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Philippe Sabot
Dans Savoirs et clinique 2007/1 (n° 8), pages 87 à 93
Éditions Érès
ISSN 1634-3298
ISBN 9782749208299
DOI 10.3917/sc.008.0087
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Extase et transgression
chez Georges Bataille
Philippe Sabot
« […] que DIEU soit une prostituée de maison l’« expérience intérieure » justement), ou encore
close et une folle, la communication avec « un au-delà insaisis-
ceci n’a pas de sens en raison 1. » sable 2 » et le renversement des figures de la
transcendance. C’est à ce double aspect, théma-
tique et opératoire, de l’extase bataillienne que
L’œuvre de Georges Bataille offre un ter- sera consacrée notre analyse. Nous prendrons
rain privilégié pour interroger les rapports com- comme fil rouge de cette analyse le premier récit
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Philippe Sabot, maître de conférences en philosophie, Université Charles-de-Gaulle Lille III, UMR 8163 « Savoirs, textes, langage ».
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dans le travail littéraire lui-même en tant qu’il Chestov ne s’en cachait d’ailleurs pas) du même
s’affronte au paradoxe majeur d’une « expé- effort de désystématisation que celle de la théo-
rience intérieure » réfractaire a priori à toute dis- logie négative, en tant que celle-ci nie toute
cursivité, et donc à toute énonciation dans les fonction positive au discours sur Dieu, en ren-
termes positifs d’un savoir, mais qui ne peut s’ar- voyant plutôt la pensée à l’« abîme » (Ungrund)
ticuler qu’entre les lignes d’un texte. Il s’agit de et au Rien divin, au-delà de toute raison et de
montrer par conséquent comment l’écriture de la tout fondement. Chestov proposait ainsi une
transgression a pu devenir elle-même le lieu approche originale de la tradition mystique – de
d’exercice, d’expérimentation même, de cette Maître Eckhart à Jacob Boehme, en passant par
contestation du savoir qui ouvre la voie négative les grands saints, constamment invoqués par
à l’expérience-limite de l’extase. Bataille à la suite de Chestov : Saint Bernard,
Pour cerner quelque peu les contours de la Sainte Thérèse, Saint Jean de la Croix, Sainte
pensée bataillienne de l’extase, dont les princi- Angèle de Foligno. Et il s’attachait tout particu-
paux schèmes spéculatifs se trouvent notam- lièrement à décrire les différentes manifesta-
ment rassemblés dans L’expérience intérieure, tions d’une expérience de la déréliction et de la
il convient de la replacer dans le cadre d’un finitude radicale qu’il interprétait comme la
mysticisme athée, ou « athéologique 5. » Com- condition d’une ouverture à la dimension d’un
ment Bataille en est-il venu à lier la quête d’une « absolu » entendu au sens fort de l’ab-solutum,
nouvelle forme de sainteté à la plongée trans- soit de ce qui est différent et séparé de tout, et ne
gressive dans les excès de l’érotisme ? peut par conséquent être désigné que par la
C’est sans doute la rencontre avec le philo- négative, comme absence et in-détermination.
sophe russe Léon Chestov, au début des années Or, c’est sans doute dans la littérature que le
1920, qui a donné à ce mysticisme « athéolo- penseur russe a trouvé le modèle de cet effon-
gique » son impulsion et son orientation déci- drement intérieur qui associe, dans la même
sives. Au moment où Bataille l’a fréquenté, expérience, la terreur du néant et une forme de
Chestov avait notamment publié en France un joie extatique devant ce néant.
essai sur Pascal, La nuit de Gethsémani 6 et un En effet, La philosophie de la tragédie
ouvrage réunissant deux essais intitulés « Le propose une lecture de La voix souterraine de
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tov rapproche en effet explicitement la tragédie efficace à la panoptique idéaliste, Chestov per-
de l’homme souterrain et l’allégorie platoni- met donc de comprendre pourquoi dans le pre-
cienne de la caverne, telle qu’elle est présentée mier récit de fiction écrit par Bataille, Histoire
dans le Livre VII de La République. Il propose de l’œil, il y va précisément aussi d’une conver-
de cette manière une sorte de généalogie cri- sion du regard, qui met à l’épreuve ce voir-
tique de l’idéalisme, dont le récit de Dos- savoir qui a servi de paradigme pour
toïevski vient alors indiquer le point de rupture l’ensemble de l’onto-théologie occidentale. En
ou d’hérésie. Chestov souligne notamment que, effet, l’œil, organe traditionnel de la « théorie »,
s’il faut reconnaître à Platon d’avoir, lui aussi, s’y trouve reconduit à une forme d’aveugle-
connu le « souterrain », le monde des ombres et ment qui marque en quelque sorte le terme de la
des fantômes, tout l’effort de sa pensée a lucidité. Mais cet aveuglement, on va le voir,
consisté pourtant à suggérer une possible (et crée aussi les conditions d’une nouvelle vision
nécessaire) conversion de la vision, afin de se – vision souterraine et non plus céleste – qui
détacher de l’illusion sensible et de retrouver, ouvre à une dimension cachée, mais essentielle,
grâce aux yeux de l’âme, l’idée solaire du Bien, de l’existence : celle qui, en l’occurrence, a rap-
source et fin de toute contemplation. Or, de port avec l’inconscient, ce « souterrain » de la
manière significative, l’homme souterrain de conscience lucide et raisonnable où se croisent,
Dostoïevski auquel Bataille devait d’une cer- sans le savoir, Eros et Thanatos.
taine manière s’identifier, se caractérise par un Comment l’extase naît-elle alors de cette
régime de la vision strictement inverse : il « profonde descente dans la nuit de l’exis-
découvre que l’idéal « est incapable de résister tence 16 » dont Bataille parle dans L’expérience
à l’assaut de la réalité, […] que tous les beaux intérieure et dont ses textes érotiques cherchent
a priori n’étaient que des mensonges 14 » et que invariablement à mimer le cheminement ? Pour
la beauté elle-même n’est que monstruosité et le comprendre, il faut sans doute s’intéresser de
laideur. Il ne s’agit donc plus ici de produire plus près au ressort paradoxal d’une telle expé-
une vision supérieure, sublimante, une conver- rience qui organise, dans la dimension trans-
sion du regard au Soleil, tenu pour le principe gressive de l’érotisme, une inversion des
intelligible, anhypothétique du monde réel. valeurs du noble et de l’ignoble, de l’honnête et
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un caractère qui suggère directement tout « PROTARQUE. – […] Quand nous voyons
ce qui est lié à la sexualité profonde, par un homme, quel qu’il soit, s’abandonner
exemple sang, étouffement, terreur subite, aux plaisirs, surtout à ceux que l’on peut
crime, tout ce qui détruit indéfiniment la dire les plus grands, et que nous observons
béatitude et l’honnêteté humaines 18. » le ridicule ou la honte sans égale qui les
Simone incarne l’objet même du récit de accompagne, nous en rougissons nous-
Bataille : l’érotisme, compris ici comme le mêmes, nous les dérobons aux regards et
domaine de la « sexualité profonde », qui s’op- les cachons de notre mieux, et nous
pose à une sexualité superficielle ou habituelle, confions à la nuit tous les plaisirs de ce
faussement sublimée par le voile moral de la genre, comme s’ils devaient être soustraits
pudeur et des conventions. L’Histoire de l’œil à la lumière 20. »
ne relève donc pas de cet hédonisme vulgaire Pour Bataille au contraire, l’extase naît
qui caractérise habituellement les romans justement de la conversion du regard aux
légers (ou roses). C’est l’« écart sexuel » en tant choses d’en bas, à ces mouvements les plus
que tel – c’est-à-dire la sexualité en tant qu’elle obscurs de l’existence qui, au lieu du simple
manifeste le « point de rupture » de la dégoût ou de la honte, provoquent aussi bien le
conscience – qui constitue le thème central de rire que l’angoisse. Or, l’œil représente et maté-
la fiction et le vecteur d’une expérience origi- rialise justement ce point de passage et d’inver-
nale du sacré où l’extase et la transgression se sion du haut et du bas, de l’honnête et de
trouvent directement et intimement associées : l’obscène 21. Et l’Histoire de l’œil retrace les
« Je n’aimais pas ce qu’on appelle les “plai- étapes de cette « renonciation à tout savoir, [de
sirs de la chair” parce qu’[…] ils sont tou- cette] chute dans le vide 22 » qui doit déboucher
jours fades ; je n’aimais que ce qui est classé sur l’extase vertigineuse de la conscience.
comme “sale”. Je n’étais même pas satisfait, En effet, dans ce récit, l’œil se trouve sys-
au contraire, par la débauche habituelle tématiquement et progressivement souillé,
parce qu’elle salit uniquement la débauche dégradé, pour être finalement soustrait au lieu
et laisse intact, d’une façon ou de l’autre, d’élection de la séduction – le visage – et
quelque chose d’élevé et de parfaitement rejoindre, dans la dernière scène, le « lieu
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L’extase est ainsi comprise comme l’effet de Bien). En reprenant dans l’Histoire de l’œil ce
cette dramatisation transgressive qui tend schème spéculatif de la « coïncidentia opposi-
l’existence, et la conscience d’être, jusqu’à la torum », il semble donc que Bataille ait cherché
rupture, à travers l’expérience de l’érotisme. à exploiter de manière décalée certains thèmes
Or, cette tension est bien inscrite au cœur du de la théologie négative, délibérément triviali-
récit de l’Histoire de l’œil : sés et « renversés » dans la perspective d’un
« […] ce qui me paraît être le terme de mes récit érotique où toutes les valeurs attachées à
débordements sexuels : une incandescence l’élévation vers Dieu (ou le soleil) se trouvent
géométrique (entre autres, point de coïnci- rabaissées au rang de l’abjection et de l’horreur,
dence de la vie et de la mort, de l’être et du et où l’extase religieuse se renverse en extase
néant) et parfaitement fulgurante 26. » obscène. De fait, cette inversion du sens même
L’excès de la débauche trouve ainsi sa de l’extase n’exclut nullement la reprise de
vérité dans l’ouverture à une dimension cachée l’orientation générale d’une démarche qui vise
de l’existence humaine, qui en restitue l’unité avant tout à cerner le divin en dehors de toute
souterraine en organisant la suspension des référence à une détermination positive de son
oppositions selon lesquelles la conscience pro- être. En un sens, dans le dispositif fictionnel de
fane divise d’habitude sa signification. Le Bataille, l’inconscient et la « sexualité pro-
« point de coïncidence » auquel Bataille fait fonde », qui forment le lieu électif de la « coïn-
référence ici ne marque pourtant pas la résolu- cidence des opposés » (horreur/attrait ;
tion positive des contradictions (vie/mort, douleur/plaisir) et de l’extase qu’elle engendre,
être/néant) dans la forme d’une identité spiri- viennent prendre la place de cet Ab-solu,
tuelle supérieure ; il vient plutôt qualifier une conformément au mouvement renversant
expérience instantanée, « parfaitement fulgu- qu’impose le « bas matérialisme 28 ». L’éro-
rante », qui articule rigoureusement la sortie de tisme ouvre ainsi sur une expérience du sacré
soi (l’« extase », donnée notamment dans l’ex- qui n’est pas sans rapport avec l’approche apo-
cès érotique de la vie) et l’accès à la continuité phatique du divin, en tant qu’elle s’oppose à
de l’être (la « communication » dans la mort). toute réduction de l’hétérogène (du « tout
C’est sans doute dans la doctrine de la « coïnci- Autre ») à l’homogénéité du discours ou du
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L’écriture et l’extase
NOTES
1. G. Bataille, « Madame Edwarda », dans G. Bataille, Romans et récits, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2004, p. 335.
2. G. Bataille, L’expérience intérieure (1943), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 23.
3. G. Bataille, « Histoire de l’œil » (1928), dans G. Bataille, Romans et récits, p. 71.
4. Pour une analyse détaillée de ce récit de Bataille, voir P. Sabot, Pratiques d’écriture, pratiques de pensée. Figures du sujet chez
Breton/Eluard, Bataille et Leiris, Villeneuve d’Ascq, PUS, coll. « Problématiques contemporaines », 2001, chapitre III. Nous reprenons
dans le présent article certains aspects de cette analyse.
5. L’expérience intérieure fait partie d’une vaste Somme athéologique qui comprend également un essai intitulé Sur Nietzsche. Les
deux volumes de cette Somme athéologique sont repris dans les volumes V et VI des Œuvres complètes de Georges Bataille, Paris,
Gallimard, 1970.
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6. L. Chestov, La nuit de Gethsémani. Essai sur la philosophie de Pascal (trad. M. Exempliarsky), Paris, Grasset, 1923.
7. L. Chestov, Les révélations de la mort. Dostoïevsky – Tolstoï (trad. B. de Schloezer), Paris, Plon, 1923.
8. L. Chestov, La philosophie de la tragédie. Dostoïewsky et Nietzsche (Philosophie et prédication) (trad. B. de Schloezer), Paris, J.
Schiffrin, 1926. Ajoutons que Bataille lui-même a traduit (en collaboration avec T. Beresovski-Chestov) l’ouvrage de Chestov intitulé
L’Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche – Paris, Editions du Siècle, 1925.
9. L. Chestov, Apothéose du déracinement. Essai de pensée adogmatique (trad. B. de Schloezer), Paris, J. Schiffrin, 1927.
10. G. Bataille, L’expérience intérieure, op. cit., p. 52.
11. Ibid., p. 38. Sur la relation très profonde de la pensée de Bataille à celle de Chestov, voir la mise au point de M. Surya, « L’arbi-
traire après tout. De la “philosophie” de Léon Chestov à la “philosophie” de Georges Bataille », Georges Bataille après tout, sous la
direction de D. Hollier, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 1995, p. 213-231.
12. Ce texte est plus connu sous le titre : Carnets du sous-sol (trad. A. Markowicz), Paris, Actes Sud, coll. « Babel », 1992.
13. L. Chestov, La philosophie de la tragédie, op. cit., p. 111.
14. Ibid., p. 76.
15. Ibid., p. 42.
16. G. Bataille, L’expérience intérieure, op. cit., p. 49.
17. Ibid., notamment, p. 22-29.
18. G. Bataille, Histoire de l’œil, op. cit., p. 52.
19. Ibid., p. 80-81.
20. Platon, Philèbe (trad. E. Chambry), 66a, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 372.
21. Voir à cet égard l’article « Œil » rédigé par Bataille pour la revue Documents : « Il semble, en effet, impossible au sujet de l’œil
de prononcer un autre mot que séduction, rien n’étant plus attrayant dans les corps des animaux et des hommes. Mais la séduction
extrême est probablement à la limite de l’horreur » (Œuvres complètes, I, op. cit., p. 187 ; nous soulignons).
22. G. Bataille, L’expérience intérieure, op. cit., p. 52.
23. G. Bataille, Histoire de l’œil, Deuxième partie : « Coïncidences », op. cit., p. 104.
24. Sur cette transgression, voir les analyses de G. Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Ba-
taille, Paris, Macula, 1995, p. 74-81.
25. M. Foucault, « Préface à la transgression », dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994,
t. 1, texte n° 13 (1963), p. 246.
26. G. Bataille, Histoire de l’œil, op. cit., p. 72.
27. Voir P. Sabot, op. cit., p. 147-158.
28. G. Bataille sur « Le bas matérialisme et la gnose », « Documents », dans Œuvres complètes, I, op. cit., p. 220-226. Sur le matéria-
lisme de Bataille, voir les analyses de P. Macherey dans « Georges Bataille et le renversement matérialiste », À quoi pense la littéra-
ture ?, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1990, chap. 6.
29. G. Bataille, « L’œil pinéal », dans Œuvres complètes, II, op. cit., p. 419.
30. G. Bataille, L’expérience intérieure, op. cit., p. 22.
31. On retrouve cette coïncidence du « haut » et du « bas » dans Madame Edwarda : « Assise, [Edwarda] maintenait haute une jambe
écartée : pour mieux ouvrir la fente, elle achevait de tirer la peau des deux mains. Ainsi les “guenilles” d’Edwarda me regardaient,
velues et roses, pleines de vie comme une pieuvre répugnante. […] – Tu vois, dit-elle, je suis DIEU… – Je suis fou… – Mais non, tu dois
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