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Les œuvres d'art éduquent-elles notre perception ?
Comprendre le sujet
Ce sujet porte sur l'influence des œuvres d'art sur notre perception : ont-elles pour effet de l'éduquer, c'est-à-dire de la
former, de l'améliorer, de la conduire et de l'élever vers son plein épanouissement ?
Nous reconnaissons aux œuvres d'art le pouvoir de frapper notre perception en lui donnant à voir une beauté ou des
nuances que nous ne savons ordinairement pas percevoir. En captant notre sensibilité ordinaire pour l'élever au
discernement de qualités inaperçues, les œuvres d'art semblent alors nous apprendre à percevoir. Toutefois, n'arrive-
t-il pas que nous restions insensibles aux qualités d'une œuvre et ne sachions en percevoir ni la beauté, ni le sens ou
la valeur ? Notre perception ne doit-elle pas être préalablement éduquée pour accéder à ce que les œuvres nous
donnent à voir ?
« Quel est l'objet de l'art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions
entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile, ou
plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l'unisson de la nature. Nos yeux,
aidés de notre mémoire, découperaient dans l'espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre
regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que
ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie,
plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de
nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n'est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous,
que dis-je ? Entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes,
voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète. »
Henri Bergson, Le Rire, PUF, « Quadrige », 2012, p. 115.
Un texte de Platon qui précise le rôle de la musique et de la poésie dans l'éducation des gardiens dans la cité idéale ;
les harmonies mesurées introduisent dans l'âme l'équilibre propre à inspirer les comportements vertueux :
« — Eh bien, dis-je, Glaucon, est-ce pour les raisons suivantes qu'élever les enfants dans la musique est souverain ?
D'abord parce que le rythme comme l'harmonie pénètrent au plus profond de l'âme, s'attachent à elle le plus
vigoureusement, et, en conférant de la grâce à ses gestes, rendent gracieux celui qui a été correctement élevé, et
disgracieux les autres. Et parce qu'en outre, les objets négligés et mal fabriqués par l'artisan, ou les êtres qui se sont
mal développés, celui qui a été élevé dans la musique comme il convenait saurait les distinguer de la façon la plus
perspicace : dès lors, son sentiment de déplaisir étant plein de justesse, il louerait les belles choses, en jouirait et les
recevrait dans son âme, se nourrirait d'elles et deviendrait un homme de bien, tandis que les choses laides, il les
blâmerait avec justesse et les détesterait dès sa jeunesse, avant même d'être capable d'entendre raison ; puis, quand
la raison lui serait venue, il la chérirait, reconnaissant d'autant mieux sa parenté avec elle qu'il aurait été élevé ainsi.
— Oui, c'est bien mon avis, dit-il, c'est pour des raisons de ce genre que l'on élève les enfants dans la musique. »
Platon, La République, livre III, 402a, trad. É. Chambry.
« À présent, les gens voient des brouillards, non parce qu'il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont
enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. » Oscar Wilde, « Le déclin du mensonge », in Intentions, 10/18, 1986,
p. 57.
Problématiser le sujet
Si, d'un côté, nous sommes tentés d'admettre que les œuvres d'art influencent notre perception en modelant notre
sensibilité par la grâce de leurs effets, d'un autre côté, on peut douter qu'il s'agisse d'une véritable éducation,
perfectionnant notre perception et lui transmettant un savoir quelconque. Car, sans une culture préalable, nous restons
facilement insensibles aux vraies qualités d'une œuvre.
On se heurte donc à une alternative : tantôt les œuvres d'art semblent perfectionner notre perception, tantôt elles
paraissent au contraire impuissantes à produire un tel effet par elles-mêmes et passent inaperçues à l'individu sans
éducation.
Trouver le plan
I. Au contact des œuvres d'art, nous apprenons à mieux percevoir
Par leur charme propre, les œuvres d'art nous apprennent à percevoir ce qui nous échappe d'ordinaire. Pénétrée par
les œuvres d'art, notre sensibilité gagne en discernement.
II. Les œuvres d'art égarent notre perception
Les œuvres d'art éveillent des sensations, mais n'éduquent pas notre perception : sans une certaine éducation, nous
ne pouvons pas percevoir les véritables effets et significations d'une œuvre et commettons des contresens.
III. Notre perception doit être préalablement éduquée
Les œuvres d'art nous resteraient largement inaccessibles sans une éducation préalable de notre perception, instruite
par une culture savante (histoire de l'art, iconographie, etc.). Mais cette éducation, loin de se suffire à elle-même, nous
permet d'entretenir une relation plus riche aux œuvres qui, en retour, nous font accéder à un degré de perception plus
grand.
Corrigé
Introduction
On prête volontiers aux œuvres d'art toutes sortes de pouvoirs sur l'individu qui les contemple. Ne suffit-il pas
en effet d'écouter une pièce musicale, de contempler un tableau ou une sculpture, ou encore de lire un roman
ou un poème, pour éprouver un saisissant élargissement de notre perception, soudain sensible, par la grâce
de l'œuvre, à une beauté, une signification et des nuances nouvelles ? Semblable au maître arrachant son
élève à son primitif état d'ignorance et d'inaccomplissement, les œuvres d'art éduqueraient ainsi notre
perception en l'élevant à un degré supérieur de discernement. Au contact des œuvres, nous apprenons
semble-t-il à percevoir des qualités esthétiques qui resteraient sans elles inaperçues.
Toutefois, n'est-ce pas accorder aux œuvres d'art davantage de pouvoir qu'elles n'en possèdent ? On peut en
effet douter qu'il suffise de se placer au contact d'une œuvre pour voir notre perception s'élever, s'instruire et
se parfaire en quelque manière. L'histoire des arts regorge d'exemples de chefs-d'œuvre devant lesquels des
générations demeurèrent insensibles. Il ne suffit pas de voir un tableau dans un musée pour en retirer une
qualité de perception plus élevée : l'avoir sous les yeux ne garantit pas de savoir l'apprécier. Une
contemplation purement passive risque ainsi de nous laisser, par inculture, insensibles au sens et à la valeur
véritables des œuvres d'art. De ce point de vue, seule une perception préalablement éduquée pourrait alors
discerner la qualité d'une œuvre et en apprécier les effets et le sens.
Ces deux thèses forment la contradiction qui se joue ici : d'un côté, il semble que les œuvres d'art nous
apprennent d'elles-mêmes à percevoir ce qu'aucune autre éducation nous eût appris. Mais d'un autre côté,
l'expérience tend à prouver que la juste appréciation d'une œuvre d'art suppose elle-même une perception
préalablement éduquée par une culture savante (histoire de l'art, critique d'art). Comment concilier ces deux
thèses apparemment contradictoires ?
3. … et la réalité elle-même
Les œuvres d'art ne se contentent pas de nous procurer des perceptions nouvelles, mais éduquent bel et bien notre
perception. S'il n'y avait eu un Phidias pour révéler l'harmonie du corps humain, un Raphaël pour en traduire la grâce
et la douceur, un Renoir pour saisir la volupté des nus féminins, un Friedrich ou un Turner pour exprimer la beauté des
paysages embrumés, nous n'aurions guère su les percevoir. Car bien que tous ces motifs soient sous les yeux de
tous, nous ne les percevons qu'à l'instant où une œuvre nous apprend à les discerner. Percevoir est ici bien autre
chose que recueillir des sensations immédiates. Cet acte consiste à saisir au travers (percipere) la confusion du
sensible, la forme distincte de la réalité elle-même. En rétablissant un contact immédiat avec les choses et avec nous-
mêmes, selon l'expression de Bergson, les œuvres d'art manifestent un pouvoir de guider notre perception, de l'élever
et de la former. Dès lors, il importe de saisir l'œuvre d'art par empathie : en oubliant ce que l'on sait pour se laisser
toucher et instruire par l'œuvre elle-même.
Cette perspective pose néanmoins plusieurs difficultés. Peut-on, premièrement, qualifier d'éducation l'empreinte que
les œuvres d'art laissent sur notre faculté de percevoir ? Car si l'éducation vise à l'amélioration de l'individu par le
développement discipliné de ses facultés, il n'est pas évident que les œuvres aient le pouvoir ni même la fonction
d'une telle édification de l'individu. Par ailleurs, les œuvres d'art possèdent-elles réellement le pouvoir d'atteindre et de
modifier la perception de l'individu qui les contemple, avec plus ou moins d'attention, de patience et d'assiduité ? Ne
sommes-nous pas parfois perplexes voire insensibles face à certaines œuvres ?
Dans cette perspective, les œuvres d'art n'éduquent pas notre perception et ne peuvent être comprises elles-mêmes
qu'à partir d'une perception déjà éduquée : seule une culture savante peut nous apprendre à percevoir les œuvres
d'art. Pourtant, en étant ainsi réduites à de simples illustrations d'un savoir général, les œuvres d'art ne perdent-elles
pas ce qui précisément en fait des œuvres d'art, à savoir leur singularité qui les situe par-delà toute interprétation
définitive ?