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Du même auteur aux É ditions Allia
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J’ai depuis longtemps le sentiment…
La prose de Nietzsche…
DU MÊ ME AUTEUR
AUX É DITIONS ALLIA
ISBN :
979-10-304-1362-5
Voici maintenant ce que j’ai appris de plus important en procédant ainsi au fil du
temps. Je vais en donner une idée au moyen de quelques mots : l’activité, le corps, la
conscience, la pensée, l’intégration, les mondes, la réalité . Ce sont des mots familiers, mais
auxquels je donne un sens nouveau.
De l’activité , j’ai dit ce qu’il fallait. Par le mot corps , j’entendrai mon corps, celui
dont je sens la présence quand je m’arrête et ferme les yeux. Il est fait d’activité. Je perçois
cette activité de l’intérieur. Elle se perçoit elle-même de l’intérieur, devrais-je dire. Elle
devient sensible à elle-même, autrement dit consciente . Ainsi se forme “la conscience”.
Ce mot nous fait croire à une instance autonome, mais il n’existe pas de conscience en soi.
Il n’y a que des phénomènes qui, au sein de notre activité, deviennent conscients et dans
lesquels apparaît, à partir d’un certain degré d’intensité, le sentiment du “je” qui est le
propre de ce que nous appelons le “sujet”. Nous découvrons ainsi que l’activité est
première , que le sujet naît d’elle et en elle et qu’il est second . Ce renversement modifie
notre compréhension de notre rapport à nous-mêmes.
Il modifie aussi notre compréhension de notre rapport à la réalité extérieure. Elle
nous semble distincte de nous mais l’arrêt, puis l’observation et la réflexion nous
enseignent qu’elle a lieu en nous . Nous la produisons au sein de notre activité. On peut
vivre sans s’en rendre compte mais, tant qu’on l’ignore, on ne peut pas comprendre ce
qu’est le sujet qui dit “je” et son rapport à la réalité.
La pensée . “On ne devrait pas dire : je pense, mais cela pense”, notait
Lichtenberg. 1
“Cela”, c’est le corps – car que faisons-nous quand nous cherchons une
expression ou une idée, par exemple ? Nous nous arrêtons et nous attendons qu’elle
paraisse. Quand elle devient consciente, nous nous l’attribuons parce que le sentiment du
moi est inhérent à la conscience, mais ce n’est pas ce “moi” qui l’a produite. Ce “moi” se
l’approprie après l’avoir laissée naître et se développer selon une nécessité qui lui était
propre. Ce développement a été presque instantané ou a pris du temps – des minutes, des
heures, des jours et des nuits, voire des mois, des années. Nous ne sommes pas maîtres de
cette gestation. Réfléchir, c’est laisser la pensée faire son travail, en lui donnant le temps
qui lui est nécessaire. Elle se forme par un phénomène d’ intégration : dans la nuit du
corps, des éléments épars s’associent et produisent une synthèse, c’est-à -dire une
concentration et une intensification de l’activité qui la rend en ce point-là sensible à elle-
même.
Notre perception de la réalité extérieure se forme également par des processus
d’intégration. Nos sens nous fournissent des éléments qui, au sein de notre activité,
s’assemblent et forment des synthèses qui deviennent plus ou moins conscientes. Quand
elles sont relativement stables et que le langage s’en saisit, elles forment le fondement d’un
monde . Nous distinguerons donc la réalité , qui est insondable en nous et hors de nous,
et les mondes que nous créons grâ ce au langage, qui ont chacun sa cohérence, mais sont
multiples et variés, et diffèrent les uns des autres selon les époques, les sociétés, voire
d’une personne à l’autre. Parce qu’ils sont nés de l’intégration, les mondes ont un sens. La
réalité elle-même n’en a pas.
Lichtenberg notait : “Reconnaître des objets extérieurs est une contradiction ; il est
impossible à l’homme de sortir de lui-même. Quand nous croyons voir des objets, nous ne
voyons que nous-mêmes. Nous ne pouvons rien connaître vraiment dans le monde sinon
nous-mêmes et les changements qui se produisent en nous.” Les synthèses de la réalité
2
sensible qui se forment au sein de notre activité nous sont visibles parce que, quand elle
se condense, elle produit une luminosité interne – celle qui éclaire aussi nos rêves. Cette
activité devenue sensible à elle-même nous donne aussi un sentiment de l’espace que nous
projetons au dehors pour appréhender l’espace extérieur.
En faisant de l’activité notre objet d’étude, nous évitons de réduire a priori le
champ de l’observation, mais aussi de limiter nos modes d’observation. “Je ne cesse de
m’étonner de la diversité des formes de connaissance que nous procure notre
organisation”, remarquait Lichtenberg. 3
Ses inépuisables Cahiers en témoignent
éloquemment, mais deux choses y manquent. Il ne s’est pas soucié de mettre de l’ordre
dans ses observations, ce n’était pas son propos. Il m’est avis qu’aujourd’hui, le temps est
venu de nous livrer à des observations semblables en y cherchant de la cohérence. Il a
d’autre part négligé le rô le de l’attention et de la progression qu’elle induit dans la
connaissance de nous-mêmes. Sans doute ne s’y est-il pas arrêté parce que le sens de
l’observation et la curiosité lui étaient naturelles. Il a noté en plusieurs endroits que, pour
bien observer, mieux vaut ne pas avoir trop lu. 4
Je l’ai remarqué moi aussi : parmi mes
amis, les forts en philosophie ont le plus de peine à entrer dans mes vues parce qu’au lieu
d’observer, ils cherchent la plupart du temps à continuer les philosophies qu’ils ont
apprises.
Mais une question troublante pourrait avoir surgi dans l’esprit de mon lecteur : si la
pensée se forme dans la nuit du corps, selon sa propre nécessité, et que nous ne faisons
que l’accueillir, n’en découle-t-il pas que nous ne sommes pas libres ? Ne s’ensuit-il pas
que l’idée de l’autonomie du sujet n’est qu’une illusion ? Je réponds que non mais que, pour
le comprendre, nous devons, non pas nous poser la question dans l’abstrait, mais observer
comment les choses se passent. Nous remarquons alors – c’est encore un sujet
d’étonnement – que notre activité, non seulement se connaît elle-même de l’intérieur, mais
peut se connaître mieux et que ce mieux se produit sous l’effet de l’attention – ce qui
conduit à résoudre la question de la liberté par un détour.
L’attention résulte de l’arrêt. Nous devenons spectateurs de ce qui se passe en nous, ce
qui a un double effet : les processus d’intégration se font plus librement et nous les
appréhendons plus nettement. Or par chaque processus d’intégration, nous acquérons une
puissance d’agir. Exemple : quand, enfant, j’ai pour la première fois tenté de verser de l’eau
d’une carafe dans un verre, comme le faisaient les adultes, il m’a fallu coordonner plusieurs
sensations et plusieurs mouvements ou, plutô t : leur donner la latitude de s’assembler pour
que naisse le geste. Quand il est apparu, je l’ai répété, toujours attentif et non sans plaisir,
afin de l’ajuster au mieux et le faire mien. J’ai acquis une puissance d’agir, et donc une
liberté. C’est ainsi, par l’intégration, favorisée par l’attention, que nous avons multiplié
avec le temps nos puissances d’agir et donc notre liberté. Il en est allé ainsi dans tous les
domaines, y compris dans ceux de l’esprit car comprendre, c’est accomplir, ou plutô t laisser
s’accomplir une synthèse et, lorsqu’elle s’est produite une fois, la produire à nouveau, ce
qui procure une autre forme de liberté. L’attention nous a donc aussi fait progresser dans
la connaissance de nous-mêmes.
Autre découverte : quand nous progressons, le désir nous vient de progresser plus
encore afin d’accroître toujours plus nos pouvoirs d’agir et par là notre liberté, en même
temps que notre connaissance de nous-mêmes. Les enfants découvrent cette voie
ascendante par eux-mêmes. Il n’est pas rare que plus tard, l’ayant perdue, quelqu’un doive
nous la montrer de nouveau. Il nous rend alors le plus précieux des services.
Voici, résumé en quatre thèses, ce que j’ai appris ainsi, au fil du temps :
1 . Le sujet se forme par intégration de l’activité, donc par un perfectionnement.
2 . En se perfectionnant, il progresse dans la connaissance des lois de son activité,
donc dans la connaissance de lui-même. Cette connaissance favorise inversement son
perfectionnement.
3 . Il est libre dans la mesure où il agit selon une nécessité propre plutô t que par une
nécessité imposée du dehors. Plus il avance dans l’intégration de son activité, donc dans
son perfectionnement, plus il agit selon sa nécessité propre, et donc plus il est libre.
4 . C’est son besoin essentiel en même temps que son désir essentiel d’aller vers plus
de perfection, d’action nécessaire et donc de liberté.
Ces propositions ne valent que par l’observation qu’elles suggèrent, que chacun peut
faire par lui-même et qui conduisent, si j’en suis juge, à l’idée juste du sujet évoquée au
début de cet essai.
Une fois conçue et trouvée conforme à notre expérience, cette idée provoque un
basculement. Il ne s’agit ni d’un bouleversement, ni d’une rupture, mais plutô t d’un
passage. L’esprit se détache d’une idée ancienne parce qu’une nouvelle a pris forme. 5
L’espèce humaine a déréglé le climat qui rend notre planète habitable. Elle a mis en
péril la nature qui s’y est développée et les ressources indispensables qu’elle nous offre.
Nous n’avons pas su en assurer le bon usage et le juste partage. Nous sommes assaillis par
les catastrophes qui en résultent, qui se multiplient, se conjuguent et s’accélèrent. Devant
le danger, les analyses, les mises en garde, les propositions, les projets abondent, mais dans
le désordre. Deux choses sont toutefois devenues évidentes pour tous, y compris pour ceux
qui mènent la politique du pire : la crise a été causée par l’homme, elle menace toute
l’humanité.
On rappelle souvent que le mot “crise”, du grec krisis , ne désigne pas à l’origine une
phase de difficulté et d’incertitude, comme on l’entend aujourd’hui, mais le moment où une
décision doit être prise, voire la décision elle-même. Nous devons prendre une décision.
Elle doit avoir deux effets : nous mettre en mesure de combattre les maux actuels et
prochains, non plus dans le désordre et la confusion, mais de façon cohérente, et introduire
le moment positif de ce que nous voulons . Car nous ne serons cohérents que si notre
action découle d’ une décision, et cette décision ne sera opérante que si nous luttons en
premier lieu, non plus contre tout ce que nous ne voulons pas, mais pour ce que nous
voulons.
En quoi cette décision positive consistera-t-elle ? Elle sera un acte, non de la volonté,
mais de l’intellection. Elle sera la reconnaissance de notre besoin et désir le plus
fondamental, qui est de devenir sujets . Quand une telle décision intellectuelle s’impose à
l’un, elle peut avoir des effets sur d’autres, puis d’autres encore, en nombre croissant peut-
être. On la concevra dans les termes dont je me sers ici ou d’autres termes voisins.
Si cette idée juste du sujet était adoptée, elle nous aiderait à corriger les errements du
passé et à concevoir un autre avenir que celui que nous nous préparons aujourd’hui. Une
telle idée est nécessaire parce qu’aucune société humaine ne peut vivre sans un certain
degré de pensée commune et que cette pensée commune contient nécessairement , sous
une forme ou sous une autre, une idée de ce qu’est l’être humain. Cette idée, nous pouvons
la recevoir sans réfléchir ou l’examiner et, en prenant appui sur ce que nous observons, la
corriger. Une idée juste du sujet nous permettra aussi de comprendre a posteriori ce que
la plupart des conceptions passées ont eu de limité ou de biaisé.
Elle nous permettra de comprendre, en particulier, un moment déterminant de
l’histoire européenne récente. À l’époque de la Renaissance, les marchands et les savants
qui étudiaient la nature ont conçu l’idée que la réalité pouvait être mesurée et quantifiée, et
que les nombres en fournissaient non seulement une description, mais l’explication.
L’utilité du maniement des nombres dans le commerce et la finance est évidente, de même
que dans des domaines pratiques tels que l’architecture, la mécanique ou la balistique par
exemple. Il n’allait en revanche pas de soi qu’il devînt en outre le moyen d’établir des lois
de la nature inaccessibles à nos sens. Cela fut possible par la méthode expérimentale, qui
fait abstraction de l’intuition directe et prouve ce qu’elle avance par des expériences ad
hoc . Dans les termes que j’ai proposés tout à l’heure : pour sonder la réalité , elle exclut
les mondes que nous formons par l’intégration de nos perceptions et de notre expérience,
puis par le langage, et qui donnent un sens à la réalité. L’importance qu’ont prise cette
méthode et les connaissances scientifiques qu’elle nous a procurées ont eu pour
conséquence une scission du sujet : d’un cô té, chez certains, le sujet qui étudie par des voies
indirectes la réalité , de l’autre le sujet qui, chez tous, se constitue par la voie de
l’intégration, par le langage et qui crée des mondes , c’est-à -dire le sujet humain. Les
conquêtes scientifiques et technologiques du premier sujet ont été telles qu’elles mettent
en danger la formation du second. Le danger est d’autant plus grand que l’accroissement
de ces conquêtes, devenu exponentiel, obéit désormais complétement à la finance,
autrement dit au capital, qui n’a lui-même d’autre fin que son propre accroissement. Il est
urgent de rétablir la primauté du second sujet. Ce rétablissement ne se fera pas sans une
décision .
Certains de mes amis s’inquiètent : ne faut-il pas que tu sois un peu fou, me disent-ils,
pour te livrer aujourd’hui à de telles réflexions, qui ne peuvent intéresser qu’un tout petit
nombre de gens, alors que nous courons à la catastrophe et que nous devons
impérativement inventer, avant qu’il ne soit trop tard, de nouvelles formes de vie
pratique ? Je leur réponds que quelques personnes me sauront peut-être gré de leur
indiquer l’impératif premier à partir duquel elles pourront, par hiérarchisation, ordonner
tous les autres dans les temps qui viennent. Nous ne serons pas cohérents si nous ne
savons pas ce que nous voulons en dernier lieu.
Pour que cette décision ne reste pas une opération isolée et sans suite, nous devons
aussi la situer dans l’histoire. Faisons d’elle le principe d’un projet historique. Ce projet
aura pour cadre l’Europe parce qu’il n’y a qu’en Europe qu’il puisse prendre appui sur le
passé et parce que l’Europe a besoin d’un tel projet pour s’unir.
continuer son œuvre dans l’isolement qui est désormais le sien. Il n’avance plus, il fait du
sur-place et tente de sortir de l’impasse en haussant le ton, en se faisant prophète. Il se
répète aussi de plus en plus parce que sa vue basse l’empêche de faire autre chose que
noter sur des bouts de papier les pensées qui lui viennent au cours de ses longues marches
quotidiennes. Elles tournent de plus en plus autour des quelques grands thèmes de
l’éternel retour, de la volonté de puissance, de l’immoralité de la nature, etc. C’est ainsi que
le grand critique devient un mauvais philosophe. De sa poésie, de la musique qu’il a
composée en grande quantité toute sa vie, tout a été conservé, mais rien n’a duré. Il a
quelques amis fidèles, mais attire aussi des admirateurs qui viennent voir le Grand Homme.
Des extrémistes de tout poil s’entichent de moi, note-t-il : cela va des socialistes aux
nihilistes, des antisémites, des mystiques orthodoxes aux wagnériens. Le 3 7 e
acte est
celui des idéologues – et de la sœur, qui a vécu auprès de lui à Bâ le et qui devient une
intrigante et une faussaire, intéressée par l’argent que rapportent les œuvres. Elle a épousé
un certain Dr. Fö rster, Berlinois antisémite notoire. On voit se produire ce que Nietzsche
avait observé dans le cas de Schopenhauer : quand une philosophie est reprise par le grand
nombre, elle l’est par ses cô tés les plus faibles. C’est ce qui arrive maintenant à la sienne,
8
jusque sous le régime nazi. Le 4 acte se déroule après la guerre. Heidegger entreprend
e
était beaucoup plus optimiste que son maître Jacob Burckhardt. Pour avancer dans ce
grand projet, dit-il ailleurs, il nous faut une connaissance des conditions de la culture 19
–
dont le point ultime est celle du sujet humain.
J’esquisse ainsi très rapidement l’idée d’un premier Nietzsche dont je partage la
perspective, à ma façon plus prudente, et d’un second dont je me dissocie complètement. Si
j’avais un jour le temps, je me ferais fort de mettre en lumière le contraste entre l’un et
l’autre. Je mettrais mieux en évidence la force, la pertinence et l’actualité du jeune auteur,
celui de la période bâ loise et des années qui ont immédiatement suivi et je m’arrêterais sur
certaines causes proprement philosophiques de son échec ultérieur. Je noterais qu’il est
resté prisonnier de la conception classique de la conscience comme d’un miroir reflétant la
chose 20
et n’a pas dépassé l’éternel conflit entre les principes “apollinien” de la forme et
“dionysiaque” du désordre, qui ne peut être résolu selon moi que par l’idée d’intégration.
Ici s’arrête la digression. Je reviens au projet.
Tout être humain sent qu’il progresse quand il comprend quelque chose. À mesure qu’il
comprend, il désire comprendre plus, et plus il avance dans la connaissance, plus il la
désire. Héraclite l’a dit ainsi : “C’est le propre du sujet que la connaissance s’y accroît elle-
même”. Dans un autre fragment, il parle de l’activité dont nous sommes faits, qui accueille
21
en elle la réalité, par la voie des sens et de la perception, et qui fait de nous des sujets : “Cela
qui saisit la vue, l’ouïe, la perception, c’est cela que moi, j’estime le plus.” Selon lui, “il
appartient à tout homme de se connaître et de penser juste”. 22
Telle fut également la conviction de Dante. Il a commencé son Banquet par cette
phrase : “Tutti li uomini naturalmente desiderano di sapere ” et a développé ensuite dans
23
toute son œuvre les conséquences de cette prémisse. La connaissance est la tâ che
commune de l’humanité. Il ne peut y avoir d’unité de l’espèce humaine hors de l’activité de
la pensée, qui sera nécessairement politique. La rencontre, l’échange et la discussion sont
les conditions nécessaires de cette unité. Elle n’est possible que dans la paix – que seule
une monarchie universelle peut assurer. À cette idée, dont il rêvait pour l’Europe, il faut
substituer aujourd’hui celle de République européenne. 24
Dante a été un grand homme politique dans sa Florence natale, puis en Italie durant
son long exil. Il était républicain et voulait que l’empereur et le pape soient égaux pour que
leurs pouvoirs s’équilibrent. Par la philosophie scolastique, qu’il possédait parfaitement, il
se rattachait à Aristote et pensait comme lui que la parole, la raison et la politique sont
conjointes dans la nature de l’homme. Sa plus grande audace a été théologique. Il a affirmé
que la béatitude est réalisable en cette vie et l’a montré dans la Divine Comédie – qu’il a
d’abord voulu intituler Vision . Dans le Purgatoire , il fait dire à Marco le Lombard :
“C’est le mauvais gouvernement / qui est cause de la méchanceté du monde, / et non la
nature qui serait en vous corrompue.” 25
Le Mal n’est pas invincible. Chacun est
responsable du bien et du mal qu’il fait. C’est la résignation qui permet au Mal de
triompher. Il tenait pour parfaite la langue latine, celle de son maître Virgile, mais il en a
créé une autre, l’italien, pour être lu du plus grand nombre. 26
L’un de mes amis s’inquiète encore : tu rêves, me dit-il ; regarde autour de toi, rien ne
justifie pareil optimisme. Je lui réponds que vouloir aller vers le Bien ne signifie pas que
l’on soit optimiste. Je vois au contraire l’avenir en noir. Je pressens l’horreur à venir,
pareille à celle que les armées de Napoléon ont répandue en Espagne. Je cite celle-là parce
que Goya nous en a donné une idée. Ses eaux-fortes sont une expression plus puissante
que tous les témoignages oraux ou écrits, photographiques ou filmés, que l’on puisse
produire sur le malheur parce que chacune est une vision . Goya a mis sous chacune
d’elles une légende – un mot ou une phrase. Elles sont de ce fait l’expression d’une
intégration aboutie qui les rend vraies , et par là mémorables à un degré qu’aucun autre
moyen ne permet d’atteindre. Elles sont en outre vraies parce qu’elles montrent les
souffrances – ou les vertus – de personnes particulières. Mais je doute qu’un autre Goya,
s’il doit y en avoir un, survive à la catastrophe qui menace et qu’il y ait encore quelqu’un
pour voir ses œuvres.
D’autres amis me reprochent d’être exagérément bref. Je leur réponds diversement :
qu’on écrit trop, ou qu’il y aurait tant de développements à faire que je préfère m’abstenir,
ou que j’ai besoin de la concision pour être certain que je tiens le point sûr . Mais il y a
autre chose. Je voudrais moins raisonner que communiquer une vision , ou plutô t : la faire
naître dans l’esprit du lecteur. Je voudrais, non pas discourir, mais faire voir . Telle était
mon intention lorsque j’ai proposé, à la fin des Esquisses 27
, trois visions qui pour moi
contiennent tout : celles du monde vivant, celle de l’histoire humaine et celle du sujet. Dans
le présent petit ouvrage, j’ai quelque peu enrichi et précisé cette dernière. Je place la
vision au-dessus du discours. L’image, qui prolifère et envahit aujourd’hui nos vies, n’est
pas seulement le contraire de la vision : elle la tue, comme elle tue la pensée.
Au livre 2 de son grand poème philosophique, De la nature des choses , Lucrèce
s’adresse ainsi à son dédicataire, un certain Memmius :
“Regarde ce qui se passe quand un rayon de soleil pénètre dans l’ombre d’une chambre. Tu
verras s’agiter dans le vide des particules innombrables. (…) Pour autant qu’une petite
chose puisse donner l’idée d’une grande, tu concevras par là l’agitation des atomes dans le
grand vide éternel.” 28
Lucrèce conçoit la nature comme un vide sans limites dans lequel se meuvent une
infinité d’atomes. Ils se lient au gré du hasard et forment des combinaisons plus ou moins
substantielles, plus ou moins durables. Curieusement, Lucrèce explique leur mouvement
par une chute universelle qui les emporte tous et dans laquelle ils se heurtent ou
s’agrègent. Ronsard l’a joliment dit :
Petits corps culbutant de travers,
Parmi leur chute en biais vagabonde,
Heurtés ensemble ont composé le monde,
S’entreccrochant d’accrochements divers. 29
Lucrèce a inventé cette chute universelle pour expliquer comment les atomes se
rencontrent et s’accrochent les uns aux autres. Il n’a pas songé à des forces d’attraction et
de répulsion qui les réuniraient ou les sépareraient, ce qui nous paraîtrait plus plausible
aujourd’hui. Mais ce qui importe, c’est le hasard. Poser que tout résulte du hasard a une
éminente vertu philosophique : au lieu de se perdre dans la recherche nécessairement
vaine des causes et des fins, l’esprit se tourne entièrement vers la réalité sensible et la
considère seule. Il y observe des hasards et des développements qu’engendrent
temporairement certaines combinaisons. Luis Buñ uel a résumé cela d’une phrase : “Le
hasard est le grand maître de toutes choses. La nécessité ne vient qu’ensuite. Elle n’a pas la
même pureté.” 30
L’ambition de Lucrèce est de faire voir la réalité : “Puissé-je par mes vers, dit-il à
son dédicataire, captiver assez longtemps ton esprit pour que tu aperçoives dans son
ensemble la nature des choses.” 31
Et s’adressant à É picure, son maître : “Une sorte de
divine volupté, un frisson me saisissent quand tu me révèles par la puissance de ta pensée
la nature entière.” 32
C’est grâ ce à É picure qu’il peut dire : “Je vois dans le vide infini
s’accomplir toutes choses.” 33
Voici ce paragraphe de Humain, trop humain , dans une traduction publiée récemment
1
par un éditeur parisien et celle que je propose pour illustrer l’idée que je me fais de la tâ che
du traducteur : dire dans sa langue et dans son langage ce que l’auteur a dit dans sa langue
et son langage, et bien le dire, aussi directement que possible. La belle prose a l’air
spontané, note Nietzsche. Chaque langue a son allure, son rythme, remarque-t-il ailleurs.
2 3
L’ allegrissimo de Machiavel par exemple, parent de l’air sec de Florence, est impossible
en allemand. Il était très conscient des défauts de la langue allemande, il s’est exprimé plus
d’une fois là -dessus. Ce serait intéressant de réunir tout ce qu’il a écrit sur le langage, les
langues, l’écriture, le style, les auteurs.
On pourra lire ces deux traductions dans un ordre ou dans l’autre. Voici d’abord la
mienne. À un détail près, elle n’a besoin d’aucune note.
La mort selon la raison – Que faut-il préférer ? Arrêter la machine quand elle cesse
4
de rendre les services qu’on lui demande ou attendre qu’elle s’arrête d’elle-même, c’est-à -
dire qu’elle se détraque ? Cela ne revient-il pas à gaspiller de l’argent, à abuser de
l’attention et des forces de ceux qui prennent soin de nous ? À accaparer des moyens qui
seraient utiles ailleurs ? Voire même à répandre le mépris de ces machines, par le fait de
les entretenir en si grand nombre et de les servir de façon si parfaitement inutile ? – Je
parle évidemment de la mort involontaire (naturelle) et de la mort volontaire (conforme à
la raison). La première est contraire à toute raison : la pitoyable substance de l’enveloppe
détermine combien doit durer le noyau ; un geô lier malade et stupide décide du moment où
périra son précieux prisonnier. Elle est un meurtre commis par la nature : la destruction
5
de l’être doué de raison par celui, privé de raison, qui lui est attaché. Du point de vue de la
religion, il peut sembler que ce soit l’inverse car, dans ce cas, la raison supérieure (Dieu)
ordonne et la raison se soumet. Hors de la religion, il n’y a aucune raison de conférer
pareille valeur à la mort naturelle. – Préparer sa mort et en décider avec sagesse fait partie
de la morale de l’avenir, encore tout à fait inconcevable et apparemment immorale
aujourd’hui, mais qui se lèvera un jour devant nous, telle une aurore, et nous procurera un
indescriptible bonheur.
Voici la traduction parue en 2019 dans la collection GF Flammarion (vol. 2 , p. 334 -
335 ):
De la mort raisonnable . 6
– Qu’est-ce qui est plus raisonnable, arrêter la machine
quand elle a terminé le travail qu’on lui demandait, ou bien la laisser marcher jusqu’à ce
qu’elle s’arrête d’elle-même, c’est-à -dire jusqu’à ce qu’elle soit détraquée ? Cette dernière
solution ne revient-elle pas à un gaspillage de frais d’entretien, à un abus des forces et de la
vigilance des utilisateurs ? Est-ce qu’on ne jette pas par la fenêtre ce qui ailleurs ferait
grand besoin ? Est-ce qu’on répand pas même une sorte de mépris à l’égard des machines
en général, en entretenant et en utilisant nombre d’entre elles en pure perte ? Je parle de la
mort involontaire (naturelle) et de la mort volontaire (raisonnable). La mort naturelle est
indépendante de toute raison, c’est la mort proprement dénuée de raison , dans laquelle
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