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Justin Petr Dvorský

La métaphysique1 peut-elle être ex-humée ?

Il faut oublier les folies d’un jour, pour faire place à celles du jour suivant.
DAVID HUME, De la société politique (la mutation kantienne)2

Introduction

Traiter la relation d’Emmanuel Kant à David Hume seulement comme la relation du Critique au
Sceptique, c’est un choix portant en soi le risque important d’entrainer le lecteur vers une
perception (inconsciemment) réductrice de l’objet matériel traité. Au-delà du contenu de son
Enquête, l’auteur écossais est pour le Königsbergois l’exemple de la qualité d’historien, admirable
pour la clarté et la beauté littéraire même dans les exposés des matières les plus arides et les plus
compliquées3, un homme « pétri de délicatesse et de douceur »4, de moralité personnelle
irréprochable et dont la perspicacité dans les questions les plus abstraites est comparable à sa
compréhension profonde du caractère humain – bref, le vrai Weltweise.5 Kant en lui puise dans les
domaines les plus divers – on y trouve aussi bien des considérations théoriques sur l’histoire ou
l’évaluation de la supériorité du goût français, que la justification du racisme ou des jugements
plutôt réservés par rapport aux femmes.6 Il reste que c’est la « métaphysique »7 humienne et ses
1Depuis son attribution à la philosophie première d’Aristote comprise, le terme n’a pas eu une signification déterminée
communément admise, cf. MAREK OTISK, Metafyzika jako věda [La métaphysique en tant que science], Prague, Filosofia,
2006. Pour Kant il signifie d’abord une inclination naturelle de la raison à poursuivre sa démarche jusqu’aux
« questions qui ne peuvent être résolues par aucun usage expérimental de la raison ni par des principes qui en
émanent. » EMMANUEL KANT, Critique de la raison pure, 2nde édition, intr., VI, Paris, Presses universitaires de France,
1968, p. 44 (III, 41) ; ensuite, la science désirée par cette inclination, « tout à fait isolée et qui s’élève complètement au-
dessus des enseignements de l’expérience par des simples concepts… » ibid., 2nde préf., p. 18 (III, 11). Nous
comprenons ici le terme dans son premier sens, incluant le second en tant qu’il est la fin de son objet. Les citations
réfèrent toujours à l’édition de texte premièrement mentionnée, les coordonnées entre parenthèses référant chez Kant à
Kant’s gesammelte Schriften herausgegeben von der Preussischen Akademie der Wissenschaften, Berlin.
2Cité selon EMMANUEL KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, p. I, liv. I, § 29 en EMMANUEL KANT, Œuvres
philosophiques, tome 3, Paris, Editions Gallimard, 1986, p. 989 (VII, 171). L’expression « jour » y remplace
l’expression « débauche » du texte original, cf. DAVID HUME, Enquiries concerning the human understanding and
concerning the principles of morals , Oxford, Clarendon press, 1902, p. 209.
3Cf. EMMANUEL KANT, Lettre à Johann Gottfried Herder (9.5. 1768) en EMMANUEL KANT, Correspondance, Paris, Editions
Gallimard, 1991, p. 57 (X, 74) ; Reflexionen zur Anthropologie, § 1355 (XV, 592) ; Prolégomènes à toute métaphysique
future qui pourra se présenter comme science, préf. en Œuvres…, tome 2, Paris, Editions Gallimard, 1985, p. 26 et 38
(IV, 262 et 273).
4Anthropologie …, p. I, liv. I, § 30, p. 991 (VII, 173).
5Cf. EMMANUEL KANT, Critique de la raison pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 511(III, 488) ; Prolégomènes …, préf., p. 22 (IV,
259) ; Begriff und Eintheilung der Philosophie, (XVI, 66).
6Cf. respectivement EMMANUEL KANT, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, prop. 9, en
Œuvres…, tome 1, Paris, Editions Gallimard, 1980, p. 203 en note (VIII, 29) ; Critique de la faculté de juger, p. I, §50,
Paris, Aubier, 1995, p. 307 en note (V, 320) ; Sur le sentiment du beau et du sublime, sec. IV, en Œuvres…, tome 1, p.
505 (II, 253) ; Anthropologie…,p.II, B, p. 1121(VII, 309) ; Lose Blätter zu den Beobachtungen über das Gefühl des
Schönen und Erhabenen (XX, 183).
7« …Hume nommait justement métaphysique cette philosophie dévastatrice [son épistémologie] elle-même, et il lui
attribuait une grande valeur. » Prolégomènes …, préf., p. 20 (IV, 258) en note. Le métadiscours humien, étant une
conséquences à laquelle il accorde le plus de place et, semble-t-il, le plus d’importance.8
Ce n’est pas étonnant. Si, dans ce domaine, Hume a raison, aucune source de connaissance ne nous
informe sur la relation objective entre la cause et l’effet, son idée n’étant qu’un sous-produit de
l’habitude de successions des impressions9 – « un bâtard d’imagination » comme dirait Kant.10 Etant
accepté cela, les essais de s’en servir pour satisfaire l’élan de l’esprit humain vers ce qui dépasse
l’expérience s’écroulent. Mais cela n’est pas tout. Son empirisme des principes semble rendre
strictement impensable quoi que ce soit qui dépasse l’expérience – exit plusieurs notions
fondamentales des religions occidentales, avec Dieu à leur pointe. L’implication pour la
métaphysique des mœurs : le concept de la liberté vidée de son contenu, entrainant avec lui le
domaine moral authentique comme tel. Même la science empirique, tant qu’elle voudrait établir les
liens nécessaires entre les objets d’observation, ne finira pas beaucoup mieux à premier vue ; il
semble soit qu’elle doive perdre, en perdant l’objectivité de causalité, le moyen de joindre ainsi ces
objets, soit qu’elle doive devenir la description des sentiments subjectifs ; et quoi qu’elle fasse, elle
doit renoncer à la certitude de ses jugements. Finalement, ce qui est peut-être le plus fâcheux, le
discours humien lui-même, bâti tout entier sur une causalité entre les impressions et les idées, ne
devient-il pas incompréhensible, selon son propre verdict à lui n’étant bon que pour le feu ?11
Mais parmi les antécédents de ses conséquences apparemment dis-qualificatives, peut-on en
trouver un à rejeter ? L’expérience n’est-elle pas la source de toute notre connaissance ? N’est-on
pas incapable de déduire la causalité à partir de la seule appréhension de la prétendue cause ?
L’observation d’une succession temporelle n’est-elle pas aussi bien logiquement insuffisante pour
cela, quelle que soit sa répétition ? Finalement la nécessité et l’universalité de la relation causale
n’est-elle pas une caractéristique qui la démarque bien de tout ce qu’on peut imaginer, c’est-à-dire

détermination sui generis des principes les plus universellement déterminants de tout ce qui est pensable (d’ailleurs,
avec une ambition transcendante, cf. Prolégomènes…, § 57, p. 134(IV, 351)) pourrait vraiment à la limite correspondre
avec l’idée la plus vague de la métaphysique en tant que science des principes premiers, cf. ARISTOTE, Métaphysique, I, 2
(982b 9).
8Pour la première affirmation cf. Critique de la raison pure, (III, 29, 40, 105, 488, 496 – 501, 552) ;
Prolégomènes… (IV, 257 – 262, 270, 272, 277, 310 – 313, 351, 356 – 360) ; Critique de la raison pratique (V, 12 – 14,
50 – 57) ; Critique de la faculté de juger (V, 420n) ; Premiers principes métaphysiques (IV, 476 en note) en
comparaison avec les occurrences relatives des autres sujets, cf. « Hume, David » en KATHARINA HOLGER et col.,
Personenindex (1.Stufe) zu Kants gesammelten Schriften, Berlin, Gruyter, 1969 accessible à partir de
http://korpora.zim.uni-duisburg-essen.de/kant/persindex/ [cit. 2012-29-10]. Pour la seconde affirmation, tant qu’elle ne
serait pas suffisamment justifiée par la première, cf. l’impact lié à l’échec éventuel de la raison quant à « un des sujets
les plus importants de notre curiosité » Critique de la raison pure, 2nde préf., p. 18 (III, 11), « la première et la plus
importante affaire de la philosophie » ibid., p. 25 (III, 19).
9« By the term impression, then, I mean all our more lively perceptions, when we hear, or see, or feel, or love, or hate,
or desire, or will. And impressions are distinguished from ideas, which are the less lively perceptions, of which we are
conscious, when we reflect on any of those sensations … above mentioned. » An enquiry…, II,
p. 18.
10Prolégomènes…, préf., p. 20, cf. DAVID HUME, An enquiry concerning the human understanding, V, 2 et VII, 2 en
Enquiries…, p. 47 – 55 et p. 73 – 79.
11« Does it contain any abstract reasoning concerning quantity or number ? No. Does it contain any experimental
reasoning concerning matter of fact and existence ? No. Commit it then to the flames : for it can contain nothing but
sophistry and illusion. » An enquiry …, XII, 3, p. 165.
penser ?
Le but de notre travail est de présenter brièvement la prise de position kantienne contre celle de
Hume dans les matières concernant les possibilités métaphysiques de la connaissance humaine.
L’étendue de ce travail ne permettant pas de loin de contenir l’intégralité de l’argumentation
kantienne, ni à plus forte raison d’en évaluer sous forme argumentée la pertinence, nous nous
limitons en général à la manière descriptive de procéder ; nous ne traitons aussi que les points de
doctrine humienne traités explicitement comme tels par Kant lui-même. Le reste des deux doctrines,
nous l’évoquerons seulement dans la mesure que nous le jugerons nécessaire pour la présentation
adéquate, ou aussi adéquate que possible, de ce sujet – c’est-à-dire de manière du moins très
synthétique. Benevolenti lectori salutem.
Dans la première partie nous traiterons la question de la possibilité de la connaissance a priori.
Nous exposerons brièvement l’empirisme humien et son évaluation aprioriste kantienne, avec les
conséquences que les deux doctrines ont pour la métaphysique en tant que science spéculative.
Dans la deuxième partie nous aborderons l’impact pratique de cette polémique. La causalité étant à
la fois une nécessité et une menace pour la liberté, et par conséquent pour la réalité de l’ordre moral,
nous regarderons comment Kant voit dans la spécificité de sa défense contre Hume la seule
possibilité non seulement de fonder métaphysiquement cet ordre, mais de le sauver – et aussi
comment il veut établir à partir de lui une connaissance concernant les objets inaccessibles pour la
métaphysique spéculative laissée à elle-même.
Dans la troisième partie nous aborderons les implications théologiques de cette problématique, en
regardant comment Kant défend contre Hume une possibilité et même une nécessité de penser, sans
le connaitre, un Auteur Saint, Omniscient et Tout-puissant du monde, au-delà de toute expérience.

I. Locke was locked


Si Christian Wolf est considéré par Kant comme la figure la plus représentative de la métaphysique
dogmatique (et dogmatiste)12, David Hume l’est quant à lui pour le camp des sceptiques
empiristes.13 Cependant, tout en étant convaincu que ce dernier courant ne peut plus être considéré
par personne comme quelque chose de sérieux,14 en commentant l’épistémologie humienne le

12Là où il fait la différence entre ces deux termes, Kant désigne par le premier le caractère démonstratif du discours,
tandis que par le second la prétention à ce caractère sans une critique préalable, cf. Critique de la raison pure, 2nde préf.,
p. 26(III, 21).
13Cf. Critique de la raison pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 521 (III, 499) ; cap. 4, p. 571 (III, 552).
14Au moins dans sa version prétendant à l’universalité, cf. Critique de la raison pratique, pr., en Œuvres…, tome 2, p.
621 (V, 13 – 14). Il est vrai que selon Kant Hume n’incarne pas cette forme la plus radicale du courant qu’il représente,
même si ses principes devaient l’y amener s’il avait été conséquent.
Königsbergois conjugue la critique avec la révérence. Il défend farouchement « le plus remarquable
de tous les sceptiques » contre les diabolisations de la part de ses adversaires contemporaines qu’il
trouve fondamentalement incapables de comprendre, pour ne pas dire de résoudre, le problème que
Hume a réellement posé.15 Plus encore, l’invention elle-même de ce problème, tout en étant liée
avec l’affirmation précipitée de son insolubilité, est pour lui un signe de la perspicacité
intellectuelle de l’auteur anglo-saxon ; c’est à lui, qu’il doit la réorientation de ses propres
recherches, c’est à lui, que l’histoire de la pensée doit un grand pas en avant, dont personne n’avait
jamais réfléchi avant.16 Même ses erreurs « n’ont pris naissance que sur le chemin de la vérité. »17
Mais la vérité elle-même se trouve quand même ailleurs. Kant pointe que l’Ecossais n’a envisagé
l’objet de ses réflexions que de manière partielle, sans explorer vraiment la totalité du terrain dont il
s’est mis à déterminer les bornes. Ressemblant ainsi aux dogmatiques les plus ordinaires 18, il a été
empêché par cela de voir d’une part la vraie portée dévastatrice de sa détermination (qu’autrement
son bon sens admirable n’aurait pas pu accorder19), d’autre part surtout la possibilité d’en sortir.
C’est ainsi que ce bel esprit a laissé pourrir sa barque sur le rivage du scepticisme 20 au lieu d’écrire
une Critique de la raison pure « d’une beauté inimitable ».21 Regardons donc sa position, dont les
conséquences théoriques sont d’ailleurs loin de se limiter au domaine métaphysique seul, d’un peu
plus près.
« It seems a proposition, which will not admit of much dispute, that all our ideas are nothing but
copies of our impressions, or, in other words, that it is impossible for us to think of any thing, which
we have not antecedently felt, either by our external or internal senses. »22 Autant que possible,
cette unique phrase exprime la quintessence du discours épistémologique humien. Nihil est in
intellectu quod non fuerit in sensu y trouve un de ses plus extrêmes avatars, « fuerit » y étant pris
dans le sens formel du terme, ne laissant à l’esprit que la recomposition de contenu sensible, ou
éventuellement son effacement partiel. La prétention à son caractère non-problématique peut être
donc surprenante dans le contexte des doctrines rationalistes23, mais cela, Kant le laisse, à notre
15Cf. ibid. ; Prolégomènes…, préf., p. 21 (IV, 258 – 259).
16Cf. Prolégomènes…, préf., p. 23 (IV, 260).
17Critique de la raison pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 521 (III, 499).
18Cf. Critique de la raison pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 522 (III, 500).
19Cf. ibid., intr., VI, p. 43 (III, 42).
20Cf. Prolégomènes…, préf., p. 25 (IV, 262).
21Cf. ibid., § 4, p. 38 (IV, 273). 
22An enquiry…, VII, 1, p. 62.
23Quant aux représentants de ces théories, Hume en mentionne occasionnellement Malebranche et Descartes, (même si
sa présentation de ce dernier montre des inexactitudes frappantes) cf. ibid., I, p. 7 ; VII, 1, p. 73 en note ; XII, 1, p.
149n  et p. 153. Il remarque aussi que Locke et d’autres s’y sont opposés en niant les idées innées. Cette discussion, il la
trouve facile à terminer. Les deux arguments qu’il présente se fondent sur la prétendue non-existence (d’ailleurs, pas
absolue) des idées simples irréductibles aux impressions qu’on a pu avoir. Cela ne l’empêche pas, néanmoins, d’utiliser
ensuite cette même conclusion pour montrer que là, où on prétend de fait à une idée irréductible aux impressions, celle-
ci doit être forcément considérée comme vide, cf. An enquiry…, II, p. 19 – 22. V. aussi DAVID HUME, Traité de la nature
humaine, I, 1, Paris, Aubier, 1983,
p. 68 – 72. Ce dernier ouvrage donne une présentation plus complexe de l’épistémologie humienne mais il y a des
raisons pour penser qu’il n’a eu aucun impact sur Kant, restant inconnu de lui, cf. Œuvres..., tome 2, p. 1488 (note de
connaissance, sous silence. Son attention est concentrée sur ce que Hume fait en essayant d’analyser
à partir de cette conviction les grands domaines du savoir humain.
Il y voit deux grandes parties dissemblables:24 celle qui concerne l’existence factuelle des objets et
par conséquent aussi leurs causes, et celle qui concerne les relations entre les idées, qu’elles aient
ou non un correspondant existant. Cette seconde partie, à laquelle appartient notamment la
mathématique, profite de la démonstrabilité stricte de ses propositions, car elles sont inférées à
partir du principe de non-contradiction – elles sont donc connaissables a priori.25 Par contre dans la
première partie, la situation est plus compliquée, car la négation d’existence d’une chose donnée par
l’expérience n’est pas en soi contradictoire et de même pour la négation du principe de la causalité
26
, en vertu duquel on y fait des inférences. Ni l’un ni l’autre donc ne peut prétendre à la nécessité
ou à la possibilité d’être connu a priori. Mais il y a pire que cela. En fait, pour le principe de la
causalité dans le sens traditionnel du terme on ne peut même pas trouver sa réalisation la plus
éphémère dans les objets de l’expérience, car pour cela, il faudrait y trouver un lien de dépendance
entre deux objets, de sorte qu’étant donné l’un, l’autre serait donné aussi. Or, personne n’a jamais
réussit à déduire un tel lien seulement à partir de l’appréhension de la simple identité d’un objet
d’expérience et il n’est non plus impliqué dans la succession uniforme entre deux objets, à partir de
laquelle en général on prétend l’« induire. » Or, là où l’idée ne peut pas être dérivée de l’expérience,
il n’y a pas d’idée du tout.27
La causalité est-elle donc pour Hume un concept vide de sens ? Il arrive à Kant de dire cela28 mais
ce n’est pas complètement exact. C’est que pour l’Ecossais l’expérience fournit quand même
l’appréhension d’un lien entre deux objets, sauf que ce lien n’est pas au niveau des objets mêmes
mais dans le sujet. Il s’agit de sentiment que l’un sera suivi par l’autre que le sujet éprouve à leur
égard à cause de l’habitude de leur succession. 29 L’intention du sceptique anglo-saxon, comme le

page 620). Pour éviter les prolongements disproportionnés, nous nous limitons donc en général à la présentation de la
doctrine présentée par An enquiry.
24Cf. An enquiry…, IV, 1, p. 25 – 32.
25« A priori » n’y veut pas évidemment dire, que cette connaissance peut exister avant toute expérience ou
indépendamment d’elle, mais qu’étant donné l’idée du sujet et l’idée du prédicat (par exemple grâce à leur dérivation
d’une impression), on n’a plus besoin d’aucune expérience pour en établir le jugement avec la certitude. Notons que ce
caractère non-problématisable des propositions mathématiques semble être quand même problématisé ibid., XII, 2,
p.155 – 158, v. de plus Traité…, I, VII, p. 85 – 89. Toutefois, nous le verrons, Kant va toujours tenir l’apodicticité de la
mathématique pour la position humienne, sauvant son auteur de l’empirisme universel.
26Selon Hume il n’y a aucun autre principe en vertu duquel on pourrait prétendre au dépassement de l’expérience, cf.
An enquiry…, IV, 1, p. 26.
27Cf. ibid.; IV, 2, p. 36 – 39 ; V, 1, p. 42 ; VII, 1, p. 60 – 73, en s’opposant à Locke qui a du vouloir trouver son origine
dans un raisonnement sur l’expérience. « …no reasoning can give us new, original, simple idea » p. 64 en note.
28Cf. Critique de la raison pratique, p. I, liv. 1, cap. 1, II, p. 675 – 676 (V, 56).
29« We may… form another definition of cause, and call it, an object followed by another, and whose appearence
always conveys the thought to that other. » An enquiry…, VII, 2, p. 77. A la page précédant il propose une autre (plus
exactement deux, dont il ne remarque probablement pas la différence), fondée entièrement sur le fait de la succession
sans exception entre deux objets. Mais pour Kant il ne s’agit que d’une redéfinition, car le concept de la causalité tel
qu’on/il le connait inclut la nécessité et l’objectivité, cf. Critique de la raison pure, intr., II, p. 33 – 34 (III, 29). Dans ce
sens, chez Hume il est vraiment vidé de contenu.
Königsbergois ne manque pas de le souligner30, n’est pas bien sûr d’évacuer l’idée de la cause du
discours scientifique ou de décrédibiliser les inférences causales comme telles. Les « preuves »,
même si elles sont bien distinctes des « démonstrations », obligent quand même la raison à y
adhérer, les régularités observées dans le passé devant être pris comme l’argument nec plus ultra
quant à ce qu’on doit croire être la vérité. 31
Son but est simplement de montrer la faiblesse
principale de la raison humaine pour instaurer un « scepticisme mitigé », une espèce de philosophie
salutaire, domptant les passions, prévenant les aveuglements provenant des convictions de la
certitude absolue qu’on se fait sur sa propre pensée, et surtout empêchant de se perdre dans les
spéculations en dehors des limites de la connaissance humaine comme dans le cas de la
métaphysique illusionniste.32 Kant sympathise bien sur ce dernier point33 mais il reste qu’à son
jugement Hume y a raté presque tout ce qu’il a essayé et son analyse de la causalité, malgré son
statut privilégié dans sa réflexion ou plutôt à cause de lui, s’est finie de façon désastreuse.34
Son commencement a été pourtant bien. En réfléchissant sur le dépassement du concept de l’objet
dans les sciences qui concernent l’existence factuelle des choses, l’Ecossais s’est rapproché plus
que tous du problème clé de la connaissance spéculative – à la question des jugements synthétiques
a priori.35 Tout irait bien s’il ne s’était pas trompé quant à la mathématique. 36 Hélas, il a fait ainsi :
en l’excluant de l’atteinte de son scepticisme 37 au prétexte qu’elle est entièrement fondée sur le
principe de non-contradiction, il péchait contre son empirisme des principes qui a dû normalement
priver de l’apodicticité même « cette science si vantée ». D’ailleurs, le fondement dans le principe
de non-contradiction ne pourrait pas la sauver même en dehors des présupposés empiristes,
simplement parce qu’il n’existe pas38, car – malgré la conviction que l’Ecossais partageait avec à
peu près toute la tradition précédente – les jugements proprement mathématiques sont

30Cf. Prolégomènes…, préf., p. 21(IV, 258 – 259).


31« By proofs meaning such arguments from experience as leave no room for doubt or opposition. » An enquiry…, VI,
p. 56 en note, cf. le reste de la section, p. 56 – 59. A la différence de la « démonstration » fondée sur le principe de non-
contradiction, l’impossibilité de l’opposition y provient de la répétition infaillible passée d’un X qui donne « le dernière
degré de l’assurance » (subjective) qu’il était ainsi toujours et qu’il sera ainsi aussi à l’avenir, même contre les
témoignages de l’autorité la plus crédible imaginable, cf. pour la question de la crédibilité historique et des miracles
ibid., VIII, 1, p. 84 et X, p. 109 – 131.
32Le principe de la causalité étant subjectivisé, pour Hume il n’y a plus rien qui pourrait permettre un dépassement de
l’expérience et l’entrée dans le domaine métaphysique en tant qu’il concerne le suprasensible. Cf. ibid., V, 1, p. 40 –
42 ; XII, 3, p. 161 – 165.
33Cf. Critique de la raison pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 511(III, 488). 
34Cf. ibid., intr., VI, p. 43 ; II, cap. 1, sec. 2, p. 519 – 523 (III, 496 – 501).
35Cf. ibid. Kant est conscient que l’attribution de ses propres pensées à Hume ne trouve pas dans le discours de celui-ci
de fondement absolument clair, ou en tout cas pas formel, cf. aussi la division des jugements synthétiques/analytiques
Prolégomènes…, § 4, p. 38 (IV, 272). Toutefois, il la trouve plutôt justifiée et alors il en profite. Nous allons l’y suivre.
36Cf. Critique de la raison pratique, P. I, liv. 1, cap. 1, II, p. 670 – 671(V, 52).
37Cf. p. 5, note 25.
38Pourrait-il la sauver, s’il existait, étant donné les présupposés empiristes ? Le texte de Kant n’est pas complètement
univoque, mais il nous semble que le caractère destructeur de l’empirisme n’y est pas mis en dépendance du caractère
synthétique de la science, ce qui pourrait bien se comprendre. Selon l’empirisme des principes la connaissance elle-
même de l’implication du prédicat dans le sujet ne pourrait être rien d’autre que sa perception dans une expérience, ou
une copie d’une telle perception – et si cela était juste, on y chercherait difficilement l’espace pour une universalité ou
nécessité.
manifestement synthétiques.39 Cette évidence étant acquise, la problématique de ce type de
jugements aurait apparu dans toute son ampleur, car l’apriorité et la nécessité de la Mathématique
ne peut pas être mise en doute et Hume n’aurait pas osé de le faire. Ainsi il aurait été obligé de
revoir sa conception des jugements synthétiques (et son empirisme tout court) et la notion de la
causalité, mise dans le voisinage rassurant des principes fondateurs de la Mathématique, en aurait
pu bien profiter pour ne pas être rejetée entre les projections subjectives communes à l’homme et
aux animaux.40 La position de la Métaphysique serait sur-le-champ plus confortable.41
Pour Kant le caractère synthétique du principe de la causalité ne fait aucun doute ; il ne remet pas
non plus en question la conviction humienne qu’on ne peut pas tirer ce qui est nécessaire et a priori,
les deux notions étant convertibles pour lui, de l’expérience caractérisée par la contingence de ses
objets concrets.42 Sauf que, la présence des connaissances a priori dans l’ensemble des
connaissances humaines étant quasi évidente, il fallait en profiter pour lancer le projet critique, et
non pas la fourrer dans le lit procrustien de l’empirisme.43 Il suffisait de se demander
consciencieusement : la non-contradiction de la négation d’une proposition isolée étant admise,
pourquoi devrait-on en déduire que celle-ci ne peut pas être connue a priori ? Kant constate que
déjà avant Hume la piste n’était pas complètement hors de vue, en rendant un demi-hommage à
Locke qui, selon lui, mentionne en passant quelque chose d’assez semblable à une existence des
connaissances à la fois synthétiques et a priori.44 Il ajoute toutefois que l’expression nébuleuse de
ce dernier a dû empêcher de le remarquer au lecteur qui ignorait ce qu’il y fallait chercher. Ce n’est
que la Critique qui a rendu claire la réalité d’une telle connaissance, car, expérimentant la révolution
copernicienne, elle a montrée comment elle est possible.45
Qu’est-ce que Hume aurait dû (ou au moins pu) trouver, s’il avait été plus attentif, en se mettant à
critiquer, provoqué par le problème d’apriorité non-analytique de la mathématique, la raison et non

39Kant argumente que dans le concept de la somme des éléments (7 et 5) n’y est pas pensé le concept de tout (12) ;
dans le concept de la droiture d’une ligne n’est pas non plus pensé qu’elle est la ligne la plus courte entre deux points ;
dans les deux cas il faut recourir à l’intuition cf. Critique de la raison pure, intr., V, p. 40 – 42(III, 36 – 38) ; I, p. 1, § 2,
p. 57 (III, 53) ; § 7, p. 66 (III, 63) ; § 8, p. 71 (III, 68 – 69). Il ne s’agit pas ici bien sûr d’exclure de la Mathématique les
jugements analytiques (les définitions par exemple), mais dans la terminologie kantienne celles-ci sont les jugements
qui appartiennent à la Mathématique sans être les jugements proprement mathématiques.
40Cf. Critique de la raison pratique, pr., p. 620(V, 12).
41Cf. Critique de la raison pure, intr., VI, p. 43 (III, 42) ; Prolégomènes…, § 4, p. 38(IV, 272 – 273).
42Cf. Critique de la raison pure, intr., II, p. 32 – 33 (III, 28 – 29). Notons que l’intellectus agens aristotélicien est le
grand absent de la réflexion kantienne visant à évaluer toutes les prétendues sources des jugements apodictiques, cf.
ibid., I, p. 2, § 27, p. 143 – 146 (III , 127 – 129).
43Cf. ibid., p. 34 (III, 29 – 30). « …il est concevable de se demander COMMENT elles [la Mathématique et la
Physique] sont possibles ; qu’elles doivent être possible, c’est démontré par leur réalité. » ibid., p. 44(III, 40). La
critique a comme but de déterminer apodictiquement les limites de la totalité de puissance cognitive humaine par sa
relation à l’inconnaissable ; ce qu’a fait Hume n’a pas été qu’une censure, bornant pour le moment la raison par des
problèmes de fait, sans pouvoir vraiment garantir le caractère durable de sa solution, cf. ibid., II, cap. 1,
sec. 2, p. 519 – 523 (III, 496 – 501) ; Prolégomènes…, § 57 (IV, 352).
44Cf. Prolégomènes…, § 3, p. 35 (IV, 270). Kant interprète ainsi « knowledge of the agreement or disagreement of our
ideas in co-existence », cf. JOHN LOCKE, An essay concerning human understanding, lib. IV, cap. 3, § 8 – 10,
London, George Routledge and sons limited, 1894, p. 443 – 444.
45Cf. Critique de la raison pure, 2nde préf ., p. 18 – 21(III, 11 – 16).
seulement à la censurer ? Il aurait pu se rendre compte que quelque soit l’expérience, elle suppose
l’espace et le temps, et que c’est sur ce lien (ce lien qu’ont ces deux formes d’intuition a priori avec
toute expérience possible) qu’on peut fonder, et qu’on fonde réellement, l’apriorité mathématique. 46
Une fois sur le chemin, il aurait pu se rendre compte que quelque soit le jugement concernant
l’expérience, il porte toujours quatre aspects dont chacun ne peut se réaliser que de trois manières et
qu’à partir de cette structuration de la fonction de l’entendement dans les jugements sont donnés
aussi les concepts les plus fondamentaux de l’entendement, dont la relation de cause à effet fait
partie.47 Il se serait peut-être même rendu compte, que, pour qu’elle soit possible, l’expérience
suppose déjà une détermination conceptuelle de l’intuition, et s’il était arrivé jusqu’à là, la partie
aurait été gagnée. Car tant que l’expérience dépend du caractère donné des concepts et non pas
inversement, les objets contingents de l’expérience en tant que tels ont beau ne pas prouver la
nécessité d’application de ces concepts, ni même permettre leur réduction à un donné expérimental
– la nécessité et l’objectivité de ces concepts sont déjà données a priori.48 Ainsi, Hume n’aurait pas
pu passer précipitamment de la contingence de l’application d’une loi à la contingence de la loi elle-
même, comme il l’a opéré dans le cas de la causalité, et encore moins à son caractère subjectif,
seulement à cause de l’impossibilité d’identifier sa réalisation concrète avec le contenu d’un donné
empirique concret. Sa position originelle serait renversée par la base, trouvant tout ce qu’il a jugé
introuvable, et beaucoup plus, dans les formes d’entendement a priori. La solution du problème
sceptique était là, inverse, néanmoins, à tout ce dont lui-même, ou quiconque d’autre, a su s’aviser.49
Mais une fois trouvée, elle permettrait non seulement de rendre compte de sciences apparemment
non problématiques, comme la Mathématique et la Physique, mais aussi de fonder finalement, une
fois pour toujours, la Métaphysique – l’inventaire des principes de toute expérience possible
possédés par la raison pure de toute intuition.50
Hume est-il donc complètement dépassé ? Il ne faut pas se précipiter. Malgré le démontage à peu
près complet de ses principes, demeure un domaine dont l’importance n’est pas tout à fait
négligeable, où à premier vue la Critique semble confirmer ses résultats. La Métaphysique
mentionnée ne peut jamais arriver à la connaissance spéculative des entités supra-empiriques
(l’âme, le monde, Dieu) parce qu’il n’y a pas d’intuition non-sensible. 51 Leurs Idées attirent, il est

46Cf. ibid., I, p. 1, § 2, p. 57 (III, 53) ; § 7, p. 66 (III, 63) ; § 8, p. 71 (III, 68 – 69) ; Prolégomènes…, § 10, p. 51 (IV,
283).
47Dans le cas de la causalité c’est précisément la forme du jugement hypothétique, cf. la Table logique et la Table
transcendantale en Prolégomènes…, § 21, p. 75n (IV, 302 – 303).
48Cf. Critique de la raison pure, I, P. 2, intr. et div. 1, p. 76 – 250(III, 74 – 233). Nous n’avons pas de place pour entrer
plus dans le détail quant à cette partie cruciale de l’épistémologie kantienne. Pour un exposé plus synthétique cf.
Prolégomènes…, § 20 – 26, p. 72 – 85 (IV, 300 – 310).
49Cf. Critique de la raison pure, I, p.2, div. 1, liv. 1, cap. 2, sec. 1, § 14, p. 106 (III, 105) ; II, cap. 1, sec. 2,
p. 522 (III, 500) ; Prolégomènes…, §27 – 30, p. 85 – 89 (IV, 310 – 313).
50Critique de la raison pure , 1ère préf., p. 10 (IV, 13).
51L’acte de connaissance spéculative dans le sens propre du mot signifie pour Kant de rapporter une intuition par les
catégories de l’entendement à un objet en tant que sa représentation, cf. Critique de la raison pure, 2nde préf., p. 19
vrai, la pensée humaine vers elles, elles la motivent à avancer toujours plus dans l’unification du
système de la connaissance mais leur réalité reste quand même spéculativement inatteignable,
toutes les promesses du contraire n’étant que des tromperies dialectiques. 52 Peut-on donc résumer en
disant que Kant, moins radical que Hume dans la matière des restrictions d’élan métaphysique
globalement parlant, est quand même aussi radical que lui dans la matière de ce qui s’est présenté
traditionnellement comme la finalité ultime de cet élan ? Cela ne serait pas exact. D’un certain point
de vue (étymologique), pour Kant l’Ecossais n’est pas radical du tout. Condamné à la contingence
de sa propre position par son empirisme et par la partialité de sa réflexion primitive, Hume, quelque
soit le résultat auquel il a prétendu, n’a pu établir une barrière durable contre les essais dialectiques
des métaphysiciens. D’autant moins qu’il n’a même pas fondé théoriquement la distinction de
l’usage légitime des principes de la raison par rapport à eux. 53 Ce n’est que Kant qui a coupé la
tromperie à sa racine. De l’autre côté, le suprasensible, tout en étant spéculativement fantomatique,
a mérité quand même plus de délicatesse que Hume lui en a accordé. Si on en restait à ses
conclusions, le résultat serait non seulement une épistémologie faussée mais aussi des dégâts
irrémédiables dans la théorie du domaine pratique. C’est que dans sa vision des choses, à peine
peut-on trouver de place primo, pour la loi morale, secundo, pour ce que celle-ci exige absolument à
postuler et par conséquent à penser – pour le Dieu vivant. Commençons par le premier problème.

II. Causa noumenon


« Ce qui pourrait arriver de plus fâcheux à ces recherches, ce serait que quelqu’un fît cette
découverte inattendue qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle part de connaissance a priori. »54 En
passant des réflexions kantiennes sur la connaissance spéculative à celles sur la connaissance
pratique, on peut faire, à l’égard de Hume, les deux observations suivantes: primo, le nombre
d’occurrences du nom de l’Ecossais décroit radicalement, le fait assez surprenant à premier vue,
étant donné le lieu que Hume-moraliste avait eu dans l’enseignement universitaire donné par

(III, 12) ; I, P. 2, intr., p. 76 – 77 (III, 74 – 75). La pensée par les catégories seules ne réalise donc aucune connaissance.
Etant donné que l’intuition humaine n’est que sensible, cf. aussi ibid., I, P. 1, § 1, p. 53 (III, 49) la connaissance du
supra-sensible est a priori exclue.
52Cf. Critique de la raison pure, I, P. 2, div. 2, p. 251 – 485(III, 234 – 464).
53Cf. Critique de la raison pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 523 (III, 501). Ce n’est que la restitution de sa propriété légitime
qui dompte l’inclination de la raison d’aller au delà. Cette « usage légitime » réfère avec toute vraisemblance à la
métaphysique légitime, car s’il s’agissait de la science empirique etc., Hume a quand même donné des critères pour sa
délimitation contre la métaphysique transcendante, cf. An enquiry…, XII, 3,
p. 161 – 165, même si leur fondement théorique aurait dû être considéré par Kant comme insuffisant.
54Critique de la raison pratique, pr., p. 618 (V, 12).
Kant55 ; secundo, la température du discours, autrefois plutôt amical, s’approche à zéro.56
Kant y reprend les grandes lignes de sa critique de la conception humienne de la connaissance
spéculative, qui y trouve ses formulations des plus dures. Hume a manqué la découverte de la
synthèse a priori ; son empirisme des principes ne rentrerait même pas dans ses propres limites 57 ; sa
conception de la causalité fait de la notion de celle-ci une illusion, « théoriquement nulle ». Mais
tous ces manques radicalement nuisibles dans le domaine spéculatif prennent une dimension de plus
dès qu’il s’agit du domaine moral ; c’est qu’ils le rendent purement et simplement impossible.
Expliquons.
« Il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne
volonté. »58 Cette affirmation peut être selon Kant garantie par la réflexion élémentaire sur ce qu’on
considère comme bon ou pas bon. C’est que les autres biens les plus grands pourraient être
considérés comme des maux, s’ils n’étaient pas liés avec la bonne volonté. La bonté de celle-ci ne
peut donc pas provenir d’eux comme de ses résultats factuels, plus encore, elle ne peut pas en
provenir comme de ses objets. Mais d’où vient-elle alors, devant être intrinsèque à la volonté,
comme chaque l’intelligence saine en a une notion ? Nécessairement de son principe, de la maxime
qu’elle réalise. Or, cette maxime ne pouvant pas elle-même être conditionnée par une finalité
extérieure et par conséquent par aucun objet d’expérience,59 elle ne peut être que le respect à ce qui
est pour la volonté bonne nécessaire a priori.
La volonté n’est donc bonne que si elle est déterminée par cette maxime qui à son tour suppose
qu’on peut établir une règle a priori de la volonté bonne, une loi pratique représentée dans la

55Cf. Annonce de M. Emmanuel Kant sur le programme de ses leçons pour le semestre d’hiver 1765 – 1766 en
Œuvres…, tome 1, p. 521(II, 311) ou il est considéré avec Hutcheson et Shaftesbury comme celui qui, toute en
manquant l’achèvement de ses réflexions, est allé le plus loin dans le domaine. Pourtant, pas de référence explicite dans
Fondements de la métaphysique des mœurs, ni dans Métaphysique des mœurs, Critique de la raison pratique ne
contenant que deux passages, qui ne disent rien de la philosophie morale humienne, cf. préf.,
p. 618 – 621 (V, 12 – 14) ; P. I, liv. 1, cap. 1, II, p. 668 – 677(V, 50 – 57).
56« L’esprit aussi pénétrant » (P. I, liv. 1, cap. 1, II, p. 672(V, 53)) étant le seul qualificatif vraiment positif dans une
dizaine des pages qui accusent Hume des fautes, des inconséquences et de la destruction du concept clé de la moralité,
en le défendant, il est vrai, contre l’accusation du scepticisme universel. La considération critiquant une doctrine de
l’empirisme universel, composée (« par exemple » sic !) des affirmations caractéristiques de Hume, cf. préf., p. 618 –
620(V, 12), (lequel est ensuite désolidarisé de cette doctrine seulement grâce à son prétendu pas à l’écart dans la
mathématique), rappelle l’anticipation des défauts de la métaphysique dogmatiste en Critique de la raison pure, 2nde
préface, p. 15 (III, 7) par rapport à p. 18(III, 11).
57« Ce serait comme si quelqu’un voulait prouver par la raison qu’il n’y a pas de raison. » Critique de la raison
pratique, préf., p. 618 (V, 12). Cette phrase est adressée directement à l’empirisme universel, selon Natorp à Feder, cf.
ibid., en note 2 (p. 1488). Mais étant donné que, selon Kant, Hume n’y rentre pas seulement grâce à sa conception
fautive de la mathématique, tandis qu’à son épistémologie, niant les principes cognitifs a priori, « arrive … ce qui
renverse toujours le scepticisme, je veux dire que son système est lui-même mis en doute… » (Critique de la raison
pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 523 (III, 501)), nous sommes convaincu qu’il y est visé, lui aussi, au moins indirectement.
58EMMANUEL KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, sec. 1, en Œuvres…, tome 2, p. 250 (IV, 393). Dans le
reste du paragraphe nous résumons le texte suivant jusqu’à p. 260 (IV, 402). « Le système de la raison pure pratique …
suppose … les Fondements de la métaphysique des mœurs… » Critique de la raison pratique, préf., p. 614 – 615 (V, 8).
Cf. aussi Critique de la faculté de juger, § 86, p. 442(V, 443).
59Cela détruirait à nouveau le caractère absolu de la bonté de volonté.
raison.60 Or la loi pratique suppose ce qui est « la pierre d’achoppement pour tous les empiristes »61
– la liberté. Pourquoi ? Si la volonté est bonne, c’est qu’elle est de fait déterminée par la loi qui
(telle qu’elle est représentée dans la raison pratique, car elle ne peut pas être représentée ailleurs) ne
dépend de rien d’autre dans sa qualité de déterminateur. Il faut donc qu’il y ait dans la raison
pratique une sorte de causalité indépendante de tous les facteurs extérieurs – ce qui est exactement
ce que veut dire « la liberté » dans le sens le plus stricte du mot.62
Il est quasi redondant de dire que la pseudo-causalité humienne se montre absolument impuissante
pour penser cela. Déjà, elle ne peut pas rendre compte de la détermination de la volonté par la loi,
car son concept ne contient pas, tant qu’il contient quelque chose, une détermination objective
quelconque.63 Mais, si possible, chez Hume il y a pire que son réductionnisme subjectiviste – c’est
son réductionnisme empiriste. Kant affirme, il est vrai, avec force que la connaissance spéculative
ne peut pas s’étendre aux objets (en tant qu’ils sont) au-delà de l’expérience. Mais l’Ecossais va
beaucoup plus loin : « it is impossible for us to think of » them.64 L’affirmation kantienne,
apparemment jugée excessive par les éditeurs de La Pléiade, que « Hume… prenait les objets de
l’expérience pour des choses en soi »65 pourrait trouver une certaine justification en cela. C’est que
si on ne peut pas déterminer les objets de l’expérience comme phénomènes par rapport à ce dont ils
sont les phénomènes, ou au moins par rapport à celui pour qui ils sont des phénomènes, pour cette
raison précise de l’impossibilité de penser le second membre de la relation la différence entre
« l’objet de l’expérience » et la « chose en soi » devient, au moins dans le cas des impressions, pas
tout à fait claire.66 Pratiquement, chez Hume le réel s’identifie avec l’expérimenté, et la liberté est
donc soit un donné empirique, soit elle n’est pas du tout. Hume suit le premier chemin mais sa
conception de la liberté réalisée dans le cadre du déterminisme universel, dont la mention n’a pas
été intégrée assez curieusement par Kant dans sa critique67, ne peut guère satisfaire pour les besoins

60«… il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est objectivement la loi et subjectivement un pur
respect pour cette loi pratique, par suite la maxime* d’obéir à cette loi… » Fondements…, p. 101, la note marquée
disant : « On entend par maxime le principe subjectif du vouloir, le principe objectif…qui servirait aussi subjectivement
… à tous … si la raison avait plein pouvoir…est la loi pratique. » Notons, qu’à la différence de certaines conceptions
d’inspiration aristotélicienne, où la loi est ce qui vaut toujours ou dans la plupart des cas (la majorité des lois rentrant
dans cette seconde catégorie), cf. par exemple THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, I-IIae, q. 94, a. 4, pour Kant « la
loi », qu’on en parle dans le domaine physique ou moral, signifie essentiellement une règle ne permettant aucune
exception du tout, cf. Critique de la raison pratique, § 3, scol. 2, p. 637 – 638(V, 26).
61Critique de la raison pratique, préf., p. 614 (V, 7).
62Cf. ibid., § 5, p. 640 – 641(V, 28 – 29) ; Critique de la raison pure, I, P. 2, div. 2, liv. 2, cap. 2, sec. 2, ant. 3, p. 348n
(III, 308n). Nous ne prétendons pas ici à une représentation de l’argument kantien suffisamment complète pour pouvoir
juger de sa validité.
63« The necessity of any action … is not … a quality in agent but in any thinking…being who may consider the
action ; and it consistes chiefly in the determination of his thoughts to infer the existence of that action… ; as liberty
when opposed to necessity is nothing but the want of that determination…which we feel… » An enquiry…, VIII, 1, p.
94 en note.
64V. p. 4 – 5.
65Critique de la raison pratique, p. I, liv. 1, cap. 1, II, p. 672(V, 53), cf. la note 1 de cette page à la page 1493.
66«… ces dernières (noumènes) doivent être admises par l’entendement justement parce qu’il reconnaît les objets de
l’expérience pour des simples phénomènes. » Prolégomènes…, § 59, p. 146 (IV, 360).
67Du moins pas avec la référence à son auteur. Notons que dans Einige Bemerkungen zu L. H. Jakob's Prüfung der
de la morale kantienne. Même si on lui concédait le fait d’être une causalité, elle serait tout sauf
inconditionnée.68 D’ailleurs, selon Kant un pareil lapsus est nécessaire non seulement pour
l’empiriste mais aussi pour tous les autres qui n’ont pas réalisé la révolution copernicienne. 69 Le
monde de l’expérience étant réglé par la nécessité naturelle où, à cause du principe de la raison
suffisante, chaque état est déterminé par l’état antécédent et ainsi ad infinitum, ce n’est que la
distinction entre la chose en soi et les objets de ce monde qui permet à la raison d’attribuer à cette
chose-là la liberté sans qu’elle (la raison) rentrerait en conflit avec elle-même par une contradiction.
Ce sujet est ainsi pour le Königsbergois le lieu majeur pour montrer le grand intérêt de son
épistémologie. Il ne manque pas d’en profiter en rappelant que c’est sa conception des notions a
priori qui lui a rendu possible de sauver le concept de la causalité pour son usage pratique. Il l’a
montré comme non-contradictoire avec lui-même par son application aux objets de l’expérience,
mais parce qu’il ne l’a pas déduit d’elle-même mais de l’entendement pur a priori, il l’a gardé
essentiellement indépendant de conditions empiriques et alors potentiellement pensable en dehors
d’elles, pour devenir le concept de la liberté, permettant de penser la loi morale. Rien de tel, s’il
avait suivi Hume.70
Cela étant dit, la possibilité de la penser n’est pas qu’un objet de désir d’un humaniste naïf mais une
nécessité épistémologique dure. Déjà au niveau spéculatif, l’idée d’impossibilité de la causalité libre
s’est montrée contradictoire, car la série composée seulement des causes naturelles-conditionnées,
fusse-t-elle infinie, ne constitue pas la raison suffisante pour l’effet conditionné, la même raison
suffisante dont pourtant la nécessité est dans cette idée son constitutif formel. A ce niveau, il n’en
est suivi, il est vrai, qu’un concept problématique de la liberté, ne permettant aucune connaissance
faute de l’intuition intellectuelle.71 Mais dans le domaine pratique, on peut aller plus loin. C’est que
la loi morale susmentionnée n’est pas du tout qu’une hypothèse, elle est un fait de la raison qu’on
perçoit immédiatement « dès que nous ébauchons pour nous même des maximes de la volonté …
comme un principe déterminant sur lequel ne doit pas prédominer aucune condition sensible, et qui

Mendelssohn'schen Morgenstunden, (VIII, 152) Kant critique par une comparaison attribuée à Hume une réconciliation
de la liberté et de la nécessité naturelle avancée par Mendelssohn et rappelant beaucoup, telle qu’elle y est présentée, la
position de l’Ecossais, cf. notamment avec An enquiry…, VIII, 1, p. 80 – 81, sans que le texte laisse soupçonner la
parenté des deux auteurs qu’il mentionne.
68Pour Hume le conflit entre la liberté et la nécessité naturelle n’était depuis le commencement que verbal. Tout le
monde admet (au moins pratiquement) la stabilité et la possibilité de faire les inférences dans le cadre des volitions
humaines, et on ne lui a pas encore montré aucun autre contenu que pourrait avoir l’idée de la nécessité naturelle. Par la
liberté on ne pense qu’un « power of acting or not acting according to the determinations of the will » où l’agent, il est
vrai, ne sent pas pour la plupart la détermination de la volonté par ce qui précède en réalisant la volition, mais où il la
sent presque toujours en y réfléchissant. Les deux notions sont donc parfaitement réconciliables, cf. An enquiry…, VIII,
1, p. 80 – 96. La détermination de la volonté y est donc toujours forcément inscrite dans le conditionnement universel
par les motifs empiriques, la volonté bonne dans le sens kantien du terme, déterminée inconditionnellement par la raison
pratique seule, étant impossible.
69Cf. Critique de la raison pure, 2nde préf ., p. 23 – 24(III, 17 – 18) ; I, P. 2, div. 2, liv. 2, cap. 2, sec. 2, ant. 3, p. 348n
(III, 308n) ; sec. 6, p. 372 – 376 (III, 338 – 342) ; sec. 9, III, p. 395 – 408 (III, 362 – 377).
70Cf. Critique de la raison pratique, p. I, liv. 1, cap. 1, II, p. 673 – 676 (V, 54 – 56).
71Cf. Critique de la raison pratique, P. I, liv. 1, cap. 1, I, p. 666 – 667 (V, 48 – 49).
même est tout à fait indépendant de ces conditions. » 72 Par le fait même, dans l’expérience de cette
détermination inconditionnée la notion de liberté reçoit sa réalité objective, qui est une garantie de
sa possibilité réelle et non seulement logique, et qui permet de la connaitre, à défaut de la
comprendre.73
Si Kant a raison, la philosophie de l’empiriste écossais a donc anéanti sur le plan explicatif un
donné empirique de base qui pourrait, étant bien compris, en dehors de son importance pour la
« métaphysique des mœurs », subvenir aux faiblesses de la connaissance spéculative comme un
effet collatéral. La « vérification » pratique de la notion de liberté en serait la plus radicale, elle ne
resterait pas toutefois totalement isolée ; regardons une autre « Chose » que la loi morale
nécessiterait de supposer.

III. Dieu des critiques


« Dieu, liberté, immortalité de l’âme : ce sont là les problèmes à la solution desquels tendent toutes
les entreprises de la métaphysique comme à leur fin dernière… »74 Kant ne mentionnant pas la
contribution de Hume au troisième de ces problèmes, il ne nous reste maintenant qu’à voir la
confrontation des pensées des deux auteurs dans le cadre du Premier. Critique de la raison pure ne
mentionne que peu de choses quant à la (anti)théologie humienne. Kant ne lui attribue que la
négation de la possibilité de démontrer l’existence de Dieu et de s’en former un concept
déterminé.75 Le ton est décidément favorable à Hume et sa position accordée, étant comprise par
Kant comme correspondant à sa propre pensée. A partir des Prolégomènes, la situation change – le
fait étant attribué au caractère progressif de la prise de connaissance des œuvres humiennes par le
Königsbergois.76 Poser le Dieu vivant comme la cause universelle de tout, voilà ce que le broyeur
célèbre des preuves de l’existence de Dieu 77 défend contre l’Empiriste comme possible, raisonnable
et même nécessaire.
L’intérêt n’en est pas primordialement ni spéculatif, ni spécifiquement religieux 78. Chez le
Königsbergois la problématique de Dieu est centrée dans le domaine pratique 79 – il faut quelqu’un
pour rendre possible le bonheur des obéissants à la loi morale.80 Ne nous trompons pas, Kant n’y

72Critique de la raison pratique, P. I, liv. 1, cap. 1, § 6, scol., p. 642 (V, 30), cf. ibid., I, p. 658nn (V, 42).
73Cf. Critique de la raison pratique, préf., p. 609 – 610 (V, 3 – 4) et les notes (p. 1485 – 1486) pour la détermination
plus précise de la terminologie épistémologique kantienne ; P. I, liv. 1, cap. 1, I, p. 666 – 667 (V, 48 – 49). V. aussi
Critique de la raison pure, 2nde préf., p. 22 – 23 (III, 17) en note.
74Critique de la faculté de juger, § 91, p. 473(V, 473).
75Cf. Critique de la raison pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 511(III, 488). 
76Cf. Œuvres…, tome 2, p. 1430 (note de page 140). Pourtant, dans la seconde édition de Critique, Kant n’a rien ajouté
à ce sujet.
77Cf. Critique de la raison pure, I, P. 2, div. 2, liv. 2, cap. 3, sec. 3 – 7, p. 421 – 452(III, 392 – 426). 
78En tant qu’on veut tenir l’autonomie de ce domaine par rapport au domaine moral, ce qui n’est pas tout à fait le cas
chez Kant, cf. par exemple Critique de la faculté de juger, § 89, p. 459 (V, 460).
79Le même vaut d’ailleurs pour les deux autres Idées de la raison pure, cf. Prolégomènes…, § 60, p. 148 – 149 (IV, 362
– 363) ; Critique de la raison pratique, P. I, liv. 2, cap. 2, VII, p. 776 – 779 (V, 138 – 140). 
80Cf. Critique de la raison pratique, P. I, liv. 2, cap. 2, V, p. 759 – 768 (V, 124 – 132).
cède même pas un pas à la morale eudaïmonique. La loi morale ne puise pas sa valeur du bonheur
dont il serait la condition ou le moyen, d’une certaine façon c’est l’inverse qui est vrai. Le bonheur
ne signifie que « l’état dans le monde d’un être raisonnable, pour qui, dans toute son existence, tout
va selon son désir et sa volonté. »81 Cela dit, pour les moralement bons le bonheur est
l’accomplissement parfait de ce que la loi morale les oblige à vouloir. Or, on ne peut pas s’efforcer
de réaliser quelque chose sans postuler qu’elle est possible – l’obéissance à la loi implique donc
comme sa conséquence le postulat de la possibilité du bonheur mentionné. Mais pour cela, la
causalité naturelle dont cela dépend devrait s’accorder parfaitement avec le vouloir des moralement
bons ce qu’on ne peut pas attendre si elle ne puise pas elle-même toute son origine d’un agent
moralement bon. L’obéissance à la loi morale donc implique (comme sa conséquence et non comme
son motif) le postulat de la Cause du monde, Sainte, Toute-puissante et Omnisciente. 82 Or, dans ces
Dialogues, Hume, du moins tant qu’il est compris par Kant, argumente la contradiction d’une telle
idée.83
Regardons de plus près. Dans la perspective adoptée par Kant, le concept de Dieu peut revêtir
essentiellement deux formes – déiste et théiste. La première se contente avec attribution à Dieu des
prédicats ontologiques comme l’étant, le parfait ou la cause. Selon le Critique, Hume s’est montré
particulièrement faible dans son attaque contre elle, l’ébranlant, il est vrai, quant à sa prétention au
caractère démontré, mais pas en elle-même.84 Malheureusement, inébranlable qu’il soit en lui-
même, ce concept est dans sa limitation pratiquement inutile ; on a vu que la morale doit postuler
beaucoup plus. La conception théiste, attribuant à Dieu les caractéristiques naturelles comme la vie,
l’entendement ou la volonté, y correspond déjà beaucoup mieux – la volonté n’implique pas la
sainteté mais elle la permet, d’autant plus si on la pense chez un être sans une dimension empirique.
Mais c’est précisément ici, que Hume attaque et où, à la différence du cas précédant, son offensive
est sérieuse. Comment attribuer à un être dit non-empirique et infini les prédicats dont le contenu
manifestement perd sa signification, si on le déplume de sa condition originelle – la finitude du
monde empirique ?85 Un tel anthropomorphisme n’est-il pas intrinsèquement contradictoire ?

81Ibid., p. 760(V, 124).


82Cf. ibid., p. 778 (V, 139 – 140) ; Critique de la faculté de juger, § 86 – 87, p. 440 – 452(V, 442 – 453).
83Cf. DAVID HUME, Dialogues concerning natural religion, Edition anglaise de 1779. Plus exactement, les deux acteurs
principaux du livre prononcent l’un contre l’autre des arguments qui dans leur ensemble constitueraient un discours
antithéologique assez virulent. Le point d’interrogation provient de l’absence de l’identification claire de l’auteur avec
l’un des discours présents dans le livre. Son héros est-il le sceptique Philo, comme on serait spontanément penché à le
croire ? Ou le théiste Cléanthe, comme il l’a, à l’occasion, lui-même affirmé, (cf. Œuvres…, tome 2, p. 1430 (note de
page 140) ? Ou les deux doivent-ils être considérés comme les parties complémentaires d’une seule critique ? « All
religious systems…are subject to … insuperable difficulties. … But each of them… prepare a complet triumph for the
Sceptic who tells them that no system ought ever tou be embraces with regard to such subject » Dialogues…, VIII, p.
89. Ou la situation est-elle encore plus compliquée que cela ? Cf. ibid., XII, p. 152.
84Cf. contre-argument de Cléanthe, Dialogues…, IX, 92 – 95. Toutefois, son argument affirmant que la notion super-
abstraite de Dieu rende l’existence de ce « Dieu » tout à fait réconciliable même avec l’athéisme, cf. ibid., p. 47 – 48,
peut être à peine considéré comme concernant la seule démonstrabilité du déisme.
85Cf. Prolégomènes…, § 57, p. 139 – 141 (IV, 355 – 356) ; Dialogues…, III, p. 46 – 47 ; V, p. 58 – 59 et 63 – 64.
Kant contre cette objection par l’arme des plus classiques – l’analogie. 86 Il rejette toutefois
intentionnellement son analogué qu’il considère comme le plus répandu en son temps – une
ressemblance imparfaite. Au contraire, il adopte une version probablement originelle, quasi
étymologique de cette notion, que la tradition avait appelé analogia proportionalitatis extrinseca –
autrement dit, la conformité de deux relations où les membres de la première relation pris en eux-
mêmes peuvent très bien n’avoir rien à voir avec les membres de la seconde, car la relation ne
rentre pas dans leur identité87. Le discours théiste est ainsi déculpabilisé de « l’anthropomorphisme
dogmatique », que Hume a du condamner à juste titre, tout en utilisant « l’anthropomorphisme
symbolique »88, rendant tous les services nécessaires pour garder le rôle irremplaçable que l’idée de
Dieu doit jouer. Que cela veut-il dire ?
Dès la première Critique Kant répète que Hume a borné la connaissance tout en la laissant
illimitée.89 C’est que la limite implique quelque chose contre laquelle elle délimite et qui est donc en
dehors d’elle, or, dans la vision humienne il n’y aurait rien qui serait hors du domaine de la
connaissance humaine, car l’inconnaissable serait impensable.90 Nous avons vu que pour Kant cela
reviendrait à l’identification de l’objet d’expérience en tant que tel et de la chose en soi avec toutes
les conséquences fâcheuses déjà mentionnées (auxquelles pourrait d’ailleurs appartenir
l’impossibilité du théisme). Pour éviter cet usage transcendant de l’expérience, il faut donc penser
les choses en soi dont on ne peut jamais avoir une connaissance (spéculativement) déterminée. Les
concepts de l’entendement pur, nous l’avons vu aussi, permettent d’accomplir bien cet exigence –
les prédicats « ontologiques » comme la substance ou la cause, ne contenant en eux rien
d’empirique, peuvent être attribués à l’Être suprême sans contradiction. Mais aussi sans une
détermination quelconque, car ces concepts ne sont que des formes vides. Néanmoins, l’Inconnu
une fois pensé, on peut penser ce qu’on connait dans une relation à lui – et c’est cette relation qui
permet de déterminer le concept de l’Inconnu comme « ce par rapport à quoi on doit penser la
réalité empirique comme si… ». Cela ne le rend point du tout plus connaissable en soi, car la
relation « devoir être pensé comme si… » ne distingue rien dans la chose en soi, mais seulement
dans la chose « pour moi, c’est-à-dire à l’égard du monde dont je suis une partie. »91 La solution du
problème susmentionné devient donc évidente. S’il était bien contradictoire de penser Dieu
« directement » par le concept dont les éléments résident toujours dans le phénomène, il n’y a rien
de contradictoire dans le fait de penser la ressemblance des relations entre l’objet d’un tel concept
(par exemple l’artisan) et quelque chose d’empirique (l’horloge) d’un côté, et entre le monde

86Cf. Prolégomènes…, § 58, p. 142n (IV, 357n) 


87Pour le développement plus large, cf. Critique de la faculté de juger, § 90, p. 464 – 465(V, 464 – 465).
88Cf. Prolégomènes…, § 57, p. 142 (IV, 357).
89Cf. Critique de la raison pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 519n (III, 496n).
90Cf. Prolégomènes…, § 57, p. 134 – 137 (IV, 351 – 353) ; § 58, p. 145(IV, 360).
91Ibid., p. 142 (IV, 357). Cf. § 58, 143 – 145 (IV, 358 – 360).
d’expérience et quoi que ce soit d’Inconnaissable de l’autre côté.
D’un certain point de vue, on est même obligé de le faire. C’est que pour pouvoir rendre intelligible
la réalité singulière dont on a l’expérience, il faut la subsumer sous les lois universelles, mais
pourtant moins universelles que sont les lois de toute expérience possible qui peuvent être déduites
de notre entendement.92 Le monde sensible doit être donc pensé comme s’il était réglé tout entier
par un entendement différent du nôtre, et dont les concepts en seraient la source – autrement dit,
avec des finalités objectives.93 L’unité de ses finalités, qu’on expérimente de la manière la plus
sensible dans les corps vivants, oblige ensuite à penser l’unité de l’entendement qui est leur source.
Hume réplique que cela ne fait que déplacer le problème, parce qu’il fallait ensuite expliquer l’unité
des différents aspects de cet entendement lui-même94, mais Kant trouve cette objection « nulle et
non avenue. » Tandis que l’agrégat des différentes substances extérieures l’une à l’autre qu’est la
matière, ne rend jamais la raison de son unité, la substance simple dont les aspects différents
s’identifient entre eux y est parfaitement suffisante.95 Toutefois, il est vrai que la téléologie physique
laissée à elle-même ne suffirait pas pour fonder une théologie mais plutôt une démonologie 96 – le
caractère (et l’unicité) du sujet de cet entendement restant indéterminé loin avant la proclamation
des perfections absolues exigées pour le concept de Dieu. Ce ne sont que les exigences pratiques de
la loi morale qui permettent de faire ce pas et rendent ainsi la croyance pratique en Dieu Vivant
fondée dans la raison.97 Cette croyance ne peut jamais devenir une science, elle ne rapporte aucune
détermination, et donc aucune connaissance spéculative, au sujet du Dieu en soi, nous n’y trouvons
que la manière de nous penser par rapport à lui et ce que nous pouvons espérer de lui. 98 Et « il ne
nous en faut pas non plus d’avantage. »99

Conclusion
Ayant fait une brève revue de l’approche kantienne de la philosophie spéculative de Hume, nous
voyons que le Critique n’a point exagéré en se considérant « bien éloigné de lui accorder audience
en ce qui concerne ses conclusions… » En commençant par son empirisme des principes,
l’apriorisme kantien démolit point par point la « (anti)métaphysique » de l’Ecossais et ses
conclusions, ouvrant des horizons beaucoup plus larges pour la satisfaction de la « métaphysique

92Cf. Critique de la faculté de juger, intr., V, p. 160 – 165 (V, 181 – 186).
93Pour Kant « le concept d’un objet, dans la mesure où il contient en même temps le fondement de la réalité effective
de cet objet, se nomme fin…» ibid., IV, p. 159 (V, 180). La nécessité de cette manière de penser ne provient pas
néanmoins de l’objet lui-même mais du besoin de son intelligibilité dans le sujet – on y est loin d’une démonstration
physicothéologique de l’existence d’un tel Entendement Suprême.
94Cf. Dialogues…, IV, p. 51 – 55.
95Cf. Critique de la faculté de juger, P. 2, app., § 80, p. 417 – 418(V, 420 – 421).
96Cf. Critique de la faculté de juger, § 85, p. 434 – 440(V, 436 – 442) et § 86, p. 443 (V, 444).
97Cf. ibid., § 91, p. 472 – 473(V, 471 – 473). V. le reste du paragraphe pour la considération plus vaste de la notion de
« croyance », cf. aussi Critique de la raison pure, 2nde préf., p. 24 (III, 19).
98Cf. Critique de la raison pure, II, cap. 2, sec. 2, p. 543n (V, 522n).
99Prolégomènes…, § 58, p. 143 (IV, 358), cf. aussi le reste du paragraphe.
naturelle ». Pourtant, cela ne l’empêche pas de percevoir la contribution du Sceptique comme
essentiellement positive. Tout en réalisant l’attaque la plus virulente contre les prétendus droits de la
pensée métaphysique, par rapport aux métaphysiciens qu’il a critiqué, Hume a fait à vrai dire un pas
de plus100 sur le chemin du développement de celle-ci. Il était comme un adolescent entre les
enfants.101 Tout en se trompant dans ses conclusions, en s’opposant aussi contre des aspects de la
pensée antérieure qu’il fallait tenir, il a mis au jour le caractère fondamentalement non-assuré des
réflexions d’auparavant ; son scepticisme étant mortel pour leurs certitudes non-justifiées, il a rendu
impossible que la métaphysique continue de la même manière. « Il n’apporta aucune lumière en
cette sorte de connaissance, mais il fit néanmoins jaillir une étincelle qui aurait bien permis de faire
de la lumière, si elle avait atteint une mèche inflammable dont la combustion ait été soigneusement
entretenue… »102 Or, une telle mèche attendait à Königsberg. Les Critiques, allumées par cette
étincelle-là, devaient une fois pour toutes, en brûlant son combustible, en éteindre la source. En
extirpant le dogmatisme métaphysique, elles devaient rendre possible la vraie métaphysique
dogmatique,103 moins ambitieuse, il est vrai, que ses prédécesseurs infantiles, toutefois comblant les
désirs de la raison pure, en lui délimitant l’espace libre pour son fonctionnement dans le domaine
pratique et en lui démarquant pour une première fois dans l’histoire une propriété légitime dans le
domaine spéculatif ; petite propriété, peut-être, mais intouchable par aucune attaque d’un sceptique,
fusse-t-il « le plus ingénieux ».104 Ainsi parlait Emmanuel Kant.

100Cf. Critique de la raison pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 519 (III, 496).
101La comparaison n’est pas formellement présente dans le texte mais elle semble y être impliquée, étant donné que la
métaphysique précritique est comparée à l’enfance et la critique à la maturité de la philosophie de la raison pure, cf.
ibid.
102Cf. Prolégomènes…, pr., p. 19 (IV, 257).
103« La Critique n’est pas opposée à un procédé dogmatique… (car la science doit toujours être dogmatique, c’est-à-
dire strictement démonstrative, en s’appuyant sur de sûrs principes a priori) mais … au dogmatisme, … la prétention
d’aller de l’avant avec une connaissance pure… tirée de concepts d’après de principes …dont la raison fait usage…
sans se demander comment ni de quel droit elle est y arrivée. » Critique de la raison pure, 2nde préf., p. 26(III, 21).
104Cf. Critique de la raison pure, II, cap. 1, sec. 2, p. 521 – 524 (III, 499 – 502).
Bibliographie
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