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Alfred N.

WHITEHEAD
Une philosophie de l’organisme
Erreur de la localisation simple et événement corporel

Science and the Modern World [1925]


La Science et le monde moderne, trad. H. Vaillant
Paris, Ontos Verlag, 2006

[La matière localisée dans l’espace et le temps]

[52] Les philosophes ioniens posaient la question : « De quoi est faite la nature ? ». La réponse
est donnée en termes d’étoffe [stuff], de matière, ou de matériau – peu importe le nom
particulier choisi – ayant la propriété de la localisation simple dans l’espace et dans le temps
ou, si l’on adopte les idées plus modernes, dans l’espace-temps. Ce que j’entends par matière
ou matériau, est tout ce qui possède cette propriété de la localisation simple. […]
La caractéristique commune à la fois à l’espace et au temps est que cette matière peut être
dite ici dans l’espace et ici dans le temps, ou ici dans l’espace-temps, en un sens parfaitement
défini dont l’explication n’exige aucune référence à d’autres régions de l’espace-temps. Assez
curieusement, ce caractère de localisation simple se maintient, que nous considérions une
région de l’espace-temps comme déterminée absolument ou relativement. Car si une région
est seulement une manière d’indiquer un certain ensemble de relations à d’autres entités,
alors cette caractéristique, que j’appelle localisation simple, consiste en ce que la matière
peut être dite avoir exactement ces relations de position par rapport aux autres entités sans
exiger pour son explication une quelconque référence à d’autres régions constituées par des
relations de position analogues par rapport aux mêmes entités. En fait, dès qu’on a fixé, de
quelque manière que ce soit, ce que l’on entend par un lieu déterminé dans l’espace-temps,
il est possible d’établir correctement la relation d’un corps matériel particulier à l’espace-
temps [53] en disant qu’il est exactement là, en ce lieu, et en ce qui concerne la localisation
simple, il n’y a rien de plus à dire sur le sujet.
[…] En outre, [l]e fait que la matière soit indifférence à la division du temps conduit à la
conclusion que le laps de temps est un accident de la matière plutôt que constitutif de son
essence. La matière est pleinement elle-même en toute sou-période, aussi courte soit-elle. La
transition du temps n’a donc rien à voir avec le caractère de la matière : celle-ci est aussi bien
elle-même à un instant du temps. Un instant de temps est conçu ici comme étant exempt de
transition en lui-même, puisque la transition temporelle est la succession des instants.
Par conséquent, la réponse que donna le XVIIe siècle à l’antique question des penseurs
ioniens : « De quoi le monde est-il fait ? » fut que le monde est une succession de
configurations instantanées de matière – ou de matériau, si l’on désire inclure une étoffe du
monde plus subtile que la matière ordinaire, l’éther par exemple.
[…] Telle est la fameuse théorie mécaniste de la nature, qui a toujours régné suprêmement
depuis le XVIIe siècle : c’est la croyance orthodoxe de la science physique. De plus, cette
croyance se justifiait elle-même par sa mise à l’épreuve pragmatique. Elle était
opérationnelle.
[…] [55] La seule question est la suivante : dans quelle mesure pensons-nous concrètement
lorsque nous considérons la nature dans le cadre de ces conceptions ? Je dirai que nous nous
présentons à nous-mêmes des versions simplifiées des états de fait immédiats, et lorsque
nous examinons les éléments premiers de ces versions simplifiées, nous trouvons qu’ils ne

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peuvent, en vérité, être justifiés que comme des constructions logiques ayant un niveau élevé
d’abstraction.

[Substance et qualité]

[…] Je maintiens que la substance et la qualité constituent un autre exemple du sophisme du


concret mal placé. Considérons comment ces notions apparaissent. Nous observons un objet
comme une entité ayant certaines caractéristiques, et de plus, chaque entité individuelle est
appréhendée par ces caractéristiques. Par exemple, nous observons un [56] corps ; nous
remarquons quelque chose à son sujet : peut-être est-il dur, bleu, rond et bruyant. Notre
observation porte sur quelque chose qui possède ces qualités, et en dehors de ces qualités,
on n’observe rien du tout. Par conséquent, l’entité est le substratum, la substance, dont nous
prédiquons des qualités. Certaines de ces qualités sont essentielles, de sorte qu’en dehors
d’elles l’entité ne serait pas elle-même, tandis que d’autres sont accidentelles et changeantes.
En ce qui concerne les corps matérielles, des qualités telles qu’avoir une masse quantitative
et avoir quelque part une localisation simple, étaient tenues par John Locke , à la fin du XVIIe
siècle, comme des qualités essentielles. Naturellement, la localisation était changeante, et la
permanence de la masse n’était qu’un fait expérimental, sauf pour certains extrémistes.
Jusqu’ici, tout va bien. Mais quand on aborde les qualités être bleu ou être bruyant, on se
trouve face à une situation nouvelle. En premier lieu, le corps en question peut ne pas être
toujours bleu ou toujours bruyant. Nous en avons déjà tenu compte dans notre théorie des
qualités accidentelles, que pour le moment nous pouvons accepter comme adéquate. Mais,
en second lieu, le XVIIe siècle a mis au jour une difficulté réelle. Les grands physiciens avaient
élaboré des théories de la transmission de la lumière et du son, fondées sur leur vision
matérialiste de la nature. Il y avait deux hypothèses quant à la lumière : elle était transmise
soit par les ondes vibratoires d’un éther matériel, soit, selon Newton, par le mouvement de
corpuscules incroyablement petits d’une certaine matière subtile. Nous savons tous que la
théorie ondulatoire de Huyghens a été à l’honneur pendant tout le XIXe siècle, et de nos jours
les physiciens s’efforcent d’expliquer par une combinaison des deux théories certains
circonstances relatives à la radiation. Mais quelle que soit la théorie que vous choisissez, il
n’existe ni lumière ni couleur en tant que fait de la nature extérieure : seul existe le
mouvement de matière [motion of material]. De même, lorsque la lumière pénètre dans l’œil
et rencontre la rétine, seul existe le mouvement de matière. Ensuite, ce sont les nergs et le
cerveau qui sont affectés, et à nouveau il n’y a que mouvement de matière. La même ligne
de raisonnement vaut pour le son, en substituant les ondes de l’air aux ondes de l’éther, et
les oreilles aux yeux.

[Qualités premières et qualités secondes : la « bifurcation » de la nature]

Demandons-nous alors en quel sens l’être bleu et l’être bruyant sont des qualités du corps en
question. Par un raisonnement analogue, demandons-nous aussi en quel sens son parfum est
une qualité de la rose.
Galilée a examiné cette question, et a aussitôt observé que sans les yeux, les oreilles ou le
nez, il n’y aurait ni couleurs, ni sons, ni odeurs. Descartes et Locke élaborèrent une théorie
des qualités premières et secondes. Par exemple, Descartes dans sa Méditation sixième, nous
dit :

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[57]« Et certes, de ce que je sens différentes sortes de couleurs, d’odeurs, de saveurs, de sons,
de chaleur, de dureté, etc., je conclu fort bien qu’il y a dans les corps, d’ù procèdent toutes
ces diverses perceptions des sens, quelques variétés qui leur répondent, quoique peut-être
ces variétés ne leur soient point en effet semblables… »
Dans ses Principes de philosophie, il dit aussi ;
« Que par nos sens nous ne connaissons rien des objets extérieurs au-delà de leur figure [ou
situation], de leur grandeur et de leur mouvement. »
Locke, qui écrit en ayant une connaissance de la dynamique newtonienne, situe la masse
parmi les qualités primaires des corps. En résumé, il élabore une théorie des qualités
primaires et secondaires en accord avec l’état de la science physique vers la fin du XVIIe siècle.
Les qualités primaires sont les qualités essentielles des substances, dont les relations spatio-
temporelles constituent la nature. L’ordonnancement de ces relations constitue l’ordre de la
nature. Les occurrences de la nature sont d’une certaine manière appréhendées par les
esprits, associés aux corps vivants. Premièrement, l’appréhension mentale est suscitée par
les occurrences survenant dans certaines parties du corps associé : par exemple les
occurrences intervenant dans le cerveau. Mais l’esprit, en appréhendant, fait également
l’expérience de sensations qui, à proprement parler, sont des qualités de l’esprit seul. Ces
sensations sont projetées par l’esprit de manière à en revêtir les corps appropriés de la nature
extérieure. Les corps sont donc perçus avec des qualités qui ne leur appartiennent pas en
réalité, des qualités qui en fait sont de purs produits de l’esprit. Ainsi on attribue à la nature
ce qui, en vérité, ne devrait être attribué quà nous-mêmes : à la rose son parfum, au rossignol
son chant, et au soleil son éclat. Les poètes sont entièrement dans l’erreur. C’est à eux-mêmes
qu’ils devraient adresser leurs poèmes, en les transformant en odes d’autofélicitation en
l’honneur de l’excellence de l’esprit humain. La nature est une triste [dull] affaire, muette,
sans parfum, sans couleur ; rien que le cours précipité de la matière, sans fin ni signification.
De quelque manière que vous le déguisiez, tel est le résultat pratique de la philosophie
scientifique qui caractérise la fin du XVIIe siècle.
[58] En premier lieu, il faut noter son efficacité stupéfiante en tant que système de concepts
pour l’organisation de la recherche scientifique. A cet égard, ; elle est tout à fait digne du
génie du siècle qui l’a produite. Depuis lors, elle a tenu son rôle propre de principe
d’orientation des études scientifiques. Elle continue de régner, et toutes les universités du
monde s’organisent en accord avec elle. Aucun autre système n’a été proposé pour organiser
la recherche de la vérité scientifique. Non seulement elle règne, mais elle est sans rivale.
Et pourtant, elle est tout à fait incroyable. Cette conception de l’univers est en vérité
constituée de hautes abstractions, et le paradoxe n’apparaît que parce que nous avons pris
par erreur notre abstraction pour la réalité concrète. […]

[Exemple des volumes d’espace]

[69] Schématiquement, ma méthode consiste à partir de l’analyse du statut de l’espace et du


temps, ou, en termes modernes, du statut de l’espace-temps. L’un et l’autre possèdent deux
caractères : les choses sont séparées par l’espace, et sont séparées par le temps ; mais aussi,
elles coexistent [are together] dans l’espace et coexistent [together] dans le temps, même si
elles ne sont pas contemporaines. J’appellerai respectivement ces caractères caractère
séparatif et caractère préhensif de l’espace-temps. L’espace-temps présente encore un
troisième caractère : tout ce qui est dans l’espace reçoit une certaine limitation déterminée,

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de sorte qu’en un sens une chose a exactement la forme qu’elle a effectivement et non une
autre, et aussi qu’en un sens elle se trouve exactement en tel lieu et non en tel autre. De
manière [70] analogue, en ce qui concerne le temps, une chose persiste [endures] pendant
une certaine période, et non pendant une autre : c’est ce que j’appellerai le caractère modal
de l’espace-temps. Il est évident que le caractère modal pris en lui-même donne naissance à
l’idée de localisation simple, mais il doit être pris conjointement avec les caractères séparatif
et préhensif.
[…] Le volume est l’élément le plus concret de l’espace. Mais le caractère séparatif de l’espace
divise un volume en sous-volumes, et ainsi de suite indéfiniment. Par conséquent, si nous
prenions en considération isolément le caractère séparatif, nous pourrions en déduire qu’un
volume est une pure multiplicité d’éléments non volumineux, de points en fait. Mais c’est
l’unité de volume qui est le fait d’expérience ultime, par exemple l’espace volumineux de
cette salle. Cette salle, considérée comme une pure multiplicité de points, est une
construction de l’imagination logique.
En conséquence, le fait primordial est l’unité préhensive de volume, et cette unité est mitigée
ou limitée par les unités séparées des innombrables parties qu’elle contient. Nous avons là
une unité préhensive, qui est cependant maintenue à part comme agrégat des parties qu’elle
contient. Mais l’unité préhensive de ce volume n’est pas l’unité d’un simple agrégat logique
des parties. Les parties forment un agrégat ordonné, au sens où chaque partie est quelque
chose qui est vu du point de vue de chacune des autres parties, et où, du même point de vue,
chacune de ces autres parties est quelque chose en relation avec cette partie. Ainsi, si A, B et
C sont des volumes d’espace, B a un aspect du point de vue de A, et de même C, et de même
la relation entre B et C. Cet aspect de B vu de A est de l’essence de A. Les volumes d’espace
n’ont pas d’existence indépendante. Ils ne sont des entités qu’à l’intérieur de la totalité ; on
ne peut les extraire de leur environnement sans détruire leur essence même. Je dirai donc
que l’aspect de B vu de A est le mode selon lequel B entre dans la composition de A. Tel est le
caractère modal de l’espace : l’unité préhensive de A est la préhension unifiante [into unity]
des aspects de tous les autres volumes du point de vue de A. La forme d’un volume est la
formule à partir de laquelle peut être dérivée la totalité de ses aspects. La forme d’un volume
est donc plus abstraite que ses aspects. Il est évident que je peux utiliser le langage de Leibniz,
et dire que chaque volume reflète en lui-même chacun des autres volumes de l’espace.
Des considérations rigoureusement analogues sont vraies en ce qui concerne les durées dans
le temps. Un instant de temps, sans durée, est une [71] construction logique de l’imagination.
Et aussi, chaque durée de temps reflète en elle-même toutes les durées temporelles. […]

[L’événement perceptif : une localisation complexe]

[74] Le mot percevoir, dans notre usage courant, est entièrement imprégné de la notion
d’appréhension cognitive. Il en est de même du mot appréhension, même lorsqu’on omet
l’adjectif cognitive. J’utiliserai le mot préhension pour signifier une appréhension non
cognitive : j’entends par là une appréhension qui peut être cognitive ou non. Si nous prenons
maintenant la dernière remarque d’Euphranor [Berkeley, Alciphron, section 10] : « N’est-il
pas clair, par conséquent, que ni le château, ni la planète, ni le nuage, que tu vois ici, ne sont
les choses réelles que tu supposes exister à distance ? », il y a effectivement une préhension,
ici, en ce lieu, de choses qui se réfèrent à d’autres lieux.

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Revenons à présent aux expressions de Berkeley tirées de ses Principes de la connaissance
humaine. Il soutient que ce qui constitue la réalisation des entités naturelles est l’être perçu
dans l’unité de l’esprit.
On peut sustituer à cela le concept selon lequel la réalisation est un rassemblement de choses
dans l’unité d’une préhension, et ce qui est ainsi réalisé est la préhension, et non les choses.
Cette unité d’une préhension se définit comme un ici et un maintenant, et les choses ainsi
rassemblées dans l’unité saisir ont une référence essentielle à d’autres lieux et d’autres
temps. A l’esprit [mind] de Berkeley, je substitue un processus [75] d’unification préhensive.
[…] En premier lieu, il faut noter que l’idée de localisation simple a disparu. Les choses qui
sont saisies en une unité réalisée, ici et maintenant, ne sont pas simplement le château, le
nuage et la planète en eux-mêmes, mais le château, le nuage et la planète considérés du point
de vue, dans l’espace et le temps, de l’unification préhensive. En d’autres termes, c’est la
perspective du château là-bas du point de vue de l’unification ici. Ce qui est saisi dans l’unité
ici, ce sont donc des aspects du château, du nuage, de la planète. Vous n’êtes pas sans vous
rappeler que l’idée de perspective est tout à fait familière en philosophie. Elle a été introduite
par Leibniz, avec sa notion des monades reflétant les perspectives de l’univers. J’utilise la
même notion, seulement je ramène ses monades aux événements unifiés [unified events]
dans l’espace et dans le temps. A certains égards, l’analogie est plus grande avec les modes
de Spinoza, la substance unique de celui-ci est pour moi l’activité unique de réalisation sous-
jacente s’individualisant dans une pluralité de modes interconnectés. Le fait concret est donc
procès. En première analyse, celui-ci se divise en activité de préhension sous-jacente, et en
événements préhensifs réalisés. Chaque événement est un état de fait individuel issu d’une
individualisation de l’activité qui est le substrat. Mais individualisation ne signifie pas
indépendance substantielle.
Une entité dont nous devenons conscient dans la perception sensible est le terme [terminus]
de notre acte de perception. J’appellerai une telle entité un objet des sens [sense-object]. Par
exemple, le vert d’une nuance définie est un objet des sens : de même un son de qualité et
de hauteur définies, ou encore une odeur déterminée, ou une certaine qualité du toucher. La
manière dont une telle entité est reliée à l’espace pendant un laps de temps déterminé est
complexe. Je dirai qu’un objet des sens fait ingression dans l’espace-temps. La perception
cognitive d’un objet des sens est la prise de conscience [awareness] de l’unification
préhensive (en un point de vue A [standpoint]) de divers modes de divers objets des sens,
parmi lesquels l’objet des sens en question. Ce point A est, naturellement, une région de
l’espace-temps, c’est-à-dire un volume de l’espace tout au long d’une durée de temps. Mais
en tant qu’entité une, ce point est une unité d’expérience réalisée. Un mode d’un objet des
sens en A (en tant qu’abstrait de l’objet des sens dont ce mode conditionne la relation à A)
est l’aspect, vu de A, de quelque autre région B. L’objet des sens est donc présent en A avec
le mode de localisation de B. Si donc le vert est l’objet [76] des sens en question, ce vert n’est
pas simplement en A où il est perçu, ni simplement en B où il est perçu comme localisé, mais
il est présent en A avec le mode de localisation en B. Il n’y a là aucun mystère particulier. Vous
n’avez fait que regarder dans un miroir et vu en lui l’image de quelques feuilles vertes dans
votre dos. Pour vous, en A il y aura du vert ; mais non du vert simplement en A où vous êtes.
Le vert de A sera vert en ayant le mode de localisation de l’image de la feuille derrière le
miroir. A présent, tournez-vous et regardez la feuille : vous percevez le vert de la même
manière que précédemment, sauf que maintenant le vert a le mode d’être localisé dans la
feuille réelle. Je ne fais que décrire ce qu’on perçoit effectivement : on prend conscience du
vert comme étant un élément dans une unification préhensive d’objets des sens, chaque

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objet des sens, et parmi eux le vert, ayant son mode particulier, exprimable selon une autre
localisation. […]
Les difficultés que rencontre la philosophie en ce qui regarde l’espace et le temps se fondent
sur l’erreur de les considérer comme étant essentiellement les lieux de localisations simples.
La perception est simplement la cognition de l’unification préhensive, ou plus brièvement, la
perception est la cognition d’une préhension. Le monde actuel [actual world] est une
multiplicité de préhensions […]. On pourrait dire que l’unification préhensive possède une
localisation simple dans son volume A. Mais ce serait une pure tautologie, car l’espace et le
temps sont tout simplement des abstractions tirées de la totalité des unifications préhensives
en tant que celles-ci se configurent mutuellement les unes dans les autres.
[77] La nature est donc une structure de [multiples] procès en évolution. La réalité est le
procès. Il est absurde de demander si la couleur rouge est réelle. La couleur rouge est un
ingrédient dans le procès de réalisation. Les réalités de la nature sont les préhensions dans la
nature, c’est-à-dire les événements dans la nature.
[…] Un événement a des contemporains : cela signifie qu’un événement reflète à l’intérieur
de lui-même les modalités de ses contemporains comme [78] une manifestation de
réalisation immédiate. Un événement a un passé : cela signifie qu’un événement reflète à
l’intérieur de lui-même les modalités de ses prédécesseurs comme des souvenirs qui sont
fondus dans son propre contenu. Un événement a un futur : cela signifie qu’un événement
reflète à l’intérieur de lui-même tels aspects que le futur projette rétroactivement sur le
présent oui, en d’autres termes, que le présent a déterminés concernant le futur. […]

[L’événement corporel total]

Dans cette esquisse d’une analyse plus concrète que celle du schème scientifique de pensée,
je suis partie de notre propre champ psychologique, tel qu’il se présente à notre cognition. Je
le prends pour ce qu’il prétend être : l’auto-connaissance de notre événement corporel.
J’entends bien : notre événement corporel total, et non l’examen des détails du corps. Cette
auto-connaissance révèle une unification préhensive de présences modales d’entités au-delà
d’elle-même. Je généralise en utilisant le principe selon lequel cet événement corporel total
est au même niveau que tous les autres événements, sauf en ce qui concerne la complexité
et la stabilité extraordinaires du schème [pattern] qui lui est inhérent. La force de la théorie
du mécanisme matérialiste a été l’exigence qu’aucune rupture arbitraire ne soit introduite
dans la nature pour suppléer à une absence d’explication. J’accepte ce principe. Mais si l’on
part des faits immédiats de notre expérience psychologique, ce que doit faire assurément un
empiriste, on est immédiatement conduit à la conception organique de la nature, dont j’ai
commencé la présentation dans cette conférence.

[Vers une philosophie de l’organisme]

[98] Dans le passé, la position objectiviste a été faussée par la prétendue nécessité d’accepter
le matérialisme scientifique classique, avec sa théorie de la localisation simple. Ceci a conduit
nécessairement à la théorie des qualités primaires et secondes. Les qualités secondes telles
que les objets des sens [sense-objects] sont donc traitées selon des principes subjectivistes.
C’est une position instable qui est une proie facile pour la critique […].

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Si nous voulons inclure les qualités secondes dans le monde commun, une réorganisation tout
à fait draconienne de notre conception fondamentale s’avère nécessaire. Notre appréhension
du monde extérieur, c’est un fait d’expérience évident, dépend absolument du
fonctionnement interne du corps humain. Par des artifices corporels appropriés, un homme
peut être amené à percevoir, ou à ne pas percevoir, presque n’importe quoi. Certaines
personnes s’expriment comme si les corps, les cerveaux et les nerfs étaient les seules choses
réelles dans un monde entièrement imaginaire. Autrement dit, elles traitent les corps selon
des principes objectivistes, et le reste du monde selon des principes subjectivistes. Ceci n’est
pas acceptable, surtout lorsque l’on se souvient que le fait d’expérience s’appuie sur la
perception, par le sujet de l’expérience, du corps d’une autre personne.
Nous devons donc admettre que le corps est l’organisme dont les états règlent notre
connaissance du monde. ? L’unité du champ perceptuel doit être par conséquent une unité
d’expérience corporelle. En étant conscients de l’expérience de notre corps, nous devons, par
là-même, être conscients des aspects du monde spatio-temporel entier reflétés dans la vie
corporelle. Telle est la solution du problème que j’ai donnée dans ma dernière conférence. Je
ne veux pas me répéter à présent, sauf pour vous rappeler que ma théorie implique l’abandon
total de la notion selon laquelle la localisation simple serrait le moyen essentiel par lequel les
choses sont impliquées dans l’espace-temps. Car chaque localisation implique un aspect
d’elle-même en chaque autre localisation. Ainsi, chaque point de le vue spatio-temporel est
le miroir du monde.
Si l’on essaie d’imaginer cette doctrine selon nos idées conventionnelles de l’espace et du
temps qui présupposent la localisation simple, c’est un grand paradoxe. Mais si on la pense
selon notre expérience naïve, c’est une simple transcription de faits évidents. Vous êtes à un
certain endroit, et [99] vous percevez des choses ; votre perception prend place où vous êtes
et dépend entièrement de la façon dont votre corps fonctionne. Mais ce fonctionnement du
corps en un endroit révèle à votre connaître [cognisance] un aspect de l’environnement
distant, s’estompant dans la connaissance générale qu’il y a des choses au-delà. Si ce
connaître porte la connaissance d’un monde transcendant, ce doit être parce que
l’événement qu’est la vie corporelle unifie en lui-même des aspects de l’univers.
Cette théorie s’accorde tout à fait à la vivante expression de l’expérience personnelle qu’on
rencontre dans la poésie de la nature chez des écrivains imaginatif tels que Wordsworth ou
Shelley. Les présences immédiates et enveloppantes des choses sont une obsession chez
Wordsworth. La théorie, quant à elle, a pour effet que l’activité mentale cognitive cesse alors
d’être le substrat nécessaire de l’unité de l’expérience. Cette unité réside maintenant dans
l’unité de l’événement. Elle peut être accompagnée ou non de connaissance [cognition]. […]

[Une science d’événements]

[112] La science est en train de prendre un nouvel aspect, qui n’est ni purement physique, ni
purement biologique. Elle est en train de devenir l’étude des organismes. La biologie est
l’étude des organismes plus grands, tandis que la physique est l’étude des organismes plus
petits. Il y a une autre différence entre les deux divisions de la science : les organismes de la
biologie comprennent comme ingrédients les organismes plus petits de la physique, mais à
présent rien ne prouve que le plus petit des organismes physiques puisse être analysé en
organismes composants ; Il se peut qu’en soit ainsi. Mais quoi qu’il en soit nous sommes
confrontés à la question : n’y a-t-il pas des organismes tout à fait premiers, qui ne puissent
plus être analysés ? Il semble en effet improbable qu’il y ait dans la nature une régression à

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l’infini. En conséquence, une théorie de la science qui récuse le matérialisme doit répondre à
la question concernant ces entités premières. Il ne peut y avoir qu’une seule réponse, sur la
base suivante : nous devons partir de l’événement [event] comme unité ultime d’occurrences
naturelles. Un événement a affaire à tout ce qui existe, et en [113] particulier à tous les autres
événements. Cette interfusion des événements est effectuée par les aspects de ces objets
éternels, tels que les couleurs, les sons, les odeurs, les caractères géométriques, qui sont
requis par la nature sans émerger d’elle. Un tel objet éternel sera un ingrédient d’un
événement sous la forme [guise] ou sous l’aspect d’une qualification d’un autre événement.
Il y a une réciprocité des aspects, et il y a des configurations [patterns] d’aspects. Chaque
événement correspond à deux de ces configurations, à savoir la configuration des aspects des
autres événements qu’il saisit dans son unité propre, et la configuration de ses aspects que
d’autres événements saisissent séparément dans leurs unités respectives. En conséquence,
une philosophie non matérialiste de la nature identifiera un organisme premier comme étant
l’émergence d’une configuration particulière, saisie dans l’unité d’un événement réel. Cette
configuration inclura également les aspects de l’événement en question saisis dans d’autres
événements, ces autres événement subissant de ce fait une modification, une détermination
partielle. Il y a donc une réalité intrinsèque et une réalité extrinsèque de l’événement, à
savoir : l’événement dans sa propre préhension, et l’ événement dans la préhension d’autres
événements. Le concept d’organisme inclut par conséquent le concept d’interaction des
organismes. Les idées scientifiques ordinaires de transmission et de continuité sont,
relativement parlant, des détails concernant les caractères empiriquement observés de ces
configurations à travers l’espace et le temps. La position que nous soutenons ici est que les
relations d’un événement sont internes en ce qui concerne l’événement lui-même, c’est-à-
dire constitutives de ce que l’événement est en lui-même.

BONUS

Maurice MERLEAU-PONTY

L’Œil et l’esprit [1960], Paris, Gallimard, Folio-Essais, p. 70-71

Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré
l’eau, les reflets, je le vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces distorsions, ces
zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais
de le voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout lieu identique. L’eau elle-même, la
puissance aqueuse, l’élément sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu’elle soit dans l’espace : elle
n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y est pas
contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès où joue le réseau des reflets, je ne puis contester
que l’eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante. C’est cette animation
interne, ce rayonnement du visible que le peintre cherche sous les noms de profondeur, d’espace, de
couleur.

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