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DEUXIÈME CHAPITRE 

: QUE PUIS-JE ?
Lorsqu’on considère l’histoire de la philosophie en dehors de la France, ce n’est pas à
Pascal qu’il faut opposer Descartes mais plutôt à Spinoza. Il tranche la question cartésienne.
Au problème de l’union entre l’âme et le corps, Spinoza va substituer une autre question : il
n’y a plus deux substances, le corps et l’âme, il y une seule substance : Dieu. Qu’est-ce
que cela veut-il dire ? Au cœur de la réflexion de Spinoza il y a la substance infinie, cette
substance n’a besoin de personne d’autre, que d’elle-même pour exister. Cette substance, c’est
Dieu que Spinoza appelle encore Nature. (Deus sive natura). L’affirmation de l’existence
d’un Dieu unique est centrale et constitutive de ce que l’on appelle le panthéisme spinoziste1
ou le monisme, le contraire du dualisme cartésien. Notre exposé ne portant pas sur la question
de Dieu chez Spinoza, nous n’allons pas nous y attarder.
Nous envisageons d’exposer en quoi consiste la nouveauté du point de vue de
Spinoza au sujet des rapports entre le corps et l’âme et de la connaissance de ces
rapports. Nous allons nous servir du livre trois de l’Éthique. L’Éthique chez Spinoza ce n’est
pas sa morale, c’est sa métaphysique.

1) Le point de vue de la puissance (du pouvoir)

« Personne n'a jusqu'à présent déterminé quel est le pouvoir du Corps, c'est-à-dire que,
jusqu'à présent, l'expérience n'a enseigné à personne ce que le Corps est en mesure
d'accomplir par les seules lois de la Nature, considérée en tant que corporelle, et ce
qu'il ne peut accomplir sans y être déterminé par l'Esprit. Car personne jusqu'ici n'a
acquis une connaissance assez précise de la structure du Corps pour en expliquer
toutes les fonctions, et nous ne dirons rien de ce que l'on observe souvent chez les
animaux et qui dépasse de loin la sagacité humaine, ou des nombreuses actions
qu'accomplissent les somnambules pendant leur sommeil et qu'ils n'oseraient pas
entreprendre pendant la veille ; tout cela montre assez que le Corps, par les seules
lois de sa nature, a le pouvoir d'accomplir de nombreuses actions qui étonnent
son propre Esprit. Personne ne sait d'autre part selon quel principe et par quels
moyens l'Esprit meut le Corps, ni quelle quantité de mouvement il peut lui
attribuer, ni à quelle vitesse il peut le mouvoir. C'est pourquoi, lorsqu'on dit que
1
Le panthéisme, c’est la doctrine selon laquelle tout ce qui existe est en Dieu. Il n’y a pas d’autre substance que
Dieu. Le corps et l’esprit ne sont pas des substances au contraire de Descartes, ce sont des modes. Dieu est cause
immanente au monde. Le monde contient en lui-même la cause des effets divins ?
telle ou telle action du Corps provient de l'Esprit qui a tout pouvoir sur lui, on ne sait
en réalité ce que l'on dit, et l'on ne fait rien d'autre qu'avouer en un langage spécieux
qu'on ignore la vraie cause des actions qui ne nous étonnent pas »2.

Trois moments importants dans ce texte nous permettent de mettre en lumière la nouveauté
qu’apporte Spinoza au sujet de la question du rapport entre l’âme et le corps. Bien que
mécaniste comme Descartes, Spinoza est véritablement original dans la réponse à cette
question qui n’a jamais cessé de préoccuper la philosophie depuis ses commencements. :

a) D’abord une critique du dualisme.

Tout d’abord, la fin du texte est une thèse dont la tonalité est anticartésienne ou, plus
exactement, elle est une thèse dirigée contre ce que devient la pensée de Descartes chez ceux
qui s’en emparent et oublient que, pour ce dernier, si la nature joint un mouvement à une
pensée, c’est selon une procédure qui nous demeure inconnue. La charge est également
dirigée contre les prédécesseurs de Descartes, les moralistes de diverses obédiences et les
métaphysiciens idéalistes qui défendent l’idée d’une toute puissance de l’esprit sur le
corps, idée dont on a vu qu’elle n’était pas cartésienne. Toutefois, cartésienne ou pas, la thèse
critiquée par Spinoza est suffisamment claire pour être reformulée : il s’agit de l’affirmation
centrale du dualisme métaphysique, l’action de l’âme ou celle de l’esprit sur le corps,
dualisme qui promet toujours plus qu’il ne peut satisfaire puisqu’il s’avère incapable
d’expliquer comment l’Esprit peut mouvoir le Corps.

b) Ensuite un développement d’un point de vue cinétique et dynamique


Il faut faire attention à des termes inattendus employés dans le texte : celui de «
dépassement ». Des comportements animaux « dépassent » la sagacité humaine (l’éthologie 3
perce) et des comportements nocturnes « dépassent » des inhibitions diurnes. Le «
dépassement » est donc un dépassement de performances. Vient ensuite le terme de « vitesse
» et non plus seulement de « quantité de mouvement ». Ces deux points méritent un

2
Spinoza, Ethique, III, prop. 2, scolie (le chiffre latin indique la partie du livre; l'exposé étant géométrique, aux
définitions font suite les postulats, puis les propositions et leur démonstration, enfin les remarques ou scolies).
Nous citons l'Éthique d'après la traduction proposée par R Misrahi pour les PUF en 1990. Le texte cité est situé
p. 159-160 dans cette édition.
3
Science du comportement animal depuis les mécanismes les plus simples jusqu’aux stratégies les plus fines et
les plus complexes.
commentaire. Dans son Spinoza, philosophie pratique, G. Deleuze attire l’attention sur ces
points : lorsqu'on veut comprendre un philosophe, écrit-il, on commence par l'étude des
principes qu'il a posés explicitement et même par le premier d’entre eux. Dans le cas de
Spinoza, ce principe est connu : une seule substance pour tous les attributs. Sur ce point,
l'écart avec Descartes est grand. Une substance, « une seule Nature pour tous les corps,
une seule Nature pour tous les individus, une Nature qui est elle-même un individu
variant d'une infinité de façon ».
L’affirmation métaphysique fondamentale de Spinoza, une seule substance, compte
cependant moins pour Deleuze que « l'étalement d'un plan commun d'immanence où sont
tous les corps, toutes les âmes, tous les individus ».
Nous installer, à notre tour, sur ce plan d’immanence, c'est essayer de vivre de façon
spinoziste. Être spinoziste ce sera par exemple définir le corps de deux façons, l’une
cinétique4 et l’autre dynamique. Le point de vue cinétique renvoie au corps conçu comme un
individu composé d’une infinité de particules reliées entre elles selon des rapports de
vitesse et de lenteur. Le point de vue dynamique renvoie au corps capable d’affecter
d'autres corps ou d’être affecté par eux.
En fait de manière très simple, c’est ceci : j’affecte un corps ou je suis affecté par un
corps. (Il y a deux modes d’être, l’activité et la passivité.)
Le pouvoir d’affecter ou d’être affecté entre dans l’individualité d’un corps.
Ces définitions sont évidemment construites par Deleuze et non par Spinoza, mais elles
sont éclairantes et permettent de comprendre les différences entre Descartes et Spinoza.
Qu'est-ce alors qu'un corps chez Spinoza ? Une composition de vitesse et de lenteur
dans un plan d'immanence, à lire Deleuze. Poursuivons : Descartes parle lui aussi des
affections, mais ce sont des affections de l'âme par le corps, or l'âme et le corps ne sont
pas des substances pour Spinoza, ce sont des modes qui se définissent chacun par un
complexe de vitesse et de lenteur, de capacité à affecter et à être affecté. Dans une
perspective spinoziste, un homme ne se définit pas par sa forme, ses organes et leurs
fonctions, mais, comme l'animal, « par les affects dont il est capable ». Voilà un point de vue
nouveau. (Lire le texte de Gilles Deleuze)

Mais qu’est-ce que ce plan d’immanence auquel appartiennent tous les corps ? Un
plan d’immanence est semblable à une organisation.

4
Qui se meut, qui met en mouvement.
Elle ne nécessite aucune dimension exogène supplémentaire. Le processus de sa
composition doit être saisi pour lui-même et en lui-même.
S'il fallait mettre en tableau ce qui distingue Spinoza de Descartes, en insistant donc
sur ce qui les oppose, on pourrait rapporter à l’un, la vitesse, la lenteur, les variations
d'intensité, et, à l’autre, les configurations, les mouvements, les effets d'une première
substance sur une deuxième. On pourrait opposer aussi une conception éthologique de la
métaphysique (exposée dans l'Éthique) et une conception de la métaphysique qui privilégie la
démonstration de l’existence de l’âme et celle de Dieu. Enfin, à l'immanence et au parti pris
naturaliste qui l’accompagne, s’opposeraient la liaison entre immanence et transcendance
dans la philosophie de Descartes.

c) Enfin l’étonnement de l’esprit devant le corps.

Spinoza utilise deux fois le même verbe, « étonner », dans le court passage cité. Le terme
n’est pas nouveau en philosophie, il remonte à Platon et au dialogue Théétète (115 d), à
Aristote qui écrit dans la Métaphysique, en 982 b11 : « l’étonnement est, toujours, ce qui
pousse les hommes à philosopher ». L’étonnement figure également dans un traité des
passions comme celui de Descartes puisque la première des passions est, selon ce dernier,
l’admiration, laquelle n’est rien d’autre que l’étonnement.
L’emploi du verbe « étonner » est toutefois troublant dans une philosophie qui ne
reconnaît pas de rôle particulier à l’esprit.
Qui étonne ? Le Corps répond Spinoza. Qui s’étonne ? L’Esprit, c’est-à-dire l’idée
de ce corps, répond-il encore. Devant quoi l’Esprit s’étonne-t-il ? Devant le pouvoir du
Corps et, plus concrètement, devant les actions qu’il peut accomplir.
Si nous insistons sur ce point, c’est parce qu’il n’y a qu’une substance dans la
philosophie de Spinoza, Dieu ou la nature, une thèse qui a pour conséquence l’idée qu’il
n’y a nulle influence, nulle détermination causale entre l’âme et le corps, seulement un «
parallélisme ». Ce mot ne figure même pas chez Spinoza, il est une création de Leibniz,
mais ce mot traduit l'exacte correspondance entre ce qui se passe dans le corps et ce qui se
passe au même moment dans l'esprit. Or, que dit Spinoza? Les actions du corps, son
pouvoir, étonnent l’esprit, une affirmation qui, pour avoir un sens, suppose un écart aussi
minime qu’on le voudra, mais un écart temporel, entre ce que fait le Corps et la réaction de
l’Esprit
2) Le corps et l’esprit
Le « parallélisme »
« L’ordre des actions et des passions de notre corps correspond, par nature, à l’ordre
des actions et des passions de l’esprit »5.
Répétons-le, ce mot de parallélisme a été forgé par Leibniz pour désigner la philosophie de
Spinoza est éclairant. À tout corps, c’est-à-dire à tout mode fini de la substance considérée
comme étendue, correspond un esprit, l’idée de ce corps, c’est-à-dire un mode de la substance
considérée en tant que pensée.
L'originalité du point de vue de Spinoza est explicitée par Deleuze. Présenter le parallélisme
comme une identité d'ordre entre les phénomènes du corps et ceux de l'esprit est insuffisant.
L'isomorphie entre les corps et les esprits ne suffit pas à exprimer l'originalité de Spinoza.
Le parallélisme rend compte d’une identité de connexion entre deux séries différentes,
c'est-à-dire une équivalence en dignité entre la pensée et l'étendue. De cela, découle
l’affirmation qu’aucun attribut n'est supérieur à un autre et par conséquent l’idée qu’aucun
attribut ne sera réservé au créateur ou à la créature.

Plus encore, le parallélisme de Spinoza implique une identité d'être ce qui veut dire qu’une
même modification est produite dans l'attribut pensée (sous le mode d'un esprit) et dans
l'attribut étendue (sous le mode d'un corps).

Les conséquences pratiques de cela sont de taille :


(1) contrairement à la vision morale traditionnelle, tout ce qui est action dans le corps est
action dans l'âme, tout ce qui est passion dans l'âme est passion dans le corps.
(2) Selon le degré de complexité du corps, l'esprit est plus ou moins puissant, plus ou moins
conscient.

Le corps.
Deux remarques nous suffiront, l’une sur le souci de la conservation, l’autre sur l’activité et la
passivité.
Sur un plan physique, les corps sont limités, divisibles, construits par d'autres,
corruptibles. Dépendant de l'existence d'autres corps, le corps est d'emblée relatif. Tout
corps est en mouvement ou en repos et il se distingue par là-même d'un autre. La
conservation d’un rapport de mouvement et de repos ainsi que la pression des corps ambiants
5
Cf le scolie de la Proposition II de la troisième partie de l’Éthique
déterminent la forme d'un individu (d'un corps composé). Tout ce qui conserve cette forme est
bon. Tout ce qui modifie le rapport de mouvement et de repos entre les parties du corps et
donc détruit sa forme est mauvais.
Le classement en « utile » et « nuisible » traduit le point de vue pris sur le corps. La santé est
une norme immanente à la vie du corps.

Un corps est à la fois actif et passif, passif quand il est mû, actif quand il produit un
mouvement, agit avec d'autres et conforte de ce fait sa puissance, voire l'augmente. Actif
et passif, le corps ne supporte pas toute notre faiblesse (notre finitude, notre corruptibilité) de
même que l’esprit ne supporte pas toute notre force.
« Je dirai cependant, d'une manière générale, que plus le Corps est capable, par rapport aux
autres, d'accomplir et de subir un grand nombre d'actions, plus l'Esprit de ce Corps est, par
rapport aux autres, capable de percevoir simultanément un plus grand nombre d'objets , et
plus les actions d'un seul corps dépendent de lui seul, moins les autres corps concourent à
l'action du premier, plus l'esprit de ce corps est capable de comprendre distinctement".

Le corps n'est donc pas un tombeau pour l'âme ni un navire pour son pilote, Descartes
l’avait déjà montré ; le parallélisme enseigne cependant autre chose : la puissance d'agir et la
santé du corps se développent en même temps que se développe la puissance de connaître de
l'esprit.

Conclusion.
Que retenir de la conception spinoziste du rapport entre le corps et l’âme ?
Spinoza réfute l’idée d’une interdépendance entre l’âme et le corps. L’idée d’une union de
l’âme et du corps ou encore d’une suprématie de l’âme sur le corps est une absurdité. C’est ce
que traduisent les premières lignes de la deuxième proposition : « Ni le corps ne peut
déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement, ou au
repos, ou à quelque chose d’autre (s’il en est) »6 Croire l’inverse, c’est considérer l’âme
comme « un empire dans un empire ». C’est aussi faire du corps une réalité vile alors qu’il
est pour Spinoza en égale dignité ontologique à l’âme. Spinoza disjoint l’âme et le corps,
mais contrairement à Descartes, il en fait deux versants d’une même et unique réalité
qu’est l’homme. La thèse spinoziste est celle d’une corrélation rigoureuse, d’un strict
isomorphisme : à une passion du corps correspond une passion de l’esprit. La

6
Spinoza, Éthique, Troisième partie, proposition II,
conséquence sur le plan éthique, c’est ceci : tout ce qui est bon pour le corps, l’est pour
l’esprit. Le corps n’est plus le tombeau de l’âme. En prendre soin, lui accorder de
l’importance, c’est favoriser le perfectionnement de l’esprit.
Il convient alors du point de vue de Spinoza de se connaître soi-même en tant que
corps en vue d’œuvrer à développer ses capacités, ses aptitudes propres. Il s’agit selon son
vocabulaire d’augmenter sa « puissance d’agir », sachant que ce passage à une plus grande
perfection est synonyme de joie. Spinoza est un penseur de l’allégresse du corps comme
flambeau de l’âme en quête de béatitude.
On peut résumer la pensée de Spinoza à propos du corps en reprenant ce
proverbe que l’on peut lire d’ailleurs à la fin de l’Éthique : « un esprit sain dans un
corps sain ».

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