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LE POSSIBLE ET LE RÉEL

1. L'impression de nouveauté
Bergson dit qu'il « croit expérimenter » une nouveauté imprévisible à tout
instant. Il l'expérimente, en effet, par le décalage entre les événements anticipés et leur
réalisation. Même lorsque l'on connaît le lieu, le moment, les participants, ce qu'ils vont
dire, etc, la réunion réelle donne une impression de nouveauté par rapport à la réunion
en projet. Comment décrire cette impression, qui n'est pas d'ordre verbal ? Bergson
utilise une analogie avec la création artistique

réunion réelle oeuvre achevée de l 'artiste


=
réunion imaginée oeuvre en projet

Or, on sait que l'artiste n'a pas une représentation précise de l'œuvre avant de
la produire.
Première objection : L'impression de nouveauté vient seulement du fait que nous ne
pouvons prévoir ce que feront les autres.
Réponse à l'objection : Notre liberté rend nos actions imprévisibles même pour nous-
mêmes. Pour Bergson, nous sommes libres lorsque nos actions émanent de notre “moi
profond”, qui est la “condensation de notre histoire”. Or, ce moi se crée lui-même
continuellement : nous nous créons à chaque instant, comme l'artiste crée son oeuvre.

2. Seconde objection : le déterminisme laplacien


Bergson cite presque mot pour mot le texte classique de Laplace :

« Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur et
comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les
forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était
assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des
plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir,
comme le passé, serait présent à ses yeux.

Laplace, Essai philosophique sur les probabilités (1814)

L'objection laplacienne consiste donc à dire que l'impression de nouveauté


n'est que subjective ; la structure objective de l'univers le rend en principe prévisible,
même s'il ne l'est pas, en pratique, pour l'homme.

3. Première Réponse à l'objection déterministe : la présence des vivants


Bergson est prêt à admettre le déterminisme pour la matière inerte et
inorganique, tout en remarquant que même en physique, ce déterminisme est discuté
(allusion à la physique quantique, alors naissante). Mais le monde matériel est une
abstraction : en se représentant un monde purement matériel, on fait abstraction de
l'existence des êtres vivants. Or, Bergson veut montrer que la vie s'oppose au
déterminisme de Laplace : l'existence des vivants introduit de l'indétermination dans
l'univers.
La matière inerte est régie par la relation de causalité (la relation cause-effet).
Les organismes (les êtres vivants) sont plutôt régis par la relation stimulus-réponse. A
première vue, les deux relations se ressemblent, le stimulus apparaissant comme la cause
dont la réaction est l'effet. Mais l'organisme introduit une double sélection : il ne réagit
qu'à des stimuli spécifiques (sélection des stimuli) et répond à ces stimuli par des
réactions elles-mêmes spécifiques (sélection de la réaction). Cette réactivité spécifique
apparaît déjà chez les êtres unicellulaires, et au niveau de chaque cellule de l'organisme
pluricellulaire. Chez les organismes dotés d'un système nerveux central, celui-ci
commande la réactivité générale de l'organisme. Les neurones récepteurs reçoivent les
stimuli, les neurones effecteurs commandent les réactions. Lorsque la réaction s'effectue
directement, et réellement, on a une réaction réflexe. Dans l'acte volontaire, la réaction
est suspendue, et plusieurs réactions virtuelles sont possibles. Le système nerveux
central (ici, le cerveau) agit alors comme un commutateur (un circuit de conduction de
l'influx nerveux est choisi plutôt qu'un autre). Il en résulte que, de la relation de cause à
effet à l'acte volontaire, l'indétermination est croissante.

4. Deuxième réponse à l'objection déterministe : la fonction du temps.


Si l'avenir est prévisible, le temps passe pour rien. Bergson rejette ce qu'il
nomme la conception cinématographique du temps : les événements que le spectateur
découvre au cinéma se sont déjà déroulés, et sont déjà enregistrés sur la bande. De
même, d'après le déterminisme laplacien, l'avenir est déjà fixé lorsque notre conscience
le découvre. Mais alors, dit Bergson, le temps passe pour rien. S'il n'existait pas, cela ne
changerait rien. Bergson oppose donc à Laplace un postulat :
Postulat de Bergson : le temps existe, et son existence a des effets.
Quel est l'effet du temps ? “Le temps est ce qui empêche que tout soit donné
tout d'un coup”. “Tout”, c'est-à-dire l'ensemble de ce qui existe, l'univers. Le temps est
donc ce qui fait que tout n'existe pas déjà, que l'univers n'est pas “donné tout d'un coup”,
c'est-à-dire n'est pas achevé. Bergson soutient donc que l'existence du temps implique
que l'univers est en perpétuelle création.

5. Intuition et intelligence.
L'intelligence humaine n'est pas disposée à comprendre la nouveauté radicale,
que saisit l'intuition. L'intuition est la perception immédiate que nous avons de nous
mêmes et de nos actions. Mais pour traiter la situation présente, nous utilisons notre
expérience passée, nous comparons la situation présente à celles que nous avons déjà
connues (nous ramenons l'inconnu au connu) : c'est le rôle de l'intelligence. Elle est
programmée pour reconnaître les similitudes, les généralités (elle range les objets dans
des classes, sous des catégories; reconnaît des régularités, énonce des lois).
L'intelligence, pour Bergson, est pratique, avant d'être théorique. Or, pour nous permettre
d'agir sur la réalité, il faut qu'elle reconnaisse ce que le présent a de semblable au passé.
Comme le dit Nietzsche, connaître, c'est reconnaître, ramener l'inconnu à du connu, le
nouveau à l'ancien. L'action nécessite que nous soyons aveugles à la différence (“la vie
exige que nous nous mettions des oeillères”, dit bergson). La différence entre deux
gouttes d'eau est, en pratique, sans intérêt. Le verre d'eau n'est pas perçu de la même
manière selon que mon intérêt est de satisfaire ma soif, ou que je veuille le peindre.
L'artiste doit être sensible à l'originalité de ce qu'il représente.
Pourtant, l'artiste se base aussi sur des connaissances antérieures, sur la
connaissance des matières qu'il travaille, des techniques nécessaires pour les travailler,
etc. Il doit faire du neuf avec de l'ancien. Il en est de même de la création de nous-
mêmes, qui constitue notre liberté. Nous avons reçu un héritage biologique, culturel,
social, mais il ne détermine pas ce que nous sommes, car nous sommes précisément ce
que nous faisons de cet héritage, la figure originale que nous construisons à partir de
cette matière première.
Il y a donc création, et non seulement fabrication de soi.

6. Les faux problèmes de la métaphysique.


C'est parce que notre intelligence pense la réalité comme une fabrication,
plutôt qu'une création, qu'elle en vient à mal poser les problèmes. L'expression la plus
claire de cette tendance à penser la réalité comme une fabrication est la théorie atomiste,
qui réduit la réalité à des éléments stables et recomposables dans un espace vide et
indéfiniment divisible. Les éléments de base sont toujours les mêmes, seules leurs
combinaisons sont nouvelles.
Bergson distingue deux types de faux problèmes : d'une part, ceux qui
proviennent de la méconnaissance de la nouveauté radicale, et qu'il nomme les
“problèmes métaphysiques mal posés” ; d'autre part, ceux qui proviennent de l'habitude
d'aller du vide au plein, et qu'il nomme les “problèmes inexistants”, ou pseudo-
problèmes.
a) Les pseudo-problèmes
Premier pseudo-problème : Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? La
formulation est de Leibniz ; Heidegger l'a appelée la question fondamentale de la
métaphysique. On part de l'idée qu'il aurait pu ne rien y avoir, et l'on se demande
pourquoi le rien (le néant) a été remplacé par le quelque chose (l'être). Pour Bergson,
cette question repose sur une mauvaise analyse du mot “rien”. Il s'agit d'un terme issu de
la pratique humaine. Dans la vie courante, nous disons qu'il n'y a rien lorsqu'il n'y a pas
ce que nous cherchons. Mais il y a alors toujours quelque chose, qui n'est pas ce que
nous cherchions. Par conséquent, le constat du vide, du rien, résulte d'une suppression
mentale qui n'est qu'une substitution d'une chose que l'on n'attendais pas à celle que l'on
attendait. Ainsi, il y a plus, dans l'idée de rien, que dans l'idée de tout, car il y a l'idée de
la suppression de tout. Mais à la place de ce qu'il n'y a pas, il y a toujours autre chose. La
suppression n'est qu'une substitution, de sorte que l'idée d'un néant absolu, qui serait
celle d'une suppression de tout, est une absurdité.
Second peudo-problème : pourquoi l'univers est-il ordonné ? Cf la remarque d'Einstein
: ce qui est incompréhensible, c'est que le monde soit compréhensible. La question relève
de la théorie de la connaissance, car elle revient à se demander pourquoi le monde est
connaissable. Ici, on raisonne comme précédemment : il aurait pu y avoir du désordre, et
on se demande pourquoi il y a de l'ordre. Mais le désordre, comme le vide, est un concept
issu de la pratique humaine. Ce que nous appelons désordre n'est que l'absence de
l'ordre voulu, c'est un autre ordre que celui que nous voulons. Bergson distingue deux
ordres : l'ordre final et l'ordre mécanique ; il y a toujours l'un ou l'autre (Cf exemple de la
chambre en désordre). Là encore, le concept de désordre est plus complexe que celui
d'ordre, et lui est postérieur : il contient l'idée de suppression d'un ordre.
b) Le problème du possible
Comment le possible devient-il réel ? Il ne suffit pas de dire que l'avenir est
indéterminé, ce qui veut dire qu'il n'est pas déjà réalisé (“écrit”). En un sens, c'est déjà
trop dire qu'il est possible. C'est seulement en se réalisant qu'il devient rétrospectivement
possible, mais il n'est pas possible avant d'être réel.
Bergson distingue en fait deux sens du terme “possible” : un sens négatif, et
un sens positif. Au sens négatif, est possible ce dont rien n'empêche la réalisation ; au
sens positif, est possible une virtualité qui est prète à être réalisée. Dans cette seconde
conception, le possible est perçu comme une pré-existence. C'est une façon subtile de
nier la nouveauté, qui était finalement déjà là, avant d'être réalisée.
Bergson rapporte un dialogue qu'il a eu avec un journaliste pendant la
première guerre mondiale. Le jounaliste lui demandait de dire à quoi ressemblerait la
littérature d'après guerre. Bergson lui répond que non seulement elle n'est pas encore
réelle, mais elle n'est même pas encore possible. Si quelqu'un avait conçu Hamlet avant
Shakespeare, il l'aurait, par là même, réalisé, et serait donc Shakespeare lui-même. C'est
que l'oeuvre de l'artiste n'est pas conçue avant d'être produite. Pour Bergson il en est de
même de l'œuvre de la nature (en ce sens, Bergson est un précurseur de l'existentialisme,
selon lequel “l'existence précède l'essence”). Bergson développe explicitement l'idée de la
nature artiste : “un brin d'herbe ne ressemble pas plus à un autre brin d'herbe qu'un
Raphaël à un Rembrandt”. De même que l'œuvre d'art n'est pas l'exécution d'un plan
préétabli, l'évolution n'est pas “la réalisation d'un programme”.

7. La philosophie et le temps.
Bergson veut réhabiliter le temps. La philosophie (et la science) a dévalorisé ce
qui est temporel au profit de ce qui est éternel. Pour le montrer, Bergson fait référence à
Platon et, implicitement, lorsqu'il parle de la philosophie moderne, à Descartes. Dans ce
dernier cas, c'est l'introduction de la notion de loi qui minimise le rôle du temps. En
considérant que le rôle des sciences de la nature est de déterminer les lois qui régissent
les phénomènes naturels, on met l'accent sur ce qui, dans les changements et
transformations de la nature, ne varie pas, est permanent.
Dans le cas de Platon, Bergson fait référence à l'allégorie de la caverne. Les
réalités temporelles, représentées par les ombres, ne sont connues que par
l'intermédiaire des intelligibles dont ils sont les copies. Ces réalités temporelles naissent
et disparaissent, sont passagères, et les vérités qui les concernent ne sont aussi
qu'accidentelles et temporaires. En revanche, les intelligibles sont atemporels, et les
vérités qui les concernent sont essentielles et éternelles.

8. Conclusion.
Nous sommes spectateurs de la création de l'oeuvre naturelle, et nous en
sommes aussi des participants.

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