Vous êtes sur la page 1sur 15

La communauté comme dissentiment

Author(s): JACQUES RANCIÉRE and FRANÇOIS NOUDELMANN


Source: Rue Descartes, No. 42, POLITIQUES DE LA COMMUNAUTÉ (Novembre 2003), pp. 86-
99
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40978793
Accessed: 03-09-2020 18:55 UTC

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend
access to Rue Descartes

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
86 I JACQUES HAJMCIÊKE

Entretien avec
JACQUES RANCIÈRE
La communauté
comme dissentiment
Vous
FRANÇOIS NOUDELMANN : observez dans La Mésentente que la politique moderne multiplie « les opérations de subjectiva-

tion qui inventent des mondes de communauté ». Quelles sont les modalités de ces subjectivations ? Et comment se manifeste

l'ouverture de mondes communs qui ne sont pas pourtant fondés sur le consensus ?

JACQUES RANCÈRE : II y a subjectivation en général quand un nom de sujet et une


forme de prédication instituent une communauté inédite entre des termes et
dessinent ainsi une sphère d'expérience inédite, qui ne peut être incluse dans
les partages existants sans faire éclater les règles d'inclusion et les modes de
visibilité qui les ordonnent. Ce peut être « les hommes naissent libres et égaux
en droit» ou « Ouvriers, paysans, nous sommes /le grand parti de travailleurs»,
«Wir sind das Volk» ou «Nous sommes tous des juifs allemands». Une
subjectivation, c'est une prédication impropre : une partie de la population
n'est pas «le peuple», des aryens français ne sont pas des juifs allemands, un
bourgeois révolutionnaire n'est pas un prolétaire, etc., à moins précisément
que ces prédicats n'ouvrent une forme de communauté différente entre sujet et
prédicat, tel qu'il apparaisse qu'un ouvrier non plus n'est pas un prolétaire, et
que le peuple en définitive n'est pas le peuple. Quant à l'égalité de tous les
« hommes », il faut sans cesse remettre en jeu qui est inclus dans ce tout et quel
type de relations est compris dans la sphère de validité de cette égalité.
Une subjectivation fait du commun en en défaisant. À partir de ce noyau
logique premier on peut comprendre qu'elle fait du commun en mettant en
commun ce qui n'était pas commun, en déclarant comme acteurs du commun

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
PABOLE I 87

ceux ou celles qui n'étaient que des personnes privées, en fai


relevant de la discussion publique des affaires qui releva
domestique, etc. « Prolétaire » est un mot désuet du vocabul
Rome antique qui signifie «celui qui fait des enfants». Pour
mot politique moderne, il a fallu un collage anachronique qu
signification de «celui qui n'est pas compté comme appar
politique parce qu'il n'est qu'un corps productif et reprod
que la mise en commun du terme juridique antique et de la f
moderne fonctionne comme redistribution complète des
commun et le non commun. Un prolétaire, c'est un ouvrier
son statut d'employé domestique pour affirmer sa capaci
affirmant que le lieu privé du travail est un lieu public et qu
l'affaire de tous. Comme celui auquel il s'adresse ne voi
communs dont le premier lui parle et ne l'entend pas comm
commun, la communauté ainsi ouverte est une communauté
met un monde commun dans un autre : le monde où ces obj
où la relation entre les sujets est constituée clans celui où cett
relation n'existent pas. La politique moderne a été faite de c
mondes communs qui mettent une communauté dans un
appelle consensus est la tentative pour défaire ce tissu dissen
pour ramener le commun à des règles d'inclusion simp
commun politique est fait de procédures d'inclusion de l'exc
commun du non-commun.
F. NOUDELMANN : Cette diffraction de communautés construit-elle de nouveaux espaces ? Vous évoquez des intervalles entre les

identités, les lieux et les places. Quel est l'enjeu politique de ces espacements ? Vous refusez de voir dans la communauté l'ac-

tualisation du commun. À l'être-commun, Jean-Luc Nancy préfère l'être-en-commun. Mais vous-même pensez la mise en com-

mun de ce qui n'est pas commun. En proposant de penser l'être-ensemble de la communauté comme un être-entre, quelle signi-

fication donnez-vous à cet « entre », que sépare-t-il et que tient-il ensemble par cet écart ?

J. RANCIÈRE : Ce que je refuse, c'est de fonder la communauté politique sur une


propriété anthropologique ou une disposition ontologique première. Que l'on
fonde la politique sur une sociabilité naturelle ou sur la nécessité de lutter
contre une insocialité naturelle, 7
7 qu'on la1
fonde sur
O l'éclat de l'agir des aristoï ou

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
88 I JACQUES RANCIÈRE

sur la commune exposition du dasein, qu'on enfle le contenu des propriétés


partagées ou qu'on le réduise à l'«en» de «l'en-commun», on est toujours
dans ce dispositif qui pense la politique en terme de communauté et la
communauté à partir d'une propriété ou disposition originelle au commun.
Pour moi, la politique est toujours seconde. Le problème de savoir s'il faut se
mettre en communauté et pourquoi on s'y trouve est toujours déjà résolu par
avance. Il y a toujours déjà de la communauté entre les corps : celle qui tient au
corps souverain, à la filiation humaine et divine, à la place dans le système des
distributions économiques et sociales, etc. La politique vient après comme
invention d'une forme de communauté qui suspend l'évidence des autres en
instituant des relations inédites entre les significations, entre les significations et
les corps, entre les corps et leurs modes d'identification, places et destinations.
Elle se pratique en remettant en question les adhérences communautaires
existantes et en instituant ces relations nouvelles, ces «communautés» entre
termes qui mettent en commun ce qui n'était pas commun, à la manière dont
les figures de la poétique transforment les relations d'inhérence entre sujets et
propriétés. C'est là que prend son sens le « entre ». Je ne l'entends pas au sens
d' Hannah Arendt, de cet «interêtre» qui essaie de tenir ensemble la gloire à la
Plutarque et le mitsein à la Heidegger. Cet entre n'est pas d'abord entre les
sujets. Il est entre les identités et les rôles qu'ils peuvent revêtir, entre les places
qui leur sont assignées et celles qu'ils occupent transgressivement. Il est entre
le nous énonciateur et le nom de sujet énoncé, entre un sujet et un prédicat, des
corps et des significations, etc. Il peut être aussi entre des noms de sujets.
Burke, Marx et Arendt (et Agamben après celle-ci) se sont accordés pour
dénoncer l'écart que la déclaration révolutionnaire instituait entre les droits de
l'homme et ceux du citoyen. Or c'est cet écart qui a précisément permis des
formes de subjectivation politique radicale. L'intervalle politique a plus à voir
avec le saut de la métaphore qu'avec toute forme de communion.
F. NOUFDELMANN : La mise au jour d'un mécompte, dont vous faîtes le critère même du politique, ouvre-t-elle la voie d'une com-

munauté politique, même divisée ? En quoi ce mécompte surgit-il comme un mécompte commun qui ne relève pas strictement de

la lutte des classes ; et de quelle nature, de quelle origine, est la revendication d'une part pour les sans-part. Dans quelle mesure

le tort égalitaire n'en revient-il pas strictement aux rapports économiques ?

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
PAROLE I 89

J. RANCIÈRE : Même dans le marxisme, il est clair que les rappo


production ne sont pas simplement des rapports économiques. Et
chose que la philosophie politique antique nous a appris, c'est que
est la lutte des classes, ce qui veut dire précisément que la lutte de
pas définissable en termes strictement économiques. La lutte des
qui interrompt la simple loi économique, c'est-à-dire le simple go
de la richesse. Les « pauvres » et les « riches » de la politique antiq
bien les «prolétaires» et les «bourgeois» de l'époque modern
être définis simplement comme groupes aux intérêts économiques
a lutte des classes pour autant que les classes ne sont pas des clas
parties de la société regroupant tous ceux qui ont les mêmes inté
opérateurs de désidentification, c'est-à-dire d'écart entre des ide
propriétés.
Le démos est le «parti des pauvres», mais le parti des pauvres est le parti des
gens de rien, des gens qui n'ont pas de «qualité» pour s'occuper des affaires
communes et qui pourtant s'en occupent. La logique de la domination, c'est
que gouvernent ceux qui ont les propriétés qui les qualifient pour gouverner,
propriétés vérifiées par le fait qu'ils gouvernent (cercle de la domination
encore rappelé lors d'une récente élection présidentielle par l'opposition entre
« candidats de gouvernement » et « candidats de protestation »). Démos veut dire
à l'inverse gouvernement de ceux qui n'ont rien d'autre en commun que
l'absence de telles propriétés. C'est cela que veut dire «part des sans part». La
lutte des classes n'est pas une lutte entre des parties de la communauté mais
entre deux formes de communauté : la communauté policière qui tend à
saturer le rapport des corps et des significations, des parties, des places et des
destinations et la communauté politique qui rouvre les intervalles en séparant
les noms de sujets et leurs modes de manifestation des corps sociaux et de leurs
propriétés.
F. NOUDELMANN : Le mot de peuple paraît de plus en plus suspect, et son emploi semble aujourd'hui réservé à son identification

ethnique. Sinon il renvoie de façon nostalgique à une version révolutionnaire du soulèvement populaire. Pourtant vous déclarez

que « le peuple prend toujours figure là même où on le déclare périmé. » S'il n'est plus le peuple souverain ni le prolétariat en

marche, que recouvre-t-il aujourd'hui, en France ou dans ce qu'on appelle lamondialisation ?

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
90 I -JACQUES RANCISSE

J. RANCIÈRE : Je ne sais pas si le peuple est plus suspect que la com


tout cas je prends pas peuple comme un concept unitaire. Une
subjectivation définit une figure de peuple qui est elle-même faite
entre plusieurs peuples. À la base, il y deux peuples opposés. Il y a
comme ethnos, comme consistance collective de ceux qui ont mêm
même sang, même dieu, etc. Et il y a le peuple comme démos,
comme division de Y ethnos, comme supplément à tout dénombre
parties de la collectivité. Lorsque je dis que le peuple « prend toujour
j'entends par là que lorsque le démos s'efface, c'est V ethnos qui re
surface. Cela dit, le démos lui-même prend des figures d
contradictoires. Il y a eu des figures de subjectivation fortes comm
révolutionnaire ou le prolétariat. Mais ces figures, habitées par l'h
ont elles-mêmes toujours été traversées par la contradiction. Il y a t
plusieurs peuples dans le peuple et plusieurs prolétariats dans le pr
Identification et désidentification n'ont cessé d'entremêler leurs rais

figures de subjectivation d'être menacées de retomber dans la substa


identitaire.

La mondialisation n'a pas, de ce point de vue, d'effet univoque


voudraient y voir la chance des multitudes nomades faisant exploser
Mais nous savons qu'elle a tout autant provoqué des retours m
l'identitarisme. Il est commode de mettre cet identitarisme au
« victimes » ou des « attardés » de la modernité . Mais à ce compte
inclure au premier rang de ces victimes ou attardés de la modernit
Unis dont la domination mondiale s'appuie sur un renforcement fo
l'identitarisme, au prix de passer par la reconnaissance de la pluralit
identités. Dans les Etats de la « vieille Europe », en revanche, le peup
désubstantialiser à l'extrême, à se distribuer en figures de subjectiva
(entendons : faibles en puissance rassemblante), par exemple le nou
sommes tous des enfants d'immigrés» qui accomplit la fonction dési
en répondant à la figure exclusive de la communauté nationale
donne pas visage et histoire à cette communauté du refus. Par opp
grandes figures d'incorporation du passé qui étaient toujours au bo

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
PAROLE I 91

réincorporation identitaire, les prédicats qui dessinent la f


tendent à devenir trop peu consistants. La part des sans part
souvent dans le seul négatif des «sans». C'est aussi pourquo
facilement s'identifier à quelque résurgence de Yethnos.

Langage et représentations de la communau


F. NOUDELMANN : Par l'étude de plusieurs projets littéraires, attachés aux noms de poètes et de roma

évalué l'ambition de créer « une langue nouvelle pour le corps nouveau de la communauté ». Et vo

inhérente au travail de récriture qui ne peut se modeler sur le plain-chant communautaire. Ces di

essence de la littérature ? D'une contradiction interne au langage ?

J. RANCIÈRE : Elles viennent de l'une et de l'autre. Le langage


séparation des mots et des choses. C'est-à-dire qu'il vit d
décevoir constamment le fantôme de leur adéquation. Ce fant
sa vigueur quand se défont les règles admises de correspondanc
choses ou de corps et significations. Et la littérature signifie
défection d'un tel système de signes et de règles d'interpréta
représentatif qui assignait à chaque nuance de sentim
d'expression, à chaque trait d'expression une signific
représentatif tient les mots et les choses dans leur correspon
par la médiation d'un corps d'expression privilégié. Par ra
langage littéraire n'est pas un langage autonomisé ou in tr
langage dont le fonctionnement n'est plus orienté par un
médiations. Il se met alors à voyager entre un pôle de sous -sig
pôle de sur -signification. D'un côté les mots sont orphelins d
avec un corps d'expression défini, atteints par la passivité
signification. De l'autre ils portent leur signification sur
s'inscrivent dans un univers où les choses elles-mêmes parlent,
corps les hiéroglypes de leur signification. La littérature tend
déchiffrement des signes partout écrits sur le corps des choses
Elle rêve au corps glorieux d'une communauté ayant réveillé la
et la puissance de communauté assoupies dans tous ces signes.

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
92 I JACQUES RANCIÈRE

Robert. Filou, «tins, un one», 1984.


Techniques mixtes. Exposition au Kunst Palast, Düsseldorf, 2003.

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
PAROLE I 93

Marin Rasimi r, «Puzzle», 2,10 x 33 mm.


Bâche dans un slidebox. Installation sur la place du Landre! à Rennes, 2003.

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
94 I JACQUES RANCIÈRE

sûr, est exemplaire de ce rêve comme de sa déception. Le chant glorieux de la


communauté nouvelle réclame une alchimie qui forge un verbe accessible à
tous les sens. Mais pour forger ce verbe, il n'y a qu'un bric-à-brac d'antiquaire :
enseignes idiotes, latin d'église, livres erotiques sans orthographe, etc. Pour
donner consistance au communisme de la langue il n'y a que la démocratie des
mots. Mais cette démocratie elle-même ressuscite constamment la nostalgie du
corps communautaire où les mots seraient les hiéroglyphes de l'histoire
commune, les tons et les rythmes de la communauté en marche, etc.
F. NQUDELMANN : Dans quelle mesure ce que vous appelez les mots-îles, qui dérogent à leur utilisation normée dans une commu-

nauté identifiée, produisent-ils « les espaces insulaires d'une autre communauté », et pourquoi désignez-vous cet espacement

par le mot de démocratie ? Sur quoi vous fondez-vous pour alléguer la disponibilité de mots soudain déchargés de leurs emplois

communautaires, et d'un demos qui s'en emparerait librement ?

J. RANCIÈRE : II y a toujours trop de mots et trop de significations disponibles dans


les mots pour que les états de corps et les états de signification coïncident sans
reste. Le démos n'est pas un rapace à l'affût de tous les mots en disponibilité.
C'est d'abord lui-même qui est un mot de cette sorte. Il n'y a précisément rien
dans le mot. «démos» qui le destinait à devenir un nom privilégié de la
communauté. Un déme, c'est d'abord le nom d'une circonscription
territoriale. C'est devenu un nom politique quand, avec la réforme de
Clisthène, reconstituant les tribus athéniennes avec des dèmes séparés dans
l'espace, un déme s'est mis à ne plus être la même chose qu'un déme, quand la
topographie de la communauté politique s'est séparée de la topographie de la
domination incarnée dans la distribution territoriale autour des riches

propriétaires .
La démocratie, c'est, d'abord un espacement verbal et spatial en même temps.
Ce n'est pas le tissu continu d'une adhérence commune. C'est un tissu
lacunaire et évolutif qui s'incorpore des «espaceurs» nouveaux en faisant passer
des mots d'un registre dans un autre. C'est ce qui se passe au XVIe et XVIIe
siècles quand les mots de la prédication religieuse ou ceux de la rhétorique
antique sont réinvestis de significations politiques, quand, pour le désespoir de
Hobbes, le signifiant « tyran » est rendu disponible pour qualifier les rois, quand
plus tard le mot «prolétaire» est arraché à l'antiquité des Douze Tables pour

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
PABOLS I 95

qualifier ceux qui sont privés de droits politiques, quand le m


repris par les manifestants est-allemands au lexique officiel pour
de ceux qui défilent derrière une banderole, etc. Bien sûr le pr
continuellement dans les deux sens. Les espaceur s - peuple, nat
citoyen, etc. -deviennent de nouveaux identifieurs. Mais ce
jamais irréversible. Et la politique se joue sur la ligne de p
identification et espacement.
F. NQUDELMANN : Vous contrariez l'opposition convenue entre art représentatif et art pur en montr

représentatif contient des éléments anti-représentatifs, ou inversement que l'image cinématog

complètement la narration. Vous relativisez ainsi l'idéal f laubertien du livre sur rien, tout comme vous m

tion sartrienne entre la poésie reflexive et la prose transitive. Cependant vous n'évoquez pas l'imm

L'Idiot de la famille qui étudie la littérarité comme une entreprise d'irréalisation dont les raisons son

toriques. Cette analyse de Sartre, ou celle plus sociologique de Bourdieu insistant davantage sur L'É

sur Madame Bovary, vous paraissent-elles pertinentes pour resituer de tels projets littéraires dans

rique ?

J. RANCIÈRE: Sartre s'est épuisé à résoudre un problème qu'il avait lui-même


inventé. Face à la poésie dont il dit qu'elle utilise les mots comme des couleurs,
il pose le langage littéraire comme un langage prosaïque qui a affaire
directement aux significations. Après quoi il doit se demander pour quelle
raison les grands prosateurs de l'âge littéraire ont renié cette vocation
communicative de la prose, en utilisant l'indifférence des signes pour opacifier
la langue. Il doit alors construire la conjonction d'une névrose d'époque et
d'une névrose subjective pour expliquer sur le cas Flaubert cette perversion du
moyen littéraire en fin en soi. Il met en parallèle le processus psychologique
d'un devenir-passif chez le cadet des Flaubert avec un nihilisme des écrivains se
détournant après 1 848 de la scène politique et contribuant par leur entreprise
de pétrification du langage à la grande entreprise nihiliste d'une bourgeoisie
cherchant à s'opposer au développement des forces productives où elle voyait
sa mort annoncée. Il ajoute alors sa reconstruction fantasmatique des sensations
du petit Gustave Flaubert à la fantasmagorie de l'explication marxienne du
coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte.
Derrière tout cela, il y a le poids des oppositions traditionnelles : romantisme et

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
96 I JACQUES SANCISSE

réalisme, art pour l'art et art engagé, etc. Or la politique d


annule par avance ce genre d'oppositions. Le prétendu «art pou
l'art qui suspend les fonctions communicatives et les hiérarchie
l'univers représentatif. C'est donc le même processus d'émanc
la littérature autonome et qui en fait l'expression d'une certai
contemporains réactionnaires de Flaubert ne s'y sont, eux, pas
livre sur rien était pour eux la démocratie en littérature, l'incar
du pouvoir des gens de rien. Renoncer à toute forme de messa
primat de la narration sur la description, abolir dans l'indiffér
différences de statut des personnages ou d'importance des épi
significations dans l'égalité des perceptions où se perd la différ
hommes et des choses, c'était pour eux le triomphe de la démo
Nous n'avons pas à entériner tel quel leur diagnostic, ma
reconnaître, au plus loin de toute doxa tocquevillienne, qu'i
démocraties, que la démocratie littéraire a ses voies propres qu
voies de la démocratie politique selon des points de croisem
aucune chance de repérer si, comme le fait également Bourdieu,
son dispositif explicatif entre des referents historico-po
oppositions de manuels de littérature qui ne sont ni les un
questionnés. La «démocratie littéraire» conspire avec l'autre da
de désidentification et de déhiérarchisation. Mais elle porte ce
point de désubjectivation où il délégitime l'espace même de con
subjectivations démocratiques. L'égalité littéraire atteint un
ruine à la fois les hiérarchies oligarchiques et le plan d'égalité d
politique. C'est pourquoi la recherche d'un principe simple de c
ou d'opposition entre littérature et démocratie est vouée à l'éc

Politiques de la communauté
F. NOUDELMANN : Vous distinguez la « police », exercice du pouvoir et gestion des intérêts et des place

ture d'un ordre sensible et introduction d'un incommensurable au sein de la communauté. Commen

cette irruption d'un mécompte, cette découverte effective d'une contingence de l'ordre social ?

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
■O -VP í^T T I Q»7

J. RANCIÈRE : Tout depend évidemment de la détermination de la


temporelle spécifique définie par 1'« aujourd'hui ». Ceux qui ont vécu
effectivement l'expérience d'un effondrement instantané de
nécessités - qu'il s'agisse de la nécessité de la domination ou de l
d'un processus historique d'émancipation. La contingence inégalitair
en dernière instance, reposer sur aucun autre fondement que la con
égali taire qui la nie. Tel est le secret de la politique qui s'est alors rév
éclair. Ce rapport entre deux contingences est peu supportable.
restauration des années 80 a d'abord été la restauration de la nécessité -c'est

pourquoi il n'est pas contradictoire qu'elle ait été menée en pratique par des
socialistes, seuls capables d'opérer autour de la béance politique encore non
refermée le mouvement tournant allant de la nécessité sociologique à la
nécessité économique. Elle a tendu à repousser l'expérience de la contingence
vers les marges, conçues alors comme des espaces de transition, d'indécision ou
de situation- limite que la nécessité elle-même détermine. C'est ainsi que le
rapport politique tendu entre règles d'inclusion conflictuelles s'est trouvé
recodé dans le fait de l'exclusion, fait renvoyé aux problèmes d'adaptation à la
«modernité» de classes en déclin ou de populations venues des terres lointaines
de la tradition. C'est souvent aussi dans ces situations frontalières

(immigration, chômage) que la contingence refait valoir ses droits. Par exemple
les luttes sur la question des sans-papiers remettent en scène la contingence
égalitaire dc-1'être-né-là qui s'est jadis opposée sous les noms de peuple, de
nation ou de prolétariat aux logiques monarchiques et oligarchiques. Elles
l'opposent aujourd'hui aux nécessités sociologiques « des seuils de tolérance et
aux règles de protection des États riches contre la «misère du monde». La
«misère» est d'abord la contingence.
o
Mais évidemment ce droit de la
contingence est toujours à extraire de la « lutte contre l'exclusion »
traduction consensuelle. De la même façon les luttes occasion
chômage, les restructurations industrielles ou les attaques contre
de protection sociale sont toujours prises entre des logiques de réam
du consensus et la logique de la contingence égalitaire.
F. NOUDELMANN : Si la démocratie n'est pas assimilable à sa police législative et institutionnelle, selon

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
98 I JACQUES RANCIERE

elle en cause la distribution des corps en communauté, et cela d'autant plus que les points d'utopie sembl

J. RANCIÈRE : Je ne suis pas sûr qu'il faille de l'utopie pour enclen


démocratique. Le rapport est plutôt inverse. C'est l'action démocr
crée son horizon utopique, de la même façon que la démocrat
suscite le communisme de la langue. L'utopie est la volonté de tran
formes de la désincorporation démocratique en formes d'un n
collectif. La distribution des corps en communauté est remise
chaque fois que des corps affirment une capacité et occupent une
que celles qui leur sont normalement assignées, quand les cond
transports souterrains se transforment en marcheurs dans les ru
exécutants d'une institution étatique ou d'une entreprise in
s'estiment capables de penser non seulement à leur travail et à leur
au rôle et au fonctionnement de l'une ou de l'autre, quand des
s'affirment non seulement désireux de venir travailler là où on ne
mais capables d'argumenter leur droit à être là et d'exposer leur c
grève de la faim, etc. En dehors même de toute perspective utopiq
en jeu dans les conflits portant sur les systèmes de protection so
conflit sans cesse rouvert sur la question : qui est considéré comm
incapable de penser à l'avenir commun ? Et sous quelles formes, e
cette capacité est-elle ou non admise ?
F. NOUDELMANN : Vous faites le diagnostic d'une post-démocratie qui aurait résorbé les intervalles, les

quels se glissaient les mots-îles et les litiges politiques : réduite aux jeux des intérêts dans les dispositifs

tique aurait perdu son restant. Maintenez-vous ce constat devant les bouleversements internationaux

résistance aux logiques distinctes de l'impérialisme politique et du libéralisme économique ?

J. RANCIÈRE : « Post-démocratie » était pour moi un concept polémiqu


l'assimilation entre démocratie et consensus. Ce n'était pas d
description d'un moment historique succédant au moment h
démocratique. J'essaie précisément de disjoindre les moments de l
de toute teleologie historique, donc de toute «fin de la polit
effectivement cette logique consensuelle qui tend à supprimer les
même de la dissensualité politique, à ramener les sujets de la p
parties de la société et ses conflits à des problèmes ressortissant à l

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
PAROLE I 99

à la négociation. Cette logique n'est pas une force historique


rencontre de fait des dissensus. Elle est mise en œuvre p
prétendent la fonder sur les nécessités de la mondialisation.
est battue en brèche de deux côtés : par les mouvements
prennent à leurs états, en refusant que la nécessité économiqu
à ruiner les conquêtes égalitaires connues sous le nom d'« acq
par le mouvement alter-mondialiste qui entend s'en prendre
gouvernement mondial dans les occurrences où il prend corp
oppositions ne font peut-être pas une politique, j'ent
reconfiguration cohérente des données sensibles que propose
cache entre le gouvernement mondial et les états nationaux.
tendance à se définir séparément et, à la limite, conflic
l'opposition du mondial au local, où le mondial apparaît c
assauts étatiques locaux contre les acquis égalitaires ou, à l'inve
de défense de ces acquis comme négation du caractère doréna
la domination et de la lutte contre la domination. La polit
naviguer malaisément entre une sorte d 'infra-politique nation
terrain dit social et une sorte d' ultrapolitique qui finit p
l'opposition marxiste entre la réalité d'un monde économ
développement des forces productives et l'apparence des
nationales.

This content downloaded from 148.206.159.132 on Thu, 03 Sep 2020 18:55:08 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms

Vous aimerez peut-être aussi