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Caractériser – Foucault, de l’anthropologie à l’éthique1.


Jérôme Lèbre

L’homme a l’air de résister, et on se demande pourquoi. On peut cependant


dire que cette résistance de l’homme a quelque chose à voir avec son caractère. Le
caractère (êthos) c’est en effet ce qui résiste chez un individu, ce qui s’installe chez lui
grâce à la durée (par le biais de l’habitude) et ne varie plus. Cette définition elle-
même varie très peu de la société grecque à la nôtre, d’Aristote à Freud : la notion de
caractère est douée d’une grande résistance, comme enveloppée dans ce qu’il faudrait
nommer un êthos commun (européen) qui nous lie à l’éthique grecque. Une certaine
culture ne peut se défaire de cette idée que l’homme se fait, se caractérise et définit
ainsi, lui-même, ce qu’il est ; cette idée que chaque homme répond pour lui,
activement, à la question qu’est-ce que l’homme ?
Entendons-nous : il ne s’agit pas de répondre à l’interrogation sur l’homme en
disant que ce dernier est resté le même, qu’il se caractérise toujours de la même
manière : réponse naïve ou hypocrite de l’humaniste, qui s’accorde avec l’annonce de
la fin des temps, ou de la venue d’un Messie dont la seule présence dit ce qu’est
l’homme (Ecce Homo) et termine son règne. L’annonce de la fin de l’homme, telle
qu’elle se formule depuis Heidegger, n’est rien d’autre qu’une question s’adressant à
cette permanence de l’essence. Notre problème est plutôt : comment comprendre la
résistance du caractère dans un contexte où l’essence de l’homme vacille ?
Dans cette perspective, la lecture de Foucault apporte beaucoup. On connaît
son annonce de la fin de l’homme : « l’homme est une invention dont l’archéologie de
notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine ». Or cette
« archéologie » s’est confrontée sans détour possible au caractère de l’homme.
Voyons ses deux premiers objets d’étude. L’un, c’est l’anthropologie kantienne, dont
la deuxième partie est explicitement une « caractéristique ». L’autre, c’est l’histoire de
la folie, concentrée sur une période (l’âge classique) habitée par une obsession :
définir le caractère des fous. Vient ensuite cet ouvrage où s’annonce la fin de
l’homme, Les Mots et les choses. Le caractère n’y joue un rôle que comme caractère
spécifique, dans une critériologie classique, qui semble opposée à l’objectivation de
l’homme par les sciences modernes. Une fois expliquée cette opposition, c’est un
autre thème, plus tardif chez Foucault, qui devient compréhensible : la valorisation de
l’êthos, comme mode de constitution du sujet humain par lui-même ; n’est-ce pas lui,
cet êthos qui, chez Foucault, résiste à l’annonce de la fin de l’homme ?

1
Ce texte est originellement une contribution au IXème Colloque philosophique franco-allemand
d’Evian (Qu’est-ce que l’homme ? 13-19 juillet 2003). Nous remercions la bibliothèque de l’IMEC qui
nous a autorisé à consulter son fonds Foucault.
2

I. Anthropologie et caractéristique

« Peut-être même la faute en incombe-t-elle aux philosophes ». C’est Kant qui


parle. Et cette faute philosophique, c’est de ne pas avoir clarifié le concept de
caractère moral, lequel doit définir l’homme pour une anthropologie pragmatique.
Cette faute semble absoute par une juste définition : le caractère moral consiste à « se
donner pour maxime suprême la véracité au dedans de l’aveu à soi-même et,
simultanément, dans le comportement à l’égard de quiconque »2. Plus précisément, la
véracité dont parle Kant consiste à « agir selon de fermes principes » et « bien que ces
principes puissent être faux et erronés »3.
Ce caractère ferme jusque dans ses erreurs résiste cependant d’une manière
étrange à toutes les formes du questionnement philosophique selon Kant4. Comme
cette véracité obstinée pourrait-elle me dire ce que je peux savoir, ce que je dois faire,
ce qu’il m’est permis d’espérer ? Comment pourrait-elle répondre à la question qui
résume toutes les autres : Qu’est-ce que l’homme ? »
Nous retrouvons ici, dans les termes de l’ êthê pragmateia (l’étude du
caractère, l’éthique) le problème que pose la présence d’une anthropologie
pragmatique dans le système critique. Aucune science ne peut en effet condenser ce
savoir de l’homme que livre le parcours kantien. Une fois affirmée la différence de la
nature, comme ensemble des phénomènes régis par la raison en son usage théorique,
et de la liberté, comme principe absolu de la raison en son usage pratique, aucune
approche de l’homme, fût-il considéré comme sujet ou comme objet de la raison, ne
peut unifier rationnellement son apparition naturelle et son agir libre. Saisir l’homme
comme sujet, c’est faire le choix non-scientifique entre une psychologie rationnelle
qui présuppose la réalité de l’âme (donc une essence de l’homme) et une psychologie
empirique qui se perd dans la variété des faits de conscience, livrés par le sens
interne5. Faire de l’homme un objet, c’est faire un choix parmi des savoirs
subordonnés aux sciences pures : l’anthropologie physique, qui recherche les causes
physiologiques de l’action humaine en mettant entre parenthèses sa liberté, est
subordonnée à la science de la nature6 ; l’anthropologie pratique, qui dégage les
conditions subjectives de l’exécution des lois morales par les hommes, ne fait
qu’appliquer purement la métaphysique des moeurs à la naturalité de la volonté
humaine7. Quant à l’anthropologie pragmatique, elle navigue alors étrangement entre
nature et liberté, puisqu’elle étudie, non ce que la nature fait de l’homme, non ce qu’il
doit faire comme être naturel, mais « ce qu’il fait ou peut ou doit faire de lui-même
[donc de sa propre nature] en tant qu’être agissant librement »8.
Quelle formule ! Le constat empirique, la possibilité réelle et le devoir absolu
reliés par un simple oder dans un texte de Kant ! Certains (A. Renaut)9 s’étonnent de
cette « oscillation entre le prescriptif et le descriptif ». Pourtant, elle est en parfaite
2
Véracité : Wahrhaftigkeit : Kant AP, AK VII 223.
3
Kant AP, AK VII 292, Pl p. 1105.
4
Id Logique, p. 25
5
La psychologie empirique, souhaitée dans la Critique de la raison pure, est déclarée impossible
comme science dans la préface des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature.
6
Id AP, AK III, 372/36
7
Id , Pléiade II, 244 ; III, 462, v. Ferrari, in L’Année 1798 – Kant et la naissance de l’anthropologie au
siècle des Lumières, Vrin, 1997.
8
Id , AP, AK VII, 119, Pléiade, III, 939.
9
A.Renaut, année 1798, p. 50.
3

conformité avec le thème éthique, en son sens aristotélicien. Aristote attribue en effet
à l’hexis (habitus), la propriété qu’a l’homme de forger en lui-même ses propres
possibilités d’action, et cela au cours de l’action elle-même. L’homme se caractérise
ainsi progressivement en modifiant sa caractérisation naturelle (son tempérament). Si
ce qu’il fait correspond avec ce qu’il doit faire, alors, progressivement, il peut le
faire ; il se donne un caractère moral : « la vertu morale est fille des bonnes
habitudes »10.
L’anthropologie kantienne occupe immédiatement ce lieu de l’éthique.
Cependant le contenu qu’elle lui donne est entièrement absorbé par la forme
prescriptive de la loi morale. Pour preuve, la critique sévère de l’habitus, issu de
l’ « entraînement à accomplir certaines actions »11 : « On ne peut expliquer la vertu en
la présentant comme l’entraînement à des actions libres et légitimes ; elle ne serait
alors que le mécanisme dans l’application de la force, tandis que la vertu est cette
vigueur morale dans l’exécution de son devoir, qui, toujours, doit surgir, toute neuve
et originelle, de la manière de penser ». Bref, l’habitude est trop mécanique, trop
naturelle, pour acquérir un sens moral. Elle « enlève aux bonnes actions leur valeur
morale », et fait courir « le risque de tomber dans la catégories des bêtes »12.
Cette explication avec l’éthique est encore plus nette dans La religion dans les
limites de la simple raison13 : « la ferme décision d’accomplir son devoir, lorsqu’elle
est devenue une habitude s’appelle vertu, et selon la légalité elle est regardé comme le
caractère empirique de l’homme (virtus phaenomenon) »14. Mais le caractère
empirique ici nommé ne prouve qu’une conformité extérieure de l’action à la loi.
C’est pourquoi, pour devenir un homme vraiment bon, qui veut ce que veut la loi, et
qui est « vertueux selon le caractère intelligible », il faut « une révolution dans
l’intention de l’homme »15 : une « métamorphose »16, issue d’une « explosion » dit
l’anthropologie, qui reprend le thème luthérien de la « seconde naissance ».
On rejoint ici la faute originelle des philosophes dans la définition du caractère
moral. On a toujours cru que la disposition éthique était conciliable avec une forme de
la nature : une bonne disposition originelle, un mécanisme habituel, une force innée
de la raison qui combat les inclinations corporelles17. Or le Bien ne vaut que dans son
instauration radicale, révolutionnaire, face au mal, c’est-à-dire face au choix libre par
lequel l’homme se fait l’esclave de ses inclinations naturelles : « la formation morale
de l’homme ne doit pas commencer par une amélioration des moeurs, mais par la
transformation de la manière de penser et la fondation d’un caractère »18.
Ce refus de l’éthique, comme naturalisation illégitime de la morale, se
retrouve dans la définition de l’imitateur, qui est « dépourvu de caractère »19 ; il
culmine dans la brève allusion à l’imbécillité, déficience de l’esprit qui ne pourvoit
qu’à « l’imitation purement mécanique d’actions externes dont les animaux sont
capables »20. Et il s’accorde avec l’interprétation kantienne de la folie, cette
« dégradation, la plus profonde dans l’homme, mais dont l’origine est dans la

10
Aristote EN II, 1.
11
Kant AP, I, § 12.
12
Ibid.
13
Kant Relig AK VI, 20 ; 71.
14
Ibid AK VI,47.
15
Ibid.
16
Kant AP AK VII, 294, pl 1107.
17
Kant Relig AK VI, 57.
18
Ibid AK VI, 48.
19
Id AP AK VII, 293.
20
Ibid AK VII, 211, p. 1029.
4

nature »21. La déraison, pour Kant, c’est donc l’intervention destructive de la nature
dans le domaine de l’esprit. Elle est très vite incurable ; elle condamne l’homme à
l’hôpital des fous, c’est-à-dire ce « lieu où des hommes, en dépit de la maturité et de
la force de leur âge, doivent être, pour les moindre affaires de la vie, maintenus par la
raison d’autrui »22.
L’homme a finalement, pour le Kant de l’anthropologie, la capacité de se faire
lui-même. Mais cela ne veut pas dire qu’il se façonne par l’exercice, comme l’exige
l’éthique antique : cela veut dire qu’il doit se caractériser comme être libre, affirmant
d’une manière radicale, révolutionnaire, son attachement absolu aux principes que lui
donne sa raison, de façon à se libérer, factuellement ou empiriquement, de la déraison
comme de la nature : « il ne s’agit pas ici de ce que la nature fait de l’homme, mais de
ce que celui-là fait de lui-même »23.

Foucault a aussi élu résidence dans ce lieu où « le pouvoir et le devoir


s’appartiennent dans l’unité d’un jeu qui les mesure l’un à l’autre ». En étudiant
l’anthropologie kantienne24, il vu dans ce jeu comme une inversion du système
critique : Le Je (Ich) de l’anthropologie n’est plus le sujet de toutes les synthèses : il
est pris dans les « synthèses déjà opérées de sa liaison avec le monde »25. C’est ainsi
que se forge le thème de la connaissance de soi, comme connaissance d’un moi « qui
est objet et présent dans sa seule vérité phénoménale ».
Foucault réaffirme donc la différence infranchissable entre le Je comme sujet
de la synthèse et le Je empirique, déjà synthétisé. Elle seule explique le paradoxe de
l’anthropologie : le Je empirique s’inscrit dans le champ limité, fini, de sa propre
activité synthétique de connaissance. Il se connaît comme limité, comme fini, et
inscrit sa connaissance de soi dans les limites de son savoir : l’anthropologie « est
connaissance de l’homme, dans un mouvement qui objective celui-ci, au niveau de
son être naturel et dans le contenu de ses déterminations animales ; mais elle est
connaissance de la connaissance de l’homme, dans un mouvement qui interroge le
sujet sur lui-même, sur ses limites, et sur ce qu’il autorise dans le savoir qu’on prend
de lui »26.
Dès lors, l’anthropologie kantienne participe à l’invention de l’homme et à sa
lecture « sur un mode critique »27. Elle circonscrit cette période, la modernité, où la
différence entre le transcendantal et l’empirique n’est plus saisie : il faut un oubli ou
un sommeil de la critique pour que s’instaure ce que les Mots et les Choses nomment
sommeil anthropologique28. L’homme pris dans ses synthèses devient alors un mixte
empirico-transcendantal : l’ « individu vivant, parlant, travaillant » qui se livre comme
objet et livre en même temps « le fondement de la connaissance, la définition de ses
limites et finalement la vérité de toute vérité ». Bref, Foucault fait sans ambiguïté29
de l’anthropologie kantienne l’inversion encore critique de la critique, laquelle
renvoie l’homme à son statut premier de sujet non donné dans l’expérience.
Ce choix critique de Foucault est primordial. Il signifie que face à l’homme
objectivé, synthétisé, que présenteront les sciences humaines, se trouve toujours,
21
Ibid AK VII, 215.
22
Ibid AK VII, 202.
23
Ibid AK VII, 292
24
Foucault, FAK –thèse complémentaire
25
Ibid 42
26
Ibid 118
27
MC, 350
28
Ibid, 351.
29
B. Han, L’anthropologie manquée de Michel Foucault, Millon, 1998.
5

comme en retrait, un autre sujet, qui n’est jamais pleinement expérimentable. C’est à
cet autre sujet que reviendra toute la charge de l’êthos, de la caractérisation, ou, selon
ses termes, de la subjectivation. Et par réciproque, toute expérience directe du sujet
sera toujours vue comme une faute éthique du savoir.
Deux grands thèmes de l’écriture foucaldienne se trouvent ainsi logés dans le
texte de l’anthropologie kantienne. Poursuivant son idée que l’anthropologie continue
la critique en l’inversant, Foucault note que l’Anthropologie privilégie la défaillance
des facultés sur leur fonctionnement normal. Cette étude des pathologies, en
particulier de la folie, montre déjà le partage moral entre raison et déraison, thème
central de l’Histoire de la folie. Deuxièmement, Foucault note que l’Anthropologie
inverse l’ordre de la critique : la didactique précède la caractéristique, la théorie de la
méthode se situe avant la théorie des éléments, qui assume alors le rôle de
« prescription à l’égard du tout des phénomènes possibles »30. Or cette théorie des
éléments, cette caractéristique, a pour fonction chez Kant de montrer qu’il n’y a qu’un
unique caractère, le caractère moral, défini explicitement comme « ce que l’homme
est prêt à faire de lui-même »31. Elle confirme donc le refus de toute caractéristique
appuyée sur la disposition naturelle et le tempérament. Elle la récuse tout en
l’étudiant, comme l’autre naturel de la moralité. Dans les Mots et les choses, Foucault
se consacrera de même à la critique de toute caractéristique empirique, au nom d’une
vision de la liberté qui s’inscrit dans le creux de toutes les pratiques aliénantes.

II. Le caractère à l’âge classique.


Il semble que l’idée même de caractère moral ou d’êthos n’apparaisse pas
encore dans les premières œuvres de Foucault : il y est question que de l’objectivation
de l’homme, de sa « sujétion anthropologique »32, sans que la description des
structures de savoir et de pouvoir n’offrent immédiatement d’issue éthique. Comment
s’explique cela ?
Voyons Les Mots et les choses. Ce livre donne une place très importante à
l’étude des caractères, mais pas dans le sens que nous attendions. Foucault décrit
l’épistémè de l’âge classique : celle-ci se fonde sur une théorie des éléments, qui
remplace l’ancienne théorie des similitudes. Les similitudes forment (déjà…) « un
mixte confus qu’il faut analyser en termes d’identité et de différences »33. Grâce à une
nouvelle pratique du savoir, l’analyse, on décompose les choses en leurs éléments les
plus simples, on dégage les éléments différentiels (signes ou caractères) qui
permettent de les ordonner34, et on indique génétiquement de quelles idées-signes le
sujet connaissant se compose lui-même. Telle est la triade de la mathesis (ou
caractéristique universelle) de l’encyclopédie (ou taxinomie) et de la genèse
psychologique du sujet35. Le modèle de ce savoir, c’est Leibniz, et cela aurait pu être
Locke36. Ainsi se constitue la grammaire générale, comme analyse des signes
linguistiques, l’histoire naturelle et l’analyse des richesses. L’histoire naturelle a un
rôle spécifique, en tant qu’elle élabore une « science des caractères qui articulent la

30
Foucault, FAK 64.
31
Kant AP, AK VII, 285. 1098
32
Foucault, AS, 25
33
Id MC 66
34
Ibid 100
35
Ibid 89
36
Ibid 77
6

continuité de la nature et son enchevêtrement »37. Bref, s’il est question ici du
caractère, c’est selon une « nouvelle définition »38 qui en fait, non un êthos, mais un
simple kritérion, un signe distinctif pour la connaissance d’une chose : il a pour
fonction de « désigner les êtres naturels et les situer dans le système d’identités et de
différences qui les rapproche et les distingue des autres »39.
Foucault ne dit donc rien de l’articulation entre le kritérion et l’êthos, qu’il a
pourtant nécessairement vue et lue en étudiant l’anthropologie kantienne : « La
théorie générale des signes (semiotica universalis) utilise le mot caractère dans une
double acception. Au premier sens, il s’agit du signe distinctif de l’homme en tant
qu’être sensible ou être de nature ; au second sens, il s’agit de celui de l’homme en
tant qu’être raisonnable, doué de liberté. »40 Bref, l’homme est le seul être dont la
caractérisation sensible suppose l’apparition d’un caractère absolument non-sensible,
à savoir la liberté. La « caractéristique » anthropologique41, c’est, dans ce contexte,
« la manière de connaître l’homme intérieur à partir de l’homme extérieur »42, la
manière de voir l’intériorité morale à travers ses signes sensibles. On s’élève alors,
suivant cette théorie des éléments, du caractère individuel de la personne au caractère
plus général du sexe, puis à celui du peuple, et enfin de l’espèce. « Pour caractériser
l’espèce de certains êtres, il faut les réunir avec d’autres, connus de nous, sous un
même concept, mais en désignant et en utilisant ce qui, à titre de propriété distinctive,
les différencie »43, dit Kant. Mais l’homme ne peut être comparé à aucune autre
espèce raisonnable. « Pour le classer dans le système de la nature vivante, il ne nous
reste donc qu’un repère : il « possède un caractère dont il se dote dans son pouvoir de
se perfectionner selon des fins qu’il a lui-même choisies ». L’espèce n’a de caractère
que dans la mesure où ce qu’elle est dépend d’elle-même, c’est-à-dire de sa capacité à
affirmer le sens universel de la liberté. C’est cela, le cosmopolitisme qui fait de
l’homme un citoyen du monde, de son monde : « Le résultat de l’anthropologie
pragmatique quant à la destination de l’homme et à la caractéristique de son
épanouissement est le suivant. L’homme est destiné par sa raison à être en une forme
de société avec d’autres hommes et à se cultiver, à se civiliser et à se moraliser dans
cette société par l’art et par les sciences…sa raison le destine…à se rendre digne de
l’humanité d’une manière agissante »44. Et plus haut : « c’est là le caractère
intelligible de l’humanité en tant que telle »45.

Revenons alors à Foucault. A première vue, l’opposition entre l’âge classique


et l’âge moderne est épistémique : l’âge de l’analyse, qui dégage les caractéristiques
sensibles des choses, laisse place à l’âge de synthèse, centré sur l’homme, où le
caractère ne vaut plus que rapportée à une organisation d’ensemble, à une unité
fonctionnelle46. La Préface écrite pour Les Mots et les choses oppose ainsi
immédiatement une histoire du Même, « de ce qui pour une culture est à la fois

37
Ibid 151
38
Id AS, 76 ; cf ensemble du chap V
39
Id MC 150
40
Kant AP, AK VII, 285
41
Titre de la deuxième partie de l’anthropologie, suivant la table des matières.
42
Titre de la deuxième partie, dans le corps du texte.
43
Ibid AK VII, 321
44
Ibid AK VII, 324-325.
45
Ibid AK VII, 324
46
Foucault MC 293
7

dispersé et apparenté, donc à distinguer par des marques et à recueillir dans des
identités »47 et « cette étrange figure du savoir qu’on appelle l’homme »48.
Mais ce n’est qu’un premier aspect. Car le développement des sciences
humaines vient remplir un espace, ou plutôt un temps, celui de la modernité, qui est
en creux celui de l’éthique : Pour reprendre la terminologie kantienne, « la
connaissance étendue des choses de ce monde, par exemple des animaux, des plantes
et des minéraux » désigne négativement, non une connaissance objective de l’homme,
mais « la connaissance de l’homme en sa qualité de citoyen du monde »49. La
modernité ne serait donc pas seulement la période de l’objectivation de l’homme,
mais aussi celle où s’affirme son vrai caractère, celle où s’affirme la valeur infinie de
l’Êthos. Pour approfondir notre hypothèse, il nous faut nous référer à l’Histoire de la
folie.

La préface écrite pour les Mots et les Choses invite à ce retour. Foucault ne se
contente pas d’opposer, à l’histoire du Même qui se déploie dans la caractéristique de
l’âge classique, l’invention de l’homme moderne. Il oppose également, à cette même
histoire du Même, une « histoire de l’Autre », - de ce qui, pour une culture, est à la
fois intérieur et étranger, donc à exclure (pour en conjurer le péril intérieur) mais en
l’enfermant (pour en réduire l’altérité) ». Et cette histoire de l’autre se déploie dans la
même période que l’histoire du Même, à savoir l’âge classique ! L’histoire de la folie
devrait donc nous dire ce que le savoir du Même, la caractéristique, a fait de son
Autre, à savoir la folie, ou l’homme fou.
Dans ce nouveau contexte, il apparaît que l’âge classique n’est pas seulement
celui de la caractéristique. C’est aussi l’âge où « tout se passe comme si l’explication
psychologique doublait l’incrimination morale »50. L’âge du kritérion, des
classifications objectives sans référence éthique, est aussi l’âge où, dans le domaine
psychologique, le kritérion est immédiatement confondu avec l’êthos. Il en va ainsi,
quand, par exemple, on enferme à Senlis un homme « d’un caractère violent, turbulent
et superstitieux, en outre grand menteur et calomniateur »51. Considérant que la folie
est un dérèglement de la volonté et non de la raison, l’âge classique n’hésite pas à
identifier la folie et la faute, l’aliénation et la méchanceté, quitte à présupposer un
« partage éthique » entre raison et déraison, qui justifie les décisions d’internement –
et les décisions philosophiques, puisque Descartes exclut la folie du doute
méthodique.
Comment tenir compte, dès lors, du fait que l’âge où l’on confond psychologie
et morale est aussi celui de la caractéristique ? Foucault répond quand il écrit que le
partage entre raison et déraison joue sur trois plans toujours co-présents : Une
conscience critique de la folie, la critique signifiant ici (très bizarrement) « une
conscience qui ne définit pas, qui dénonce »52 ; une conscience pratique, qui n’est
qu’une réaction immédiate de défense, et justifie l’internement ; une conscience
énonciative, qui désigne le fou ; et une conscience analytique, « conscience déployée
de ses formes, de ses phénomènes, de ses modes d’apparition »53. C’est évidemment
sur cette dernière que porte tout le poids du savoir et de la caractéristique : « la folie

47
Ibid 115
48
Ibid 16
49
Kant, AP, AK VII, 120.
50
Foucault, HF 183
51
52
Ibid 216
53
Ibid p. 220
8

n’y est plus que la totalité au moins virtuelle de ses phénomènes…c’est cette forme de
conscience qui fonde la possibilité d’un savoir objectif de la folie »54. Mais une
réponse plus précise est offerte par le chapitre intitulé « le fou au jardin des espèces »,
titre justifié par le privilège de la botanique dans la caractéristique55.
Paradoxalement, ce chapitre s’appuie sur l’ « isomorphisme archéologique »56
de la caractéristique pour montrer que cette dernière, appliquée à la psychologie,
échoue radicalement à saisir l’« essence lointaine »57 de la folie. La folie est une
réalité absolument inassimilable, irréductible à « l’évidence du fou », à la
« détermination immédiate de ses traits ». Tout un âge épistémique l’éloigne ainsi de
lui-même. Il met entre sa raison et la déraison toute la « distance critique et pathétique
du refus »58. En d’autres termes : la recherche du kritérion ne fait que rejeter l’êthos
du fou, en lequel se loge, alors, l’impossible affirmation de l’éthique.
La démonstration de Foucault nous semble fragile sur ce point,
l’isomorphisme de « l’analyse de la folie »59 et de la caractéristique classique pouvant
mener à des conclusions inverses. Le retrait de la folie est en effet profondément
identique au retrait de la Chose ou de l’essence réelle, qui a assuré la solidité et
l’universalité du projet caractéristique, en particulier chez Locke : « d’un côté, la
reconnaissance sans médiation du fou. De l’autre, une science qui prétend le déployer.
Entre les deux, rien : une absence, presque sensible, tant elle est évidente, de ce que
serait la folie comme forme concrète et générale....ce vide de caractère [de la folie]
devient l’espace dans lequel vont sereinement affleurer les caractères qui dessinent
peu à peu une vérité positive. Une définition par la négativité de l’écart, une définition
par la plénitude des caractères »60. Par suite, la « résistance profonde »61 de la folie
face à la démarche objectivante est tout autant la marque de son succès. La conscience
analytique de la folie, garante de sa signification pathologique, devrait achopper sur
l’expérience morale de la déraison ; elle serait alors forcée de se muer en conscience
dénonciatrice : « à mesure que nous gagnions ces surfaces où la folie prend les traits
de l’homme réel, nous la voyions se diversifier en autant de « caractères » et la
nosographie, prendre l’allure, ou presque, de « portraits moraux »62. Bref, le kritérion
se muent, d’une manière incontrôlable, en êthos. Mais de fait, la caractéristique
lockienne assume et contrôle cette mutation : la morale n’étant que l’ensemble des
modes d’actions de l’homme, elle est susceptible d’être expliquée selon une logique
modale, aussi assurée que la logique mathématique. Cette unification du caractère
distinctif et du caractère moral explique que les psychologues cités par Foucault
parlent tant du caractère de la folie (premier pas d’une caractéristique clinique) que de
la folie de caractère, moment de la caractéristique morale63.
Ce n’est pas le succès de cette caractéristique morale qui importe ici, mais que
Foucault ait toujours soutenu la même thèse, même au-delà du point où elle était
soutenable : à savoir que la caractéristique objectivante de l’âge classique révélait

54
Ibid.
55
Id MC 150
56
Ibid 210
57
HF 234, 235
58
Ibid 239
59
Expression employée p. 247
60
Foucault parvient ainsi à une très bonne définition de ce qu’est la réalité expérimentale chez Locke, à
condition, ici encore, de remplacer « folie » par réalité : « la folie a une double façon d’être en face de
la raison : elle est à la fois de l’autre côté et sous son regard. »
61
Ibid 252
62
Ibid 253
63
Ibid, 307 et 308 sur la « folie de caractère ».
9

négativement la présence d’un sujet inclassable, impossible à fixer ou à caractériser.


La grande erreur de la modernité consiste alors à croire que ce sujet inanalysable peut
être saisi dans une synthèse finie. Elle présente une anthropologie en lieu et place
d’une lecture éthique du sujet.

III. La modernité, âge de l’êthos


Chez Foucault, c’est bien le même sujet qui résiste à la caractéristique
analytique, puis qui se trouve en retrait de son objectivation synthétique.
Dans L’Histoire de la folie, l’âge moderne ne met nullement un terme aux
analyses de caractères, qui deviennent l’expression déployée, non plus d’une
expérience immédiate, mais d’une synthèse déjà opérée. D’un côté, la folie semble
autoriser la synthèse des actes d’un individu et de sa nature : elle est « la forme la plus
pure…du mouvement par lequel la vérité de l’homme passe du côté de l’objet »64.
Mais d’un autre côté, « le XIXème et le XXème ont fait porter tout le poids de leur
interrogation sur la conscience analytique de la folie »65, découvrant alors comme telle
la résistance de la folie à toute caractéristique.
L’implication de la psychologie dans la réforme prétendument émancipatrice
de la pénalité au cours du XIXème siècle, va dans le même sens. « On voit poindre en
même temps qu’une classification parallèle des crimes et des châtiments, la nécessité
d’une individualisation des peines, conforme aux caractères singuliers de chaque
criminel »66. C’est dire que d’un côté, une synthèse factice objective et naturalise la
liberté de l’homme, et le transforme en homo criminalis. Mais de l’autre, le criminel,
comme le fou, échappe à la caractérisation empirique qui découle de cette synthèse : il
ne s’amende pas, il ne s’éduque pas, il se trouve toujours là où l’analyse ne l’attendait
pas. Voyons Pierre Rivière, fou et criminel : au flou du savoir qui lui attribue un
caractère dur, doux, ou sauvage, répond par anticipation le trajet complexe de sa fuite,
qui montre d’emblée l’impossibilité de le reconnaître.
La psychologie en son ensemble, et parce qu’elle est la science humaine par
excellence, voit ainsi son objet lui échapper : tous ses efforts pour synthétiser
l’homme et la nature révèlent leur fragilité dans une analyse destructrice : « son
mouvement…est celui d’une vérité qui se défait, d’un objet qui se détruit, d’une
science qui ne cherche qu’à se démystifier...c’est là le prix dont elle paie le choix de
la positivité. »67.
Le prix de l’objectivation, c’est donc de voir le sujet fuir devant sa propre
vérité, de le voir résister aux synthèses et aux analyses du savoir et du pouvoir.
Foucault a pu ainsi donner ce résumé très significatif de tout son travail : « ce qui m’a
intéressé…c’étaient justement les formes de rationalité que le sujet s’appliquait à lui-
même…comment se fait-il que le sujet humain se donne à lui-même comme un objet
de savoir possible ? Comment peut-on dire la vérité sur le sujet malade ? Comment
peut-on dire la vérité sur le sujet fou ?... à quel prix est-ce que l’on peut problématiser
et analyser ce qu’est le sujet parlant, le sujet travaillant, le sujet vivant ? …comment
dire la vérité sur soi-même en tant qu’on peut être un sujet criminel ? Comment le
sujet peut-il dire vrai sur lui-même en tant qu’il est sujet de plaisir sexuel, et à quel

64
Ibid 648
65
Ibid 223
66
Id SP 101
67
« la recherche scientifique en psychologie (1957), DE I, p. 185
10

prix ? »68. L’Anthropologie kantienne parle de même d’un prix scandaleux donné à ce
qui vaut infiniment, l’êthos : « le caractère a une valeur intérieure, il n’a pas de
prix ».69

Mais ce sujet sans cesse en retrait, que dire alors de lui ? La réponse est : ce
qu’il faut dire de lui, c’est à lui de le dire. L’échec de la caractéristique et de l’analyse
psychologique des caractères confirme, négativement, que le sujet ne livre sa vérité
que si l’on parvient à lui faire dire ce qu’il est. L’assujettissement n’est alors qu’en
surface une question de pouvoir ; c’est, fondamentalement, un procédé qui constitue
le sujet comme producteur de sa propre vérité. C’est un procédé spécifique, parce que
spécifiquement moral, de caractérisation. Rappelons la formule kantienne : le
caractère moral est « la véracité dans l’aveu à soi-même ». Et Foucault lui-même fait
de l’aveu le pivot de sa réflexion.
Cette problématique apparaît dès Surveiller et punir et se développe dans La
volonté de savoir. Pour montrer comment le pouvoir « prend en charge » la sexualité,
Foucault insiste alors sur la capacité de notre société à produire les cas singuliers de
perversion qu’elle tente ensuite d’ordonner : « La mécanique du pouvoir qui
pourchasse tout ce disparate ne prétend le supprimer qu’en lui donnant une réalité
analytique, visible et permanente : elle l’enfonce dans les corps, elle le glisse sous les
conduites, elle en fait un principe de classement et d’intelligibilité, elle le constitue
comme raison d’être et ordre naturel du désordre »70. Cet affolement de l’analyse
montre à nouveau l’échec de toute caractéristique simplement objectivante, mais
suppose un plaisir de l’investigation, un « plaisir à l’analyse (au sens le plus large de
ce dernier mot) que l’Occident depuis des siècles a fomenté savamment »71. Or ce
plaisir ne trouve une voie de satisfaction que dans l’aveu, c’est-à-dire dans le discours
de vérité qu’un individu est « capable ou obligé de tenir sur lui-même »72.
La question n’est alors pas celle de la vérité au sens classique, de la juste saisie
des caractères qui constituent la représentation de l’objet. Elle est fondamentalement,
celle de la véracité du discours tenu : ce qui fait sens dans l’aveu, c’est le sujet même
de l’énoncé, se révélant lui-même dans un discours qui le fait advenir comme sujet,
c’est-à-dire comme être voulant dire vrai. Toute action (et en particulier, l’acte sexuel)
prend sens dans cette volonté avouée de vérité, qui répond à une volonté générale de
savoir. L’aveu, rajoute Foucault, « s’inscrit au cœur des procédures
d’individualisation du pouvoir »73. En d’autres termes, la caractérisation du sujet ne
vaut qu’en tant que le sujet se caractérise lui-même, et de lui-même.
L’aveu, comme auto-caractérisation ou auto-analyse, semble supposer
l’extériorisation du sujet qui s’offre alors, de bon ou de mauvais gré, à une
caractéristique par définition extérieure : la « codification clinique du faire-parler »
consiste à « combiner la confession avec l’examen, le récit de soi-même avec le
déploiement d’une ensemble de signes et de symptômes déchiffrables »74. Mais plus
profondément, l’analyse de soi est une intériorisation de l’analyse, et c’est elle qui
constitue l’intériorité du sujet. Cela, Foucault le montrait déjà dans la relation entre le
corps et la clinique. La clinique s’appuie sur la caractéristique : « la maladie,

68
Id DE 1261-1262 (330)
69
Kant AP, AK VII, 292
70
Foucault, VS, p. 60
71
Ibid 96 ; le sens le plus large, c’est celui qui dépasse le cadre de la psychanalyse.
72
Ibid 78.
73
Ibid 79.
74
Ibid 87. cf p. 89 : « il faut doubler la révélation de l’aveu par le déchiffrement de ce qu’il dit ».
11

émergeant sous le regard, insère ses caractères propres dans un organisme vivant. »75
Mais une véritable révolution (qui a lieu avec Bichat) fait de l’analyse l’intérieur
même du corps malade. Celui-ci, niant son effort de synthèse organique se décompose
activement : l’analyse, « fil d’Ariane » de la caractéristique, devient « un moment
essentiel du processus pathologique »76. On peut dire, de même : le sujet se constitue
comme tel, non dans les synthèses des sciences humaines, mais dans le mouvement
inverse par lequel il se décompose et s’analyse lui-même, en se pathologisant par
l’aveu. L’« infini travail de la connaissance des débiles singuliers »77, tout comme la
« médicalisation de l’insolite sexuel »78 aboutit à ce stade où, « engagées dans le
corps, devenues caractère profond des individus, les bizarreries du sexe relèvent d’une
technologie de la santé et du pathologique »79. L’exemple le plus net est
l’ « hystérisation » du corps de la femme80, qui permet de la qualifier et de la
disqualifier moralement.
Que l’auto-caractérisation soit, fondamentalement, une venue au pathologique,
une révélation du corps comme caractère profond de l’individu, et finalement un
« ensemble perversion-hérédité-dégénerescence »81, ce n’est ni plus ni moins que la
lecture foucaldienne du mal radical : laissé au choix de se déterminer, l’homme ne se
caractérise qu’à travers la folie, la souffrance, la maladie, la faute sexuelle, la victoire
de la mort sur la vie. Et, comme chez Kant, ce choix n’est pas définitif.

La constitution du sujet comme assujettissement est en elle-même limitée,


finie. L’intériorisation du discours analytique ne fait que déceler « une vérité que la
forme même de l’aveu fait miroiter comme l’inaccessible »82. L’aveu ne vaut que
creusé par l’inavouable83. Le discours vrai vise à masquer la vérité, l’enquête sur le
sexe à révéler son obscurité : elle montre qu’il « est de sa nature d’échapper »84. Et
finalement, le savoir du sujet est un savoir « non pas tellement de sa forme, mais de ce
qui le scinde ; de ce qui le détermine peut-être, mais le fait échapper à lui-même »85.
On ne peut dire plus clairement (et dans une terminologie plus kantienne) que le
caractère moral du sujet est toujours en retrait de sa caractérisation, même quand il se
caractérise lui-même en avouant son être-pathologique. Le sujet ne vaut alors bien
que comme sujet libre, apte à se déprendre de lui-même, dans une révolution par
laquelle il affirme son échappée vis-à-vis de toute saisie objective. Ainsi s’explique le
grand thème foucaldien de la déprise de soi, qui reprend (en un sens, à travers
Blanchot – point que nous ne pouvons thématiser ici) le thème luthérien et kantien de
la seconde naissance. Ainsi s’explique également le fait que le sujet se révèle bien
plus dans une question que dans une réponse. L’obligation d’ « avoir à dire ce qu’on
est »86 ne s’accomplit pas dans l’aveu, mais dans le devoir de se demander ce que l’on
est, de se reposer la question de l’être du sujet : L’ éthique est une question, qui,
bizarrement se formule ainsi : « Qu’est-ce que les Lumières ? »

75
Id NC 3
76
Ibid 104 ; 132
77
Ibid 4
78
VS 60
79
Ibid 61
80
Ibid 137.
81
Ibid 157
82
Ibid 80
83
Ibid 86
84
Ibid 88 .
85
Ibid 93.
86
Ibid 81
12

Mendelssohn puis Kant ont donné dans la Berlinische Monatsschrift deux


réponses à la question Was ist Aufklärung ? et Foucault, qui est revenu plusieurs fois
sur l’écrit de Kant, dit tantôt que leurs réponses « ouvrent à la philosophie toute une
dimension historico-critique »87, tantôt que « la question est encore plus remarquable
que les réponses »88.
Ce qui intéresse Foucault, c’est donc bien l’ouverture cosmopolitique que cette
question donne à la question du sujet. La réponse kantienne ne repose d’ailleurs pas
sur la définition d’une essence, mais sur la détermination d’une tâche,
l’éclaircissement d’une destination : « Les Lumières se définissent comme la sortie de
l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute »89. Comme
le dit Foucault, Kant « cherche une différence ». Et il est vrai que Kant cherche
toujours des différences, entre le passé et le présent, mais aussi et surtout entre le
rationnel et le pathologique, entre le caractère moral et le caractère sensible. Mais ce
sur quoi insiste Kant (plus que Foucault), ce n’est pas sur la responsabilité de
l’homme, mais sur sa faute, sa culpabilité : Les Lumières sont la conscience éclairée
du mal inscrit dans l’homme, lequel a toujours choisi de soumettre sa volonté à une
détermination extérieure, qu’il s’agisse de la nature ou de la volonté d’un autre
homme (ou des deux : Kant définissait le fou comme un adulte naturellement mineur).
Foucault retient l’idée fondamentale que l’humanité ne peut être que scindée et
limitée, et que l’usage qu’elle fait de sa raison est immédiatement lié à la
connaissance de sa finitude. C’est précisément dans ce contexte qu’il dit : plus qu’une
période, les Lumières dont parle Kant définissent une attitude, l’attitude de la
modernité. Et cette attitude, c’est « un mode de relation à l’égard de l’actualité…une
manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire, qui, tout à
la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. Un peu, sans doute,
comme ce que les Grecs appelaient un êthos »90.
Voici donc ce qui résistait à toutes les formes de caractérisation, à l’analyse
objectivante comme à l’aveu : l’êthos, comme caractère moral différent de toutes ses
manifestations sensibles ; comme exigence absolue, posée à l’homme, de se faire lui-
même ce qu’il est, de dépasser ce que la nature fait de lui. En termes cosmopolitiques,
c’est bien l’exigence de nous demander au présent « Qu’est-ce qui vient de nous
arriver ? …Qui sommes-nous à l’heure qu’il est ? »91. Ce nous qui s’interroge sur son
présent sera toujours, bien sûr, en retrait de sa présence sensible, donc de toutes les
manifestations collectives (sociétés, peuples, groupes ou groupuscules politiques). Il
est en retrait de sa propre relation au sexe : « Nous lui disons sa vérité, en déchiffrant
ce qu’il nous en dit ; il nous dit la nôtre en libérant ce qui s’en dérobe. »92 Il est en
retrait de sa propre relation à la raison : il indique « une raison qui n’a d’ effet
d’affranchissement qu’à la condition qu’elle parvienne à se libérer d’elle-même »93.
C’est pourquoi il faut, dit Foucault, résister au « chantage à l’Aufklärung », qui oblige
à rallier un humanisme prétendument raisonnable. Kant résistait déjà : Foucault
remarque, en même temps que Lyotard94, que le philosophe allemand n’a pas cédé à
la tentation de voir dans la Révolution française l’avènement radical d’un peuple
87
DE II, 431
88
DE II, 783
89
Kant AK VIII, 35 ; Foucault DE II, 1383.
90
Foucault DE 1387
91
Ibid 783
92
Id VS 93.
93
Ibid 433
94
DE II, p. 1500 : Qu’est-ce que les Lumières ? Lyotard avait commenté le Conflit des facultés, II,
plusieurs fois au moment où Foucault en parle (1984 ; c’est l’année de publication du Différend).
13

libre, la réalisation sur terre du caractère moral. Il a plutôt insisté sur un caractère
sensible, le signe d’une moralité encore transcendante : l’enthousiasme du public pour
cet événement. Toute l’Ecole de Francfort se fonde par suite sur la résistance à
l’illusion du rationalisme : l’idée d’une présence totale de la Liberté et de la Raison
sur terre ne peut mener qu’au totalitarisme. L’intérêt de Foucault, dans ce mouvement
d’ensemble, est d’avoir donné à cette résistance son vrai nom : l’êthos, le caractère
qui fait que nous résistons aux illusions sur nous-mêmes, que nous ne nous
accomplissons que dans l’expression active d’une exigence pratique, dans « l’épreuve
historico-pratique des limites »95. Foucault dit : « être moderne, ce n’est pas
s’accepter soi-même…c’est se prendre soi-même comme objet d’une élaboration
complexe et dure »96. Bref, c’est se caractériser soi-même, c’est élaborer son propre
êthos en définissant les limites de ses propres possibilités d’action.

L’êthos, c’est donc la forme réussie, dernière, de la caractérisation de soi-


même. Or, tout en se réclamant de l’ « analyse des limites » de la critique kantienne,
Foucault se place ici dans la perspective de leur « franchissement possible ». Ainsi
l’exigence morale prend la forme d’une « ontologie critique de nous-mêmes »97. Ce
changement, on peut l’attribuer à l’influence profonde et reconnue de la
phénoménologie de Heidegger et de Binswanger98. Ce n’est pas un sujet comme
simple forme de la représentation qui se constitue ici, mais bien plutôt un être en
relation avec sa propre finitude, dont le mode d’être spécifique suppose l’ouverture à
l’événement, comme à la mort. L’élaboration de soi est bien souci de soi. Mais
comme le note Adolfo Marino, l’ouverture du Dasein ne donne pas la clef de l’êthos
chez Foucault, qui implique la constitution historique de soi (ou de nous) dans un
travail patient obéissant à des règles pratiques bien précises. Or ce thème, nous
l’avons noté dès le début, n’est pas non plus compatible avec la morale kantienne.
Toute la caractéristique kantienne repose sur la possibilité de la séparation radicale du
caractère moral et des caractères sensibles, et sur la possibilité d’une révolution
intérieure, affirmant la maîtrise absolue de la liberté sur la détermination
pathologique. C’est pourquoi Kant ne valorise ni l’habitude, ni l’exercice, mais bien
directement la liberté. L’idée d’une caractérisation à la fois active et progressive est
spécifique à Foucault : « je ne crois pas qu’il soit besoin d’une conversion pour que la
liberté soit réfléchie comme êthos…Mais…il faut tout un travail de soi sur soi »99.
Une telle perspective remet en cause la différence absolue entre nature et liberté.
Détaillons un peu. La caractérisation de soi implique un « rapport à soi par
lesquelles l’individu se constitue et se reconnaît comme sujet »100. La morale comme
saisie absolue de la liberté s’accomplit alors dans une stylisation ou une esthétique de
l’existence, une pratique de soi « étho-poétique »101 : elle est la recherche de la vie la
plus belle, ou de la plus belle œuvre vitale. Ce passage immédiat de l’impératif
catégorique impliqué par la loi morale au jugement réfléchissant qui sous-tend le
plaisir sensible dans l’expérience du beau est radicalement impossible chez Kant.
Foucault précise d’ailleurs lui-même que l’usage des plaisirs, des aphrodisia, est réglé
95
DE II 1394
96
DE II, 1389.
97
Les deux formules se trouvent p. 1394. critique ou historique…
98
Cf le tout premier texte des DE (1954) ainsi que les articles d’ A. Marino et de Mariapaola Fimiani
dans Michel Foucault, Luogui di una permanenza, repris en Français dans Michel Foucault,
Trajectoires au cœur du présent L’Harmattan Italie/France/Canada, 1998.
99
Entretien de 1984 DE II p. 1533.
100
UP, p. 11 et p. 12
101
SS, 60. UP, 20, 21.
14

par un ensemble de techniques qui ne sont pas des lois, mais des règles de constitution
et d’accomplissement de soi : règles diététiques, économiques, érotiques, procédures
de maintien du corps et de la pensée qui peuple le temps « d’exercices, de tâches
pratiques, d’activités diverses »102.
Plus encore : l’ auto-caractérisation rompt avec l’unicité intelligible du
caractère moral, au profit d’une structure, non nécessairement unifiée, de principes de
prudence et de modération dans l’usage des facultés du corps et de l’âme. La forme
caractéristique de l’individu ne diffère plus de son être pathologique. Elle informe
progressivement et d’une manière immanente ce que Foucault nomme substance
éthique 103, et constitue ainsi le beau garçon ou le bon maître de maison, l’amant libre
ou la femme accomplie. Et cette constitution du sujet se produit pour le meilleur et
pour le pire. Comme les règles de vie ne sont pas des lois, leur non-respect n’éloigne
pas seulement les individus de leur destination morale : il façonne des êtres contre-
nature, il donne de mauvais caractères. L’habitude des excès et des dérèglements dans
l’usage des aphrodisia façonne le caractère des intempérants, aussi déterminé et aussi
substantiel que celui des êtres vertueux104. L’éthique est donc véritablement souci de
soi, décision assumée sur la qualité et la longévité de sa vie, définition de la valeur et
de la permanence de son être. Elle est, en conséquence, souci de l’autre, dans la
mesure où les caractères peuvent s’élaborer l’un par l’autre (dans la relation
pédagogique, matrimoniale, ou politique, l’êthos du maître déterminant l’existence de
ceux qu’il maîtrise) ou peuvent s’élaborer ensemble (dans les relations entre
citoyens).

Tout se passe alors comme si Foucault, dans sa manière d’expliquer


l’élaboration du caractère de chaque sujet, se rapprochait d’une réflexion qui a suivi
immédiatement la critique kantienne. Le passage de l’éthique à l’esthétique, l’idée
que la vie peut faire œuvre, que l’êthos est une « forme concrète de liberté »105 a
d’abord pris sens dans le romantisme de Iéna, et dans la tentative de donner corps au
jugement réfléchissant de la Critique de la faculté de juger. L’idée d’une harmonie
des facultés devait alors se réaliser dans une intuition effective, qui accomplissait
l’unité infinie de la nature et de la liberté. L’œuvre comme synthèse infinie du
dynamisme naturel et de l’activité libre, réconcilie alors l’empirique et le
transcendantal d’une manière bien plus radicale que ce mixte empirico-transcendantal
qu’est l’homme dans ses activités finies. C’est ainsi que l’art clôt le Système de
l’idéalisme transcendantal de Schelling : il équilibre la constitution du sujet et son
objectivation, il fait de la beauté, non une idée abstraite, mais le « caractère
fondamental » de l’œuvre106. Le terme de « Grundcharakter » n’est pas à prendre à la
légère : il est bien le point de basculement entre l’œuvre comme synthèse infinie de
deux contraires (nature et liberté) et l’œuvre comme ensemble de traits
caractéristiques, qui sont autant de points d’intensité subjectifs condensés par l’objet
d’art, et que pourra dégager une analyse esthétique. En ce sens, F. Schlegel dit que la
caractéristique est « la mission suprême de la critique » 107, celle des concepts comme
celle des œuvres. Citons également un fragment de l’Athenaeum qui en dit long sur ce
qu’est l’êthos philosophique : « celui qui ne sait pas esquisser au crayon des mondes

102
HS III 71.
103
Ibid 37
104
Aristote, EN, VII, 4 ; cf Foucault, p. 62.
105
DE 2, 1533.
106
Schelling, STI Vi, §2.
107
Schlegel, l’Essence de la critique, p. 416
15

philosophiques, caractériser en trois traits de plume chaque pensée douée de


physionomie, ne fera jamais de la philosophie un art, et donc pas davantage une
science »108.
Et disons finalement deux mots d’une autre anthropologie, celle de Hegel.
Notons d’abord que la dialectique se présente dans la Science de la logique comme
une caractéristique infinie, qui dépasse tant l’analyse finie, extérieure, des caractères
de l’objet, que la synthèse finie par réunification de ces mêmes caractères. Notons
ensuite que la Phénoménologie exige, contre toute caractérisation extérieure,
physionomique, de l’homme, une économie spirituelle du signe109 qui caractérise
l’individu par son action et par son œuvre : « par son action, l’individualité abandonne
cet être-réfléchi en soi-même, qui est exprimé dans les traits, et pose sa propre essence
dans l’œuvre »110. Et rappelons enfin que Hegel est aussi l’auteur d’une anthropologie,
qui entend répondre à celle de Kant, et dont Foucault n’a jamais parlé précisément.
Le propre de l’anthropologie hégélienne est de se défaire du sens
cosmopolitique de l’homme comme synthèse finie de la nature et de la liberté, en
ancrant cette synthèse dans un moment du développement de l’esprit où l’homme est
encore profondément plongé dans la nature. Seul un effort constant sur lui-même, un
travail pré-éthique, conditionne alors la constitution progressive du caractère humain,
qui devient de plus en plus individuel. L’anthropologie est alors bien, encore, une
caractéristique : « le caractère reste quelque chose qui différencie toujours les
hommes »111. Mais l’êthos individuel est cette fois-ci l’intensification immanente, des
déterminations naturelles du corps par l’activité de l’âme. Dans ce trajet
d’autocaractérisation, l’homme traverse, sans les exclure (comme chez Kant), toutes
les étapes de la non-liberté : le sommeil, les habitudes mécaniques, et même la
folie112.
L’anthropologie, c’est donc vraiment le lieu où le sujet se constitue en
affirmant progressivement sa propre liberté. Le caractère individuel n’obtient donc
« son plein déploiement que dans la sphère de l’esprit libre »113, en intensifiant dans
un habitus proprement humain : la vérité comme la justice114 . Ce lieu est aussi celui
de la première spiritualisation de la nature, et il prépare donc la seconde nature,
proprement éthique, que se donnera l’homme, dépassant alors par son activité ses
propres limites. La vie éthique hégélienne n’est d’ailleurs qu’une réponse à la
question : « qu’est-ce que les Lumières ? » Et la réponse hégélienne est que l’éthique
n’est pas simplement une morale subjective abstraite : elle s’inscrit dans l’activité
concrète des citoyens, s’efforçant de déterminer l’être de leur existence commune.
Réciproquement, cette existence commune n’est pas celle d’individus
naturalisés, simples agents du fonctionnement social. L’homo aeconomicus n’est pour
Hegel qu’un substrat de la représentation, uniquement saisissable dans le moment
abstrait de la société civile. Il n’épuise nullement l’œuvre collective, qui reste bien,
toujours, une exigence d’universel, et non une simple réalité empirique soumise à des
lois fixes. Il faut donc dire que « l’anthropologie kantienne et l’anthropologie

108
Ibid., fragment 302, ed. cit., p. 142.
109
Cf. Hegel, Encyclopédie…§ 411.
110
Id Phen, p. 240 ; trad. fr., I, p. 264.
111
Ibid., § 395, addition, trad. fr., III, p. 428.
112
Id Encyclopédie, § 409, § 408.
113
Ibid., p. 430.
114
Cf. ibid., § 400, remarque.
16

hégélienne arrachent l’homme à ce qu’ont voulu en faire les sciences humaines, un


être dont la positivité ne se démentirait pas en s’assumant comme liberté »115.
La critique des sciences humaines (re)commence ici : elle met en cause le
bouclage de la réalité autour de ce mixte empirico-transcendantal qu’est l’homme, et
elle exige, au-delà de lui, la réalité d’un êthos, d’une vie éthique dont le sens
cosmopolitique repose, non sur une légalisation objectivante des comportements
humains, mais sur l’apprentissage de la liberté.

Conclusion
Il nous semble que Foucault n’a peut-être pas considéré pleinement la force
critique que pouvait contenir cette suite immédiate du kantisme, car s’il l’avait fait, il
n’aurait peut-être pas considéré notre modernité comme le lieu d’une objectivation
non critique de l’homme. Foucault est resté, profondément, kantien. Il a toujours fait
du sujet ce qui échappait tant à une caractéristique sensible qu’à une synthèse finie,
sans considérer ce que pouvait être le sujet comme synthèse infinie : « depuis Kant
l’infini n’est plus donné »116. Il a vu ce qui scinde l’homme, sans vraiment voir ce qui
pouvait l’unifier sans le figer. Pour lui, « la dialectique a substitué à la mise en
question de l’être et de la limite le jeu de la contradiction et de la totalité », si bien que
l’on peut parler du « sommeil mêlé de la dialectique et de l’anthropologie »117. C’est
pourquoi le sujet s’est trouvé longtemps, dans ses écrits, en retrait de la
caractéristique. C’est pourquoi le sens éthique que la folie gagne sur toutes ses
exclusions a pour contenu le vide infini de la mort, une absence d’œuvre,
« l’anéantissement même de l’œuvre, ce à partir de quoi elle devient impossible »118.
Et pourtant, Foucault retrouve ensuite dans la constitution de l’éthique, l’infinité
pratique du sujet et la consistance de son œuvre effective ; il se rapproche alors (et ce
n’est pas un petit paradoxe) du génial équilibre entre l’œuvre totale et le
désœuvrement qui caractérise les penseurs romantiques.

115
B. Bourgeois, « Anthropologie kantienne et anthropologie hégélienne », in l’Année 1798 – Kant et
la naissance de l’anthropologie au siècle des Lumières, Vrin, 1997, p. 157.
116
Foucault DE I, 1965, entretien avec Badiou, p. 474.
117
DE I, « Préface à la transgression », 267.
118
Id HF 662 ; DE I, 440-448.

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