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1
Ce texte est originellement une contribution au IXème Colloque philosophique franco-allemand
d’Evian (Qu’est-ce que l’homme ? 13-19 juillet 2003). Nous remercions la bibliothèque de l’IMEC qui
nous a autorisé à consulter son fonds Foucault.
2
I. Anthropologie et caractéristique
conformité avec le thème éthique, en son sens aristotélicien. Aristote attribue en effet
à l’hexis (habitus), la propriété qu’a l’homme de forger en lui-même ses propres
possibilités d’action, et cela au cours de l’action elle-même. L’homme se caractérise
ainsi progressivement en modifiant sa caractérisation naturelle (son tempérament). Si
ce qu’il fait correspond avec ce qu’il doit faire, alors, progressivement, il peut le
faire ; il se donne un caractère moral : « la vertu morale est fille des bonnes
habitudes »10.
L’anthropologie kantienne occupe immédiatement ce lieu de l’éthique.
Cependant le contenu qu’elle lui donne est entièrement absorbé par la forme
prescriptive de la loi morale. Pour preuve, la critique sévère de l’habitus, issu de
l’ « entraînement à accomplir certaines actions »11 : « On ne peut expliquer la vertu en
la présentant comme l’entraînement à des actions libres et légitimes ; elle ne serait
alors que le mécanisme dans l’application de la force, tandis que la vertu est cette
vigueur morale dans l’exécution de son devoir, qui, toujours, doit surgir, toute neuve
et originelle, de la manière de penser ». Bref, l’habitude est trop mécanique, trop
naturelle, pour acquérir un sens moral. Elle « enlève aux bonnes actions leur valeur
morale », et fait courir « le risque de tomber dans la catégories des bêtes »12.
Cette explication avec l’éthique est encore plus nette dans La religion dans les
limites de la simple raison13 : « la ferme décision d’accomplir son devoir, lorsqu’elle
est devenue une habitude s’appelle vertu, et selon la légalité elle est regardé comme le
caractère empirique de l’homme (virtus phaenomenon) »14. Mais le caractère
empirique ici nommé ne prouve qu’une conformité extérieure de l’action à la loi.
C’est pourquoi, pour devenir un homme vraiment bon, qui veut ce que veut la loi, et
qui est « vertueux selon le caractère intelligible », il faut « une révolution dans
l’intention de l’homme »15 : une « métamorphose »16, issue d’une « explosion » dit
l’anthropologie, qui reprend le thème luthérien de la « seconde naissance ».
On rejoint ici la faute originelle des philosophes dans la définition du caractère
moral. On a toujours cru que la disposition éthique était conciliable avec une forme de
la nature : une bonne disposition originelle, un mécanisme habituel, une force innée
de la raison qui combat les inclinations corporelles17. Or le Bien ne vaut que dans son
instauration radicale, révolutionnaire, face au mal, c’est-à-dire face au choix libre par
lequel l’homme se fait l’esclave de ses inclinations naturelles : « la formation morale
de l’homme ne doit pas commencer par une amélioration des moeurs, mais par la
transformation de la manière de penser et la fondation d’un caractère »18.
Ce refus de l’éthique, comme naturalisation illégitime de la morale, se
retrouve dans la définition de l’imitateur, qui est « dépourvu de caractère »19 ; il
culmine dans la brève allusion à l’imbécillité, déficience de l’esprit qui ne pourvoit
qu’à « l’imitation purement mécanique d’actions externes dont les animaux sont
capables »20. Et il s’accorde avec l’interprétation kantienne de la folie, cette
« dégradation, la plus profonde dans l’homme, mais dont l’origine est dans la
10
Aristote EN II, 1.
11
Kant AP, I, § 12.
12
Ibid.
13
Kant Relig AK VI, 20 ; 71.
14
Ibid AK VI,47.
15
Ibid.
16
Kant AP AK VII, 294, pl 1107.
17
Kant Relig AK VI, 57.
18
Ibid AK VI, 48.
19
Id AP AK VII, 293.
20
Ibid AK VII, 211, p. 1029.
4
nature »21. La déraison, pour Kant, c’est donc l’intervention destructive de la nature
dans le domaine de l’esprit. Elle est très vite incurable ; elle condamne l’homme à
l’hôpital des fous, c’est-à-dire ce « lieu où des hommes, en dépit de la maturité et de
la force de leur âge, doivent être, pour les moindre affaires de la vie, maintenus par la
raison d’autrui »22.
L’homme a finalement, pour le Kant de l’anthropologie, la capacité de se faire
lui-même. Mais cela ne veut pas dire qu’il se façonne par l’exercice, comme l’exige
l’éthique antique : cela veut dire qu’il doit se caractériser comme être libre, affirmant
d’une manière radicale, révolutionnaire, son attachement absolu aux principes que lui
donne sa raison, de façon à se libérer, factuellement ou empiriquement, de la déraison
comme de la nature : « il ne s’agit pas ici de ce que la nature fait de l’homme, mais de
ce que celui-là fait de lui-même »23.
comme en retrait, un autre sujet, qui n’est jamais pleinement expérimentable. C’est à
cet autre sujet que reviendra toute la charge de l’êthos, de la caractérisation, ou, selon
ses termes, de la subjectivation. Et par réciproque, toute expérience directe du sujet
sera toujours vue comme une faute éthique du savoir.
Deux grands thèmes de l’écriture foucaldienne se trouvent ainsi logés dans le
texte de l’anthropologie kantienne. Poursuivant son idée que l’anthropologie continue
la critique en l’inversant, Foucault note que l’Anthropologie privilégie la défaillance
des facultés sur leur fonctionnement normal. Cette étude des pathologies, en
particulier de la folie, montre déjà le partage moral entre raison et déraison, thème
central de l’Histoire de la folie. Deuxièmement, Foucault note que l’Anthropologie
inverse l’ordre de la critique : la didactique précède la caractéristique, la théorie de la
méthode se situe avant la théorie des éléments, qui assume alors le rôle de
« prescription à l’égard du tout des phénomènes possibles »30. Or cette théorie des
éléments, cette caractéristique, a pour fonction chez Kant de montrer qu’il n’y a qu’un
unique caractère, le caractère moral, défini explicitement comme « ce que l’homme
est prêt à faire de lui-même »31. Elle confirme donc le refus de toute caractéristique
appuyée sur la disposition naturelle et le tempérament. Elle la récuse tout en
l’étudiant, comme l’autre naturel de la moralité. Dans les Mots et les choses, Foucault
se consacrera de même à la critique de toute caractéristique empirique, au nom d’une
vision de la liberté qui s’inscrit dans le creux de toutes les pratiques aliénantes.
30
Foucault, FAK 64.
31
Kant AP, AK VII, 285. 1098
32
Foucault, AS, 25
33
Id MC 66
34
Ibid 100
35
Ibid 89
36
Ibid 77
6
continuité de la nature et son enchevêtrement »37. Bref, s’il est question ici du
caractère, c’est selon une « nouvelle définition »38 qui en fait, non un êthos, mais un
simple kritérion, un signe distinctif pour la connaissance d’une chose : il a pour
fonction de « désigner les êtres naturels et les situer dans le système d’identités et de
différences qui les rapproche et les distingue des autres »39.
Foucault ne dit donc rien de l’articulation entre le kritérion et l’êthos, qu’il a
pourtant nécessairement vue et lue en étudiant l’anthropologie kantienne : « La
théorie générale des signes (semiotica universalis) utilise le mot caractère dans une
double acception. Au premier sens, il s’agit du signe distinctif de l’homme en tant
qu’être sensible ou être de nature ; au second sens, il s’agit de celui de l’homme en
tant qu’être raisonnable, doué de liberté. »40 Bref, l’homme est le seul être dont la
caractérisation sensible suppose l’apparition d’un caractère absolument non-sensible,
à savoir la liberté. La « caractéristique » anthropologique41, c’est, dans ce contexte,
« la manière de connaître l’homme intérieur à partir de l’homme extérieur »42, la
manière de voir l’intériorité morale à travers ses signes sensibles. On s’élève alors,
suivant cette théorie des éléments, du caractère individuel de la personne au caractère
plus général du sexe, puis à celui du peuple, et enfin de l’espèce. « Pour caractériser
l’espèce de certains êtres, il faut les réunir avec d’autres, connus de nous, sous un
même concept, mais en désignant et en utilisant ce qui, à titre de propriété distinctive,
les différencie »43, dit Kant. Mais l’homme ne peut être comparé à aucune autre
espèce raisonnable. « Pour le classer dans le système de la nature vivante, il ne nous
reste donc qu’un repère : il « possède un caractère dont il se dote dans son pouvoir de
se perfectionner selon des fins qu’il a lui-même choisies ». L’espèce n’a de caractère
que dans la mesure où ce qu’elle est dépend d’elle-même, c’est-à-dire de sa capacité à
affirmer le sens universel de la liberté. C’est cela, le cosmopolitisme qui fait de
l’homme un citoyen du monde, de son monde : « Le résultat de l’anthropologie
pragmatique quant à la destination de l’homme et à la caractéristique de son
épanouissement est le suivant. L’homme est destiné par sa raison à être en une forme
de société avec d’autres hommes et à se cultiver, à se civiliser et à se moraliser dans
cette société par l’art et par les sciences…sa raison le destine…à se rendre digne de
l’humanité d’une manière agissante »44. Et plus haut : « c’est là le caractère
intelligible de l’humanité en tant que telle »45.
37
Ibid 151
38
Id AS, 76 ; cf ensemble du chap V
39
Id MC 150
40
Kant AP, AK VII, 285
41
Titre de la deuxième partie de l’anthropologie, suivant la table des matières.
42
Titre de la deuxième partie, dans le corps du texte.
43
Ibid AK VII, 321
44
Ibid AK VII, 324-325.
45
Ibid AK VII, 324
46
Foucault MC 293
7
dispersé et apparenté, donc à distinguer par des marques et à recueillir dans des
identités »47 et « cette étrange figure du savoir qu’on appelle l’homme »48.
Mais ce n’est qu’un premier aspect. Car le développement des sciences
humaines vient remplir un espace, ou plutôt un temps, celui de la modernité, qui est
en creux celui de l’éthique : Pour reprendre la terminologie kantienne, « la
connaissance étendue des choses de ce monde, par exemple des animaux, des plantes
et des minéraux » désigne négativement, non une connaissance objective de l’homme,
mais « la connaissance de l’homme en sa qualité de citoyen du monde »49. La
modernité ne serait donc pas seulement la période de l’objectivation de l’homme,
mais aussi celle où s’affirme son vrai caractère, celle où s’affirme la valeur infinie de
l’Êthos. Pour approfondir notre hypothèse, il nous faut nous référer à l’Histoire de la
folie.
La préface écrite pour les Mots et les Choses invite à ce retour. Foucault ne se
contente pas d’opposer, à l’histoire du Même qui se déploie dans la caractéristique de
l’âge classique, l’invention de l’homme moderne. Il oppose également, à cette même
histoire du Même, une « histoire de l’Autre », - de ce qui, pour une culture, est à la
fois intérieur et étranger, donc à exclure (pour en conjurer le péril intérieur) mais en
l’enfermant (pour en réduire l’altérité) ». Et cette histoire de l’autre se déploie dans la
même période que l’histoire du Même, à savoir l’âge classique ! L’histoire de la folie
devrait donc nous dire ce que le savoir du Même, la caractéristique, a fait de son
Autre, à savoir la folie, ou l’homme fou.
Dans ce nouveau contexte, il apparaît que l’âge classique n’est pas seulement
celui de la caractéristique. C’est aussi l’âge où « tout se passe comme si l’explication
psychologique doublait l’incrimination morale »50. L’âge du kritérion, des
classifications objectives sans référence éthique, est aussi l’âge où, dans le domaine
psychologique, le kritérion est immédiatement confondu avec l’êthos. Il en va ainsi,
quand, par exemple, on enferme à Senlis un homme « d’un caractère violent, turbulent
et superstitieux, en outre grand menteur et calomniateur »51. Considérant que la folie
est un dérèglement de la volonté et non de la raison, l’âge classique n’hésite pas à
identifier la folie et la faute, l’aliénation et la méchanceté, quitte à présupposer un
« partage éthique » entre raison et déraison, qui justifie les décisions d’internement –
et les décisions philosophiques, puisque Descartes exclut la folie du doute
méthodique.
Comment tenir compte, dès lors, du fait que l’âge où l’on confond psychologie
et morale est aussi celui de la caractéristique ? Foucault répond quand il écrit que le
partage entre raison et déraison joue sur trois plans toujours co-présents : Une
conscience critique de la folie, la critique signifiant ici (très bizarrement) « une
conscience qui ne définit pas, qui dénonce »52 ; une conscience pratique, qui n’est
qu’une réaction immédiate de défense, et justifie l’internement ; une conscience
énonciative, qui désigne le fou ; et une conscience analytique, « conscience déployée
de ses formes, de ses phénomènes, de ses modes d’apparition »53. C’est évidemment
sur cette dernière que porte tout le poids du savoir et de la caractéristique : « la folie
47
Ibid 115
48
Ibid 16
49
Kant, AP, AK VII, 120.
50
Foucault, HF 183
51
52
Ibid 216
53
Ibid p. 220
8
n’y est plus que la totalité au moins virtuelle de ses phénomènes…c’est cette forme de
conscience qui fonde la possibilité d’un savoir objectif de la folie »54. Mais une
réponse plus précise est offerte par le chapitre intitulé « le fou au jardin des espèces »,
titre justifié par le privilège de la botanique dans la caractéristique55.
Paradoxalement, ce chapitre s’appuie sur l’ « isomorphisme archéologique »56
de la caractéristique pour montrer que cette dernière, appliquée à la psychologie,
échoue radicalement à saisir l’« essence lointaine »57 de la folie. La folie est une
réalité absolument inassimilable, irréductible à « l’évidence du fou », à la
« détermination immédiate de ses traits ». Tout un âge épistémique l’éloigne ainsi de
lui-même. Il met entre sa raison et la déraison toute la « distance critique et pathétique
du refus »58. En d’autres termes : la recherche du kritérion ne fait que rejeter l’êthos
du fou, en lequel se loge, alors, l’impossible affirmation de l’éthique.
La démonstration de Foucault nous semble fragile sur ce point,
l’isomorphisme de « l’analyse de la folie »59 et de la caractéristique classique pouvant
mener à des conclusions inverses. Le retrait de la folie est en effet profondément
identique au retrait de la Chose ou de l’essence réelle, qui a assuré la solidité et
l’universalité du projet caractéristique, en particulier chez Locke : « d’un côté, la
reconnaissance sans médiation du fou. De l’autre, une science qui prétend le déployer.
Entre les deux, rien : une absence, presque sensible, tant elle est évidente, de ce que
serait la folie comme forme concrète et générale....ce vide de caractère [de la folie]
devient l’espace dans lequel vont sereinement affleurer les caractères qui dessinent
peu à peu une vérité positive. Une définition par la négativité de l’écart, une définition
par la plénitude des caractères »60. Par suite, la « résistance profonde »61 de la folie
face à la démarche objectivante est tout autant la marque de son succès. La conscience
analytique de la folie, garante de sa signification pathologique, devrait achopper sur
l’expérience morale de la déraison ; elle serait alors forcée de se muer en conscience
dénonciatrice : « à mesure que nous gagnions ces surfaces où la folie prend les traits
de l’homme réel, nous la voyions se diversifier en autant de « caractères » et la
nosographie, prendre l’allure, ou presque, de « portraits moraux »62. Bref, le kritérion
se muent, d’une manière incontrôlable, en êthos. Mais de fait, la caractéristique
lockienne assume et contrôle cette mutation : la morale n’étant que l’ensemble des
modes d’actions de l’homme, elle est susceptible d’être expliquée selon une logique
modale, aussi assurée que la logique mathématique. Cette unification du caractère
distinctif et du caractère moral explique que les psychologues cités par Foucault
parlent tant du caractère de la folie (premier pas d’une caractéristique clinique) que de
la folie de caractère, moment de la caractéristique morale63.
Ce n’est pas le succès de cette caractéristique morale qui importe ici, mais que
Foucault ait toujours soutenu la même thèse, même au-delà du point où elle était
soutenable : à savoir que la caractéristique objectivante de l’âge classique révélait
54
Ibid.
55
Id MC 150
56
Ibid 210
57
HF 234, 235
58
Ibid 239
59
Expression employée p. 247
60
Foucault parvient ainsi à une très bonne définition de ce qu’est la réalité expérimentale chez Locke, à
condition, ici encore, de remplacer « folie » par réalité : « la folie a une double façon d’être en face de
la raison : elle est à la fois de l’autre côté et sous son regard. »
61
Ibid 252
62
Ibid 253
63
Ibid, 307 et 308 sur la « folie de caractère ».
9
64
Ibid 648
65
Ibid 223
66
Id SP 101
67
« la recherche scientifique en psychologie (1957), DE I, p. 185
10
prix ? »68. L’Anthropologie kantienne parle de même d’un prix scandaleux donné à ce
qui vaut infiniment, l’êthos : « le caractère a une valeur intérieure, il n’a pas de
prix ».69
Mais ce sujet sans cesse en retrait, que dire alors de lui ? La réponse est : ce
qu’il faut dire de lui, c’est à lui de le dire. L’échec de la caractéristique et de l’analyse
psychologique des caractères confirme, négativement, que le sujet ne livre sa vérité
que si l’on parvient à lui faire dire ce qu’il est. L’assujettissement n’est alors qu’en
surface une question de pouvoir ; c’est, fondamentalement, un procédé qui constitue
le sujet comme producteur de sa propre vérité. C’est un procédé spécifique, parce que
spécifiquement moral, de caractérisation. Rappelons la formule kantienne : le
caractère moral est « la véracité dans l’aveu à soi-même ». Et Foucault lui-même fait
de l’aveu le pivot de sa réflexion.
Cette problématique apparaît dès Surveiller et punir et se développe dans La
volonté de savoir. Pour montrer comment le pouvoir « prend en charge » la sexualité,
Foucault insiste alors sur la capacité de notre société à produire les cas singuliers de
perversion qu’elle tente ensuite d’ordonner : « La mécanique du pouvoir qui
pourchasse tout ce disparate ne prétend le supprimer qu’en lui donnant une réalité
analytique, visible et permanente : elle l’enfonce dans les corps, elle le glisse sous les
conduites, elle en fait un principe de classement et d’intelligibilité, elle le constitue
comme raison d’être et ordre naturel du désordre »70. Cet affolement de l’analyse
montre à nouveau l’échec de toute caractéristique simplement objectivante, mais
suppose un plaisir de l’investigation, un « plaisir à l’analyse (au sens le plus large de
ce dernier mot) que l’Occident depuis des siècles a fomenté savamment »71. Or ce
plaisir ne trouve une voie de satisfaction que dans l’aveu, c’est-à-dire dans le discours
de vérité qu’un individu est « capable ou obligé de tenir sur lui-même »72.
La question n’est alors pas celle de la vérité au sens classique, de la juste saisie
des caractères qui constituent la représentation de l’objet. Elle est fondamentalement,
celle de la véracité du discours tenu : ce qui fait sens dans l’aveu, c’est le sujet même
de l’énoncé, se révélant lui-même dans un discours qui le fait advenir comme sujet,
c’est-à-dire comme être voulant dire vrai. Toute action (et en particulier, l’acte sexuel)
prend sens dans cette volonté avouée de vérité, qui répond à une volonté générale de
savoir. L’aveu, rajoute Foucault, « s’inscrit au cœur des procédures
d’individualisation du pouvoir »73. En d’autres termes, la caractérisation du sujet ne
vaut qu’en tant que le sujet se caractérise lui-même, et de lui-même.
L’aveu, comme auto-caractérisation ou auto-analyse, semble supposer
l’extériorisation du sujet qui s’offre alors, de bon ou de mauvais gré, à une
caractéristique par définition extérieure : la « codification clinique du faire-parler »
consiste à « combiner la confession avec l’examen, le récit de soi-même avec le
déploiement d’une ensemble de signes et de symptômes déchiffrables »74. Mais plus
profondément, l’analyse de soi est une intériorisation de l’analyse, et c’est elle qui
constitue l’intériorité du sujet. Cela, Foucault le montrait déjà dans la relation entre le
corps et la clinique. La clinique s’appuie sur la caractéristique : « la maladie,
68
Id DE 1261-1262 (330)
69
Kant AP, AK VII, 292
70
Foucault, VS, p. 60
71
Ibid 96 ; le sens le plus large, c’est celui qui dépasse le cadre de la psychanalyse.
72
Ibid 78.
73
Ibid 79.
74
Ibid 87. cf p. 89 : « il faut doubler la révélation de l’aveu par le déchiffrement de ce qu’il dit ».
11
émergeant sous le regard, insère ses caractères propres dans un organisme vivant. »75
Mais une véritable révolution (qui a lieu avec Bichat) fait de l’analyse l’intérieur
même du corps malade. Celui-ci, niant son effort de synthèse organique se décompose
activement : l’analyse, « fil d’Ariane » de la caractéristique, devient « un moment
essentiel du processus pathologique »76. On peut dire, de même : le sujet se constitue
comme tel, non dans les synthèses des sciences humaines, mais dans le mouvement
inverse par lequel il se décompose et s’analyse lui-même, en se pathologisant par
l’aveu. L’« infini travail de la connaissance des débiles singuliers »77, tout comme la
« médicalisation de l’insolite sexuel »78 aboutit à ce stade où, « engagées dans le
corps, devenues caractère profond des individus, les bizarreries du sexe relèvent d’une
technologie de la santé et du pathologique »79. L’exemple le plus net est
l’ « hystérisation » du corps de la femme80, qui permet de la qualifier et de la
disqualifier moralement.
Que l’auto-caractérisation soit, fondamentalement, une venue au pathologique,
une révélation du corps comme caractère profond de l’individu, et finalement un
« ensemble perversion-hérédité-dégénerescence »81, ce n’est ni plus ni moins que la
lecture foucaldienne du mal radical : laissé au choix de se déterminer, l’homme ne se
caractérise qu’à travers la folie, la souffrance, la maladie, la faute sexuelle, la victoire
de la mort sur la vie. Et, comme chez Kant, ce choix n’est pas définitif.
75
Id NC 3
76
Ibid 104 ; 132
77
Ibid 4
78
VS 60
79
Ibid 61
80
Ibid 137.
81
Ibid 157
82
Ibid 80
83
Ibid 86
84
Ibid 88 .
85
Ibid 93.
86
Ibid 81
12
libre, la réalisation sur terre du caractère moral. Il a plutôt insisté sur un caractère
sensible, le signe d’une moralité encore transcendante : l’enthousiasme du public pour
cet événement. Toute l’Ecole de Francfort se fonde par suite sur la résistance à
l’illusion du rationalisme : l’idée d’une présence totale de la Liberté et de la Raison
sur terre ne peut mener qu’au totalitarisme. L’intérêt de Foucault, dans ce mouvement
d’ensemble, est d’avoir donné à cette résistance son vrai nom : l’êthos, le caractère
qui fait que nous résistons aux illusions sur nous-mêmes, que nous ne nous
accomplissons que dans l’expression active d’une exigence pratique, dans « l’épreuve
historico-pratique des limites »95. Foucault dit : « être moderne, ce n’est pas
s’accepter soi-même…c’est se prendre soi-même comme objet d’une élaboration
complexe et dure »96. Bref, c’est se caractériser soi-même, c’est élaborer son propre
êthos en définissant les limites de ses propres possibilités d’action.
par un ensemble de techniques qui ne sont pas des lois, mais des règles de constitution
et d’accomplissement de soi : règles diététiques, économiques, érotiques, procédures
de maintien du corps et de la pensée qui peuple le temps « d’exercices, de tâches
pratiques, d’activités diverses »102.
Plus encore : l’ auto-caractérisation rompt avec l’unicité intelligible du
caractère moral, au profit d’une structure, non nécessairement unifiée, de principes de
prudence et de modération dans l’usage des facultés du corps et de l’âme. La forme
caractéristique de l’individu ne diffère plus de son être pathologique. Elle informe
progressivement et d’une manière immanente ce que Foucault nomme substance
éthique 103, et constitue ainsi le beau garçon ou le bon maître de maison, l’amant libre
ou la femme accomplie. Et cette constitution du sujet se produit pour le meilleur et
pour le pire. Comme les règles de vie ne sont pas des lois, leur non-respect n’éloigne
pas seulement les individus de leur destination morale : il façonne des êtres contre-
nature, il donne de mauvais caractères. L’habitude des excès et des dérèglements dans
l’usage des aphrodisia façonne le caractère des intempérants, aussi déterminé et aussi
substantiel que celui des êtres vertueux104. L’éthique est donc véritablement souci de
soi, décision assumée sur la qualité et la longévité de sa vie, définition de la valeur et
de la permanence de son être. Elle est, en conséquence, souci de l’autre, dans la
mesure où les caractères peuvent s’élaborer l’un par l’autre (dans la relation
pédagogique, matrimoniale, ou politique, l’êthos du maître déterminant l’existence de
ceux qu’il maîtrise) ou peuvent s’élaborer ensemble (dans les relations entre
citoyens).
102
HS III 71.
103
Ibid 37
104
Aristote, EN, VII, 4 ; cf Foucault, p. 62.
105
DE 2, 1533.
106
Schelling, STI Vi, §2.
107
Schlegel, l’Essence de la critique, p. 416
15
108
Ibid., fragment 302, ed. cit., p. 142.
109
Cf. Hegel, Encyclopédie…§ 411.
110
Id Phen, p. 240 ; trad. fr., I, p. 264.
111
Ibid., § 395, addition, trad. fr., III, p. 428.
112
Id Encyclopédie, § 409, § 408.
113
Ibid., p. 430.
114
Cf. ibid., § 400, remarque.
16
Conclusion
Il nous semble que Foucault n’a peut-être pas considéré pleinement la force
critique que pouvait contenir cette suite immédiate du kantisme, car s’il l’avait fait, il
n’aurait peut-être pas considéré notre modernité comme le lieu d’une objectivation
non critique de l’homme. Foucault est resté, profondément, kantien. Il a toujours fait
du sujet ce qui échappait tant à une caractéristique sensible qu’à une synthèse finie,
sans considérer ce que pouvait être le sujet comme synthèse infinie : « depuis Kant
l’infini n’est plus donné »116. Il a vu ce qui scinde l’homme, sans vraiment voir ce qui
pouvait l’unifier sans le figer. Pour lui, « la dialectique a substitué à la mise en
question de l’être et de la limite le jeu de la contradiction et de la totalité », si bien que
l’on peut parler du « sommeil mêlé de la dialectique et de l’anthropologie »117. C’est
pourquoi le sujet s’est trouvé longtemps, dans ses écrits, en retrait de la
caractéristique. C’est pourquoi le sens éthique que la folie gagne sur toutes ses
exclusions a pour contenu le vide infini de la mort, une absence d’œuvre,
« l’anéantissement même de l’œuvre, ce à partir de quoi elle devient impossible »118.
Et pourtant, Foucault retrouve ensuite dans la constitution de l’éthique, l’infinité
pratique du sujet et la consistance de son œuvre effective ; il se rapproche alors (et ce
n’est pas un petit paradoxe) du génial équilibre entre l’œuvre totale et le
désœuvrement qui caractérise les penseurs romantiques.
115
B. Bourgeois, « Anthropologie kantienne et anthropologie hégélienne », in l’Année 1798 – Kant et
la naissance de l’anthropologie au siècle des Lumières, Vrin, 1997, p. 157.
116
Foucault DE I, 1965, entretien avec Badiou, p. 474.
117
DE I, « Préface à la transgression », 267.
118
Id HF 662 ; DE I, 440-448.