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Les termes d’« 

existence » et de « vie » semblent, à première


vue, équivalents. Si on se réfère à la définition que donne le
Petit Robert, exister, c'est vivre, et vivre, c'est exister. Vivre ou
exister, c'est émerger du néant, c'est avoir une réalité dans
le monde.

Certaines nuances sont pourtant à établir : vivre, ce n'est pas


seulement exister. En effet, la vie renvoie à une
perspective biologique : elle se rapporte à la croissance et la
conservation d'un être selon des principes organiques. La vie, à
ce titre, peut caractériser la plante, l’animal et l’homme.
Toutefois seul l’homme peut être qualifié d’existant : il est en
effet le seul être vivant capable de se représenter sa vie et
d’ouvrir un horizon de sens. L’existence est donc une notion
essentiellement métaphysique qui renvoie à la spécificité de
l’être humain.
S’il faut d’abord vivre pour pouvoir exister, l’existence se réduit-
elle pour autant à la vie ? Et en quoi précisément l'existence
diffère-t-elle de la vie ?

1. Exister, c’est d’abord vivre : la vie, une


réalité biologique élémentaire
a. Qu’est-ce que vivre ?
Est vivant tout ce qui s’oppose aux choses physiques et aux objets
artificiels fabriqués par l’homme. La vie est donc une notion
biologique. L'être vivant a la capacité de se mouvoir de lui-même, et
non pas en vertu d’un principe extérieur (comme c’est le cas pour un
objet technique qui nécessite la main de l’homme pour fonctionner). On
pourrait ainsi déterminer la vie selon trois critères :

• Un être vivant est doué d’un certain degré d’autonomie au sein d’un
milieu ambiant et n’a besoin que de lui-même pour se maintenir comme
tel. Aristote, dans son traité intitulé De l’âme, définit ainsi la vie comme
la « capacité de se nourrir, croître et dépérir par soi-même ». Ce
principe d'autonomie est indissociable du principe de changement, donc
de celui de mouvement – qu'Aristote nomme « âme » (anima, faculté
d'être animé).  L'« âme » est par conséquent le principe vital. On peut
ainsi distinguer les êtres vivants des êtres inertes.

• Un être vivant est un être capable de se reproduire : un système


vivant produit un autre système vivant en gardant toutes les
caractéristiques de l’espèce. Là encore, ce principe d’invariance est
contenu dans son être même.

• Selon le principe de finalité (« teléonomie ») décrit par Aristote, « la


nature ne fait rien en vain ». Chaque organe, chaque partie du corps
d'un être vivant remplit une fonction et participe à la perpétuation et à
la conservation de l'ensemble de l'organisme.  
b. La vie est un principe premier d’existence
Mais on peut également affirmer que tout ce qui est vivant « existe ».
On entend alors par existence tout ce qui est « ici et maintenant », c'est-
à-dire dans un espace et dans un temps donnés. Si on assimile
l’existence à l’être, c’est pour la distinguer clairement de l’essence. En
effet, donner l’essence d’une chose, c’est dire ce qu’elle est, quelle est
sa nature spécifique (de quoi elle est composée, à quoi elle sert, etc.).
Au contraire, dire d’une chose qu’elle existe, ce n’est pas préciser ce
qu’elle est, mais c’est simplement affirmer qu’elle est : la formule est
donc finalement tautologique, « Ce qui existe est ». Ainsi, la meilleure
façon de définir l’existence est d’affirmer qu’elle est tout ce qui s’oppose
au néant.

Par conséquent, un être vivant existe, au sens où il est, alors qu’il aurait


très bien pu ne pas être. On peut alors affirmer que tout ce qui vit
existe. Aristote en inscrit le fondement de la vie dans l’âme (ibidem).
Pour lui, tous les êtres vivants ont une âme, c'est-à-dire un principe de
vie leur permettant d’accomplir véritablement ce qu’ils sont.
Ainsi, les plantes, pour Aristote, ont une âme : c’est l’« âme végétative »
qui leur permet de se nourrir et de grandir. Les animaux, eux, en plus
de l’âme végétative, possèdent l’« âme sensorielle », qui leur permet
de sentir le monde qui les entoure. Enfin, l’homme est caractérisé par
une capacité qui lui est spécifique : la faculté de penser, donnée par son
« âme intellective ». Mais, l’homme, en plus de cette qualité, possède
également les deux autres types d’âme – végétative et sensorielle. Plus
encore, il ne pourrait pas penser s’il n’était pas d’abord vivant. La vie est
donc l’élément indispensable à toute existence. On ne peut pas exister si
on n’est vivant.

Pourtant, est-il juste de dire que l’homme existe au même titre que les
plantes, et n'existe-t-il pas une hiérarchie entre les êtres vivants ? N’y
a-t-il pas dans la notion d’existence quelque chose qui dépasse
l’idée de vie ? Si la vie est une condition nécessaire à l’existence, est-ce
pour autant une condition suffisante ?

2. Exister, pour l’homme, ne se réduit pas


simplement au fait de vivre
a. L’existence suppose la conscience d’être
Définir l’existence par opposition au néant ne semble toutefois pas
suffisant. Car, si on dit qu’une plante vit, on ne dit pas strictement qu’elle
existe. Il n’y a d’existence au sens propre que pour l’être capable de se
poser la question du sens de son existence. Pour l'énoncer
autrement, seul l’homme peut être considéré comme existant.

En effet, les choses de la nature sont là où elles sont : elles ne se posent


pas de questions et se contentent de naître et de mourir, de manière
aveugle et irréfléchie. L’homme, au contraire, a la capacité de réfléchir
sur son existence, c'est-à-dire de se la représenter à la fois de façon
théorique en prenant conscience de ses pensées et du monde qui
l’entoure, et de façon pratique en produisant des œuvres extérieures
dans lesquelles il reconnaît son empreinte.
Telle est la thèse que développe Hegel dans l’Esthétique (I, 1835) :
« Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule
façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double
existence ; il existe d'une part au même titre que les choses de la
nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se
représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui
constitue un être pour soi ».

La conscience, qui est la capacité de se former une image de soi-


même et du monde extérieur, est donc le mode d’existence propre à
l’homme. Grâce à cette capacité, il ne se contente pas d’être simplement
vivant, mais il se pose la question de cette expérience originelle qui
fait qu’il existe, alors qu’il aurait très bien pu ne pas être.
b. L’existence ouvre la conscience du néant
L’homme, grâce à la conscience, se rend compte qu’il existe. Mais,
dans un même mouvement, il s’interroge sur la possibilité de ne plus
être – sur la mort – et, plus encore, sur celle de n’avoir jamais
été – sur le néant. En effet, se poser la question de l’existence, c’est se
demander ipso facto pourquoi l’être s’est imposé, alors que le néant était
plus probable.

Leibniz affirme ainsi que la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose


plutôt que rien ? » est une question essentielle pour la philosophie.
Seul un être capable d’envisager sa propre non-existence peut se poser
une telle question.

L’homme est le seul être à savoir qu’il va mourir et à s’en inquiéter.


Cette conscience du néant le fait envisager sa propre existence et lui
permet de la construire de façon éclairée. Exister, pour l’homme, c’est
donc ne pas se contenter de naître puis de mourir, mais
c’est penser cette vie et envisager la mort, même en le faisant sur le
mode de l’angoisse et du refus.
c. L’existence est une sortie de soi
Exister, c’est ne jamais être en coïncidence avec soi-même. Telle
est la définition que propose Heidegger lorsqu’il se réfère à l’étymologie
du mot pour davantage mettre en évidence sa spécificité : l'existence est
« ek-sistence » (Être et Temps, 1927).
Pour Heidegger, l'essence de l'homme est en même temps son
existence : « Ce que l'homme est est en même temps sa manière d'être,
sa manière d'être-là (dasein), de se temporaliser »,
commente Emmanuel Lévinas dans son ouvrage intitulé En découvrant
l'existence avec Husserl et Heidegger (1932). L'existence humaine étant
pensée comme présence au monde, on comprend que pour « exister »
il faille « ek-sister » : ek-sister correspond en effet à la sortie de soi-
même vers le monde. L'existence conçue comme ek-sistence est alors
authentique.

De tous les êtres vivants, seul l’homme se trouve dans une instabilité


essentielle : toujours tourné vers l’avenir (dans les projets qu’il fait)
ou penché sur le passé (grâce à sa capacité de se souvenir), il ne reste
jamais purement et simplement dans le présent. Il ne cesse d’être tourné
vers autre chose que lui-même, que ce soit vers celui qu’il a été ou vers
celui qu’il pourrait être. En un sens, l’homme se dépasse toujours lui-
même.

Sartre dans L'existentialisme est un humanisme (1945) identifie


l'existence à la nécessité de se dépasser soi-même – ce qu'il nomme
« transcendance ». Exister, c'est agir, c'est faire des choix. « Nous
sommes condamnés à être libres » : même en ne choisissant pas, nous
faisons un choix, celui de ne pas choisir. L'existence, fondamentalement,
est « projet » : le choix, l'engagement sont donc au cœur de la pensée
de Sartre. Par conséquent, l’existence excède bien la vie, mais seul
l’homme peut se déterminer comme existant, alors que la vie appartient
aussi bien à l’homme qu’aux plantes et aux animaux.

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