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COMMUNAUTÉ ET SOCIÉTÉ

Une traduction de Ferdinand Tonnies :

Gemeinschaft und Gesellschaft: Ahhandlung des Communismus und des


Socialismus ais empirischer Culturformen (1887)

Réédité sous le titre :

Gemeinschaft und Gesellschaft: Grundhegriffe der reinen Soziologie (1912)


Livre 1

Définition générale
des concepts principaux

Deus ordinem saeculorum


tanquam pulcherrimum
carmen ex quibusdam quasi
antithetis honestavit.
Augustin Civ. D. XI, 18 1

1. « Dieu a donc magnifiquement composé l'ordre des temps comme s'il avait composé un très
beau vers, à partir de, ou avec des antithèses», trad. libre, Tëmnies ne faisant pas une citation
exacte de saint Augustin.
' {

THE ME

§ 1.RAPPORTS ENTRE LES VOLONTÉS HUMAINES,


COMMUNAUTÉ ET SOCIÉTÉ DANS LE LANGAGE

Les volontés humaines entretiennent entre elles· des rapports variés ;


chacun de ces rapports est une action réciproque 1 qui, en' tant qu'exer-
cée d'un côté, est subie ou Teçue de l'autre. Ces interactions sont de telle
sorte qu'elles tendent soit à conserver, soit à détruire l'autre volonté ou
corps : ces rapports sont soit positifs, soit négatifs. La présente théorie
ne prend!" comme objets d'étude que les rapports qui sont fondés sur
des rapports positifs d'affirmation réciproque. Chacun de ces rapports
présente une unité dans la pluralité et une pluralité dans l'unité. Chacun
de ces liens consiste à s'aider, à s'épauler et à se rendre des services
réciproques, ce qui est considéré cormne les expressions des volontés
et de leurs forces. Le groupe formé par ce rapport positif, lorsqu'on le
considère coniine un être ou une chose qui a un effet extérieur inté-
rieur, s'appelle une association. Le rapport lui-même et, par conséquent
l'association, peuvent être compris soit comme vie réelle et organique
- nous avons affaire alors à l'essence de la communauté - soit comme
construction idéelle et mécanique-c'est alors le concept de la sodété qui
permet de la nommer. L'usage démontre, qu'à l'origine, les noms choisis
ont été des synonymes dans la langue allemande. Jusqu'à présent, on les a
employés de manière interchangeable dans la terminologie scientifique.
C'est la raison pour laquelle nous présentons quelques observations limi-
naires pour démontrer qu'en réalité ces concepts s'opposent. Tout type
de coexistence sociale se manifestant comme vie commune familière,
intÎnle et exclusive est comprise selon nous comme <Lppartenant à la

1. Gegenseîtige Wtrkung (NDT).


6 Définition générale des concepts principaux Thème 7

communauté. La société est l'espace public et le monde. On se trouve en Le concept entier de la société dans uA sens social et pdFtique (Bluntschli,
communauté avec ses proches depuis sa naissance, lié à eux dans le bien Staatswi:irterbuch IV) trouve son fondement naturel dans les !mœurs et dans les
points de vue du tiers état. En effet, ce n'est pas un se
comme dans le mal. On entre dans la société comme en terre étrangère. semble du peuple, mais uniquement un concept du tlers .. h soc1ete est
On met les jeunes en garde contre la mauvaise société 1, mais 1' expression ainsi devenue une source et en même temps une expression i:le jugements et de
<< mauvaise communauté )> sonne comme une contradiction. Les juristes tendances généraux ... Partout où la culture urbaine produit fleurs et ses fruits,
parlent, certes, de la société domestique, mais c'est alors qu'ils ne retien- la société apparaît comme son organe indispensable. La ne connaît que
nent que le concept sociétal de la relation. Au contraire, la communauté peu la sociéte.
domestique, avec ses effets infinis sur 1'âme humaine, est ressentie par En revanche, quand on loue les vertus de la vie à campagne, on
chacun de ceux qui y participent. De la même façon, les fiancés savent insiste sur le fait que la communauté y est plus forte et vivante
qu'ils entrent dans le mariage comme dans une de vie les hommes : la communauté est la vie commune durable et authenti-
totale (communia totius vitae) ; une « société de vie >> est une contradiction que, alors que la société est éphémère et Par
dafls les termes. On se tient compagnie 2 ; personne ne peut tenir lieu de la communauté est comprise comme orgamsme VIVant, et la soCiete
communauté à un On est admis dans la communauté religieuse ; comme agrégat mécanique et comme artefact.
les sodétés religieuses- n'existent, comme d'autres associations créées en
vue réaliser des buts quelconques, que pour satisfaire aux objectifs
de l'Etat et de la théorie, objectifs qui se situent en dehors d'elles. Il
une communauté de langue, de mœurs, de foi, mais une société § 2. FORMATIONS ·ORGANIQUES ET MÉCANIQUES Durkheim
professionnèlle, de voyage, des sciences. Les sociétés de commerce sont
ainsi particulièrement significatives ; même quand la confiance et la
communauté s'instaurent entre ses membres, on ne parlerait jamais de Tout ce qui est réel est « organique » au sens où il ne peut être- pensé
<( communauté de commerce ».Ce serait affreux de juxtaposer les deux qu'en relation avec l'ensemble du monde qui gouverne sa nature et ses
commons termes : <( communauté anonyrne3 ».Mais d'un autre côté, il existe bien mouvements. Ainsi, l'attraction dans ses manifestations diverses rassem-
une communauté de propriété : de champs, de bois, de pâturages. On ble en un tout l'univers accessible à notre connaissance, tout dont l'ac-
n'appellerait certainement jamais la communauté de biens entre époux tion s'exprime dans les ·mouvements par lesquels deux corps changent
une « soCiété de biens ». Certaines différences en découlent. Dans un leur position relative. Mais pour la perception et la connaissance scienti-
sens _général, on peut parl:r d'une communauté qui englobe toute l'hu- fique qui repose sur elle, un tout doit être limité pour avoir un effet, et
manité, comme le veut l'Eglise. Mais par « société >> humaine, nous fai- chacun de ces « touts » est considéré comme étant composé de << touts »
sons référence à une simple juxtaposition de personnes indép-enda_ntes. plus petits qui ont une certaine direction et vitesse de mouvement les
Comme dans les discussions ,académiques récentes,_ on oppose, à l'inté- uns par rapport -aux autres. L'attraction elle-même reste soit inexpliquée
rieur d'un pays, la société à l'Etat, nous adopterons ce concept en ce sens, (comme une cause lointaine), soit traitée comme action mécanique (en
mais notre compréhension du concept de société ne sera véritablement réponse à des contacts extérieurs) bien que l'on ne connaisse pas la façon
approfondie qu'à travers son opposition à la<< communauté» du peuple. dont cela s'effectue. Suivant cette interprétation, les masses des corps se
Communauté est vieux, société est nouveau comme chose et comme décomposent, comme on le sait, en molécules identiques s'attirant avec
nom. Un auteur, qui étudia de tous les points de vue les disciplines poli- une plus· ou mOins grande énergie et qui, à l'état d'agrégat, constituent les
tiques, a reconnu cela sans pénétrer plus avant : corps. Les molécules sont composées d'atomes (chinùques) hétérogènes
dont il restera à démontrer, dans une analyse ultérieure, que la variation

1. Schlechte Gesellschcift Qes mauvaises fréquentations) [NDT].


2. Gesellschqft leisten (NDT). 1. J. G. Bluntschli & R. Bradter, Deutsches StaatswOterbuch, 12 vol. (Stuttgart und Leipzig, 1859),
3. Aktîengemeinschqft (NDT). vol.IV,p.247.
8 Définition générale des concepts principaux Thème 9

est due aux divers agencementS de ces mêmes particules atomiques. La science les partage également. Mais elle" tue aussi le vivant afin de saisir
mécanique théorique pure ne tient pour sujet des actions et des réac- ses interconnexions et sa constitution ; elle traduit tous lès états et toutes
tions réelles ces centres de force infinitésimaux dont le concept les forces en mouvements, représente ceux-ci comme 4es quantités de
se rapproche de celui d'« atome métaphysique >>.Tout écart de calcul travail fourni, c'est-à-dire comme une somme d'énergie dépensée. Son
dû _mouvements ou aux prédispositions au mouvement des parties but est de comprendre chaque chose comme faisant partie d'un pro-
est ";'ns1 exclu. Pour ce qui ressort de l'application et de la pratique, les cessus uniforme et de mesurer les objets les uns par rapport aux autres
molecules physiques qm constituent le corps et en font un système sont comme s'ils étaient interchangeables. Ceci ne vaut que pour autant que
considérées indifféremment comme des potentiels d'énergie ou comme les unités mentionnées existent réellement. Et comme en fait le champ
de la matière. Toutes les masses réelles sont comparables du point de de ce qui est concevable est illimité, le but de comprendre quelque
vue de leur poids et exprimées en quantités d'une certaine substance chose est pleinement réalisé, ainsi que d'autres buts auxquels le premier
homogène, tant que leurs parties sont pensées comme se trouvant à but doit servir. Mais l'inexorable processus de la croissance et du déclin
l'état d'agrégat complet. Dans tous les cas, l'unité considérée comme organiques ne peut être compris par des moyens mécaniques. Ici, les
ou comme partie intégrante d'un tout (d'une concepts eux-mêmes possèdent une réalité vivante, changeante, comme
supeneure) est le produit d'une fiction scientifique nécessaire. À peut l' êtte l'idée de l'être individueL Quand la science intervient dans
strictement parler, seules les unités dernières, les atomes métaphysiques, ce domaine, sa propre nature se trouve modifiée ; elle passe d'un point
de manière adéquate - quelque chose qui de vue discursif et rationnel à un point de vue intuitif et dialectique ; et
n est nen et un nen qm est quelque chose - et nous devons bien être c'est cela philosopher. La présente étude ne prendra pas comme objets
conscients ici de l'importance simplement relative de toutes les repré- les espèces et les genres ; elle ne prendra pas en considération les hom-
sentations de grandeur. mes du point de vue de la race, du peuple, de la tribu comme des unités
Mais en et bien que ce soit une anomalie du point de vue biologiques, mais les abordera du seul point de vue sociologique. Elle s'in-
de la mécanique, il existe, en dehors des particules associables et asso- téressera aux relations et associations qui lient les hommes et à la façon
ciées d'une substance inanimée, des corps qui, dans la totalité de leur dont il faut les considérer comme vivantes ou, au contraire, comme de
être, apparaissent comme des « touts )> naturels qui ont, comme touts, simples artefacts. On ttouvera une réplique et un éqnivalent de cette
des mouvements èt des actions par rapport à leurs parties ; ce sont les dichotonùe dans la théorie de la volonté individuelle. Le deuxième livre de.
corps organiques. Nous, êtres humains, savons que rtous faisons partie de ce traité présentera donc l'aspect psychologique de ce problème.
ceux-ci ; chacun de nous possède, en dehors de la connaissance indirecte
de tous les corps possibles, une connaissance immédiate de son propre
Nous en_ ,arrivons. à la inévitable qu'à chaque corps
vtvant est une vte en vertu de laquelle il existe par
et pour lu1-meme, de la meme façon que nous prenons nous-mêmes
de notre propre existence. L'observation objective n'apprend
pas_ mOins qu'ici un est donné, non composé de parties,
mars les farsant dependre de lm et les conditionnant, et que ce tout,
connne forme, est réel et substantieL Le pouvoir humain ne peut pro-
d;ure que des choses inorganiques à partir de la matière organique en la
decomposant et en la recomposant. De cette façon, par des opérations
objets eux aussi peuvent être transformés en unités pour
etre satsts sous forme de concepts. Certains phénomènes prennent vie
,à la à l'imagination artistique, à la croyance popu-
latre, a la po este msptree ; et cet artifice, c'est-à-dire la manipulation, la
Première partie

Théorie de la communauté

§ 1. fORMES EMBRYONNAIRES

à ce_qui vient d'être dit, la théorie de la commu-


nauté est fondée sur l'idée que dans l'état primitif et naturel se mani-
feste une unité parfaite des volontés humaines qui, malgré, et à travers la
séparation empirique des individus, perdure et prend des formes variées
suivant la manière dont les relations qu'entretiennent les individus diver-
sement conditionnés apparaissent comme prédéterminées ou données. La
source commune de ces relations réside dans la vie végétative condi-
tionnée par la naissance. C'est un fait que les volontés humaines, dans
la mesure où chacune est incorporée dans une constitution physique,
sont et restent liées, ou le deviennent nécessairement, en vertu d'un lien
qui repose sur l'origine familiale ou la différence de sexes. Ce lien, qui
exprime une affirmation immédiate réciproque, se manifeste de la façon
la plus intense dans trois sortes de rapports, à savoir: 1) le rapport entre
une mère et son enfant ; 2) le rapport entre un homme et une femme qui
forment un couple, ce terme étant à comprendre dans son sens naturel ou
plus généralement animal ; 3) le rapport entre frères et sœurs, c'est-à-dire
entre enfants se reconnaissant comme descendants d'une même mère. Si,
dans chaque relation qu'entretiennent entre eux les descendants d'une
même origine, on peut apercevoir les germes de ce qui constitue une
communauté, ainsi que la tendance et la pulsion qui conduit les volontés
à former une communauté, ces trois rapports sont les plus puissants et les
plus aptes à conduire au mûrissement de tels germes :
a) le rapport maternel est celui qui est le plus fondé sur l'instinct
et le plaisir; on observe ici de manière évidente qu'il se produit une
12 Définition générale des concepts principaux Théorie de la communauté 13

transition qui conduit d'un lien qui est à la fois de nature spirituelle et et, comme souvent, d'une conception plUs tardive 1• Cependant, à par-
corporelle vers un lien purement spirituel, et celui-ci renvoie d'autant tir d'un développement similaire parmi les groupes de peuples les plus
plus à celui-là qu'il est plus proche du moment où ce s'initie. importants, le mariage entre frères et sœurs en vint à être banni ; là où
Ce rapport demande une longue durée pendant laquelle la mère est on pratique l'exogamie, mariage et liens de sang et mariage et affinité de
chargee de la nournture, de la protection et de la conduite du nou- clan s'excluent avec une rigueur absolue. Ainsi, l'amour entre frères et
jusqu'à" ce qu'il soit capable de se nourrir, de se protéger et de se sœurs, bien que reposant sur le lien du sang, peut être considéré comme
condmre l_ui-me;ne, Mais, durant ce temps de progrès, le même rapport le plus humain des rapports entre les hommes. Il est évident dans ce
perd en necessite et conduit à' une séparation de plus en plus probable ; cas, par comparaison avec les deux autres formes de rapports que là où
cette tendance toutefOis peut etre contrecarrée par d'autres facteurs tels l'instinct est le plus faible, la mémoire paraît coopérer le plus à la genèse,
que ont l'un de l'autre, ou le souvenir des joies à la conservation, à la consolidation des liens du cœur. Quand du moins
se son: donnees 1 un 1 autre, ou enfin la g_ratitude éprouvée par j'enfant les enfants de la même mère, parce que vivant et demeurant entre eux,
1 les· smns maternels. A ces rapports réciproques et associent nécessairement dans leur souvenir la personne et le comporte-
lffirnediats sen aJoutent d'autres qui lient de façon indirecte l'enfant ment des autres à toutes les impressions et les expériences agréables (en
sa _mère au extérieur :plaisir, habitude, souvenir de choses de éliminant toutes les causes qui ·peuvent travailler dans un sens
1 enVIronnement qu1, depuis le début, sont agréables ou le sont devenus opposé), le groupe se constitue alors plus fortement et plus étroitement,
souvenir aussi d'hommes connus, serviables, aimables et aimants et cela, peut-être aussi, dans la mesure où il est menacé de l'extérieur,
le veut être le père quand il vit avec son épouse ou les frères et sœurs de quand les circonstances concourent toutes à resserrer la communauté de
la mère ou 'de l'enfant, etc. ; ' lutte et d'action. L'habitude 'rend ensuite cette vie plus facile et plus aima-
b) l'instinct sexuel n'exige en aucune manière une cohabitation dura- ble. De frères, on peut attendre, au plus haut degré possible, similarité de
ble. En premier il conduit moins facilement vers une entente réci- caractère et de forces, même si les différences d'intelligence et d'expé-
proque de femme qui, faible par nature, rience - qui sont des aspects purement humains ou mentaux - peuvent
peut ;J-evenir 1 objet cl une pure possession ou se voir réduite.à l'escla- être d'autant plus frappantes.
vage.LC' ?our cette raison que les rapports entre époux, considérés
comme mdependants des liens de parenté et des forces sociales sur les-
quels ils reposent, doivent être soutenus par l'habitude de vivre ensemble
se en un rapport durable d'affirmation mutuelle. À cela § 2. LEUR UNITÉ
s ?Ien entendu, les autres facteurs de consolidation déjà cités ;
en pa,rtlcuher _le rapport envers les enfants qu'ils ont engendrés et qui
sont a comme un bien commun et, plus généralement, le D'autres rapports plus éloignés s'attachent à ces sortes de rapports
partage des biens communs et du ménagt,'! ; qui sont les plus précoces et les plus immédiats. Ils trouvent leur unité
. _c) pas, entre .fières et sœurs, un accord aussi spontané, aussi et leur achèvement dans le lien qui unit père et enfants. Si ce lien s'ap-
Instinctif, pas de connaissance intime aussi naturelle qu'entre la mère et parente au premier type de rapport eu égard à l'aspect le plus impor-
son ::nant, partenaires de sexe différent, encore que cette tant, c'est-à-dire la constitution de la base organique (qui maintient
relatiOn _puisse coïncider avec le rapport frères/ sœurs et nous liés l'être raisonnable et les rejetons de son propre corps), il s'en écarte
avons hien des raisons de croire que tel fut bien le cas chez de nom- par la nature beaucoup plus faible de l'instinct, se rapproche du rapport
breuses tribus à une époque primitive de l'humanité. À. ce propos, il. entre époux, et est davantage susceptible d'être ressenti comme simple
toutefms que, là, et aussi longtemps que la liguée s'effectue
a partir de la mere, le nom et la perception de la relation frères/sœurs
peuvent s'étendre aux relations de cousinage ; et cela est si commun
1. La source deTOnnîes est Johann Jakob Bacha fen, Das Mutterrecht,rééd. dans : Bachifens Gesammelte
que le sens plus limité du terme << frères/sœurs » vient véritablement ffirke, éd. par Karl Meuli, Bâle, Schwabe, 1943.
14 Définition générale des concepts principaux
Théorie de la communauté 15

puissance et force pure s'exerçant sur des mineurs. Or, si l'affection de


l'époux est moindre que celle de la mère, du point de vue de la durée
profite de la protection: de la nourriture :t l'éducation ; la n;ère,
de la joie de la possess10n, plus tard, de 1 obeissance et enfin dune
que de l'intensité, l'affection du père est moindre que celle de la
aide réfléchie et active. Dans une certaine mesure, Il eXIste pne actiOn
mere du pomt de vue de l'intensité plus que de la durée. Si elle existe
réciproque semblable entre l'homme et sa compagne, mais qui repose
dans une certaine mesure, cette affection ressemble ainsi,- par sa nature
surtout sur la différence des sexes, et seulement en second heu sur celle
à fraternel ; mais elle s'en distingue clairement par
de l'âge. Mais c'est surtout par rapport à la différence des que
l tnegahte qm existe les êtres concernés du point de vue de l'âge
s'impose la différence de forces naturelles dans la division du travail. En
et des forces, y compns celles de l'esprit. Ainsi, la paternité fonde le
ds le texte c ce qui concerne les objets communs, le travail est divisé de sort,e que
plus purement l'idée d'autorité telle qu'elle existe dans la communauté là
"Herrschaft" = où elle ne signifie pas l'exploitation et la mise à .disposition au bénéfice pour la protection, la garde des biens incon::be à la femme: defense
contre l'ennemi à l'homme ; pour la nournture, la chasse a 1
domination, d'un maître, mais l'éducation et l'instruction comme parachèvement
la préparation et la conservation des aliments à la femme. Et il
pas "autorité" ! de la procréation, communication de la plénitude de sa propre vie se faut faire d'autres travaux, par exemple ceux qm concernent 1 educ;,t-
muant peu à peu, à travers la croissance de l'enfant, en une véritable
tion des jeunes et des faibles, on peut toujours s'attendre à ce .que, et
de Ici, le fils premier-né a la préférence naturelle :
On trouve toujours que, la force masculine se dirige vers l'extérieur,
est le plus proche du père et prend la place que l'âge rend vide.
vers le combat et l'instruction des ftls, tandis que celle de la femme
partu sa naissance, la puissance totale du père lui est transfé-
demeure liée à la vie domestique et à l'instruction des filles.- C'est
ree symboliquement, évoquant l'idée d'une flamme de vie toujours
entre frères et sœurs que se présentent, de la façon la plus pure, l'entraide
représentée par la lignée ininterrompue des pères et des
véritable, le soutien et leS sollicitations réciproques, parce qu'ils ont le
fils.- Nous savons que la règle de l'hérédité n'était pas la première,
plus en partage une même activité commune. Mais en dehors de la
pmsque le matriarcat et la règle de la domination du frère de la mère
différence des sexes, les différençes d'aptitudes intellectuelles se font en
paraissent l' avoir_précédée. Mais parce que la domination de l'homme
particulier remarquer (comme l'on l'a déjà constaté), et, par suite, nous
s'est révélée comme la plus efficace à travers la lutte et le travail et
trouverons d'un côté plus d'imagination ou d'activité intellectuelle,
parce que le mariage a élevé la paternité à la ceititude d'un fait
de l'autre côté plus de travaux d'exécution et de travail musculaire. La
la domination paternelle est devenue la forme généralisée de tout éta;
première aptitude destine à prendre les devants et à diriger, la dernière
de :ulture. Et la succession collatérale (le système de la tanistry) est
destine à assurer la relève et à l'obéissance. - Il est à remarquer que
supeneure en age et en rang à la primogéniture, cette succession col-
toutes ces distinctions vont dans le sens de la nature, même si ces ten-
latérale ne désigne que l'action continue de la génération antérieure :
dances régulières, comme toutes les autres, peuvent être interrompues,
le frère successeur ne tient pas son droit en tant que frère mais le tient
du pere' commun. ' suspendues ou contrecarrées.

§ 3. PLAISIR ET TRAVAIL § 4. SUPÉRIORITÉ ET COMPENSATION

Si ces relations apparaissent dans leur ensemble comme une 4éter-


chaque en commun, dépendant des conditions généra-
mination réciproque entre les volontés et comme un service qu'elles
les, ou se developpent une sorte de division entre plaisir et
se rendent l'une l'autre, de sorte que chaque rapport est conçu comme
travail ainSI qu'une relation de réciprocité entre les deux. Cette divi-
un équilibre des forces, tout ce qui donne supériorité à des
sion existe de la façon la plus immédiate dans le premier de ces trois
deux volontés doit être compensé par une action plus forte de l autre
rapports primaires ; ici, le plaisir l'emporte sur l'effort fourni. L'enfant
volonté. Idéalement, on peut concevoir que celui qui tire le plus de
16 Définition générale des concepts principaux
Théorie de la communauté 17
plaisir de relation soit celui qui y travaille le plus en utilisant des 1
forces supeneures ou plus rares ; que celui qui y travaille Je plus légère- engendre chez les faibles la peur, et toute seule, cellecci signifierait
tire ainsi un plaisir mmndre. Car si la peine et la lutte sont en négation et refus (sauf s'il s'y mêle l'admiration), mais le côté bien-
501
_ ?u le devenir, toute tension de force rend la détente faisant et bienveillant induit la volonté de l'honorer; et, dans la mesure
qut sutt necessaire, comme toute dépense la réception en retour de où l'honneur prévaut, cette association donne lieu au ·sentiment de
quelque chose, comme tout mouvement le repos. Le surplus de plai- vénération 1• Ainsi, quand il y a une différence décisive de pouvoir, à la
sir, pour les plus forts, est en parne le sentiment de la supériorité du tendresse correspond la vénération ou (à des degrés plus faibles), à la
du al?rs _qu'au contraire le fait d'être bienveillance la déférence ; et tous ces sentiments et ces délimitations
teg:, dinge, de _devozr obetr, c est-a-dire le sentiment d'infériorité est des frontières de la communauté déterminent la mentalité. De telles
toujou_rs resse"ntl un certain déplaisir, comme une pression et raisons rendent aussi possible et vraisemblable une sorte de relation de
contrainte,_ meme SI ces déplaisirs sont allégés par l'amour, l'habitude et communauté entre le maitre et le serviteur, surtout si elle est portée et
la Le rapport de puissance à travers lequel les volontés promue par une vie domestique proche, durable et fermée - ce qui
on les unes sur les autres devient encore plus clair par la est le cas en règle générale, et ressemble aux liens qui existent entre_ les
cons1derat1on :à est lié le danger de l'orgueil parents les plus proches.
e: de la cruaute, et d un tra1tement hostile et contraignant, si elle
n est p_as _d'une inclination plus grande
ou cro1ssante a fatre du h1en a celu1 a qu1 1'on tient. Et par nature il
.. ' ,en
es ree erp.ent atns1 : une force généralement plus grande est aussi une § 6. COMMUNAUTÉ ·DE SANG, DE LIEU,
plus pour prêter assistance ; si une telle volonté de prêter D'ESPRIT, PARENTÉ, VOISINAGE, AMITIÉ
ass1stance elle sera ?'autant plus effective si elle est accompagnée
de pouv01r (qm est en lm-même volonté d'agir) ; et il existe ainsi sur-
au seJn de ces rapports physiques et organiques une instinctive et La communauté de sang comme unité d' essence2 se développe et
na1ve tendresse du fort vis-à-vis des faibles, un plaisir à ]es aider t ' 1 se différencie en une communauté de lieu, qui a son expression immé-
· - . e a es
pro eger qu1 est -lntim_ement mêlé à la joie de la possession et à la jouis- diate dans la vie commune, et la communauté de lieu se dévelop.pe en
sance de sa propre pmssance. · communauté d'esprit, simplement à travers un agir commun orienté par
les mêmes buts et les mêmes desseins. La communauté de lieu peut être
comme l'ensemble cohérent de la vie animale, tout comme
la communauté d'esprit peut être conçue comme l'ensemble cohérent
§ 5. TROIS FORMES D'AUTORITÉ' Weber de la vie mentale ; cette dernière peut donc être appréhendée comme
1,
la communauté la plus spécifiquement humaine et la plus élevée par
rapport aux premières. Tout comme dans la première communauté,
. J'appelle une force supérieure exerCée en vue du bien de l'infé- nous participons d'une commune humanité, nous partageons un même
ou en avec sa volonté, et par là approuvée par celui-ci, rapport au sol et à la terre dans la 'deuxième, et un même rapport aux
; on peut en distinguer trois sortes : la dignité de lieux consacrés ou aux divinités honorées dans la dernière. Les trois
1 age, la digrute de la force, et la dignité de la sagesse ou de ]'esprit. Ces sortes de communautés sont étroitement liées dans l'espace· co_I1111le
f?rces urnes dans la dignité accordée au père quand il pro- ;[lnsTe-tëmps, et,par suite auss!, cha-
tege, eXIge, et dinge les siens. Le côté menaçant d'une telle puissance cun de leurs phénomènes particuliers, conune en général également

1. Wùrde signifie à la fois dignité et autorité (NDT).


1. « Ehifucht »,ou vénération, est composée de << Ehren »ou honorer et << Furcht »ou peur (NDT).
2. Einheit des Wesens (NDT).
18 Définition générale des concepts principaux Théorie de la communauté 19

la culture humaine et son histoire. Partout où des hommes sont travail partagé et de mentalités communès, et surgit surtOut là où il y a
liés d'une manière organique par leur volonté et leur consentement identité ou similitude entre les prOfessions ou l'art. Mais un tel lien doit
il ay d'une sorte ou d'une autre, celle du pre- être resserré et entretenu pitr des rencontres aisées et fréquentes, ce qui
rmer_ Impliquant seconde ou cette dernière s'étant formée par arrive plus probablement au sein d'une ville ; c'est ainsi que la divinité
Independance relative vis-à-vis de la première. On peut ainsi dis- célébrée dans un même esprit est d'une importance immédiate pour
tinguer de ère· intelligible ces trois types originaux : l'entretien du lien, car elle seule, ou au moins elle avant tout, lui confère
1) la parente; 2) le vmsmage; 3) l'amitié. La parenté a la maison comme une forme vivante et durable. Ce bon esprit n'est pas le dieu d'un seul
et ainsi dire comme corps; ici, c'est la vie commune sous un lieu, mais vit dans la conscience de ses fervents et les accompagne dans
toit ; la possession et la jouissance communes des biens, surtout leurs voyages en terre étrangère. C'est ainsi que ceux qui partagent un
des aliments, des mêmes provisiqns autour de la même table · ici les art et un état, qui se reconnaissent entre eux, et qui croient en vérité
morts sont honorés comme des esprits invisibles comme s'ils' étaient à la même foi, ont le sentiment d'être liés par un lien spirituel et de
..our_s puissants et protégeaient lès leurs, de sor;e que la crainte et la travailler à une même· œuvre. Donc si la vie commune en ville peut
veneration commt:tnes entretiennent d'une mitnière plus sûre la coexis- être aussi considérée comme un voisinage, comme d'ailleurs la vie sous
_et la pacifiques. La volonté et l'esprit de parenté ne le même toit tant qu'y participent des non-parents ou des serviteurs,
se Iirmtent pas a la maison_ et à la proximité ; au contraire, là où ils sont l'amitié spirituelle forme, au contraire, un lieu invisible, une cité et
forts et :'ivants, c'est-à-dire dans les rapports les plus proches et étroits, une réunion mystique, animée en quelque sorte par une intuition et
cet peut s'entretenir de lui-même, du seul souvenir, en dépit de une volonté créatrice. le caractère des rapports entre les hommes
tout_ el?Ignement, à travers les sentiments et la remémoration de la en tant qu'amis et compagnons est le moins organique et intrinsèque-
proXIrmté et de l'activité communautaire. Mais cette volonté recherche ment nécessaire :ces rapports sont les moins instinctifs, et ils sont moins
d:autant, plus la proximité physique et s'en sépare avec d'autant plus de conditionnés par l'habitude que les rapports de voisinage ; ils sont de
que ce n'est qu'ainsi que tout désir d'amour peut trouver son nature mentale et semblent, comparés aux premiers, reposer soit ·sur le
apaisement et son équilibre. C'est pour cela que l'homme ordinaire est hasard, soit sur le libre arbitre. Mais une gradation analogue a déjà été
et typiquement le plus heureux et le plus gai quand il est mise en évidence à l'intérieur de la pure parenté, conduisant au constat
entoure de s,a de ses proches. Il est alors chez soi 1. - Le voisinage des propositions suivantes.
est caractere general de la vie commune dans le village où la proxi-
nnte des hab1tai:J.ons, la borne mitoyenne du champ, voire la simple
lirmte des terres, déterminent les nombreux contacts des hommes d'où
l' ac_cou,tuman_ce la connaissance intime réciproque, § 7. FONCTIONS JUDICIAIRES, DUCALES, SACERDOTALES
n_ecessaire 1 organisation commune du travail, de l'ordre et l' admi-
et donnant lieu à l'imploration de faveurs et_ de grâces auprès
des et des esprits tutélaires de la terre et de l'eau qui dispensent Le voisinage se rapporte à la parenté comme le lien entre époux
les benedictions et conjurent le mal. Cette conununauté essentielle- se rapporte à la relation mère et enfant, d'où naît principalement l' af-
déterminée -?ar la Vie conunune, peut se maintenir aussi dans finité. Ce que le plaisir réciproque crée ici, doit être là soutenu par
1 elmgnement, qumque plus difficilement que la première, et doit alors des habitudes réciproques. Et, de même que les rapports entre frères,
chercher son soutien davantage dans certaines habitudes de rencontre tout comme les rapports entre amis et ceux relatifs aux relations de
et _les usages ..sacrés. - L'amitié, indépendamment de la parenté et mêmes degrés de parenté reposent sur des liens organiques résiduels,
du vmsmage, se developpe surtout comme la condition et l'effet d'un l'amitié entretient des liens avec le voisinage et la parenté. La mémoire
a comme effet la reconnaissance et la fidélité ; et la vérité particulière
de tels rapports doit s'affirmer dans une relation de confiance et de foi
1. Dans le texte : « Er ist bei sich (chez soi) » (NDT). réciproques. Mais puisque ce qui constitue la trame de ces rapports
' Deuxième partie
'1
Théorie de la société

§ 19. fONDEMENT NÉGATIF, ÉGALITÉ DE VALEUR,


LE JUGEMENT OBJECTIF

La théorie de la sodété conceptualise cette dernière comme un


cercle d'hommes qui vivent et habitent paisiblement les uns avec les
autres, comme dans la communauté, mais qui, loin d'être essentiellement
liés, sont bien plutôt essentiellement séparés ; alors que dans la commu-
nauté, ils restent liés en dépit de-toute séparation, dans la sodété, ils sont
-séparés en dépit de toute liaison. Par suite, aucune activité n'existe ici
qui pourrait être dérivée de manière nécessaire d'une unité existant a
priori et qui, dans la mesure où elle serait exercée par l'individu, expri-
merait la volonté et l'esprit de cette unité, et serait entreprise par cet
individu autant pour ceux qui sont associés avec lui que pour lui-même.
Au contraire,- ici, chacun est pour soi et dans un état de tension vis-
à-vis de tous les autres.,fLes domaines de l'activité et de la puissance
de chacun sont délimités les uns par rapport aux autres, de
telle façon que chacun en interdit à l'autre le contact et l'entrée et y
contrevenir serait considéré comme une agression. Une telle conduite
négative est ce qui sous-tend le rapport normal que ces de pou-
voir ont les uns vis-à-vis des autres et caractérise la société dans l'état
de paix. Personne ne fera quelque chose pour un autre, personne ne
voudra accorder ou donner quelque chose à un autre, si ce n'est en
échange d'un servièe ou d'une contrepartie au moiris équivalente à ce
qui est donné et considéré comme mien. Il est même nécessaire ·que
cette contrepartie ou que ce service soient plus désirables pour lui que
46 Définition générale des concepts principaux Théorie de la société 47

ce qu'il possède déjà car seule l'obtention de quelque chose qui lui et supposé par eux, pour un but déterminé\ce qui suppose d'ailleurs
semble meilleur le décidera à se séparer d'un bien. Mais si chacun a qu'ils soient déjà capables d'une volonté et d'une action communes) ;
cette volonté, il est évident que la chose << a i> pour le sujet B peut être car c'est encore différent s'ils sont seulement représentés comme par-
meilleure que la chose « b »,et de même, la· chose « b >> pour le sujet A ticipants à la création de ce qui est objectif dans le sens scientifique
peut être meilleure que la chose «a>> ; mais sans ces relations, il n'est Oa chose que << tout le monde >> doit penser dans des conditions don-
pas possible que la chose << a >> soit meilleure que << b >> en même temps nées). Et il faut en tout cas comprendre que chaque acte de donner et
que << b » meilleur que << a ».Ainsi se pose la question : dans quel sens, de recevoir envisagé ici présuppose implicitement une volonté sociale.
en général, peut-on parler de la qualité ou de la valeur d'une chose Or, cette action n'est toutefois pas concevable sans son fondement ou
alors qu'elles dépendent de telles relations? À quoi l'on peut son but, c'est-à-dire la réception de la contrepartie, et par conséquent,
dre : dans la représentation ici donnée, tous les biens sont supposés puisque cette dernière action est tout autant conditionnée, aucune ne peut
séparés comme leurs sujets ; ce que quelqu'un possède et ce dont il précéder l'autre, elles doivent coïncider dans le temps, .exprimer d'une
jouit, ille possède et il en jouit en exclw:mt tous les autres ; il n'existe façon différente la même pensée : la réception est égale à la cession
pas de commun en ré,alité. Un tel bien peut exister par une fiction d'un substitut accepté ; de sorte que l'échange lui-même, comme acte
des sujets ; celle-ci n'est cependant pas possible autrement que par la unifié et unique, est le contenu de la volonté sociale fictive. Par rapport
construction factice ou la production d'un sujet commun et de sa volonté, à cette même volonté, les biens ou les valeurs échangés sont équiva-
auxquelles cette valeur commune doit être rapportée. De telles fictions lents. Leur équivalence est le produit d'un jugement et vaut pour les
ne sont cependa:ç.t pas inventées sans une raison suffisante. Cette rai- deux sujets dans la mesure oJ.l ils l'ont fixée dans leur accord; elle ne
son suffisante existe déjà dans le simple acte de donner et de recevoir vaut aussi paf conséquent que pendant la durée de l'échange et uni-
un objet, dans la ·mesure où il crée un contact et la constitution d'un quement au moment de l'échange. Pour qu'il soit objectif ou univer-
domaine commun qui est voulu par les deux sujets et qui persiste pen- sellement valable, même dans les limites indiquées, ce jugement doit
dant la durée de la « transaction >> : la durée de cette transaction peut apparaître comme un jugement rendu par << tous >>. Par conséquent,
être considérée comme très courte, ou égale à zéro, mais peut être aussi tous doivent avoir cette volonté unique; la volonté. de l'échange se
représentée comme étendue à volonté. Pendant ce temps, telle partie généralise ; tous prennent part à l'acte particulier et le confirment ; il
se détachant, par exemple, du domaine de A a cessé entièrement d'être devient absolument public. À l'opposé, le consensus général peut aussi
sous la volonté ou sous la domination de celui-ci; elle n'a pas encore être de refuser cet-acte particulier; on déclare que «a>> n'est pas égal
commencé d'être entièrement sous la volonté et la domination de B : à « b >>,mais > à «· b >> ou < à << b >> ; ce qui revient à dire que les objets
elle est encore sous la domination partielle de A et déjà soùs la domina- n'ont pas été échangés d'après leur valeur réelle. La vraie valeur est la
tion partielle de B. Elle est dépendante des deux sujets dans la mesure valeur qui s'impose à tous, qui se trouve conçue comme un bien social
où leurs volontés s'y rapportent, comme c'est le cas pendant la durée commun. On en fait le constat quand personne n'évalue les objets les
de la volonté de donner et de recevoir ; elle est un bien commun, une uns par rapport aux autres, en plus ou en moins. Mais elle n'est que ce
valeur sodale. La volonté partagée et commune se rapportant à cet acte qui est raisonnable, juste, vrai, ce sur quoi tous tombent d'accord, non
peut alors être considérée comme une volonté unifiée qui exige que par hasard, mais d'une façon nécessaire ; de sorte qu'ils s'accordent,
chacun accomplisse cet acte double jusqu'à son achèvement. Elle doit tous sur cela et peuvent être considérés comme tous associés dans la
être considérée comme une unité dans la mesure où elle est comprise personne du juge jaugeant, pesant et évaluant, ce qui rend le jugement
comme une personne ou qu'une subjectivité lui est attribuée ; car objectif.Tous doivent reconnaître ce jugement et agir en confoimité avec
penser quelque chose comme existant, ou comme objet, et le penser lui, dans la mesure où ils ont eux-mêmes une raison et une pensée
comme une unité, une entité unifiée, est une seule et même chose. objectives, employant par conséquent la même mesure, pesant avec la
Ici cependant, il faut distinguer avec soin, si et pendant combien de même balance.
temps, un tel ens fictivum n'existe que pour la théorie, et donc que pour
la pensée scientifique ; ou bien s'il existe aussi dans la pensée des sujets,
48 Définition générale des concepts principaux
Théorie de fa société 49
§ 20. LA VALEUR COMME QUALITÉ OBJECTIVE, '
QUANTITÉ DE TRAVAIL NÉCESSAIRE 1
d'autre part, elle soit désirée par un spécimen quelconque de l'espèce
humaine ; toutes ses autres qualités sont par ailleurs indifférentes. Qu'elle
ait une certaine valeur ne veut donc jamais dire qu'elle soit pourvue
d'une plus grande utilité. La valeur est une qualité objective : comme
Et maintenant qu'est-ce qui peut représenter la mesure ou la balance
la longueur pour la vue et le toucher, la pesanteur pour le toucher et le
dans la comparaison raisonnée ? Nous connaissons cette « propriété >)
sens musculaire; ainsi en est-il de la valeur pour l'entendement qm saJ.slt
dont la quantité doit être exprimée par cette évaluation constante et
et comprend les réalités sociales. Il considère les choses et les
nous l'appelons «valeur;>. Mais elle ne peut plus du tout être com-
pour se rendre compte si elles peuvent être fabriquées s1
prise ici comme << ce qui est désirable » dans la mesure où le désirable est
elles demandent beaucoup de temps ; si elles se laissent travailler facile-
quelque chose qui est ressenti subjectivement ; et la diversité d'une telle
ment ou si elles exigent de lourds efforts ; il mesure leur réalité d'après la
sensation par rapport au même objet est la condition de ]"échange rai-
possibilité de les faire probablement exister. Ceci est le seul critère de la
sonnable. En revanche, nous cherchons l'égalité de la valeur d'objets dif-
valeur, critère qui est subjectif pour l'individu raisonnable engagé _dans
férents dans un jugement objectif L'appréciation naturelle compare des
un échange, et absolu pour la société marchande. Affirmer cela ne slgru-
objets appartenant à la ·même espèce et ici les conditions de l'acceptation
fie rien d'autre que chaque homme raisonnable a (ou doit avoir) en tête
ou du refus sont plus fortes ou plus faibles suivant qu'elles paraissent être
l'idée que, en ce qui concerne les objets mis en vente, ceux-ci
conformes ou contraires à l'idée d'une chose donnée. Dans ce sens, on
coûtent quelque chose pour exister en ce lieu et à ce moment ; so1t qu
aussi l'espèce générale d'objets utilisables (utiles) pour
ont coûté d'autres objets contre lesquels ils auraient été échangés, so1t
des1gner les uns comme nécessaires, les autres comme supeiflus, pour
qu'ils ont coûté du travail, ou enfin les deux. Mais la société humaine,
faire ressortir les uns comme très utiles et rejeter les autres comme très
cet ens .fictivum, n'échange rien; sauf si elle est comprise comme une
nuisibles ; mais alors il faudrait considérer l'humanité comme une entité
personne particulière (ce qui n'est pas encore en question ici) ; en effet,
singulière ou comme une communauté d'hommes partageant la même
puisque les hommes n'échangent qu'entre eux, il n'existe nul autre
vie, ayant les mêmes besoins, et qui, à l'instar d'un individu, possèderait
qui puisse être opposé à la société ; par conséquent, pour les objets
une volonté unifiée et partagerait les mêmes jugements sur ce qui est
ne coûtent que la peine et le travail nécessaires à les produue. Le vol,
utile ou nuisible (puisque le jugement en effet est considéré comme
tout comme l'échange, suppose cependant déjà l'existence des objets en
étant subjectif). Mais quand on affirme l'égalité de valeur de deux cho-
dehors du travail par lequel ces objets sont entretenus, élevés, créés et
ses échangées, on n'exprime aucunement l'opinion qu'elles sont uti-
produits. Le travail est ainsi cause de l'existence des choses en un temps
les ou nécessaires pour tous de la même manière. Il faudrait alors aussi
déterminé; à ce travail intérieur peut encore s'ajouter le travail exté-
reconnaître la possibilité que quelqu'un achète des objets absolument
rieur d'acheminement dans l'espace, cause de leur présence en un lieu
nuisibles. Mais quel tour de l'imagination l On peut dire avec raison
déterminé. Pour la société, les objets sont donc tous égaux, et chacun
que le jugement, lorsqu'il est déterminé par le désir, est faux, et donc
en particulier, de même que leur quantité ne signifie pour elle qu'une
que plus d'un acquiert par l'échange un objet qui lui est pourtant nui-
certaine quantité de travail nécessaire à leur production : par conséquent, si
sible. Mais il est clair cependant que l'eau de vie, quoique nuisible pour
un travail est plus rapide qu'un autre, l'un plus abondant (plus productif)
le travailleur, est entièrement utile pour le distillateur, non pas en tant
que l'autre, c'est-à-dire si les mêmes objets sont créés avec une moindre
qu'il la boit, mais en tant qu'il la vend. En général, pour qu'une chose
peine (par une adresse supérieure ou de meilleurs outils), c'est dans et
puisse compter comme valeur sociale, il faut seulement que, d'une part,
par la société que toutes ces différences seront dissoutes en quantités de
elle soit possédée par quelqu'un à l'exclusion de tous les autres et que,
temps de travail égal et moyen. Ceci revient à dire que l'échange des mar-
chandises devient plus général ou fait l'objet de plus de liens de société,
que chacun tient sa marchandise à la disposition de tous, et que tous sont
1. TOnnies reprend ici une partie du raisonnement développé par Karl Marx dans : Das Kapital.
Kritik der politischen Oekonomie, Hamburg, Otto Meissner, 1867 (3• éd. 1883), chap. I, section 1.
capables de créer la même marchandise, mais que, en fonction de son
propre intérêt et par choix, chacun se limite à ce qui lui est le plus facile.
50 Définition générale des concepts principaux Théorie de la société 51

En d'autres termes, il ne s'agit pas ici du cas de figure où un travail de '


par l'échange; elle représente l'idée abstraite de la valeur. Il n'est pas
nature communautaire est partagé ou se subdivise comme pour les arts exclu par là que cette marchandise ait une valeur en elle-même, pourvu
particuliers lorsqu'ils se développent, sont hérités ou appris, mais bien qu'elle la manifeste seulement sous une forme maniable, divisible en
du cas où les sujets choisissent une partie du travail qui répond le mieux parties -égales, corrune une qualité intrinsèque facilement discernable, à
au prix qu'en donne la société, et qui exige donc la plus petite quantité l'instar des propriétés connues attribuées surtout aux métaux dits pré-
possible de travail supeiflu.Ainsi peut-on considérer la société comme si, cieux ; une telle qualité est aussi nécessaire pour mesurer les valeurs et
en réalité, elle était constituée d'individus séparés qui agissent pour toute pour fixer leurs rapports par des prix que peut l'être la même unité pour
la société en tant qu'ils paraissent agir pour eux-mêmes, et qui agissent la mesure par où se trouvent exprimés les poids et les masses spécifiques
pour eux-mêmes en tant qu'ils paraissent le faire pour la société. En des corps. La société qui possède de l'or et de l'argent (car ils n'appar-
vertu d'une division fonctionnelle et d'un choix sans cesse renouvelé, le tiennent à personne en particulier en tant que monnaie .: l'argent n'a pas
particulier en vient donc en dernier lieu à se réduire à une simple unité de maître) 1 détermine en quantités de ces métaux les prix des marchandi-
de travail interchangeable, élémentaire, comparable à un atome. Le travail ses sur le marché, prix que l'accord entre les vendeurs et les acheteurs ne
global de la société, auquel chacun contribue, est produit à partir de tels peut faire monter ou baisser que dans des limites très étroites. Mais plus
atomes. Ensuite, par l'échange, chacun se débarrasse de valeurs qui ne purement encore que par n'importe quelle<< pièce}), l'idée de l'argent est
lui sont guère utiles pour en acquérir d'autres qui le seront plus. Nous représentée par une marchandise qui est en soi dénuée de valeur, comme
montrerons dans le cours de notre investigation combien la véritable l'est un papier pourvu d'un signe, qui reçoit donc non seulement sa signi-
nature de la.. structure sociale qu'est la société est liée à cette idée. fication mais aussi sa val€ur uniquement de la société et n'est pas destiné à
être utilisé autrement que dans l'usage social de l'échange. C'est pour cela
que personne ne peut posséder .cette monnaie pour elle-même, mais
chacun pour s'en débarrasser. Alors que tous les autres objets tangibles
§ 21. LA MARCHANDISE COMME VALEUR, LA VALEUR sont désirables-autant que, et dans la mesure où, ils expriment leur idée à
COMME MARCHANDISE, L'ARGENT, LA MONNAIE-PAPIER travers des effets utiles ou agréables sur leur détenteur, cet objet abstrait
n'est valable qu'aussi longtemps qu'il peut- et dans la mesure où ille
peut- provoquer chez le non-possesseur une envie et l'idée qu'il exer-
Si maintenant l'échange de marchandises contre marchandises cera à son tour la même action sur les autres. -D'autre part, chaque objet
devait devenir permanent, chaque producteur de marchandise;s se trou- en tant que marchandise participe de cette même absence de qualité et
verait dans une dépendance complète à l'égard de chacun des autres. Sa de valeur que peut avoir la monnaie ; dans une certaine mesure, chaque
contribution au processus se réduirait à se procurer des biens consom- marchandise est de la monnaie et elle est d'autant plus désirable qu'elle
mables et accessibles à tous et à veiller au remplacement nécessaire de est de la monnaie plus fongible.- La société produit une représentation
ses instruments de travail (les besoins de chacun n'étant pas identiques abstraite d'elle-même par l'utilisation de la monnaie-papier; elle la met
mais différents). Ceci montre bien que la société se trouve dans une en circulation en lui donnant cours. Ceci ne vaut que parce que le
condition de dépendance qui implique un élément de supériorité et concept de valeur est inhérent au concept de société, Car la société n'est
qui la contrôle dans une certaine mesure. Par suite, la situation se pré- rien d'autre que la raison abstraite - à laquelle participe par sa pensée
sente successivement sous le signe de la << demande » et sous le signe chaque être doué de raison- en tant que cette dernière d.oit être pensée
de la << commande }) : celle-là caractérisée par l'offre de la marchandise
comme valeur, celle-ci par l'offre de la valeur cmlUlle marchandise. Si,
par exemple, une marchandise commune existe qui se trouve recon- 1. En fi-ançais dans le texte. Cf. Karl Marx, Le Capital, Livre I, Section II, Chapitre rv, note 1 :
nue comme telle par tous, c'est-à-dire par la volonté de la société, alors « L'opposition entre le pouvoir de la propriété foncière, qui repose sUr des rapports personnels
de maître à esclave, et le pouvoir impersonnel de l'argent est clairement résumée dans les deux
une telle marchandise, étant la plus désirée, manifestera une supériorité dictons français : Nulle terre sans seigneur et L'argent n'a pas de maître » ; trad. française sous la res-
sur n'importe quelle autre, que son détenteur cherchera à faire valoir ponsabilité de J.-P. Lefebvre, Paris, PUF, 1993, p. 165.
52 Définition générale des concepts principaux
Théorie de la société 53

comme une instance susceptible de vouloir et d'agir. La raison abstraite '


« gage }} car on ne peut en jouir ni le vendre comme une chose en tant
est, d'un point de vue spécifique, la raison scientifique, et son sujet est que telle. Mais il équivaut à la cession idéelle de la chose elle-même ;
l'homme qui connaît les relations objectives, c'est-à-dire l'homme qui celui qui reçoit le mot obtient un droit absolu sur la chose, le seul drmt
pense par concepts. Et par conséquent, les concepts scientifiques qui qu'il puisse obtenir par sa propre volonté. Alors qu'à l'état de nature, la
sont des jugements sur l'origine et la nature des choses grâce auxquels force de cette volonté aurait conduit à une prise de possession, on ne
les complexes de sensations reçoivent des noms, se comportent à l'inté- bénéficie ici d'une quelconque possession qu'en vertu de la volonté
rieur de la science comme les marchandises à l'intérieur de la société. générale de la société : car la société, incapable d'examiner chaque cas,
Ils arrivent dans le système comme les marchandises sur le marché. Le présume que la cession d'objets obéit au système de l'échange et que
plus abstrait des concepts scientifiques, dont le nom ne correspond plus l'échange est celui d'objets équivalents. Cela ne signifie rien d'autre que
à quelque chose de réel, ressemble à la monnaie. Par exemple, le concept dans la société bien comprise, non seulement la situation actuelle de
de l'atome ou de l'énergie.
chacun, mais aussi chaque relation d'échange, et par conséquent chaque
promesse, doit, pour être- valable, se conformer à la volonté de tous,
c'est-à-dire être considérée comme légale, donc comme ayant un pou-
voir contraignant. Mais cela exige d'abord l'accord de celui qui reçoit la
§ 22. LE CONTRAT, LA DETTE ET LA CRÉANCE, promesse; car ce n'est que par sa volonté qu'une chose lui appartenant
PARTAGE DE LA PROPRIÉTÉ
(sur la base de l'échange comme seule base concevable) peut se trouver
entre les mains de l' autre.-Son accord peut être considéré comme sa pro-
pre la promesse qu'il consent à l'y laisser jusqu'à terme et à ne pas l'en
La volonté commune dans chaque échange, dans la mesure où arracher. Mais en général quand chaque promesse est considérée comme
l'échange est considéré comme un acte de société, s'appelle le co11trat. une cession future d'un objet d'échange, elle ressemble plutôt à une ces-
Il est la résultante de deux-volontés divergentes qui se recoupent en un sion présente pour un temps déterminé d'une propriété qui n'existe
point. Il dure jusqu'à l'achèvement de l'échange, demande et exige les que par la volonté exprimée dans le contrat, et qui, comme << dette )>
deux actes qui constituent celui-ci, mais chacun de ces actes peut se du propriétaire par rapport à son « créancier }} représente une propriété
décomposer en une série d'actes partiels. Comme il se rapporte toujours négative, précisément la nécessité de céder le dû à un terme déterminé,
à des actes possibles, il se vide de son contenu et cesse dans la mesure où
alors que la propriété positive, dans le sens social, est au contraire la liberté
ces actes se réalisent ou deviennent impossibles : le premier cas repré- absolue (non liée) de disposer de son avoir par rapport à chacun dans un
sente la réalisation, l'autre la rupture- du contrat. La volonté particulière temps illimité. Le dû est aussi une propriété réelle par rapport à chaque
qui entre dans le contrat se rapporte soit à son action présente et réelle tiers après le terme de l'échéance {et c'est sur cela que repose la pro-
- comme celle de céder une marchandise ou de l'argent -, soit à son tection abstraite de la possession dans les systèmes juridiques typiques
action future ou possible, qu'il s'agisse d'une partie restante de la totalité de la société), et il en est de même par rapport au créancier jusqu'à ce
de l'action conçue comme présente, donc ici l'action de donner le reste terme. Le dû, en tant que propriété, n'est limité, c'est-à-dire nié, qu'à
de la marchandise ou de l'argent ; ou qu'il soit envisagé, dès le départ, partir du terme de l'échéance, et seulement si le « règlement » est effec-
de reporter à un moment ultérieur (au terme de la transaction) ]'acte de tué. Mais la propriété du créancier sur le même objet, une propriété qui
cession ; de sorte que, soit pour la partie, soit pour le tout, la volonté seule est, à partir du terme, absolue contre tous, est aussi niée par le droit du
est donnée et acceptée. Une telle volonté peut se manifester de bien débiteur jusqu'au terme, avec toutes ses conséquences; avec cette limi-
d'autres manières, mais elle ne peut être correctement perçue que si on tation, elle s'appelle « créance )> par rapport au débiteur, comme liberté
l'exprime par des mots. Le mot tient lieu de la chose. Il a, pour celui qui ou droit d'obliger celui-ci à payer à partir du terme de l'échéance. Elle est,
le reçoit, la valeur de la chose dans la mesure où l'association du mot par conséquent, une propriété commune et partagée pendant l'intervalle,
et de la chose est nécessaire, de telle sorte que le récepteur de ce mot
dans la mesure où la pleine propriété appartient au créancier, exception
possède la certitude d'obtenir cette chose. Il n'a pas de valeur comme foi te de la possibilité provisoire d'en disposer qui appartient au débiteur.
54 Définition générale des concepts principaux Théorie de la société 55

§ 23. LE CRtDIT, SUBSTITUT D'ARGENT, '


là où l'on vend de l'argent à crédit, dans la mesure où les deux parties .

ARGENT PRIVt, OBLIGATION, PARADOXE DE LA SOCitTt ne veulent que de l'argent et n'ont aucun autre besoin. Assurément,
l'<< obligation» elle-même, en tant qu'elle est donnée pour un prêt
reçu, devient une sorte particulière de marchandise qui peut être
Ainsi, dans un tel contrat particulier, celui qui reçoit, << qui fait cré- transmise d'une main à l'autre à des prix variables. Mais celui qui
dit 1> est aussi actif que celui qui promet, qui << prend le crédit }) . Mais l'acquiert pour la garder et jouir de sa douceur ne veut rien d'autre
le cas habituel, tel qu'il apparaît dans l'échange de marchandises contre que des sommes d'argent payées périodiquement, les« intérêts>> aux-
marchandises et, par le développement de celui-ci comme vente de quels il a un droit légal, même si la restitution du << capital » n'a pas été
marchandises contre de l'argent, est celui de la vente de marchandises promise pour un terme déterminé. Or, cette restitution n'est pas dU
à crédit. Par la forme du crédit, ce commerce coïncide avec le prêt qui, tout son but, il préfère au contraire garder sa créance sans la réaliser
dans sa manifestation développée, est de la vente d'argent contre crédit. comme la cause constante des exécutions toujours renouvelées de son
Mais dans la vente de la marchandise à crédit, le crédit est souvent le cocontractant. Cette créance n'est qu'une idée, représentée comme de
versement retardé,-<?u le paiement différé moyennant contrepartie, par l'argent absolu, par un bout de papier ; elle est la marchandise abso-
lequel la relation d'échange se trouve grandement facilitée :la pro- lue, la plénitude de la marchandise qui ne vieillit et ne se déprécie
messe jouera soit provisoirement, soit en général, le rôle de l'argent; jamais comme un ustensile mort, ou même comme une inutile œuvre
elle est substitut d'argent; et elle joue ce rôle d'une manière' d'autant d'art destinée à <<l'éternité», mais qui, en réalité, reste éternellement
plus parfa\te que sa fiabilité repose sur la capacité de paiement du débi- jeune, comme une source vivante de quantités régulièrement répétées
teur ou sur la possibilité de lui exiger une contrepartie. Elle peut servir et égales de plaisir matérialisé. Un philosophe antique a transmis une
comme de l'argent liquide, même du -côté du créancier, de moyen maxime, qui longtemps fit autorité, selon laquelle l'argent n' engen-
d'achat ou de paiement. Elle a, pour celui qui la donne autant que dre pas 1 . Cette maxime est juste. L'argent est puissance, mais jamais
pour celui qui la reçoit, la valeur de l'argent au nom duquel elle a été puissance de sa propre et directe reproduction. Quoi qu'on acquière
acceptée : elle correspond d'une manière suffisante à l'idée d'argent par lui, il doit quitter la main de son possesseur pour acquérir quel-
par la valeur fictive et imaginaire qui se fonde sur le seul consensus que chose. Il ne confère de droit à perSonne. Chacun est libre et non
arbitraire. Mais tandis que la monnaie-papier absolue serait celle que lié par rapport à l'argent. En revanche, l'obligation est une puissance
chacun accepterait en échange d'une marchandise quelconque d'égale tout à fait juridique. En effet, tenir dans sa main le rendement futur
valeur (parce qu'il serait sûr de recevoir en retour une autre marchan- d'une autre personne est impossible dans le monde des faits. Cela n'est
dise quelconque d'une valeur égale), une lettre de change, ou toute possible qu'en droit. L'échange de l'argent contre la marchandise est
autre monnaie fiduciaire, n'a de valeur que dans la mesure où celui simplement un processus réel et global, bien qu'uniquement com-
qui la reçoit est certain, soit de pouvoir l'écouler à son tour, soit de la préhensible à partir de la société. Mais recevoir un paiement pour la
rendre à l'émetteur pour son équivalent en une certaine marchandise, propriété d'une marchandise (comme c'est le cas pour l'obligation) et
par exemple l'or. C'est de la monnaie privée, garantie par la société ne pas donner cette marchandise en retour correspond à une situation
dans la mesure où cette dernière soutient l'obligation (l'exécution)
du règlement par le débiteur ou ses_« garants;>. La monnaie-papier
empirique, émise par une personne qui ,dans un domaine limité repré- 1. Allusion à la condamnation de l'usure par Aristote in Politique, I, 11, 1258 b.:« Dans ces condi-
sente la société elle-même (comme l'Etat ou sa «banque>>), occupe tions ( ... ),ce que l'on déteste avec plus de raison, c'est la pratique du prêt à intérêt, parce que le
gain que l'on en retire provient de la monnaie elle-même et ne répond pas à la fin qui a présidé
un rang intermédiaire entre la monnaie privée et la monnaie publique
à sa création. Car la monnaie a été inventée en vue de l'échange, tandis que l'intérêt multiplie la
déjà évoquée dont personne ne voudrait être responsable, bien que quantité de monnaie elle-même. C'est même là l'origine du terme intérêt: car les êtres engen-
tous la désirent et la recherchent, comme c'est le cas pour l'argent drés ressemblent à leurs parents, et l'intérêt est une monnaie née d'une :ffionnaie. Par conséquent,
cette dernière façon de gagner de l'argent est de toutes la plus contraire à la nature» (Cf. La
quand il devient le moyen universel d'achat (quelle que soit sa forme). Politique, trad. par]. tricot, Paris, Vrin, 1962, p. 65-66. Le traducteur souligne que le terme intérêt
- Mais la vérité des transactions en société apparaît le plus clairement en grec signifie à la fuis enfant, petit [partus] et le revenu de l'argent [usura}).
56 Définition générale des concepts principaux
Théorie de la soôété 57
qui, transcende la société. En effet, un lien durable se constitue ici, qui
va a l'encontre du concept de société, un lien qui ne lie pas les choses,
d'« association>> ou quelque autre nom semblable. Le contenu natu- '
rel d'un tel ordre peut être résumé par cette formule unique : pacta
mais les personnes. Ce rapport, déjà présent momentanément dans
esse observanda- les contrats doivent être respectés 1• On suppose donc
le simple contrat d'é-change, est considéré ici comme illimité dans le
qu'une situation existe où cohabitent des sphères, ou domaines
temps ; dans le contrat, il est équilibre réciproque, dans ]'obligation
dépendance unilatérale. volonté séparés, dont l'étendue réelle d'action est acceptee ou garantie
par le droit de telle sorte qu'une modification légitime, et donc légale,
des activités de ces sphères ne peut avoir lieu soit à l'avantage, soit au
désavantage de celles qui sont situées à l'intérieur ou à l'extérieur du
que par contrats, c'est-à-dire par l'accord de tous.,
§ 24. l'ACTIVITÉ DANS LA PROMESSE, LE DROIT DE
coïncidence des volontés est, d'après sa nature, momentanee, linntee,
L'EXIGER, ASSOCIATION, SOCIÉTÉ, DROIT NATUREL,
de sorte que la modification, comme advenir de la situation nouvelle,
CONVENTION
ne doit pas avoir de durée. Ici, la règle supérieure selon laquelle chacun
peut en toute légalité agir conune il le veut, à l'intérieur mais pas en
dehors de son domaine, n'est point modifiée. Mais là où il existe néan-
Mais dans chaque échange un objet tangible peut être remplacé moins une sphère conunune, comme dans l'obligation durable ou dans
par une activité. L'activité elle-même est donnée et acceptée comme un
un partenariat permanent, la liberté elle-même, con:me
service. Comme un objet, elle doit être utile ou agréable à celui qui la des droits d'agir, doit être partagée, ou une nouvelle liberte artificielle
reçoit. Elle est 'àlors considérée comme une marchandise dont la pro-
et fictive doit être créée. La forme simple de la volonté générale de
duction et la consommation coïncident temporairement. Si un service la société, dans la mesure où elle établit ce droit naturel, je la nomme
n'est pas rendu, mais seulement promis (de façon analogue à la chose
convention. Des dispositions et des règles positives de toutes sortes peu-
non donnée, mais seulement promise), l'action correspondante inter-
vent être reconnues comme conventionnelles, quoique leur origine
viendra. Elle appartient de droit au créancier ; après le terme, il peut
puisse être d'un caractère bien différent, si bien que « convention )>
obliger légalement celui qui a fait la promesse à accomplir le service,
est souvent compris comme synonyme de coutume et d'usage. Mais
?omme il peut légalement obliger le débiteur ou un tiers propriétaire tout ce qui est conforme à la coutume et à l'usage n'est conventionnel
a hvrer une chose due ou la prendre par force. Un service dû ne peut
que dans la mesure où il est voulu et maintenu conune étant d'utilité
s'obtenir que par la contrainte. La promesse d'un service peut aussi bien
générale et dans la mesure où l'utilité générale est voulue et considérée
être bilatérale qu'unilatérale, les deux impliquent cependant un droit
par chacun comme ce qui lui est utile en propre ; il n'est donc plus
coercitif. Par conséquent, dans ce sens, plusieurs personnes peuvent se
ni accepté ni voulu, à cause de la tradition, conune héritage sacré des
lier extérieurement à travers une activité commune chacun jouit du
ancêtres. Par conséquent, les termes de coutume et d'usage ne sont
réel rendu par l'autre comme d'une aide pour soi. Enfin, plu-
plus appropriés.
sieurs personnes peuvent se mettre d'accord pour concevoir l'association
qu'ils ont ainsi créée comme un être existant et indépendant, d'une
nature individuelle semblable à la leur, et pour attribuer à cette per-
sonne fictive une volonté particulière et une capacité d'action, capacité
de conclure des contrats et des obligations. Cette« personne >>,comme
toute chose profondément liée à l'idée de contrat, ne peut cependant
être considérée comme réellement objective que dans la mesure où la
société y participe et par conséquent semble confirmer son existence. 1. Cf. Thomas Hobbes, Leviathan. On the Matter, Forme and Power qf a Commonweàlth Ecclesiatical and
Ce n'est que par ce biais qu'elle devient un sujet de l'ordre légal de la Civil in: The English Works oJThomas Hobbes éd. par Sir William Molesworth, 11 vol. ( Londres
société et qu'on peut lui donner le nom de «société» , de « cercle» , 1839-1845), vol. III, p. 130 ; trad. par E Uvîathan. Traité de la matière, de la forme et du
pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Paris, Ed. Sirey, 1971, p. 138.

!'
58 Définition générale des concepts principaux Théorie de la société 59

§ 25. LA SOCIÉTÉ CIVILE, « CHACUN EST UN envers les autres. La possibilité d'un rapport ne suppose rien d'autre
MARCHAND », CONCURRENCE GÉNÉRALE, LA SOCIÉTÉ qu'une pluralité de personnes capables de produire, et par conséquent de
DANS SON SENS MORAL promettre, et dont on fait abstraction des qualités personnelles (qu'elles
possèdent pourtant en tant qu'individus). La société comme collectivité
sur laquelle doit s'étendre un système conventionnel de règles est ainsi,
La société donc, un agrégat uni par la convention et le droit natu- d'après son concept, illimitée ; elle brise continuellement ses frontières
rel, est comprise comme une masse d'individus naturels et artificiels réelles ou fortuites. Puisque chaque personne recherche en elle son pro-
les .volontés et sphères d'intérêt interagissent de multiples manières, E.re avantage et ne reconnaît les autres qu'aussi longtemps qu'ils l'aident
m;us qu1 demeurent cependant indépendants les uns des autres et sans à parvenir à ses propres fins, le rapport de tous envers tous, avant et en
réelle affinité entre eux. Voici donc la description générale de la<< société dehors de la convention et du contrat, peut être compris comme une
civile>> ou« société d'échange>> dont l'économie politique s'applique à inimitié potentielle ou comme u"n'e guerre latente, ce qui contraste for-
c?nnaître la et les actions, un état dans lequel, d'après l'expression tement avec tous les accords passés entre les volontés et qui sont conçus
d Adam Snuth, <<chacun est un marchand >> 1. Par conséquent, là où les comme autant de contrats et traités de paix. Et ceci est la seule interpré-
proprement dits, des entreprises, des sociétés et des campa- tation qui puisse rendre compte de manière adéquate de la réalité com-
grues s opposent les uns aux autres dans les titnsactions qui s'effectuent merciale et marchande où tous les droits et obligations peuvent se réduire
sur les marchés et les bourses internationaux ou nationaux, la nature de au contrôle et à l'évaluation de la richesse. C'est sur elle par conséquent
la société s'y présente comme dans un extrait ou à travers un miroir que doit reposer, même san_s en être consciente, toute théorie du droit
concave. Car ce qui caractérise principalement cette situation n'est en privé pur ou du droit naturel (compris dans le sens d"un droit naturel
aucune façon, comme se l'imaginait le célèbre Écossais, la suite directe de la société).Acheteurs et vendeurs, dans leurs aspects divers, se situent
ou seulement vraiseinblable de ce fait nouveau que le- travail est divisé toujours les uns à l'égard des autres de telle façon que chacun désire et
et les produits échangés. C'est plutôt par rapport à un but plus lointain tente de donner le moins possible de son propre bien pour obtenir le plus
qu'il faut comprendre l'évolution de la société; et la société, au sens que possible du bien de l'autre? Et les véritables commerçants et entrepre-
je donne à ce terme, n'existe réellement que dans la mesure où ce but est neurs sont comme des coureurs organisant des courses au cours desquelles
réalisé. Elle est toujours quelque chose qui est en train d'advenir, quelque chacun cherche à dépasser l'autre et, si possible, à se classer premier sur
chose qu1 dmt être considéré ici comme le sujet de la volonté ou de la h ligne d" arrivée ; à placer sa marchandise. et en plus grande quantité
raison générale, et en même temps (ainsi que nous le savons), comme un possible. C'est la raison pour laquelle ils cherchent réciproquement à se
sujet fictif et nominal. Elle flotte dans 1" air comme si elle était sortie des repousser et à se faire tomber, et la perte de l'un est en même temps le
de ses porteurs conscients. Se tendant la main par-dessus toutes les gain de l'autre, comme dans chaque échange particulier quand les proprié-
distances - frontières et idées - ces derniers, avides d'échanges, consi- taires n'échangent pas des valeurs réellement égales. C'est une concurrence
dèrent cette perfection spéculative comme le seul pays, la seule ville, où générale qui a lieu dans beaucoup d'autres domaines, mais nulle part aussi
tous les chevaliers d'industrie et les aventuriers du conunerce ont un réel clairement et aussi consciemment que dans celui du commerce, auquel par
in:érêt Tout la fiction de l' est représentée par le suite on limite habituellement l'emploi du mot, et que de nombreux
metal ou le pap1er, ce lieu 1 est par la terre entière ou par des territoires auteurs ont déploré comme-étant l'illustration de la guerre de tous contre
plus limités. Mais dans cette façon de considérer la société, il faut faire tous ; un état qu'un grand penseur a considéré comme étant l'état naturel
abstraction de tous les rapports primitifs et naturels des hommes les uns et universel de la nature humaine 1. Mais la cOncurrence poite aussi en
elle, comme toutes les formes de gnerre, la possibilité de sa fm. Même

1. Adam. Smith, The U.:Calth cf Nations (1776), Livre 1, chap. IV; trad. par sur la nature
et la mhesse des nations, Paris, PUF, p. 25. La citation complète de Smith est la suivante : ((Ainsi
chaqu';, vit d'échanges, ou devient dans une certaine mesure un marchand, et la société 1. Hobbes, De Cive, ou les Fondements de la politique, préface ; trad. par S. Sorbière, Paris, Éd. Sirey,
elle-meme deVlent proprement une société commerçante. >> 1981.p.66.
60 Définition générale des concepts principaux
Théorie de la société 61

ce genre d'ennemis, bien que cela leur soit très difficile, peuvent décider, il se présente comme la transition • de l'éconorme . domes-
dans certaines situations, qu'il leur serait avantageux de de se
générale vers l'économie commerciale générale: et en étroite
laisser tranquilles et même de s'associer en vue d'un objectif commun (en
liaison, comme la transition de l<l __Q.Q..rp.jp,Çtjjgn de l' agnculture vers la
premier lieu, et le plus souvent, contre un adversaire commun). Ainsi, la
domination de l'industrie. Cette transition peut être conçue comme
concurrence est limitée et transformée en coalition. - Et on peut corn-
elle était dirigée selon un plan, dans la mesure où au sein..
prendre, par analogie avec les relations reposant sur l'échange de valeurs que peuple, les commerçants - comme capitalistes - et les capitalistes
matérielles, toute sociabilité conventionnelle dont la règle supérieure est la
- comme commerçants - se hissent à la première place avec un suc-
politesse : un échange de mots et de services dans lequel chacun semble
cès sans cesse croissant et semblent s'unir dans la même intention. Le
être à la disposition de tous et où tous semblent estimer chacun comme
meilleur mot pour exprimer cette intention est le << commerce }). En
leur semblable, mais où, en réalité, chacun pense à soi-même et s'occupe -effet, alors qu'un gérant d'économie domestique, un agriculteur ou un
au contraire de faire triompher ses avantages au détriment de ceux des citadin tourne son regard vers l'intérieur et le centre du lieu, la com-
autres et de faire valoir son importance à leurs yeux. Si bien que pour
munauté, auquel il appartient, la dasse commerciale, au contraire, dirige
toute faveur accordée à !'_autre, on attend, et même on exige, au moins
son· action vers l'extérieur : seules les lignes qui relient les
un équivalent et par conséquent on pèse exactement ses services, nationales .et les moyens de trap_sport l'intéresse_nt. C'est ainsi
ries, cadeaux, etc., pour voir s'ils provoqueront l'effet désiré. Des c<rotrats
qu'elle habite au centre de chaque région qu'elle tend à marquer de
non formels de ce genre sont constamment conclus et beaucoup sbnt
son eill.pieinte, à percer et à renverser. Le pays entier n'est qu'un marché
constanunent dans cette course dans laquelle sont engagés les pour elle, pârticulièrement marché d'achat et de débouchés, aussi bien
quelques privilégiés et puissants. - Comme en général tous les rapports
lorsque le commerce est un commerce intérieur- où alternent absorp-
en société reposent sur la comparaison de services potentiels ou offerts, il
tion et contraction, expulsion et expansion, à l'instar de la systole et de
apparaît clairement ici pourquoi les rapports des objets visi- la diastole du cœur- que lorsqu'il s'agit du commerce extérieur, lequel
bles et matériels ont une prédominance, et pourquoi des activités pures
revient à la cession 'de marchandises superflues contre la réception de
et mots ne peuvent former qu'une base impropre à cette comparai-
marchandises nécessaires. Chaque pays peut se transformer en une aire
son. A l'inverse, la communauté, comme lien de« sang}>, est d'abord une
commerciale de ce genre, et plus cette zone gagne du terrain, plus elle
relation entre des corps qui s'exprime dans des actions et des mots ; le
tend à devenir le pays de la société. les échanges
rapport collectif aux objets est une seconde nature car ces objets ne sont
s'établissent librement et se généralisent, plus il est vraisemblable_ que
pas tant échangés que possédés et utilisés en commun. La société, dans le
lois pures de ces échanges commerciaux gagnent_.eiJ)lllpor_tance...e.t
sens que nous pouvons appeler moral, est aussi entièrement conditionnée
que toutes les autres qualités qu'ont les hommes et les par
par les relations qu'_elle entretient avec l}État. Ce dernier point n'a pas été
rapport aux autres cessent d'exister. Et ainsi, le domaine du commerce
pris en compte jusqu'à présent dans notre -étude car ce· qui est premier
se concentre finalement dans un seul marché prindpal, culminant dans
dans la société, ce sont ses aspects économiques. -
le marché mondial, dont tous les autres marchés deviennent dépendants.
Mais plus s'étend le règne du commerce, plus se manifeste de_ façon
claire et transparente le fait certain que les acteurs et les dirigeants de
ce commerce font tout ce qu'ils font pour le gain qu'ils peuvent en tirer
§ 26. PROGRÈS DE LA SOCIÉTÉ, MARCHÉ MONDIAL,
pour eux-tn(mes ; ils se eux-mêmes au centre, et, de le.ur point
CAPITAL
de vue, la terre et le travail du pays, comme ceux de tous les pays avec
lesquels ils ont des transactions, ne sont simplement que des objets réels
ou possibles pour le placement et l'investissement de leurs par
Quand nous considérons donc le progrès de la sociÇté, qui est
conséquent 'pour 1a multiplication de leur argent. D'autre part, plus les
l'ultime progression du développement de la vie d'une co111!Ùunauté
organisateurs du véritable travail qui est celui de la production, qu'ils
et d'un peuple, en limitant notre regard essentiellement domaine
soient propriétaires de la terre ou d'usines, ou qu'ils soient propriétaires
62 Définition générale des concepts principaux
Théorie de la société 63

des travailleurs ou de leur force de travail\ conduisent leurs affaires


§ 27. LA POSITION DU NÉGOCIANT,
' NATURE DU
avec la simple intention d'en tirer une plus-value, plus ils deviennent
eux-mêmes une simple classe de commerçants ; une classe qui paraît CRÉDIT ET COMMERCE, L'INTERPRÉTATION ORGANIQUE
agir au-dessous ou au-dessus du véritable commerce, soit sur un pied
d'égalité avec celui-ci, d'accord avec lui sur de nombreuses questions
d'intérêts, et opposée à lui sur d'autres. Les deux classes représentent Tout travail, création et action des hommes, est une sorte d'art,
l'accumulation liquide et mouvante d'une richesse d'argent ciui, se comparable à une activité organique par laquelle la volonté humaine se
multipliant sans cesse par son emploi à des buts de production ou de répand dans la matière extérieure en lui et quand
commerce, s'appelle la richesse du capital. Mais la nature du capital se cette activité sert à la conservation, au progres ou a la JOie d une com-
présente d'abord comme une dépense et un sacrifice du commerçant munauté comme dans les conditions naturelles et primitives, elle peut
qui cependant cherche à acheter des marchandises au meilleur marché être comme une fonction de celle-ci, comme si la
et à s'en débarrasser au prix le plus élevé.- Tout vendeur qui propose nauté s'exprimait à travers les individus (ou un et acc_omplis-
des produits de son propre travail peut être considéré comme un com- sait elle-même cette action. Le commerce comme aptitude au garn est le
merçant, dans la mesùre où il agit d'une façon semblable à celui-ci et cOntraire d'un tel art. Le profit n'est pas une valeur, il est uniquement
calcule le rapport de son prix d'achat avec. ses dépenses. Mais il comp- une modification des rapports de richesse :le plus de l'un est le moins
tera la différence comme l'équivalent de son activité, qui a créé en réalité de l'autre ("Le proufict de l'un c'est le dommage d'aultruy »,Montaigne)'.
une nouvelle, valeur. Dans la mesure où cet équivalent peut être établi L'appropriation est une pure action d'occupation, la mesure
comme réel et valable, il ne retire de son marché rien de plus que ce où d'autres sont lésés, un aCte de vol ; mais non le travarl qui transforme
qu'il y a mis. Et s'il n'y avait d'échange réciproque qu'entre de tels en bien (ou en objet d'usage) ce qui n'existait auparavant c_omme
vendeurs (comme-le suppose le concept de la communauté pleinement matière naturelle, ou qui n'était pas d'une aussi bonne
développée déjà évoqué par nous), cet échange pourrait toutefois se l'« activité }} effectuée par le commerce par rapport aux objets (meme s il
révéler être un commerce de nature sociétale si chacun dans un domaine faut y ajouter quelque travail sujet), n_'est rien
illimité déploie tous ses efforts en vue d'obtenir le plus haut prix pose d'autre que demande, ippropnatron, offre, renuse, c est-a-dire nen que
sible ; le résultat final en ce cas serait cependant que cette tentation des manip;,lations qui laissent intacte la nature de l'objet. En revanche, le
finisse par être anéantie par une tentation égale et opposée, même si on marchand, puisqu'il tire de son activité une utilité tangible et cependant
peut montrer dans les faits qu'un vendeur peut obtenir des avantages abstraite en tant que but réel et rationnel de cette activité, est (dans ce
abusifS par rapport à un autre (ce qui aura d'autant moins de chance de sens) le premier homme pensant et libre ,à se manifester dans le déve-
se produire que chacun est capable de commercer). Dans ce sens, on a loppement normal d'une vie sociale. Il se tient isolé, dans la mesure
d'ailleurs dit que la société bourgeoise suppose chez tout homme une possible, de tous les rapports nécessaires (necessitudines), des devoirs et pre-
connaissance encyclopédique des marchandises·(K. Marx, Le Capital, 1, jugés : <<A merchant, it has been said very properly, ts not necessanly the attzen
chap. !, Remarque) 2 • of any particular country » (A. Smith, Wealth of Natio;", bk Ill, chap. :V)',
un passage que l'on voudra comparer avec celui Cite plus haut du meme
auteur selon lequel l'échange transforme chaque homme,en . .!L
est libre des liens de la vie communautarre, et plus ill est, nueux c est
l'our lui. Avant lui, avec lui et à, lui, existe d'abord le
Leur distinction est nette : le creancier negocie avec une seule et meme
1. Arbeitskrqft (NDT).
2. Karl Marx, Le Capital, I, chap. 1, note 5 ; trad. parJ.Roy, Paris Garnier-Flammarion, 1969,p. 585.
La citation complète est la suivante:« Dans la société bourgeoise "Nul n'est censé ignorer la 1.. Cf. Montaigne, Les Essais, Livre 1, chap. XXI (éd.« Pléiade »,Paris, c_;allimard, 2007, p. 110).
loi."- En vertu d'une fictio juris économique, tout acheteur est censé posséder une connaissance 2. «On a dit à juste titre qu'un marchand n'est pas le cttoyen de quelque pays pa_r-
encyclopédique des marchandises. » ticulier que ce soit», Cf. Adam Smith, La Richesse des nations, Livre III, chap.V ; trad. par P.Taetb,
Paris, PUF, 1995, p. 479.

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