique) joue le rôle de « révélateur ».
une « visibilité » à grande échelle, sur des supports
photographiques ou sérigraphiques gigantesques,
mais cet artiste utilise également les réseaux 2. Marc AUGÉ, Pour une Anthropologie de la mobilité, Paris,
Éditions Payot & Rivages, 2009, p. 34.
actuels de communication. En publiant son travail
3. Martine VALO, Les Femmes vues du ciel, Le Monde
sur internet il laisse la possibilité à chacun de le Magazine no 3, Supplément du Monde no 20121, octobre
2009, p. 43.
4. David HARVEY cité par : Gilles LIPOVETSKY, Jean SERROY,
1. Jean-Marc POINSOT, Quand l’Œuvre a lieu, Genève, Les La Culture-monde Réponse à une société désorientée , Paris,
presses du réel, 2008, p. 91. Odile Jacob, 2008, p. 17.

45
Revue Proteus n°1, le médium

tique, doublé d’une démarche humaniste et parti-


cipative.
Investissement du non-lieu Ces portraits en noir et blanc rappellent les
dessins à la pierre noire d’Ernest Pignon Ernest,
collés sur les murs des villes ayant une relation, le
plus souvent historique, avec le personnage
« figuré ». Lorsqu’il colle des portraits de Maurice
Audin en 2003, dans les rues d’Alger, cet artiste
élabore une « visibilité » graphique faisant ressur-
gir un personnage oublié à partir d’un travail de
mémoire. En « figurant » les femmes de Kibera,
JR offre également à ses habitantes la possibilité
d’échapper à l’anonymat et de sortir un instant de
leur condition (in)humaine « C’est dans l’anony-
mat du non-lieu que s’éprouve solitairement la
communauté des destins humains1 ». Contraire-
ment aux passagers des aéroports, devant présen-
ter leurs papiers à l’embarquement, les habitants
des non-lieux tels que les bidonvilles, sont en effet
marqués par la perte de leur identité. Marc Augé
précise à ce sujet :

Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations


nécessaires à la circulation accélérée des personnes
et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports)
JR, Projet 28 Millimètres, Women Are Heroes - que les moyens de transport eux-mêmes ou les
Action dans le bidonville de Kibera, Nairobi, grands centres commerciaux, ou encore les camps
Kenya - Janvier 2009 / © jr-art.net
de transit prolongés où sont parqués les réfugiés de
la planète2.
L’intervention de JR à Kibera s’inscrit dans le pro-
jet d’envergure mondiale intitulé : Women are
Les bidonvilles, éloignés de toute institution cultu-
Heroes. Son principe consistait à installer d’im-
relle, sont donc propices aux investigations de JR,
menses portraits en noir et blanc de femmes
plasticien sans frontière, désireux de s’investir
vivant dans ce bidonville, quartier déshérité de
pour un public n’ayant pas accès à l’eau potable et
Nairobi abritant plus d’un million de personnes. Il
encore moins au monde de l’art.
a été interrompu de 2007 à 2009, suite à des élec-
tions au Kenya qui ont conduit à des émeutes fai-
Oxymore de l’écran-support
sant de nombreux morts dans cette enclave, déjà
Le projet de JR a donc permis aux femmes de
soumise à de fortes tensions sociales. Début 2009,
Kibera de refaire surface, en étant « figurées » sur
les habitantes du bidonville ont été recontactées
des portraits sérigraphiques en noir et blanc,
pour tester leur motivation et leur engagement
imprimés sur de gigantesques supports plastifiés.
dans la poursuite de ce projet qui les impliquait à
Tout comme la partie immergée de l’iceberg, la
la fois physiquement et moralement. Sur les traces
majorité des problèmes quotidiens de ces
du Chef-d’œuvre inconnu d’Honoré de Balzac, JR
« modèles » restent enfouis sous la bâche. La toile
s’est attaché, à restituer une identité à ces femmes,
étanche joue cependant ici le rôle du support de
cachées sous les épaisses couches de la déshérence
l’œuvre photographique, mais également celui du
sociale et souvent bafouées par l’extrême précarité
toit pour des habitations couvertes de tôles qui
de leurs conditions de vie. La force de cette instal-
lation émane dans un premier temps du choix du
bidonville comme terrain d’expérimentation artis- 1. M. AUGÉ, NON-LIEUX, Paris, Seuil, 1992, p. 150.
2. Ibid., p. 48.

46
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

laissaient pénétrer la pluie. L’œuvre elle-même pas non plus sans rappeler la toile grand format
devient ainsi une enveloppe protectrice au sens de l’écran cinématographique : Gérard Wajcman
propre pour l’univers de sa « figurante », bénéfi- s’est penché sur cet oxymore de l’écran support,
ciant d’un œil protecteur au dessus de sa tête. Les dans son essai sur la Fenêtre : « un écran cache,
plis de la toile, formés lors de l’installation des un écran donne à voir, il cache ce qui est derrière
visages de ces « vera icona » africaines, connotent et il donne à voir ce qui se peint dessus 2 ». JR
étrangement ceux du suaire de Turin dans l’his- recouvre donc les masures du bidonville pour
toire de la religion chrétienne et rappellent aussi faire voir la misère qui se cache en dessous. La
les stigmates du travail du temps sur l’altération de mise en évidence de la figuration passe donc ici,
la peau. de façon paradoxale par le recouvrement.

La toile est un matériau également utilisé par Ubiquité du détail


Christo dans la plupart de ses emballages gigan- À travers cette exposition à ciel ouvert, il s’agit
tesques qui, de façon paradoxale, cachent pour pour les femmes de Kibera « d’être » en étant
faire voir. Le fait de recouvrir un bâtiment de « vues ». Ce jeu de regards, induit par l’installation
notre espace public pendant quelques jours de leurs portraits à très grande échelle, peut être
(comme le Pont neuf emballé à Paris en 1985), abordé par le prisme de la pensée de Georges
attire subitement notre attention sur lui, et Didi-Huberman :
démontre de fait, qu’il s’était déjà rendu invisible
par la banalisation du regard sur notre environne- Il n’y a pas à choisir entre ce que nous voyons
ment quotidien. JR nous oblige, de la même […] et ce qui nous regarde. Il y a, il n’y a qu’à s’in-
façon, à dessiller les yeux : il nous confronte à ce quiéter de l’entre. Il n’y a qu’à tenter de dialectiser,
que nous ne voulons pas voir. À la suite de la c’est-à-dire tenter de penser l’oscillation contradic-
démarche de Christo, qui s’inscrit pleinement toire3.
dans l’éphémère, il mène ici son action dans la
continuité, prolongeant l’utilité de son œuvre sur La dialectique induite par ces propos, amène à
le plan moral et matériel. Au-delà du détourne- s’intéresser au(x) destinataire(s) de ces regards
ment de la fonction de l’œuvre, JR assume la fina- tournés en abyme vers le ciel : qui regarde ces
lité de son intervention en utilisant les portraits de yeux qui regardent ? A priori, le mode de présen-
ces femmes comme bâches de toit. Certes, l’instal- tation de cette figuration demeure invisible pour
lation des bâches de Kibera ne résoudra pas le modèle lui-même : en effet chaque habitante du
toutes les difficultés des conditions de vie des bidonville ne peut voir la reproduction de son
habitantes du bidonville, mais la démarche artis- portrait, posé à l’horizontale sur son toit. Nous
tique les met au jour et impose ici, de façon prio- sommes ici confrontés à une mise en scène
ritaire, une fonction critique du regard. contemporaine, très éloignée des accrochages tra-
ditionnels, d’œuvres suspendues verticalement sur
C’est dans cette façon de révéler – terme photo- les murs des musées. Les 2000 m 2 de sérigraphies
graphique s’il en est – des gens et la ville que la de JR se rapprochent en effet des dimensions des
démarche artistique fait sens. Et il ne s’agit plus de œuvres du Land art ou de l’Earth art, nécessitant
lire la ville comme un rébus de signes à décrypter une prise de vue aérienne pour rendre compte de
(elle est également cela), mais d’y proposer d’autres leur globalité4. Le cadrage très serré sur les bâches
signes, normalement dissimulés, qui font apparaître accentue la sensation de zoom arrière : il découpe
en surface les habitants de zones réputées – et réel- puis isole ces yeux et fragmente les visages posés à
lement – difficiles1. l’horizontale, tel un puzzle en deux dimensions.
La surface blanche, de format rectangulaire, sur
laquelle s’affichent ces portraits de femmes, n’est
2. Gérard WAJCMAN, Fenêtre, Chroniques du regard et de
l’intime, Lagrasse, Verdier, 2004, p. 99.
3. Georges DIDI-HUBERMAN, Ce que nous voyons, ce qui
1. Christian CAUJOLLE, 28 Millimètres, Women are heroes, nous regarde, Paris, Éd. de Minuit, 1992, p. 51.
JR, Paris, Éditions alternatives, 2009, p. 11. 4. Voir illustration page suivante.

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Revue Proteus n°1, le médium

JR, Projet 28 Millimètres, Women Are Heroes - Action


JR, Projet 28 Millimètres, Women Are Heroes -
dans le bidonville de Kibera, Nairobi, Kenya - Janvier
Action dans le bidonville de Kibera, Nairobi, Kenya
2009 / © jr-art.net
- Janvier 2009 / © jr-art.net
Ces fragments de corps féminins peuvent égale- principales zones d’ombres de notre surmoder-
ment personnifier les derniers liens que tissent les nité.
femmes pour maintenir une cohésion sociale ron- Les femmes représentées par JR s’en remet-
gée par la misère. JR écoute l’histoire personnelle traient-elles donc à Dieu, faute de pouvoir
de ses « modèles » avant de les photographier. résoudre sur terre, leur situation précaire ? Une
L’échelle des fragments de leurs visages est alors autre hypothèse profane se profile au-delà des
calculée de façon proportionnelle à la douleur ou nuages : les agrandissements de détails, perçus
à la force de vie qui se dégage de leur récit. Au- comme autant de fragments de vies déchirées,
delà de toute recherche de sortie de l’anonymat, la sont décelables par une vue satellite. Ces femmes,
mise en scène de ces « détails » corporels, induite invisibles sous les tôles du bidonville de Kibera,
par la prise de vue aérienne de JR, nous oblige peuvent donc bénéficier du nomadisme numé-
donc à prendre du recul au sens propre et figuré rique et « toucher » simultanément n’importe quel
sur ces morceaux de vies brisées. « Le détail pose « homo ecranis2 », de l’autre côté de la planète.
avant tout la question : d’où regarder1 ? » Les prédictions de Paul Valéry, émises en 1928
La condition humaine se conjugue donc ici au semblent ici réalisées :
féminin. Elle est mise en lumière à travers l’objec-
tif photographique d’un révélateur d’humanité qui Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité.
utilise la puissance du regard pour dénoncer les Leur présence immédiate ou leur restitution à toute
époque obéiront à notre appel. […] Je ne sais si

1. G. DIDI-HUBERMAN, Devant l’Image, Paris, Éd. de Minuit, 2. G. LIPOVETSKY, J. SERROY, La Culture-monde Réponse à
1990, p. 277. une société désorientée, op. cit., p. 81.

48
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

jamais philosophe a rêvé d’une société pour la dis- construite en Afrique. Sur les collines qui sur-
tribution de réalité Sensible à domicile1. plombent les habitations, ont été installés trois
portraits gigantesques, représentant cha-
cun la partie inférieure du visage d’une
femme de Kibera. Au total, 210 plaques
de tôles ont été nécessaires pour consti-
tuer le support de cette nouvelle installa-
tion. La partie haute des figures est
absente et la césure horizontale, qui
occulte le regard, correspond à l’emplace-
ment de la ligne de chemin de fer, trans-
portant chaque jour vers Nairobi les
hommes du bidonville à la recherche d’un
travail. Dans cette intervention, intitulée
Whole car, JR a recouvert entièrement les
parois et le toit du train d’une multitude
JR, Projet 28 Millimètres, Women Are Heroes - Action dans le de regards de femmes indiennes, brési-
bidonville de Kibera, Nairobi, Kenya - Janvier 2009 / © jr-art.net liennes ou cambodgiennes, qui relient
ainsi les habitantes de Kibera à l’ensemble
JR, s’éloigne cependant de la vision idéaliste de du projet Women are heroes.
Paul Valéry pour lui substituer une exploitation JR, à travers ce projet questionne notre rapport
critique : l’ubiquité décuple ici notre incapacité à au temps et à l’image. Le dispositif est en effet
prendre en compte ces « détails de l’humanité », conçu sur une variation du principe de l’anamor-
que nous ne voulons pas voir. Mais le danger phose. Ce terme était utilisé jusqu’ici pour caracté-
d’une telle démarche ne résiderait-il pas, para- riser la disparition réversible d’une image, soit par
doxalement, dans la confusion entre le réel et son le déplacement de son spectateur, soit par l’utilisa-
image ? Dans notre société assujettie à l’Œil tion d’un miroir convexe dans l’espace de l’œuvre.
absolu, « le monde devient une image un peu plus L’admirateur des Ambassadeurs peints par Hans
chaque jour2 ». Gérard Wajcman définit ainsi le Holbein en 1533, devait se déplacer à la droite du
regard global dans son dernier essai : « Il est ce qui tableau pour identifier un crâne à la place de la
englobe le voyant et le vu, le sujet et le monde 3. » tache blanche centrale et énigmatique. Le specta-
JR utilisant la puissance du regard global pour teur de Kibera reste immobile, médusé par ces
sensibiliser notre attention, ne nous prive-t-il pas, regards de femmes, et c’est l’image qui se dérobe
par la même occasion, d’une prise de distance en partie « sous ses yeux », pour mieux se recons-
indispensable et salutaire à l’évaluation de la gra- tituer selon les horaires du train ! Ici, point de
vité d’un tel sujet ? « perspective dépravée » nommée ainsi par Jurgis
Baltrusaïtis pour définir les anamorphoses mais
Aller-retour de regards une disparition et réapparition progressive de
Le projet de Kibera ne se résume pas à l’installa- l’image : « une destruction pour un rétablissement,
tion de bâches de sérigraphies sur les toits. JR a une évasion mais qui implique un retour 4 ». JR
conçu une articulation complexe à ce travail d’en- renouvèle donc ici le processus de l’anamorphose
vergure, en tenant compte du contexte géogra- en perturbant notre relation à l’espace-temps. Car
phique de Nairobi : la voie ferrée qui longe le s’il est envisageable d’aller et venir dans l’espace,
bidonville est en effet la première qui fut les retours dans le temps sont impossibles : « le
facteur temps ne sonne jamais deux fois 5 »
comme le rappelle Étienne Klein. Pourtant les
1. Paul VALÉRY, La conquête de l’ubiquité, dans Œuvres, t. 2,
Paris, Gallimard, 1960, p. 1283 et suiv.
2. Gérard WAJCMAN, L’Œil absolu, Paris, Denoël, 2010, 4. Jurgis BALTRUSAÏTIS, (1984) Anamorphoses ou
p. 59. Thaumaturgus opticus, Les perspectives dépravées-II, Paris,
3. Ibid, p. 71. Flammarion, 2008, p. 7.

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Revue Proteus n°1, le médium

allers-retours du train donnent ici l’illusion


d’une réversibilité dans le temps : le passé et
le futur étant liés aux déplacements des
regards alors que le présent se « matérialise »
dans la reconstitution des visages. Le specta-
teur du Whole car assiste en fait à une mise
en scène réversible de l’absence.
Marco Berrebi décrit ce rendez-vous
visuel :

Ainsi à certaines heures, le train passerait


exactement à l’endroit où les visages étaient
reconstitués, à la manière d’un “cadavre
exquis” du XXIe siècle… Et on guetterait le JR, Projet 28 Millimètres, Women Are Heroes - Action dans le
moment où cela se produit, comme les enfants bidonville de Kibera, Nairobi, Kenya - Janvier 2009 / © jr-art.net
qui attendent qu’il soit 22 : 22 sur leur réveil
avant de dormir. Un petit rendez-vous. 1 au dessus du bidonville de Kibera. Le décalage de
ces fragments de visages dans l’espace-temps
Il s’agit en fait d’un rendez-vous avec l’espace- nourrit cependant un questionnement fécond sur
temps, à travers l’art contemporain. JR apporte un le rôle des femmes, à la fois oubliées, et reconnues
point de vue personnel sur l’arrivée du train, à tra- malgré tout comme derniers remparts de la cohé-
vers son blog sur Libération.fr : sion sociale.

Tout d’un coup, ces yeux qu’on voyait venir de Double invisibilité de dames noires
loin comme s’ils cherchaient à nous voir, qui s’ap- Sur le toit du train investi par JR, ces regards
prochaient lentement de leurs visages et qui d’un (é)mouvants, tournés vers le ciel, symbolisent les
coup les réunissaient. Un peu comme de la magie. liens qui unissent toutes les femmes de la planète.
Pendant quelques secondes, j’étais aussi fort qu’un Parmi elles, la femme noire, souvent réduite au
sorcier africain2. silence, a mis beaucoup de temps à pouvoir faire
entendre sa voix : elle a été par ailleurs la princi-
JR est donc devenu un sorcier africain, capable de pale préoccupation de la littérature noire améri-
faire apparaître et disparaître les images, Régis caine dans les années 1960 et 70. Ces regards
Debray dans son Histoire du regard en occident, tournés vers le ciel pourraient ainsi illustrer le titre
analysant la Vie et mort de l’image, la rapproche de l’un des premiers romans féministes écrit en
d’ailleurs de la magie par le truchement de l’ana- 1937 par l’écrivaine et anthropologue noire Zora
gramme : « “Magie” et “Image” ont mêmes Neale Hurston : Their eyes were watching God4.
lettres, et c’est justice. “Il n’y a qu’un dogme en Celle-ci mourut dans un total anonymat avant
magie, […] : le visible est la manifestation de l’in- d’être réhabilitée trente années plus tard par Alice
visible”3 ». Walker, reconnue aujourd’hui comme la princi-
Le processus de l’anamorphose, n’accorde ici pale théoricienne de l’écriture féminine noire. Le
qu’une visibilité transitoire à ces identités fémi- choix du noir et blanc, dans le mode de figuration
nines, tributaires des passages quotidiens du train de ces portraits, accentue ainsi la double invisibi-
lité de la femme noire : « La femme noire est prise
en étau entre la dame blanche et l’homme noir.
5. Étienne KLEIN, Le Facteur temps ne sonne jamais deux Elle est donc la victime d’un partage manichéen
fois, Paris, Flammarion, 2007. de l’humanité en noir et blanc 5 ». Ce sont
1. Marco BERREBI, 28 Millimètres, Women are heroes, JR,
op. cit., p. 83.
2. [http://jr.blogs.liberation.fr/photographies/2009/02/tlc 4. Zora NEALE HURSTON, Their Eyes Were Watching God,
hargement-im.html] Philadelphie, J.B. Lippincott, 1937.
3. Régis DEBRAY, Vie et Mort de l’image, Une histoire du 5. Frédéric LIMARE, Portraits de Dames noires, dans L’Image
regard en occident, Paris, Gallimard, 1992, p. 31. de la femme dans les littératures de langue anglaise , Reims,

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

d’ailleurs elles qui restent dans le bidonville alors sillage de la restitution de la dépouille de
que les hommes partent à la recherche d’un tra- cette Vénus noire, « vue » sous toutes les coutures
vail. Mais si les femmes de Kibera restent à quai, sans jamais pouvoir « être », JR conjugue portrait
leur regard, digne et intense, voyage et s’ouvre vir- et photographie en faisant sa mise au point sur la
tuellement sur le monde. JR renverse ici de façon dignité et le courage de ses modèles féminins. Le
poétique plusieurs caractéristiques de « l’image jeu de regard inverse en fait la cible de cette
accusatrice1 », analysées par Christian Phéline. Le image accusatrice : observés par ces yeux, grands
déplacement des regards vus de face, rappelle ouverts sur notre aveuglement, nous sommes ici
effectivement la mise en scène des portraits fautifs de ne pas voir ou de ne pas vouloir voir.
robots utilisés dans la police pour traquer les cri- La personnification de notre cécité collective
minels. De même, les gros plans découpant les pourrait ainsi prendre les traits d’Angela Nzilani,
fragments du visage en noir et blanc peuvent faire femme aveugle de Kibera, rejetée à cause de son
songer aux pires heures de l’image « bertillon- handicap :
nienne ». Or, contrairement à toute tentative de
normalisation de l’identité par l’image, JR utilise J’ai accepté de faire ces photos parce que j’ai
ici le portrait dans son potentiel relationnel entre accepté le fait que je ne pouvais plus voir. […] J’ai-
le sujet et l’opérateur. merais savoir comment les gens perçoivent le fait
que je ne peux pas voir. […] J’ai compris que les
Avec le 28 [objectif 28 millimètres], tu es gens qui prennent ces photos n’ont pas de mau-
proche de la personne que tu photographies, donc vaises intentions. Ils travaillent sur le combat des
tu travailles à l’inverse du photojournaliste qui va femmes et les femmes aveugles sont aussi concer-
voler une image avec un téléobjectif. C’est une nées. Alors pour moi, c’est du bonheur3.
focale qui oblige à travailler avec la confiance des
gens, comme tu es vraiment à 10 cm de la per- Les yeux fermés d’Angela voyagent donc sur le
sonne quand tu la shootes, tu sens son souffle2… train alors qu’elle-même se bat dans le noir de son
quotidien, à l’intérieur du bidonville. Nous
Il instaure ainsi une fonction critique et poétique sommes confrontés de fait, au double objectif
de l’image. La photographie africaine, longtemps d’une dame noire, « invisible », qui a accepté
assujettie au regard colonialiste, est devenue par la d’être représentée pour nous ouvrir les yeux.
suite une arme véhiculant des engagements poli- Certes, l’intervention de JR ne permettra pas de
tiques, notamment en Afrique du sud. De même, faire totalement sortir de l’ombre les déshérités du
le cadrage très serré du dernier film d’Abdellatif bidonville. La réciprocité entre voir et être vu
Kechiche, consacré à la « Vénus Hottentote », n’est ici que fictive et l’ouverture effective du
conjugue implacablement le voir et le pouvoir. La regard demeure à sens unique. Si nous pouvons
caméra nous place, de façon subjective, dans la observer ces yeux gigantesques qui nous
position du regardeur, du voyeur aveuglé inca- observent, leur capacité à voir demeure illusoire :
pable de reconnaître l’ « être » humain derrière en écho à l’histoire de la Vénus noire, voir et pou-
« l’image » de la femme noire. Rappelons ici que voir ne sont pas ici distribués équitablement. La
les restes de Saartjie Baartman, assujettie toute sa participation des femmes de Kibera à ce projet
vie au regard de l’occident et consciencieusement représente cependant pour elles, une ouverture
disséquée par les scientifiques français après sa (certes virtuelle et éphémère), sur un monde qui
mort, n’ont été rendus à l’Afrique du Sud qu’en jusqu’ici, les ignorait du regard.
2002, à la demande de Nelson Mandela. Dans le En publiant la parole de ces femmes, identi-
fiées par leur nom, dans l’ouvrage Women are
Heroes conçu en marge de ce projet avec les Édi-
Presses Universitaires de Reims, 1988, p. 109. tions Alternatives, JR évite l’écueil d’une
1. Christian PHÉLINE, L’image accusatrice, Les cahiers de la
photographie no 17, 1985.
démarche uniquement « sensationnelle », qui
2. Extrait d’un entretien avec JR réalisé par Audrey Cerdan
pour le site d’information Rue89,
[http://www.rue89.com/oelpv/jinvite-les-gens-a-venir- 3. Angela NZILANI, 28 Millimètres, Women are heroes, JR,
dechirer-mes-images-pisser-dessus] op. cit., p. 130.

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Revue Proteus n°1, le médium

serait liée à la culture-monde, dans ce qu’elle véhi-


cule de plus superficiel. La figuration éphémère de
ces visages entiers ou fragmentés est avant tout
une matérialisation d’un morceau de vie, au-delà
de toute tentative de sortie de l’anonymat. Loin de
l’obsolescence accélérée des images de notre
société, il démontre que la taille d’un projet artis-
tique n’est pas inversement proportionnelle à sa
profondeur. L’un des objectifs de JR consiste à
relier le monde des bidonvilles au monde de l’art :
il a ainsi ouvert, suite à l’un de ses projets brési-
liens, un centre culturel dans une favela de Rio.
Cette œuvre protéiforme, impossible à délimiter
dans le temps et dans l’espace, questionne avant
tout notre aptitude à regarder. À travers le miroir
des yeux des femmes de Kibera, qui renvoient le
reflet de notre individualisme, l’artiste nous
engage à affronter l’incertitude de l’invisible :

Si l’expérience lointaine nous a appris à décen-


trer notre regard, il nous faut tirer profit de cette
expérience. Le monde de la surmodernité n’est pas
aux mesures exactes de celui dans lequel nous
croyons vivre, car nous vivons dans un monde que
nous n’avons pas encore appris à regarder1.

Sophie LIMARE

1. M. AUGÉ, NON-LIEUX, op. cit., p. 49.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

« De songes et de sorts 1 » :
une esthétique du blockbuster ?

« L’homme n’est qu’un animal mythologique. invariant : le balancement harmonieux (quand il


L’homme devient homme, n’acquiert un sexe, un est réussi) entre le respect d’une convention rassu-
cœur et une imagination d’homme que grâce au rante et une esthétique de la surprise qui marque
bruissement d’histoires, au kaléidoscope d’images l’écart ; le dosage subtil des deux ingrédients crée
qui entourent le petit enfant dès le berceau et l’ac- le charme, exactement comme une assonance ou
compagnent jusqu’au tombeau. »
1 une allitération, une coupe, un mètre… enchante
Michel Tournier
le lecteur de poésie et arrache à l’insignifiance du
À la fois théâtrale et militaire, l’origine du terme babil ordinaire la singularité d’une parole — ou
blockbuster ramène toujours à l’idée d’une d’un plan. Ce sont ces contraintes, inséparables du
« bombe » — triomphe métaphorisé dans un cas, « bain d’images », de « l’oxygène de l’âme » —
arme de destruction des forteresses ennemies pour citer encore Michel Tournier — que je vou-
dans l’autre ! Aujourd’hui le mot n’a plus guère drais interroger ici.
qu’une seule acception, celle d’un film au succès
populaire retentissant, qui a coûté cher et qui rap- Configurer l’imaginaire
porte gros ; on peut d’ailleurs en consulter la liste, Purs produits hollywoodiens, ces énormes
constamment réactualisée, sur Wikipedia. machines sont, en effet, calibrées pour plaire au
Parce que tout phénomène socio-esthétique a plus grand nombre — mais pas seulement. Si les
besoin d’un cadre temporel, l’histoire du cinéma producteurs parvenaient à isoler « la » recette
s’accorde à marquer l’origine du blockbuster miracle, leur quotidien ne serait fait que de
contemporain2 par le double phénomène de « divine surprise » (Un Américain à Paris sauvant
L’Exorciste (1973) et des Dents de la mer (1975). les studios de la MGM) et jamais d’affreux détails
Récemment, c’est Avatar et Titanic (James Came- (L’Île aux Pirates, pourtant aussi soigné que n’im-
ron, respectivement $2 770 209 000 et porte quel opus3 de sa catégorie, entraînant dans
$1 843 201 268 de recettes — oui, vous avez bien son naufrage le studio Carolco). C’est au fond ce
lu, nous parlons de milliards de dollars !) qui ont qu’il y a de plus rassurant : malgré tous les tests,
pulvérisé le box-office : grand spectacle, grands les études de marché, les sondages et les
sentiments, beaux (bons ?) acteurs, effets spé- débauches d’effets spéciaux, l’alchimie entre un
ciaux, bande originale consensuelle, 3D… tout film et son public reste aussi mystérieuse, aussi
contribue à émerveiller superlativement un public irrationnelle que n’importe quel autre choc affectif
pourtant de plus en plus exigeant, voire blasé, tant ou rencontre amoureuse.
les prouesses technologiques en matière de home Si on n’en finit jamais d’évoquer Marilyn et son
cinema concurrencent sévèrement la sortie du ukulélé (Certains l’aiment chaud), Rita Hayworth
samedi soir au cinéma de quartier ! moulée dans son fourreau noir (Gilda), ou Ava
Sans entrer dans le détail de l’industrie cinéma- Gardner emplissant l’écran king size de son visage
tographique elle-même, on peut au moins déceler crémeux aux yeux veloutés, renversée dans les
dans les poétiques de ces réalisations un grand bras de James Mason ( Pandora), c’est que la com-

1. On aura reconnu le titre du bel essai de Marguerite 3. C’est bien la preuve que la thématique ne fait pas tout :
Yourcenar, Les Songes et les sorts. sur à peu près le même sujet, Gore Verbinski inscrit le
2. En audience cumulée, c’est Autant en emporte le vent quatrième plus gros succès mondial avec son Pirates des
(1937) qui l’emporte haut la main, avec ses 13 milliards de Caraïbes : le secret du coffre maudit (2006 ; plus d’un
recette, juste devant… Blanche-Neige et les sept nains milliard de dollars de recette). Sans doute faut-il saluer
(1939). l’extraordinaire performance de Johnny Depp…

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Revue Proteus n°1, le médium

munion érotique mondiale que déclenchent ces fole notre modernité), UN cadrage (le choix de
femmes, bigger than life, a soudé les imaginaires Ridley Scott de ne pratiquement pas montrer son
occidentaux d’après-guerre en un seul fantasme, Alien) ou tout simplement UN humour : que Sean
qui s’est imposé au monde par les circuits de Connery s’entête à appeler Harrison Ford
l’économie de marché : à superpuissances, super- « Junior » est le running joke qui a le plus séduit
jouissance ! les fans d’Indiana Jones.
La grammaire cinématographique des Billy En effet, l’écriture du blockbuster – et singuliè-
Wilder, Albert Lewyn ou Andy et Larry rement des films-catastrophe – doit toujours
Wachowski (leur Matrix Reloaded est 37ème au ménager le champ-contrechamp entre l’intime (la
box-office mondial) est de toujours « oser » le famille américaine, déchirée mais en voie de
gimmick qui va s’imprimer le plus, la réplique- rédemption) et le grandiose (la charge d’un T. Rex
culte, l’image-choc… Les deux tycoons du cinéma en furie, l’éruption volcanique dévastatrice, la
américain, Steven Spielberg et George Lucas, ont vague monstrueuse qui balaie tout sur son pas-
tous deux « écrit » une bonne partie du substrat sage…). C’est le climax des deux plans qui crée
mythique contemporain en inventant par exemple l’adhésion et l’identification, sans lesquelles le film
la silhouette improbable du samouraï intergalac- ne fonctionne pas : ce n’est pas pour le Titanic qui
tique Dark Vador, Seigneur des Siths, au souffle sombre que bat le cœur du public, c’est pour le
rauque et lancinant, tout en proposant aux enfants couple vedette, Kate Winslet/Leonardo di Caprio,
l’être le plus disgracié du monde à protéger et à réuni puis séparé par ce drame… Et ce n’est pas
chérir, E.T. dont les longs doigts spatuleux se ten- tant sur les morts d’Atlanta que soupirent les
dant vers l’Ailleurs en implorant « E.T. mai- spectateurs, que sur l’étreinte désespérée qui
son » (E.T. L’extraterrestre, 1982) ; inventer des soude un instant Scarlett et Reth Butler, avant que
formes inédites, utiliser toute la gamme des tech- chacun n’aille vers son destin. C’est pourquoi
niques disponibles pour « poétiser » la force d’une l’opposition scalaire est au cœur de toutes les poé-
vision, a assuré le succès mondial de La guerre tiques filmiques, ce jusqu’à l’ impossibilium : le
des Etoiles (1977) comme de Rencontres du 3ème premier Matrix (1999) apparut en son temps
type (1977) ; ces deux opus, strictement contem- comme « révolutionnaire », à cause des choix de
porains, sont en effet à la fois des blockbusters filmage des frères Wachowski, qui n’hésitèrent pas
par leurs recettes (en tenant compte de l’inflation, à adopter le bullet time, procédé technique déjà
évidemment) et « des chefs d’œuvre au sens artis- fréquent chez John Woo et le staff de Hong
tique du terme si l’on en croît l’ American Film Kong, mais relativement inusité aux États-Unis.
Institute1 qui classe deux d’entre eux parmi les Ce phénomène de ralentissement de l’image
cent meilleurs films américains du vingtième frappa les esprits comme toute nouvelle figure de
siècle ». Être en phase avec l’imaginaire « flottant » style, et devient aussitôt « la » séquence à citer, à
d’une époque (au sens où l’on parle de capitaux imiter – un « trope » dominant dans le glossaire
« flottants ») est le signe même du money maker, général des signatures de créateurs.
celui qui va conjuguer inspiration personnelle (ah ! Équilibre subtil entre nouveauté et tradition,
le noir et blanc de La Liste de Schindler, juste tra- disais-je plus haut ; il faut ajouter : et prudence
versé de la tache rouge d’un manteau d’enfant !) et transgénérationnelle. Le succès cinématogra-
utilisation généreuse des ressources animatro- phique est de toute façon assuré par les teenagers,
niques (ah ! les vélociraptors épouvantables de ce qui s’oppose d’entrée de jeu à toute audace
Jurassic Park !) ; il faut créer de la connivence, trop « crue » ; si le film est rated (interdit aux
amener des centaines de millions de spectateurs à moins de 16 ans, par exemple), il exclut de son
partager pendant deux heures UNE vision, UNE lec- public tout le segment « familial », ce qui est
ture de H.G. Wells ( La Guerre des Mondes est redouté par les majors2, les grands compagnies qui
porté de bout en bout par un Tom Cruise hébété,
sonné, figure de loser magnifique comme en raf-
2. On en dénombre sept, chiffre auquel vient se greffer le
dédale complexe des filiales et des intégrations verticales : la
Columbia, la Metro-Goldwyn-Mayer, la Paramount, la
1. Et le gagnant est… Citizen Kane (1941). Twentieth Century Fox, la Universal et la Warner Bros.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

dominent toujours Hollywood – même si l’on a Écrits sur du vent 2 … ?


parlé dans les années 1980 d’un « nouvel Holly- Un constat s’impose : l’esthétique du blockbuster
wood », comme le rappelle Fabien Boully : « [o]n se reconnaît aussi à ce qu’elle constelle ensuite en
a peut-être affirmé un peu trop vite que Spielberg « univers étendu », dont les retombées financières
avait été le fossoyeur du Nouvel Hollywood en se chiffrent en milliards de dollars ; collectionnite
inventant en 1975 le blockbuster de l’été avec aiguë des figurines inspirées du film, produits
Jaws – blockbuster qui allait devenir ensuite la dérivés par milliers, jeux en ligne, expositions,
nouvelle norme hollywoodienne1. » visites des lieux de tournage, fétichisme des
C’est sans doute ce qui explique le succès par- décors ou des accessoires… accompagnent Star
fois surprenant des teen movies, ces comédies pas Wars depuis sa création, et forment autour du
finaudes dont Judd Apatow s’est fait le spécialiste. film-source une « fanfiction » qui double de sa
Un article d’Olivier Séguret (Libération, 20 nébulosité féconde le produit originel « brut ». Le
octobre 2010) évoque l’entretien-fleuve qui a respirateur de Vador, les tresses de Princesse Léia
réuni le cinéaste et le critique Emmanuel Burdeau ou les formulations tarabiscotées de Maître Yoda
(Comédie, mode d’emploi, Capricci, 2010), et rap- sont entrés dans notre « lexique » imaginaire et
pelle les « titres de gloire » du réalisateur vedette : référentiel autant, voire plus, que d’autres signes
40 ans toujours puceau, En cloque mode d’em- de notre background culturel : le masque du Fan-
ploi, Funny People… Après l’ère Spielberg, voici tôme de l’Opéra, la canne de Jack l’Eventreur, les
l’« apatoxicomanie », conclut Séguret ! répliquants de Blade Runner. Un article récent
Pendant ce temps, le monde change, et de paru dans Télérama stipule que (en parlant de la
nouvelles super-puissances émergent, asiatiques tétralogie Terminator) : « la petite science-fiction
essentiellement, affirmant leur propres codes bricolée par James Cameron en 1984 est devenue
esthétiques, leurs propres critères définitoires du l’une des sagas les plus rentables d’Hollywood :
blockbuster – tout ce dont le néologisme « Bolly- une déclinaison télé, des jeux vidéo, des produits
wood » rend compte, si l’on en croit le récent dérivés par milliers et trois suites au cinéma3 ».
ouvrage de Camille Desprez, Bollywood, cinéma Les enjeux économiques sont donc insépa-
et mondialisation (Presses Universitaires du Sep- rables des enjeux artistiques : n’en a-t-il pas tou-
tentrion, 2010). Des intérêts financiers colossaux jours été ainsi ? Le marché de l’art, au sens général
sont en jeu, ne l’oublions pas ; jusqu'à présent, cette fois, ne se paramètre-t-il pas selon des
l’industrie cinématographique américaine réussit à repères financiers absolument dirimants ? Qu’une
doubler son taux de croissance tous les dix ans œuvre de Damien Hirst se vende, en 2007, cent
(même si la crise récente a durement touché le millions de dollars (un crâne clouté de diamants,
monde du spectacle). En 2001, année particulière- intitulé For the Love of God) n’entraine pour l’ar-
ment faste (Harry Potter à l’école des Sorciers, La tiste aucun discrédit, au contraire ! Une anecdote
Communauté de l’Anneau ), les bénéfices ont – certes secondaire – vient relayer cette
atteint plus de 14 milliards de dollars ; ce n’est remarque : toute la Nouvelle-Zélande est entrée
qu’un exemple, mais qui atteste de la nécessité brièvement en ébullition parce que le tournage de
absolue de réaliser des œuvres rentables – ou de Bilbo le Hobbit, le nouveau blockbuster de Peter
périr. Jackson, se passait mal (le calme est revenu
depuis) : 500 millions de dollars sont en jeu, c'est-
à-dire des milliers d’emplois, et des retombées
touristiques incalculables… Nous sommes au
cœur de la problématique d’un art qui est aussi
une industrie, ce qui veut dire que le Beau a un
Elles sont souvent désignées par le sigle MPAA (Motion prix, un coût, qu’il est, ou non « bankable » ; à
Picture Association of America). cette première dichotomie, vient se superposer un
1. Fabien BOULLY, « Presque un film de camion hanté :
masculinité en crise et contrechamp fantastique dans Duel
(1971) de Steven Spielberg », dans Richard Matheson : il est 2. En hommage au mélodrame de Douglas Sirk (1956).
une légende, V. Chenille, M. Dollé, D. Mellier (dir.), 3. Samuel DOUHAIRE, « L’Étoffe des Robots », Télérama,
Amiens, Éd. Encrage Université, 2010, p. 114. no 2172, octobre 2010, p. 84.

55
Revue Proteus n°1, le médium

autre débat, comme une isotopie se fraye un che- humanisme, ce blockbuster n’abdique pas son rôle
min sous une autre isotopie : celui sur l’impact de médiateur vers la lecture, amenant par la
intellectuel qu’a, ou n’a pas, tel ou tel type d’opus. séduction des images à une forme de récit plus
On oppose souvent, de fait, cinéma de distrac- sophistiqué, plus spéculaire. Enfin, Je suis une
tion et cinéma de réflexion 1 – de la même façon légende4 et Duel reposent tous deux sur des récits
qu’Hollywood s’oppose à New-York, considéré de Richard Matheson, l’un des plus grands écri-
comme plus « bobo », plus cérébral, foyer spirituel vains américains du vingtième siècle.
des Woody Allen, Cassavetes, Altman, entre Citant une étude de Clélia Cohen sur S. Spiel-
autres. Pourtant, les blockbusters les plus avérés berg, F. Boully — qui analyse la collaboration
sont très souvent adaptés d’œuvres reconnues, entre S. Spielberg et R. Matheson pour Duel, rap-
et/ou saluées par la critique : l’heptalogie des pelle que :
Harry Potter fait entrer en synergie lecture et
vision, puisque les films2 relancent la lecture des En 1971, en tout cas, les choses ne semblaient
œuvres, qui elle-même appelle au spectacle des pas tout à fait aussi simplistes. Clélia Cohen sou-
films… Le phénoménal Twilight (Stephenie ligne que la chute du camion en fin de film s’ac-
Meyer) fonctionne de façon similaire : des compagne d’un cri sourd et étrange, qui peut faire
dizaines de millions d’adolescents trouvent, sur les songer au dernier râle d’un dinosaure et voit dans
ce bruitage inattendu l’indice d’une « pointe d’inso-
visages fétichisés des acteurs3 Kristen Stewart et
lence » de la part de Spielberg, soucieux d’apparte-
Robert Pattinson, un reflet suffisamment convain- nir au renouvellement générationnel et idéologique
cant de l’enchantement qui les rive à la saga vam- que connaissent les studios à l’époque5.
pirique, en une vertigineuse boucle de rétroaction.
Et pour rester dans le genre fantastique – au sens
le plus large du terme – remarquons que l’ heroic L’attention portée aux détails, le « maniérisme »
fantasy suscite enfin, par la grâce des effets spé- certain du jeune Spielberg, sont fortement souli-
ciaux récents, un imagier à sa mesure : Le Sei- gnés par l’ensemble de la critique cinématogra-
gneur des Anneaux (Peter Jackson) illustre somp- phique. À l’aube de sa flamboyante carrière, c’est
tueusement l’œuvre de Tolkien, tandis que Le en orfèvre qu’il cisèle son monstre, s’il faut en
Monde de Narnia (Andrew Adamson) a permis croire F. Boully :
aux jeunes Français la découverte (tardive !) de
l’univers romanesque de C. S. Lewis, curieuse- Le crasseux « maquillage » de la carlingue du
camion, avec force traînées d’huile, épaisses
ment méconnu ici.
couches de poussière sur le pare-brise, insectes
Dans un registre futuriste, le film I, Robot morts cloutés sur les phares et une teinte rouille
(Alex Proyas) a familiarisé les spectateurs avec le dominante, (qui) le transforment en une épave
roman d’Isaac Asimov, et ses interrogations sur d’autant plus inquiétante qu’elle reste vigoureuse6.
l’intelligence artificielle et les merveilles (dange-
reuses ?) de la robotique : en phase avec la philo- Sans être particulièrement audacieux ou dépay-
sophie controversée du transhumanisme, ou post- sants, les choix de prises de vue du cinéaste jouent
sur un sens inné de l’angoisse, de la montée de la
peur, du thrill qui sera sa marque de fabrique pour
1. Un récent recueil critique subsume, heureusement, ces le reste de sa carrière, comme Les Dents de la
stéréotypes vieillissants : Le Cinéma, et après ?, Maxime
Scheinfeigel (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
2010.
2. La première partie du dernier opus vient de sortir sur les 4. Énorme succès au box office, le film de Francis Lawrence
écrans: Harry Potter et les Reliques de la Mort (David Yates, doit sa réussite au jeu de Will Smith, qui apporte au
2010) ; aux commandes depuis L’Ordre du Phénix, D. Yates personnage de Robert Neville une tonalité inattendue,
succède ainsi à Chris Colombus, Eduardo Cuaron et Miker sidérante. On peut bien entendu préférer Le Survivant de
Newell. Boris Sagal (1971), version cinématographique antérieure du
3. Chacun des tomes est adapté – ou en voie de l’être – à roman de Matheson, magnifiée par la présence de Charlton
l’écran : Fascination (Catherine Hardwicke), Tentation Heston.
(Chris Weitz), Hésitation (David Slade) et Révélation (Bill 5. Fabien BOULLY, art. cit, p. 114.
Condon). 6. Idem.

56
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

mer le portera à incandescence : « Spielberg multi- voie aux blockbusters modernes, jouant sur ses
plie les effets qui témoignent de la nature démo- qualités de thriller autant que sur sa capacité à révé-
niaque et fantastique du camion. Souvent filmé ler les pulsions sadiques du public. Cette tétralogie
avec une caméra au ras du sol, pour donner une populaire participa à la fin du XXe siècle à la mythifi-
ampleur effrayante à sa masse déjà imposante, le cation du requin en prédateur de l’homme, renver-
camion vrombit et sa carlingue vibre avec fra- sant ainsi la dure logique cynégétique : c’est le
cas1. » requin qui est chassé pour la pêche sportive et
L’esthétique des Dents de la mer, le deuxième l’homme n’est pas sa proie habituelle3.
triomphe de Spielberg, repose aussi sur la bande-
son, travaillée avec un art consommé du cres- Le monumental, le spectaculaire, le gigantisme
cendo horrifique (comme la grande référence hit- (des effets spéciaux, des masses de figurants, des
chcockienne Psychose, ou comme le nappage trucages numériques ou du 3D) a toujours été
sonore du générique de Taxi Driver…). Les l’étiage des tycoons de Hollywood : le studio sys-
exemples seraient quasiment innombrables, son- tem de l’âge classique était l’apanage d’émigrants
geons seulement à la virtuosité de l’entrelacs musi- énergiques, pleins de rêves4 autant que pragma-
cal qui préside à Usual Suspects, où les différents tiques, et qui amenaient dans leurs bagages la tra-
niveaux de la bande-son révèlent, en fait, le méca- dition biblique des grandes épopées vétérotesta-
nisme de la supercherie. C’est ce que remarque mentaires : leur cinéma devint le compendium
Loïc Artiaga : mondial d’un nouveau lexique pictural, sonore,
sensuel ; leurs héritiers actuels, malgré tous les
Restait toutefois à l’écran l’attirance du monstre
pour les longues jambes des nageuses et l’écho
enjeux du mainstream, développés par Frédéric
assourdi, ralenti, des cordes stridentes du thème de Martel dans l’essai éponyme, perdurent dans la
Psycho transformées par John Williams et jouées volonté d’imposer leur vision, leur idéal, leur Zeit-
sur des notes plus graves ; autant de signes qui lais- geist. C’est peut-être la critique Pauline Kael qui
saient sans le formuler le sentiment d’une parenté exprime avec le plus de conviction la poéticité
entre le requin et un tueur ou un prédateur frontale de nos blockbusters : « Elle valorise un
humain2. cinéma américain qui prend en compte la vie de
l’homme ordinaire et surtout, par un style propre,
Si la construction de ce film a suscité tellement de l’énergie, la vitesse, la violence. (…) Ce qui
gloses et d’imitations, c’est certainement parce compte pour juger un long métrage ? L’émotion
qu’au-delà du roman de Peter Benchley c’est bien que l’on ressent immédiatement, le plaisir que l’on
la patte du scénariste R. Matheson que S. Spiel- a – et que le public prendra5. »
berg retient… même si l’écrivain n’intervient mas-
sivement que dans le quatrième opus de la série. Kiss Kiss Bang Bang !!! ou : vers des
C’est cette inscription légitimante que retient conclusions…
L. Artiaga : Des esprits chagrins prophétisent régulièrement la
mort de Hollywood, la fin du star system et des
La collaboration avec Richard Matheson per- blockbusters : le dernier en date (le plus brillant !)
mettait à Universal Pictures de mobiliser symboli- n’est autre qu’Alain Badiou, qui conclut ainsi un
quement la légitimité d’un auteur que les studios riche entretien avec le journaliste Eric Aesch-
mann : « le cinéma hollywoodien est entré dans
avaient déjà approché pour opérer une réécriture
une phase néoclassique, repérable dans ses ban-
du scénario du premier Jaws. Avec son exploitation
estivale opportune et sa distribution massive, le
premier volet dirigé par Steven Spielberg ouvrait la 3. Ibid., p. 129.
4. Ce sujet est traité avec élégance et érudition dans un
ouvrage paru sous la direction de Jean-Loup Bourget et
1. Ibid., p. 126. Jacqueline Nacache, Le Classicisme hollywoodien, Rennes,
2. Loïc ARTIAGA, « Jaws 3-D, ou les logiques Presses Universitaires de Rennes, 2010.
hollywoodiennes de production d’une suite à succès », dans 5. Frédéric MARTEL, Mainstream, Paris, Flammarion, 2010,
Richard Matheson : il est une légende, loc. cit., p. 130. p. 149-150.

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Revue Proteus n°1, le médium

des-son (basses crépusculaires, grognements abys-


saux), dans ses mouvements de caméra empruntés
à l’esthétique du clip […], dans son idéologie mil-
lénariste1. » Art de masse, art accessible aux plus
modestes, ars gratia artis, le blockbuster rassemble
à la fois l’extrême sophistication du numérique, du
virtuel, et la candeur du mélodrame, voire du
mythe, dont l’aura funèbre environne Batman
méditant sur le déclin de toute « splendor in a
grass » dans Batman : the Dark Knight. Que
Richard Wagner soit désormais inséparable
d’Apocalypse Now (comme Gustav Malher
accompagne, pour toujours, la Mort à Venise) –
doit nous rendre confiants : de la même étoffe
que nos rêves, la fascination pour le grand – très
grand – écran transforme notre addiction en « une
obscure vie marécageuse où plongent toutes
choses, soit déchiquetées par les ombres, soit
enfouies dans les brumes2 ».

Isabelle CASTA

1. « Hollywood ? Le gigantisme d’une espèce qui va


disparaître », entretien d’Alain Badiou avec Eric
Aeschmann, dans Libération du 20 octobre 2010, p. VI, à
l’occasion de la sortie d’un recueil d’articles intitulé Cinéma,
présenté par Antoine de Baeque, Paris, Éd. Nova, 2010.
2. Gilles DELEUZE, Cinéma 1, L’image-mouvement, Paris,
Éd. de Minuit, 1983, p. 75.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

Pour une typologie des processus


citationnels dans la peinture

Le débat entre modernisme et post-modernisme A. Bois, du moins une justification de la question


– débat qui peut être jugé non-obsolète si on élar- posée par ce dernier. Il s'agit en fait d'une réponse
git ces deux catégories à une dimension transhis- partielle qui semble définir à quel moment et dans
torique, notamment grâce à la notion de manié- quelles conditions le phénomène citationnel
risme qui recouvre largement celle de post-mo- devient prédominant dans l'histoire de l'art. Sans
derne – pose un problème concernant le rôle joué surprise, la position de T. McEvilley, fondée à la
par la citation et les phénomènes citationnels dans fois sur un constat visuel contemporain (la per-
la définition respective de ces deux catégories ception de l'art des années 1980) et transhisto-
esthétiques. Il s'agit dans ce présent travail, non rique (la mise en perspective des différents manié-
seulement de rendre possible la tenue même de rismes auxquels il assimile, à juste titre, le post-
cette discussion, mais aussi d'en dépasser les modernisme), se résume à ceci : il y a citation
limites en proposant une approche suffisamment quand l'art est postmoderne et/ou maniériste, for-
globalisante. mule réversible : à la différence de l'art moderne,
moderniste, auquel il succède et s'oppose, l'art se
Modernisme / post-modernisme définit comme postmoderne par le fait que l'on
Deux citations extraites d'un recueil du numéro peut y repérer de nombreuses citations. Cette
spécial des Cahiers du musée d'art moderne équivalence postmoderne = citation est évidem-
consacré au postmodernisme permettent de jalon- ment accompagnée d'une autre équivalence, là où
ner le débat. La première est d'Yve-Alain Bois qui règne ou a régné le moderne, le modernisme, le
réclamait, en conclusion d'un article férocement phénomène citationnel est en retrait. Il y aurait
anti-postmoderne : « l'urgente nécessité d'une his- donc d'un côté, un enchaînement progressif et
toire critique de la citation en art. Pour éviter programmé des expressions artistiques et des
l'amalgame qui tient lieu aujourd'hui de discours œuvres produites par ces dernières, continuité qui
dominant dans le champ de la critique d'art 1 » et la définit le moderne comme tel, et de l'autre, un
deuxième de l'historien Thomas McEvilley, plutôt refus de cette vision vectorielle de l'Histoire au
favorable au post-modernisme, qui déclarait à la profit d'un « laissez-passer pour n'importe quelle
fin de son article : direction et pour la conscience lucide qu'on
n'aboutit nulle part3 » et qui aurait pour consé-
L'un des signes caractéristiques de l'approche quences la mise en place de cette esthétique de la
postmoderne est la prédominance de la citation, citation que dénonce Y.A. Bois comme une sorte
qui déstructurent les séquences linéaires correspon- de trahison de la modernité et comme le règne
dant aux époques historiques […]. Les citations réactionnaire du n'importe quoi, ainsi qu'en
déstabilisent l'Histoire de l'art, la démantèlent, afin témoigne cette citation d'un historien conserva-
de faire pièce aux mythologies de l'inéluctable.2
teur :
La remarque de T. McEvilley constitue sinon un Dans une bonne part de l'art d'aujourd'hui, nous
exemple de cet « amalgame » dénoncé par Y.- sentons que le très lourd fardeau de toute la
civilisation qui pesait sur nos épaules en cette fin du
e
1. Yve-Alain BOIS, « Historisation ou intention : le retour XX siècle […] a été allégé par la distanciation, par la
d'un vieux débat », dans Les Cahiers du musée d'art
moderne, no 22, décembre 1987, p. 67.
2. Thomas MCEVILLEY, « Histoire de l'art ou histoire
sainte ? », in Les cahiers du musée d'art moderne , no 22,
décembre 1987, p. 125. 3. Idem.

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Revue Proteus n°1, le médium

création d'une Tour de Babel de citations à partir d'un — de l'autre, une idéologie du nouveau, de la
univers illimité de langages visuels1. singularité événementielle des œuvres et des pra-
tiques artistiques (celle que précisément les diffé-
Qu'il y ait bien deux conceptions opposées du rents maniérismes auraient vocation à refuser2).
temps et des relations impliquant les pratiques La première orientation serait représentée idéa-
artistiques à l'intérieur de ces différentes tempora- lement par un mouvement comme De Stijl ou le
lités est une banalité. En revanche, l'idée, expri- suprématisme ; la seconde serait illustrée par le
mée aussi bien sur un mode positif par les défen- futurisme, qui en a donné la mythologie la plus
seurs du post-moderne (comme T. McEvilley) radicale dans l'image de la table rase qui implique
que sur un plan négatif par ses détracteurs entre autres conséquences la destruction (imagi-
(comme Y.A. Bois) à savoir que le phénomène naire ou réelle) du musée3.
citationnel est fatalement lié à l'idéologie et à l'es- Si l'on envisage la modernité selon ce dernier
thétique postmoderniste et qu'il serait exclu par point de vue, il n'y a et il ne peut y avoir citation
définition des pratiques modernistes me semble puisqu'il s'agit à chaque fois de repartir de zéro,
ne se soutenir que comme une sorte de lieu com- chaque œuvre « née sans mère » selon la formule
mun épistémologique qu'une approche théorique du dadaïste Francis Picabia, ne pouvant qu'être
plus vaste peut permettre peut-être de corriger. orpheline et sans descendance. Si l'on envisage
La question dès lors n'est plus de démontrer l'autre aspect, la situation est inverse, non seule-
l'importance de l'esthétique de la citation dans le ment la relation citationnelle est possible, mais elle
post-moderne et le maniérisme en général (qui est déterminante, puisque chaque œuvre n'existe
relève de l'évidence), mais plutôt d'en interroger le que dans le lien aux œuvres précédentes elles-
statut et d'autre part d'essayer de penser ce qu'il mêmes reliées par une chaîne aux œuvres anté-
peut en être cette fois dans le champ dit moder- rieures, etc. En simplifiant, je pourrais même dire
niste. En un mot, il faudrait vérifier si la proposi- que dans une perspective délibérément moder-
tion suivante : il existe une citation moderniste niste, non seulement il y a de la citation mais
n'est qu'une absurdité théorique, une simple figure même qu'il n'y a que de la citation . Reste à penser
oxymorique ou une formulation qui possède un la raison pour laquelle cette idée que tout l'art
certain degré de validité. moderniste est citationnel, idée impliquée par ces
Pour tenter de répondre à cette question, il est présupposés idéologiques et par les discours qui la
nécessaire de revenir brièvement sur les fonde- soutiennent, n'a jamais été formulée comme telle
ments idéologiques du modernisme. Si l'on consi- puisqu'au contraire, comme on l'a vu plus haut,
dère globalement sa définition, donnée par les c'est cette dimension qui aux yeux mêmes des par-
artistes (les peintres en particulier) à l'époque des tisans de la modernité caractérise l'anti-moder-
premières avant-gardes, à la fois par leurs œuvres, nisme des maniéristes. La réponse serait à cher-
leurs commentaires théoriques et par la critique
(en particulier sous sa forme quasi caricaturale
illustrée par le nom de Clement Greenberg), deux 2. Citant Władysław Strzemiński, Y.-A. Bois assimile
grandes orientations s'y distinguent : maniérisme, post-modernisme… et « art appliqué » :
« L'expressionnisme aujourd'hui peut se définir comme
courant qui tend à exprimer des sentiments […] à l'aide de
— d'un côté, un versant hégélien dont l'histori- procédés propres à tous les mouvements artistiques passés
cisme revendiqué implique une eschatologie (cubisme et futurisme compris). C'est si l'on veut bien, une
implacable, soit la soumission de l'œuvre et de sorte d'art appliqué (utilisation de l'acquis formel d'autrui) »,
l'artiste à un devenir transcendant qui lui échappe loc cit., p. 59.
3. Dans un autre contexte, celui de la répétition des avant-
par définition et dont il n'est qu'un des rouages gardes de l'après-guerre, ce seraient les deux figures
nécessaires, ce devenir étant celui à travers lequel contemporaines et antagonistes de Greenberg, moderniste
se déploie une essence majuscule : l'Art, ou la dogmatique converti en défenseur de la tradition
Peinture ; (changement dont témoigne le célèbre Avant-garde et
kitsch) et de Harold Rosenberg, défenseur de l 'Action
painting et de la théorie du commencement absolu (l'art
comme deuxième naissance) qui correspondraient assez
1. Robert ROSENBLUM cité par Y.-A. Bois, loc. cit., p. 63. bien à ce clivage.

60
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

cher du côté de cette idéologie du nouveau qui Ce qu'on appelle la citation et que je rebaptise-
serait comme la face à la fois nécessaire et mani- rai rapport citationnel est bien à ranger dans ce
feste des œuvres modernistes : en effet, pour type structural puisque ce qui le définit c'est préci-
qu'une œuvre ait sa place dans l'enchaînement sément, quelles qu'en soient les modalités, le
programmé qui s'identifie à la marche de l'Art, il caractère relationnel, c'est-à-dire le fait de ren-
faut nécessairement qu'elle ne répète pas l'œuvre voyer à autre chose que lui-même et ceci, dans
précédente1. Mais en revanche, pour que l'événe- une forme syntaxique éminemment triadique :
ment de l'œuvre ne soit pas une pure singularité face à une œuvre dont nous percevons la dimen-
mais qu'il s'inscrive dans le projet plus vaste qui sion citationnelle nous pouvons en effet retrouver
lui donne sens, il faut, et ici nous retombons sur la relation de type sémiotique fondamentale, celle
l'autre face du modernisme, qu'il s'appuie sur les qui met en relation un representamen (un signi-
acquis précédents. fiant pour reprendre une terminologie plus fami-
Le seul moyen d'intégrer ce mouvement lière) un objet (un référent) et un interprétant (un
contradictoire, cette ambivalence caractéristique signifié).
du modernisme entre conservation et négation, Soit l'œuvre présente qui suscite une double
entre histoire et événement, consiste précisément lecture, cette double lecture étant sa perception
à élargir la notion de citation, comme le réclamait même comme opérateur citationnel, son dédou-
Y.A. Bois. Dans cette perspective, c'est ici la blement qui la déplace dans une altérité, l' inter-
notion hégélienne d'Aufhebung, ce concept dia- prétant, soit ce que le spectateur perçoit, inter-
lectique qui permet effectivement de penser prète, à partir des données fournies par les quali-
l'œuvre à la fois comme négation du passé et tés physiques du representamen. Prenons un
comme conservation de celui-ci, qui serait inté- exemple célèbre : l'Olympia de Manet. Le repre-
grée à une redéfinition générale de la notion de sentamen serait ici le tableau lui-même, défini
citation que je vais maintenant proposer. comme un ensemble de données sensibles (cou-
leur, matière, format, etc.) perçues par un specta-
Modèle sémiotique teur. Ce qui fait la différence avec un autre tableau
Je suis allé chercher le modèle dont je me suis de Manet, le Fifre par exemple, qui ne peut être
servi du côté de la théorie sémiotique de Charles soumis à la même opération, c'est qu'ici en
Sanders Pierce. Pourquoi ce modèle ? D'une part, quelque sorte, à travers la jeune femme représen-
en raison du caractère non substantiel mais stric- tée, c'est un ensemble de traits qu'il serait possible
tement relationnel de la définition qu'il donne du de répertorier (pose du modèle, relation des per-
signe et d'autre part, du fait du modèle triadique sonnages entre eux et au décor, etc.) qui se dégage
qu'il met en place2. Dans la relation sémiotique, ce et qui constitue une autre figure en filigrane, une
que Umberto Eco appelle la sémiose, trois termes sorte de deuxième tableau, imaginaire et mental,
se trouvent indissociablement liés : le representa- qui surgit comme interprétant, comme signifié du
men, son objet, et l'interprétant. Cette logique ter- premier, et qui renvoie à une autre peinture, dont
naire sert à penser le signe, défini classiquement l'existence est avérée, la Vénus d'Urbino de Titien,
comme « ce qui tient lieu de quelque chose et ren- qui apparaît bien ainsi comme l'objet, le référent
voie à autre chose que lui-même dans l'esprit de du premier.
celui qui l'interprète3 ». C'est ce caractère triadique qui va me servir
maintenant à établir une typologie. Je m'appuierai
sur la décomposition de la triade sémiotique orga-
1. Cette condition sine qua non est particulièrement
repérable dans le discours critique de Greenberg qui aura
nisée selon ses trois pôles : le signifiant, le signifié
inventé dans le champ spécifique de la critique une sorte de et le référent, pour établir cette classification. Je
micro-hégélianisme (un hégélianisme au jour le jour) pour distinguerai donc ainsi trois grandes classes de
qualifier et disqualifier les œuvres selon ce critère relations citationnelles selon leur orientation vers
transformé en une sorte de « guillotine idéologique ». l’un des trois pôles mentionnés.
2. Et qui le différencie du modèle binaire de la sémiologie
proposée par F. de Saussure.
Soit la typologie suivante :
3. Traduction de la définition citée par Umberto Eco, dans
Le Signe, Paris, Le livre de poche, 1988, p. 40.

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Revue Proteus n°1, le médium

— accentuation du pôle du signifié : citation permet justement de situer le cubisme analytique


que j’appellerai analytique et qui s'applique au dans un temps précédent, périmé par la nouvelle
champ moderniste. esthétique mise en place :
— accentuation du pôle du signifiant : citation
que j’appellerai fictionnelle et qui correspond aux Peu à peu, je compris que le Cubisme n'accep-
œuvres post-modernes ou maniéristes. tait pas les conséquences logiques de ses propres
— accentuation du pôle du référent : citation découvertes; il ne développait pas l'Abstraction jus-
que j’appellerai critique et qui prend en compte un qu'à l'extrême conséquence, l'expression de la réa-
troisième ensemble, situé en dehors du débat lité pure1.
moderne / post-moderne. Dans chacune des trois
options, ce qu'il ne faut pas perdre de vue, à Il a pour effet de corriger le mouvement précé-
chaque fois, tout autant que la prédominance d'un dent (ce serait le deuxième temps de l' aufhebung)
des sommets du triangle sémiotique, c'est la mise en assurant la continuité nécessaire des pratiques,
en retrait des deux autres : le lien consubstantiel cette continuité qui vaut à la fois comme méta-
qui les unit ayant pour conséquences de porter phore de la continuité historique et comme sa
atteinte, sans les nier totalement, aux deux autres synecdoque puisqu'elle en est un des éléments
dimensions. constitutifs. C'est ainsi, pour garder notre
Je vais à présent détailler chacun des modèles exemple, que l'œuvre de Mondrian, quelle que soit
et les illustrer d'exemples. sa spécificité, ne possède tout son sens universel
(au regard de l'histoire) que dans sa relation au
citation analytique cubisme, dans une relation qui n'est pas de simple
En ce qui concerne ce type de citation, que l'on succession, mais qu'il faut lire comme une néces-
pourrait tout autant qualifier d' abstraite ou de sité, cette fameuse conséquence (pour reprendre
conceptuelle, elle conjugue en elle les trois dimen- la citation précédente) des prémisses posées par
sions qui définissent l'approche moderniste : le ce dernier et par suite, aux mouvements précé-
caractère réflexif, la dimension historiciste et enfin dents et à l'Histoire de l'art dans son entier.
l'approche essentialiste. Le troisième effet de cette opération est sans
En ce qui concerne son rapport à l'œuvre citée, doute le plus important : il s'agit de la transforma-
ce dernier peut être décrit comme foncièrement tion de la singularité (celle des œuvres de réfé-
analytique car il s'agit ici d'un véritable travail de rence) en généralité, du passage des effets de
transformation, de déconstruction qui a pour parole à la constitution d'un code, d'une langue.
fonction d'isoler, d'extraire de l'unité originale, qui Nulle part mieux que dans le mouvement de Stijl,
était celle de l'œuvre de référence, les éléments cette opération n'est aussi manifeste : le codage de
considérés comme constitutifs. Ce travail a plu- la pratique plastique en éléments minimaux que je
sieurs fonctions. n'ai pas besoin de rappeler (couleurs primaires,
Il permet d'une part (ce serait le premier temps lignes élémentaires, etc.) fonctionne comme un
de cette aufhebung auquel je l'ai assimilé plus opérateur d'abstraction, comme ce qui permet
haut) d'éliminer les éléments jugés historiquement d'atteindre, au-delà des manifestations que sont
parasites, inutiles, condamnés par le mouvement les œuvres, à la définition même de l'art. Soit ici,
de l'Histoire ; éléments qui relèvent de probléma- s'ajoutant aux deux dimensions – réflexive et his-
tiques qui ont eu leur sens à un moment donné toriciste –, la troisième composante du moder-
mais qui justement parce que celui-ci avance vers nisme est la dimension essentialiste.
sa finalité ne peuvent s'inscrire dans les nouvelles Le caractère particulier de cette démarche
problématiques du moment. Ce sera, pour d'abstraction généralisée des pratiques artistiques
prendre un exemple très simple, dans le passage correspondant à une visée qui cherche à consti-
du cubisme analytique aux premiers tableaux abs- tuer un code absolu explique le statut probléma-
traits de Mondrian, l'élimination de la référence à
l'objet qui permet à ce dernier d'aller plus loin, de 1. Piet MONDRIAN, cité dans Carsten-Peter WARNCKE, L'Idéal
ne pas s'encombrer d'une question (la représenta- en tant qu'art, De Stijl : 1917-1931, Cologne, Taschen, 1991,
tion) dont l'obsolescence identifiée est ce qui lui p. 35.

62
Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

tique réservé à la citation dans ce débat que j'évo- fois de préserver (mais toujours sur un mode abs-
quais plus haut entre moderne et post-moderne. trait) sa singularité originelle, conservée, mainte-
Ce type de relation citationnelle est à la fois nue (au sens hégélien) à titre de structure (la com-
visible et invisible puisqu'il désagrège les œuvres position générale1).
au profit des unités formelles qui les composent Ce qu'il s'agit de montrer ici dans cette relation
(d'où l'équivalence hâtive : moder- citationnelle complexe qui navigue entre le général
nisme = absence de citation) tout en étant partout et le particulier c'est la relation de dépendance, de
présent (d'où l'autre équivalence que j'ai propo- solidarité qui unit en fait tous ces messages artis-
sée : modernisme = citation généralisée). Cette tiques perçus en tant qu'individualités et représen-
conception de la citation comme à la fois invisible tés ici par les deux occurrences singulières que
mais sous-jacente, qui implique donc une double sont d'une part, le Semeur de V. Van Gogh et La
perception de l'œuvre, d'abord comme nouveauté Grande pastorale de T. Van Doesburg. Ces
absolue, comme occurrence nouvelle, puis œuvres historiquement séparées ne le sont pas
comme mémoire récapitulative de l'Histoire de d'un point de vue esthétique, plastique, puisque au
l'art, est particulièrement lisible dans une œuvre contraire, elles participent de la même langue uni-
de Théo Van Doesburg, La Grande pastorale verselle, celle de l'art en général 2. À cet aspect syn-
(1921). chronique, structural, qui représente le domaine
Le point de départ de la réalisation de ce vitrail du code, s'ajoute ici une dimension diachronique
est constitué par une œuvre de Vincent Van complémentaire, qui vient définir le rôle joué par
Gogh : Le Semeur (œuvre « citationnelle » à son le temps et l'histoire dans la mise en évidence,
tour inspirée par Jean-François Millet). Ce qu'il est dans l'exhaustion de cette langue. Dans cette pers-
intéressant de repérer ici, à travers les croquis pré- pective, l'œuvre citée (Le Semeur) apparaît non
paratoires de T. Van Doesburg, c'est le caractère seulement comme la réserve, le stock plastique
pluriel du processus d'abstraction. d'où l'œuvre citante (Grande pastorale) va tirer ses
Il y a en premier lieu une opération de type éléments constitutifs mais également comme son
résolument analytique-plastique (c'est le processus passé nécessaire, le socle étymologique, à la fois
qu'on peut déjà voir déjà à l'œuvre chez Bart Van présent et invisible, qui ne cesse de lui donner
der Leck, dans ses figures de Mineurs par sens et de la hanter.
exemple, ou chez le Mondrian de la série des
Arbres) : celle qui conduit à partir d'une base figu- citation fictionnelle
rative (située donc d'un point de vue sémiotique Si le modèle précédent pouvait être rapproché
du côté du réel, du référent) et sur la base d'un d'une tradition philosophique qui serait celle de
procès de schématisation et de simplification, à la l'idéalisme, qui vise une transcendance concep-
constitution d'un code utilisé dans un deuxième tuelle à travers les apparences, la référence serait
temps pour un résultat final purement plastique ici à chercher du côté de la philosophie contre
qui substitue à la référence première la synthèse laquelle s'est précisément constituée l'idéalisme, à
combinatoire effectuée à partir des unités déga- savoir la sophistique.
gées plus haut. L'univers dans lequel nous pénétrons à pré-
La nature de l'objet analysé (le tableau de sent, condamné par Platon, est celui où règne l'ar-
V. Van Gogh et non un simple objet du monde, tifice, celui de la prolifération sans fin du signi-
arbre, ou personnages) a pour fonction d'historici-
ser en le généralisant ce processus analytique, de
1. En termes peirciens, il s'agirait d'un diagramme (forme
montrer son identité avec l'évolution artistique, abstraite de l'icône).
selon le principe évolutionniste qui veut que l' on- 2. On peut retrouver ce même type de relation à une œuvre
togenèse (ici celle de l'œuvre) répète et résume la considérée tout à la fois comme un idéal et son application,
phylogenèse (l'histoire de l'art). un type et son token (en termes sémiotiques) dans la
À ce procès de généralisation-simplification qui pratique imitative des artistes de la Renaissance qui
« copiaient » les œuvres antiques considérées comme
d'une certaine manière détruit, pulvérise l'œuvre relevant de ces deux aspects: imiter un chef-d'œuvre antique
singulière ramenée à ses constituants s'ajoute ici voulant dire dans ce cadre dévoiler et s'approprier le
une deuxième opération, inverse, qui tente cette système esthétique qui l'a produit.

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Revue Proteus n°1, le médium

fiant, prolifération qui a pour double conséquence Soient les T.V. paintings de B. Lavier. Il s'agit
de périmer toute recherche du sens, du signifié, de l'exposition sur différents moniteurs vidéo
du concept, tout en reléguant au loin toute réfé- d'images de tableaux de différents formats dont
rence possible, tout ancrage du signe dans le réel. les dimensions sont exactement celles de chacun
Cet univers est régi par ce que Gilles Deleuze, sui- des moniteurs. Nous sommes ici au stade premier
vant Friedrich Nietzsche, appelle « la puissance du de la citation, dans l'univers du double, du redou-
faux » : blement. Il y a d'un côté un référent absent, qui
est une peinture, et de l'autre, le signe qui la mani-
Il s'agit du faux comme puissance, Pseudos, au feste, signe lui-même dédoublé en une forme, le
sens où F. Nietzsche dit : la plus haute puissance moniteur qui encadre et un contenu, l'image vidéo
du faux. En montant à la surface, le simulacre fait encadrée. Entre la copie et le modèle, c'est préci-
tomber sous la puissance du faux (phantasme) le sément l'échelle 1, la coïncidence exacte, sans
Même et le Semblable, le modèle et la copie1. restes, des mesures qui vient introduire un para-
doxe : la présence d'un élément d'identité dans ce
Cet espace dans lequel s'abolit toute référence au qui n'apparaît que comme une suite de diffé-
sens et à l'origine au profit d'une autonomie du rences : on passe ainsi du statut de reproduction
signe, devenu flottant, est par définition l'univers (au sens de Walter Benjamin) comme le serait une
soumis à la multiplication des citations, qu'il a été simple diapositive dont l'échelle garantit la dis-
dès lors facile, comme l'ont fait les auteurs cités tance à l'original à celui de simulacre, qui vient
plus haut, de confondre avec la notion même de brouiller les pistes et jeter le trouble. Ce qui est
simulacre. donné à voir ainsi, ce n'est pas la reproduction
Il est vrai que c'est ce type d'artiste, défini d'un tableau, c'est le même tableau moins la pein-
comme post-moderne, ou maniériste, qui corres- ture, quelle que soit la définition qu'on lui donne,
pond le mieux à cette définition comme être du signifié transcendant ou expérience irremplaçable,
simulacre, dans la mesure où, d'une part, il ne remplacée par les flux électroniques du tube
croit plus à une relation directe au réel (c'est l'ori- cathodique.
gine et la définition même du terme de manié- Concernant les Walt Disney productions 1947-
risme comme concept péjoratif opposant l'excès 1984, le double procès de mise entre parenthèses
de style, de manière, c'est-à-dire d'artifice, au et du référent et du concept est encore plus mani-
naturel, de celui qui imite la nature2) et où, d'autre feste : en effet, le référent de ces cibachromes
part, il refuse toute référence à un sens transcen- géants est constitué par des vignettes d'une bande
dant au profit d'une esthétique qui apparaît, aussi dessinée qui montrent des œuvres d'art moderne
bien aux yeux de ses détracteurs que de ses défen- prises à l'intérieur du récit. Le processus de cita-
seurs, comme une prolifération d'images toujours tion, de copie correspond une nouvelle fois à la
secondes, comme un patchwork de déjà-vus, une notion même de simulacre : B. Lavier, cite, copie
« babellisation » artistique généralisée, comme le des peintures qui n'ont jamais existé comme
décrivait la phrase de R. Rosenblum citée plus telles ; il produit l'imitation d'un original qui n'aura
haut. existé fictivement qu'à l'intérieur d'un univers vir-
Pour illustrer ce mouvement, je m'appuierai tuel dans lequel il n'apparaît que comme la mani-
sur l'œuvre de deux artistes qui l'incarnent de festation d'une certaine idée de la peinture et de la
façon exemplaire : l'artiste post-moderne Bertrand modernité. À l'intérieur de ce monde, le monde de
Lavier et l'artiste pop Roy Lichtenstein, sans Mickey, les tableaux fonctionnent exactement à la
doute inspirateur du premier. manière des œuvres de T. Van Doesburg, comme
des objet produits grâce à l'application d'un code,
ici le code supposé de l'art contemporain des
auteurs du récit, mais qui se trouve déplacé, mis
1. Gilles DELEUZE, Logique du Sens, Paris, Éd. de Minuit, entre guillemets, dans le code mineur, non artis-
1969, p. 303.
2. Voir sur cet aspect, l'article « maniérisme » de Daniel
tique, de la bande dessinée pour enfant. La straté-
Arasse, dans l'Encyclopaedia Universalis, DVD version 6, gie de B. Lavier consiste donc à le déterritorialiser
2001, de l'E.U. de nouveau, en le réintroduisant dans son sup-

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

posé lieu d'origine, le musée. Ce serait l'autre ver- programmé et événement singulier, le geste (dans
sant de la stratégie du faux, celle qui s'attaque non son sens absolu) relève de ces deux principes, il
pas au vrai mais au mensonge lui-même : une porte en lui toute l'histoire de la peinture, toute la
opération qui ne vient pas déréaliser l'original, mémoire indicielle des corps de tous les peintres ;
(comme dans l'œuvre précédente) mais au et d'autre part, à titre de fondement de chaque
contraire, s'attache (mais sur un mode qui reste nouvelle œuvre, il est événement chaque fois
parodique) à rendre vrai, à donner une existence unique, irrépétable. C'est ce mythe de la singula-
référentielle à un être de pure fiction. rité absolue, cher à ses contemporains (comme
La troisième œuvre fonctionne de nouveau Harold Rosenberg par exemple), que R. Lichten-
comme une mise en question des deux pôles du stein, artiste post-action painting, va déplacer dans
triangle sémiotique. Il s'agit cette fois, à la diffé- ses Brushtrokes. En termes sémiotiques, que fait-
rence des œuvres précédentes, de peinture au sens il ? Il transforme un signe indiciel, un indice (au
matériel du terme. B. Lavier repeint (ou plutôt fait sens de C. S. Peirce) en une icône, et par le jeu de
repeindre) un objet, à l'aide d'une touche épaisse ce basculement en déplace le sens, puisque c'est
qu'il appelle « la touche Van Gogh », dans la cou- précisément cette dimension indicielle (définie
leur même et les formes de la surface peinte d'ori- comme existentielle par C. S. Peirce) qui était
gine. Ce qui s'opère dans cette nouvelle figure du hypostasiée chez ces artistes.
redoublement, c'est un mouvement de permuta- Cette conversion sémiotique s'opère de deux
tion entre le référent et le signe chargé d'en pro- façons :
duire l'imitation. Le référent disparaît en tant que a) Comme chez B. Lavier, mais en sens
tel, il fusionne et se confond avec son signe, inverse, c'est ici le changement d'échelle qui
puisque, ici, la peinture ne peint rien d'autre qu'el- marque l'écart entre le vrai coup de brosse, le
le-même, et réciproquement toute la charge de coup de brosse indicielle (celui de Willem De
réel passe du côté de ce qui ne vaut que comme Kooning par exemple), et ce qui s'étale, sur ses
un pur signifiant esthétique, ce logo Van Gogh grands formats. Ce format monumental (2,3m sur
sous l'égide duquel se place l'opération. L'exhaus- 4,6m pour Yellow and green Brushtrokes), qui
tion spectaculaire de cette fameuse touche visible entraîne avec lui l'hyperbolisation de la trace
comme écart entre la peinture et la peinture, peinte, vaut à son tour comme citation, citation
comme opérateur de son bégaiement, est une des grands espaces all over et comme mise en
nouvelle façon de mimer, en lui ôtant toute pro- abyme de l'action painting en son entier, considé-
fondeur sémantique, le procès constitutif du rée comme la relation entre une suite de gestes et
modernisme. Ce qui est cité ici, parodiée, dans la une surface d'inscription.
référence à V. Van Gogh et à tous ses suiveurs, b) La deuxième opération, elle aussi symétrique
c'est cette démarche réflexive, analytique, qui a des surpeintures de B. Lavier, consiste cette fois à
conduit tous les artistes de l' action painting améri- dématérialiser la face sensible du signe indiciel.
caine ou de la peinture gestuelle européenne (l'ar- Cette matière picturale, considérée comme la
tiste le plus proche visuellement des repeints de vérité de l'artiste expressionniste, est ici abstraite,
B. Lavier serait François Soulages et ses larges froidement et absurdement reprise dans le codage
coups de brosse) à extraire de toutes les pratiques minimaliste de la fameuse trame pseudo-typogra-
de l'Histoire, ce qu'ils ont désigné en l'essentiali- phique. Le résultat de l'opération se cristallise en
sant comme signifié transcendantal, comme le une figure paradoxale, oxymorique : celle qui
fondement (cause efficiente) et la fin même (cause donne à voir un double mouvement d'exaltation
finale) de la Peinture, cette union d'un geste pure de la touche qui devient le signifié transcendant
et d'une matière que le vocable touche est chargé d'une œuvre dans laquelle elle est au même
de symboliser. moment niée dans sa réalité substantielle.
C'est cette même problématique que l'on Ce qui tombe ici dans cette figure, c'est la défi-
retrouve dans les Brushstroke de R. Lichtenstein nition et le fondement idéologique même de l' ac-
(dans un contexte temporel bien plus immédiat). tion painting et de ses représentants. Sophiste, ou
Si l'une des caractéristiques du modernisme est la simplement humoriste, et non dialecticien,
dialectique nécessité / nouveauté, enchaînement R. Lichtenstein ne critique pas ce mouvement

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Revue Proteus n°1, le médium

(comme le fait par exemple Robert Rauschenberg Ici, c'est cette réalité qui se substitue, sous la
effaçant W. De Kooning), au contraire, il donne à forme, mécanique, non subjective ou plutôt déli-
voir, sous sa forme hyperbolique, son signifiant bérément anti-subjective, du camion vidant sa
majeur et, par le jeu de la répétition, il transforme benne, au sujet expressionniste, et sous la forme,
cette figure de l'irrépétable et de l'authentique, en elle aussi, non artistique, industrielle, de l'asphalte
un pur simulacre ironique et privé de sens. coulant le long des parois de la carrière, rempla-
çant la coulée de peinture pure. Le dripping
citation critique héroïque témoignant du combat existentiel de l'ar-
Nous voici arrivés maintenant au troisième type tiste dans l'espace de la toile et de l'atelier est
de citation, la citation que j'appelle critique : il déplacé et en quelque sorte réincarné dans le drip-
s'agit cette fois, à partir de la logique ternaire du ping anonyme et non-humain du camion situé
signe, de déplacer ce dernier du côté du réel, ce dans un ailleurs, lui aussi banalisé et non qualifié
qui a pour effet de mettre en question la relation artistiquement. C'est le même type de relation cri-
sémiotique elle-même. Le modèle philosophique tique à la coulée (qui témoigne de son emprise
serait maintenant, après l'idéalisme et la sophis- esthétique et idéologique sur les artistes et de la
tique, l'attitude cynique illustrée par la figure si nécessité impérative de son dépassement) qu'on
actuelle de Diogène1. La relation entre les deux retrouvera dans les nombreuses déclinaisons
séries de signes, les signes citant et les signes cités, contemporaines du même thème : les Expansions
est donc cette fois de nature polémique, agonis- de César ou certaines œuvres de Braco Dimitrije-
tique : la mise en pièces du statut symbolique du vic (ses bouteilles de lait écrasées par des voitures
deuxième passe par la destruction de la relation et s'éclatant sur la chaussée), ou encore tout l' Ac-
triadique et donc s'attaque à la fois au signifiant et tionnisme viennois et sa fascination pour les
au signifié de l'élément soumis à la répétition cri- fluides corporels (sang, urine, etc.).
tique. Cette opposition monde artistique / monde
Pour rester dans le même contexte que les réel est, elle aussi, caractéristique du Nouveau
exemples précédents, je prendrai ici une nouvelle Réalisme. De son point de vue, il y aura donc d'un
fois l'exemple de l'expressionnisme abstrait. Si l'on côté, la peinture, représentée par sa forme améri-
résume sa définition comme l'union, transcendée caine ou l'École de Paris, et de l'autre, la réalité
par l'assomption artistique, d'un corps, et d'un moderne, représentée par l'univers urbain, les
médium, la peinture, la finalité de l'opération cri- objets quotidiens, etc. C'est elle qui donne préci-
tique va consister à briser ce lien en s'en prenant sément et son nom et ses fondements idéolo-
simultanément au sujet et à la matière picturale. giques au mouvement : « Les Nouveaux Réalistes
Soit Asphalt Rundown de Robert Smithson parisiens, eux, retournent à la réalité sociologique
(1969), pour les artistes américains de cette géné- par besoin d'air pur »3. Tout l'enjeu consistera
ration, le premier enjeu se situe dans le rapport à donc dans la confrontation polémique des deux
l'idéologie picturale dominante (à la fois dans la univers, le réel ainsi défini comme altérité positive
scène artistique et dans son relais critique 2) et étant chargé de vider l'expression picturale de tout
symbolisée par la figure tutélaire de Jackson Pol- contenu artistique tout en maintenant la dimen-
lock. Il ne s'agit ici ni d'Aufhebung moderniste, ni sion sous la forme d'une picturalité détachée de
de simulacre post-moderne. Il s'agit de démontrer son médium. Ainsi faut-il prendre littéralement la
que le signe artistique, en tant que tel, comme formule suivante de Pierre Restany, qui définit
objet autonome séparé, n'est plus qu'un fantôme exactement son programme comme synthèse dis-
vide de sens, qui n'a plus de prise avec la réalité, jonctive :
définie comme le monde industriel ou naturel
environnant. Les Nouveaux Réalistes considèrent le monde
comme un tableau, le Grand Œuvre fondamental

1. Sur la philosophie cynique, voir Michel ONFRAY,


Cynismes, Paris, Le Livre de poche, 1991. 3. 1960 : les nouveaux réalistes, Paris, Paris-Musées : Société
2. Sur cette question, Gilles TIBERGHIEN, Land Art, des amis du Musée d'art moderne de la ville de Paris, 1986,
Éd. Carré, 1994, p. 29-32. p. 267.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

dont ils s'approprient des fragments dotés d'univer- part, l'identité visuelle des produits respectifs de
selle signifiance. Ils nous donnent à voir le réel ces deux dispositifs (peinture gestuelle / affiches).
dans les aspects divers de sa totalité expressive.1 Il suffit de mettre côte à côte les œuvres des
affichistes et celles des peintres pour constater à
Au sujet des Tirs (1961) de Niki de Saint Phalle ; quel point ces œuvres sont apparentées, à quel
de quoi s'agit-il ? Il est encore question de pein- point les affiches lacérées déchirées ressemblent à
ture mais ici, le spectateur est confronté à sa ver- un Clifford Still, à un Hans Hartung, à un
sion basse, carnavalesque : le sujet transcendant Georges Mathieu, etc. La phrase ambiguë de
de l'expressionnisme est ici remplacé par son P. Restany, « le monde comme un tableau » prend
double bouffon, le tireur de fêtes foraines ; la ici un sens extrêmement précis, et mortel pour la
fameuse coulée qui devait prouver, par sa proxi- peinture : les tableaux (uniques) produits dans le
mité avec le corps du peintre, la continuité entre champ autonome de l'art par les moyens spéci-
le sujet s'exprimant et le support de l'expression, fiques de ce champ existent déjà en tant que tels,
soit la vérité du rapport pictural, est précisément ils sont déjà là, ils ont déjà été produits dans le
mise à distance du corps du tireur par le dispositif champ du réel. Ce qui tombe, ce qui désormais se
et l'absolue nécessité existentielle qui les liait est à trouve ainsi frappé d'obsolescence, c'est donc tout
présent remplacée par son antithèse, le hasard et l'appareil technique et idéologique de la peinture,
la farce. ce qui faisait sa spécificité, aussi bien au niveau de
Concernant les Affiches lacérées de Raymond la création, le couple sujet / matière, qu'au niveau
Hains, Jacques Villeglé, François Dufrêne, Mimo de son produit fétiche, le tableau.
Rotella, nous sommes cette fois entièrement du Que le Nouveau Réalisme ait été avant tout
côté de ce réel, défini donc comme moderne et une machine de guerre contre la peinture domi-
urbain ; c'est la rue qui vient faire irruption dans le nante (« la peinture de chevalet (comme n'importe
champ artistique et en particulier celui de la pein- quel autre moyen d'expression classique dans le
ture. Si l'on considère le dispositif de production, domaine de la peinture ou de la sculpture) a fait
rien de plus facile là aussi que d'établir un tableau son temps ; elle vit en ce moment les derniers ins-
comparatif systématique : tants, encore sublimes parfois, d'un long mono-
— Au médium pictural se substituent les pole2 »), et que cette lutte soit passée par la reprise
couches de papier, équivalentes des couches de critique de l'esthétique de son adversaire, cela est
peinture. démontré par un autre exemple qui sera ici mon
— Au geste, lyrique ou expressif, du peintre, se dernier.
substituent les gestes banals, indifférents ou van-
dales de la lacération, de l'arrachage machinal du All over pictural / all over objectal
passant. On crédite la peinture américaine de l'après-guerre
— Et surtout l'artiste, singulier, unique, trans- de l'invention du all over, c'est-à-dire de la notion
cendant, est détrôné par un personnage totale- qui opposerait à la classique opposition
ment incontrôlable parce qu'anonyme et multiple, figure / fond et à l'idée de composition l'appré-
moderne au sens de Charles Baudelaire et hension de la totalité du champ du tableau, son
W. Benjamin, cet homme des foules cristallisé ici remplissage non hiérarchisé.
dans la figure de celui que J. Villeglé appelle Il est là aussi extrêmement significatif de
(curieusement) le lacéré anonyme. constater à quel point les artistes du Nouveau
Ce qui importe ici, et qui produit à la fois l'ef- Réalisme, que ce soient les Affichistes déjà cités,
fet de citation et l'effet critique, c'est la relation mais aussi Gérard Deschamps ( Corsets roses,
différence / identité qui s'établit entre, d'une part, 1962 ; Plastique à la tapette, 1962), F. Dufrêne,
l'opposition des deux procès de production Arman et César, sont tributaires d'une telle esthé-
(l'agencement pictural / le vandalisme urbain) tique. Chez Arman, la saturation de l'espace et
dont l'un est l'exacte antithèse de l'autre et d'autre l'accumulation répétitive et non hiérarchisée des

1. Pierre RESTANY, ibid., p. 266, c'est moi qui souligne. 2. Ibid, p. 264-265.

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Revue Proteus n°1, le médium

objets aboutissent au même résultat anti-composi-


tionnel que chez les artistes américains, comme
on peut le voir par exemple dans Poubelles ména-
gères (1960), Portrait-robot d'Iris Clert (1960), Le
village de grand-mère (1962) pour culminer dans
la fameuse exposition du Plein qui élève à la
dimension de la vitrine, de la galerie toute entière,
cette volonté de condensation plastique du plan
d'inscription.
Cette métamorphose du all over pictural dans
le all over objectal est tout aussi fondamentale
dans l'œuvre du sculpteur César : il suffit de prêter
attention à ses bas-reliefs comme les reliefs-tôles,
de 1961, pour voir à quel point ils relèvent du pic-
tural d'une part et d'autre part, à quel point l'agen-
cement des formes obéit à cette volonté de densi-
fication du plan qu'il partage avec les peintres
américains.
Je finirai par l'exemple des célèbres Compres-
sions. Malgré leur caractère tridimensionnel pro-
noncé, elles n'échappent pas elles non plus à la
référence picturale : leur forme parallélépipédique
les donne à voir comme un agencement de sur-
faces planes autonomes, et donc susceptibles
d'une lecture frontale. Chaque surface ainsi isolée
visuellement apparaît comme un plan d'inscrip-
tion dans lequel les formes, déhiérarchisées par la
compression, s'interpénètrent et fusionnent selon
les mêmes modalités que n'importe quel tableau
all over contemporain. Proches visuellement des
boîtes d'Arman, on pourrait facilement attribuer à
leur description les propos tenus par ce dernier au
sujet de ses propres œuvres :

dans ces surfaces, je dis bien surfaces car même


dans mes compositions volumétriques ma volonté
est toujours picturale plus que sculpturale, c'est-à-
dire que je désire voir mes propositions prises dans
l'optique d'une surface plus que d'une réalisation en
trois dimensions1

Miguel EGAÑA

1. ARMAN, ibid, p. 265.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l'art

Comité scientifique
Karin Badt (Université de New York)
Patrick Barrès (Université Toulouse II)
Omar Calabrese (Université de Bologne)
Dominique Chateau (Université Paris I)
Tom Conley (Université de Harvard)
Marc Jimenez (Université Paris I)
Pere Salabert (Université de Barcelone)
Olivier Schefer (Université Paris I)
Ronald Schusterman (Université Bordeaux III)
Karl Sierek (Université de Iéna)

Comité de rédaction
Evangelos Athanassopoulos
Amandine Cha-Dessolier
Gary Dejean
Paul Magendie
Cécile Mahiou
Benjamin Riado
Bruno Trentini

Coordinateurs du numéro
Benjamin Riado – Bruno Trentini

Illustration de couverture
Zariel

Siège social
22, rue M. Le Prince
75006 Paris

Site internet
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Pour tout contact


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Numéro 1 – décembre 2010


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ISSN 2110-557X

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