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Sibylle Duhautois
L’ÊTRE EN SOCIÉTÉ
I NTRODUCTION
Dans un entretien accordé en 1987 au magazine britannique « Woman’s Own », la
première ministre du Royaume-Uni Margaret Thatcher affirmait que les citoyens avaient
tendance à « reporter leurs problèmes sur la société ». Autrement dit, ils n’assumeraient
pas leurs problèmes et préfèreraient imputer leurs malheurs aux dysfonctionnements de la
société. Or, ajoute-elle, la société : « Ça n’existe pas ! Il [n’] y a [que] des hommes et des
femmes ». Autrement dit, pour Margaret Thatcher, il n’existerait pas de réalité séparée,
distincte des individus qui la composent ; la société elle, ne serait faite que de ces derniers
et de leurs décisions, bonnes ou mauvaises.
Il faut pourtant convenir que ce l’on nomme ainsi ordinairement semble renvoyer à bien
autre chose qu’à un simple agrégat ou à une simple collection d’individus. L’étymologie1
en atteste : pour qu’il y ait société il faut au moins qu’il y ait quelque chose comme un lien,
une relation entre des individus. Et il faut aussi que cette relation produise une certaine
unité et une stabilité de l’ensemble formé par les individus. Une foule d’individus ne peut
donc pas suffire à faire société.
Mais ce lien entre les individus formant une société est-il le seul fruit des choix et des actions
de ces individus comme le sous-entend Margaret Thatcher ou bien existe-t-il une réalité
qui les dépasse et les englobe ?
Pour répondre à cette question et comprendre ce qui fait de nous des êtres sociaux, il faut
alors s’intéresser à la nature et à l’origine de ce système de relations stabilisées qu’on
appelle la société. Ce système de relations s’organise autour d’un ensemble de
phénomènes et d’institutions (par exemple le langage, le droit, l’école…) dont nous
analyserons le rôle. Il implique, enfin, une certaine manière d’organiser son existence et
d’aménager son espace : le respect de ce qu’on appelle des « codes sociaux ».
française contemporaine ? Si les sociétés sont si différentes les unes des autres, comment
alors définir ce qui les rassemble ? Une façon d’aborder le problème consiste à se
demander avant tout comment une société se constitue, quelle que soit sa forme.
1.1. « Fabriquer » la société – le modèle du contrat social
À partir du XVIe siècle, plusieurs philosophes répondent à cette question en mettant en
avant le concept de « contrat social ». C’est le cas du philosophe T. Hobbes (1588-1679)
qui, dans le Léviathan (1651), s’interroge sur les conditions de possibilité d’un ordre
politique juste et sûr. Ce questionnement conduit Hobbes à imaginer la manière théorique
dont un tel ordre devrait se constituer. Pour déterminer une bonne organisation sociale, il
faut, selon lui, avant tout prendre en compte les objectifs de celle-ci. Et pour que ces
objectifs apparaissent clairement, il faut imaginer l’existence des hommes sans la société
et les institutions qui semblent la rendre possible. Cette situation, entièrement fictive,
correspond à ce qu’Hobbes appelle l’« état de nature » et les problèmes que pose cet
état de nature sont ceux auxquels la construction d’une société répond.
Sans une autorité chargée d’édicter des lois communes et de les faire respecter, l’action
des hommes serait, explique Hobbes, essentiellement guidée par leurs passions et leurs
penchants les plus irrationnels. Les êtres humains seraient en compétition permanente les
uns avec les autres du fait de la rareté des biens leur permettant d’assurer leur subsistance,
de l’ignorance dans laquelle ils sont des intentions et de la nature de leurs semblables ou
encore de leur susceptibilité. L’état de nature imaginé par Hobbes est donc un état de
crainte et de méfiance permanentes voire de conflit violent généralisé.
Il faut alors construire des institutions politiques capables de produire l’obéissance de leurs
sujets pour garantir la sécurité des êtres humains et leur permettre de tisser des relations
de confiance entre eux. Ces institutions ont aussi pour but de garantir les droits « naturels
» des êtres humains tels que le droit à la propriété ou celui à l’autonomie individuelle dans
la conduite de son existence. Pour Hobbes, quelle que soit sa forme historique, la société
a donc pour objectif d’assurer la paix et l’ordre au sein d’une communauté humaine. Mais
comment aboutit-on au choix et à la construction de telles institutions ?
Pour expliquer la genèse de nos sociétés, Hobbes, a recours à la notion juridique de «
contrat ». D’autres philosophes (on peut penser à Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ou
John Locke (1632-1704) partagent la même réflexion : on qualifie ces penseurs de «
contractualistes ». Le contrat, qualifié dès lors de « social », permet de penser l’institution
d’une société à partir du consentement éclairé de l’ensemble des individus appelé à vivre
ensemble. Le besoin de paix, la crainte de la mort violente, l’expérience du litige doivent
encourager les individus à consentir à l’ensemble des conditions qui permettront de
garantir effectivement l’ensemble de ses droits naturels. Ce contrat social doit donc
permettre l’instauration d’une autorité souveraine – l’Etat - chargée de faire les lois, de
veiller à leur exécution et à la sanction de ceux qui les violeraient. Pour les penseurs du
contrat social, la société, l’ensemble des règles et des institutions qui l’organisent sont donc
l’œuvre des seuls hommes qui la composent.
de l’ordre social et cela permet-il de rendre compte de la manière dont les sociétés sont
effectivement constituées ?
nous choisissons de nous vêtir de manière excentrique c'est-à-dire contre une certaine
norme collective en matière vestimentaire), nous sentons hors de nous quelque chose comme
une force de dissuasion qui s’exerce sur nous qui rend l’acte couteux sur le plan affectif.
Ce fait constitue aux yeux du Durkheim la preuve que la société constitue bien une réalité
spécifique, irréductible aux individus qui la composent et qu’il convient par conséquent
d’abandonner l’approche individualiste pour lui substituer un type d’explication « holiste
»6 . Le sociologue qui étudie un fait social le considère alors comme une « chose » c'est-à-
dire comme une réalité indépendante de toute volonté humaine qui s’impose à elle de
l’extérieure sous la forme de la contrainte.
Mais alors d’où viennent ces règles si elles ne sont pas le produit d’une volonté humaine ?
Pour Durkheim la réponse est simple : ces règles proviennent de la société elle-même
conçue comme une réalité spécifique et assimilable à une autorité anonyme agissant à la
manière d’une force invisible sur les conduites individuelles. Cette force est bien sûr le
résultat de l’association des individus qui forment la société mais sans pour autant s’y
réduire. Selon lui, la société comme ensemble d’institutions et de relations interindividuelles
stabilisées n’est pas le produit des individus mais d’un domaine régi par des lois
spécifiques : le social. La société, elle, est la forme historiquement déterminée prise par
une communauté d’individus régie par les lois du social.
6 L’holisme dans les sciences sociales désigne une théorie et une méthode d’explication qui consiste à situer la
cause des institutions et des transformations sociales non dans les désirs ou les choix des individus considérés
séparément mais dans la réalité spécifique que constitue la totalité qu’il forme. Notons toutefois que ce terme
ne se rencontre pas sous la plume Durkheim et lui est postérieur.
7 P. Bourdieu, La distinction¸1979.
l’autre. Ces deux phénomènes forment indissolublement la vie même de la société. Adopter
telle ou telle conduite ou posture corporelle, parler de telle ou telle manière, afficher un
certain goût artistique, c’est se positionner dans l’espace social hiérarchisé en s’exposant
au jugement social d’autrui.
Les manières d’être et de faire manifestées par un individu sont toujours les reflets de cet
ensemble de dispositions incorporées que le sociologue appelle l’habitus. L’habitus, acquis
lors de la socialisation primaire, durant l’enfance, sous l’influence de la famille et de
l’école, possède la propriété d’être ajusté à l’univers social dans lequel il a été produit
(ouvrier ou bourgeois par exemple). Outre qu’il est générateur de pratiques socialement
adaptées, l’habitus possède la propriété tout à fait remarquable de pouvoir transfigurer
un individu dans le regard et le jugement qui est porté sur lui. Ses qualités individuelles les
plus banales peuvent se trouver occultées par cette grandeur abstraite et quasi-magique
que lui confère les dispositions sociales incorporées en lui et par lesquelles ils se trouvent
identifiées à un groupe social déterminé.
On peut dès lors se demander ce qu’il reste de l’individu, de sa singularité, de sa liberté,
une fois admis qu’il est de part en part façonné par les contextes sociaux dans lesquels il
se trouve inséré. Il est certain qu’une telle conception de la société laisse peu d’espace à
quelque chose comme un libre-arbitre. Il faudrait plutôt dire que là n’est pas son problème
puisqu’il s’agit non de penser à ce que l’homme devrait être pour qu’on puisse le tenir pour
responsable de ses actes mais simplement de se demander ce qu’est l’homme concret, celui
qui vit en société, celui qui se trouve pris dans des relations réglées observables.
Considérer l’individu comme un produit social revient à contester l’idée d’une pensée qui
serait radicalement autonome et indépendante des cadres sociaux dans lesquels elle se
développe.
Ce monde social hiérarchisé et marqué par le respect de codes fonctionne pour une large
part sur le voilement et la dénégation de ses propres mécanismes et notamment du
caractère intéressé de certaines actions qui passent pour désintéressées. Pour l’énoncer
schématiquement, nous pourrions dire que l’ordre social est une sorte de jeu qui fonctionne
d’autant mieux que les joueurs feignent d’ignorer (et ignorent dans certain cas réellement)
certaines règles du jeu. Ce trait est révélé de manière exemplaire à travers l’exemple du
don, étudié par l’anthropologue Marcel Mauss (1872-1950), tel qu’il se pratique dans
certaines sociétés traditionnelles. Il montre que là où les individus voient, dans les cadeaux
qu’ils se font, des actes libres et désintéressés n’appelant aucune contrepartie de la part
de celui qui les reçoit, l’œil aiguisé de l’ethnographe saisit un acte de part en part
déterminé socialement. Loin d’être désintéressé il apparait comme un moyen pour le
donateur de conserver ou d’accroitre son prestige (ou celui de son clan) en consentant à
une dépense qu’il voudrait toujours plus grande que celle que pourrait effectuer celui vers
lequel elle se dirige. Derrière la relation apparemment pacifiée, se cache une rivalité
symbolique et une lutte pour le prestige qui se joue dans une sorte de surenchère de
dépenses somptuaires. Ce que révèle l’analyse de Mauss, c’est la fonction sociale de ce
système de prestation apparemment gratuite. Il y a dans le cycle indéfiniment relancé des
dons et des contre-dons l’un des fondements même du lien social, ce qui fait que les
individus continuent d’entrer en interaction et de faire société. Il apparait donc que
s’illusionner sur le sens véritable de son acte fait partie intégrante de son efficacité sociale.
C ONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE :
- Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894
- Norbert Elias, La civilisation des mœurs, 2003
- Robert Muchembled, La société policée : politique et politesse en France du XVIe au XXe
siècle, 1998
- Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1762