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Collège
de
France
Sculpture et langage | Tony Cragg

Sculpture et
langage
Leçon inaugurale prononcée le jeudi
24 octobre 2013

Tony Cragg
Texte intégral

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1 Me trouvant ici devant vous, impressionné par la


splendeur de cet amphithéâtre, par l’histoire de cette
institution, par les circonstances et par l’éminente
assemblée, doutant par ailleurs fortement que mon
français soit à la hauteur des neuf cours prévus les
semaines à venir, je me pose la question suivante :
« Qu’a donc à dire un sculpteur qui a trouvé le moyen
d’exprimer différemment ce qu’il pense et ce qu’il
ressent ? »
2 Je crois pouvoir affirmer avec justesse, et vous le
comprendrez, que « les mots me manquent ». On
pourrait dire alors la même chose de toutes les
analyses et discussions sur l’art et les œuvres d’art, car
nos expériences de l’art sont souvent des expériences
qui rendent vaine toute tentative d’expression
équivalente par des mots.
3 Et pourtant, cela ne semble pas vraiment être le cas,
quand on voit combien l’art est constamment pris dans
un flot interminable de mots, aussi bien prononcés
qu’écrits. Évidemment, on peut dire beaucoup de
choses sur une œuvre d’art et évoquer, par exemple, la
vie de l’artiste, son histoire, sa biographie, des
événements formateurs, des anecdotes et autres
hypothèses sur sa constitution psychologique, son
caractère ou ses penchants. Les textes sur l’art
regorgent en outre de descriptions techniques sur les
matériaux, les outils et les procédés auxquels ont
recours les artistes. La période et le lieu qui ont vu
naître l’œuvre sont également importants pour ancrer
dans un contexte historique plus large le travail de
l’artiste, et il faut aussi analyser ses liens avec d’autres
artistes.
4 Il est toujours intéressant d’évaluer ce qu’un artiste a
accompli et la manière dont son œuvre a influencé les
courants artistiques. Cependant, la compilation de faits

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et d’informations objectives sur la vie et le travail des


artistes n’est qu’un préambule au grand corpus des
essais critiques décrivant l’œuvre d’art et ses
caractéristiques. On essaie invariablement de
l’interpréter et de réfléchir à ses tenants et
aboutissants aussi bien sociaux et politiques que
psychologiques et philosophiques. Les qualités
esthétiques et métaphysiques de l’œuvre d’art donnent
lieu à des spéculations sans fin.
5 Tout ce langage, intelligent et sensible, parfois
artistique et perspicace, est ensuite imprimé sous
forme de textes, d’articles ou d’exposés qui viennent
alimenter les médias culturels et les étagères de livres.
Ces tentatives de description d’une œuvre d’art ont
beau être intéressantes, il est évident que même la
langue la plus riche et la mieux tournée ne pourra
jamais remplacer l’expérience qui consiste à regarder
une peinture ou une sculpture, à écouter un morceau
de musique ou même à lire un poème.
6 Tout art, indépendamment de la discipline, du
mouvement, du style ou du genre, est une expérience
qui s’exprime elle-même dans ses propres termes.
Même un poème, construit à partir d’éléments de
langage identiques à ceux du quotidien, est une
expérience originale et extraordinaire qui touche nos
sens comme notre pensée. Il ne peut être traduit en
d’autres mots sans être altéré, voire complètement
détruit.
7 La musique nous émeut, nous stimule et nous
enchante, submergeant nos sens et notre esprit
d’expressions et d’images qui ne peuvent jaillir
d’aucune autre manière. Les paroles sont souvent
secondaires ; des siècles durant, des assemblées
religieuses ont écouté des textes en latin sans les
comprendre, tout comme les passionnés d’opéra du

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monde entier sont emportés par la musique sans être


capables d’en suivre le livret. De même, nous pouvons
apprécier la musique de cultures dont nous ne parlons
pas la langue, et la plupart du temps les paroles de la
musique pop sont incompréhensibles – mais nous en
saisissons le message. On pourrait avancer à juste titre
qu’il vaut mieux donner de la musique une description
mathématique que verbale. Cependant, en général,
seuls les mathématiciens sont sensibles aux chiffres et
il ne faut pas nécessairement être mathématicien pour
apprécier la musique.
8 À propos des images, on dit qu’« elles valent mieux
qu’un long discours » ; les publicitaires en savent
quelque chose. Or il suffit que quelqu’un essaie de
décrire l’image qu’il a en face de lui pour que cet
énoncé soit invalidé, dans la mesure où chacun
apparemment voit, ressent et comprend quelque chose
de différent. La question est alors : « Quels mots, quel
long discours choisirait une personne pour décrire son
expérience ? »
9 Comme chacun, face à une même image, utilisera des
mots différents pour la décrire et en donner le sens, on
doit vraiment se demander si tous ne voient pas
effectivement des images différentes. Ou bien y a-t-il
autant d’images que de personnes qui les voient ? Que
verront les futurs observateurs dans la même
peinture ? Y a-t-il déjà une infinitude d’images
différentes qui n’attendent qu’à être vues ?
10 Mais avant de nous égarer trop avant dans des sphères
lointaines et imaginaires, nous pouvons supposer que
l’expérience consistant à regarder des images repose
non seulement sur l’information et les caractéristiques
que nous décelons dans cette image, mais aussi sur ce
que nous y mettons en termes de perception, de savoir,
de vécu et de sensibilité.

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11 Le fait que nous abordions une œuvre d’art chacun


avec des capacités et des histoires différentes, des
antécédents, des attentes et des besoins différents
signifie, en fin de compte, que nous comprenons et
ressentons chacun quelque chose de différent. Toutes
les images agissent comme des miroirs qui reflètent
une part de nous-mêmes. Ceci ne vaut pas seulement
pour les images que nous regardons et n’est pas non
plus confiné à l’art ; c’est une constante de notre
existence qui s’applique à tout ce que nous percevons
et à tout ce que nous vivons.
12 Nous ne sommes pas des îles entourées d’océans de
matières étrangères, mais plutôt le résultat de notre
environnement matériel ; et l’apparence ou la forme
que nous avons prise est due aux circonstances
particulières de notre existence. Des changements,
même infimes, dans ces conditions nécessiteraient une
façon d’être différente.
13 Cela implique beaucoup de hasard : nous nous
étonnons tous et essayons d’expliquer la formidable
improbabilité que nous existions tout court, en tant
que planète, espèce ou individu. Dans la mesure où
nous ne pouvons nous voir que comme une partie
constitutive de notre environnement, ce que nous
voyons, et dans la nature et dans notre culture, est un
reflet de nous-mêmes.
14 Voir notre parfait reflet dans la nature, ou aspirer à
« ne faire qu’un » avec elle ne nous est pas possible,
car l’intelligence que nous avons acquise comme
principale stratégie de survie suppose que nous
modifiions constamment la nature. Ce conflit évident
entre nos besoins et la nature relève pourtant de
notions très naturelles liées à la reproduction et la
longévité de tous les êtres vivants – alimentation,
énergie, gaspillage, protection.

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15 C’est avec des artefacts que l’homme a fait le monde :


routes, édifices, champs, centrales énergétiques et
décharges sont dictés à l’origine par des nécessités
naturelles. L’organisation de ces fonctionnalités est
d’ordre économique, social et politique. Leur
réalisation et leur forme découlent des technologies et
de la culture disponibles en un temps et un lieu
donnés.
16 Nous pénétrons et sommes pénétrés par tout ce qui
nous entoure ; nous sommes dans un échange mutuel
et permanent avec notre environnement. Être, ou être
présent, dans une époque et dans un lieu signifie que
toutes nos pensées et tous nos actes s’imbriquent et
interagissent avec ce qui nous entoure. Tout
changement dans la forme matérielle a une
conséquence précise et immédiate sur nos pensées et
nos sentiments, sur le cours de nos actions et donc sur
le futur.
17 Nous prenons de plus en plus conscience,
contrairement à tous nos beaux espoirs et à toutes nos
croyances, que la majeure partie de notre existence est
autrement plus prédéterminée que nous ne le
pensions ; il faut donc surtout se concentrer sur ce que
nous pouvons déterminer pour nous-mêmes et sur le
comment. La plus grande part de ce que nous appelons
« culture » a succombé depuis longtemps à la pression
de systèmes utilitaristes qui régissent nos vies et
dictent la forme de presque tout ce que nous faisons et
utilisons.
18 C’est dans l’art que nous trouvons le plus grand
potentiel pour exprimer quelque chose de
définitivement et uniquement humain et spirituel qui
ne soit pas dicté par le fonctionnalisme. La poésie, la
musique, la danse, la peinture et la sculpture sont
autant de réponses brutes aux choses matérielles

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premières qui sont plus profondes que ce qu’il n’y


paraît à la surface. Elles génèrent des formes qui sont
l’expression de nos vies et de notre essence humaine
plus que les tendances passagères des États, de
l’industrie, de l’économie, de la politique ou de la
mode. Bien que les idées et les théories, qui sont très
importantes pour comprendre comment agit la société,
soient pour la plupart éphémères ou même tout
simplement fausses, les humains auront toujours
besoin – comme à toutes les époques de notre
histoire – d’exprimer leur existence et d’infléchir le
cours des événements en se fondant sur les
perspectives et le savoir limités qu’ils ont.
19 Comme il est impossible aux individus que nous
sommes de se voir dans l’absolu, nous cherchons
souvent à déterminer une position à partir de laquelle
notre existence, ou notre être, serait visible dans sa
totalité. Les images religieuses, spirituelles et
surnaturelles sont peut-être à ce titre les réflexions les
plus évidentes, mais tout art suppose de trouver une
position au-delà de la perspective normale de
l’existence ordinaire, ne serait-ce que pour nous
rappeler que même l’existence ici-bas est le résultat
d’une évolution matérielle sublime.
20 On dit aussi que « chaque image raconte une
histoire », mais encore une fois, comme chaque
observateur entend une histoire différente, il semble y
avoir un manque de consensus dans la compréhension,
ce qui nie les principes fondamentaux du langage.
21 Chercher à vérifier, parmi toutes les interprétations
individuelles possibles, celles qui rendent compte de
façon correcte ou plus pertinente de l’expérience
subjective de la peinture reviendrait à essayer de
trouver la personne ayant le goût le plus sûr pour la
nourriture ou celle dont les sentiments amoureux sont

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les meilleurs. Toutes les participations se valent et sont


incontestables, ce qui explique en partie pourquoi
autant de visiteurs se rendent en pèlerinage dans les
musées, où ils retrouvent une assemblée d’autres
visiteurs qui, plaisamment, se définissent eux-mêmes
par leurs différences. Ce phénomène culturel
aujourd’hui courant l’était moins dans le passé où les
images et leur contenu étaient autrement plus
univoques et ne laissaient que peu de place au doute
quant à leur signification.
22 Le grand art du passé traitait des thèmes majeurs de la
condition humaine avec une gravité et une morale qui
impressionnaient les spectateurs tout en leur
proposant de l’esthétique et d’autres idéaux. L’art a
perdu cette autorité particulière il y a plus de cent
cinquante ans pour devenir, de plus en plus, un moyen
de s’exprimer soi-même. Le pluralisme qui en découle
rejette la responsabilité sur l’individu en le laissant
seul avec lui-même, ce qui est la condition même des
artistes. Or il y a là deux failles et dangers.
23 Premièrement, cela donne l’impression que n’importe
qui est un artiste, indépendamment de ses capacités,
de sa position esthétique et de la teneur de son travail
– ce qui a conduit l’art à se soumettre de plus en plus à
des positions sociales et politiques qui lui confèrent un
rôle utilitaire qu’il ne remplit que rarement de façon
efficace. La seconde raison est qu’il y a tellement
d’interprétations différentes qu’il est quasiment
impossible de trouver une majorité sur quoi que ce
soit, et que tout art devient une simple proposition
parmi tant d’autres.
24 Tout ceci a engendré un besoin d’interprétation et de
consensus qui a ouvert la porte aux idéologies,
doctrines et autres orthodoxies, émanant cette fois non
pas de l’Église ou de l’État, mais d’une nouvelle classe

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montante de médiateurs et de critiques d’art qui sont


devenus les nouveaux grands prêtres de notre culture.
Même s’ils ne sont ni artistes ni poètes, cela ne les
empêche pas de recourir à un langage tapageur et
outrecuidant pour promouvoir leurs propres missions
et idées ; ainsi, ils forgent de telles tendances que les
observateurs, au lieu de se fier à leur propre expérience
de l’œuvre d’art, se laissent endoctriner et contemplent
l’art avec leurs oreilles plutôt qu’avec leurs yeux.
25 Pour reprendre la formule de Barnett Newman, la
critique d’art « est à l’artiste ce que l’ornithologie est
aux oiseaux1 ». Ce serait bien si les choses étaient aussi
simples, mais, comme toujours, ce n’est pas le cas.
Bien au contraire, il semble parfois que l’impossibilité
totale à décrire convenablement l’expérience de l’art
pousse les écrivains et les critiques à bombarder de
mots le sujet pour cerner les allusions qui en font le
noyau. Ce qui fait la teneur des œuvres d’art, ce n’est
pas qu’elles soient saturées de mots ; c’est qu’elles
permettent une expérience ou, mieux encore, une
expérience esthétique qui ne pourra jamais être le seul
produit d’un raisonnement intellectuel et logique, mais
de l’ensemble de notre appareil sensoriel.
26 La vie humaine doit impérativement évaluer tout ce
qu’elle rencontre pour prendre les meilleures décisions
possibles. Nous savons tous que celui qui prend les
meilleures décisions a de plus grandes chances de
survie, et qu’une mauvaise décision peut être fatale.
Ces décisions, inconscientes pour la plupart,
déterminent non seulement ce que nous aimons ou
n’aimons pas, mais aussi nos actions, nos valeurs et,
finalement, ce que nous sommes. Les décisions
esthétiques sont rarement le seul résultat de processus
cérébraux ou de raisonnements logiques ; elles
découlent le plus souvent d’une réaction des sens qui

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sont ancrés dans notre être physique. Même les


organismes simples, s’ils veulent survivre, doivent être
capables de sentir où ils vont trouver les matières dont
ils ont besoin pour produire de l’énergie ; et ainsi
s’orienteront-ils vers n’importe quelle source
d’alimentation.
27 La règle est simple : l’émotion crée la motion. Que les
animaux n’aient pas le don de penser très loin et
arrivent pourtant à organiser leur vie en fonction de
leurs réactions sensorielles montre dans quelle mesure
nos sensations subjectives restent une part majeure de
nous-mêmes et comment elles dirigent encore notre
existence. Même si nous avons trouvé maintes
conventions sociales pour masquer ou modifier nos
instincts et nos besoins élémentaires, ceux qui ont
quelque chose d’animal, ils n’en sont pas moins
révélateurs de notre nature fondamentale. L’art nous
montre qui nous sommes et où nous sommes.
Finalement, tout art, quel qu’en soit le niveau
d’abstraction, touche à la figure humaine, à la nature
humaine.
28 Contrairement au raisonnement logique qui se doit
d’être généralement recevable, les émotions sont
difficiles à définir et donc à exprimer en termes
linguistiques. C’est précisément parce que c’est tout un
art de bien décrire des émotions et des expériences
sensorielles qu’elles ont tendance à rester enfouies
dans l’individu et à ne transparaître que dans nos
actions. Ce sont les univers émotionnels qui donnent
leur caractère aux individus ; et l’art se greffe sur la
tentative de partage des émotions.
29 La logique sert souvent à distinguer et à mettre en
contradiction des solutions ou des positions sur le
même sujet, ce qui montre que les conclusions
logiques ne sont pas une garantie de vérité ultime et

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que la logique ne fonctionne qu’à l’intérieur d’un cadre


de savoir factuel. Le savoir de chacun est limité et,
au-delà de l’horizon de notre savoir, nous n’avons qu’à
espérer que ce que nous croyons est vrai. Les croyances
ont leurs fondements dans le royaume de la
non-connaissance, là où il n’y a pas ou que peu de faits
concrets, et où il est donc fortement improbable que
deux personnes croient la même chose.
30 Les œuvres d’art acquièrent du sens précisément parce
qu’elles offrent une expérience, elles permettent de
vivre quelque chose qui implique d’aller au-dehors,
au-delà du périmètre de nos existences concrètes,
connues et descriptibles, là où les signes n’ont pas
encore été tournés en symboles et où il n’y a pas de
vocabulaire descriptif ; elles frappent à la porte non
seulement de la non-connaissance, mais aussi du
non-connaissable.
31 Le langage relève lui-même, comme la pensée humaine
et le ressenti, du monde matériel. Chaque mot ou
notion que nous avons dans nos têtes a été forgé à
partir du monde matériel et monnayé en symboles
courants ; nous sommes libres de les utiliser, de les
modifier et de leur donner une acception en rapport
avec les circonstances de nos propres existences.
32 Nous utilisons nos sens et nos organes de perception
pour rassembler et stocker les données, signes et
symboles à partir de la matière. Le lien entre le langage
et la matière est un tout indissociable. Les œuvres d’art
sont des entités matérielles et doivent donc avoir un
langage qui leur soit associé. Les œuvres d’art
deviennent telles parce que les artistes créent des
choses qui rassemblent des symboles sous une forme
matérielle qui leur donne un sens, avec des qualités
spécifiques. La relation étroite entre la matière, le
langage et la pensée permet aux artistes de changer les

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formes matérielles et, ce faisant, de créer des pensées


et des émotions nouvelles. Ce lien essentiel est le
fondement de la pratique de la sculpture ; c’est ce qui
en fait une forme puissante et pertinente de
l’expression artistique.
33 Une fois posé qu’il est difficile de traduire et de
communiquer par les mots l’expérience de l’art,
pourquoi alors en faire un but ? Pour y répondre, nous
devons rappeler que les œuvres d’art ne sont jamais
ordinaires : elles sont toujours extraordinaires, en ce
sens qu’elles appartiennent à une catégorie singulière
d’objets qui ne sont ni produits par la nature ni utiles
comme la plupart des choses que nous produisons. La
difficulté à les trier et à les classer selon un schéma
courant soulève les questions suivantes : « Qu’est-ce
que c’est ? », « À quoi ça sert ? », « Qu’est-ce que ça
signifie ? », « Qu’est-ce que l’artiste cherche à dire ? »
Ces questions appellent des réponses et, en même
temps, elles induisent que l’artiste essaie de dire
quelque chose sans y parvenir vraiment.
34 Les œuvres d’art sont le fruit d’expériences que les
artistes ont faites en travaillant, et montrer cela à
d’autres, c’est les inviter à partager cette expérience,
aventure ou découverte. C’est en quelque sorte
l’exploration d’un paysage inconnu, la rencontre d’une
nouvelle espèce ou même l’étude d’un nouveau
phénomène physique.
35 Les descriptions, les transcriptions ou les explications
viennent plus tard, tandis que les expériences (vécues)
nous touchent d’une façon immédiate, au-delà de la
conscience, sans mots ; elles relèvent des réponses et
des réactions spontanées de notre corps. Il est
généralement admis que la pensée humaine est
majoritairement portée par les mêmes mots et
structures que le parler quotidien. Or contempler un

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coucher de soleil est une expérience qui touche


émotionnellement, en des termes qui ne sont pas
vraiment exprimables. Nous pourrions juste dire « oh,
magnifique, n’est-ce pas ? » ou d’autres propos tout
aussi quelconques. Que ce soit dans nos vies
quotidiennes ou dans l’histoire de notre espèce, nous
avons tous vécu des expériences avec le soleil qui se
sont inscrites dans nos corps et dans nos esprits. Nous
pouvons percevoir la présence du soleil grâce à la
lumière et à la chaleur qu’il nous procure. L’énergie qui
nous stimule est ce qu’il nous communique, exprimé
en ses propres termes solaires. Le langage du soleil est
sa solarité innée. Si cela vaut pour le soleil, alors cela
doit valoir aussi pour toutes les autres choses.
Peut-être n’irradient-elles pas comme le soleil, mais
elles réfléchissent sa lumière pour se rendre
elles-mêmes visibles à nous, et elles transmettent
d’autres caractéristiques comme le son, l’odeur ou le
poids. Le langage des choses, ce sont les propriétés
perçues.
36 L’expérience de la propriété des choses qui nous
entourent et l’utilisation de cette information pour
former le langage de la pensée et de la communication
s’effectuent de façon continue et simultanée. Qu’un
mot signifie beaucoup ou non dépend de l’importance
de la chose, ou de la nécessité qu’elle présente pour
l’existence ou le bien-être d’une personne. Toutefois,
les capacités cérébrales, les organes de perception et la
faculté linguistique ne sont pas les seuls à délimiter
notre pouvoir de communication. Absolument
personne, aucun d’entre nous ne se risquerait à être
totalement sincère et à dire tout ce qu’il pense et
ressent. Le langage n’est pas qu’une affaire de lettres,
de mots, de grammaire et de forme littéraire. Il relève
aussi du subjectif.

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37 Les artistes ne se contentent pas de manipuler et


d’expérimenter la matière pour trouver des formes
nouvelles ; ils prennent sans arrêt sur eux-mêmes le
risque de dévoiler au grand jour leurs idées et leurs
sentiments les plus intimes ; ce faisant, ils introduisent
incidemment dans d’autres domaines comme la
religion, la société, la politique et les relations
humaines des attitudes et idées nouvelles qui, pour
diverses raisons, étaient auparavant restées cachées
– l’histoire de l’art en témoigne à plusieurs titres. Il va
de soi qu’il n’y aura jamais vraiment de dévoilement
total, car il y a encore suffisamment de choses qui
devraient rester secrètes, mais ce sont de nouveau
l’esthétique et la sensibilité artistique qui jouent un
rôle majeur dans la définition et la régulation de ces
limites. Il ne peut y avoir de forme sans contenu et de
contenu sans forme ; la quête de formes nouvelles
génère donc un nouveau contenu, tout comme
l’amplitude croissante du contenu de l’art a conduit à
de nouvelles formes.
38 Dans les cent cinquante dernières années, l’art s’est
élargi à tant de domaines qu’il est désormais à même
d’exprimer presque tous les aspects de l’existence
humaine. Ce faisant, il s’est détourné de son rôle qui
consistait jadis à véhiculer des valeurs universelles et
des modèles esthétiques. Au lieu de cela, il s’est attaché
à souligner les différences entre les cultures, les classes
sociales et les individus. Établir un rapprochement
entre ces différences et s’en accommoder sont
désormais à l’ordre du jour politique et social, avec,
immanquablement, peu de teneur artistique.
39 L’usage du langage en art ou en poésie est tout à fait
différent de celui qu’en font les politiques, les autorités
civiles, les hommes d’affaires, les universitaires et,
par-dessus tout, les médias qui, plus que quiconque,

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l’ont réduit à l’état d’esclave, efficace et utilitaire,


portant l’énorme fardeau des besoins existentiels des
vies communicantes. L’utilitarisme agit comme un
processus de sélection quasi darwinien, dans le
langage comme ailleurs dans la production moderne.
Ses critères sont la rapidité et l’économie, et dans sa
poussée vers davantage d’efficacité, il détruit tout sauf
les formes les plus simplistes. Il rend obsolètes les
langages et les cultures, et il finira sans doute par nous
réduire à n’avoir bientôt plus que le temps de
communiquer par des bips et des clics. Quantité de
mots et de locutions ont été malmenés, appauvris,
vidés, privés de leur sens.
40 Un poème est tout le contraire du langage utilitariste ;
il évite les champs pratiques, il invente des mots et
tournures nouvelles, il trouve des sens et expressions
inédits, il nous émeut, nous offre de nouvelles
représentations et jette un éclairage différent sur la
réalité.
41 La musique est souvent considérée comme un langage
universel qui peut transmettre des émotions en
fonction des tonalités, du rythme, des mesures et des
harmonies. Quantité de recherches ont établi les
raisons psychologiques profondes, et même
physiologiques, pour lesquelles telles formes musicales
sont choisies pour représenter telles ambiances,
émotions et idées. Émanant du flot de la conscience,
des pensées du compositeur, la musique s’écoule et
évolue de façon linéaire dans le temps, en parallèle
avec notre existence ; elle se prête particulièrement à la
description des événements dans la durée. Elle est
définitivement un langage, mais pas celui qui dit
comment on ouvre une porte, comment on répare un
vélo, ou qui aurait n’importe quelle autre fonction
pratique qu’on attend du langage. Et pourtant, cela ne

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signifie pas qu’il faut considérer la musique comme un


langage inférieur. Ses applications pratiques sont
peut-être limitées, mais la densité de l’émotion qu’elle
génère est profonde. La musique est un événement,
une expérience ; son message est la musique
elle-même, comme une expression de l’existence
humaine. En musique, les notes sont des entités
matérielles au même titre que les mots, écrites sous la
forme d’une substance liquide et colorée prise dans la
trame de cellulose que constitue le papier – et, par
ailleurs, sous forme de bribes d’air vibrant façonnées
par les instruments, la bouche et les cordes vocales.
42 Du point de vue du sculpteur, chaque mot ou note dans
l’air peut être vu comme une petite sculpture en route
vers nos oreilles. Comme en musique, créer des
sculptures et des peintures s’inscrit dans un intervalle
de temps durant lequel le flot des pensées et
d’émotions de l’artiste se reflète dans le matériau.
L’artiste bouge, le matériau bouge, il regarde, il
réfléchit, prend des décisions et puis se remet à
bouger, le matériau bouge et lui donne une nouvelle
forme à examiner. Chaque changement de forme ou de
volume, de silhouette ou de surface donne un nouveau
sentiment, une émotion ou même une idée nouvelle.
Le produit de ces longues séquences est un dialogue
avec le matériau qui entraîne l’artiste vers des formes
d’expression nouvelles, plus vigoureuses, qu’il n’aurait
pu prédire ou planifier d’aucune autre matière.
43 Si l’on garde à l’esprit que le nombre de lignes pouvant
relier deux points est infini, coucher le crayon sur le
papier peut être le début d’un voyage d’itinéraire et de
destination inconnus. Utiliser la matière pour penser
n’est pas aussi inusité que l’on pourrait l’imaginer.
44 Nous avons tous eu l’envie d’écrire une idée, une
pensée ou une émotion ; mais une fois assis, le crayon

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à la main et le papier devant soi, ou si vous préférez


devant le clavier et l’écran de l’ordinateur, essayant les
mots et les tournures jusqu’à trouver la formulation
correcte pour exprimer nos pensées, on finit par
découvrir que ce que nous avons écrit est plus expressif
et plus signifiant que notre pensée première. C’est cela
la poésie, ou ce que les anciens Grecs appelaient
poesis : un processus de création utilisant un matériau
qui reflète nos pensées et donne forme à nos idées.
Même Wittgenstein aurait dit qu’il était simplement
assis pendant que son stylo s’occupait de penser.
45 Notre faculté à lire la matière est tellement développée
que, lorsque nous nous regardons l’un l’autre, nous
captons aussitôt des informations sur l’âge, le sexe, la
santé, l’état mental, l’humeur, la disposition, l’histoire,
qui permettent des hypothèses sur le caractère et les
pensées de notre vis-à-vis. Nous sommes réceptifs au
plus infime changement de forme, à un sourire, à une
grimace, à une minuscule tension musculaire, surtout
sur le visage de quelqu’un que nous connaissons, et
tout cela peut modifier instantanément ce que nous
pensons de cette personne. Sinon, pourquoi
serions-nous encore fascinés par un sourire sur une
peinture d’il y a six cents ans ?
46 Lorsque la matière change, elle change notre esprit.
Quand je change de matériau, celui-ci change mon
esprit et bien souvent on ne peut pas vraiment dire qui
mène l’autre. Mais alors pourquoi en irait-il autrement
dans mon atelier qu’en dehors, dans le grand univers ?
47 Nous voyons les choses car nous sommes capables de
voir la lumière que réfléchit leur surface, et nos
cerveaux distinguent les choses en leur donnant des
couleurs et des textures. Mais il y a une énorme
pression psychologique à voir au-delà de la surface des
choses, à les pénétrer pour déceler l’énergie et les

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forces qui créent cette surface visible. Nous voulons


saisir ce qui se passe derrière la scène, quel personnage
se cache sous ces vêtements, quelles sont les énergies
vitales de l’être ou de la chose en face de nous. Pas
seulement la figure, mais tout ce que nous voyons est
le fruit de sa structure intérieure, et toute forme est
causée par une énergie, laquelle est souvent plus
importante que son apparence extérieure. Nous
ressentons le besoin urgent de connaître les structures
cachées des matériaux, leur énergie et leurs propriétés.
48 La sculpture est une discipline qui s’occupe de la
valence entre la surface et la forme. On a généralement
l’impression que la sculpture, en tant que forme
d’expression, s’est développée avec lenteur, peut-être à
cause du discours sur les statues qui en fait quelque
chose de statique, comme une réalité figée. Rien n’est
moins vrai. Au cours des cent cinquante dernières
années, la sculpture a connu des changements rapides
et radicaux en termes de matériaux, de techniques, de
formes, de portée et de contenu.
49 Avant les débuts de l’ère moderne, la sculpture en
Europe était principalement influencée par la tradition
gréco-romaine ; les sculptures étaient réalistes dans
leur apparence, mais les idées étaient souvent
abstraites et ne se bornaient pas seulement à copier la
nature. La sculpture véhiculait des idéaux : exploit
physique, fertilité, beauté, intelligence, compassion,
justice, morale. Les sculptures baroques se
définissaient elles-mêmes par leurs formes vibrant
d’énergie et selon le principe que toute manifestation
matérielle serait due à des flots d’énergie émanant
d’une force suprême.
50 Sous l’influence des idées de Freud, Auguste Rodin
montre à travers ses sculptures que la forme extérieure
de l’être humain résulte non pas d’une simple

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anatomie mais d’un état mental, de passions et


d’émotions. Avec ce développement décisif et
précurseur, les sculpteurs en Europe sentirent qu’il ne
fallait plus s’en tenir à la structure anatomique
sous-jacente du personnage comme seule source de
formes anthropomorphes. Cette évolution fut favorisée
par l’importation en Europe, à la fin du XIXe siècle, de
sculptures émanant d’autres cultures. Des notions
abstraites comme l’évolution, le mouvement, la
relativité et la géométrie structurelle sont ainsi
devenues la causalité formelle sous-jacente dans
l’œuvre de Picasso, de Brancusi et de Tatline.
51 Au début du XXe siècle, c’est l’invasion des formes, des
structures et des fonctions des objets industriels, qui
ont un impact croissant sur la vie humaine. Une
évolution matérielle aussi cruciale ne pouvait laisser
indifférent et, immanquablement, elle alimenta aussi
la sculpture.
52 Parmi les artistes qui en réalisèrent l’importance,
citons Marcel Duchamp dont l’œuvre eut des
retombées capitales sur l’art et sur la sculpture.
Premièrement, il marque le début du processus de
désignation et de révélation qui définit la plupart des
mouvements artistiques du XXe siècle en introduisant
des milliers d’objets dans l’univers de l’art. De fait, la
sculpture et l’art sont devenus une étude fondamentale
de tout le monde matériel. L’œuvre de Duchamp
montre également que les objets ne se matérialisent
pas seulement en trois dimensions, mais que chaque
chose que nous connaissons ou que nous avons perçue
d’une certaine manière existe dans notre tête sous la
forme de termes qui lui sont associés. Il est possible de
travailler même normalement sur ce monde virtuel
comprimé dans nos têtes en changeant les termes
associés aux choses.

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53 De l’urinoir de Duchamp au requin de Hirst, en


passant par les soupes Campbell’s de Warhol, les tubes
fluorescents de Flavin ou le lièvre de Beuys, les artistes
ont exploité toutes sortes de méthodes pour changer le
langage associé à un objet et, ce faisant, l’ont
effectivement transformé sans avoir eu à le modifier
physiquement. En ce sens, les objets véhiculent des
significations et du contenu artistiques. L’avènement
de ce qui est souvent qualifié de ready-mades, mais
que je préférerais nommer « objets désignés », a
entraîné trois approches très différentes de la
sculpture.
54 La première est la tradition du burinage et du
modelage, techniques qui consistent à retirer et à
ajouter, et dont l’histoire remonte à l’aube de
l’humanité. Il n’est pas nécessaire de l’évoquer ici plus
en détail, si ce n’est pour préciser que ces sculptures
constituent toujours une part écrasante de l’histoire de
la sculpture et que toutes les innovations se sont faites
principalement en réaction à ce mode de travail.
55 La deuxième approche est constructive. Les
constructions imitent la structure des matériaux et des
objets naturels, comme d’ailleurs bon nombre de
produits industriels – bateaux, maisons, avions.
L’objectif est de créer une structure contenant l’espace
ou le volume qui en définit structurellement la
dimension et résiste aux forces extérieures. La gravité
étant la force toute-puissante à laquelle toutes les
structures matérielles doivent résister, celles-ci doivent
être suffisamment robustes pour en venir à bout. En
un sens, on pourrait dire qu’on a là une tâche
purement formelle – qui peut éventuellement revêtir
une dimension symbolique. Notre cerveau ne cesse
d’envoyer des messages à notre corps pour tenter de
résister à la gravité ; s’il n’y parvient pas nous tombons

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et finissons à terre, dans un état de basse énergie


– littéralement, la gravité nous dérobe notre énergie et
nous tire vers la tombe. Nous nous efforçons, aussi
longtemps que possible, de conserver une attitude
pleine d’énergie pour rester en vie ; toute construction
érigée peut être vue comme une tentative de
dépassement de l’attraction implacable de la gravité,
ou elle peut être comprise comme un signe de vitalité
humaine triomphant des forces gigantesques autour de
nous.
56 La troisième approche de la sculpture consiste à
désigner des objets comme vecteurs de symboles et
d’informations significatives. Cette façon de faire de la
sculpture est relativement récente, mais les objets
signifiés existaient déjà dans les rituels religieux ou
dans le théâtre, il y a des milliers d’années.
57 Les deux types d’objets que les artistes peuvent utiliser
sont les choses trouvées dans la nature – qui ont été
remplies de sens depuis nos origines et qui se révèlent
riches en valeurs métaphoriques et symboliques – et
les objets faits par l’homme ou les artefacts – qui
peuvent être considérés comme des prolongations
matérielles de nous-mêmes.
58 Les objets préindustriels ont le charme de paraître
archaïques. Ils montrent comment les objets ont
évolué depuis des temps anciens : outils, vaisselle,
ustensiles et armes portent l’empreinte des origines de
la culture et relèvent de technologies relativement
simples qui renvoient clairement à des processus
naturels.
59 La production et les technologies industrielles ont
favorisé la demande en marchandises manufacturées
de façon exponentielle ; le monde en est rempli et ce
sont elles qui imposent les formes qui nous entourent.
Les machines industrielles obéissent à une géométrie

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simple qui les rend rationnelles et économiques, en


conséquence de quoi elles produisent un monde
monotone reflétant cette simplicité géométrique : plat,
droit, rond, carré. Ces systèmes produisent les choses
qui nous aident dans la lutte pour la survie, ils nous
protègent des éléments, réduisent notre charge de
travail, nous donnent de la force et de la nourriture.
Les possessions matérielles sont devenues un tel
prolongement de nous-mêmes qu’elles sont synonymes
de ce que nous sommes et façonnent l’image que nous
donnons de nous-mêmes. En tant que représentations
matérialisées de nous-mêmes, elles sont désormais de
parfaits sujets pour les artistes, qui les utilisent comme
les métaphores de l’existence humaine. Hélas, l’image
de cette existence humaine est souvent celle d’un
potentiel inassouvi, d’une monotonie répétitive, d’une
banale préoccupation de survie.
60 La figure, le paysage et la nature morte restent des
catégories artistiques majeures, toutes sans cesse
redéfinies. La figure que nous étudions aujourd’hui
renvoie à toutes les figures ou organismes qui existent
ou ont pu exister. La question « À quoi
ressemblons-nous ? » importe désormais moins que de
savoir « Pourquoi ressemblons-nous à ça ? » Le
paysage est devenu n’importe quel cadre de vie pour
n’importe quelle figure ou organisme. La nature morte,
c’est désormais tout ce fatras que nous créons avec
ostentation pour rendre la vie plus vivable, et qui
s’accumule rapidement en accomplissant bien des
tâches mieux que nous-mêmes.
61 On me demande souvent quel est mon matériau
préféré. C’est une question difficile, si l’on pense à tous
ceux qui sont désormais disponibles pour faire de la
sculpture : métal, bois, pierre, verre, glace, sang, air,
ADN, or et d’innombrables autres, ayant tous des

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qualités et propriétés différentes. Chacun a son champ


d’expression, comme les instruments de l’orchestre.
Mais aucun d’eux ne signifierait quoi que ce soit ou
n’existerait pour nous si nous n’avions pas
l’intelligence cognitive de les saisir. Le cerveau humain
joue donc un rôle clé et les neurologues aiment à
rappeler que c’est la matière la plus complexe et la plus
développée que nous connaissions. C’est ce qui nous a
rendus capables de figurer parmi les principaux
acteurs du changement matériel sur cette planète, et
nous a donné une responsabilité particulière envers
toute autre matière sous notre contrôle, qu’elle soit
animale, végétale ou minérale.
62 La science a contribué au développement utile des
technologies et a dissipé bien des idées fausses sur
notre existence, mais elle n’est qu’un des aspects de
notre approche des matériaux. Le rapport du genre
humain avec la nature reste l’un des principaux thèmes
de l’art. Avec tous les changements d’étoiles et de
supernovæ que la matière a connus avant de devenir
une partie de cette planète, et après l’incroyable
évolution qui en a découlé pour nous qui sommes ici,
nous utilisons notre matière intelligente pour créer
encore plus de choses et de substances nouvelles.
63 La nature a eu beaucoup de temps pour essayer ce qui
fonctionne le mieux ; les choses qu’elle a créées sont
d’une complexité abyssale et sublime ; nous, par
comparaison, sommes plutôt maladroits dans nos
efforts de création. La production utilitaire insensée,
guidée par des décisions réduites au plus petit
dénominateur commun et par un capitalisme radical et
excessif, génère un univers matériel moindre, souvent
dépourvu de sens et appauvri dans ses formes. L’usage
que nous faisons actuellement des matières détruit la
richesse naturelle des formes qui nous entourent, ce

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qui affecte notre faculté à créer des notions, du langage


et, finalement, des pensées et des émotions.
64 Notre obsession pour les solutions simples a conduit
au simplisme dans l’éducation et les systèmes sociaux,
dans l’agriculture, la gestion des forêts, l’architecture,
l’urbanisme et les médias. Curieusement, l’élégance et
la beauté des vérités scientifiques sont souvent
traduites en des solutions ineptes, laides et nuisibles
aux mains de designers, d’industriels, d’hommes
d’affaires et de politiques qu’il ne faudrait pourtant pas
laisser façonner seuls l’avenir. La sculpture, et l’art en
général, constituent les rares emplois de la matière qui
donnent de nouvelles formes dictées non par
l’utilitarisme mais par l’esthétique et l’imagination. Les
appréciations esthétiques de toute chose, y compris
des gens, des paysages et des objets, sont une
évaluation existentielle qui fait partie de notre
stratégie de survie. Beau et laid ne sont que des termes
relatifs qui renvoient à d’autres termes comme bien et
mal, nous amenant à leur tour au juste et faux, à des
systèmes moraux et éthiques.
65 Ce sont les artistes et les écrivains qui se sont posés sur
la Lune bien avant Apollo, qui ont voyagé dans le
temps, qui ont pratiqué la chirurgie non invasive, qui
ont découvert des espèces inconnues et accueilli
d’autres civilisations. La plupart des artistes
découvrent qu’il y a bien plus de choses qui n’existent
pas que de choses qui existent. Ce que nous voyons de
la réalité n’est que la pointe émergée de l’iceberg. La
science est la méthode que nous employons pour
découvrir les lois et les vérités de l’univers matériel, ce
qui n’a pas seulement conduit à relativiser notre
existence dans le grand ensemble des choses mais l’a
aussi marginalisée.
66 L’art ne peut rien changer à cela, mais comme il donne

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du sens et de la valeur à la matière, il compte beaucoup


pour la qualité de nos vies. Il nous permet de voir le
monde à travers les yeux – facultés, dispositions et
perspectives – de quelqu’un d’autre, et ce qui est
captivant, c’est que nous ne saurons jamais à quoi cela
ressemblera demain.
67 Le fait que le mot matière soit dérivé du mot mater
(mère) en dit long sur sa suprématie. La matière est ce
dont nous sommes issus, ce dont nous sommes faits, et
même si beaucoup trouvent vilain le terme
matérialisme – notamment parce qu’il est dans une
opposition historique avec la théologie –, chaque chose
que nous savons et dont nous faisons l’expérience est
matérielle, y compris le langage, la pensée et l’émotion.
68 Du fond du cœur d’un sculpteur qui n’aurait rien à
faire s’il n’y avait pas de matière, je vous dis :
« Faites-en bon usage ».

Annexes

La vidéo de la leçon inaugurale est disponible sur le


site du Collège de France : http://www.college-
de-france.fr/site/tony-cragg/inaugural-lecture-
2013-10-24-18h00.htm

Notes
1. « Aesthetics is for the artist as ornithology is for the birds. »
(Entretien de Barnett Newman et Susanne Langer, Woodstock Art
Conference in Woodstock, New York, août 1952 :
http://www.barnettnewman.org/chronology.php).

Auteur

Tony Cragg

Professeur invité sur la chaire annuelle de Création artistique


(2013-2014)

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© Collège de France, 2014

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


CRAGG, Tony. Sculpture et langage : Leçon inaugurale
prononcée le jeudi 24 octobre 2013 In : Sculpture et langage :
Leçon inaugurale prononcée le jeudi 24 octobre 2013 [en ligne].
Paris : Collège de France, 2014 (généré le 29 décembre 2015).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org
/cdf/3589>. ISBN : 9782722603271.

Référence électronique du livre


CRAGG, Tony. Sculpture et langage : Leçon inaugurale
prononcée le jeudi 24 octobre 2013. Nouvelle édition [en ligne].
Paris : Collège de France, 2014 (généré le 29 décembre 2015).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org
/cdf/3585>. ISBN : 9782722603271.
Compatible avec Zotero

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