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Texte n° 1 :

« Nous ne pensons pas que le sceptique est complètement exempt de perturbation, mais nous disons
qu’il est perturbé par ce qui s’impose à lui ; car nous convenons que parfois il frissonne, a soif et
ressent des choses de ce genre. Mais même dans ces cas-là les gens ordinaires se trouvent dans une
situation double, du fait des affects eux-mêmes et, dans une mesure qui n’est pas moindre, du fait
qu’ils estiment que ces situations sont mauvaises par nature. En rejetant l’opinion rajoutée selon
laquelle chacune de ces situations est mauvaise du fait de la nature, le sceptique s’affranchit avec plus
de mesure même de ces contraintes. C’est pour cela que nous disons que la fin du sceptique est la
tranquillité en matière d’opinions, et la modération des affects dans les choses qui s’imposent à nous. »

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 29-30.

Texte n° 2 :

« Si nous proposons des arguments directement contre les phénomènes, nous ne proposons pas ces
arguments directement dans l’intention de rejeter les phénomènes, mais pour bien montrer la
précipitation des dogmatiques ; car si le raisonnement est trompeur au point qu’il s’en faille de peu
qu’il ne dérobe même les phénomènes sous nos yeux, combien ne faut-il pas se défier de lui dans le
cas des choses obscures, pour que nous ne soyons pas entraînés par lui à nous précipiter ? »

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 20.

Texte n°3 :

« Le sceptique, en tant qu’il est un être humain pourvu de sensation, subit des affects, et comme il n’a
pas en outre l’opinion que ce qu’il subit est mauvais par nature, il se modère. Car avoir en plus une
telle opinion est pire que de subir la chose elle-même, comme il arrive que les opérés ou les gens qui
ont à subir quelque chose de ce genre le supportent, alors que les assistants perdent connaissance à
cause de l’opinion qu’ils ont que ce qui arrive est mauvais. »

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, III, 236.

Texte n° 4 :

« Qui n’ajoute pas à sa souffrance l’opinion selon laquelle elle est un mal n’est contraint que par l’élan
de la souffrance. Mais qui imagine en outre qu’elle ne peut que lui être impropre, qu’elle n’est qu’un
mal, redouble par cette opinion le tourment qu’occasionne sa présence. En effet, n’observons-nous
pas, même dans le cas d’amputations, le patient souffrir d’être amputé supporter souvent
courageusement l’épreuve de la section, sans que son teint magnifique ne devint pâle, sans que des
larmes ne fussent répandues sur ses joues, et ce parce qu’il est seulement affecté par l’élan qui suit la
section ? Tandis que celui qui se trouve à ses côtés est devenu pâle à la vue d’un léger écoulement de
sang, il se met à trembler, ruisselle de sueur, s’effondre et finit par s’écrouler sans un mot, non à cause
de la souffrance (car elle n’est pas en lui) mais bien de l’opinion selon laquelle la souffrance est un
mal. Ainsi, le trouble causé par l’opinion au sujet d’un certain mal est parfois plus grand que celui
qu’occasionne la présence de ce même prétendu mal. »

Sextus Empiricus, Contre les moralistes, 159-160.


Texte n° 5 :

« Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et
nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement
comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus
ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur
se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui
dure je doute qu'il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le
cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment
peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous
fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?

Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière et
rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ;
où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa
durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de
jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et
que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve
peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve
dans les plaisirs de la vie mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme
aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île
de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais
dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle
rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.

De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-
même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu.
Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment
précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et
douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent
sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes
agités de passions continuelles connaissent peu cet état, et ne l'ayant goûté qu'imparfaitement
durant peu d'instants n'en conservent qu'une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas
sentir le charme. Il ne serait pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu'avides
de ces douces extases ils s'y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours
renaissants leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu'on a retranché de la société
humaine et qui ne peut plus rien faire ici-bas d'utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut
trouver dans cet état à toutes les félicités humaines des dédommagements que la fortune et les
hommes ne lui sauraient ôter. »

Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire.


Texte n°6 :

« Certainement nous n’avons point d’idée de notre esprit qui soit telle que nous puissions
découvrir en la consultant les modifications dont il est capable. Si nous n’avions jamais senti
ni plaisir ni douleur, nous ne pourrions point savoir si l’âme serait ou ne serait pas capable
d’en sentir. Si un homme n’avait jamais mangé de melon, vu de rouge ou de bleu, il aurait
beau consulter l’idée prétendue de son âme, il ne découvrirait jamais distinctement si elle
serait ou ne serait pas capable de tels sentiments ou de telles modifications. »

Nicolas Malebranche, Eclaircissement de La recherche de la vérité, XI.

Texte n°7 :

« Il me semble fort utile de considérer que l’esprit ne connaît les choses qu’en deux manière :
par lumière et par sentiment. Il voit les choses par lumière lorsqu’il en a une idée claire et
qu’il peut, en consultant cette idée, découvrir toutes les propriétés dont elles sont capables. Il
voit les choses par sentiment lorsqu’il ne trouve point en lui-même d’idée claire de ces choses
pour la consulter ; qu’il ne peut ainsi en découvrir clairement les propriétés ; qu’il ne les
connaît que par un sentiment confus, sans lumière et sans évidence. C’est par la lumière et par
une idée claire que l’esprit voit les essences des choses, les nombres et l’étendue. C’est par
une idée confuse ou par sentiment qu’il juge de l’existence des créatures et qu’il connaît la
sienne propre. »

Nicolas Malebranche, Eclaircissement de La recherche de la vérité, X.

Texte n°8 :

« À côté de ces particulières sensations de plaisir qui à l’occasion et qui en raison de certaines
impressions sont excitées en nous, nous ne pouvons pas ne pas découvrir un certain sentiment
général de plaisir qui accompagne notre être et qui, loin d’apparaître et de disparaître comme
le font les autres sensations, reste fixe et permanent et maintient en nous une fermeté
constante et ininterrompue. Bien que nous n’ayons aucune occasion particulière de nous
réjouir ou d’être incités au plaisir par quelque cause externe, par l’un quelconque de ces objets
sensibles qui nous entourent, bien que toutes choses près de nous restent silencieuses et que
nos pensées non plus ne sont nullement absorbées par quelque objet extraordinaire, nous
sentons néanmoins un certain plaisir dans notre existence même, non dans le fait d’être ceci
ou cela, ou d’être dans un tel état physique ou moral, mais absolument et simplement dans
notre être, dans le fait d’être conscients en nous-mêmes d’être. Ce plaisir général que nous
donne le simple fait d’être, chacun peut l’éprouver bien plus adéquatement que je ne saurais le
décrire. »

John Norris, Practical Discourses.


Texte n°9 :

« Celui qui affirme dogmatiquement que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise est
dans un trouble continuel. Quand il lui manque les choses qu’il considère comme bonnes, il
estime qu’il est persécuté par les maux naturels et il court après ce qu’il pense être les biens.
Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles plus nombreux du fait qu’il est dans une
exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un changement, il fait tout pour ne pas
perdre ce qui lui semble être des biens. Mais celui qui ne détermine rien sur les biens et les
maux selon la nature ne fuit ni ne recherche rien fébrilement ; c’est pourquoi il est tranquille.

En fait, il est arrivé au sceptique ce qu’on raconte du peintre Apelle. On dit que celui-ci, alors
qu’il peignait un cheval et voulait imiter dans sa peinture l’écume de l’animal, était si loin du
but qu’il renonça et lança sur la peinture l’éponge à laquelle il essuyait les couleurs de son
pinceau ; or quand elle l’atteignit, elle produisit une imitation de l’écume du cheval. Les
sceptiques, donc, espéraient aussi acquérir la tranquillité en tranchant face à l’irrégularité des
choses qui apparaissent et qui sont pensées, et étant incapables de faire cela, ils suspendirent
leur assentiment. Mais quand ils eurent suspendu leur assentiment, la tranquillité s’ensuivit
fortuitement, comme l’ombre suit un corps. »

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 12.

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