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INTRODUCTION A LA MÉTAPHYSIQUE

(ontologie)

Le terme MÉTAPHYSIQUE s’intéresse à ce qui est à l’origine, au delà (méta-) de la nature (physique), la
cause de la nature au sens large, de ce qui existe. Quelle est la cause de ce qui existe ? C’est de la philosophie,
donc c’est par la raison que nous allons essayer de remonter à l’origine de l’être, et non pas en accueillant la
réponse de la Révélation Divine. Cependant, comme la Vérité est une, il n’y a pas de contradiction entre le
chemin que nous parcourons en métaphysique et celui où nous prend la Révélation, pour nous emmener plus
loin.
On dit de la métaphysique que c’est la première philosophie, parce qu’elle se pose des questions sur l’être en
général, le fait que quelque chose existe. On parle pour elle de science de l’être en tant qu’être, c’est à dire en
tant qu’il existe.

Le jugement d’existence, et l’étonnement métaphysique


Le jugement le plus élémentaire que ma raison humaine puisse poser est le jugement d’existence : « ceci est »,
cette table est, ce mur est, etc… C’est le jugement le plus élémentaire et le plus objectif que je pose tous les
jours, sans même y penser, ou remettre en question le fait que ce que je vois autours de moi existe réellement.
Lorsque nous affirmons « ceci est », nous affirmons « ceci » ( cette table, cet individu) existe. Dans la vie de
tous les jours, ce jugement est toujours implicitement présent, à moins que nous soyons complètement pris
par notre imagination, ou des hallucinations... Mais ce qui nous intéresse habituellement, c’est le « ceci » et
non pas le « est ». Si j’ai soif et que l’on me tend un verre, ce qui m’intéresse est le contenu du verre, c’est à
dire la nature du liquide ( de l’eau, du jus, etc…) , et non pas l’existence ou non du liquide. Cette existence est
évidente, la nature du liquide l’est moins. En métaphysique, c’est cependant cette existence que l’on va
interroger. Le jugement d’existence est donc le tout premier jugement de mon intelligence, puis celle-ci
s’interroge sur la nature de ce qui est. Ce jugement d’existence est tellement évident qu’il en devient presque
inconscient : je ne suis pas sans cesse à remettre en cause l’existence des objets que perçoivent mes sens…je
ne m’explique pas l’existence de ces objets, j’en use, et c’est tout. Et pourtant, leur existence a une cause. Elle
est une irruption dans l’être, dans ce qui est et pourrait ne pas être. Il y a quelque chose de miraculeux dans
l’être, bien que cela n’étonne plus personne tant cela nous est naturel. L’être, l’exister de chaque chose est
tellement évident, omniprésent, qu’il s’efface derrière le « ceci », la nature de ce qui existe.
Les premiers métaphysiciens grecs connaissaient encore cette étonnement devant l’existence de tout. Ce
sentiment d’étonnement, d’émerveillement est à l’origine du questionnement philosophique.

Le questionnement métaphysique

Lorsque je m’interroge sur quelque chose, ce que je recherche c’est la cause de cette chose : j’ai besoin de
comprendre son origine, comme Moïse s’approchant du buisson ardent. Rechercher la cause, c’est
comprendre, répondre à mon étonnement. Rechercher la cause de l’être, c’est le comprendre, c’est faire de la
métaphysique.

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Aristote, et la métaphysique classique à sa suite explique qu’il y a 4 sortes de causes :
- la cause matérielle ( la matière de l’objet : en quoi est-il ? )
- la cause efficiente ( ce qui l’a créé : d’ou vient-il ? )
- la cause formelle ( sa forme : qu’est ce ? )
- la cause finale ( son but : en vue de quoi ? )

Appliquons ces interrogations à l’être : parmi ces 4 causes, lesquelles concernent la métaphysique ? la cause
matérielle n’a aucun sens dans ce cas : « en quelle matière est l’être ? » n’a pas de sens, puisque l’être n’est ni
en bois, ni en marbre, ni en eau, ni en quoi que ce soit. La cause efficiente également n’a pas de sens
appliquée à l’être : « D’où vient l’être en général ? » car de deux choses l’une : soit l’être vient de l’être, et alors
la question peut être reposée à nouveau indéfiniment, soit l’être vient du non-être, ce qui est absurde.

Il y a donc 2 grandes interrogations sur l’être en métaphysique :


- sa cause formelle : qu’est ce que l’être ?
- sa cause finale : en vue de quoi est l’être ?

Qu’est-ce que l’être ? sa substance.

Comprenons bien le sens de la question : « qu’est-ce que l’être ? ». Il s’agit de voir ce qui est tout premier dans
la chose même, l’étant ( = ce qui existe ) analysé. Essayons de décrire un individu en se demandant ce qu’il y a
de plus radical, de plus profond, de plus propre dans son être.
Pour Socrate, par exemple, qu’est ce qui constitue l’être de cet individu ?
- sa tunique, ses sandales… ses possessions ? non, car on peut les lui enlever sans qu’il ne cesse d’être
Socrate.
- Est-ce le fait qu’il souffre l’injustice à Athènes qui fait son être , ses passions? non, car même s’il finit par en
mourir, il reste Socrate.
- Est-ce le fait qu’il enseigne à la jeunesse d’Athènes, ses actions ? non, car les actes qu’il pose ne constituent
pas l’aspect le plus radical de lui-même. Certes, il faut bien être pour agir, mais être et agir son deux choses
différentes.
- Est-ce le fait qu’il soit debout, couché, etc…sa position ? non, bien- sûr. Il peut bouger sans cesser d’être.
- Est-ce le fait de vivre à Athènes… son lieu ? non plus : il peut déménager et reste Socrate.
- Est-ce le fait qu’il soit plus vieux qu’Alcibiade… son temps ? non, car le temps est lié au mouvement et l’être
est distinct du mouvement. Socrate existe autant dans sa jeunesse que dans sa vieillesse. L’être ne s’identifie
pas au temps.
- Est-ce le fait qu’il soit le mari de Xanthippe, le maître de Platon qui explique l’être de Socrate , ses relations ?
non, car Xanthippe ou Platon auraient pu mourir avant Socrate, et cela n’aurait rien changer à l’être de
Socrate.
- Sont-ce les qualités de Socrate : sa sagesse, sa justice, son humour… ? non, il peut devenir fou, ou triste , et
demeurer Socrate.
- Est-ce sa « quantité », le fait qu’il pèse 70 kg et mesure 1m65 qui constitue son être ? non, il peut grossir ou
maigrir, et reste Socrate.

Nous venons d’énumérer ici neuf catégories ou modalités de l’être ( possession, passion, action, position, lieu,
temps, relation, qualité, quantité ), qui ne forment pas l’être en soi de Socrate. Ce sont des catégories
accidentelles, non essentielles à Socrate. Des Accidents. Elles peuvent être retirés à Socrate, il n’en demeure
pas moins le même.

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- Est-ce le fait que Socrate soit un être humain ? il est bien tentant d’affirmer cela, car au delà de tous les
changements que Socrate a pu connaître dans sa vie, cela au moins est demeuré : le fait d’être un homme.
Mais « l’homme en soi » existe-t-il ? Évidemment non. Alors comment soutenir que le fait d’être homme soit
radicalement l’être de Socrate alors que l’homme comme tel n’existe pas ? N’est-il pas préférable d’affirmer
que l’être de Socrate, c’est tout simplement d’être Socrate ? En d’autres termes, n’est-il pas préférable de dire
que l’être de Socrate, c’est son individualité (Socrate) et non sa nature (homme), son existence et non son
essence. De fait, au delà de son histoire, Socrate est demeuré Socrate. Au delà du devenir, son individualité
profonde est restée radicalement la même. Pourtant, si l’on pose la question « qu’est-ce que Socrate ? » on
doit répondre par quelque chose d’antérieur à son individualité : « Socrate est un homme ». L’individualité ne
semble donc pas être tout à fait première ontologiquement. Mais alors : qu’est ce qui est premier dans l’être :
homme ou Socrate ? La nature ou l’individualité ? l’essence ou l’existence ?
En réalité, homme et Socrate sont tous les deux premiers mais sous des rapports différents. Du point de vue
existentiel, Socrate est premier puisque l’homme en soi n’existe pas (homme n’existe qu’en Socrate, la nature
n’existe que dans tel ou tel individu). Mais du point de vue de l’intelligibilité, c’est « homme » qui est premier
car c’est bien le fait d’être un homme qui constitue radicalement l’intelligibilité de Socrate.
Nous sommes ici apparemment en face d’une impasse. Nous cherchions ce qui est premier dans l’être selon la
cause formelle et nous aboutissons à une dualité : « Socrate » est premier sous un certain rapport, et « homme
» est premier sous un autre ! C’est ici qu’il faut de la finesse et que beaucoup de philosophes achoppent. Soit
on capitule en affirmant que la métaphysique est ambiguë puisque la question « qu’est-ce que l’être ? »
aboutit à une dyade, soit on persévère pour parvenir comme Aristote à dépasser cette dualité par une
méthode inductive ( cf. Métaphysique, VII, ch 17).
Il faut comprendre, tout d’abord, que bien que Socrate et homme (l’individualité et la nature) soient
réellement distincts, «homme» n’existe pas en dehors de Socrate. Ce qui existe concrètement c’est cet homme
qui est Socrate (homme-Socrate). Mais comment deux réalités distinctes ( la nature et l’individualité ) peuvent-
elles être si intimement unies ? Quelle est la cause de cette unité dans cette diversité ? Il y a nécessairement
un principe et une cause de cette unité dans cette diversité. Et cette cause (selon la forme) est ce que
traditionnellement on nomme la substance.
L’être radical de Socrate n’est donc pas sa possession, ses passions, ses actions, ses positions, son lieu, sa
temporalité, ses relations, ses qualités, sa quantité ; ce n’est même pas ce qu’Aristote appelle sa « substance
seconde » (homme – l’essence) ni sa « substance première » ( Socrate – l’existence ). L’être de Socrate est plus
profond que cela. Cet être, considéré du point de vue formel correspond à la question « qu’est-ce », c’est la
source ( le principe et la cause) du fait qu’il demeure. Et c’est ce qu’on appelle – maladroitement – la substance
: le principe et la cause selon la forme de ce-qui-est.
Mais puisque la substance est source, il faut maintenant considérer ce dont elle est source. Nous limiterons
notre propos à trois aspects : la substance est source de la quantité, source de la qualité, source de la relation.
Des 10 accidents déjà cité, ces 3 là sont les accidents dit « fondamentaux » de la substance.

Les accidents fondamentaux de la substance.


La quantité

La quantité n’est pas ce qui est premier dans l’être, mais elle est quand même quelque chose de très
réel. Peser 110 kg, ce n’est pas rien ! Certes, seules les substances matérielles sont quantifiables – en ce sens la
quantité se rapporte à l matière – mais du point de vue de l’être, la quantité n’existe que grâce à la substance.
Qu’est-ce donc que la quantité considérée du point de vue de l’être ? on peut dire généralement
qu’elle est un accident de la substance, en comprenant bien que cela peut signifier deux choses :

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- d’une part, que l’être de la quantité dépend radicalement de la substance ( être-tant est toujours un
caractère second de l’être)
- d’autre part, que la quantité ajoute une certaine détermination à ce qui est substantiel. En
l’occurrence, la quantité permet à la substance d’avoir une dimension, un poids, des parties, une divisibilité,
etc…On peut dire ainsi que par la quantité la substance fait partie de l’univers.

La qualité

La qualité est aussi un accident de la substance. Certains philosophes contemporains voudraient


ramener la qualité à la substance ( « le jaune du citron, c’est le citron » dit Sartre ). Mais c’est là une séduction
qui risque d’amoindrir la profondeur du regard métaphysique. La qualité séduit parce qu’elle se manifeste (
elle brille !), mais son être demeure dépendant de la substance. La qualité est donc toujours seconde au plan
ontologique. (avant d’être-tel, il faut être).
Pourtant , la qualité ajoute quelque chose à la substance. Elle lui permet justement de se manifester,
de rayonner, et partant, d’affirmer sa différence par rapport à toute autre réalité. La qualité permet également
à la substance de s’orienter vers la finalité. Ainsi par exemple, si le petit Amadeus sait jouer du piano (qualité),
c’est pour jouer effectivement du piano(finalité).

La relation

On pourrait penser que la relation s’oppose à la substance, car être-relatif c’est être dépendant d’un
autre, alors qu’être-substantiel c’est être autonome dans l’ordre de l’être. Mais la relation est malgré tout un
accident de la substance et en ce sens, être relatif, c’est non seulement dépendre du terme corrélatif, mais
aussi de la substance.
En fait, dans une relation, on trouve généralement deux termes corrélatifs, deux sujets et un
fondement. Prenons, par exemple, la relation de maître à disciple. Nous avons deux termes ( le disciple et le
maître), deux sujets ( Platon et Socrate ) et un fondement (l’action d’enseigner de Socrate et celle d’écouter de
Platon). Ce qui spécifie la relation, c’est toujours le fondement, mais comme ce fondement est un accident de
la substance (en l’occurrence : l’action), on peut dire qu’indirectement la relation n’existe que grâce à la
substance.
Aristote disait que l’être-relatif est « l’être le plus débile (faible) » car il n’existe qu’en dépendance du
corrélatif. Mais malgré cette fragilité ontologique de la relation, elle permet à la substance de se tourner vers
l’autre. Grâce à la relation, la substance n’est plus cette « monade sans fenêtre » dont parlait Leibniz, elle est
ouverte au monde.

Nous venons de répondre à la question « qu’est ce que l’être ? »


Tachons maintenant de répondre à la deuxième question : « en vue de quoi l’être ? »

« En vue de quoi l’être ? » ( L’acte et la puissance)


A la question : « qu’est-ce que l’être ? » nous avons répondu : « l’être, c’est fondamentalement la
substance ». Ou plus précisément : « la cause selon la forme de l’être de ce-qui-est, c’est la substance ». Mais
peut-on identifier totalement l’être et la substance ? La substance explique-t-elle tout l’être ? Assurément
non.
La scolastique décadente a souvent eu tendance à opposer radicalement l’être et le devenir en
considérant que l’être c’est la substance et que tout ce qui ne demeure pas n’existe qu’accidentellement. Les
existentialistes contemporains ont réagi vigoureusement contre cette sclérose de la pensée métaphysique,

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mais du coup ils ont pris le parti inverse en identifiant l’être au devenir (deviens ce que tu es). En fait, une telle
opposition provient d’un grave « oubli » de la métaphysique de l’acte, qui parcourt toute l’histoire de la
pensée.
Comprenons bien d’abord que la substance n’explique pas tout. Le mouvement par exemple, existe
bien, pourtant la substance ne peut pas rendre compte de son être puisqu’elle est la source de ce qui demeure
et non de ce qui devient. Nous devons donc affirmer que la substance n’est pas le seul principe explicatif de
l’être. Il doit y avoir une autre cause de l’être. Et c‘est pourquoi, ne pouvant interroger par rapport à la
causalité matérielle ou efficiente, nous nous posons maintenant la question : « quelle est la cause finale de
l’être ? », « en vue de quoi l’être ? ».
Pour bien entrer dans cette question, il faudrait réfléchir ici sur nos grandes expériences de la finalité.
Disons seulement que la finalité exerce sa causalité par mode d’attraction. La fin attire en unifiant et en
perfectionnant ce qu’elle attire à elle. Elle est source d’un ordre vers elle.
Poser la question de la causalité finale au niveau de l’être suppose donc d’être attentif à l’ordre
inhérent à tout ce qui est. De fait, tout ce qui est possède un certain ordre entre un état imparfait et un état
parfait, c’est à dire entre un état en puissance et un état en acte. La question est de savoir ce qui nous révèle
cet ordre si on le considère dans la lumière de l’interrogation « en vue de quoi l’être ? »
Essayons donc d’observer de plus près notre expérience de ce qui est en étant particulièrement
attentif à l’ordre existant dans toute réalité entre la puissance et l’acte.
Au niveau du vivant par exemple, on constate toujours un dépassement de l’opération vitale par
rapport à son pouvoir. Ainsi, au niveau de la vie végétative, on peut constater que nous sommes tantôt
éveillés, tantôt endormis et qu’entre ces deux états il y a un ordre : l’état de sommeil est ordonné à l’état de
veille. Au niveau delà vie sensible, nous pouvons avoir conscience du passage de la capacité de voir au fait de
voir effectivement, et il est alors évident , pour celui qui voit, que l’opération visuelle achève sa capacité vitale
correspondante. Au niveau de la vie de l’esprit, on peut découvrir facilement qu’un jugement noétique du type
: « ceci est vrai » achève en quelque sorte la quête de l’intelligence vers la vérité ; tout comme l’amour d’amitié
épanouit la capacité d’aimer de chacun.
Si l’on analyse maintenant l’activité artistique, on peut à nouveau remarquer quelque chose
d’analogue : quelqu’un peut être une excellent pianiste sans jouer actuellement du piano, mais il est clair que
l’art musical n’est alors en lui que virtuel. En fait, il est manifeste que toute capacité artistique est en vue de la
réalisation d’une œuvre, et d’une œuvre pleinement achevée. Il y a donc, au niveau de l’art, un ordre analogue
à celui de la capacité vitale par rapport à son opération. Certes, cet ordre ne peut exister en nous que d’une
manière intentionnelle, mais cette intentionnalité n’est pas rien. Elle est, tout en étant une attente vers un au-
delà du donné immédiat.
Au niveau des opérations morales, on peut constater que les vertus n’ont pas leur finalité en elles-
mêmes, mais qu’elles sont ordonnées à l’agir selon la droite raison, que ce soit l’exercice de l’amitié ou celui de
la contemplation.
Dans le même sens, au niveau du monde physique, on peut parler à la suite d’Aristote de l’actuation de
la matière par la forme afin de montrer combien la nature-matière, du fait de son indétermination et de sa
potentialité, est tout ordonnée à la nature-forme.
Enfin, au plan métaphysique, chacun de nous peut dire qu’il pourrait ne pas exister mais que, de fait il
existe. La substance seconde (homme, par exemple) n’est-elle pas à l’égard de la substance première (Jean, par
exemple) comme le possible par rapport à sa réalisation existentielle ? il y a encore comme deux manières
d’être – l’une possible , l’autre actuelle – dont l’une est tout entière ordonnée à l’autre.
Bref, à n’importe quel niveau de la recherche philosophique, que ce soit celui de la vie, de l’art, de
l’éthique, de la philosophie de la nature ou de la métaphysique, les réalités que nous expérimentons se
manifestent à nous selon deux états : l’un imparfait et l’autre parfait. Toutes les réalités impliquent cet ordre
au plus intime d’elles-mêmes ? Que représente cet ordre du point de vue de l’être ? Toutes ces réalités si

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diverses ont-elles autre choses en commun que leur être ? Cet ordre analogue que nous constatons en elles ne
serait-il pas la source cachée de cet ordre semblable et si différent au cœur de tout ce qui est ?
C’est précisément cet ordre commun constaté en toutes choses qui nous permet de découvrir
inductivement, grâce à l’interrogation « en vue de quoi est l’être », le principe et la cause finale de cette unité :
l’être-en-acte : comme la matière est ordonnée à la forme, comme la substance seconde est ordonnée à la
substance première, comme les pouvoirs vitaux sont ordonnées à leurs opérations, comme la vertu est
ordonnée à l’agir selon la droite raison, comme la volonté est en vue de l’amour d’amitié, comme l’activité
artistique est en vue de l’œuvre, ainsi l’être-en-puissance, en tant que tel, est en vue de l’être-en-acte. L’être
en acte est donc à la fois :
- comme la forme par rapport à la matière
- comme la substance première relativement à la substance seconde
- comme l’opération vitale comparativement au pouvoir
- comme l’agir rectifié comparativement à la vertu
- comme l’amour d’amitié relativement à la volonté
- comme l’œuvre réalisée comparativement à l’activité artistique.

Toute la difficulté de cette induction consiste à dépasser le point de vue visible des modes de
l’actualité (la forme, la substance première, l’opération vitale, la contemplation, l’amour d’amitié, l’œuvre
achevée) pour atteindre intellectuellement au plan ontologique le principe invisible de ces modes : l’être en
acte. Il faut ici plus que jamais opérer le passage du mode à la détermination pour entrer dans une véritable
découverte métaphysique de l’acte et éviter d’en rester au simple vécu intentionnel de telle manière d’ «être
pour».
« A travers l’expérience de la vision et de la capacité de voir, de l’œuvre achevée et de son
inachèvement, etc…il faut donc saisir, au niveau de l’être, par le jugement d’existence, la division de l’être en
acte et de l’être en puissance. Il ne s’agit pas, nous l’avons dit, de deux états de l’être ( car on demeurerait
dans une sorte de devenir de l’être, d’évolution de l’être), mais il s’agit bien de l’être atteint comme acte-fin,
ce en vue de quoi ce-qui-est est, et de l’être atteint comme puissance, c’est à dire ce qui, dans ce qui est, est
ordonné à l’autre, à l’acte. il s’agit là d’une division ultime de l’être. L’être en acte ne nous est jamais donné
immédiatement dans toute sa pureté d’être en acte. Ce que nous expérimentons, c’est telle manière d’être
qui, elle, n’est pas l’être en acte » ( P. MD Philippe, Lettre à un ami, Ed°Universitaires, Paris, 1992, pp.120-121)
Pour découvrir ce qu’est l’acte dans toute sa pureté, il faut donc partir de la constatation des divers
états de la réalité qui aboutit à la nécessité d’un dépassement de ces états vers leur principe-fin. Le principe-
fin, tout en n’existant pas indépendamment de ces états, est pourtant découvert comme au delà d’eux. il
s’exerce existentiellement dans et à travers ce qui est, tout en étant principe au niveau de l’être. De même,
donc, que l’être-substance est découvert à travers, dans et au delà des déterminations du « ceci », l’être en
acte apparaît ici à travers, dans et au delà des deux manières d’être de ce qui est.
Ayant ainsi découvert l’acte, nous pouvons tout de suite affirmer son antériorité par rapport à la
puissance.

L’antériorité de l’acte sur la puissance.


Tout d’abord comprenons bien que lorsque nous parlons de l’antériorité de l’acte sur la puissance nous
ne nous situons pas au plan ontologique. Du point de vue chronologique ou génétique, il est bien évident en
effet que la puissance est antérieure à l’acte. L’embryon, par exemple, qui est un adulte en puissance, est
antérieur à l’adulte.
Mais si l’on se place du point de vue de la pensée ou du point de vue de l’être, alors il faut dire que
dans l’individu, c’est l’acte qui est antérieur à la puissance. Expliquons nous :

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• Du point de vue de la pensée, c’est toujours ce qui est en acte qui fait comprendre ce qui est en
puissance. Il est par exemple pratiquement impossible de découvrir la nature d’un embryon quelconque sans
partir de l’adulte. Du point de vue de l ‘intelligibilité, c’est ce qui est chronologiquement au terme ( adulte ) qui
fait comprendre ce qui était au point de départ ( l’embryon ). L’acte est donc source de l’intelligibilité de la
puissance. En ce sens l’acte est antérieur à la puissance.
• Du point de vue de l’être, c’est l’être en acte qui fait exister la puissance. En, tant que cause finale,
l’être en acte est, en effet, autonome (« séparé » dit Aristote) par rapport à la puissance, mais la puissance au
contraire est toute relative à l’être en acte. L’embryon, par exemple, n’existe que « tourné vers l’adulte » : son
être en puissance est donc tout entier relatif à l’être en acte et en ce sens, il est second. Puisque ce qui est en
puissance est « en attente » de l’acte, l’acte est principe et la puissance est seconde.

Cela dit, essayons d’expliciter toute la richesse contenue dans ce principe qu’est l’acte en précisant ses
cinq modalités.

Les cinq modalités de l’être en acte.


L’existence

Dans la lumière de la découverte de l’acte, nous pouvons revenir sur le jugement d’existence. L’existence n’est-
elle pas, en effet, l’acte le plus radical qui soit ? L’exister (esse) est donc l’explicitation la plus fondamentale de
l’être en acte, la fin propre de la substance seconde. N’est-ce pas déjà ce qu’avait bien vu St Thomas en
définissant l’esse comme actus essendi ? C’est ici qu’il faudrait considérer la fameuse distinction entre
l’essence et l’existence que Sartre a remise au goût du jour. L’essence est à l’existence ce que la puissance est à
l’acte.

Le vrai

Notre intelligence recherche la vérité et n’est pleinement actuée que lorsqu’elle l’a découverte. Le vrai
est donc une manière particulière d’être en acte. Mais il faut distinguer ici le vrai formel et le vrai ontologique.
Le vrai formel, c’est la vérité conçue par l’intelligence : l’adéquation entre le jugement intellectuel et la réalité
( adequation intellectus et rei ). Le vrai ontologique, c’est la réalité elle-même en tant qu’elle mesure et actue
l’intelligence. Il est clair que le vrai existe d’abord dans la réalité connue avant d’exister formellement dans
l’intelligence. La vérité formelle dépend donc elle-même du vrai ontologique. En ce sens, c’est le vrai
ontologique qui est premièrement une explicitation de l’être en acte et l’intelligence est en puissance à son
égard.

Le bien

« Le bien est ce que toute chose désire » disait Aristote au début de l’Ethique à Nicomaque. Dans une
lumière plus métaphysique on pourrait dire que le bien-en-acte est ce qui attire à lui tout bien-en-puissance.
Être bon, c’est une manière éminente d’être-en-acte ; c’est une manière d’actuer tout ce qui est en puissance
(« l’appétit », la volonté) en communiquant sa propre bonté (bonum diffusivum sui disaient les
néoplatoniciens : le bien est diffusif de soi). C’est ici qu’on pourrait développer une métaphysique de l’amour :
l’amour actue la volonté, mais il est actué lui-même par le bien aimé.

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L’opération vitale

L’opération vitale actue la faculté correspondante. Tout vivant est ordonné à poser certaines
opérations qui l’achèvent et lui permettent de vivre. C’est là sa perfection immanente. Considérée du point de
vue de l’être, cette perfection est bien une certaine modalité de l’être en acte, et la capacité virale
correspondante est une modalité de l’être en puissance.

Le mouvement

Le mouvement a été fort bien défini par Aristote comme «l ’acte de ce qui est en puissance en tant
même que c’est en puissance » (Physique, III,201a9-10). En explicitant la portée métaphysique de cette
définition on peut facilement comprendre que le mouvement est pour le corps mobile une certaine manière
d’être-en-acte. Bien que cet acte soit ici inséparable de la potentialité du mobile, il n’en demeure pas moins
pour ce dernier une fin réelle.

Quelle est la propriété de l’être ? ( l’un )


Nous venons de découvrir les deux principes explicatifs de l’être. Tachons maintenant de dégager sa
propriété, car il appartient à la science de connaître non seulement les principes mais aussi les propriétés.
Au point de départ de notre démarche, nous avons constaté que l’être réalise une unité radicale au
sein de tout ce qui existe. Toutes les réalités existantes malgré leur diversité sont unies dans let par l’être. Plus
profondément encore, chaque réalité existante, malgré sa complexité propre, possède une unité radicale du
fait même qu’elle existe. Dès qu’il y a l’être, il y a l’un. l’un suit l’être. Il est l’acolyte de l’être, dit Aristote.
Mais ne faudrait-il pas dire plutôt que l’être suit l’un ? Certains philosophes comme Plotin ont pensé,
en effet, que c’était l’être qui découlait de l’un et non pas l’un , de l’être. Sans entrer dans tous les méandres
de cette dialectique entre le réalisme et le néoplatonisme, remarquons simplement qu’au niveau du langage,
l’affirmation de l’être (« ceci est ») est antérieure à l’affirmation de l’unité (« ceci est un »). Ce n’est là qu’un
signe, mais il est confirmé par une réflexion attentive sur ce que représente l’un et le multiple. Une chose est
une en tant qu’elle est indivisible, et elle est multiple quand elle est divisible. L’un se définit donc par la
négation : la non divisibilité, ou plus précisément, l’au-delà de la division. Si la négation est bien postérieure à
l’affirmation alors il est évident que c’est bien l’un qui présuppose l’être et non l’inverse.
Etant donné que l’être a deux principes ( la substance et l’acte ), l’un aura également deux modalités
(l’unité substantielle et l’unité actuelle) :
• L’unité substantielle proclame l’indivisibilité fondamentale de l’être. Du fait de sa détermination
substantielle l’être est radicalement « autonome ». C’est une unité qui se comprend dans la lumière de la
causalité formelle au niveau de l’être.
• L’unité actuelle proclame l’indivisibilité ultime de l’être. Du fait de son actualité l’être est séparé de
toute potentialité. C’est une unité qui relève de la causalité finale.

Concluons avec le père MD Philippe :

« On peut donc affirmer que l’un est propriété de ce-qui-est , considéré en tant qu’être, c’est-à-dire
qu’il lui est totalement relatif, mais qu’en même temps il le manifeste, et qu’il est, pour nous, ce qui conduit à
la découverte de ce-qui-est, à la découverte de ses principes propres. La propriété, en effet, manifeste
l’originalité d’une réalité tout en lui étant totalement relative. « Acolyte » de l’être, l’un l’annonce et lui est
relatif » (Lettre à un ami, pp.127-128)

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La personne humaine

Ayant analysé l’être comme tel, nous pouvons maintenant considérer l’être que nous sommes, l’être de
l’homme. Chacun de nous peut dire : « je suis », mais quelle est le profondeur ontologique de cette affirmation
? Pour le savoir, il faut considérer l’être saisi dans le « je suis » à la lumière des principes propres de l’être en
tant qu’être. C’est dans cette lumière qu’on peut distinguer, selon MD Philippe, sept dimensions ontologiques
de la personne humaine :
1 – l’autonomie substantielle
2 – la structure
3 – la finalité
4 – la sagesse pratique
5 – la dimension artistique
6 – le conditionnement substantiel
7 – l’ouverture au Tout Autre

1 – l’autonomie de la personne humaine (la substance)

Dans l’expérience du « je suis », la personne humaine peut découvrir immédiatement son autonomie radicale
dans l’ordre de l’être. En effet, si le « je suis » implique nécessairement l’ouverture au monde, il n’en demeure
par moins radicalement solitaire, car il est toujours seul à se découvrir de l’intérieur comme je suis. Il est
unique au plan métaphysique, distinct des autres, un en lui-même et irréitérable.
Cette autonomie de la personne n’a rien à voir avec un quelconque solipsisme, car on est ici au niveau
de l’être et non pas au niveau de la conscience. Le danger est certes grand pour la personne de passer de la
solitude métaphysique à l’isolement psychologique, mais ce repliement sur soi ne peut être qu’imaginatif car,
au strict plan métaphysique, l’autonomie de la personne s’enracine fondamentalement dans la substance qui,
comme telle, est au-delà des prises du psychologique.

Si l’expérience de mon « je suis » me permet de saisir mon autonomie dans l’ordre de ce qui est,
explique MD Philippe, c’est précisément parce que dans le « je suis », est impliqué la substance. Par le « je suis
» j’ai donc une expérience concrète de la substance, principe propre selon la forme de ce qui est. Dans le « je
suis », je touche en quelque sorte intellectuellement ma substance – certes, non pas comme principe propre
de ce qui est en tant qu’être mais dans sa modalité propre d’exister. Le propre de la substance est de subsister,
d’exister par elle-même. Je touche donc mon existence substantielle qui a son autonomie, qui est source de
toutes les autres déterminations de mon être individuel. (Aletheia n°4 – déc.1993 – p.22)

Avec la notion de subsistance, MD Philippe ouvre la voie au problème de l’immortalité de l’âme, car si
la personne est une substance complexe individuée, composée d’une âme spirituelle et d’un corps organique,
la question se pose de savoir si elle est capable de se subsister sans l’union au corps. La spiritualité de l’âme au
delà de toute corruptibilité ne serait-elle pas ce qui donne à la personne humaine son statut métaphysique
fondamental ?

2 – la structure de la personne humaine ( la vérité )

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La recherche de la vérité est essentielle à la personne humaine. Elle s’enracine au plus profond de l’être du « je
suis », car le vrai est l’acte même de l’esprit. La vérité finalise l’intelligence.
Etant donné ce lien entre la vérité et la vie de l’intelligence, la recherche de la vérité apparaît tout de
suite comme ce qui ennoblit la personne humaine : elle est ce qui permet à la personne de finaliser ce qu’il y a
en elle de plus noble. C’est par cette recherche de vérité que nous pouvons comprendre la profondeur de
notre esprit, surtout lorsque cette recherche se réalise au plan métaphysique, car la personne se découvre
comme le « lieu » de la connaissance de l’être ( le gardien de l’être, dit Hdg )
Celui qui a découvert la profondeur de son esprit, celui qui sait combien la vérité ennoblit se personne,
celui-là est un homme libre. Il est libre à l’égard des opinions, des slogans et des a priori de toutes sortes. Il est
« structuré ». On peut dire , en effet, que la vérité structure le « je suis » au sens où elle permet à la personne
d’aller lucidement et librement son chemin sans se laisser arrêter par les a priori.
Il faut évidemment ici bien distinguer la vérité et la sincérité. Cela fait d’ailleurs partie de l’auto-lucidité
de la personne dans sa quête du vrai. La sincérité est essentiellement subjective. Elle est, si l’on peut dire une
adéquation de l’esprit avec lui-même, mais non pas forcément avec la réalité vraie. Elle demeure dans
l’immanence du vécu et peut passer totalement à coté de la transcendance du vrai ontologique. La recherche
de la vérité oblige donc le personne à se dépasser pour rechercher ce qui existe réellement. Par là, un second
dépassement s’avère nécessaire : celui du visible. Car ce qui existe n’est pas forcément visible. C’est ici qu’il
faudrait situer la place de la question de l’existence de Dieu dans cette recherche de la vérité : existe-t-il au
delà de la personne humaine, un Être plus parfait que ce que je suis ? Dans sa quête de vérité, la personne
humaine ne peut pas ne pas se poser la question.

3 – La finalité de la personne humaine (l’amour d’amitié).

La personne humaine est capable de vivre une réelle amitié avec une autre personne. Cette capacité
essentielle repose fondamentalement sur un lien réel qu’elle entretien avec tout homme de par sa nature,
mais elle implique également un engagement personnel à l’égard de telle ou telle personne qu’elle choisit
comme ami. Cette capacité de s’unir ainsi à une autre personne est ce qui finalise le « je suis ». C’est dans le
don de lui-même, à travers une réelle amitié , que le « je suis » découvre véritablement sa fin.
Il y a quelque chose de tout à fait nouveau par rapport à l’autonomie substantielle et à la recherche de
la vérité. Le « je suis » n’acquiert sa véritable personnalité qu’en se donnant à son ami. C’est en acceptant de
devenir relatif à son ami que le « je suis » exerce sa liberté. Ce qui est curieux, c’est que le « je suis » ne puisse
pas trouver sa fin en lui-même. Cela s’explique par le fait que l’exister du « je suis » est limité. En effet, étant
donné que l’amour a pour objet le bien et que le bien implique l’exister, la limite de l’exister du « je suis »
empêche nécessairement la personne de trouver en elle de quoi assouvir la soif d’amour quasi infinie qui est la
sienne. Certes l’amour de soi est nécessaire, mais il ne saurai constituer la véritable finalité de la personne
humaine. La finalité de la personne humaine est nécessairement hors d’elle-même, en l’ami.
Concrètement, il est très difficile de savoir si tel ou tel individu est vraiment finalisé, car l’amour
d’amitié est en premier lieu intérieur. Il se noue dans le secret de l’intention et dans la fidélité à cette
intention. Radicalement, c’est au niveau de l’intention morale que l’amour d’amitié est fin du « je suis », mais
cette intention doit se nouer encore davantage par dans un choix par lequel l’ami se donne à son ami et vit du
« secret » de son ami. C’est ici qu’il faudrait parler de la communication, du dialogue, de la confiance, de la
responsabilité, de la fidélité, etc. Mais il s’agit là d’éléments seconds de le personne humaine qui découlent de
l’ « intersubjectivité » essentielle du « je suis ».

4 – la sagesse pratique de la personne humaine ( la prudence )

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Le « je suis » est capable d’orienter sa vie en vue de la recherche de la vérité, et en vue de faire grandir
en lui et en l’ami l’amour d’amitié. Il est capable de gérer avec sagesse son capital de vie, en choisissant les
bons moyens en vue d’atteindre sa fin. Mais l’exercice de cette sagesse pratique réclame l’acquisition de la
prudence et, avec elle, de toutes les autres vertus. Il est évident qu’un homme qui n’a aucune vertu ne peut
jamais parvenir à développer pleinement sa personnalité. La vertu, et spécialement la vertu de prudence qui
s’enracine dans l’intelligence pratique de l’homme, est donc essentielle au développement de la personne
humaine.
On pourrait bien sûr parler d’une certaine personnalité au niveau politique, une personnalité qui se
nouerait dans la recherche de la justice et du bien commun, mais la personne en ce qu’elle a de tout à fait
propre – son esprit - semble malgré tout au-delà de la dimension communautaire. Certes, la justice permet à
la personne humaine de respecter les droits de l’autre et spécialement ceux de l’ami, mais c’est vraiment la
prudence qui lui permet de s’engager avec clairvoyance dans l’amitié et la recherche de la vérité. Elle a besoin,
pour éclore, de la tempérance, qui permet à la personne d’acquérir une certaine maîtrise de soi par rapport à
l’attraction des biens sensibles, et de la force, qui permet une maîtrise de soi par rapport aux biens difficiles à
acquérir, mais la prudence en tant que « vertu intellectuelle » ( Aristote, Ethique à Nicomaque, VI, ch.5,8 et 9)
possède une noblesse supérieure aux autres vertus dont elle est la lumière. La prudence a donc une rôle à
jouer très particulier dans le développement de la personne humaine. Elle permet au « je suis » d’acquérir une
lucidité pratique sur lui-même, notamment par rapport à toutes les luttes passionnelles qui peuvent
l’empêcher de se développer pleinement.

5 – la gloire de la personne humaine ( l’art )

On comprend que la dimension artistique soit essentielle au développement de la personne humaine, car dans
cette activité particulière, l’homme, par son intelligence, domine l’univers dans lequel il est et le transforme à
son image. En termes heideggeriens, on pourrait dire que c’est ici toute la question de l’être-au-monde du « je
suis » qui est en jeu. En transformant l’univers dans lequel il se trouve, en le rendant « habitable », l’homme
développe sa personnalité, il devient plus libre par rapport au milieu dans lequel il se trouve. Il réalise un milieu
nouveau plus favorable à son développement et à celui des autres personnes.
Cela dit, il faut quand même noter la différence de personnalité entre l’artiste qui travaille en vue de
réaliser une œuvre belle et l’artisan qui travaille en vue d’une œuvre utile. Tous les artistes gardent un lien
fondamental avec l’univers physique. Ils le dominent pour en faire une œuvre qui les glorifie. Le poète, qui est
avant tout l’homme de l’inspiration, doit sympathiser avec l’univers où il habite pour lui donner une splendeur
nouvelle par la parole ; le peintre, qui est l’homme de la lumière et des ténèbres, doit capter toutes les
nuances de la couleur pour magnifier la lumière du monde physique et humaine ; le musicien, qui est l’homme
de l’écoute et de la communication, doit exprimer par ses mélodies la subtilité du mouvement de la nature ; le
sculpteur, qui est l’homme du volume, du poids et du mouvement dans la fixité doit manifester la profondeur
de la matière. Bref, les artistes découvrent que l’homme, en sa propre personne, est le roi de la matière, de la
lumière, du mouvement, de la parole. Leur « je suis » domine le monde physique pour lui faire parler leur
propre langage.
A l’inverse de ces « renseignements de l’univers », l’artisan se définit en fonction de la matière qu’il
travaille. Sa personnalité est avant tout celle de l’humble travailleur. Il coopère avec la matière non plus tant
comme un maître que comme un « frère aîné ». Certes, il domine la matière, mais il la domine pour l’ennoblir,
en la mettant au service de la communauté humaine. Il maintient ainsi une unité profonde entre l’univers et
l’homme, ainsi qu’entre les hommes.
Bien sûr toute personne n’est pas un grand artiste ou un artisan qualifié, mais il n’en demeure pas
moins vrai que tout homme qui veut développer pleinement sa personne doit cultiver en lui la dimension du
facere essentielle au « je suis ». Il en va de son harmonie avec l’univers.

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6 – le conditionnement substantiel de la personne humaine ( le corps )

Bien qu’au niveau de l’être en tant qu’être, la question de la cause matérielle n’ait aucun sens, au
niveau de la personne, en revanche, dès que l’on regarde le « je suis », on ne peut négliger la dimension
corporelle. Le corps est essentiel au « je suis ». Il est, selon MD Philippe, le conditionnement substantiel de la
personne humaine : « tout le conditionnement de la vie humaine et du développement de ma personne
s’enracine dans le corps. Il est donc le conditionnement substantiel, en ce sens qu’il est le premier dans l’ordre
du conditionnement. Il est bien la racine de tout le conditionnement de mon être » (Aletheia 4 p 36)
Cette notion de conditionnement substantiel exprime le caractère particulier du corps par rapport à la
personne. Dire qu’il n’est qu’un conditionnement, c’est dire qu’il ne finalise pas la personne, mais dire qu’il est
un élément substantiel du « je suis », c’est affirmer qu’il n’est pas extérieur ou accidentel à la personne. Il est
peut être second en tant qu’il se rattache à la personne par la substance, mais il n’est pas secondaire en tant
qu’il modifie constamment l’existence de la personne.
Ce conditionnement substantiel peut se constater en premier lieu au niveau de devenir de la personne
humaine, car c’est à cause de sa dimension corporelle que le « je suis » dans sa croissance connaît les
différentes étapes qui ponctuent sa vie. Mais ce conditionnement du corps peut aussi ses constater au niveau
de l’autonomie substantielle. Par le corps, en effet, la personne est en partie dépendante de ses parents et de
l’atavisme fondamental qui provient d’eux. Par le corps également, la personne est soumise à l’univers
physique et au milieu dans lequel elle se trouve : régions, climats… c’est par là que l’être est « au monde ».
La personne humaine implique donc toujours la potentialité radicale inhérente à tout corps physique.
Etant matériel, le corps humain ne peut, en effet, jamais être pleinement actué par l’âme. On comprend ici le
fondement métaphysique de la possibilité de la mort. Tout en étant une personne spirituelle, le « je suis »
reste corruptible du fait de sa corporéité. N’est-ce pas également le fondement de tout le caractère «
dramatique » de la vie humaine ? l’ « être pour la mort » et l’ « angoisse métaphysique » ne reposent-ils pas
fondamentalement sur cette corporéité en tant que limite de l’autonomie substantielle du « je suis » ?
Il faut cependant souligner que si la corporéité implique la corruptibilité, la spiritualité de l’homme
implique également une certaine victoire sur cette corruptibilité. La vie de l’esprit possède, en effet, une
ouverture propre et un élan qui dépassent intentionnellement les limites du monde physique. Les opérations
spirituelles de notre intellect manifestent bien, en effet, que l’esprit est capable de s’orienter vers un absolu,
en dominant tout ce qui n’est que relatif.
C’est peut être cette victoire de l’esprit sur le corps qui fait le mieux comprendre la différence entre la
destinée de l ‘homme et le devenir de l’animal. Car s’il est vrai que la vie de l’esprit porte plus le
développement de la personne que la croissance de sa vie biologique, la personne humaine peut vieillir
physiquement tout en maintenant au plan spirituel, au delà de son age biologique son véritable capital de vie.
Mais cela ne se réalise que dans une lutte constante. L’homme n’est vraiment victorieux de son
conditionnement corporel que s’il accepte de réaliser dans la lutte l’harmonie entre les exigences de son esprit
et le conditionnement de son corps. La personne humaine doit aller jusqu’au bout des exigences de l’esprit
tout en assumant pleinement son corps et sa sensibilité.

7 – L’ouverture de la personne humaine à l’Être Premier ( l’adoration ).

Si la personne humaine est l’être le plus parfait que nous puissions expérimenter, elle n’est pas
nécessairement l’être le plus parfait qui existe. L’homme ne peut pas refuser a priori la possibilité de
l’existence et de la découverte d’un être supérieur à lui. Ce serait limiter a priori le champ de recherche de son

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intelligence. La personne humaine, si elle n’a pas encore découvert ou si elle ne croit pas en l’existence de
Dieu, doit accepter au moins de rester en attente et de se poser loyalement la question : existe-t-il une Réalité
transcendante au « je suis », en Être premier, Acte pur ? Cette attitude d’ouverture de l’esprit est essentielle à
la personne humaine.
Dans la mesure où elle a découvert intellectuellement l’existence de l’Etre premier, ou bien si elle vit
du mystère de la foi ou tout simplement de telle ou telle tradition religieuse, la personne humaine peut
reconnaître son lien de dépendance à l’égard du Créateur et s’effacer devant lui en l’adorant. En comprenant
dans cette attitude religieuse fondamentale qu’elle n’appartient radicalement qu’à Dieu et qu’Il est plus intime
à elle-même qu’elle-même, la personne peut découvrir l’autonomie la plus profonde de son « je suis ».
On pourrait encore développer longuement cet aspect de la doctrine de MD Philippe sur la dimension
religieuse du « je suis » mais cela supposerait d’entrer dans l’analyse du regard de sagesse qu’il nous propose
au terme de son livre De l’être à Dieu (Téqui, Paris 1977, p782 : )
« Un être spirituel – un esprit – est une personne dans la mesure où il est une substance individuelle
mais qui n’est pas partie de l’univers (il possède une autonomie fondamentale dans l’ordre de l’être) , dans la
mesure où il est responsable de ses opérations, ce qui suppose que les déterminations substantielles
individuelles, tout en demeurant distinctes de la fin, ne lui sont pas extérieures, juxtaposées ; la personne est
un tout responsable de soi-même et de ses opérations et dans cette mesure même elle est capable de se
communiquer et de se donner. Si la personne possède une profonde autonomie, une indépendance radicale,
elle est par le fait même ce qui est le plus capable de don, le plus capable de se référer totalement à sa fin, à
une autre personne, de lui demeurer librement toute relative. Tout, en une personne humaine, peut tendre à
devenir relatif à une autre personne humaine et à devenir totalement relatif à Dieu. Sa fin ultime est plus
proche d’elle qu’elle ne l’est d’elle-même ».

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