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오전 12:55 Corps et individualité dans la philosophie de Spinoza

Methodos
Savoirs et textes

3 | 2003

Figures de l'irrationnel
Analyses et interprétations

Corps et individualité dans la


philosophie de Spinoza
Pascale Gillot
https://doi.org/10.4000/methodos.114

Résumés
Français English
Nous tentons dans cet article de montrer que la problématique de l’individuation, qui prend ses sources
dans la physique, joue un rôle déterminant dans la solution spinoziste du problème de l’union de l’âme et
du corps. Cette union se trouve en effet comprise dans les termes d’une identité réelle, en l’espèce l’identité
d’un même individu. L’objet de la première partie de l’article est l’examen de l’origine du concept
spinoziste d’individu, et des liens étroits qui unissent ce concept à la catégorie physique de corps composé
ou complexe. Degré de puissance ou conatus, composition et degré d’individuation se révèlent
constitutivement équivalents. L’analyse de la puissance propre du corps humain, de ce qu’il peut faire par
lui-même sans l’aide de l’âme, tel un automate, implique nécessairement la description de son individualité
et de sa complexité spécifiques, au principe de son agir spontané et déterminé. Tel est l’enjeu de la seconde
partie de notre étude. Enfin, dans la troisième partie, nous soulignons l’importance de la définition
spinoziste de l’individualité complexe du corps humain pour la détermination de ce que peut l’esprit dans
son ordre propre, l’organisation et la puissance de ce dernier apparaissant directement proportionnelles à la
complexité du premier. Sous cet aspect, la compréhension de l’unité psycho-physique en l’homme, unité
qui est celle d’un individu en dépit de l’indépendance causale réciproque du mental et du corporel, semble
bien impliquer la primauté gnoséologique, exclusive de touteantécédence ontologique, du corps et de son
organisation par rapport à l’esprit humain.

In this paper, we want to show that the theory of individuation, which is first inherent to physics, plays a
crucial part in the spinozistic answer to the mind-body problem ; the mind-body union is thus conceived as
a real identity, more particularly as the identity of one individual. In the first part of this study, we consider
the spinozistic concept of individual, its origin in the science of nature and its close bounds with the
category of complex body in the physics of Spinoza. Power degree or conatus, composition and
individuation degree appear to be equivalent to one another. The analysis of the specific power of human
body (what it is able to accomplish on its own, without any help from the soul) involves then the
description of its proper individuality and complexity, which account for its spontaneous and determinate
action, like an automaton. This is the issue of the second part of our paper. At last, in the third part, we
insist on the importance of the spinozistic conception about the complex individuality of human body, as
far as the determination of what the mind is able to do is concerned : the organization and power of the
mind are directly proportional to the complexity of the body. In that respect, the spinozistic theory of
human psycho-physical unity does involve, despite the causal independence between the mental and the
physical, some kind of gnoseological priority (which is not an ontological one) of the body upon the
human mind.
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Entrées d’index
Mots-clés : artifice, composition, conatus, identité, individu, individualité, organisation, Spinoza
Keywords: identity, individual, individuality, organization, Spinoza

Texte intégral
1 Que peut un corps, et, plus précisément, que peut le Corps humain ?
2 La célèbre question spinoziste du Quid Corpus possit, qui dans l’Éthique, à la troisième partie,
se révèle étroitement liée au problème de l’unité du corps et de l’esprit humains, donne à
entendre la possibilité de l’existence d’une puissance propre du corps, puissance intégrale,
indépendante de toute autre, et en particulier de celle de l’âme1.
3 Cette question de la puissance spécifique du corps humain, dont Spinoza affirme qu’elle est
demeurée jusqu’à lui largement méconnue, met en jeu deux thèses fondamentales. Elle s’articule
d’une part à la représentation épistémologique générale d’une causalité corporelle indépendante,
appelée par le postulat, caractéristique de la pensée moderne, de lois de la nature, les lois du
mouvement et du repos. Mais elle engage aussi une réflexion sur le fondement de l’identité en
l’homme de l’âme et du corps, conçue comme identité d’un individu.
4 Nous organiserons notre étude autour de trois axes principaux. Tout d’abord, parce que le
concept d’individuum revêt sa première signification dans l’ordre de la physique et de la
physiologie, comme en témoigne l’Abrégé de Physique de la deuxième partie de l’Éthique, nous
examinerons les traits distinctifs et caractéristiques de l’individu au sens premier, en tant qu’il
s’agit d’un individu corporel quelconque, d’un corps complexe ou encore composé.
5 Dans un second temps, nous restreindrons l’analyse au cas du corps humain, en tant que son
statut de chose corporelle extrêmement complexe, de corps hautement individué, permet de le
concevoir dans les termes d’un dispositif artificiel et d’un automate.
6 Enfin, il s’agira de déterminer dans quelle mesure l’être individué du corps humain constitue
le modèle de l’individuation de l’esprit, afin de préciser l’enjeu de la conception spinoziste de
l’identité psycho-physique comme identité individuelle, ou identité d’un seul et même individu.
7 L’idée d’une puissance corporelle complètement indépendante du pouvoir de l’esprit, d’un
quelconque decretum mentis, commande la reprise spinoziste du thème (d’obédience
cartésienne) de la fabrique du corps humain, qui fait de ce dernier un artifice extrêmement
complexe, détenteur du principe de ses opérations multiples et déterminées, ou encore, semble-t-
il, une sorte d’automate. Or la puissance propre du corps humain, ce qu’il peut faire en vertu de
sa seule nature, apparaît indissociable de son degré de complexité et d’organisation, autrement
dit de son individualité singulière. Agir suivant les lois de sa propre nature, pour le corps
humain, c’est non seulement répondre aux lois de la nature corporelle en général, ou étendue,
c’est-à-dire aux lois du mouvement et du repos, mais aussi, à titre spécifique, reconnaître pour
principe de son action son essence de chose singulière complexe, en l’occurrence d’individu,
doué d’un certain conatus. En d’autres termes, ce que peut le corps humain, sans l’aide de l’âme,
apparaît directement commandé par son statut d’être individué.
8 Mais cette puissance du corps, si elle se présente comme strictement autonome, à l’encontre
de l’hypothèse d’une « animation » corporelle, n’implique pas pour autant la représentation d’un
homme double, dont le corps serait réellement distinct de l’esprit. Bien au contraire,
conformément au Scolie de la Proposition 21 de la deuxième partie de l’Éthique, le corps et
l’esprit humains constituent dans la perspective spinoziste une seule et même chose. Cette
identité réelle se conçoit plus précisément comme identité individuelle  : corps et esprit en
l’homme sont une seule chose, dans la mesure où ils constituent un même individu. On le voit, la
notion spinoziste d’individualité se révèle cruciale dans la conception de l’unité psycho-
physique. Si le corps humain n’admet pour principe de ses opérations aucune cause extra-
corporelle, son degré d’organisation, sa configuration en individu composé d’une multitude de
corps plus simples, donnent la mesure de la complexité de la mens humana, et de sa puissance
spécifique. L’individuation mentale, en l’homme, se révèle directement proportionnelle à son
individuation corporelle  ; il existe une corrélation primordiale entre la puissance de penser de

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l’esprit et la puissance d’agir du corps. Ainsi se comprend l’invitation spinoziste, au Scolie de la


Proposition 13 du De Mente, à la connaissance de la nature du corps, invitation qui ouvre
précisément l’exposé de l’Abrégé de Physique inséré dans cette deuxième partie de l’Éthique  :
pour déterminer la nature et le pouvoir singuliers de cette idée complexe qu’est l’esprit humain,
il est nécessaire au préalable de connaître son objet, autrement dit le corps en son organisation et
ses dispositions particulières. Se demander ce que peut le corps, c’est aussi se demander,
s’agissant de ce mode fini qu’est l’homme, ce que peut l’esprit.
9 Dans l’ontologie spinoziste, comme l’ont établi les travaux d’Alexandre Matheron consacrés
notamment à la théorie de « l’individualité complexe », le degré d’individuation (qui est aussi un
degré d’organisation et de complexité) d’une chose singulière, d’un mode fini, se révèle
directement lié à son degré de puissance, aux effets qu’elle peut produire selon des lois
déterminées, qui sont les lois de sa nature propre2. En ce sens, la question du Quid Corpus
possit, de ce que peut le corps, est inséparable non seulement de la question de son individualité
de chose corporelle, mais encore de celle de l’individualité propre à l’esprit humain, et de son
pouvoir de penser, l’identité du corps et de l’esprit étant celle d’un individu, dont l’essence, ou
conatus, est définie par l’appétit et la conscience de l’appétit, intelligible aussi bien sous l’attribut
de l’Étendue que sous celui de la Pensée3. La détermination de l’identité psycho-physique, dans
la perspective de l’Éthique, engage ainsi constitutivement la problématique de l’individuation.
Or cette problématique, en jeu dans la conception spinoziste de l’essence des res singulares, se
construit autour du concept d’individu, lequel trouve son origine dans la physique  ; physique
héritée par Spinoza de la philosophie naturelle de Descartes, et d’obédience clairement
mécaniste, mais dont la révision engagée par l’auteur de l’Éthique, avec le rejet de la conception
cartésienne de la matière comme « masse au repos »4, et l’affirmation de l’inhérence à l’étendue
elle-même, actuellement indivisible et continue, du principe du mouvement (et du repos),
fournit le cadre conceptuel général d’une dynamique, en conformité avec les travaux de
Huygens et la reformulation par ce dernier des principes de la mécanique à partir de la critique
des règles cartésiennes du choc, dès les années 1650.

I. Le concept physique d’individu


10 C’est dans l’Abrégé de Physique du De Mente, lequel succède immédiatement au Scolie de la
Proposition 13, qu’est proposée une première définition, la plus commune, de l’individu. Après
avoir, dans une première partie de l’Abrégé, traité de la nature des corpora simplicissima, ou
corps les plus simples, lesquels ne se distinguent que «  sous le rapport du mouvement et du
repos, de la rapidité et de la lenteur, et non sous le rapport de la substance  », Spinoza s’élève
ensuite à la considération des corpora composita, des corps composés. Cette seconde partie
s’ouvre précisément sur une Définition dont l’objet est « l’Individu », identifié en l’occurrence à
« un seul corps », composé de corps plus élémentaires. L’équivalence première ainsi posée entre
le concept d’individu et le concept de corps (composé) révèle toute l’importance de
l’épistémologie spinoziste de la physique dans l’élaboration de la question ontologique plus large
de l’individuation des choses singulières. L’individu, c’est d’abord un corps, en l’occurrence un
corps complexe.
11 Reportons-nous à cette Définition de l’Abrégé :

« Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont


pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns sur les autres ou bien, s’ils sont
en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu’ils se communiquent les
uns les autres leurs mouvements selon un certain rapport précis [certa quadam ratione],
ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble
un seul corps ou Individu [unum corpus, sive Individuum], qui se distingue de tous les
autres par cette union entre corps5. »

12 La définition liminaire du concept d’individu, dans la perspective de la physique spinoziste,


met d’emblée en jeu un trait caractéristique fondamental, celui de composition. L’individu, c’est
avant tout « un seul corps », dont l’unité se comprend dans les termes d’une union de corps plus
simples. L’individualité se révèle ainsi la marque distinctive d’entités complexes, et non de

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substances simples. En particulier, un corps individué, pas plus du reste qu’un corps simple, ne
saurait consister en une certaine portion d’étendue ou quantité d’espace.
13 L’entité individuelle, en l’occurrence corporelle, est selon Spinoza exclusive de toute
simplicité  ; elle ne se conçoit pas sur le modèle d’une entité substantielle. La disjonction des
concepts de substance et d’individu marque à cet égard toute la singularité de la doctrine
spinoziste  ; cette disjonction se trouvait du reste déjà implicitement posée au tout début de
l’Abrégé de Physique, lorsque Spinoza énonçait, au titre le plus abstrait, que la distinction
intercorporelle, s’agissant des corps quels qu’ils fussent, simples ou composés, ne s’opérait pas
« sous le rapport de la substance6  ». De façon générale, les corps singuliers, dans l’ontologie de
l’Éthique, ne définissent pas des substances, mais des affections de substance, des modes de
l’Étendue, laquelle est un attribut de la substance une et infinie7. L’identification cartésienne du
corps à l’extension ou espace, exposée dans la deuxième partie des Principes de la Philosophie8,
se trouve ici dépassée.
14 Cependant, si un corps individué ne consiste pas en une certaine extension, s’il est composé
de corps multiples qui en sont des parties, qu’est-ce qui représente le principe de son identité ?
Comment la multiplicité de ces corps-composants peut-elle revêtir les traits d’une unité, de telle
sorte qu’on puisse parler d’une union effective entre ces divers corps, par laquelle le corps
complexe puisse se distinguer « de tous les autres » ?
15 La réponse de Spinoza, exposée dans la Définition de l’Abrégé précédemment mentionnée, se
décline en deux temps. Tout d’abord, Spinoza évoque l’éventualité d’une union des corps-
composants de type extrinsèque, sur le modèle statique d’une agglomération ou pression
mutuelle  : les corps multiples composeraient un seul corps, dans la mesure où ils seraient
«  pressés les uns par les autres, de telle sorte qu’ils s’appuient [coërcentur] les uns sur les
autres  ». Cette première caractérisation de l’unité corporelle n’est pas sans rappeler ici
l’explication que proposait Descartes du principe de la conjonction des «  parties des corps
durs ». La liaison entre ces différentes parties ne pouvait être due, selon l’auteur des Principes II,
qu’à «  leur propre repos9  ». Cependant, Spinoza ne se contente pas de cette représentation
initiale du principe de la cohésion des différents éléments d’un corps composé. Il avance en effet
immédiatement une autre explication, non plus statique, mais dynamique, qui suggère que
l’unité du corps-individu est intrinsèque. Si les parties élémentaires multiples forment « un seul
corps  », c’est parce que ces corps-parties, considérés non plus à l’état de repos, mais comme
mobiles, «  se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport
précis ».
16 Un corps individué, dans la physique spinoziste, apparaît donc comme une configuration
complexe dont l’identité réside dans le rapport [ratio] précis présidant à la transmission des
mouvements entre ses parties constitutives, ou encore dans une certaine proportion interne de
mouvement et de repos explicative de l’union de telles parties : « Si les parties composant un
individu en arrivent à être plus grandes ou plus petites, mais en proportion telle qu’elles
conservent entre elles le rapport de mouvement et de repos qu’elles avaient auparavant,
l’Individu semblablement gardera sa nature d’avant, sans changement de forme10. » Notons à ce
propos que la définition de l’identité corporelle comme proportion singulière de mouvement et
de repos, étendue à la description de la nature même du corps humain, était déjà explicitement à
l’œuvre dans le Court Traité : « [...] chaque chose corporelle n’est rien d’autre qu’une proportion
déterminée de mouvement et de repos, de sorte que, s’il n’y avait dans l’étendue que du
mouvement, ou que du repos, pas une seule chose particulière ne pourrait s’y montrer ou
exister : ainsi le corps humain n’est rien d’autre qu’une certaine proportion de mouvement et de
repos11. »
17 Cette compréhension de l’identité corporelle dans les termes d’un rapport de mouvement,
d’une communication réglée entre les mouvements des éléments entrant dans la configuration du
corps simultanément composé et individué, se révèle déterminante. L’unité du corps-individu
n’est pas substantielle, mais bien fonctionnelle. Qui plus est, l’identification de cette unité à un
rapport de mouvement entre les parties du corps indique que le modèle de l’individualité
corporelle engage d’abord celui de la machine  ; le corps peut légitimement être comparé à un
dispositif matériel inanimé dont les pièces se transmettent les unes aux autres leurs mouvements
selon une loi déterminée12.

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18 En ce premier sens, la définition liminaire de l’individualité dans l’Éthique semble bien


impliquer le thème du corps-machine ; l’entité corporelle individuée présente d’abord toutes les
caractéristiques d’un mécanisme, si par mécanisme l’on entend, conformément à la définition
qu’en propose Georges Canguilhem, « une configuration de solides en mouvement telle que le
mouvement n’abolit pas la configuration », ou encore « un assemblage de parties déformables
avec restauration périodique des mêmes rapports entre parties13 ».
19 Pour autant, l’enseignement de l’Abrégé de Physique ne se limite pas à cette stricte conception
mécaniste de l’individu corporel, comme il appert des Lemmes successifs à la Définition de
l’individuum  ; ces Lemmes font appel à la catégorie cruciale de forme, laquelle renvoie à la
notion d’organisation. Si le corps individué fonctionne de façon purement mécanique, si son
identité n’engage l’existence d’aucune « âme », mais se dit dans les seuls termes du mouvement
et du repos, il paraît néanmoins constituer un organisme au sens liminaire d’une entité organisée
dont l’ensemble des parties forme une unité réelle, une totalité, et non un simple agrégat14. Telle
est, nous semble-t-il, la signification première de l’emploi par Spinoza du terme de forme
[forma], au Lemme 4 : « Si d’un corps, autrement dit d’un Individu, composé de plusieurs corps,
certains corps se séparent, et qu’en même temps d’autres corps de même nature et en nombre
égal viennent prendre leur place, l’Individu gardera sa nature, sans changement de forme15.  »
Nature et forme de l’individu semblent s’impliquer l’une l’autre, comme le laisse entendre la
formule spinoziste (« l’Individu gardera sa nature, sans changement de forme ») qui se trouve
reprise quasiment telle quelle aux Lemmes 5 et 6. La nature ou essence de l’individu engage le
maintien de sa forme, autrement dit de son organisation interne, de sa structure, celle-ci primant
sur les unités de cette structure considérées isolément. L’identité du corps complexe, en effet, ne
dépend pas de l’identité singulière de chacune de ses parties, puisqu’elle demeure inchangée en
dépit du «  changement continu [continua mutatio]16  » de celles-ci. Les corps plus simples
composant le corps individué sont continuellement remplacés ou renouvelés, mais cette continua
mutatio n’entraîne aucun «  changement de forme [formae mutatio]  », aucune altération de la
nature de l’individu. Autrement dit, la configuration intrinsèque d’un tel individu, son essence
spécifique, ne résultent pas de la somme de ses composantes élémentaires. Si la notion
d’organisme implique le primat de l’unité ou totalité individuelle par rapport à la multiplicité des
éléments entrant dans la composition de cette totalité, cette notion se révèle, sous cet aspect
primordial, inhérente à la compréhension spinoziste de l’individualité corporelle. Le corps
complexe, ou individué, est fondamentalement un corps organisé17. Précisons cependant que
dans la mesure où cette individualité consiste strictement, selon Spinoza, dans un certain rapport
interne de mouvement et de repos, la configuration organique (ou forme) du corps complexe ne
paraît engager aucune espèce de finalité.
20 Mais si l’identité individuelle d’un corps consiste en une forme, une totalité organisée, cette
identité implique simultanément le maintien de cette forme. Puisque, selon les propres termes de
Spinoza, l’individu «  garde sa nature d’avant, sans changement de forme  », malgré le
renouvellement incessant de ses parties, il semble que l’unité individuelle tende d’elle-même, et
par définition, à sa propre conservation dans la durée. C’est ce qui ressort de façon exemplaire
de l’emploi, dans les Lemmes 4 à 7 de l’Abrégé de Physique, de locutions expressives de la
durée, pour la caractérisation de la nature complexe de l’individu. Tout d’abord, l’on peut
remarquer la récurrence, dans les Lemmes en question, de l’adverbe antea, «  avant  » ou
«  auparavant  ». En effet, affirme Spinoza, l’Individu corporel conservera [retinebit] sa nature,
celle qu’il détenait auparavant, en dépit de l’afflux continuel de nouvelles parties remplaçant
celles qui se sont séparées de lui (Lemme 4), malgré les variations éventuelles dans la grandeur
de ces parties (Lemme 5) ou dans la direction de leurs mouvements (Lemme 6). Sa nature
implique seulement, pour être conservée ou retenue, que le rapport précis de mouvement entre
ces mêmes parties demeure constant, invariable; il faut et il suffit que « chaque partie garde son
mouvement, et le communique aux autres comme auparavant [uti antea] » (Lemme 7).
21 Autrement dit, la définition spinoziste de l’identité individuelle, dès l’Abrégé de Physique de
la deuxième partie de l’Éthique, se trouve d’emblée rapportée à des considérations de durée et de
continuité, expressives de la persistance de l’entité individuée. Assurément, Spinoza n’indique
pas dans ce contexte quel est le principe d’une telle persistance. Ce n’est qu’ultérieurement, dans
la troisième partie de l’Éthique, que le principe de la persévérance d’une entité singulière dans
son être propre (sous quelque attribut qu’elle s’explique) se trouve explicitement caractérisé,
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dans les termes d’un certain conatus, d’un degré de puissance expressif de la puissance infinie de
Dieu. Il n’en demeure pas moins que la première description de l’individualité dans l’Éthique,
présentée dans l’ordre d’une réflexion sur la nature des corps, souligne déjà implicitement la
nécessité d’un principe de persistance, dans leur être propre, inhérent aux choses singulières.
22 Le corps complexe tel que le conçoit Spinoza définit bien un certain type de mécanisme, une
composition ou un assemblage de pièces dont la relation est originairement un rapport de
mouvement. Mais à la différence de la simple machine, le corps complexe ne paraît pas requérir
une impulsion externe au principe du rapport de mouvement qui caractérise son unité, à savoir
l’union entre ses parties constitutives18. C’est également en ce sens que le concept d’individualité
appelle celui d’organisation, organisation exclusive de toute substantialité. L’identité corporelle,
identité d’un individu, est fondée sur le mouvement respectif de ses parties ; elle n’est ni celle
d’une substance, ni celle d’un agrégat, puisqu’elle est indifférente à l’identité numérique, à la
grandeur ou encore à la direction du mouvement des parties composantes. Cette identité que l’on
pourrait dire structurelle se comprend simultanément dans les termes d’un dynamisme  : elle
engage implicitement l’existence d’une force de persévérance de chaque partie dans la
communication de son mouvement, corrélative de la tendance spontanée et intrinsèque, dans le
corps composé, au maintien du rapport global de mouvement qui constitue sa forme ou bien
encore sa nature19.
23 L’Abrégé de Physique conclut cette description liminaire de l’individualité par une série de
Postulats se rapportant au corps humain, ce corps éminemment complexe, lui-même « composé
d’un très grand nombre d’individus (de nature diverse), dont chacun est très composé20  ». Les
traits caractéristiques de l’être individué, en l’occurrence la composition, l’organisation et la
permanence d’un rapport interne de mouvement expressif de sa «  forme  », s’appliquent ainsi
parfaitement à la compréhension de la nature du corps de l’homme. Cette nature, identifiée à un
degré particulièrement élevé d’organisation, à une forme extrêmement élaborée, n’est donc pas
d’ordre substantiel, la notion de forme, comme nous l’avons précédemment noté, s’opposant à
celle de substance. Remarquons du reste que cette première définition de l’essence du corpus
humanum se révèle conforme à l’enseignement général de la Proposition 10 de la deuxième
partie de l’Éthique, qui affirmait déjà la nature non substantielle de l’homme : « À l’essence de
l’homme n’appartient pas l’être de la substance, autrement dit, la substance ne constitue pas la
forme de l’homme21. »
24 Le corps humain, pas plus d’ailleurs que l’esprit, ne s’identifie à une substance. À la
conception cartésienne du corps comme res extensa, chose ou substance étendue, se substitue la
compréhension spinoziste du corps humain comme dispositif matériel complexe et organisé. La
configuration propre à un tel corps, dont Spinoza pose qu’elle s’élabore à partir d’entités
corporelles qui sont elles-mêmes individuées, rend raison d’un trait définitionnel propre au corps
de l’homme, cet individu d’individus, à savoir le pouvoir d’être affecté22. En effet, pouvait-on
déjà lire dans le scolie du Lemme 7 de l’Abrégé, «  si maintenant nous en concevons un autre
[individu], composé de plusieurs Individus de nature différente, nous trouverons qu’il peut être
affecté de plusieurs autres manières, tout en conservant néanmoins sa nature23.  » Le pouvoir
d’être affecté propre au corps humain apparaît de la sorte essentiellement relatif à son degré
d’organisation.
25 Or ce degré d’organisation ou d’individuation se situe en outre au principe d’un autre
« pouvoir » inhérent au corps humain, en l’espèce, conformément à l’énoncé du dernier Postulat
de l’Abrégé, le pouvoir de « mouvoir [movere] les corps extérieurs d’un très grand nombre de
manières [plurimis modis], et les disposer [disponere] d’un très grand nombre de manières24. »
26 En conséquence, le corps de l’homme est doué d’une puissance propre, puissance
considérable, directement proportionnelle à son degré d’individuation. Une telle puissance, qui
se donne d’abord à entendre comme une très grande capacité d’interaction avec les corps
extérieurs, pouvoir de les mouvoir, de les disposer, et d’être affecté par eux, ne relève que de la
configuration matérielle interne du corps humain. Elle ne dépend par conséquent d’aucune cause
extra-matérielle, telle une âme qui serait au principe des opérations corporelles. En toute rigueur,
le corps humain, considéré du point de vue de son essence singulière, c’est-à-dire de sa forme et
de son individualité, et de la puissance qui le caractérise, est strictement inanimé. Ce qu’il peut
faire, ce qui est en sa puissance propre, ne dépend pas de l’action de l’esprit. Il agit en vertu de
sa seule nature d’entité corporelle éminemment complexe, de la même façon que, «  pour se
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conserver  , il n’a besoin que de persévérer dans sa forme singulière, ce qui implique une
intégration continue de corps extérieurs à sa propre configuration25. Le principe de la
conservation du corps humain dans son être, en l’occurrence dans son être individué, ne relève
pas de l’âme. L’identité individuelle caractéristique du corpus humanum ne se laisse pas
concevoir sur le modèle statique d’une pure « intériorité » qui serait fondamentalement opposée
à des corps «  extérieurs  ». Néanmoins, cette identité dynamique, qui ne nécessite que la
persistance d’une ratio interne de mouvement entre les corps composant le corps humain,
n’engage à titre général rien d’autre que les lois du mouvement et du repos, explicatives selon
Spinoza de l’ensemble des processus matériels. Quant au principe de la persévérance de
l’individu dans sa nature précise, dans son être singulier, ou encore dans sa forme, il doit être
considéré comme immanent à cet individu même. Cette thèse de l’inhérence du principe de
persistance à la chose elle-même se rencontre déjà dans un passage des Cogitata Metaphysica où
sont posés les linéaments de la théorie du conatus : « Entre une chose, en effet, écrivait Spinoza,
et la tendance [conatus] qu’elle a à se conserver, bien qu’il y ait une distinction de Raison ou
plutôt une distinction verbale, [...], il n’y a aucune distinction réelle26.  » Aussi le corps de
l’homme, en tant que chose singulière individuée, en tant que corps vivant, se situe-t-il lui-même
à l’origine de sa persistance dans l’être, en raison de sa propre configuration matérielle,
contrairement à la doctrine aristotélicienne de l’âme identifiée au principe de la vie et de
l’organisation du corps. Toujours dans le cadre des Pensées Métaphysiques, Spinoza produisait
la critique de la conception, héritée d’Aristote, de l’animation corporelle : « Et en premier lieu,
nous examinerons l’opinion des Péripatéticiens. Des philosophes entendent par vie la persistance
de l’âme nutritive avec la chaleur (voir Aristote, Traité de la respiration, livre I, chap. VIII). Et,
comme ils ont forgé trois âmes, savoir la végétative, la sensitive et la pensante, qu’ils attribuent
seulement aux plantes, aux animaux et aux hommes, il s’ensuit, comme eux-mêmes l’avouent,
que les autres êtres sont privés de vie. [...]. Nous ne nous fatiguerons guère à réfuter ces
opinions ; car, pour ce qui concerne les trois âmes attribuées aux plantes, aux animaux et aux
hommes, nous avons assez démontré qu’elles ne sont que des fictions, puisque nous avons fait
voir qu’il n’y a rien dans la matière que des assemblages et des opérations mécaniques27. »

II. Le corps humain et l’automate


27 Le corps de l’homme dans sa définition spinoziste se laisse concevoir sur le modèle de
l’artifice. Le corps humain, écrit en effet Spinoza, n’est pas moins, mais beaucoup plus artificiel
que les dispositifs mécaniques produits par l’art humain. Dans le Scolie de la Proposition 2 de la
troisième partie de l’Éthique, où s’expose la question de ce que peut le Corps, Spinoza évoque
ainsi une certaine «  structure  » ou plus littéralement «  fabrique  » du Corps humain (Corporis
humani fabrica), « laquelle dépasse de très loin en artifice [artificio] toutes celles qu’a fabriquées
l’art des hommes [omnes, quae humana arte fabricatae sunt]28.  » L’assimilation du corps à un
dispositif technique est ici décisive. Elle indique d’abord que le corps de l’homme n’est pas une
entité animée, dont la vie et les diverses fonctions devraient précisément être référées à une
«  âme  » comme à leur principe. Bien au contraire, l’affirmation spinoziste de l’artificialité
extrême du corps humain, qui se donnait déjà à entendre dans l’Appendice du De Deo consacré
à la réfutation de la doctrine des «  causes finales  », implique clairement l’indépendance de ce
corps à l’égard de toute cause non mécanique. La constitution spécifique du corps humain, au
principe de ses fonctions et opérations, ne répond à aucune fin, et relève strictement en ce sens
d’un « art mécanique », irréductible en tant que tel à un « art divin ou surnaturel29. »
28 La structure corporelle, en l’homme, n’est pas essentiellement différente d’une structure
matérielle inanimée, d’un artefact dont la construction procède exclusivement de l’ars
mechanica. À ce titre, le fonctionnement du corps humain n’engage que les lois du mouvement
et du repos, et la puissance singulière d’un tel corps apparaît directement proportionnelle à son
degré d’artificialité, c’est-à-dire, en l’occurrence, de complexité. La conception spinoziste de
l’essence du corpus humanum semble bien à cet égard s’inscrire dans une compréhension
mécaniste de la nature des corps. C’est ce dont témoigne au premier chef la reprise dans
l’Éthique de la célèbre formule corporis humani fabrica. Le thème de la «  fabrique du corps

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humain  » se rencontre en effet auparavant dans la philosophie cartésienne, où il se révèle


étroitement lié à l’élaboration d’une physiologie intégralement mécaniste, celle du Traité de
L’Homme par exemple. Descartes reprend lui même cette formule d’origine vésalienne30, dans
la perspective d’une explication des fonctions du corps qui, indépendantes de l’âme, n’engagent
que des principes mécaniques. C’est ainsi que dans la cinquième partie du Discours de la
Méthode, il résume en ces termes les acquis principaux de ce Traité de L’Homme : « Et ensuite
j’y avais montré quelle doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire
que les esprits animaux étant dedans aient la force de mouvoir ses membres [...]31  .  » Chez
Descartes, le thème de la « fabrique du corps humain » est nettement articulé à une théorie du
mouvement involontaire, qui constitue le fondement épistémologique de l’assimilation du corps
de l’homme à une machine automate, à un dispositif matériel détenteur du principe de son
action. L’explication cartésienne des processus corporels par la catégorie du mouvement
involontaire renvoie explicitement à la figure de l’automate  : «  Ce qui ne semblera nullement
étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie
des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande
multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties,
qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine, qui, ayant
été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements
plus admirables, qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes32.  »
29 Dans la perspective cartésienne, le corps humain, qui accomplit ses fonctions propres sans le
secours de l’âme, est bien structurellement identique à une machine, mais il s’agit en l’espèce, en
tant qu’elle est rapportée non pas à son fonctionnement, mais à son origine, d’une machine
littéralement extraordinaire, puisque sa très grande complexité en fait le produit d’une technique
divine. En reprenant à son compte la formule de la «  fabrique du corps humain  », l’auteur de
l’Éthique ne renoue-t-il pas avec le thème d’obédience cartésienne du corps-machine  ? La
question mérite d’être posée, même si elle doit recevoir, en dernière instance, une réponse
négative.
30 À première lecture, la thèse spinoziste de l’artificialité maximale du corps humain peut
s’entendre comme un écho de la théorie physiologique développée par Descartes dans le Traité
de l’Homme ou dans la Description du corps humain. En effet, l’analyse spinoziste de la
structure ou fabrique du corps s’inscrit dans le cadre d’une réfutation générale de la
représentation commune selon laquelle la plupart des actions corporelles en l’homme, comme la
détermination au mouvement ou au repos, et «  un très grand nombre d’autres choses  »,
procéderaient non du corps lui-même, mais du «  seul commandement de l’Esprit33.  » À cette
représentation de l’origine des diverses actions du corps humain, Spinoza oppose son propre
projet, qui est l’analyse de « ce que le corps peut faire par les seules lois de la nature, en tant
qu’on la considère seulement comme corporelle [...]34. » Le postulat spinoziste d’une causalité
corporelle autonome, indépendante du pouvoir de l’esprit, rappelle incontestablement le
programme cartésien d’une description «  mécanique  » des fonctions corporelles qui ne
nécessitent pas le secours de l’âme, cette âme dont la nature consiste en la seule pensée, et non
dans un pouvoir d’animation du corps. Citons Descartes à ce propos :

« Au lieu que, lorsque nous tâchons à connaître distinctement notre nature, nous pouvons
voir que notre âme, en tant qu’elle est une substance distincte du corps, ne nous est connue
que par cela seul qu’elle pense, c’est-à-dire, qu’elle entend, qu’elle veut, qu’elle imagine,
qu’elle se ressouvient, et qu’elle sent, pour ce que toutes ces fonctions sont des espèces de
pensées. Et que, puisque les autres fonctions que quelques-uns lui attribuent, comme de
mouvoir le cœur et les artères, de digérer les viandes dans l’estomac, et semblables, qui ne
contiennent en elles aucune pensée, ne sont que des mouvements corporels, et qu’il est
plus ordinaire qu’un corps soit mû par un autre corps, que non pas qu’il soit mû par une
âme, nous avons moins de raison de les attribuer à elle qu’à lui. [...]. Il est vrai qu’on peut
avoir de la difficulté à croire que la seule disposition des organes soit suffisante pour
produire en nous tous les mouvements qui ne se déterminent point par notre pensée ; c’est
pourquoi je tâcherai ici de le prouver, et d’expliquer tellement toute la machine de notre
corps, que nous n’aurons pas plus de sujet de penser que c’est notre âme qui excite en lui
les mouvements que nous n’expérimentons point être conduits par notre volonté, que nous
avons de juger qu’il y a une âme dans une horloge, qui fait qu’elle montre les heures35. »

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31 Assurément, Spinoza paraît ici poursuivre l’enseignement de Descartes, qui faisait servir la
figure épistémologique du corps-machine à la démonstration nouvelle d’une causalité corporelle
« involontaire », indépendante, en l’homme, de la puissance propre de l’âme36.
32 Néanmoins, l’auteur de l’Éthique s’éloigne simultanément de la doctrine cartésienne originale
à ce sujet, dans la mesure précise où il récuse l’idée, également cartésienne, d’un art divin au
principe de la « fabrication » du corps humain. Alors que Descartes avançait l’hypothèse d’un
Deus Artifex pour rendre raison de la complexité de la «  machine de notre corps  », Spinoza
récuse expressément, dès l’Appendice du De Deo, l’idée selon laquelle l’art qui a présidé à la
construction du corps humain serait en quelque sorte « surnaturel », et comme tel distinct de l’art
mécanique ordinaire. Si le corpus humanum constitue effectivement un artefact plus compliqué
que les produits de la technique humaine, ou machines ordinaires, comme en témoigne l’infinie
diversité de ses opérations, cette complexité ou artificialité majeure semble se concevoir en
termes simplement quantitatifs, et demeurer ainsi référable à l’ars mechanica prévalant dans
l’ordre de la nature tout entière. Dans la perspective spinoziste, le corps de l’homme, s’il n’est
pas une machine comme les autres, n’est pas pour autant la « fabrique » d’un Dieu mécanicien.
Si son fonctionnement relève des seules lois du mouvement et du repos, les lois mêmes de la
nature corporelle, le principe de ses opérations lui est immanent, et ne requiert aucune cause
extérieure, qu’il s’agisse de l’âme ou de Dieu. En ce sens, il est plus automate que machine,
automate effectuant spontanément ses opérations multiples et tendant de lui-même au maintien
de sa propre « structure », autrement dit, automate individué.
33 L’automaticité propre au corps humain, signe de sa spontanéité déterminée, donne la mesure
de ce qu’il peut faire, de ce qu’il peut accomplir par lui-même, sans l’aide de l’âme, en vertu des
seules lois de sa nature. Ainsi, l’assimilation spinoziste du corps à ce dispositif artificiel qu’est
l’automate apparaît inséparable de l’examen de la puissance propre de ce corps.
34 Or, le champ de cette puissance se révèle, d’après le Scolie de la Proposition 2 du De
Affectibus, considérablement plus vaste que le périmètre encore étroit qui lui avait été assigné
par Descartes. À ce titre, la formule spinoziste selon laquelle « ce que peut le Corps, personne,
jusqu’à présent, ne l’a déterminé37 », peut s’entendre comme une critique adressée également à
la doctrine cartésienne, qui restreignait le nombre des opérations imputables au corps humain
aux fonctions physiologiques communes (nutrition, respiration, digestion), et à quelques
mouvements relevant de la catégorie du mouvement réflexe. Selon Spinoza en effet, la
puissance inhérente à la seule structure du corps, jusqu’à lui méconnue, est bien plus étendue ;
elle enveloppe en réalité jusqu’à l’origine de la production technique et artistique, c’est-à-dire
tout le registre de l’activité anthropologique, et même, d’une certaine façon, cette disposition
proprement humaine qu’est le langage, ou la disposition à parler. Spinoza oppose du reste
l’argument suivant aux partisans de la thèse d’un commandement du corps par l’esprit : « Mais
ils [les hommes] vont dire que, des seules lois de la nature, considérée seulement en tant que
corporelle, il ne peut se faire que l’on puisse déduire les causes des édifices, des peintures et des
choses de ce genre, qui se font par le seul art des hommes, et que le Corps humain, à moins
d’être déterminé et guidé par l’Esprit, ne serait pas capable d’édifier un temple. Mais j’ai déjà
montré, quant à moi, qu’ils ne savent pas ce que peut le Corps, ou ce qu’on peut déduire de la
seule contemplation de sa nature [...]38. » Quant à l’impetus loquendi (ou « impulsion à parler »),
dans lequel Descartes reconnaissait l’indice privilégié de l’activité d’une âme à l’intérieur du
corps humain, il semble selon Spinoza constituer une impulsion tout aussi déterminée que les
autres dispositions en l’homme à agir  ; la disposition à parler, qui ne saurait être imputée à
quelque libre décision de l’esprit (decretum Mentis), pourrait donc elle-même être explicable par
la seule puissance, ou nature, du corps de l’homme39.
35 Mais quelle est cette nature du corps, qui semble être telle qu’elle puisse même rendre raison,
pour sa part, du « pouvoir de parler » ?
36 Comme nous l’avons déjà remarqué, le Corpus humanum, comme toute entité corporelle
singulière, en tant que mode fini de l’attribut Étendue, agit « par les seules lois de la nature, en
tant qu’on la considère seulement comme corporelle40 », à savoir, au titre le plus général, par les
seules lois du mouvement et du repos. Aussi Spinoza peut-il affirmer que la détermination en
l’homme à opérer, du point de vue du corps, « se déduit des lois du mouvement et du repos41 ».
C’est précisément sous cet aspect, dans la mesure où le corps de l’homme n’est qu’un mode de
l’Étendue (laquelle produit directement les lois du mouvement et du repos, qui en constituent les
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modes infinis immédiats), qu’un tel corps est d’abord redevable d’une description de type
mécaniste.
37 Mais ce corps singulier, avons-nous également noté, n’est pas une entité corporelle
quelconque, il ne constitue pas non plus une « machine » comme les produits de la technique
humaine. Il détient en effet une supériorité par rapport à la plupart des autres corps, «  il
l’emporte sur les autres par son aptitude à agir et pâtir de plus de manières à la fois42 ». Or cette
supériorité du corps humain, qui donne la mesure de celle de la mens humana, semble dépendre
directement du degré d’artificialité majeur caractéristique de la « structure » de ce corps, pour
reprendre les termes du Scolie de la Proposition 2 du De Affectibus; et cette artificialité
majeure, signe de la très grande complexité de ce dispositif matériel inanimé qu’est le corps
humain, se comprend à son tour en référence au degré particulièrement élevé d’organisation,
autrement dit d’individuation, caractéristique de celui-ci, au principe de sa capacité élevée d’agir
sur les autres corps et d’être affecté par eux de très nombreuses manières, conformément aux six
Postulats par lesquels se conclut l’Abrégé de Physique de la deuxième partie de l’Éthique.
Autrement dit, si le corps de l’homme apparaît doué d’une puissance considérable, qui lui permet
par exemple, seul et sans le secours de l’âme, de bâtir des édifices, de construire des temples, de
produire des œuvres picturales, voire de parler, c’est parce qu’il détient une spontanéité
déterminée, un principe d’action intrinsèque qui découle des seules lois de sa nature d’entité
matérielle, tel un automate. Or cette automaticité du corps humain le distingue simultanément
des simples machines, qui requièrent pour principe de leurs opérations, ou de leur mouvement,
une cause externe. En effet, ce corps est d’autant plus automate, c’est-à-dire susceptible
d’accomplir spontanément un plus grand nombre de choses, qu’il est plus «  artificiel  »,
autrement dit composé ou organisé ; ainsi, d’après la doctrine spinoziste de l’individuation des
choses singulières, le corps de l’homme est d’autant plus puissant qu’il est plus individué,
composé lui-même d’un grand nombre d’individus. À cet égard, il faut observer que si «ce que
peut le Corps  » dépend strictement de sa nature, cette nature ne se conçoit pas uniquement et
abstraitement comme celle d’une entité corporelle commune, régie par les lois générales du
mouvement et du repos. La nature du corps humain est aussi et spécifiquement la nature d’une
certaine chose singulière, une nature « déterminée », dont l’essence est celle d’un individu, doté
d’un certain degré de composition, au principe direct de sa puissance, à savoir, pour reprendre la
terminologie du De Affectibus, de son conatus propre. L’essence ou nature du corps humain est
l’essence d’une chose corporelle très organisée, extrêmement individuée. Or, écrit Spinoza,
« étant donnée l’essence d’une chose quelconque, il en suit nécessairement certaines choses [...],
et les choses ne peuvent rien que ce qui suit nécessairement de leur nature déterminée [...] ; et
donc la puissance d’une chose quelconque, autrement dit la tendance [conatus] par laquelle,
seule ou avec d’autres, elle fait ou tend à faire certaines choses, c’est-à-dire [...] la puissance ou
tendance par laquelle elle tend à persévérer dans son être, n’est rien à part l’essence donnée,
autrement dit actuelle, de cette chose43. »
38 Le corps humain est d’autant plus puissant, sa puissance propre exprime d’autant plus la
puissance infinie de Dieu (considéré sous l’attribut Étendue), que son essence singulière,
identique à son conatus, est celle d’une entité hautement individuée. Automaticité, puissance (ou
conatus) et degré d’individuation se révèlent de la sorte indissolublement liés, dans l’analyse
spinoziste de l’essence active des choses singulières, et en particulier de l’essence active du
corps humain, identifiée à un certain conatus.
39 Or le statut de chose individuelle du corps humain est implicitement rappelé au début du
Scolie de la Proposition 2 du De Affectibus, avant l’exposé consacré à la puissance spécifique de
celui-ci. Ainsi, le Scolie s’ouvre précisément sur le rappel de la thèse de l’identité réelle de
l’esprit et du corps, développée dans la deuxième partie de l’Éthique, laquelle représente la
solution spinoziste au problème de l’union psycho-physique44. Mais si le corps et l’esprit
humains sont une seule et même chose, cette union ou identité réelle implique la théorie de
l’individuation. Corps et esprit, en l’homme, sont une seule chose, dans la mesure exacte où ils
constituent un même individu  : « [...] l’idée du Corps et le Corps, c’est-à-dire [...] l’Esprit et le
Corps, c’est un seul et même individu [unum, & idem Individuum], que l’on conçoit tantôt sous
l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Étendue [...] »45. On le voit, la théorie spinoziste de
l’union psycho-physique accorde une place centrale au concept singulier d’individu. En
particulier, elle engage constitutivement le statut individué du corps humain, puisque
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l’individuation corporelle offre le modèle de l’individuation mentale. La nature du corps, son


essence singulière et active, dont procède une très grande diversité d’effets, c’est en l’occurrence
la nature d’un certain individu. La connaissance de ce qu’est et de ce que peut le corps humain,
au titre d’entité matérielle organisée, douée d’une « structure » ou forme caractéristique, apparaît
ainsi indispensable à la connaissance de l’individualité psycho-physique, expressive de l’identité
non substantielle de ce mode fini qu’est l’homme.

III. Un seul et même individu : l’identité réelle


du corps et de l’esprit
40 La théorie de l’individuation, qui tire son origine de la physique se révèle donc cruciale pour
la compréhension de l’identité humaine, corps et esprit, dans son ensemble. Corps et esprit
constituent un individu, ce qui suppose que non seulement le corps, mais également l’esprit,
détient le statut d’une entité individuée, autrement dit organisée, composée de parties plus
élémentaires. La nature même de la mens humana est celle d’une chose complexe. Si l’esprit
humain est avant tout une idée, dont l’objet est le corps, conformément à la Proposition 13 du
De Mente46, cette idée n’est pas simple, mais elle-même «  composée d’un très grand nombre
d’idées47  ». On aura reconnu ici un des traits caractéristiques de l’individualité dans sa notion
spinoziste, à savoir la composition. Or il se trouve que la complexité intrinsèque de la mens
humana est explicitement appelée par la complexité de son objet, celle du corps humain, de
sorte que le degré d’individuation de l’esprit apparaît directement proportionnel à celui du corps.
La démonstration du caractère extrêmement composé de l’esprit humain met précisément en jeu
l’existence d’un tel rapport de proportion :

« L’idée qui constitue l’être formel de l’Esprit humain, c’est l’idée du Corps (par la Prop.
13 de cette p.), lequel (par le Post. 1) est composé d’un très grand nombre d’Individus très
composés. Or, de chaque Individu composant le corps, il y a nécessairement (par le Coroll.
Prop. 8 de cette p.) une idée en Dieu ; donc (par la Prop. 7 de cette p.) l’idée du Corps
humain est composée de ce très grand nombre d’idées qui sont celles des parties qui le
composent [...]48. »

41 D’où il appert que l’individuation de l’esprit, dont l’être formel, en l’occurrence l’idée qui le
constitue, se caractérise par un très haut degré de composition, trouve son explication liminaire
dans la considération de son être objectif: c’est en référence à son objet, ce mode de l’Étendue
qu’est le corps humain, que l’esprit peut être compris comme une entité complexe, composée de
parties elles-mêmes individuées. À ce titre, la définition de l’esprit humain comme idée du corps
(le corps considéré dans son existence actuelle, en tant qu’il s’inscrit dans une durée en droit
indéfinie enveloppée par son conatus) se révèle déterminante pour l’assignation du premier au
statut d’individu ; la seule caractérisation formelle de la mens humana comme idée considérée
indépendamment de son objet, en tant que mode de l’attribut Pensée, semblerait en l’occurrence
insuffisante. L’individualité de l’esprit, sa composition en de très nombreuses parties (idéelles),
est en effet explicitement inférée de l’existence des parties constitutives du corps humain, dont
chacune fait l’objet d’une certaine idée dans l’attribut Pensée. C’est bien l’union des idées de ces
parties (elles-mêmes individuées) entrant dans la composition du corps de l’homme qui se situe
au principe de l’identité spécifique de la mens humana. Dans cette perspective, le corps semble
en quelque sorte primordial dans l’élaboration de l’être individué de l’esprit  le degré de
composition du premier donne la mesure du degré de composition du second. Sous cet aspect, le
renvoi au premier Postulat de la fin de l’Abrégé de Physique, Postulat consacré à la définition du
corps comme «  individu d’individus  » extrêmement complexe, dans la démonstration de la
nature composée de l’esprit est particulièrement remarquable. Il s’inscrit dans la lignée du Scolie
de la Proposition 13, qui faisait de la connaissance du corps le réquisit de la connaissance de la
supériorité de l’esprit humain sur les autres modes finis de la Pensée (ou idées), justifiant par là
l’insertion d’un Abrégé de Physique, ou traité des corps, dans cette deuxième partie de l’Éthique
consacrée à l’étude de « la Nature et l’Origine de l’Esprit. »

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42 L’on mesure par là l’originalité de la définition spinoziste de la mens comme idée du corps.
Une telle définition implique l’individualité de l’esprit, l’idée qui le constitue étant des plus
composées. Selon Spinoza, rappelons-le, l’être individué d’une chose singulière se conçoit à
partir du modèle de la composition : plus une chose est complexe, à savoir composée de parties
qui peuvent à leur tour être composées, plus elle est individuée, et disposée en conséquence à
accomplir les opérations les plus diversifiées49. L’esprit humain, étant cette idée extrêmement
complexe, constituée d’idées elles-mêmes très composées, apparaît donc doué d’une puissance
considérable, laquelle s’effectue dans son ordre propre, l’ordre de la Pensée. Or cet être-
individué de l’esprit, indicatif de ce qu’il peut faire, se révèle directement proportionnel au degré
de composition de son objet, en l’occurrence du corps lui-même. Les idées entrant dans la
composition de cette idée qu’est la mens humana correspondent aux parties elles-mêmes
constitutives du corps humain, dont elles sont les essences objectives, conformément à la
doctrine du parallélisme psycho-physique, présentée à partir de la Proposition 7 du De Mente,
qui pose la correspondance terme à terme entre tel mode de l’Étendue et l’idée de ce mode dans
l’attribut Pensée. L’individualité de l’esprit, son organisation spécifique de chose idéelle, ainsi
que sa puissance propre, se comprennent ainsi en référence à l’objet de l’esprit. C’est sous l’angle
de sa réalité objective, en tant qu’il est idée du corps humain, cette entité physique des plus
composées, que ­ l’esprit peut être connu dans sa complexité et son pouvoir singuliers. À cet
égard, c’est bien l’individuation du corps humain, son organisation matérielle propre, qui offre le
premier modèle gnoséologique de la caractérisation de l’individuation mentale, expressive quant
à elle du conatus particulier de l’esprit. Bien plus, la connaissance de l’essence singulière de la
mens humana, en vertu de laquelle celle-ci diffère des autres sortes d’entités idéelles, et qui
constitue sa supériorité sous la forme d’une puissance d’agir (de penser) majeure, engage
nécessairement la détermination de l’essence singulière du corps humain : « [...] pour déterminer
en quoi l’Esprit humain diffère des autres, et l’emporte sur les autres, il nous est nécessaire de
connaître [...] la nature de son objet, c’est-à-dire du Corps humain50 » Ainsi, la caractérisation
du principe de différenciation de l’esprit humain, de son identité, a pour réquisit la connaissance
du principe de différenciation et de spécification du corps humain, de tel corps humain singulier,
par rapport aux corps moins élaborés. L’essence du corps humain, qui engage sa distinction
d’avec d’autres formes plus élémentaires d’organisations matérielles, rend raison de la puissance
d’agir particulière à ce corps ; puissance supérieure à celle d’entités physiques moins complexes,
puisqu’elle est à la mesure de son degré, très élevé, de composition. Or l’esprit est d’autant plus
apte à connaître et à penser que le corps humain est disposé, du fait de son organisation en de
très nombreuses parties elles-mêmes extrêmement élaborées, à affecter les autres corps et à être
affecté par eux. C’est là une conséquence cruciale du principe général selon lequel «  plus un
Corps l’emporte sur les autres par son aptitude à agir et à pâtir de plus de manières à la fois, plus
son Esprit l’emporte sur les autres par son aptitude à percevoir plus de choses à la fois [...]51. »
43 Dans l’ordre gnoséologique, la compréhension de l’essence individuelle du corps paraît
précéder celle de l’essence individuelle de l’esprit. Cette primauté de la connaissance du corps
tient du reste à la nature idéelle de l’esprit humain, à son statut d’essence objective du corps. En
effet, dans la perspective spinoziste, le principe de la distinction inter-idéelle est directement lié
à la distinction entre les idéats : « [...] nous ne pouvons pas nier non plus que les idées diffèrent
entre elles comme leurs objets, et que l’une l’emporte sur l’autre, et contient plus de réalité, dans
la mesure où l’objet de l’une l’emporte sur l’objet de l’autre, et contient plus de réalité [...]52 .»
44 Mais la nécessité d’une compréhension de l’identité complexe du corps humain ne vaut pas
seulement pour la définition de l’individualité mentale ; elle vaut aussi, et simultanément, pour
la caractérisation de l’union psycho-physique, l’unité du corps et de l’esprit, par laquelle se
conçoit leur identité, étant celle d’un individu, compris tantôt sous l’attribut Étendue, tantôt sous
l’attribut Pensée. L’individualité physique, affirme Spinoza, fournit également le premier
principe d’intelligibilité de l’identité psycho-physique tout entière, autrement dit de l’unité
individuée que forment ensemble mens et corpus. La définition de la nature propre du corps
humain, de ce qu’il est et de ce qu’il peut, est le préalable fondamental à la compréhension de
l’union de l’esprit et du corps. Telle est la leçon, dans le Scolie de la Proposition 13 du De Mente
précédant l’Abrégé de Physique, de la formule spinoziste selon laquelle « nul ne la comprendra
[l’union de l’âme et du corps] elle-même de manière adéquate, autrement dit distincte, s’il ne
connaît d’abord de manière adéquate la nature de notre Corps53. »
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45 La primordialité du corps, dans la perspective gnoséologique de la connaissance de l’esprit et


de son union avec ce corps, n’est cependant pas synonyme d’antériorité causale. Esprit et Corps
sont véritablement identiques selon Spinoza, ce qui signifie en premier lieu que l’un (considéré
dans sa forme et sa structure) n’a pu être produit par l’autre, en raison de la distinction de leurs
concepts respectifs. La puissance singulière de la mens humana, représentée par son conatus
propre, ne se comprend que dans l’ordre de la pensée, elle ne dépend que de sa nature de chose
idéelle, de mode fini de l’attribut Cogitatio. La Proposition 9 du De Affectibus est à cet égard
formelle : « L’Esprit, en tant qu’il a tant des idées claires et distinctes que des idées confuses,
tend [conatur] à persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie, et est conscient de
cette tendance qui est la sienne54. »
46 L’automaticité du corps, et son identité avec l’esprit, n’engagent donc pas de lecture
physicaliste de l’union psycho-physique. En effet, si l’esprit constitue bien un automate, au
même titre que le corps, il définit un automate spirituel, pour reprendre la formule du Traité de
la Réforme de l’Entendement55. Cet automate mental, dont la disposition à agir, c’est-à-dire à
enchaîner des idées selon certaines lois, est immanente, n’implique pas l’existence d’une
« substance » matérielle. En ce sens, corps et esprit désignent un même dispositif automatique,
dynamique, dont les opérations ne dépendent pas de la « substance » dont il serait fait, pas plus
que la « forme » ou structure de l’individuum ne dépend de ses parties constitutives et de leur
nature singulière. C’est ce qu’indique déjà clairement, à la fin du Scolie de la Proposition 2 de la
troisième partie de l’Éthique, la thèse spinoziste de l’identité entre la décision mentale et la
disposition à agir du corps, s’agissant de tel ou tel acte accompli par l’individu humain : « [...] la
décision de l’Esprit [Mentis decretum] ainsi que l’appétit et la détermination du Corps
[appetitus, & Corporis determinatio] vont de pair par nature, ou plutôt sont une seule et même
chose [...]56.  » Cette thèse de l’identité signifie que c’est simultanément, d’un même
« mouvement », ou plus exactement d’une même impulsion, que corps et esprit se déterminent à
agir, de telle sorte que l’unité de l’individu humain, pensant et agissant, est maintenue, en dépit
de l’indépendance respective de la puissance mentale et de la puissance corporelle. Elle met en
jeu la définition spinoziste originale de l’appétit, comme cause efficiente ou impulsion,
disposition déterminée à agir, qui se comprend à la fois, en l’homme, au titre de détermination
mentale et de détermination physique ; l’appétit, qui peut se rapporter simultanément [simul] au
corps et à l’esprit, sous la forme de la conscience de l’appétit, n’est pas substantiellement
différent de la «  Volonté  »; et c’est précisément à ce titre qu’il définit «  l’essence même de
l’homme, de la nature de qui suivent nécessairement les actes qui servent à sa conservation57. »
Nous voici renvoyés à la théorie du conatus, qui occupe dans l’ontologie spinoziste, et la
doctrine de l’essence des choses singulières, une fonction décisive. L’essence de cette chose
singulière complexe, ou individu, qu’est l’homme, simultanément corps et esprit, n’est rien
d’autre qu’un certain conatus, une certaine tendance à accomplir spontanément et suivant des
lois précises des opérations déterminées, et ce faisant à persévérer par soi dans son être
singulier. Cette essence individuelle de l’homme, en l’occurrence, ce conatus ou cette puissance
précise en laquelle s’exprime et s’épuise son individualité, Spinoza l’identifie explicitement au
désir [cupiditas], lequel, en tant qu’il consiste dans « l’appétit avec la conscience de l’appétit »,
ne peut être abstrait de l’appétit humain lui-même: « car, que l’homme soit ou non conscient de
son appétit, l’appétit n’en demeure pas moins un et le même58. »
47 Or l’appétit, rappelons-le, «  la fin à cause de quoi nous faisons quelque chose59  », ne se
conçoit pas adéquatement sur le modèle d’une cause finale ou première, autrement dit
indéterminée, telle une «  libre décision  »; il constitue en réalité une cause efficiente, et une
cause déterminée, comme toute cause naturelle60. À ce titre, si l’appétit (ou plus exactement le
désir) de l’homme, constitutif de son essence singulière ou individuelle, ne se réduit pas à une
détermination du corps, mais désigne simultanément une cause physique et une cause mentale,
la description rigoureuse de cette cause, en tant qu’impulsion déterminée, causa determinata et
causa efficiens, nécessite d’abord la représentation d’une causalité physique répondant au
modèle de l’efficience ; causalité physique dont le déterminisme psychique, posé à titre original
par Spinoza, constitue le strict équivalent, dans l’ordre de la pensée. C’est sans doute pour
l’établissement de ce déterminisme psychique, qui interdit l’identification de la cause mentale à
une cause première ou finale, que Spinoza accorde une certaine primauté gnoséologique (et non

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ontologique) au corps et à sa puissance singulière, dans la caractérisation inédite de l’essence de


l’homme, lequel consiste « en un Esprit et un Corps61. »
48 Il s’ensuit que l’identité psycho-physique dans son acception spinoziste, en tant qu’identité
réelle, est fondamentalement active  ; elle engage en effet le modèle de l’efficience et de
l’effectuation, comme le suggère l’identification de l’essence de l’homme, corps et esprit, à ce
désir ou appétit compris à partir du paradigme de l’impetus, cause déterminée interne, et non
externe. En ce sens, l’identité réelle de l’homme, dans la mesure où elle est celle d’un individu,
définit bien une identité fonctionnelle, exclusive de toute substantialité. C’est ce qu’indique le
concept spinoziste d’individu comme dispositif complexe doué d’un certain conatus, apte à
produire certains effets, et dont l’essence réside précisément dans cette disposition immanente à
opérer, à effectuer.
49 L’essence individuelle de l’homme comprise sous la catégorie de conatus, et non sous celle de
substantia, se réduit à une tendance nécessaire à produire des effets et à persévérer dans son être
singulier. L’identité réelle ou individuelle de l’esprit et du corps se comprend précisément et
uniquement dans l’ordre de l’action, action spontanée et néanmoins régie par des lois ; elle ne
peut être abstraite, en tant qu’appétit et conscience de l’appétit, de la détermination constitutive
(de l’individu) à opérer, ou effectuer. Cette essence de l’homme, «  de la nature de qui suivent
nécessairement les actes qui servent à sa conservation », est donc à la fois active et déterminée,
elle est celle d’un automate simultanément matériel et spirituel, qui tend à effectuer
spontanément des actes qui procèdent non pas du libre arbitre, mais des lois de sa nature. Le
conatus se conçoit d’abord sur le modèle de l’impetus, et non de la libre décision. Ainsi se
comprend la place centrale accordée par Spinoza au corps et à sa puissance, puissance
expressive de la causalité efficiente à l’œuvre dans la nature des choses (ou des causes), pour la
caractérisation de l’essence individuelle de l’homme. Cet intérêt porté à ce qu’est et ce que peut
le corps, en l’occurrence, paraît répondre à une stratégie précise dans l’Éthique  : il s’agit, en
insistant sur l’importance de la nature et de la puissance corporelles, de dévoiler le caractère
imaginaire de l’existence d’une causalité libre (et indéterminée) en l’homme, celle d’une volonté
absolue, identifiée communément et à tort, dans l’ordre de le pensée, à la puissance de l’esprit.
50 Spinoza, à l’encontre de la perspective cartésienne, attribue au corps une fonction privilégiée
dans la détermination liminaire de l’identité de l’homme, dont le corps et l’esprit désignent un
même individu. La raison de ce renversement est corrélative du statut théorique nouveau conféré
au corps humain : celui-ci, en tant que « forme » inanimée tendant d’elle-même à agir et à se
conserver, en tant que dispositif automatique dont l’identité est dynamique et s’épuise dans ses
fonctions propres, accomplies sans l’aide d’une cause transcendante (telle une « âme »), offre le
modèle le plus immédiat de l’être individué de l’homme, comme cause à la fois spontanée et
déterminée, active et efficiente. Et si le corps humain dans son acception spinoziste constitue un
individu complet, cela suppose également une révision considérable de la notion d’esprit.
L’identification de ce dernier à une certaine idée, en l’espèce l’idée du corps, interdit
corrélativement sa définition, d’obédience cartésienne, dans les termes d’une substance
(pensante) réellement distincte de ce corps. La mens humana, qui agit selon des lois
déterminées, les lois de la pensée, est automate, rigoureusement au même titre que le corps lui-
même, cet individu dont la puissance est intrinsèque, inhérente à sa nature même, et comme telle
entièrement indépendante de celle de l’esprit . « [...] et il est sûr, quand il n’y a pas de rapport de
la volonté au mouvement, qu’il n’y a pas non plus de comparaison entre la puissance ou les
forces de l’Esprit et celles du Corps  ; et par conséquent les forces de celui-ci ne peuvent
absolument pas être déterminées par les forces de celui-là », écrit Spinoza dans la Préface de la
cinquième partie de l’Éthique62, en écho à la Proposition 2 du De Affectibus. La thèse spinoziste
de l’indépendance réciproque de la causalité corporelle et de la causalité mentale apparaît
dirigée en particulier contre l’hypothèse en jeu dans le traité cartésien des Passions d’une force
(force non mécanique, mais identifiée à la volonté) ou d’un pouvoir de l’âme dont les effets se
termineraient dans le corps63, et n’engage aucune dualité substantielle de l’âme et du corps :
cette indépendance se comprend strictement dans les termes d’une simultanéité, d’une identité
dans l’impulsion ou la disposition interne et nécessaire à agir.

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Notes
1 E III, 2 sc. P. 209 ; G. II. 142.
2  Cf. à ce propos Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza [1969], Paris, Éditions de
minuit, 1988. La présente étude s’appuie notamment sur les analyses développées par Alexandre Matheron
au sujet de la conception spinoziste de l’individualité dans son acception physique originaire, et en
particulier de l’individualité complexe, dans le troisième chapitre de cet ouvrage (p. 37-61). Précisons
cependant que notre perspective tend davantage à mettre en relief les liens qui unissent la problématique
spinoziste de l’individuation à la reprise, fût-elle critique et hétérodoxe, de l’enseignement du mécanisme
cartésien.
3 E III, 9 sc. P. 219 ; G. II. 147 (28-31).
4  Cf. à ce sujet les dernières lettres de Spinoza à Tschirnhaus, datées de 1676, et en particulier la lettre 81,
du 5 mai 1676 (App. 1., 351. G. IV. 332).
5  E II, Abrégé de Physique, deuxième partie, Définition. P. 125: G. II. 99-100.
6  E II, Abrégé de Physique, première partie, Lemme 1. P. 119; G. II. 97.
7 E II, Déf. 1; G. II. 84.
8  Cf. à ce sujet Descartes, Principes II, art. 9 et 10. A.T. IX, 68. Précisons que la physique de Spinoza, si
elle s’élabore à partir de la réception de la philosophie cartésienne de la nature, constitue également une
critique du géométrisme de Descartes, par la mise en œuvre de deux postulats fondamentaux, lesquels
impliquent l’existence d’une puissance propre de l’Étendue, et offrent l’esquisse conceptuelle d’une
dynamique, développée dans la seconde moitié du XVIIe siècle par Huygens, puis par Leibniz. Le premier
postulat est celui de l’inhérence du principe du mouvement et du repos à la matière elle-même, mouvement
et repos constituant les modes infinis immédiats de l’Étendue, selon les termes de la Lettre 64 (G. IV. 278
[24-26]). La cause première du mouvement résidant en l’Étendue, la raison de la particularisation ou de
l’identité singulière des déterminations corporelles finies est immanente à celle-ci. Le second postulat est
celui de l’infinité en acte de l’Étendue, dont la démonstration fait l’objet du Scolie de la Proposition 15 de
la première partie de l’Éthique (G. II. 57-60). Cette infinité substantielle de l’Étendue engage
nécessairement son indivisibilité et sa continuité. À ce titre, l’Étendue n’est pas composée de corps. Les
corps singuliers, à l’encontre de l’enseignement cartésien, ne se conçoivent donc pas comme des parties ou
délimitations numériques de l’espace-étendue. Tout corps, dans sa définition spinoziste, exprime sur un
mode fini la puissance de la «  substance étendue  ». Or cette puissance, au principe immédiat du
mouvement et du repos, rend raison à elle seule de la diversification infinie des corps dans la nature.
L’essence du corps singulier se comprend donc selon Spinoza, dans les termes mécaniques (au sens d’une
mécanique dynamique) d’une certaine impulsion [impetus], d’un certain conatus de mouvement.
9  Descartes, Principes II, art. 55 ; A.T. IX, 94.
10  E II, Abrégé de Physique, deuxième partie, Lemme 5. P. 127 ; G. II. 100-101.
11  K.V., Appendice, II, § 14. App. 1, 165 ; G. I. 120 (15-21).
12   Selon M. Gueroult, qui consacre une étude minutieuse à la conception spinoziste de l’identité
corporelle proposée dans l’Abrégé de Physique du De Mente, cette identification du principe de persistance
du corps complexe à une certaine proportion interne de mouvement et de repos serait la marque de
l’influence des travaux de Huygens consacrés à la dynamique des solides et au mouvement oscillatoire, qui
font notamment l’objet de l’Horologium Oscillatorium de 1673. Ainsi, les corpora simplicissima seraient
comparables aux pendules simples de Huygens, alors que les corpora composita, ou corps individués,
trouveraient quant à eux leur modèle dans les pendules composés (à partir des pendules simples), lesquels
répondent au principe de la constance de la proportion de mouvement et de repos, cette «  proportion
constante  » du système étant imposée aux pendules simples «  de par leur union en un seul et même
pendule ». Ainsi, écrit M. Gueroult , « il semble évident que l’Individu est conçu par Spinoza à l’image du
pendule composé, la pression des ambiants imposant aux mouvements des corps qui le constituent cette
proportion constante de mouvement et de repos qu’impose aux pendules simples la tige rigide qui lie les
uns aux autres dans le pendule composé » (Spinoza II – L’âme [1974], Ch. 6, § XVI, Aubier, 1997, p. 171-
175 ; cf. également, dans le même ouvrage, l’Appendice 5, « Disques tournants, pendules composés, corps
composés, corps vivants », Aubier, p. 555-558). En vertu de cette interprétation, si la définition du corps
complexe se comprend en termes mécaniques, la théorie du mouvement engagée dans le modèle du
pendule, et développée par Huygens, suggère un éloignement à l’égard de la physique «  statique  » de
Descartes, dont le premier produit la critique, dès le traité De vi centrifuga de 1659. Soulignons toutefois
que l’analyse de M. Gueroult, qui reconduit la persistance de la ratio de mouvement entre les parties
constitutives du corps complexe à la seule « pression des ambiants », repose sur une lecture singulière et
non dépourvue d’ambiguïté de la Définition de l’individu dans l’Abrégé de Physique de l’Éthique (G. II.
99-100 [27-5]). En effet, si Spinoza dans cette Définition fait de la coercition exercée par les corps
extérieurs un principe de la cohésion des parties du corps composé, il n’est pas certain que ce principe
(comme le suggère la conjonction de coordination vel) soit unique et exclusif, qu’il rende raison à lui seul
de la constance du rapport de mouvement entre les éléments entrant dans la composition du corps
individué. L’on pourrait considérer, à la seule lecture de la Définition, qu’en l’absence même de la pression
des ambiants, les parties du corps complexe envisagées comme mobiles persisteraient à se transmettre leurs
mouvements selon une même ratio, caractéristique de l’identité de ce corps.

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13  Cf. G. Canguilhem, « Machine et organisme », in : La Connaissance de la vie (1965), Paris, Vrin, 1992,
p. 102.
14  Précisons que c’est uniquement selon ce sens liminaire, et non dans l’acception ultérieure qu’il revêt
dans la biologie du XIXe siècle, que nous entendons ici le terme d’organisme. Nous reprenons en
l’occurrence la leçon de M. Gueroult, lequel identifie l’organisme, dans la théorie spinoziste des corps et de
l’univers entier, à la « subordination des parties au tout » et à l’« impossibilité pour le tout de subsister sans
la corrélation du mouvement de ses parties selon la proportion constante qui le définit  »; pareille
compréhension de l’organisme ne contrevient nullement, selon M. Gueroult, au « mécanisme radical » et à
la «  négation de toute finalité  » caractéristiques de la philosophie spinoziste (M. Gueroult, Spinoza II –
L’âme [1974], Ch. 6, § XVIII, Aubier-Montaigne, 1997, p. 176 s.).
15  E II, Abrégé de Physique, deuxième partie, Lemme 4. P. 125 ; G. II. 100.
16  E II, Abrégé de Physique, deuxième partie, Démonstration du Lemme 4. G. II. 100.
17  Au sujet de la substitution du modèle de l’organisme au modèle (cartésien) de la machine, dans la
définition spinoziste du principe de l’identité physique individuelle qui implique corrélativement la
distinction des notions d’individu et de substance, cf. l’étude de Hans Jonas dans l’article intitulé « Spinoza
and the Theory of Organism », Journal of the History of Philosophy, 1965, en particulier p. 46-48.
18  Cette absence d’impulsion extérieure fait précisément du corps composé un organisme, distinct de la
machine au sens ordinaire du terme. Nous renvoyons ici aux analyses de G. Canguilhem consacrées à la
relation entre machine et organisme, in : La Connaissance de la vie (1965), Paris, Vrin, 1992, p. 101-127.
19  C’est en ce sens que, selon François Duchesneau, le concept spinoziste d’organisme, articulé à ceux de
structure et de conatus, s’éloigne de l’enseignement premier du mécanisme cartésien  : «  Spinoza semble
suggérer que les hypothèses cartésiennes sur la structure organique, qui tentent de les engendrer par recours
à de simples processus mécaniques, sont en défaut en ce qui concerne le principe de cohésion interne des
parties constituant l’individu organiquement structuré [...]. La porte se trouve ouverte à une forme de
‘dynamisme’ dont le principe de base est que tout mode certain et déterminé – ce qui est l’expression
spinoziste pour toute structure modale objectivement délimitée – enveloppe la puissance de Dieu ou de la
nature, s’exprimant par l’action des corps les uns sur les autres, dans le système total des causes et des
effets mécaniques. [...]. Il s’ensuit que le conatus, l’effort pour se conserver, qui est l’essence même de l’être
singulier, est générateur du corps lui-même, ou, du moins, ce qui est strictement équivalent pour Spinoza, il
est ce qui rend intelligible la génération du corps lui-même. [...] l’explication d’une structure modale se
fonde nécessairement sur la notion de l’effort spécifique qui assure la persistance de la structure à travers le
changement » (Les Modèles du vivant de Descartes à Leibniz, Ch. 4, Paris, Vrin, 1998, p. 132-134).
20  E II, Abrégé de Physique, deuxième partie, Postulat 1. P. 129 ; G. II. 102.
21 E II, 10. P. 109 ; G. II. 92.
22  « Les individus composant le Corps humain, et par conséquent le Corps humain lui-même est affecté
par les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières. » E II, Abrégé de Physique, deuxième partie,
Postulat 3. P. 129 ; G. II. 102.
23  E II, Abrégé de Physique, deuxième partie, Scolie du Lemme 7. P. 129 ; G. II. 102.
24  E II, Abrégé de Physique, deuxième partie, Postulat 6. P. 131 ; G. II. 103.
25   E II, Abrégé de Physique, deuxième partie, Postulat 4  : «  Le Corps humain a, pour se conserver [ut
conservetur], besoin d’un très grand nombre d’autres corps, qui pour ainsi dire le régénèrent
continuellement.» P. 131 ; G. II. 102.
26 C M I, 6. App. 1, 354 ; G. I. 248 (4-8).
27 C M II, 6. App. 1, 368 ; G. I. 259 (15-31).
28 E III, 2 sc. P. 211 ; G. II. 143 (8-10). Nous reprenons, en dépit de ses difficultés, la traduction de fabrica
par « structure », qui est la traduction d’usage (cf. à ce propos A. Guérinot [1930] , C. Appuhn [1934], et
B.  Pautrat [1988], qui tous adoptent ce choix dans leurs traductions françaises de l’Éthique). Nous
soulignons cependant dans les lignes suivantes le caractère foncièrement technique et artificiel de cette
structure-fabrica, qui nous intéresse précisément ici.
29   Spinoza évoque ainsi les partisans des causes finales, dont l’ignorance des causes naturelles se
manifeste notamment par le fait que «  quand ils voient la structure [fabrica] du corps humain, ils sont
stupéfaits, et, de ce qu’ils ignorent les causes de tant d’art, ils concluent que ce n’est pas un art mécanique
qui l’a construite, mais un art divin et surnaturel, et constituée de telle manière qu’aucune partie n’en lèse
une autre », E I, Appendice. P. 87 ; G. II. 81 (11-15).
30   Cf. André Vésale, auteur d’un ouvrage de physiologie humaine précisément intitulé De corporis
humani fabrica, Bâle, 1543.
31  Descartes, Discours de la Méthode, cinquième partie. A.T. VI. 55 (6-9).
32  Descartes, Discours de la Méthode, cinquième partie. A.T. VI. 55-56 (29-9).
33 E III, 2 sc. P. 209 ; G. II. 142 (2-4).
34 E III, 2 sc. P. 209 ; G. II. 142 (6-7).
35  Descartes, La Description du corps humain, Préface. A.T. XI, 224-226 (21-11).

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36   À cet égard, il nous paraît difficile de lire dans le spinozisme l’expression d’un «  animisme  ». Cette
lecture du spinozisme comme «  animisme universel  », reprise et développée récemment par Renée
Bouveresse, ne semble pas suffisamment prendre en compte l’importance de l’héritage de la nouvelle
philosophie, et en particulier de la philosophie cartésienne, dans la constitution de la philosophie
spinoziste. Ou bien alors, il faut conférer à l’animisme une signification entièrement nouvelle, en le situant
dans le prolongement même du mécanisme, c’est-à-dire en en faisant l’équivalent d’un dynamisme
irréductible à l’ancienne doctrine de «  l’animation  » des vivants. C’est ce que paraît suggérer Renée
Bouveresse elle-même, lorsqu’elle affirme  : « Ainsi, l’animisme de Spinoza n’est-il pas juxtaposé à son
mécanisme: ils sont une seule et même doctrine, dans laquelle Spinoza s’inspire bien du mécanisme
universel de Descartes, mais le transfigure en quelque sorte  » (Spinoza et Leibniz. L’idée d’animisme
universel, Paris, Vrin, 1992, Ch. 2, p. 62 s.). Quant à la formule célèbre « omnia [individua] animata sunt  »
(« tous les individus sont animés »), qui se rencontre au détour d’un Scolie de l’Éthique (E II, 13 sc; P. 117 ;
G. II. 96 [27-28]), elle n’est sans doute pas à prendre au sens littéral, celui d’une animation des individus
qui impliquerait la présence d’une âme dans un corps individué quelconque, âme au principe de
l’organisation et des fonctions de celui-ci. C’est ainsi que, pour l’illustration de cette thèse de l’être «animé»
des entités individuées, Spinoza renvoie à sa doctrine du parallélisme (« Car d’une chose quelconque il y a
nécessairement une idée en Dieu, dont Dieu est la cause, de la même manière qu’il l’est de l’idée du Corps
humain: et par suite, tout ce que nous avons dit de l’idée du Corps humain, il faut nécessairement le dire de
l’idée d’une chose quelconque.  » E II, 13 sc; P. 117  ; G. II. 96 [28-32]). À chaque entité réelle, et en
particulier à chaque mode de l’Étendue, correspond nécessairement une idée, qui en constitue l’essence
objective dans l’attribut Pensée. Or le parallélisme, en particulier le parallélisme psycho-physique, interdit
explicitement la représentation d’une action causale de l’âme sur le corps, et réciproquement. En outre et
corrélativement, la notion spinoziste d’idée (comme mode de la Pensée), en jeu dans la définition de l’esprit
(mens), est entièrement distincte de la notion aristotélicienne d’une «  âme  » entendue dans le sens d’un
principe d’animation des entités corporelles organisées.
37 E III, 2 sc. P. 209 ; G. II. 142 (4-5).
38 E III, 2 sc. P. 209-211 ; G. II. 142-143 (33-5).
39  « [...] ainsi le délirant, la bavarde, l’enfant, et bien d’autres de cette farine, croient que c’est par un libre
décret de l’Esprit qu’ils parlent, alors pourtant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler
[...] », E III, 2 sc. P. 211 ; G. II. 143 (27-29).
40 E III, 2 sc. P. 209 ; G. II. 142 (6-7).
41 E III 2 sc. P. 213 ; G. II. 144 (6-8).
42 E II, 13 sc. P. 119 ; G. II. 97 (8-9).
43 E III, 7 dem. P. 217 (Traduction modifiée) ; G. II. 146 (23-29).
44   «  [...] L’Esprit et le Corps, c’est une seule et même chose [una, eademque res], qui se conçoit sous
l’attribut tantôt de la Pensée, tantôt de l’Étendue », E III, 2 sc. P. 207 ; G. II. 141 (24-26).
45  E II, 21 sc. P. 143 ; G. II. 109.
46  « L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, autrement dit un mode de l’Étendue précis
et existant en acte, et rien d’autre », E II, 13; P. 117 ; G. II. 96 (2-3).
47 E II, 15. P. 131 ; G. II. 103 (18-19).
48 E II, 15 dem. P. 131 ; G. II. 103 (21-26).
49  Pierre Macherey souligne en ces termes les conséquences de l’identification de la mens humana à une
idée complexe  : «  Et ainsi l’âme humaine est une idée composée, exactement de la même façon que le
corps humain est un corps composé [...]. C’est ce qui confère à l’âme sa nature individuelle, propre à toute
les choses singulières existant en acte qui ont en partage ce même statut d’êtres composés. En conséquence,
il n’y a aucune raison d’opposer la simplicité de l’âme à la complexité du corps, puisque c’est la même
forme d’unité, le même rapport entre des parties et un tout, qui constitue l’organisation de l’un comme de
l’autre, et les engage simultanément, suivant la même logique de composition, dans une multiplicité
d’activités.  » (Introduction à l’Éthique de Spinoza. La seconde partie – la réalité mentale, Paris, P.U.F.,
1997, p. 170).
50 E II, 13 sc. P. 119 ; G. II. 97 (3-6).
51 E II, 13 sc. P. 119 ; G. II. 97 (8-10).
52 E II, 13 sc. P. 119 ; G. II. 96-97 (32-3).
53  E II, 13 sc. P. 117 (Traduction modifiée) ; G. II. 96 (24-25).
54  E III, 9. P. 219 (Traduction modifiée) ; G. II. 147 (15-17).
55 T.I.E. App. 1, 210. G. II. 32 (24-26).
56 E III, 2 sc. P. 211 (Traduction modifiée) ; G. II. 144 (3-5).
57 E III, 9 sc. P. 219 ; G. II. 147 (27-31).
58  E III, Définitions des Affects, I, et Explication. P. 305 ; G. II. 190 (2-31).
59  E IV, Définition 7. P. 345 ; G. II. 210 (17-18).

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60  Cf. à ce sujet la Préface de la quatrième partie de l’Éthique : « [...] cet appétit singulier, qui en vérité est
une cause efficiente, que l’on tient pour première parce que les hommes ignorent communément les causes
de leurs appétits [...] », P. 339 ; G. II. 207 (10-12).
61 E II, 13 coroll. P. 117 ; G. II. 96 (19-20).
62 E V, Praef. P. 485 ; G. II. 280 (13-16).
63  Descartes, Passions de l’âme, I, art. 18. A.T. XI, 342-343.

Pour citer cet article


Référence électronique
Pascale Gillot, « Corps et individualité dans la philosophie de Spinoza », Methodos [En ligne], 3 | 2003,
mis en ligne le 05 avril 2004, consulté le 23 juin 2022. URL :
http://journals.openedition.org/methodos/114 ; DOI : https://doi.org/10.4000/methodos.114

Auteur
Pascale Gillot
Lycée de Nemours,gillot.pascale@wanadoo.fr

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Parole et identité humaine à l’âge classique [Texte intégral]
Paru dans Methodos, 10 | 2010

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