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Qu'est-ce qu'un phénomène physique?

Sur la théorie des sensations dans la "Psychologie du


point de vue empirique" de Franz Brentano et ses conséquences pour la scientificité de la
psychologie
Author(s): Maria Gyemant
Source: Revue philosophique de Louvain, Vol. 113, No. 1 (février 2015), pp. 63-83
Published by: Peeters Publishers
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/26481245
Accessed: 24-10-2021 19:31 UTC

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Qu'est-ce qu'un phénomène physique?
Sur la théorie des sensations
dans la Psychologie du point de vue empirique
de Franz Brentano et ses conséquences
pour la scientifïcité de la psychologie

Dans son livre de 1874, la Psychologie du point de vue empirique,


Franz Brentano se donne comme objectif de délimiter le domaine de la
psychologie afin de la fonder comme une science de plein droit. Sa stra
tégie consiste à séparer les phénomènes physiques des phénomènes psy
chiques et de limiter le domaine de la psychologie à ces derniers. Un
phénomène psychique est un phénomène qui se déploie entièrement dans
la sphère du mental, alors qu'un phénomène physique se déploie dans la
sphère du monde physique. Ainsi, une représentation, un jugement, un
sentiment sont des phénomènes psychiques, alors qu'un son par exemple
est un phénomène physique. Le critère ultime de cette distinction entre
phénomènes physiques et phénomènes psychiques est celui de
l'«inexistence intentionnelle»1 qui appartient uniquement aux phéno
mènes psychiques et qui consiste en leur propriété de référer à des objets.
Or, c'est cette référence des phénomènes psychiques à des objets qui est
peut-être le thème brentanien qui a causé le plus de débats philoso
phiques2 encore d'actualité aujourd'hui. Car la définition que Brentano

1 «Ce qui caractérise le mieux sans aucun doute les phénomènes psychiques, c'est
ce caractère d'inexistence intentionnelle.» Brentano F., 1974, p. 137 (110).
2 C'est ce que la philosophie anglo-saxonne appelle «la thèse de Brentano» sans
pour autant tomber d'accord sur le contenu précis de cette thèse. Voir par exemple la thèse
principale du représentationalisme qui affirme que tout ce qui peut être donné dans l'expé
rience est le contenu d'une représentation (Fred Dretske, 1995, Michael Tye, 1995). Une
forme particulière de représentationalisme est défendue par le nouveau courant de la
«conscience phénoménale» qui soutient la thèse selon laquelle tout état mental a un
contenu intentionnel inséparable de son caractère phénoménal. En d'autres termes, tout
phénomène intentionnel représente quelque chose (Horgan et Kriegel, 2007; Kriegel,
2002, 2003; Loar, 2003; Seron, 2010; Fisette, 2011). Les origines de ce débat sont cepen
dant beaucoup plus anciennes et peuvent être identifiées au cœur même de l'école de
Brentano, notamment dans les tentatives de Kasimir Twardowski et Edmund Husserl
de distinguer une fois pour toutes le contenu de l'objet des représentations.

Revue Philosophique de Louvain 113(1), 63-83. doi: 10.2143/RPL.l 13.1.3073467


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donne de l'intentionnalité contient une ambiguïté: elle semble assimiler


le contenu et l'objet de la représentation3, ce qui nous amène à nous
demander si cette référence des phénomènes psychiques à des objets
dépasse ou non la sphère du psychique, plus précisément si les objets en
question font ou ne font pas partie du psychique, sont ou ne sont pas des
contenus de représentation. La réponse choisie a alors des conséquences
sur le statut ontologique des objets intentionnels. Elle a cependant égale
ment, indirectement, des conséquences sur les limites du psychique et
donc du domaine de la psychologie. C'est précisément ce point qui nous
intéressera ici.

La limite du domaine de la psychologie est donc la limite qui sépare


les phénomènes psychiques des phénomènes physiques. Cette séparation
se fait selon le critère de l'inexistence intentionnelle: les phénomènes
psychiques contiennent une référence à des objets alors que les phéno
mènes physiques ne contiennent pas une telle caractéristique (peu importe
ici d'ailleurs quelle est la nature de cette relation). Si cette thèse est
cruciale pour l'établissement de la psychologie comme science, car toute
science doit d'abord délimiter clairement son domaine, elle semble, au
moins à une première vue, s'appuyer sur une prétention dualiste d'inspi
ration cartésienne qui sépare sans aucune nuance entre psychique et phy
sique4. Or, c'est ici qu'intervient la difficulté. Un phénomène physique,
un son par exemple, est une modification du monde physique. Il se pro
duit là où certains objets physiques interagissent, par exemple là où le
marteau frappe la corde du piano. Mais, en un autre sens, il se produit
également là où certaines vibrations touchent nos organes du sens, c'est
à-dire là où l'un des objets physiques qui interagissent est notre propre
corps. Il s'agira donc, en ce qui suit, de nuancer cette distinction entre
phénomènes physiques et phénomènes psychiques en montrant le statut
ambigu et problématique des phénomènes physiques.

3 «Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c'est ce que les Scholastiques du
Moyen Âge ont appelé l'inexistence intentionnelle (ou encore mentale) d'un objet et ce
que nous pourrions appeler nous-mêmes — en usant d'expressions qui n'excluent pas
toute équivoque verbale — la relation à un contenu, la direction vers un objet.» Brentano F.,
1874, p. 124 (101).
4 Une telle position ferait totalement abstraction des problèmes soulevés par cet
objet particulier qu'est le corps à même lequel se déploient les phénomènes psychiques.
Si le corps vivant est lui-même un phénomène, il nous semble difficile de le situer dans
l'une ou l'autre des classes brentaniennes de phénomènes: il n'appartient pas entièrement
à la sphère des phénomènes physiques mais constitue plutôt un domaine de frontière entre
psychique et physique. Nous y reviendrons.

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Or, en lisant plus attentivement le texte de la Psychologie du point


de vue empirique on remarque que la difficulté n'est pas contournée chez
Brentano. Au contraire, si la séparation qu'il fait entre phénomènes psy
chiques et phénomènes physiques est nette, ces deux types de phéno
mènes ne sont pas pour autant sans relation. En effet, nous le verrons,
pour Brentano les phénomènes physiques ne présentent pas une relation
intentionnelle à des objets précisément parce qu'ils constituent en réalité
eux-mêmes, en fin de compte, les objets intentionnels les plus simples
des phénomènes psychiques. Du fait de sa dimension intentionnelle, un
phénomène psychique est un phénomène complexe qui inclut nécessai
rement la relation de l'esprit à un objet, qui peut parfois être, à son tour,
un phénomène psychique, comme dans le cas de la réflexion, mais qui,
dans le cas le plus simple, est un phénomène physique5.
Les phénomènes physiques sont-ils alors mentaux au même sens
que les phénomènes psychiques? Leur différence spécifique ne consiste
t-elle pas alors, comme il semblerait évident, précisément dans leur être
physique? Et si c'est bien le cas, que faut-il entendre ici, au juste, par
«physique»? Ce sont ces questions que je voudrais adresser dans ce qui
suit, sans avoir la prétention de fournir une réponse définitive, mais plutôt
dans le souci de mettre au clair la difficulté.

Le statut ambigu des phénomènes physiques

Brentano entend donc limiter le domaine de la psychologie à celui


des phénomènes psychiques, définis par leur intentionnalité. Cependant,
cette démarche a été mise en question par un des élèves les plus connus
de Brentano, Edmund Husserl. En 1901, dans son ouvrage qui a fait
époque, les Recherches logiques, plus précisément dans l'Appendice
«Perception externe et perception interne. Phénomènes physiques et phé
nomènes psychiques» qui suit la VIe Recherche logique, Husserl entre
prend une critique bien connue de la séparation brentanienne, trop stricte,

5 C'est précisément le type de raisonnement, qui reconnaît une distinction entre


l'acte de représenter et son objet intentionnel (ou son contenu de représentation), que l'on
retrouvera plus tard dans la Ve Recherche logique de Husserl, avec bien évidemment la
distinction absolument radicale qui tient au fait que, pour Husserl, le contenu intentionnel
(la matière intentionnelle dans le langage des Recherches logiques) n'est pas une sensation
mais une signification idéale, les sensations restant des contenus accessoires et
inessentiels.

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entre phénomènes psychiques et phénomènes physiques, fondée sur


l'idée que les sensations, qui semblent constituer chez Brentano l'exemple
canonique de phénomène physique, sont en réalité des phénomènes
psychiques.
Chez Brentano [dira Husserl] ces deux classifications interfèrent en fait.
Il oppose simplement les phénomènes physiques aux phénomènes psy
chiques, et les définit manifestement comme une répartition des vécus en
actes et non-actes. Mais, aussitôt après, il confond sous le titre de phéno
mène physique les contenus sentis et les objets extérieurs phénoménaux ou
leurs propriétés phénoménales, de telle sorte que cette classification (phé
nomène physique/psychique) se présente, dés lors, en même temps comme
une division des objets phénoménaux en objets physiques et objets psy
chiques. (Husserl E., 1984, p. 243 [291-292])

Dans l'interprétation de Husserl donc, la séparation brentanienne


entre physique et psychique prête à des confusions fâcheuses là où il
s'agit de penser le statut des sensations corporelles, qui apparaissent par
fois comme des phénomènes physiques, des simples modifications d'un
corps physique, et d'autres fois comme des phénomènes psychiques, des
représentations psychiques de telles modifications. Tant que l'on consi
dère les sensations comme étant des phénomènes physiques on se heurte,
selon Husserl à un contresens : on a quelque chose de physique qui est à
la fois un phénomène. C'est pourquoi Husserl s'efforcera de montrer
dans son Appendice que les sensations produites à même le corps par les
objets ne sont pas des phénomènes physiques.
À une lecture attentive de la Psychologie de Brentano, la critique de
Husserl pourrait néanmoins nous paraître injuste. En effet, non seulement
les sensations figurent en réalité chez Brentano dans la catégorie des
phénomènes psychiques mais, dans une analyse d'une finesse remar
quable, Brentano lui-même semble, en fait, distinguer entre deux concepts
de sensation: l'un physique (les modifications des organes sensoriels) et
l'autre psychique (la représentation de ces modifications). Et dans le
même contexte il semble suggérer que, parmi les sciences de la nature,
la physiologie, qui étudie les changements des organes et donc aussi
des organes sensoriels, aurait une place privilégiée aux côtés de la
psychologie6.

6 Cette place privilégiée devient évidente si l'on s'adresse au texte plus tardif des
cours de Psychologie descriptive (Brentano F., 1887-1888) où Brentano distingue entre
psychologie descriptive et psychologie génétique, la psychologie génétique s'appuyant très
largement sur les résultats de la physiologie.

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J'aimerais donc, dans ce qui suit, souligner les difficultés qui s'at
tachent au concept de phénomène physique et à son statut intermédiaire,
d'une part physique, d'autre part phénoménal. L'idée de ce travail vient
d'une remarque que Peter Simons fait dans son article «L'intentionnalité:
la décennie décisive» publié en 1992 dans le recueil Essais sur le lan
gage et l'intentionnalité:
Brentano parle de phénomènes mentaux vs phénomènes physiques. Il n'em
ploie pas ce mot pour désigner vaguement les entités mentales et physiques
en général. Un phénomène est en soi quelque chose de mental, quelque
chose qui est proprement sujet à investigation par la psychologie, ce qui
signifie, dans les termes de Brentano, par le biais de la perception interne.
(Simons P., 1997, p. 17).

Cette affirmation attire notre attention sur le caractère ambigu des


phénomènes physiques dans la Psychologie de Brentano. En effet, Bren
tano fait tout pour opposer ceux-ci aux phénomènes psychiques, qui seuls
constituent l'objet de la psychologie. Il marche ainsi dans les traces du
dualisme cartésien dont il hérite. Mais d'autre part, ce même cartésia
nisme l'empêche de franchir complètement le domaine des phénomènes
physiques de celui du mental. Car pour Brentano les objets du monde
physique nous sont inaccessibles en tant que tels, nous n'avons en réalité
accès qu'à leur phénomènes. «Comme les exemples le montrent assez
clairement [dira Peter Simons plus loin] les phénomènes physiques et les
phénomènes mentaux se distinguent dans leur mode d'apparition, mais
tous deux sont, ontologiquement parlant, mentaux» (Simons P., 1992,
p. lg)7.
Puisque tout phénomène est en réalité la façon dont quelque chose
apparaît à la conscience, les phénomènes physiques sont, eux aussi, en
quelque sorte, mentaux. En ce sens ils font de droit aussi partie du
domaine de la psychologie. Donc, malgré le fait que le sujet a été prati
quement laissé en marge par la plupart des commentateurs, qui se
concentrent, comme Brentano lui-même, sur les phénomènes psychiques,

7 On pourrait convoquer aussi, à l'appui de cette thèse, un des multiples passage où


Brentano souligne l'impossibilité d'accéder directement, sans l'intermédiaire des sensa
tions, à une expérience des objets physiques: «Nous pouvons dire qu'il existe quelque
chose qui, dans telles ou telles conditions, devient la cause de telle ou telle sensation; nous
pouvons également démontrer qu'il doit s'y rencontrer des relations analogues à celles que
présentent les manifestations spatiales, les grandeurs et les formes. Mais il faut s'en tenir
là. En soi et pour soi, ce qui est réel n'apparaît pas et ce qui apparaît n'est pas réel. La
vérité des phénomènes physiques n'est, suivant l'expression consacrée, qu'une vérité rela
tive», Brentano F., 1874, p. 28 (33).

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la question de savoir quel est, dans la Psychologie du point de vue empi


rique, le statut de phénomènes physiques est incontournable. Car, selon
la réponse que l'on donne, avec Brentano, à cette question, nous saurons
le sort du projet entier d'une psychologie scientifique et empirique. Ce
projet dépend, en effet, de la façon dont on délimite le domaine d'appli
cation de la psychologie. On sait que le partage entre phénomènes phy
siques et phénomènes psychiques joue précisément le rôle de délimitation
pour la psychologie, qui devrait s'occuper uniquement des phénomènes
psychiques. Mais il semble ici que le cartésianisme de Brentano joue
contre son aristotélisme et il empêche Brentano d'expulser définitivement
les phénomènes physiques de la sphère du mental.
Afin d'exposer ce statut ambigu des phénomènes physiques je par
tirai d'une analyse des diverses distinctions entre phénomènes physiques
et phénomènes psychiques que Brentano introduit dans le Chapitre I du
second Livre de sa Psychologie du point de vue empirique. De ces dis
tinctions, deux sont fondamentales. Premièrement, les phénomènes psy
chiques sont plus complexes que les phénomènes physiques car ils pré
sentent des rapports intentionnels à des objets, ce qui n'est pas le cas pour
les phénomènes physiques. Deuxièmement, les phénomènes psychiques
sont complexes en encore un autre sens car, à côté du rapport à l'objet,
ils présentent aussi un rapport autoréférentiel appelé par Brentano
«conscience» ou «perception interne». Par opposition à cette donation
dans la perception interne, les phénomènes physiques sont donnés uni
quement dans la perception externe. Mais ce partage est, évidemment,
tout aussi problématique, car la perception est bien une activité mentale,
soit-elle interne ou externe. C'est donc l'intentionnalité qui fera ultime
ment le partage entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques:
les phénomènes psychiques sont des phénomènes complexes qui
contiennent intentionnellement des phénomènes physiques, alors que ces
derniers semblent constituer le niveau le plus simple du mental: le niveau
des sensations8. C'est le statut phénoménal de ces phénomènes physiques
qui m'intéressera dans un second temps ainsi que ses conséquences pour
la distinction entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques. En
fait, l'analyse que je viens d'esquisser suggère que, lorsqu'on l'applique

8 «Les recherches relatives aux premiers éléments psychiques portent surtout sur
les sensations. On s'accorde en effet à y voir une source des autres phénomènes psy
chiques, et beaucoup de savants soutiennent qu'elles constituent la source unique de tous
les phénomènes», Brentano F., 1874, p. 65 (59).

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Qu 'est-ce qu 'un phénomène physique ? 69

aux phénomènes, la caractéristique d'être «physiques» perd beaucoup de


son poids ontologique: les phénomènes physiques font bien partie du
psychique. Enfin, il s'agira dans un troisième temps d'adresser la ques
tion des sensations et de leur statut double, à la fois physique et psy
chique. Dans leur dimension limite, les sensations, entendues comme cas
le plus simple des phénomènes psychiques, donnent place à un question
nement sur les rapports entre psychologie et physiologie d'autant plus
important qu'il fait écho à des disputes actuelles dans la philosophie de
l'esprit9.

Les enjeux de la distinction entre phénomènes physiques et


PHÉNOMÈNES PSYCHIQUES

Brentano définit la psychologie comme étant la science des phéno


mènes psychiques. Cette définition n'est cependant pas adoptée légèr
ment. Elle est le résultat d'un choix entre concevoir la psychologi
comme science de l'âme et la concevoir comme science des phénomènes
psychiques. Le problème de la seconde définition, que Brentano finira
tout de même par retenir, est qu'elle témoigne d'une tendance fâcheuse
chez ses adeptes: la tendance d'opposer la psychologie en tant que
science des phénomènes psychiques aux sciences de la nature comme
sciences des phénomènes physiques. Cette opposition crée en effet une
certaine symétrie d'une part entre les objets des deux sciences, les phé
nomènes physiques et les phénomènes psychiques, et d'autre part entre
les méthodes respectives: la perception interne et la perception externe
comme si ces deux types d'objets et ces deux types de méthodes seraien
sur un plan d'égalité et comparables. Or, comme le montrera la compa
raison entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques que Bren
tano entreprend dans le Chapitre I du Livre II, ni les objets respectifs des
deux sciences, ni leurs méthodes ne sont comparables: la perception
interne, contrairement à la perception externe, est parfaitement évidente
et, corrélativement, les phénomènes physiques sont de simples phéno
mènes alors que les phénomènes psychiques sont donnés eux-mêmes en
tant que tels10. C'est pourquoi, contrairement aux sciences de la nature

9 Cf. notre note 3.


10 «Qu'entend-on quand on dit: science des phénomènes physiques, science des
phénomènes psychiques? Les termes de phénomène, manifestation, sont souvent employés

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la psychologie peut aspirer, selon Brentano, au statut d'une véritable


science.
Si cependant la distinction entre une science des phénomènes psy
chiques et une science des phénomènes physiques entraine cette consé
quence fâcheuse qui nous fait manquer la spécificité de la psychologie,
d'autre part définir la psychologie comme science de l'âme revient à
postuler un présupposé métaphysique: celui de l'existence d'une subs
tance dont on ne peut pas avoir une preuve empirique ni par la perception
externe, ni par la perception interne. C'est donc l'idée même de science
qui serait mise en danger.
Il n'est pas étonnant alors que Brentano revient à la première défi
nition de la psychologie comme science des phénomènes psychiques11.
Car cette définition peut également être acceptée par les métaphysiciens
de l'âme tout en gardant la réserve sur les présupposés métaphysiques.
Que l'âme existe ou non, les partisans des deux alternatives doivent
reconnaître que les phénomènes psychiques existent bel et bien.
Cette discussion n'est pas d'ailleurs anodine: elle nous permet de
comprendre combien il est important pour Brentano de bien mettre en
évidence la distinction entre phénomènes physiques et phénomènes psy
chiques12. Car c'est uniquement à condition que cette distinction soit
claire que Brentano revient à la première définition: la psychologie est
la science des phénomènes psychiques à condition que l'on prenne bien
la mesure de la différence radicale de ceux-ci par rapport aux phéno
mènes physiques.
Voyons donc en quoi consiste cette différence entre phénomènes
physiques et psychiques (Brentano F., 1874, Livre II). Brentano identi
fiera six distinctions: le rapport à la représentation, la dimension spatiale,
le rapport intentionnel à un objet, le type de perception qui s'y rapporte,
le type d'existence et finalement le fait de se présenter comme une unité

par opposition à ce qui existe vraiment et réellement. C'est ainsi qu'en parlant des objets
de nos sens, tels que nous les montre la sensation, nous disons que ce sont des simples
phénomènes, que la couleur, le son, la chaleur, la saveur n'existent pas vraiment, et réel
lement en dehors de notre sensation, bien qu'ils se rapportent à des objets qui existent
vraiment et réellement.» Brentano F., 1874, p. 13 (23).
11 «C'est pourquoi nous définissons la psychologie comme la science des phéno
mènes psychiques, au sens qu'on a indiqué plus haut.» Brentano F., 1874, p. 27 (32).
12 «Sous prétexte d'unifier sous un même point de vue science de la nature et
science psychique, on n'est donc pas raisonnablement fondé à définir la psychologie
comme science des phénomènes psychiques.» Brentano F., 1874, p. 14 (24).

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Qu'est-ce qu'un phénomène physique? 71

ou comme une multiplicité. Disons quelques mots sur chacune de ces


distinctions.
Selon les bons principes de la méthode descriptive, Brentano part
d'une série d'exemples:

Toute représentation sensorielle ou imaginative peut fournir des exemples


de phénomènes psychiques. Et par représentation j'entends ici non pas ce
qui est représenté, mais l'acte de représenter. L'audition d'un son, la vision
d'un objet coloré, la sensation de chaud et de froid ainsi que tous les états
analogues de notre imagination sont des exemples au sens où je prends ce
terme; mais également l'acte de penser une notion générale, si tant est que
cet acte existe effectivement. En outre, n'importe quel jugement, n'importe
quel souvenir, n'importe quelle attente, n'importe quel raisonnement, n'im
porte quelle croyance ou opinion, n'importe quel doute constituent des
phénomènes psychiques. De même tout ce qui est émotion: joie, tristesse,
crainte, espoir, courage, découragement, colère, amour, haine, désir,
volonté, intention, étonnement, admiration, mépris etc. Comme exemples
de phénomènes physiques nous citerons une couleur, une figure, un pay
sage que je vois, un accord que j'entends, la chaleur, le froid, l'odeur que
je sens et toutes les images du même genre qui apparaissent dans mon
imagination. (Brentano F., 1874, p. 111-112 [92-93])

Les phénomènes psychiques sont donc tous soit des représentations,


soit des actes fondés sur des représentations, alors que les phénomènes
physiques, tel un paysage que je vois ou une odeur que je sens, sont des
objets représentés, donc d'une part en-deçà de la sphère du psychique
mais d'autre part contenus en celle-là. C'est la première distinction fon
damentale que Brentano introduit au §3 de ce chapitre.
Une autre distinction entre phénomènes psychiques et physiques,
exposée par Brentano au §4 est que les phénomènes physiques com
portent toujours une localisation spatiale alors que les phénomènes psy
chiques n'ont qu'une détermination temporelle. Cette distinction sera
cependant reconnue par Brentano lui-même comme problématique car,
d'une part, il y a des psychologues qui identifient un caractère spatial des
phénomènes psychiques et, d'autre part, inversement, d'autres qui
trouvent des exemples de phénomènes physiques qui n'ont pas d'étendue.
Ce qui est frappant c'est que dans les deux cas qui contredisent la dis
tinction brentanienne, les contre-exemples viennent du domaine des sen
sations. D'une part on dira qu'une odeur par exemple n'a pas de dimen
sion spatiale. D'autre part, on dira qu'une douleur est localisée à tel
endroit du corps. Mais l'odeur et la douleur sont des exemples tirés de la
sphère des sensations, et indiquent déjà l'ambiguïté qui se rattache à

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celles-ci, dans la mesure où elles figurent parfois comme phénomènes


physiques et d'autres fois comme phénomènes psychiques.
Cette distinction n'est donc finalement pas retenue par Brentano qui
passe, dans le §5, à la seule distinction qui résistera, en fin de compte à
l'analyse. Ce critère est l'intentionnalité qui, selon Brentano, n'appartient
qu'aux phénomènes psychiques. «L'inexistence intentionnelle» de l'ob
jet dans le phénomène psychique, qui a fait couler tant d'encre, est en
réalité la façon dont Brentano conçoit le rapport entre phénomènes psy
chiques et phénomènes physiques. Il s'agit d'un rapport asymétrique:
tout phénomène psychique contient un phénomène physique alors que les
phénomènes physiques ne contiennent pas des phénomènes psychiques,
et s'ils contiennent d'autres phénomènes physiques c'est dans un tout
autre sens. Il s'agit dans le cas des phénomènes physiques d'une simple
modification ou interaction physique. Certes, des objets sont impliqués
dans les phénomènes physiques aussi, mais non pas au sens d'une
«inexistence intentionnelle». Entre la pomme et l'acte de représentation
dont elle est l'objet il n'y a pas le même type de relation qu'entre la
même pomme et le panier qui la contient.
L'autre distinction fondamentale, entre perception interne et percep
tion externe, que j'ai déjà mentionnée, est introduite par Brentano au §6.
Les phénomènes physiques relèvent de la perception externe alors que
les phénomènes psychiques relèvent de la perception interne. Nous per
cevons le monde extérieur à l'aide de nos sens, qui nous fournissent
toujours des informations partiales et parfois trompeuses. En revanche,
nous ne pouvons pas nous tromper dans la perception interne: je ne peux
pas représenter sans savoir aussitôt que je représente, juger sans savoir
aussitôt que je juge etc. La perception interne est une évidence.
Une conséquence immédiate de cette distinction, que Brentano
développe dans le paragraphe suivant est que seuls les phénomènes psy
chiques ont une existence réelle, effective (peuvent être perçus au sens
propre du terme), parce qu'ils coïncident avec leur propre manifestation.
Au contraire, les phénomènes physiques ont simplement une existence
phénoménale: quelque chose en eux, notamment la chose qui apparaît,
reste à jamais inaccessible.13

13 «En soi et pour soi, ce qui est réel n'apparaît pas et ce qui apparaît n'est pas réel.
La vérité des phénomènes physiques n'est, suivant l'expression consacrée, qu'une vérité
relative. Il en va tout autrement pour les phénomènes de la perception interne. Ceux-là
sont vrais en soi. Ils sont en réalité tels qu'ils paraissent; nous en avons pour garantie
l'évidence avec laquelle ils sont perçus», Brentano F., 1874, p. 28 [33].

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Qu'est-ce qu'un phénomène physique? 73

Enfin, une dernière distinction tient au fait que «les phénomènes


psychiques se manifestent toujours successivement, tandis que beaucoup
de phénomènes physiques se manifestent simultanément» (Brentano F.,
1874, p. 132 [107]). Cette distinction n'est cependant pas plus conclusive
que celle concernant la dimension spatiale.
On retient donc de cette comparaison détaillée que les phénomènes
psychiques sont essentiellement des représentations ayant un rapport
intentionnel à des phénomènes physiques et dont on s'aperçoit dans une
perception interne évidente. Par opposition, les phénomènes physiques
sont en deçà des actes représentationnels et constituent plutôt ce que,
dans ceux-ci, est représenté. Ils ne sont donc pas intentionnels et sont
donnés dans la perception externe comme simples phénomènes, c'est-à
dire comme la simple apparence des objets réels.

Les difficultés concernant les phénomènes physiques

Il est frappant dans cette analyse que ces mêmes traits qui dis
tinguent traditionnellement ce qui est physique de ce qui est psychique
(les caractéristiques spatiales et temporelles) sont finalement ceux que
Brentano laisse en marge. Les phénomènes physiques ne se définissent
pas par leur caractère spatial, ni par leur coexistence simultanée, et inver
sement, les phénomènes psychiques ne se définissent pas par leur succes
sion temporelle. Certes, ces traits appartiennent bien aux phénomènes
physiques, respectivement aux phénomènes psychiques, mais ils ne nous
permettent pas de séparer définitivement les deux sphères. Ce qui nous
permet de le faire n'est pas la distinction de caractéristiques qui appar
tiendraient aux objets décrits, mais celle qui tient à notre accès à ces
objets: plus précisément la distinction entre perception interne et percep
tion externe. Et si l'on considère la différence ultime entre ces deux types
de perception, elle consiste en ceci que la perception interne serait abso
lument et immédiatement évidente alors que la perception externe est
partielle et trompeuse. Quand on voit un objet, les qualités dont les
organes de nos sens nous informent n'ont aucune ressemblance avec ces
informations mêmes14. La couleur vue, par exemple, ne partage aucune

14 «Les phénomènes (psychiques et physiologiques) sont absolument hétérogènes,


et les analogies elles-mêmes ou font absolument défaut ou prennent un caractère très vague
et artificiel. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'à propos de la division fondamentale du

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74 Maria Gyemant

qualité avec la réflexion de la lumière par la surface que nous regardons.


En revanche, la perception interne nous permet de nous apercevoir des
phénomènes de notre vie psychique sans passer par un milieu intermé
diaire comme celui des organes des sens: nous y avons accès immédia
tement parce que l'objet (le phénomène psychique) et la perception de
l'objet (la perception interne) se déploient tous les deux dans la sphère
du psychique.
Ainsi, on voit bien que pour Brentano la distinction entre phéno
mènes psychiques et phénomènes physiques n'est pas ramenée à la dis
tinction des objets dont ces phénomènes sont les phénomènes. En réalité,
le statut ontologique des objets n'est pas pris en considération, ce qui fait
que, depuis la perspective de Brentano, il n'y a en fin de compte pas de
distinction entre d'une part les objets qui existeraient en soi et d'autre
part leurs phénomènes qui existeraient pour nous. Les phénomènes phy
siques ne sont pas des objets physiques, de même que les phénomènes
psychiques ne sont pas des «objets» ou «événements» psychiques. Les
phénomènes physiques sont la façon dont des objets physiques nous
apparaissent grâce à nos organes des sens, alors que les phénomènes
psychiques sont la façon dont des événements psychiques nous appa
raissent grâce à la perception interne. Ce qui intéresse Brentano c'est la
différence entre ces deux types d'accès à des objets et non pas la diffé
rence ontologique de ces objets indépendamment de nous. C'est pour
quoi, depuis son point de vue, tous les objets sont des phénomènes. Or,
ces phénomènes se distinguent en deux classes, psychique et physique,
non pas par des caractéristiques internes mais par le fait que, dans le cas
des phénomènes physiques, les objets dont on a le phénomène restent
inaccessibles autrement que par le phénomène, qui ne livre pas leurs
caractéristiques intrinsèques, alors que dans le cas des phénomènes psy
chiques l'objet et son phénomène sont identiques: mon acte de représen
tation et le phénomène que j'en ai dans la perception interne sont iden
tiques, et cette identité se donne à moi avec évidence.
Cependant, est-il réellement possible de dissocier la perception
interne de la perception externe? Les objets de la perception interne, sur
lesquels s'appuie la méthode de cette nouvelle science qu'est la psycho
logie empirique, sont les phénomènes psychiques, les vécus de toute sorte

domaine scientifique empirique nous avons distingué de façon fondamentale la science


psychique et la science physique à titre de branches principales.» Brentano F., 1874,
p. 72 (64).

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Qu 'est-ce qu 'un phénomène physique ? 75

que Brentano énumère dans le passage cité. Cependant, ces vécus qui
sont des phénomènes psychiques se définissent eux-mêmes par leur
propre intentionnalité, leur propre rapport à l'objet: je ne peux pas repré
senter sans représenter quelque chose. Je peux, bien sûr, avoir une repré
sentation qui prend comme objet une représentation antérieure, donc un
autre phénomène psychique. Mais cette seconde représentation a à son
tour un objet, qui peut être soit une nouvelle représentation, soit, dans le
cas le plus simple, un objet de la perception externe, donc un phénomène
physique. Comme je l'ai montré plus haut, un phénomène physique est
bien un phénomène et non pas un objet physique, il est donc bien une
façon de représenter de manière sensorielle un objet physique et non pas
un groupe de caractéristiques physiques appartenant à l'objet indépen
damment de toute observation. Ainsi, tout phénomène psychique s'ap
puie sur une représentation, et la représentation la plus simple est celle
dont l'objet est une représentation sensorielle dont l'objet est un phéno
mène physique. Or, cette représentation présuppose un contact avec la
chose, qui se fait par des sensations. La question qui se pose alors c'est
de savoir si ce phénomène physique est lui-même une représentation
sensorielle des qualités de l'objet ou bien s'il est simplement le contenu
d'une telle représentation.
En effet, on pourrait identifier une sorte de tension entre les deux
thèses fondamentales qui distinguent les phénomènes physiques des
phénomènes psychiques: la thèse de l'intentionnalité et la thèse de la
perception interne. La perception interne nous donne accès à un phéno
mène psychique: une représentation, un jugement, un affect. L'évidence
de la perception interne vient du fait que, même si l'on peut se tromper
sur l'objet représenté, jugé, désiré etc. on ne peut pas se tromper sur le
fait qu'on est en train de vivre telle ou telle représentation. De sorte que
les phénomènes psychiques, les vécus, constituent une sphère d'exper
tise tout à fait délimitée. Cependant, une autre thèse tout aussi essen
tielle dans la théorie de Brentano est qu'il n'y a pas de phénomène
psychique qui ne se rapporte pas à un objet. C'est-à-dire que là où l'on
a une représentation, qui peut être l'objet d'une perception interne, cette
représentation a elle-même un objet qui n'est pas nécessairement de
l'ordre de la perception interne et qui, en outre, dans le cas le plus
simple, est en réalité un phénomène physique, c'est-à-dire quelque
chose qui est nécessairement de l'ordre de la perception externe. Et, peu
importe combien de représentations complexes on identifie, la plus
basique sera toujours la représentation d'un phénomène physique. En

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76 Maria Gyemant

réalité, donc, il semble qu'on ne peut pas séparer les phénomènes phy
siques des phénomènes psychiques car ces derniers se fondent sur les
premiers.
Maintenant, il faudrait poser de nouveau la question: qu'entend
Brentano par phénomène physique? On a souvent l'impression qu'il
s'agit du sens courant du terme. Un phénomène physique est quelque
chose qui se passe quand deux choses physiques interagissent, et cela
indépendamment de toute observation ou représentation. Mais une telle
interprétation fait abstraction du sens que Brentano donne au concept de
«phénomène». Dans le premier chapitre du Livre II Brentano affirme que
«dans le sens que nous donnons au mot représenter, être représenté est
synonyme d'apparaître» (Brentano F., 1874, p. 114 [95]). En d'autres
termes, être phénomène pour Brentano (apparaître) signifie nécessaire
ment être objet d'une représentation. Un phénomène, soit-il physique ou
psychique, n'est appelé «phénomène» que parce qu'il peut être pris
comme objet d'une représentation. Si l'on parle alors de phénomènes
physiques on n'a pas en vue des tombées de pierres ou des mouvements
de plaques tectoniques qui se déploient sans que personne ne les
connaisse, mais ces mêmes événements dans la mesure où ils sont les
corrélats de représentations. Ce n'est donc pas accessoire pour un phé
nomène physique d'être représenté, mais cela fait partie de sa définition
même: autrement on parlerait de choses physiques et non pas de phéno
mènes physiques.
Donc un phénomène physique est bien quelque chose de physique
dans la mesure où il concerne l'interaction d'objets physiques. Mais
d'autre part, dans la mesure où il est bien un phénomène il est en réalité
beaucoup plus proche de l'univers du psychique que de celui du phy
sique: en réalité, les phénomènes physiques font, dans le dispositif bren
tanien, tout autant partie du psychique que les phénomènes psychiques.
C'est pourquoi des considérations d'étendue n'ont pas vraiment de consé
quences dans le partage entre phénomènes physiques et phénomènes psy
chiques. L'analyse des diverses distinctions entre phénomènes physiques
et phénomènes psychiques nous amène ainsi à la conclusion paradoxale
selon laquelle les phénomènes physiques font en réalité partie intégrante
du psychique: ils sont dés éléments psychiques, des parties intégrantes
de phénomènes psychiques proprement dits.
Bien sûr, on le sait bien, cette thèse a donné lieu à d'innombrables
études sur le statut de ces objets immanents que sont les phénomènes
physiques dans la psychologie de Brentano. Ce n'est pas mon objectif ici

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Qu'est-ce qu'un phénomène physique? 11

d'examiner cette question15. Ce qui m'intéresse ici c'est de savoir ce qui


se passe à l'interface entre le physique et le psychique, soit au niveau des
sensations corporelles.

Les sensations sont-elles des phénomènes physiques ou des


phénomènes PSYCHIQUES?

Voici comment on pourrait reformuler alors notre question conce


nant les phénomènes physiques: même si on appelait «phénomène phy
sique» la simple interaction de deux objets physiques, qui peut se passe
sans que personne ne l'observe, il y aurait une forme particulière de telle
interaction qui est celle entre divers corps physiques et notre prop
corps, et plus précisément avec nos organes de sens. Mais, conformément
à nos propos antérieurs, pour que cette interaction devienne un phén
mène au sens de Brentano elle doit elle-même devenir l'objet d'un
représentation. Donc un véritable phénomène physique au sens de Br
tano n'est pas le fait que ma main est frappée par une branche, mais
fait que cette interaction devient l'objet d'une représentation. On a, d'une
part, l'interaction physique, qui n'est pas encore un phénomène. D'aut
part, on a cette même interaction en tant que phénomène physique, dans
la mesure où elle devient l'objet d'un phénomène psychique, d'une rep
sentation. Mais dans ce cas, tout ce qui est susceptible de devenir phén
mène physique ne l'est pas encore: pour l'être tous ces objets physiqu
doivent frapper la perception externe et devenir ainsi des objets de repré
sentation. En d'autres termes, quoi que ce soit qu'on entend par phén
mène physique (des simples sensations, des objets physiques, des ench
nements causaux etc.), pour être phénomènes ils doivent tous se présenter
dans la perception externe par l'intermédiaire de sensations. On ne pe
donc comprendre le statut des phénomènes physiques dans la psychologie
brentanienne indépendamment de celui des sensations. Ce qui ne ve
dire rien d'autre que le fait qu'un phénomène physique ne s'entend qu'
relation à la perception externe par laquelle il est livré, par laquelle
reçoit le format de ce qui peut devenir objet de représentation.
Si donc maintenant la distinction entre un événement physique et un
phénomène physique est plus claire, si on voit mieux qu'un phénomèn
physique est non pas simplement une pierre qui tombe, mais une pier

15 Je l'ai fait déjà ailleurs (Gyemant, à paraître).

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78 Maria Gyemant

qui tombe dans la mesure où je la perçois, il nous reste à expliquer com


ment on passe de ce percevoir au représenter. On est ici à la frontière
même du psychique et du physique, une frontière perméable, qui permet
une circulation au niveau des sensations.

C'est dans la sensation, qui est le niveau le plus basique de la vie


psychique, que nous devons distinguer entre ce qui est physique et ce qui
est psychique. Mais comment distinguer entre, par exemple, la chaleur et
le sentiment que cette chaleur me donne, le phénomène psychique qui s'y
rattache? Quand en effet Brentano introduit sa distinction entre percep
tion interne et perception externe il utilise un exemple de Locke sensé
souligner la différence entre qualités primaires et qualités secondes. Le
froid et la chaleur sont des qualités secondes, qui ne se trouvent pas dans
l'objet mais dans nos sensations de l'objet. Ainsi, selon Locke, si je
refroidis une main et je réchauffe l'autre, pour ensuite plonger les deux
dans la même eau, j'aurai une sensation de froid dans une main et une
sensation de chaud dans l'autre, alors que l'eau aura partout la même
température. Ainsi, par contraste avec la température de l'eau, qui est une
donnée physique appartenant à l'eau, mais aussi un phénomène physique
dans la mesure où elle est représentée, les sensations de chaud et froid
ne sont pas des phénomènes physiques mais des phénomènes psychiques.
En réalité, on a déjà à ce niveau des représentations (différentes) de la
température de l'eau. Il y a donc, à ce niveau des sensations, le danger
de confondre ce qui tient à la sphère des phénomènes physiques et ce qui
tient à celle des phénomènes psychiques. Cette confusion entre la tempé
rature de l'eau, qui est le phénomène physique représenté, et les sensa
tions de chaud et de froid, qui sont des phénomènes psychiques, vient du
fait que l'on utilise les mêmes mots pour parler des deux phénomènes.

Le phénomène physique, dira Brentano, qui se manifeste en même temps


que le sentiment de douleur, prend lui-même, dans ce cas, le nom de dou
leur. On ne dit pas qu'on perçoit douloureusement telle ou telle manifes
tation dans le pied; on dit qu'on éprouve une douleur dans le pied
(Brentano F., 1874, p. 119 [97]).

On utilise, spécialement par rapport à des sensations localisées,


comme la douleur, la chaleur, le froid, les mêmes mots pour parler d'une
part du phénomène physique et d'autre part du phénomène psychique. Et
c'est pourquoi on a tendance à confondre l'un avec l'autre, à appeler
physique une sensation ou à appeler psychique une excitation d'un organe
de sens. En réalité, comme Brentano le dit très clairement, «la couleur

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Qu'est-ce qu'un phénomène physique? 79

n'est pas la vision, le son n'est pas l'audition, la chaleur n'est pas la
sensation de la chaleur» (Brentano F., 1874, p. 101 [83]). Le niveau de
la sensation est déjà un premier niveau de phénomènes psychiques qui,
par définition, sont des phénomènes complexes: on distingue en eux un
acte de représentation et un phénomène physique qui constitue l'objet
représenté16. Ainsi, dans l'exemple que nous avons pris, celui de l'eau
qui paraît à la fois chaude et froide, nous devons distinguer trois niveaux:
celui de la température de l'eau, qui est une donnée physique appartenant
à l'eau indépendamment de toute interaction avec mon corps; le phéno
mène physique, qui est cette interaction qui résulte du contact de l'eau
ayant une température constante avec mes deux mains chauffées diffé
remment; et la sensation même, qui est non pas la simple interaction
entre l'eau et mes mains, mais la représentation de cette interaction sous
la forme d'une sensation de chaud dans une main, froid dans l'autre.
À ce niveau de la sensation, nous avons déjà franchi le seuil du psy
chique, nous avons une représentation et donc un phénomène psychique.
On voit donc plus clairement que, pour Brentano, la frontière entre phé
nomènes physiques et phénomènes psychiques se dessine sur la ligne du
corps propre, entre la production de la sensation dans une partie du corps
et la représentation de cette interaction sous la forme d'une sensation.

Conclusion

Cette analyse des sensations nous amène à la conclusion suivante:


entre le domaine du psychique et celui du physique on devrait peut-être
identifier une frontière perméable, un domaine intermédiaire qui est celui
des phénomènes physiologiques. Ainsi, alors que dans une première
approche on était tenté, en suivant Brentano et surtout le reproche que
Husserl lui fait dans l'Appendice à la fin de la vie Recherche logique, de
séparer d'une part les sensations, en tant que phénomènes physiques, et
d'autre part les représentations et les actes construits sur des représenta
tions en tant que phénomènes psychiques, nous voyons plus clairement
maintenant que les sensations, selon ce qu'on entend précisément appeler
ainsi, peuvent appartenir à l'une ou l'autre des deux sphères de phéno
mènes. Si par sensation on entend une modification de notre corps due à

16 II est remarquable que pour Brentano les sensations sont intentionnelles alors que
la perception ne l'est pas.

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80 Maria Gyemant

l'interaction avec un objet extérieur, comme par exemple la modification


de la température de ma main en interaction avec l'eau, alors les sensa
tions sont effectivement des phénomènes physiques. Si, en revanche, on
suit Brentano dans ses analyses, on remarque que le terme «sensation»
ne s'applique correctement qu'à la représentation de la température de
l'eau comme chaude, respectivement froide, c'est-à-dire, à l'interpréta
tion que je fais de cette première interaction. Difficile comme elle est à
tracer cette différence entre la modification de la température d'une partie
de mon corps et la sensation de chaud ou froid en tant que perception de
cette modification, elle est la clé de la compréhension de la distinction
entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques, qui est, en fin
de compte, absolument fondamentale pour l'établissement des limites du
domaine de la psychologie comme science. Elle montre également le
point précis où se trouve la difficulté: la perception de la sensation de
chaleur est-elle une perception interne ou externe? En tant que perception
de la température de l'eau, elle est externe, et la preuve est qu'elle n'est
pas vraiment fiable, puisque cette température varie pour mes deux
mains. En revanche, en tant que perception d'une sensation de chaleur
ou de froideur, même s'il s'agit d'un phénomène localisé dans ma main,
ne faudrait-il pas la qualifier de perception interne?
Si l'on suit l'analyse brentanienne des phénomènes physiques dans
la Psychologie du point de vue empirique jusqu'à ses dernières consé
quences on prend enfin la mesure du rôle fondamental que la physiologie,
la théorie des modifications du corps propre et des sensations qui en
résultent, joue dans toute recherche psychologique. Tant que l'on n'a pas
clarifié le statut ambigu des sensations, la distinction entre phénomènes
psychiques et phénomènes physiques reste floue. L'importance de la phy
siologie est d'ailleurs soulignée à plusieurs reprises dans la Psychologie
du point de vue empirique, où Brentano reconnaît que la psychologie et
la physiologie sont des disciplines complémentaires:

Ce sera par exemple l'affaire du psychologue de découvrir les premiers


phénomènes psychiques provoqués par un excitant physique, dût-il néces
sairement pour cela jeter un regard sur les faits physiologiques. Et quand
il s'agira des mouvements spontanés du corps, c'est encore au psychologue
qu'il appartiendra de déterminer pour toute la série de modifications phy
siques qui s'y rattachent, le dernier antécédent directement psychique. C'est
au physiologiste, au contraire, qu'il appartiendra de recherches la raison
dernière et immédiatement physique de la sensation, bien qu'il ne puisse
naturellement le faire sans jeter un regard sur le phénomène psychique. Et
c'est encore lui qui, pour les mouvements dus à des causes psychiques,

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Qu'est-ce qu'un phénomène physique? 81

devra, dans le domaine physiologique, établir leurs conséquences premières


et prochaines. (Brentano F., 1874, p. 11 [21])

Si la physiologie peut remplir le fossé entre physique et psychique,


c'est parce que, c'est du moins le résultat des analyses antérieures, les
phénomènes physiques sont en réalité des phénomènes physiologiques,
ce qui rapproche le dispositif brentanien d'une tradition empirique qui se
revendiquerait plus de Hume que de Locke. En effet, si quelque chose de
physique est bien un phénomène, c'est parce qu'il est donné dans une
perception externe, à travers des sensations.
Cette conclusion est d'ailleurs renforcée par la position que Brentano
adopte par rapport à la physiologie treize ans plus tard, dans son cours
de Psychologie descriptive, qui ouvre sur le partage entre deux types de
psychologie: la psychologie descriptive, qui était centrale dans son
ouvrage de 1874, et qu'il appellera désormais «psychognosie», et la psy
chologie génétique qui, dit Brentano, «pourrait très bien être qualifiée
de psychologie physiologique» (Brentano F., 1887-1888). Les rapports
étroits entre physiologie et psychologie sont dans ce texte évidents: la
physiologie n'est plus entendue comme une science indépendante mais
comme le complément empirique de la psychologie pure, et en ceci une
branche de la psychologie en général17.

gyemantmaria@yahoo.com Maria Gyemant


25, boulevard Gambetta
93130 Noisy le Sec
France

Bibliographie

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Meiner Verlag, 1924, tr.fr. M. Gandillac et J.-F. Courtine (éds), Paris,
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eingeleitet von Roderick M. Chisholm und Wilhelm Baumgartner, Ham
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Dretske, F. (1995). Naturalizing the Mind, Cambridge (Mass.), MIT Press.

17 Cet article a été réalisé dans le cadre du projet PN-II-RU-TE-2010-156, financé


par CNCSIS-UEFISCSU.

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82 Maria Gyemant

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Tye, M. (1995). Ten Problems of Consciousness. A representational theory of
the phenomenal mind, Cambridge (Mass.), MIT Press.

Résumé — Dans sa Psychologie du point de vue empirique Brentano fonde

le caractère scientifique de la psychologie sur le geste qui délimite le domaine


particulier de cette science aux seuls phénomènes psychiques, en excluant les
phénomènes physiques. La distinction entre ces deux types de phénomènes
devient ainsi essentielle pour le projet brentanien d'une psychologie
scientifique.
L'objectif de ce travail est de montrer d'une part que la critique que Husserl
fait à la fin de ses Recherches logiques de la distinction brentanienne entre phé
nomènes psychiques et phénomènes physiques ne tient pas compte entièrement
de la finesse de la théorie brentanienne des phénomènes physiques. Il s'agira
cependant, par la suite de montrer les difficultés qui découlent précisément de
cette conception brentanienne complexe des phénomènes physiques, en particu
lier ceux qui se présentent sous la forme des sensations. Nous montrerons que la
théorie brentanienne des sensations à l'époque de sa Psychologie donne à ces
phénomènes un caractère double, à la fois physique et psychique, et met ainsi en
danger le projet même de délimiter définitivement le domaine de la psychologie
aux seuls phénomènes psychiques.

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Qu 'est-ce qu 'un phénomène physique ? 83

Abstract — In his Psychology from an Empirical Standpoint Brentano


founds the scientific character of psychology on gesture which limits the particu
lar domain of this science to psychic phenomena only, excluding physical phe
nomena. Thus the distinction between these two types of phenomena becomes
essential for Brentano's project of a scientific psychology.
The aim of this study is to show on the one hand that Husserl's criticism
at the end of his Logical Investigations of Brentano's distinction between psy
chical phenomena and physical phenomena does not entirely take account of the
finesse of Brentano's theory of physical phenomena. Thereafter, however, an
attempt will be made to show the difficulties that arise precisely from Brentano's
complex view of physical phenomena, particularly those that present themselves
in the form of sensations. We shall show that Brentano's theory of sensations at
the time of writing his Psychology gives these phenomena a double character,
both physical and psychic and thus endangers the very project of definitively
limiting the domain of psychology to psychic phenomena only, (transi.
J. Dudley)

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