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Titre
Du même auteur aux É ditions Allia
Copyright
J’ai depuis longtemps le sentiment…
La prose de Nietzsche…
DU MÊ ME AUTEUR
AUX É DITIONS ALLIA

Chine trois fois muette


Leçons sur Tchouang-tseu
Études sur Tchouang-tseu
Notes sur Tchouang-tseu et la philosophie
Contre François Jullien
Essai sur l’art chinois de l’écriture et ses fondements
Quatre essais sur la traduction
Lichtenberg
Un paradigme
Esquisses
Une rencontre à Pékin
Une autre Aurélia
Demain l’Europe
Pourquoi l’Europe
L’Art d’enseigner le chinois
Les Gestes du chinois
© É ditions Allia, Paris, 2021 .

ISBN :
979-10-304-1362-5

ISBN de la présente version éléctronique :


979-10-304-1363-2

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo .


J ’ AI depuis longtemps le sentiment que nous n’avons plus de repères ou que nous en
avons trop, ce qui revient au même. Comment en trouver un qui soit sû r, ne serait-ce que
pour moi ? Le trouverai-je dans l’histoire ? Non, car plus le temps passe, plus il y a
d’histoire. Il y en a trop désormais.
Le point sû r que j’ai longtemps cherché est une connaissance – une connaissance du
sujet humain . Je crois l’avoir trouvée. Elle est résultée de l’observation de ce que nous
sommes, non dans ce qui nous différencie les uns des autres, mais dans ce que nous avons
tous en commun : le fait d’être chacun un sujet qui dit “je”. Menée avec rigueur, cette
observation conduit à une idée juste du sujet dont je pense que nous avons aujourd’hui le
plus urgent besoin.
Il s’agit d’une observation d’un genre nouveau, à laquelle les philosophes n’ont pas
songé jusqu’ici. Elle est nouvelle par son point de départ, par son objet et par sa méthode.
Il faut donc que je commence par elle.
Son point de départ est l’idée d’activité. Non de telle activité à laquelle je me livre,
mais de l’activité en tant que donnée première et générale : tout est activité, nous sommes
nous-mêmes activité et le sujet qui dit “je” se forme au sein de cette activité. Nous verrons
comment il s’y forme et comment il se fait que nous puissions observer en nous-mêmes son
émergence. Peut-être faudra-t-il parcourir toutes les conséquences que je tire de cette
première idée et revenir à ce point de départ pour le comprendre tout à fait.
La méthode . Pour observer l’activité dont nous sommes faits, deux opérations
préalables sont nécessaires : mettre à l’arrêt l’intention , désactiver le langage . Ce sont
des opérations simples et naturelles, que nous pratiquons tous les jours sans y prendre
garde. Il faut que nous apprenions à en tirer consciemment parti.
L’arrêt de l’intention . Par “intention”, entendons la tension dans laquelle nous
vivons la plupart du temps parce que nous tendons vers ce que nous devons faire ou
voulons faire, ou attendons, désirons, redoutons, etc. Cette tension, nous la suspendons
quand nous faisons une pause pour réfléchir, pour imaginer, pour nous abandonner à la
rêverie ou mieux percevoir ce qui se passe autour de nous. Dans ces moments-là , notre
comportement est toujours le même : nous cessons de nous mouvoir, notre respiration
ralentit, notre visage se détend, notre regard se perd. Il est facile d’observer cela sur soi-
même et sur les autres. C’est cet arrêt qu’il s’agit de cultiver.
Mais n’y a-t-il pas là un paradoxe ? Pouvons-nous intentionnellement mettre à l’arrêt
l’intention ? Oui, une sorte de relâ chement suffit, auquel nous nous laissons aller par jeu.
L’art consiste à se maintenir ensuite dans cet état et à se faire le spectateur impassible,
attentif et amusé de ce qui se passe en nous. Pratiquons cet acte apparemment insignifiant,
ou laissons-le se produire, dans les situations les plus diverses et les plus imprévues.
Exerçons-nous à faire durer l’état d’attention distraite qui s’ensuit et soyons curieux. Avec
le temps, nous remarquerons dans le spectacle de notre activité propre des régimes, des
passages de l’un à l’autre, des retours, des rapports, des constantes.
La désactivation du langage . Le moment venu, nous chercherons peut-être à mettre
des mots sur ce que nous apercevons. Le danger est que nous recourions à des notions
convenues qui ramèneront l’inconnu à du connu et feront que, satisfaits à bon compte, nous
cesserons d’observer. C’est pour éviter ce piège que nous devons désactiver le langage –
ou plutô t le maintenir désactivé , car il a été mis hors jeu à l’instant où nous nous sommes
arrêtés. Il s’est tu quand nous sommes devenus spectateurs. Nous le réintroduirons
ensuite, si nous le voulons, mais avec prudence, en veillant à choisir les mots qui rendront
de la façon la plus juste ce que nous aurons vu. Nous le ferons pour rendre notre réflexion
plus assurée et nous mettre à même d’en parler avec d’autres.

Voici maintenant ce que j’ai appris de plus important en procédant ainsi au fil du
temps. Je vais en donner une idée au moyen de quelques mots : l’activité, le corps, la
conscience, la pensée, l’intégration, les mondes, la réalité . Ce sont des mots familiers, mais
auxquels je donne un sens nouveau.
De l’activité , j’ai dit ce qu’il fallait. Par le mot corps , j’entendrai mon corps, celui
dont je sens la présence quand je m’arrête et ferme les yeux. Il est fait d’activité. Je perçois
cette activité de l’intérieur. Elle se perçoit elle-même de l’intérieur, devrais-je dire. Elle
devient sensible à elle-même, autrement dit consciente . Ainsi se forme “la conscience”.
Ce mot nous fait croire à une instance autonome, mais il n’existe pas de conscience en soi.
Il n’y a que des phénomènes qui, au sein de notre activité, deviennent conscients et dans
lesquels apparaît, à partir d’un certain degré d’intensité, le sentiment du “je” qui est le
propre de ce que nous appelons le “sujet”. Nous découvrons ainsi que l’activité est
première , que le sujet naît d’elle et en elle et qu’il est second . Ce renversement modifie
notre compréhension de notre rapport à nous-mêmes.
Il modifie aussi notre compréhension de notre rapport à la réalité extérieure. Elle
nous semble distincte de nous mais l’arrêt, puis l’observation et la réflexion nous
enseignent qu’elle a lieu en nous . Nous la produisons au sein de notre activité. On peut
vivre sans s’en rendre compte mais, tant qu’on l’ignore, on ne peut pas comprendre ce
qu’est le sujet qui dit “je” et son rapport à la réalité.
La pensée . “On ne devrait pas dire : je pense, mais cela pense”, notait
Lichtenberg. 1
“Cela”, c’est le corps – car que faisons-nous quand nous cherchons une
expression ou une idée, par exemple ? Nous nous arrêtons et nous attendons qu’elle
paraisse. Quand elle devient consciente, nous nous l’attribuons parce que le sentiment du
moi est inhérent à la conscience, mais ce n’est pas ce “moi” qui l’a produite. Ce “moi” se
l’approprie après l’avoir laissée naître et se développer selon une nécessité qui lui était
propre. Ce développement a été presque instantané ou a pris du temps – des minutes, des
heures, des jours et des nuits, voire des mois, des années. Nous ne sommes pas maîtres de
cette gestation. Réfléchir, c’est laisser la pensée faire son travail, en lui donnant le temps
qui lui est nécessaire. Elle se forme par un phénomène d’ intégration : dans la nuit du
corps, des éléments épars s’associent et produisent une synthèse, c’est-à -dire une
concentration et une intensification de l’activité qui la rend en ce point-là sensible à elle-
même.
Notre perception de la réalité extérieure se forme également par des processus
d’intégration. Nos sens nous fournissent des éléments qui, au sein de notre activité,
s’assemblent et forment des synthèses qui deviennent plus ou moins conscientes. Quand
elles sont relativement stables et que le langage s’en saisit, elles forment le fondement d’un
monde . Nous distinguerons donc la réalité , qui est insondable en nous et hors de nous,
et les mondes que nous créons grâ ce au langage, qui ont chacun sa cohérence, mais sont
multiples et variés, et diffèrent les uns des autres selon les époques, les sociétés, voire
d’une personne à l’autre. Parce qu’ils sont nés de l’intégration, les mondes ont un sens. La
réalité elle-même n’en a pas.
Lichtenberg notait : “Reconnaître des objets extérieurs est une contradiction ; il est
impossible à l’homme de sortir de lui-même. Quand nous croyons voir des objets, nous ne
voyons que nous-mêmes. Nous ne pouvons rien connaître vraiment dans le monde sinon
nous-mêmes et les changements qui se produisent en nous.” Les synthèses de la réalité
2

sensible qui se forment au sein de notre activité nous sont visibles parce que, quand elle
se condense, elle produit une luminosité interne – celle qui éclaire aussi nos rêves. Cette
activité devenue sensible à elle-même nous donne aussi un sentiment de l’espace que nous
projetons au dehors pour appréhender l’espace extérieur.
En faisant de l’activité notre objet d’étude, nous évitons de réduire a priori le
champ de l’observation, mais aussi de limiter nos modes d’observation. “Je ne cesse de
m’étonner de la diversité des formes de connaissance que nous procure notre
organisation”, remarquait Lichtenberg. 3
Ses inépuisables Cahiers en témoignent
éloquemment, mais deux choses y manquent. Il ne s’est pas soucié de mettre de l’ordre
dans ses observations, ce n’était pas son propos. Il m’est avis qu’aujourd’hui, le temps est
venu de nous livrer à des observations semblables en y cherchant de la cohérence. Il a
d’autre part négligé le rô le de l’attention et de la progression qu’elle induit dans la
connaissance de nous-mêmes. Sans doute ne s’y est-il pas arrêté parce que le sens de
l’observation et la curiosité lui étaient naturelles. Il a noté en plusieurs endroits que, pour
bien observer, mieux vaut ne pas avoir trop lu. 4
Je l’ai remarqué moi aussi : parmi mes
amis, les forts en philosophie ont le plus de peine à entrer dans mes vues parce qu’au lieu
d’observer, ils cherchent la plupart du temps à continuer les philosophies qu’ils ont
apprises.
Mais une question troublante pourrait avoir surgi dans l’esprit de mon lecteur : si la
pensée se forme dans la nuit du corps, selon sa propre nécessité, et que nous ne faisons
que l’accueillir, n’en découle-t-il pas que nous ne sommes pas libres ? Ne s’ensuit-il pas
que l’idée de l’autonomie du sujet n’est qu’une illusion ? Je réponds que non mais que, pour
le comprendre, nous devons, non pas nous poser la question dans l’abstrait, mais observer
comment les choses se passent. Nous remarquons alors – c’est encore un sujet
d’étonnement – que notre activité, non seulement se connaît elle-même de l’intérieur, mais
peut se connaître mieux et que ce mieux se produit sous l’effet de l’attention – ce qui
conduit à résoudre la question de la liberté par un détour.
L’attention résulte de l’arrêt. Nous devenons spectateurs de ce qui se passe en nous, ce
qui a un double effet : les processus d’intégration se font plus librement et nous les
appréhendons plus nettement. Or par chaque processus d’intégration, nous acquérons une
puissance d’agir. Exemple : quand, enfant, j’ai pour la première fois tenté de verser de l’eau
d’une carafe dans un verre, comme le faisaient les adultes, il m’a fallu coordonner plusieurs
sensations et plusieurs mouvements ou, plutô t : leur donner la latitude de s’assembler pour
que naisse le geste. Quand il est apparu, je l’ai répété, toujours attentif et non sans plaisir,
afin de l’ajuster au mieux et le faire mien. J’ai acquis une puissance d’agir, et donc une
liberté. C’est ainsi, par l’intégration, favorisée par l’attention, que nous avons multiplié
avec le temps nos puissances d’agir et donc notre liberté. Il en est allé ainsi dans tous les
domaines, y compris dans ceux de l’esprit car comprendre, c’est accomplir, ou plutô t laisser
s’accomplir une synthèse et, lorsqu’elle s’est produite une fois, la produire à nouveau, ce
qui procure une autre forme de liberté. L’attention nous a donc aussi fait progresser dans
la connaissance de nous-mêmes.
Autre découverte : quand nous progressons, le désir nous vient de progresser plus
encore afin d’accroître toujours plus nos pouvoirs d’agir et par là notre liberté, en même
temps que notre connaissance de nous-mêmes. Les enfants découvrent cette voie
ascendante par eux-mêmes. Il n’est pas rare que plus tard, l’ayant perdue, quelqu’un doive
nous la montrer de nouveau. Il nous rend alors le plus précieux des services.
Voici, résumé en quatre thèses, ce que j’ai appris ainsi, au fil du temps :
1 . Le sujet se forme par intégration de l’activité, donc par un perfectionnement.
2 . En se perfectionnant, il progresse dans la connaissance des lois de son activité,
donc dans la connaissance de lui-même. Cette connaissance favorise inversement son
perfectionnement.
3 . Il est libre dans la mesure où il agit selon une nécessité propre plutô t que par une
nécessité imposée du dehors. Plus il avance dans l’intégration de son activité, donc dans
son perfectionnement, plus il agit selon sa nécessité propre, et donc plus il est libre.
4 . C’est son besoin essentiel en même temps que son désir essentiel d’aller vers plus
de perfection, d’action nécessaire et donc de liberté.
Ces propositions ne valent que par l’observation qu’elles suggèrent, que chacun peut
faire par lui-même et qui conduisent, si j’en suis juge, à l’idée juste du sujet évoquée au
début de cet essai.
Une fois conçue et trouvée conforme à notre expérience, cette idée provoque un
basculement. Il ne s’agit ni d’un bouleversement, ni d’une rupture, mais plutô t d’un
passage. L’esprit se détache d’une idée ancienne parce qu’une nouvelle a pris forme. 5

En 1784 , en réponse à une enquête de la Berliner Monatsschrift , Kant a défini les


Lumières ainsi : “L’homme accède aux Lumières quand il sort de son état de dépendance,
dont il est lui-même responsable, et décide de penser non plus sous la direction d’autrui,
mais par lui-même. Quand il ne franchit pas ce pas, ce n’est pas que l’entendement lui
manque, nous le possédons tous, mais parce qu’il manque de courage. Fais usage de ton
entendement, telle est la devise des Lumières.” On cite habituellement ces lignes dans des
traductions littérales qui les privent de leur force. Je les ai rendues plus librement, mais de
façon précise quant au fond, afin qu’on sente mieux leur vigueur. 6

La philosophie de Kant est l’aboutissement de ce mouvement multiforme


d’émancipation du jugement individuel face aux autorités religieuses et politiques qui s’est
développé en Europe à partir du XVII siècle et qui a eu des commencements plus anciens.
e

Le philosophe de Kö nigsberg a établi ce qu’est l’individu conscient de son devoir et des


pouvoirs de sa raison, et de ses limites. Mais nous sommes aujourd’hui devant une autre
tâ che : sauver, non plus seulement la liberté de juger, mais la capacité de le faire,
autrement dit sauver l’exercice de la pensée.
J’ai cité un philosophe, mais la pensée qu’il faut sauver n’est pas celle des “penseurs”.
C’est la faculté que nous avons de nous arrêter et de nous laisser surprendre par quelque
chose qui se forme en nous : une intuition, une idée, un enchaînement d’idées. Les petits
enfants pensent, cela se voit quand ils le font. Quand un adulte pense, quand il laisse la
naissance de quelque chose de nouveau prendre en lui le pas sur l’activité dictée du dehors,
cela se voit aussi. C’est dans le corps que la pensée commence et se développe. Un seuil
est franchi quand elle devient consciente. Un autre quand nous l’exprimons par le
langage, un autre encore quand nous la communiquons à autrui.
Avec la pensée s’en va la liberté, car elles sont une seule et même chose. Elles se
produisent en nous de la même façon. Nous leur donnons deux noms différents parce que
la pensée s’exprime par le langage, le plus souvent, tandis que la liberté s’accomplit aussi
bien par la parole que par un geste, un acte, une action dans la durée. Il n’empêche que
toute pensée est un acte de liberté et que tout acte de liberté est une pensée.
Deux menaces pèsent aujourd’hui sur cette pensée / liberté. Il y a celle que les
pouvoirs, petits et grands, ont toujours cherché à lui imposer pour l’empêcher de
s’exprimer, ou seulement de se former. Ils ont eu la part belle parce que nous commençons
tous par adopter le langage de la communauté où le hasard nous a fait naître, ce qui nous
porte à ne pas penser par nous-mêmes, ou à le faire moins que nous le pourrions. Ce sont
les langages de la famille, d’un milieu social, d’une nation, d’une religion, d’un mouvement
politique.
L’autre menace est nouvelle. Elle ne vise pas l’expression ouverte de la pensée, mais sa
formation. Elle la prive du temps qu’il lui faut pour se former. Cette menace vient de
l’informatique et de la révolution numérique.
Pour bien comprendre, il nous faut descendre dans l’un des cercles de l’enfer actuel.
Depuis une vingtaine d’années, cette révolution a permis aux dirigeants de “l’économie” de
savoir à tout instant où les salaires étaient les plus bas, où les salariés étaient les moins
protégés, où la fiscalité était la plus avantageuse. Ils ont calculé au plus juste
l’acheminement des matières premières, des composants, des produits finis. Ils ont
délocalisé et tendu les flux. Il en est résulté une accélération folle dans le mouvement des
choses et du personnel exécutant. Les “décideurs” ont concentré des profits qui n’ont plus
de commune mesure avec rien cependant qu’ont prospéré, grâ ce à l’informatique toujours,
les industries les plus nuisibles : la drogue, le marché des armes, le tourisme de masse,
l’exploitation des données, la manipulation, la surveillance, etc. Telles sont désormais les
sources du profit. Ceux qui en profitent ont la voie libre, mais pas les migrants qui fuient la
misère, les désordres climatiques et la faillite des É tats.
Les maîtres de “l’économie” nous ont imposé cette révolution parce que, ne pouvant
plus augmenter leurs profits par la compression des coû ts de production, ils cherchent à
les réaliser en substituant à tous les rapports humains naturels des rapports artificiels dont
ils peuvent tirer profit. Ils nous imposent à cette fin une technologie de plus en plus
envahissante, de moins en moins sû re et ruineuse pour la planète parce que dévoreuse
d’énergie. L’accumulation de l’information qui en résulte crée un affolement que nous
tentons de surmonter par toujours plus d’information. Ce cercle vicieux nous coupe de nos
ressources propres. Le net nous incite à créer des relations factices et à les multiplier à
l’infini, ce qui crée un vertige auquel des foules croissantes tentent d’échapper en
s’envoyant des images d’elles-mêmes, dans le vain espoir de saisir à travers elles leur
propre existence. Ces multitudes n’ont plus de répit. Leurs vies se réduisent à l’instant.
Elles ne connaissent plus le temps, ce sentiment de la durée que produit la pensée. Le net
engendre aussi la déraison parce qu’il offre à chacun le moyen de se joindre au chœur des
inconnus qui ont les mêmes humeurs et les mêmes préjugés que lui – alors que la raison
naît de la rencontre des points de vue et des connaissances, et des accords qu’on en tire
après s’être écoutés. Ainsi se forment des attroupements virtuels qui se vouent les uns les
autres aux gémonies. Sur le net triomphe en même temps la lâ cheté. On y tient sans
risque des propos dont on ne répondrait pas en présence d’autrui. La propagande s’y
répand parce qu’elle est primaire et gratuite. Sont ainsi ruinés la raison, la vie politique et
le lien social. Cette régression a pour cause, non l’outil, mais l’avidité de ceux qui s’en
servent pour exploiter nos faiblesses.
Tel est l’un des cercles de l’enfer d’aujourd’hui. Tous n’y tombent pas, certains en
ressortent. Je n’évoquerai pas les autres cercles pour ne pas attrister mes lecteurs qui, je le
crains, ne les connaissent que trop bien.

L’espèce humaine a déréglé le climat qui rend notre planète habitable. Elle a mis en
péril la nature qui s’y est développée et les ressources indispensables qu’elle nous offre.
Nous n’avons pas su en assurer le bon usage et le juste partage. Nous sommes assaillis par
les catastrophes qui en résultent, qui se multiplient, se conjuguent et s’accélèrent. Devant
le danger, les analyses, les mises en garde, les propositions, les projets abondent, mais dans
le désordre. Deux choses sont toutefois devenues évidentes pour tous, y compris pour ceux
qui mènent la politique du pire : la crise a été causée par l’homme, elle menace toute
l’humanité.
On rappelle souvent que le mot “crise”, du grec krisis , ne désigne pas à l’origine une
phase de difficulté et d’incertitude, comme on l’entend aujourd’hui, mais le moment où une
décision doit être prise, voire la décision elle-même. Nous devons prendre une décision.
Elle doit avoir deux effets : nous mettre en mesure de combattre les maux actuels et
prochains, non plus dans le désordre et la confusion, mais de façon cohérente, et introduire
le moment positif de ce que nous voulons . Car nous ne serons cohérents que si notre
action découle d’ une décision, et cette décision ne sera opérante que si nous luttons en
premier lieu, non plus contre tout ce que nous ne voulons pas, mais pour ce que nous
voulons.
En quoi cette décision positive consistera-t-elle ? Elle sera un acte, non de la volonté,
mais de l’intellection. Elle sera la reconnaissance de notre besoin et désir le plus
fondamental, qui est de devenir sujets . Quand une telle décision intellectuelle s’impose à
l’un, elle peut avoir des effets sur d’autres, puis d’autres encore, en nombre croissant peut-
être. On la concevra dans les termes dont je me sers ici ou d’autres termes voisins.
Si cette idée juste du sujet était adoptée, elle nous aiderait à corriger les errements du
passé et à concevoir un autre avenir que celui que nous nous préparons aujourd’hui. Une
telle idée est nécessaire parce qu’aucune société humaine ne peut vivre sans un certain
degré de pensée commune et que cette pensée commune contient nécessairement , sous
une forme ou sous une autre, une idée de ce qu’est l’être humain. Cette idée, nous pouvons
la recevoir sans réfléchir ou l’examiner et, en prenant appui sur ce que nous observons, la
corriger. Une idée juste du sujet nous permettra aussi de comprendre a posteriori ce que
la plupart des conceptions passées ont eu de limité ou de biaisé.
Elle nous permettra de comprendre, en particulier, un moment déterminant de
l’histoire européenne récente. À l’époque de la Renaissance, les marchands et les savants
qui étudiaient la nature ont conçu l’idée que la réalité pouvait être mesurée et quantifiée, et
que les nombres en fournissaient non seulement une description, mais l’explication.
L’utilité du maniement des nombres dans le commerce et la finance est évidente, de même
que dans des domaines pratiques tels que l’architecture, la mécanique ou la balistique par
exemple. Il n’allait en revanche pas de soi qu’il devînt en outre le moyen d’établir des lois
de la nature inaccessibles à nos sens. Cela fut possible par la méthode expérimentale, qui
fait abstraction de l’intuition directe et prouve ce qu’elle avance par des expériences ad
hoc . Dans les termes que j’ai proposés tout à l’heure : pour sonder la réalité , elle exclut
les mondes que nous formons par l’intégration de nos perceptions et de notre expérience,
puis par le langage, et qui donnent un sens à la réalité. L’importance qu’ont prise cette
méthode et les connaissances scientifiques qu’elle nous a procurées ont eu pour
conséquence une scission du sujet : d’un cô té, chez certains, le sujet qui étudie par des voies
indirectes la réalité , de l’autre le sujet qui, chez tous, se constitue par la voie de
l’intégration, par le langage et qui crée des mondes , c’est-à -dire le sujet humain. Les
conquêtes scientifiques et technologiques du premier sujet ont été telles qu’elles mettent
en danger la formation du second. Le danger est d’autant plus grand que l’accroissement
de ces conquêtes, devenu exponentiel, obéit désormais complétement à la finance,
autrement dit au capital, qui n’a lui-même d’autre fin que son propre accroissement. Il est
urgent de rétablir la primauté du second sujet. Ce rétablissement ne se fera pas sans une
décision .
Certains de mes amis s’inquiètent : ne faut-il pas que tu sois un peu fou, me disent-ils,
pour te livrer aujourd’hui à de telles réflexions, qui ne peuvent intéresser qu’un tout petit
nombre de gens, alors que nous courons à la catastrophe et que nous devons
impérativement inventer, avant qu’il ne soit trop tard, de nouvelles formes de vie
pratique ? Je leur réponds que quelques personnes me sauront peut-être gré de leur
indiquer l’impératif premier à partir duquel elles pourront, par hiérarchisation, ordonner
tous les autres dans les temps qui viennent. Nous ne serons pas cohérents si nous ne
savons pas ce que nous voulons en dernier lieu.
Pour que cette décision ne reste pas une opération isolée et sans suite, nous devons
aussi la situer dans l’histoire. Faisons d’elle le principe d’un projet historique. Ce projet
aura pour cadre l’Europe parce qu’il n’y a qu’en Europe qu’il puisse prendre appui sur le
passé et parce que l’Europe a besoin d’un tel projet pour s’unir.

Digression . Puisque je parle en Européen, qu’on me permette de préciser quelle sorte


d’Européen je suis. Quand j’ai l’occasion de m’exprimer en France, presque toujours le
collègue ou le journaliste qui me présente précise que je suis un sinologue suisse , ce qui
chaque fois me déconcerte. Dès lors que le public m’est familier, que je connais ses idées et
que je parle depuis toujours sa langue, pourquoi ma nationalité ? J’ai des amis à qui il
arrive la même chose et qui sont aussi étonnés que moi. Nous en avons parlé, j’y ai réfléchi.
Quand il prend la parole, le Français qui nous reçoit se voit, semble-t-il, comme le
représentant d’une nation et nous considère comme les représentants d’une autre nation
alors que l’idée de nous définir par là nous est étrangère. Il y a là un malentendu qu’il vaut
la peine de mettre en lumière.
Je prends mon propre exemple. Je suis de Neuchâ tel par l’origine de mes parents et
par ma langue maternelle, de Bâ le où je suis né et j’ai vécu jusqu’à l’â ge de vingt ans,
parlant le français à la maison, le bâ lois dans la rue et l’allemand à l’école, de Genève si l’on
veut parce que j’y ai ensuite passé la plus grande partie de ma vie. Or ces trois villes, faut-il
le rappeler, ont eu jusqu’au XIX e
siècle une histoire séparée au sein de l’Europe, qui a
formé leur caractère. Mais je porte aussi en moi l’empreinte d’autres villes, en premier lieu
de Paris et de Pékin. Alors d’où suis-je ? Cette question restera toujours ouverte mais
reçoit dans mon esprit, ces temps-ci, une réponse inattendue : ne serais-je pas à la fin plus
bâ lois qu’autre chose ? Cette idée mû rit en moi depuis que j’ai relu les œuvres de
Nietzsche, ces dernières semaines. J’en ai tiré plusieurs enseignements. Les marques que
j’ai trouvées dans les marges du texte m’ont appris que je les avais déjà lues, il y a quelque
quarante ans. Les passages qui avaient retenu mon attention n’étaient plus ceux qui
m’intéressaient maintenant : je n’étais plus le même, et mon ancien moi m’a paru naïf.
Cette fois-ci, il m’a semblé bien comprendre cet auteur. Il a été un grand critique, puis
il est devenu un mauvais philosophe. De 1869 à 1879 , de 25 à 35 ans, il a été un critique
d’une lucidité et d’une profondeur rares, servi par une vaste culture. Cette période faste est
celle qu’il a passée à Bâ le, où il avait été nommé professeur de philologie grecque sur la foi
de travaux précoces publiés en Allemagne. Elle est inséparable de la vie bâ loise de ce
temps-là . Sa santé, qui était déjà défaillante, s’est dégradée au point que, ne pouvant plus
assurer son enseignement, il a demandé à être mis à la retraite et a quitté la ville, puis a
mené jusqu’à la fin de ses jours, en 1900 , une vie errante, la plupart du temps solitaire,
faite de difficultés matérielles, de maux physiques et, vers la fin, de tragiques dérangements
mentaux.
À Bâ le, il est un essayiste audacieux et perspicace qui s’exprime sur les langues, le
style, la littérature, la musique, l’histoire, les sociétés, les nations, la politique, la
philosophie, les religions, le Réforme, le rô le éminent des Juifs dans la culture, l’avenir de
l’Europe et d’autres sujets. La part précieuse de son œuvre est dans ces textes ramassés,
précis, exempts d’emphase. Ils sont pour l’essentiel contenus dans son premier grand livre,
Humain, trop humain , publié en deux parties en 1879 et 1880 . Cette part-là a eu des
prolongements dans la suite, notamment dans Aurore , paru en 1881 , mais elle n’a cessé
de se réduire et ne s’est pas renouvelée. Elle a été ensevelie sous ce qui est venu après.
À son drame personnel s’en est ajouté un autre, à l’échelle de l’histoire. Au premier
acte, le scandale provoqué par La Naissance de la tragédie , en 1872 . Il a regretté par la
suite ce texte excessif car son véritable sujet était le pessimisme ancien des Grecs. Porté
par sa verve polémique, il publie les années suivantes ses Considérations intempestives ,
qui le rendent plus célèbre encore. Le 2 acte commence quand il quitte Bâ le et tente de
e

continuer son œuvre dans l’isolement qui est désormais le sien. Il n’avance plus, il fait du
sur-place et tente de sortir de l’impasse en haussant le ton, en se faisant prophète. Il se
répète aussi de plus en plus parce que sa vue basse l’empêche de faire autre chose que
noter sur des bouts de papier les pensées qui lui viennent au cours de ses longues marches
quotidiennes. Elles tournent de plus en plus autour des quelques grands thèmes de
l’éternel retour, de la volonté de puissance, de l’immoralité de la nature, etc. C’est ainsi que
le grand critique devient un mauvais philosophe. De sa poésie, de la musique qu’il a
composée en grande quantité toute sa vie, tout a été conservé, mais rien n’a duré. Il a
quelques amis fidèles, mais attire aussi des admirateurs qui viennent voir le Grand Homme.
Des extrémistes de tout poil s’entichent de moi, note-t-il : cela va des socialistes aux
nihilistes, des antisémites, des mystiques orthodoxes aux wagnériens. Le 3 7 e
acte est
celui des idéologues – et de la sœur, qui a vécu auprès de lui à Bâ le et qui devient une
intrigante et une faussaire, intéressée par l’argent que rapportent les œuvres. Elle a épousé
un certain Dr. Fö rster, Berlinois antisémite notoire. On voit se produire ce que Nietzsche
avait observé dans le cas de Schopenhauer : quand une philosophie est reprise par le grand
nombre, elle l’est par ses cô tés les plus faibles. C’est ce qui arrive maintenant à la sienne,
8

jusque sous le régime nazi. Le 4 acte se déroule après la guerre. Heidegger entreprend
e

de rétablir la grandeur de Nietzsche philosophe . Il s’efforce, suivi bientô t par d’autres, de


dégager des livres de la deuxième période et de la masse des écrits inédits un système.
Comme cette masse était considérable, cette recherche du système a beaucoup occupé ses
épigones, hors d’Allemagne principalement, en France en particulier. 9

Si j’en avais l’occasion, je rétablirais le premier Nietzsche en le dégageant de tout ce


qui a terni, voire complètement obscurci son éclat d’essayiste. É diteur, je garderais la plus
grande partie de Humain, trop humain , j’y ajouterais les textes ultérieurs qui sont de la
même eau et j’en confierais la traduction, non à des spécialistes de sa philosophie, mais à
des écrivains aussi rapides, justes et inventifs que lui à l’époque. Il eû t fallu Stendhal, que
Nietzsche admirait comme il admirait Chamfort ou Pascal. La France, non l’Allemagne, était
pour lui le pays de l’excellence.
Le génie du jeune Nietzsche serait sans doute éclos n’importe où en Allemagne, mais
Bâ le y a été pour beaucoup, ville dont les faubourgs touchent l’Allemagne et la France, lieu
de passage et d’échanges depuis le Moyen  ge, refuge de beaucoup d’esprits de premier
ordre à la Renaissance et lors de la Réforme. Elle comptait au temps de Nietzsche trente
mille habitants, son université moins de deux cents étudiants, mais la vie intellectuelle y
était intense. La vie musicale aussi, comme encore aujourd’hui. Les concerts se
succédaient dans la cathédrale. La figure qui a le plus compté pour Nietzsche est celle de
Jacob Burckhardt ( 1818 - 1879 ), issu de l’une des grandes familles de la ville. Il fut l’un des
historiens majeurs de son siècle, et pas de son siècle seulement. Appelé à succéder à
Leopold von Ranke à Berlin, il a refusé l’offre, après en avoir décliné plusieurs autres
venues d’Allemagne. Il a préféré rester à Bâ le où il pouvait enseigner à la fois au
Pä dagogium (l’ancêtre du lycée où j’ai fait mes classes, et qui était encore imprégné de ses
idées), aux cours du soir offerts aux Bâ lois et à l’université. Il n’a pas voulu renoncer à ces
publics, car il désirait contribuer à former des citoyens. Sa pensée est une source de celle
du jeune Nietzsche. Il incarne d’une certaine façon cette ville à laquelle je suis lié, tout
compte fait, bien que je l’aie quittée depuis longtemps. 10
C’est elle que j’évoquerais en
premier lieu si l’on me présentait à nouveau comme un “Suisse”.
Je demande la permission de prolonger encore un instant cette digression. En relisant
récemment les Considérations sur l’histoire universelle de Jacob Burckhardt, j’ai pris la
mesure du génie de cet historien et j’ai été frappé par le nombre des aperçus repris par le
jeune Nietzsche dans ses écrits de l’époque. L’influence est grande, mais n’apparaît qu’en
allemand. Les traductions ne la laissent pas deviner. Je m’arrête un instant sur ce point.
Les Considérations sont un ouvrage très particulier, composé après la mort de
Burckhardt par son neveu Jacob Oeri d’après les notes préparatoires d’un cours que
l’historien a donné en 1870 - 71 et en 1872 - 73 . Il se préparait avec soin, la plume à la
main, et parlait ensuite sans notes. Le titre, Weltgeschichtliche Betrachtungen , est de
Jakob Oeri. Il induit en erreur, car Burckhardt ne traite pas de l’histoire dans sa totalité,
mais de notre façon, toujours problématique, de penser l’histoire. Son cours était intitulé
Über das Studium der Geschichte , Sur l’étude de l’histoire . Le volume 10 de l’édition
critique de ses Œuvres 11
contient aussi bien les notes préparatoires que le texte publié
par Jakob Oeri en 1905 , devenu classique. Burckhardt imaginait, la plume à la main, ce
qu’il allait dire à ses auditeurs, d’où un enchaînement serré des idées et une expression
ramassée qui sont encore sensibles dans la version mise au point par Jakob Oeri, mais ne le
sont plus dans la traduction française. Le lecteur français ne peut pas deviner à quel genre
d’ouvrage il a affaire, ni percevoir, par conséquent, ce que le jeune Nietzsche doit à
l’historien dans la manière, les thèmes et l’ambition. Mais cela tient aussi aux traductions
12
françaises de Nietzsche, du moins celles que je connais. À la différence de Burckhardt, du
moins de celui des Considérations , Nietzsche écrit pour publier. À l’époque de Bâ le, il a un
style qui n’a pas le caractère primesautier de celui de Burckhardt, mais n’en est pas moins
rapide et vigoureux, qu’une traduction devrait rendre. Or il est traduit par des philosophes
ou, plus exactement, des spécialistes de sa philosophie qui négligent la question du style.
Pour donner un exemple de ce qui en résulte, j’ai placé ci-après un bref paragraphe de
Humain, trop humain dans une traduction récente, publiée par un éditeur parisien, et une
autre que je propose, et qui me paraît préférable.
Lorsqu’on rapproche ainsi Nietzsche et Burckhardt, on voit aussi ce qui les a séparés.
Le premier s’est voulu philosophe et l’est devenu, le second admirait les grands
philosophes et tenait la pensée de certains d’entre eux pour ce que le génie humain a
produit de plus élevé, mais se méfiait comme de la peste des philosophies de l’histoire,
cette dernière ne pouvant être jugée que de points de vue eux-mêmes historiques, partiels
et datés. Sa vocation était de la faire voir , autant que possible, dans ce qu’elle a engendré
de meilleur et de pire. Pour la faire voir , il fallait s’efforcer de la comprendre , autant
que possible . À cela devait se borner selon lui l’historien, de sorte que, quand Nietzsche
s’est fait prophète, Burckhardt a cessé de l’approuver.
Dès Bâ le, Nietzsche avait commencé à se projeter dans l’avenir, d’abord dans celui de
l’Europe. L’Europe est un train de se faire, écrit-il dans Humain, trop humain . Malgré de
nombreux revers, l’esprit démocratique progresse 13
et la conduit à prendre un jour la
forme d’une fédération des peuples. Il vibre d’émotion quand il évoque le grand moment
14

européen qui fut celui de Beethoven. 15


Mais son optimisme va plus loin. “Les hommes
peuvent désormais consciemment décider de former une nouvelle culture”, écrit-il. 16
À
cause de la vue que l’humanité a maintenant de son passé, “elle peut faire d’elle-même ce
qu’elle veut”. 17
Nous devons pour cela renouer avec ce que les Lumières ont apporté de
libérateur, dit-il, en rejetant la violence et les fanatismes qu’elles ont aussi engendrés. Il
18

était beaucoup plus optimiste que son maître Jacob Burckhardt. Pour avancer dans ce
grand projet, dit-il ailleurs, il nous faut une connaissance des conditions de la culture 19

dont le point ultime est celle du sujet humain.
J’esquisse ainsi très rapidement l’idée d’un premier Nietzsche dont je partage la
perspective, à ma façon plus prudente, et d’un second dont je me dissocie complètement. Si
j’avais un jour le temps, je me ferais fort de mettre en lumière le contraste entre l’un et
l’autre. Je mettrais mieux en évidence la force, la pertinence et l’actualité du jeune auteur,
celui de la période bâ loise et des années qui ont immédiatement suivi et je m’arrêterais sur
certaines causes proprement philosophiques de son échec ultérieur. Je noterais qu’il est
resté prisonnier de la conception classique de la conscience comme d’un miroir reflétant la
chose 20
et n’a pas dépassé l’éternel conflit entre les principes “apollinien” de la forme et
“dionysiaque” du désordre, qui ne peut être résolu selon moi que par l’idée d’intégration.
Ici s’arrête la digression. Je reviens au projet.

Tout être humain sent qu’il progresse quand il comprend quelque chose. À mesure qu’il
comprend, il désire comprendre plus, et plus il avance dans la connaissance, plus il la
désire. Héraclite l’a dit ainsi : “C’est le propre du sujet que la connaissance s’y accroît elle-
même”. Dans un autre fragment, il parle de l’activité dont nous sommes faits, qui accueille
21

en elle la réalité, par la voie des sens et de la perception, et qui fait de nous des sujets : “Cela
qui saisit la vue, l’ouïe, la perception, c’est cela que moi, j’estime le plus.” Selon lui, “il
appartient à tout homme de se connaître et de penser juste”. 22

Telle fut également la conviction de Dante. Il a commencé son Banquet par cette
phrase : “Tutti li uomini naturalmente desiderano di sapere ” et a développé ensuite dans
23

toute son œuvre les conséquences de cette prémisse. La connaissance est la tâ che
commune de l’humanité. Il ne peut y avoir d’unité de l’espèce humaine hors de l’activité de
la pensée, qui sera nécessairement politique. La rencontre, l’échange et la discussion sont
les conditions nécessaires de cette unité. Elle n’est possible que dans la paix – que seule
une monarchie universelle peut assurer. À cette idée, dont il rêvait pour l’Europe, il faut
substituer aujourd’hui celle de République européenne. 24

Dante a été un grand homme politique dans sa Florence natale, puis en Italie durant
son long exil. Il était républicain et voulait que l’empereur et le pape soient égaux pour que
leurs pouvoirs s’équilibrent. Par la philosophie scolastique, qu’il possédait parfaitement, il
se rattachait à Aristote et pensait comme lui que la parole, la raison et la politique sont
conjointes dans la nature de l’homme. Sa plus grande audace a été théologique. Il a affirmé
que la béatitude est réalisable en cette vie et l’a montré dans la Divine Comédie – qu’il a
d’abord voulu intituler Vision . Dans le Purgatoire , il fait dire à Marco le Lombard :
“C’est le mauvais gouvernement / qui est cause de la méchanceté du monde, / et non la
nature qui serait en vous corrompue.” 25
Le Mal n’est pas invincible. Chacun est
responsable du bien et du mal qu’il fait. C’est la résignation qui permet au Mal de
triompher. Il tenait pour parfaite la langue latine, celle de son maître Virgile, mais il en a
créé une autre, l’italien, pour être lu du plus grand nombre. 26

L’un de mes amis s’inquiète encore : tu rêves, me dit-il ; regarde autour de toi, rien ne
justifie pareil optimisme. Je lui réponds que vouloir aller vers le Bien ne signifie pas que
l’on soit optimiste. Je vois au contraire l’avenir en noir. Je pressens l’horreur à venir,
pareille à celle que les armées de Napoléon ont répandue en Espagne. Je cite celle-là parce
que Goya nous en a donné une idée. Ses eaux-fortes sont une expression plus puissante
que tous les témoignages oraux ou écrits, photographiques ou filmés, que l’on puisse
produire sur le malheur parce que chacune est une vision . Goya a mis sous chacune
d’elles une légende – un mot ou une phrase. Elles sont de ce fait l’expression d’une
intégration aboutie qui les rend vraies , et par là mémorables à un degré qu’aucun autre
moyen ne permet d’atteindre. Elles sont en outre vraies parce qu’elles montrent les
souffrances – ou les vertus – de personnes particulières. Mais je doute qu’un autre Goya,
s’il doit y en avoir un, survive à la catastrophe qui menace et qu’il y ait encore quelqu’un
pour voir ses œuvres.
D’autres amis me reprochent d’être exagérément bref. Je leur réponds diversement :
qu’on écrit trop, ou qu’il y aurait tant de développements à faire que je préfère m’abstenir,
ou que j’ai besoin de la concision pour être certain que je tiens le point sûr . Mais il y a
autre chose. Je voudrais moins raisonner que communiquer une vision , ou plutô t : la faire
naître dans l’esprit du lecteur. Je voudrais, non pas discourir, mais faire voir . Telle était
mon intention lorsque j’ai proposé, à la fin des Esquisses 27
, trois visions qui pour moi
contiennent tout : celles du monde vivant, celle de l’histoire humaine et celle du sujet. Dans
le présent petit ouvrage, j’ai quelque peu enrichi et précisé cette dernière. Je place la
vision au-dessus du discours. L’image, qui prolifère et envahit aujourd’hui nos vies, n’est
pas seulement le contraire de la vision : elle la tue, comme elle tue la pensée.
Au livre 2 de son grand poème philosophique, De la nature des choses , Lucrèce
s’adresse ainsi à son dédicataire, un certain Memmius :
“Regarde ce qui se passe quand un rayon de soleil pénètre dans l’ombre d’une chambre. Tu
verras s’agiter dans le vide des particules innombrables. (…) Pour autant qu’une petite
chose puisse donner l’idée d’une grande, tu concevras par là l’agitation des atomes dans le
grand vide éternel.” 28

Lucrèce conçoit la nature comme un vide sans limites dans lequel se meuvent une
infinité d’atomes. Ils se lient au gré du hasard et forment des combinaisons plus ou moins
substantielles, plus ou moins durables. Curieusement, Lucrèce explique leur mouvement
par une chute universelle qui les emporte tous et dans laquelle ils se heurtent ou
s’agrègent. Ronsard l’a joliment dit :
Petits corps culbutant de travers,
Parmi leur chute en biais vagabonde,
Heurtés ensemble ont composé le monde,
S’entreccrochant d’accrochements divers. 29

Lucrèce a inventé cette chute universelle pour expliquer comment les atomes se
rencontrent et s’accrochent les uns aux autres. Il n’a pas songé à des forces d’attraction et
de répulsion qui les réuniraient ou les sépareraient, ce qui nous paraîtrait plus plausible
aujourd’hui. Mais ce qui importe, c’est le hasard. Poser que tout résulte du hasard a une
éminente vertu philosophique : au lieu de se perdre dans la recherche nécessairement
vaine des causes et des fins, l’esprit se tourne entièrement vers la réalité sensible et la
considère seule. Il y observe des hasards et des développements qu’engendrent
temporairement certaines combinaisons. Luis Buñ uel a résumé cela d’une phrase : “Le
hasard est le grand maître de toutes choses. La nécessité ne vient qu’ensuite. Elle n’a pas la
même pureté.” 30

L’ambition de Lucrèce est de faire voir la réalité : “Puissé-je par mes vers, dit-il à
son dédicataire, captiver assez longtemps ton esprit pour que tu aperçoives dans son
ensemble la nature des choses.” 31
Et s’adressant à É picure, son maître : “Une sorte de
divine volupté, un frisson me saisissent quand tu me révèles par la puissance de ta pensée
la nature entière.” 32
C’est grâ ce à É picure qu’il peut dire : “Je vois dans le vide infini
s’accomplir toutes choses.” 33

Cette vision de la réalité était incompatible avec Dieu, la Création et la Providence, de


sorte qu’elle a été combattue avec la dernière énergie par l’É glise. Elle a été près de faire
disparaître toute trace du De la nature des choses mais, par un hasard extraordinaire, un
humaniste florentin, le Pogge, en a retrouvé une copie manuscrite complète dans un
monastère allemand, en 1417 . En peu de temps, cette œuvre est devenue l’un des
principaux ferments de la Renaissance à travers l’Europe, mais en secret parce que l’É glise
a repris contre elle son combat sans merci. 34

Le sens de la vision a disparu de la philosophie et, plus généralement, de la vie


intellectuelle. Nous n’avons plus conscience de la faculté que nous avons de former, par
l’imagination, des images justes de la réalité. L’intellectualisme actuel s’enferme dans le
langage, ou les langages.
En évoquant le spectacle de la poussière dansant au soleil, Lucrèce suggère une
activité . J’imagine moi-même la réalité comme entièrement faite d’activité. Je l’observe
de l’intérieur parce que je suis moi-même fait d’activité. J’y observe en particulier les
phénomènes d’intégration qui se produisent quand certaines forces s’unissent et créent
ensemble une force supérieure ou une activité plus intense. L’ intégration me permet de
concevoir des phénomènes que Lucrèce peine à expliquer, en particulier celui de la
conscience, que je me représente comme une intensification de l’activité qui la rend
sensible à elle-même, comme je l’ai dit plus haut. C’est ainsi que je m’explique l’apparition
du sujet qui dit “je”. Les visions que nous avons des choses sont faites de traces
enregistrées par la mémoire qui se sont assemblées de la même façon, produisant des
synthèses. Ces idées d’activité et d’intégration me semblent justes parce que, depuis
qu’elles me sont venues, elles ne cessent de se confirmer et de s’enrichir. Elles me
procurent une observation toujours plus précise et complète de l’activité dont je suis fait et
de tout ce qui se manifeste en son sein.
J’admire Lucrèce, mais l’expression lapidaire a ma préférence. Les sentences
d’Héraclite en sont les plus beaux exemples.
Le pessimisme sur notre avenir n’est pas une raison de nous laisser aller à la
négligence et aux passions tristes, qui ne font que nourrir le malheur. Gardons un cap, on
ne sait jamais.
En voici un. Que la connaissance du sujet donne naissance au projet que j’ai dit, que ce
projet soit compris et promu par un nombre grandissant d’Européens et que naisse une
païdeïa , cette éducation de l’homme qui paraissait nécessaire aux penseurs de l’Antiquité
afin que la connaissance soit le ferment de la vie sociale, ambition à laquelle la philosophie
moderne n’est pas revenue. Il s’agirait moins d’éduquer, et moins encore de “former”, que
de faire en sorte que chaque sujet se forme , pour lui-même et pour les autres. On serait à
l’opposé de la machine actuelle, qui entretient l’inégalité entre la classe des diplô més, qui la
font fonctionner en échange d’avantages variés, par leurs divers savoirs spécialisés, et
tous les inférieurs qui la font tourner à leurs dépens parce qu’ils n’ont pas d’autre choix.
Telle est selon moi la vision dont l’Europe a besoin pour s’orienter et qui a besoin de
l’Europe pour se réaliser, si elle doit l’être quelque part.
Notes
1 . Lichtenberg (Allia, 2014 ), p. 117 (K 176 ). Nietzsche a repris cette intuition dans Au-delà du bien et du mal , § 17
, sans indiquer sa source.
2 . Op. cit. , p. 81 - 82 (H 164 ).
3 . Ibid ., p. 114 (K 63 ).
4 . Par exemple Schriften und Briefe (Hanser, Munich, 1968 ), vol. 1 , p. 520 (F 439 ) ou vol. 2 , p. 429 (K 168 ).
5 . Les quatre thèses figurent déjà dans Esquisses ( 2016 , édition remaniée en 2018 ), dont elles forment le cœur (§ 31
). Ce qu’on vient de lire a été abordé et développé de différentes façons dans Un paradigme ( 2012 ) et les dernières
parties de Demain l’Europe ( 2019 ) et Pourquoi l’Europe ( 2020 ). Ces brefs ouvrages ont tous paru aux éditions Allia.
6 . Voici l’une des traductions habituelles : “L’ Aufklärung , les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il
est lui-même responsable. Minorité , c’est-à -dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui,
minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un
manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de
ton propre entendement. Telle est la devise des Lumières.” (Mille et une nuits, 2006 ), p. 11 . Le verbe aufklären , sur
lequel on a formé Aufklärung , signifie “éclairer quelqu’un sur quelque chose”, “le mettre au fait”.
7 . Dans une lettre de 1887 à Overbeck, citée dans l’utile Nietzsche Chronik. Daten zu Leben und Werk de Karl
Schlechta (Hanser, Munich, 1975 ). K. Schlechta est l’éditeur des Werke in drei Bänden publiés chez Hanser en 1966 ,
dont je me sers, et de l’index général des noms et des sujets, Nietzsche Index , paru en 1965 chez le même éditeur.
8 . Le gai savoir , § 99 .
9 . Au moment de mettre sous presse, je suis saisi par le doute : Heidegger a-t-il lu les inédits ( Nachlass ) ? Il est trop
tard par vérifier.
10 . Je recommande la biographie brève, mais excellente d’Alfred Berchtold, Jacob Burckhardt (L’Â ge d’homme,
Lausanne, 1999 , 194 p.). L’historien Werner Kaegi en a publié une monumentale : Jacob Burckhardt. Eine Biographie
(Bâ le, Schwabe, en 7 tomes, de 1947 à 1982 ).
11 . Werke , Beck, Munich, 29 vols.
12 . Considérations sur l’histoire universelle (Droz, Genève, 1965 , puis Allia, 2001 ). Cette traduction, due à l’historien
genevois Sven Stelling-Michaud, est d’une grande exactitude, mais n’a pas la liberté de ton de Burckhardt. La langue
allemande est souvent lourde et compliquée, mais elle a une ressource que le français n’a pas au même degré. On y
compose avec facilité des mots nouveaux, parfois sur le moment et à usage unique. Burckhardt dit par exemple, dans le
chapitre 3 , qu’à partir de Constantin, la théologie a pris une telle importance à la cour de Byzance que les empereurs ont
été obligés de “mit-theologisieren”, ce qui veut dire à peu près qu’il leur a fallu “se jeter à leur tour dans la théologie”.
J’imagine le sourire des Bâ lois l’entendant parler ainsi. Pour rendre les raccourcis visionnaires de Burckhardt, il eû t fallu
prendre plus de libertés que s’en est permises le traducteur. Il faut aussi regretter que, dans l’édition parue chez Allia,
n’aient pas été respectés les blancs qui, dans l’original, ménagent des pauses et renforcent le sentiment que l’on entend
quelqu’un parler.
13 . Humain, trop humain II , § 275 .
14 . Ibid. , § 292 .
15 . Au-delà du bien et du mal , § 245 .
16 . Humain, trop humain I , § 223 .
17 . Humain, trop humain II , § 179 .
18 . Ibid. , § 221 .
19 . Ibid ., § 223 .
20 . Le gai savoir , § 354 .
21. Fragment 115. C’est ainsi que je traduis (psychès esti lógos se’autón auxôn)
dans le langage d’aujourd’hui. L’édition des fragments d’Héraclite procurée par Jean Bollack et Heinz Wismann (Minuit,
1972, 2004) m’a longtemps impressionné par la rigueur de leur méthode, mais je ne comprenais pas le sens qu’ils donnaient
au texte. Je pense aujourd’hui qu’ils se sont fourvoyés, sur le fond, parce que leur hypothèse initiale était fausse et qu’ils
l’ont maintenue envers et contre tout.
22 . Fragments 55 et 116 .
23 . “Tous les hommes naturellement désirent savoir.”
24 . Que j’ai défendue dans Demain l’Europe (Allia, 2019 ) et Pourquoi l’Europe. Réflexions d’un sinologue (Allia 2020 ).

25 . XVI / 103 - 105 .


26 . Je m’inspire d’une précieuse conférence de Patrick Boucheron, publiée sous le titre Au banquet des savoirs
(Presses Universitaires de Bordeaux, 2015 ). Un rô le éminent des historiens, dit Boucheron, est de replacer les textes
dans leur époque afin de bien les comprendre et de nous rendre à même d’en tirer ce qui importe aujourd’hui. Cette
remarque vaut a fortiori pour la Divine Comédie. Autres ouvrages lus récemment, concordants : Jacqueline Risset,
Dante, une vie (Flammarion, 1995 ), Didier Ottaviani, Dante, L’esprit pèlerin (Point, 2016 ), Giorgio Agamben, Le
Royaume et le jardin (Rivages, 2020 ).
27 . Dans l’édition remaniée de 2018 .
28 . De natura rerum , 2 / 114 - 117 .
29 . Les Amours , 37 / 1 - 4 .
30 . Mon dernier soupir (Laffont, 1982 ), p. 211 .
31 . 1 / 948 - 950 .
32 . 3 / 28 - 30 .
33 . 3 / 17 .
34 . Sur cette aventure et ses suites, lire l’excellent ouvrage de l’historien américain Stephen Greenblatt, Quattrocento
(Flammarion, 2013 , coll. Champs, 2015 ).
La prose de Nietzsche (ad. ici )

Voici ce paragraphe de Humain, trop humain , dans une traduction publiée récemment
1

par un éditeur parisien et celle que je propose pour illustrer l’idée que je me fais de la tâ che
du traducteur : dire dans sa langue et dans son langage ce que l’auteur a dit dans sa langue
et son langage, et bien le dire, aussi directement que possible. La belle prose a l’air
spontané, note Nietzsche. Chaque langue a son allure, son rythme, remarque-t-il ailleurs.
2 3

L’ allegrissimo de Machiavel par exemple, parent de l’air sec de Florence, est impossible
en allemand. Il était très conscient des défauts de la langue allemande, il s’est exprimé plus
d’une fois là -dessus. Ce serait intéressant de réunir tout ce qu’il a écrit sur le langage, les
langues, l’écriture, le style, les auteurs.
On pourra lire ces deux traductions dans un ordre ou dans l’autre. Voici d’abord la
mienne. À un détail près, elle n’a besoin d’aucune note.
La mort selon la raison – Que faut-il préférer ? Arrêter la machine quand elle cesse
4

de rendre les services qu’on lui demande ou attendre qu’elle s’arrête d’elle-même, c’est-à -
dire qu’elle se détraque ? Cela ne revient-il pas à gaspiller de l’argent, à abuser de
l’attention et des forces de ceux qui prennent soin de nous ? À accaparer des moyens qui
seraient utiles ailleurs ? Voire même à répandre le mépris de ces machines, par le fait de
les entretenir en si grand nombre et de les servir de façon si parfaitement inutile ? – Je
parle évidemment de la mort involontaire (naturelle) et de la mort volontaire (conforme à
la raison). La première est contraire à toute raison : la pitoyable substance de l’enveloppe
détermine combien doit durer le noyau ; un geô lier malade et stupide décide du moment où
périra son précieux prisonnier. Elle est un meurtre commis par la nature : la destruction
5

de l’être doué de raison par celui, privé de raison, qui lui est attaché. Du point de vue de la
religion, il peut sembler que ce soit l’inverse car, dans ce cas, la raison supérieure (Dieu)
ordonne et la raison se soumet. Hors de la religion, il n’y a aucune raison de conférer
pareille valeur à la mort naturelle. – Préparer sa mort et en décider avec sagesse fait partie
de la morale de l’avenir, encore tout à fait inconcevable et apparemment immorale
aujourd’hui, mais qui se lèvera un jour devant nous, telle une aurore, et nous procurera un
indescriptible bonheur.
Voici la traduction parue en 2019 dans la collection GF Flammarion (vol. 2 , p. 334 -
335 ):

De la mort raisonnable . 6
– Qu’est-ce qui est plus raisonnable, arrêter la machine
quand elle a terminé le travail qu’on lui demandait, ou bien la laisser marcher jusqu’à ce
qu’elle s’arrête d’elle-même, c’est-à -dire jusqu’à ce qu’elle soit détraquée ? Cette dernière
solution ne revient-elle pas à un gaspillage de frais d’entretien, à un abus des forces et de la
vigilance des utilisateurs ? Est-ce qu’on ne jette pas par la fenêtre ce qui ailleurs ferait
grand besoin ? Est-ce qu’on répand pas même une sorte de mépris à l’égard des machines
en général, en entretenant et en utilisant nombre d’entre elles en pure perte ? Je parle de la
mort involontaire (naturelle) et de la mort volontaire (raisonnable). La mort naturelle est
indépendante de toute raison, c’est la mort proprement dénuée de raison , dans laquelle
7

la pitoyable substance de l’enveloppe décide de la durée du noyau ou de sa fin, dans


laquelle donc c’est le geô lier, en train de dépérir, souvent malade et hébété, qui est maître
de désigner le moment où son noble prisonnier doit mourir. La mort naturelle est le
suicide de la nature, c’est-à -dire l’anéantissement de l’être raisonnable par l’être dénué de
raison qui lui est lié. C’est seulement sous l’éclairage religieux que l’on peut voir les choses
autrement, parce qu’alors, comme de juste, la raison supérieure (Dieu) donne ses ordres,
auxquels la raison inférieure doit se soumette. En dehors du point de vue religieux, la mort
naturelle ne mérite aucunement d’être glorifiée. La sage organisation et la libre disposition
de la mort relèvent de cette morale de l’avenir qui semble pour l’instant tout à fait
insaisissable et a des résonnances immorales, dont ce doit être un bonheur indescriptible
d’apercevoir l’aurore. 8
Notes
1 . II , § 185 .
2 . Ibid ., I , § 145 .
3 . Au-delà du bien et du mal , § 28 .
4 . Vom vernünftigen Tode .
5 . Et non un suicide, comme l’écrit Nietzsche.
6 . (Note du traducteur) Nietzsche reviendra souvent sur ce problème, notamment dans le texte (cité à la note
précédente) du Crépuscule des idoles (“Raids d’un intempestif”, § 36 : “Morale pour médecins”, p. 87 - 88 ). Ce n’est pas
par hasard que Nietzsche évoque Schopenhauer dans ce dernier texte, car celui-ci se pose longuement la question du
suicide à propos des affres du vouloir-vivre et de la négation du vouloir-vivre qu’il prô ne. Nietzsche prend ici le contre-
pied d’une longue tradition philosophique qui condamne le suicide, de Platon à Schopenhauer, en passant par Rousseau
ou Kant (avec l’exception notable des stoïciens). Avec une profondeur mêlée d’un peu d’ironie, il écrira dans Par-delà
bien et mal (§ 157 ) : “La pensée du suicide est un puissant moyen de consolation : elle aide à passer plus d’une mauvaise
nuit”.(notre traduction). On pourra en déduire, avec un sourire, que contrairement à ce qu’affirmera Albert Camus (dans
Le Mythe de Sisyphe ), le suicide n’est pas le seul “problème philosophique vraiment sérieux”.
7 . (Note du traducteur) Der unvernünftige Tod , pour faire pièce à la “mort raisonnable” ( vernünftig ) du titre de ce
paragraphe. Sans cette antithèse, on aurait plutô t dû traduire par “mort absurde”.
8 . II , p. 334 - 5 .
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