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This a preprint draft of a brief article that appeared as Albert Gootjes, ‘Sources inédites sur
Spinoza: la correspondance entre Johannes Bouwmeester et Johannes Georgius
Graevius,’ Bulletin de bibliographie spinoziste, in Archives de philosophie 79 no. 4 (2016):
817-19.
* see https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2016-4-page-817.htm

Sources inédites sur Spinoza : la correspondance entre Johannes Bouwmeester


et Johannes Georgius Graevius

Albert Gootjes (Université d’Utrecht)

La découverte de nouvelles sources de première main sur Spinoza est


tellement rare qu’elle vaut la peine d’être signalée, qui plus est lorsqu’y figure
le premier échantillon inconnu de la main du philosophe depuis une
quarantaine d’années.
C’est lors de mes recherches sur le médecin, théologien et philosophe
d’Utrecht Lambertus van Velthuysen (1622-1685) que j’ai pris conscience de
l’importance de la correspondance de Johannes Georgius Graevius (1632-
1703). D’origine allemande, il est nommé en 1661 professeur de philologie et
d’histoire à la faculté de philosophie à Utrecht. Il y reste jusqu’à sa mort, en
dépit de nombreuses chaires prestigieuses qui lui sont offertes par la suite. Au
cours de sa vie, Graevius se forge un important réseau intellectuel regroupant
plus de cinq cent savants européens. À ce jour, l’inventaire de sa
correspondance recense au moins cinq mille lettres manuscrites, celles
passives dominant largement le corpus. Ces lettres sont conservées dans vingt-
huit bibliothèques de dix pays différents, allant de la bibliothèque de Harvard
aux États-Unis à la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg.
Même si la plupart portent sur les travaux philologiques de Graevius, elles ont
une valeur considérable pour les historiens de la philosophie du fait de
l’appartenance de notre épistolier au « Collegie der sçavanten ». Ce réseau de
cartésiens utrechtois, parmi lequel figurent Van Velthuysen et les professeurs
Francis Burman (théologie) et Regnerus van Mansvelt (philosophie), a joué un
rôle important dans l’introduction des recentiores philosophi dans les
Provinces Unies durant cette période traversée par les aléas politiques et
religieux.
Pour les spécialistes de Spinoza, les milliers de lettres de la
correspondance de Graevius conservées à la Bibliothèque royale de Danemark
à Copenhague revêtent un intérêt certain. Un récent séjour de recherche a
permis la découverte de plusieurs sources inédites, dont une poignée de lettres
de Johannes Melchior (1646-1689), l’un des premiers détracteurs du Traité
Albert Gootjes, ‘Sources inédites sur Spinoza’
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théologico-politique au moment de sa parution en 1670. Comme je l’ai montré


ailleurs, ce dossier lève le voile sur un aspect inconnu de la réception du
Traité : le rôle du réseau de Graevius comme coordinateur de la réponse
néerlandaise à la critique biblique de Spinoza1. Plus importante encore est la
correspondance entre Graevius et Johannes Bouwmeester (1630-1680),
médecin à Amsterdam et bien connu des lecteurs de Spinoza, dont il est l’un
des meilleurs amis. La première lettre, en date du 18 avril 1673, porte sur une
bataille navale de la Troisième Guerre anglo-néerlandaise. Elle est suivie par
six autres missives envoyées au cours de l’été 1673, toutes relatives à
Spinoza2. Bouwmeester évoque pour la première fois le nom de son célèbre
ami le 15 juin : « J’ai écrit à Spinoza, et je lui ai communiqué tout ce que vous
avez voulu lui faire savoir. J’attends actuellement sa réponse ». Mais de quoi
s’agit-il ?
Rappelons que c’est précisément en juillet 1673 que notre philosophe,
qui habite alors à La Haye, effectue une visite à Utrecht. Selon Koenraad O.
Meinsma, il s’agit de l’« un des événements les plus inexplicables de [s]a vie
»3. Or, la suite de la correspondance entre Bouwmeester et Graevius ne laisse
aucun doute sur le fait qu’ils discutent de ce fameux voyage, leur
correspondance permettant donc d’apporter un éclairage nouveau sur cet
épisode. En réalité, Bouwmeester apparaît comme l’intermédiaire de Graevius
dans la préparation du séjour de Spinoza à Utrecht, rendu dangereux par
l’occupation française de la ville depuis juin 1672. Il précise notamment les
conditions sous lesquelles son ami se rendra à Utrecht et lui fait parvenir le
passeport que Graevius a obtenu du Prince de Condé. Lorsque Spinoza est à
Utrecht, c’est au contraire Graevius qui sert d’intermédiaire à Bouwmeester.
Quand la flotte anglaise parvient aux portes de Scheveningen et menace de
ruiner La Haye, Bouwmeester, pris de panique, demande à Graevius de le faire
savoir immédiatement à Spinoza, parce qu’il craint pour le destin des œuvres
manuscrites de ce dernier. L’éventuelle perte de l’Éthique est sans doute ce
qui le préoccupe au plus haut point !
Malgré l’absence fâcheuse des réponses de Graevius, les lettres de
Bouwmeester ont un grand intérêt pour la recherche spinozienne, d’autant plus
qu’elles permettent une réorientation historiographique concernant le séjour à
Utrecht. Du Dictionnaire historique et critique (1697) de Pierre Bayle à

1
Voir Albert Gootjes, « The First Orchestrated Attack on Spinoza: Johannes Melchioris and
the Cartesian Network in Utrecht », Journal of the History of Ideas (à paraître) ; et, pour un
premier aperçu, idem, « Le réseau cartésien d’Utrecht face au Tractatus theologico-politicus :
esquisses d’une campagne anti-spinoziste », Bulletin annuel de l’Institut d’histoire de la
Réformation 26 (2014-2015) : 49-54.
2
Il y a au total vingt lettres de Bouwmeester à Graevius, dont dix-neuf sont cotées
Copenhague, Bibliothèque royale, MS Thott 1258 4°, liasse « Johannes Bouwmeester » ; pour
la dernière lettre, qui ne comporte pas le nom de Bouwmeester, voir la n. 6 ci-dessous.
3
Koenraad O. Meinsma, Spinoza et son cercle : étude critique historique sur les hétérodoxes
hollandais (Paris : J. Vrin, 2006 (18961)), 305.
Albert Gootjes, ‘Sources inédites sur Spinoza’
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l’excellente restitution due à Jeroen van de Ven (2015)4, en passant par les
travaux de Richard Popkin5, l’attention des historiens s’est concentré sur les
rapports entre Spinoza et les libertins présents parmi les forces françaises
d’occupation, entre autres le Prince de Condé et Jean-Baptiste Stoupe,
capitaine du régiment suisse et auteur de La religion des Hollandois (1673).
La correspondance inédite de Bouwmeester trahit une certaine myopie de
l’historiographie : Graevius et ses compagnons « savants » d’Utrecht furent,
eux aussi, à l’origine de l’invitation adressée au philosophe. Qui plus est, il n’y
a aucun doute sur le fait que Graevius voit régulièrement Spinoza durant
l’ensemble de son séjour, ce qui renforce leur relation. En témoigne la dernière
lettre (du 14 août 1673) relative à notre philosophe, où figure en diagonale
l’annotation suivante : « op de Pavelioens graght / tuschen de bier, en veer /
kay ten huysen van / Monsr Spyk »6. Les connaisseurs reconnaîtront ici
l’adresse de Spinoza à La Haye : elle est d’autant plus intéressante qu’elle est
écrite de sa propre main. Avant de quitter Utrecht, Spinoza a donc pris soin
d’assurer les conditions de la continuité de ses échanges avec ses nouveaux
alliés.
Au niveau du contenu, nous l’avouons, cet échantillon de la main de
Spinoza ne peut être comparé à la lettre 12A (à Lodewijk Meyer) découverte
en 1975 par le bibliophile hollandais Adri K. Offenberg. Pourtant, il représente
un moment important du rapport complexe et changeant entre Spinoza et les
cartésiens d’Utrecht, que nous étudierons prochainement.

4
Jeroen M.M. van de Ven, « ‘Crastinâ die loquar cum Celsissimo principe de Spinosa’. New
Perspectives on Spinoza’s Visit to the French Army Headquarters in Utrecht in Late July
1673 », Intellectual History Review (2015), http://dx.doi.org/10.1080/17496977.2014.973174.
5
Richard H. Popkin, « Serendipity at the Clark : Spinoza and the Prince of Condé », The
Clark Newsletter 10 (1986) : 4-7 ; et idem, The Third Force in Seventeenth-Century Thought
(Leiden : Brill, 1992), 146-47.
6
En raison de l’omission du nom de Bouwmeester, qui signe simplement « tuus quem nosti »,
cette lettre a été classée parmi les lettres non-signées ; Copenhague, Bibliothèque royale, MS
Thott 1267 4°, liasse « Breve til Graevius uden Underskrift ». Bouwmeester l’a erronément
datée du 14 août 1683 (MDCLXXXIII).
Albert Gootjes, ‘Sources inédites sur Spinoza’
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