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Extase et transgression chez Georges Bataille

Philippe Sabot
Dans Savoirs et clinique 2007/1 (n° 8), pages 87 à 93
Éditions Érès
ISSN 1634-3298
ISBN 9782749208299
DOI 10.3917/sc.008.0087
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Extase et transgression
chez Georges Bataille

Philippe Sabot

« […] que DIEU soit une prostituée de maison l’« expérience intérieure » justement), ou encore
close et une folle, la communication avec « un au-delà insaisis-
ceci n’a pas de sens en raison 1. » sable 2 » et le renversement des figures de la
transcendance. C’est à ce double aspect, théma-
tique et opératoire, de l’extase bataillienne que
L’œuvre de Georges Bataille offre un ter- sera consacrée notre analyse. Nous prendrons
rain privilégié pour interroger les rapports com- comme fil rouge de cette analyse le premier récit
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plexes qu’entretiennent l’écriture et l’extase. En de fiction de Bataille, l’Histoire de l’œil, publié
effet, cette œuvre est de toute évidence le lieu en 1928 sous le pseudonyme de Lord Auch, où
d’une appropriation originale du thème religieux se nouent, dans la forme particulière d’une « pro-
de l’extase, qu’elle cherche à explorer et à menade à travers l’impossible 3 », les conditions
exploiter à partir d’une méditation continue, cen- d’une investigation radicale sur les limites de
trée sur certaines expériences humaines fonda- l’expérience humaine 4. Afin d’élucider les
mentales, notamment celles de l’érotisme et du enjeux de cette mise en scène et en texte de l’ex-
sacré. Mais elle propose également une élabora- tase, il importe d’analyser la manière dont la
tion littéraire de cette thématique à travers une référence à l’extase a pu émerger dans la pensée
écriture de la transgression et du vertige qui de Bataille d’une certaine déconstruction des
donne forme, directement sur le plan narratif de valeurs de l’idéalisme et du christianisme, aux-
la fiction, à des « exercices spirituels » singuliers quelles se trouve opposé ici le recours transgres-
où se trouvent associés, dans une dynamique sif à la dimension de l’obscène. Nous
apparemment contradictoire, la sortie de soi et montrerons ensuite comment les effets spécula-
l’accès à une forme d’intériorité (celle de tifs d’une telle déconstruction sont repérables

Philippe Sabot, maître de conférences en philosophie, Université Charles-de-Gaulle Lille III, UMR 8163 « Savoirs, textes, langage ».

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dans le travail littéraire lui-même en tant qu’il Chestov ne s’en cachait d’ailleurs pas) du même
s’affronte au paradoxe majeur d’une « expé- effort de désystématisation que celle de la théo-
rience intérieure » réfractaire a priori à toute dis- logie négative, en tant que celle-ci nie toute
cursivité, et donc à toute énonciation dans les fonction positive au discours sur Dieu, en ren-
termes positifs d’un savoir, mais qui ne peut s’ar- voyant plutôt la pensée à l’« abîme » (Ungrund)
ticuler qu’entre les lignes d’un texte. Il s’agit de et au Rien divin, au-delà de toute raison et de
montrer par conséquent comment l’écriture de la tout fondement. Chestov proposait ainsi une
transgression a pu devenir elle-même le lieu approche originale de la tradition mystique – de
d’exercice, d’expérimentation même, de cette Maître Eckhart à Jacob Boehme, en passant par
contestation du savoir qui ouvre la voie négative les grands saints, constamment invoqués par
à l’expérience-limite de l’extase. Bataille à la suite de Chestov : Saint Bernard,
Pour cerner quelque peu les contours de la Sainte Thérèse, Saint Jean de la Croix, Sainte
pensée bataillienne de l’extase, dont les princi- Angèle de Foligno. Et il s’attachait tout particu-
paux schèmes spéculatifs se trouvent notam- lièrement à décrire les différentes manifesta-
ment rassemblés dans L’expérience intérieure, tions d’une expérience de la déréliction et de la
il convient de la replacer dans le cadre d’un finitude radicale qu’il interprétait comme la
mysticisme athée, ou « athéologique 5. » Com- condition d’une ouverture à la dimension d’un
ment Bataille en est-il venu à lier la quête d’une « absolu » entendu au sens fort de l’ab-solutum,
nouvelle forme de sainteté à la plongée trans- soit de ce qui est différent et séparé de tout, et ne
gressive dans les excès de l’érotisme ? peut par conséquent être désigné que par la
C’est sans doute la rencontre avec le philo- négative, comme absence et in-détermination.
sophe russe Léon Chestov, au début des années Or, c’est sans doute dans la littérature que le
1920, qui a donné à ce mysticisme « athéolo- penseur russe a trouvé le modèle de cet effon-
gique » son impulsion et son orientation déci- drement intérieur qui associe, dans la même
sives. Au moment où Bataille l’a fréquenté, expérience, la terreur du néant et une forme de
Chestov avait notamment publié en France un joie extatique devant ce néant.
essai sur Pascal, La nuit de Gethsémani 6 et un En effet, La philosophie de la tragédie
ouvrage réunissant deux essais intitulés « Le propose une lecture de La voix souterraine de
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jugement dernier » et « La lutte contre les évi- Dostoïevski 12. On sait que, dans ce récit, un
dences », Les révélations de la mort (1923) 7. Ce narrateur étrange et inquiétant découvre avec
dernier essai, qui était consacré à Dostoïevski, horreur que toutes ses convictions antérieures,
reprenait en partie les idées de La philosophie tous les principes qui avaient pu justifier jus-
de la tragédie : Dostoïewsky et Nietzsche (qui qu’ici son existence, ne relèvent finalement que
allait être traduit en 1926) 8. Dans ces ouvrages d’une gigantesque tricherie, d’une hypocrisie
aux titres suggestifs (Chestov est également contre laquelle il se met alors à déverser des
l’auteur d’une Apothéose du déracinement. flots de cynisme et de méchanceté. L’homme
Essai de pensée adogmatique), le philosophe qui s’exprime dans La voix souterraine, écrit
russe s’attachait à développer, en marge d’une Chestov, a « non seulement brûlé ce qu’il avait
approche exclusivement rationnelle de l’expé- adoré, mais il l’a couvert de boue. Il ne se
rience humaine, une pensée du « déracine- contentait pas de haïr son ancienne foi, il la
ment 9 », c’est-à-dire de l’effondrement du sol méprisait 13 ». Il y va donc, dans ce récit, d’un
des certitudes – ce que Bataille devait nommer, complet renversement des valeurs, qui a pu ins-
dans L’expérience intérieure, la « chute dans le pirer Bataille, au moment où celui-ci cherchait
vide 10 » ou encore la plongée angoissée et justement à penser les conditions d’une expé-
angoissante dans la « nuit du non-savoir 11 ». rience transgressive des limites de l’humain.
Or, cette démarche procédait manifestement (et Mais ce n’est pas tout : dans son analyse, Ches-

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tov rapproche en effet explicitement la tragédie efficace à la panoptique idéaliste, Chestov per-
de l’homme souterrain et l’allégorie platoni- met donc de comprendre pourquoi dans le pre-
cienne de la caverne, telle qu’elle est présentée mier récit de fiction écrit par Bataille, Histoire
dans le Livre VII de La République. Il propose de l’œil, il y va précisément aussi d’une conver-
de cette manière une sorte de généalogie cri- sion du regard, qui met à l’épreuve ce voir-
tique de l’idéalisme, dont le récit de Dos- savoir qui a servi de paradigme pour
toïevski vient alors indiquer le point de rupture l’ensemble de l’onto-théologie occidentale. En
ou d’hérésie. Chestov souligne notamment que, effet, l’œil, organe traditionnel de la « théorie »,
s’il faut reconnaître à Platon d’avoir, lui aussi, s’y trouve reconduit à une forme d’aveugle-
connu le « souterrain », le monde des ombres et ment qui marque en quelque sorte le terme de la
des fantômes, tout l’effort de sa pensée a lucidité. Mais cet aveuglement, on va le voir,
consisté pourtant à suggérer une possible (et crée aussi les conditions d’une nouvelle vision
nécessaire) conversion de la vision, afin de se – vision souterraine et non plus céleste – qui
détacher de l’illusion sensible et de retrouver, ouvre à une dimension cachée, mais essentielle,
grâce aux yeux de l’âme, l’idée solaire du Bien, de l’existence : celle qui, en l’occurrence, a rap-
source et fin de toute contemplation. Or, de port avec l’inconscient, ce « souterrain » de la
manière significative, l’homme souterrain de conscience lucide et raisonnable où se croisent,
Dostoïevski auquel Bataille devait d’une cer- sans le savoir, Eros et Thanatos.
taine manière s’identifier, se caractérise par un Comment l’extase naît-elle alors de cette
régime de la vision strictement inverse : il « profonde descente dans la nuit de l’exis-
découvre que l’idéal « est incapable de résister tence 16 » dont Bataille parle dans L’expérience
à l’assaut de la réalité, […] que tous les beaux intérieure et dont ses textes érotiques cherchent
a priori n’étaient que des mensonges 14 » et que invariablement à mimer le cheminement ? Pour
la beauté elle-même n’est que monstruosité et le comprendre, il faut sans doute s’intéresser de
laideur. Il ne s’agit donc plus ici de produire plus près au ressort paradoxal d’une telle expé-
une vision supérieure, sublimante, une conver- rience qui organise, dans la dimension trans-
sion du regard au Soleil, tenu pour le principe gressive de l’érotisme, une inversion des
intelligible, anhypothétique du monde réel. valeurs du noble et de l’ignoble, de l’honnête et
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L’homme du « sous-sol » opère bien plutôt une de l’obscène, du haut et du bas. Car c’est bien
conversion radicale au néant : les valeurs dans cette dynamique d’inversion, c’est-à-dire
idéales et rationnelles du « haut » se trouvent (toujours pour reprendre les termes de L’expé-
alors systématiquement rabaissées, reconduites rience intérieure) dans les conditions d’une
à cette réalité souterraine qui en relativise le « dramatisation 17 » radicale de l’existence, que
sens en désignant le vide qui prétend les fonder. se joue l’extase.
L’expérience du souterrain peut par conséquent Dans l’Histoire de l’œil, c’est le person-
se donner comme l’expérience véritablement nage de Simone (sorte de double féminin du
critique du « déracinement » et de la mise à bas narrateur) qui incarne cette fonction d’écart du
de l’idéalisme : au lieu de dévoiler un nouveau sens, et la puissance de renversement qui lui est
sol, et de nouvelles certitudes (un nouveau attachée :
« savoir »), elle ne débouche que sur le non-lieu « Simone est grande et jolie. Elle est habi-
d’une existence sans fondement, incapable tuellement très simple : elle n’a rien de
désormais de se dérober au vertige et à l’an- désespérant ni dans le regard ni dans la
goisse de sa propre extase. voix. Cependant, dans l’ordre sensuel, elle
En donnant à lire La voix souterraine à la est si brusquement avide de tout ce qui
fois comme « un excellent commentaire aux bouleverse que le plus imperceptible appel
œuvres des saints 15 » et comme un antidote des sens donne d’un seul coup à son visage

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un caractère qui suggère directement tout « PROTARQUE. – […] Quand nous voyons
ce qui est lié à la sexualité profonde, par un homme, quel qu’il soit, s’abandonner
exemple sang, étouffement, terreur subite, aux plaisirs, surtout à ceux que l’on peut
crime, tout ce qui détruit indéfiniment la dire les plus grands, et que nous observons
béatitude et l’honnêteté humaines 18. » le ridicule ou la honte sans égale qui les
Simone incarne l’objet même du récit de accompagne, nous en rougissons nous-
Bataille : l’érotisme, compris ici comme le mêmes, nous les dérobons aux regards et
domaine de la « sexualité profonde », qui s’op- les cachons de notre mieux, et nous
pose à une sexualité superficielle ou habituelle, confions à la nuit tous les plaisirs de ce
faussement sublimée par le voile moral de la genre, comme s’ils devaient être soustraits
pudeur et des conventions. L’Histoire de l’œil à la lumière 20. »
ne relève donc pas de cet hédonisme vulgaire Pour Bataille au contraire, l’extase naît
qui caractérise habituellement les romans justement de la conversion du regard aux
légers (ou roses). C’est l’« écart sexuel » en tant choses d’en bas, à ces mouvements les plus
que tel – c’est-à-dire la sexualité en tant qu’elle obscurs de l’existence qui, au lieu du simple
manifeste le « point de rupture » de la dégoût ou de la honte, provoquent aussi bien le
conscience – qui constitue le thème central de rire que l’angoisse. Or, l’œil représente et maté-
la fiction et le vecteur d’une expérience origi- rialise justement ce point de passage et d’inver-
nale du sacré où l’extase et la transgression se sion du haut et du bas, de l’honnête et de
trouvent directement et intimement associées : l’obscène 21. Et l’Histoire de l’œil retrace les
« Je n’aimais pas ce qu’on appelle les “plai- étapes de cette « renonciation à tout savoir, [de
sirs de la chair” parce qu’[…] ils sont tou- cette] chute dans le vide 22 » qui doit déboucher
jours fades ; je n’aimais que ce qui est classé sur l’extase vertigineuse de la conscience.
comme “sale”. Je n’étais même pas satisfait, En effet, dans ce récit, l’œil se trouve sys-
au contraire, par la débauche habituelle tématiquement et progressivement souillé,
parce qu’elle salit uniquement la débauche dégradé, pour être finalement soustrait au lieu
et laisse intact, d’une façon ou de l’autre, d’élection de la séduction – le visage – et
quelque chose d’élevé et de parfaitement rejoindre, dans la dernière scène, le « lieu
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pur. La débauche que je connais souille non d’élection de l’écart sexuel 23 » : le sexe de
seulement mon corps et mes pensées, mais Simone. Ainsi, la transgression du voir et du
aussi tout ce que je peux concevoir devant savoir 24, menée à son terme, se donne comme
elle, c’est-à-dire le grand univers étoilé qui une subversion radicale, qui révèle l’attirance
ne joue qu’un rôle de décor 19. » irrésistible de la conscience vers l’abjection et,
Bataille situe donc l’expérience érotique aux au-delà de l’abject et de l’obscène, vers la
antipodes de la conception chrétienne de limite de toute existence : la mort. Michel Fou-
l’Amour qui tend à en sublimer le sens dans une cault insiste tout particulièrement sur ce point
économie du péché et de la rédemption. L’éro- dans l’article qu’il a consacré en 1963 à l’œuvre
tisme suppose au contraire la recherche et l’af- de Bataille, « Préface à la transgression » :
firmation des aspects les plus obscènes de la « La mort n’est pas pour l’œil la ligne tou-
réalité, de ce qui s’oppose radicalement à la jours levée de l’horizon, mais, en son
« béatitude et à l’honnêteté humaines ». De fait, emplacement même, au creux de tous ses
cette prédilection pour une débauche univer- regards possibles, la limite qu’il ne cesse
selle correspond à l’un des enjeux majeurs du de transgresser, la faisant surgir comme
récit bataillien. Celui-ci se construit manifeste- absolue limite dans le mouvement d’ex-
ment comme une réplique radicale à la discus- tase qui lui permet de bondir de l’autre
sion platonicienne du plaisir dans le Philèbe : côté 25. »

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L’extase est ainsi comprise comme l’effet de Bien). En reprenant dans l’Histoire de l’œil ce
cette dramatisation transgressive qui tend schème spéculatif de la « coïncidentia opposi-
l’existence, et la conscience d’être, jusqu’à la torum », il semble donc que Bataille ait cherché
rupture, à travers l’expérience de l’érotisme. à exploiter de manière décalée certains thèmes
Or, cette tension est bien inscrite au cœur du de la théologie négative, délibérément triviali-
récit de l’Histoire de l’œil : sés et « renversés » dans la perspective d’un
« […] ce qui me paraît être le terme de mes récit érotique où toutes les valeurs attachées à
débordements sexuels : une incandescence l’élévation vers Dieu (ou le soleil) se trouvent
géométrique (entre autres, point de coïnci- rabaissées au rang de l’abjection et de l’horreur,
dence de la vie et de la mort, de l’être et du et où l’extase religieuse se renverse en extase
néant) et parfaitement fulgurante 26. » obscène. De fait, cette inversion du sens même
L’excès de la débauche trouve ainsi sa de l’extase n’exclut nullement la reprise de
vérité dans l’ouverture à une dimension cachée l’orientation générale d’une démarche qui vise
de l’existence humaine, qui en restitue l’unité avant tout à cerner le divin en dehors de toute
souterraine en organisant la suspension des référence à une détermination positive de son
oppositions selon lesquelles la conscience pro- être. En un sens, dans le dispositif fictionnel de
fane divise d’habitude sa signification. Le Bataille, l’inconscient et la « sexualité pro-
« point de coïncidence » auquel Bataille fait fonde », qui forment le lieu électif de la « coïn-
référence ici ne marque pourtant pas la résolu- cidence des opposés » (horreur/attrait ;
tion positive des contradictions (vie/mort, douleur/plaisir) et de l’extase qu’elle engendre,
être/néant) dans la forme d’une identité spiri- viennent prendre la place de cet Ab-solu,
tuelle supérieure ; il vient plutôt qualifier une conformément au mouvement renversant
expérience instantanée, « parfaitement fulgu- qu’impose le « bas matérialisme 28 ». L’éro-
rante », qui articule rigoureusement la sortie de tisme ouvre ainsi sur une expérience du sacré
soi (l’« extase », donnée notamment dans l’ex- qui n’est pas sans rapport avec l’approche apo-
cès érotique de la vie) et l’accès à la continuité phatique du divin, en tant qu’elle s’oppose à
de l’être (la « communication » dans la mort). toute réduction de l’hétérogène (du « tout
C’est sans doute dans la doctrine de la « coïnci- Autre ») à l’homogénéité du discours ou du
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dentia oppositorum », élaborée par Nicolas de savoir. Bataille reprend d’ailleurs à son compte
Cues 27, que Bataille a trouvé le modèle d’une l’idée que la conciliation des contraires est
telle coïncidence non identitaire qui délivre la impossible, puisque, fondamentalement, l’iden-
signification ultime de ce qu’il entend par tité de l’être ne se replie jamais complètement
« extase ». En effet, la « coïncidence des oppo- sur elle-même mais menace sans cesse de s’ou-
sés » ne se limite pas à leur résorption dans une vrir sur ce vide d’être que le désir humain ne
unité supérieure (selon le mouvement d’un parvient jamais à combler, mais qui constitue sa
« dépassement » dialectique) mais elle ouvre au limite propre, l’Autre de sa satisfaction :
contraire, au sein même de la réalité finie, un « L’homme est ce qui lui manque 29. » En un
rapport à l’infini et à l’absolu. Cette référence à sens, c’est cette ouverture extatique, cette mise
une pensée pré-dialectique met ainsi à l’abri de sous tension de l’être (à l’opposé de tout « tas-
toute synthèse positive, en même temps qu’elle sement 30 » sur soi-même) qui révèle la nature
offre un prolongement inattendu aux médita- hétérogène de la « sexualité profonde », insépa-
tions de Chestov sur les limites de la rationalité rable dans sa manifestation d’une dimension
philosophique, ainsi qu’à l’orientation para- sacrificielle.
doxale de la pensée de Bataille, élaborée à par- L’expérience de l’extase, dont le récit de
tir d’un « renversement » iconoclaste du divin Bataille mime la progression, ne se joue donc
et des valeurs du « haut » (Dieu, le Soleil, le plus en direction d’un absolu extérieur (d’un

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Dieu transcendant) mais dans la forme transgres- je me trouvai en face de ce que, je me le


sive d’une coïncidence organique, aussi obscène figure ainsi, j’attendais depuis toujours de
qu’inattendue : celle d’un œil et d’un sexe 31. la même façon qu’une guillotine attend un
Cette expérience d’une remontée vers les racines cou à trancher. Il me semblait même que
du sacré, dont l’Histoire de l’œil propose la mise mes yeux me sortaient de la tête comme
en scène fantasmatique, trouve exemplairement s’ils étaient érectiles à force d’horreur ; je
son accomplissement dans la dernière séquence vis exactement, dans le vagin velu de
du livre, localisée à Séville et, plus précisément, Simone, l’œil bleu pâle de Marcelle qui
dans l’église où, selon la légende, est enterré me regardait en pleurant des larmes
Don Juan. C’est dans cette église, désignée d’urine 33. »
comme un « repaire 32 » pour les fidèles, que La révélation « renversante », sur laquelle
Simone et le narrateur vont trouver l’animal véritablement se clôt l’Histoire de l’œil, ouvre
sacrificiel, sous les traits d’un jeune prêtre espa- ainsi sur l’image absolue de la transgression, en
gnol, qui sera violé et garrotté au moment de la tant qu’elle induit une chute, un vertige privé de
jouissance, avant d’être énucléé. Le sacrifice sens et, pour finir, une extase – faisant commu-
dégénère donc en sacrilège : il s’accompagne niquer l’espace d’un instant (ou d’un clin
d’ailleurs d’une profanation systématique des d’œil), la jouissance et l’horreur absolues.
accessoires du culte, allant jusqu’à transgresser Le rituel sacrificiel, autour duquel se
violemment la cène communielle. Mais le sacri- construit l’ensemble du montage fictionnel de
lège, c’est-à-dire le détournement d’un rite éta- Bataille, a donc bien pour fonction de dévoiler,
bli, a ici un ressort éminemment parodique : il dans la fulguration d’une vision et dans la défi-
produit en effet une sorte de contre-consécration guration d’un visage, la coïncidence sacrée de
par laquelle le dogme de la transsubstantiation se la vie et de la mort. La fiction « souterraine » de
trouve dévoyé, désubstantialisé, et ramené à sa l’Histoire de l’œil, où convergent mysticisme et
pure expression excrémentielle : le sperme et érotisme, ne peut alors désigner, comme son
l’urine, substances obscènes s’il en est, sont sub- dernier mot, qu’un vide ou un abîme – matéria-
stitués au corps et au sang du Christ, juste avant lisé dans le texte par un blanc et des points de
que l’œil découpé du représentant du culte ne suspension. Cette « suspension » du récit après
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soit littéralement identifié à celui de Marcelle, le clin d’œil final de Marcelle dans le sexe de
l’autre victime sacrificielle de ce rituel obscène. Simone donne ainsi à penser qu’au fond des
Cette superposition fantasmatique marque ainsi choses et de l’être, il n’y a rien à voir. Il reste
la chute du texte, qui tombe comme un « coupe- alors à se laisser « ravir » par la présence
ret » sur la scène impensable d’une coïncidence presque innommable d’un œil mort fixé dans un
ultime : sexe vivant. Présence qui, même lorsque le
« […] je me levai et, en écartant les cuisses livre de Bataille est refermé, n’en finit pas de
de Simone, qui s’était couchée sur le côté, nous hanter.

NOTES
1. G. Bataille, « Madame Edwarda », dans G. Bataille, Romans et récits, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2004, p. 335.
2. G. Bataille, L’expérience intérieure (1943), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 23.
3. G. Bataille, « Histoire de l’œil » (1928), dans G. Bataille, Romans et récits, p. 71.
4. Pour une analyse détaillée de ce récit de Bataille, voir P. Sabot, Pratiques d’écriture, pratiques de pensée. Figures du sujet chez
Breton/Eluard, Bataille et Leiris, Villeneuve d’Ascq, PUS, coll. « Problématiques contemporaines », 2001, chapitre III. Nous reprenons
dans le présent article certains aspects de cette analyse.
5. L’expérience intérieure fait partie d’une vaste Somme athéologique qui comprend également un essai intitulé Sur Nietzsche. Les
deux volumes de cette Somme athéologique sont repris dans les volumes V et VI des Œuvres complètes de Georges Bataille, Paris,
Gallimard, 1970.

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6. L. Chestov, La nuit de Gethsémani. Essai sur la philosophie de Pascal (trad. M. Exempliarsky), Paris, Grasset, 1923.
7. L. Chestov, Les révélations de la mort. Dostoïevsky – Tolstoï (trad. B. de Schloezer), Paris, Plon, 1923.
8. L. Chestov, La philosophie de la tragédie. Dostoïewsky et Nietzsche (Philosophie et prédication) (trad. B. de Schloezer), Paris, J.
Schiffrin, 1926. Ajoutons que Bataille lui-même a traduit (en collaboration avec T. Beresovski-Chestov) l’ouvrage de Chestov intitulé
L’Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche – Paris, Editions du Siècle, 1925.
9. L. Chestov, Apothéose du déracinement. Essai de pensée adogmatique (trad. B. de Schloezer), Paris, J. Schiffrin, 1927.
10. G. Bataille, L’expérience intérieure, op. cit., p. 52.
11. Ibid., p. 38. Sur la relation très profonde de la pensée de Bataille à celle de Chestov, voir la mise au point de M. Surya, « L’arbi-
traire après tout. De la “philosophie” de Léon Chestov à la “philosophie” de Georges Bataille », Georges Bataille après tout, sous la
direction de D. Hollier, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 1995, p. 213-231.
12. Ce texte est plus connu sous le titre : Carnets du sous-sol (trad. A. Markowicz), Paris, Actes Sud, coll. « Babel », 1992.
13. L. Chestov, La philosophie de la tragédie, op. cit., p. 111.
14. Ibid., p. 76.
15. Ibid., p. 42.
16. G. Bataille, L’expérience intérieure, op. cit., p. 49.
17. Ibid., notamment, p. 22-29.
18. G. Bataille, Histoire de l’œil, op. cit., p. 52.
19. Ibid., p. 80-81.
20. Platon, Philèbe (trad. E. Chambry), 66a, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 372.
21. Voir à cet égard l’article « Œil » rédigé par Bataille pour la revue Documents : « Il semble, en effet, impossible au sujet de l’œil
de prononcer un autre mot que séduction, rien n’étant plus attrayant dans les corps des animaux et des hommes. Mais la séduction
extrême est probablement à la limite de l’horreur » (Œuvres complètes, I, op. cit., p. 187 ; nous soulignons).
22. G. Bataille, L’expérience intérieure, op. cit., p. 52.
23. G. Bataille, Histoire de l’œil, Deuxième partie : « Coïncidences », op. cit., p. 104.
24. Sur cette transgression, voir les analyses de G. Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Ba-
taille, Paris, Macula, 1995, p. 74-81.
25. M. Foucault, « Préface à la transgression », dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994,
t. 1, texte n° 13 (1963), p. 246.
26. G. Bataille, Histoire de l’œil, op. cit., p. 72.
27. Voir P. Sabot, op. cit., p. 147-158.
28. G. Bataille sur « Le bas matérialisme et la gnose », « Documents », dans Œuvres complètes, I, op. cit., p. 220-226. Sur le matéria-
lisme de Bataille, voir les analyses de P. Macherey dans « Georges Bataille et le renversement matérialiste », À quoi pense la littéra-
ture ?, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1990, chap. 6.
29. G. Bataille, « L’œil pinéal », dans Œuvres complètes, II, op. cit., p. 419.
30. G. Bataille, L’expérience intérieure, op. cit., p. 22.
31. On retrouve cette coïncidence du « haut » et du « bas » dans Madame Edwarda : « Assise, [Edwarda] maintenait haute une jambe
écartée : pour mieux ouvrir la fente, elle achevait de tirer la peau des deux mains. Ainsi les “guenilles” d’Edwarda me regardaient,
velues et roses, pleines de vie comme une pieuvre répugnante. […] – Tu vois, dit-elle, je suis DIEU… – Je suis fou… – Mais non, tu dois
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regarder : regarde ! » (op. cit., p. 330-331).
32. G. Bataille, Histoire de l’œil, op. cit., p. 90.
33. Ibid., p. 99.

PRINCIPALES PUBLICATIONS DE PHILIPPE SABOT


Ludwig Feuerbach. L’essence du christianisme (Introduction, chapitre 2), traduction nouvelle (en collaboration avec E. Denecker) et
commentaire, Paris, Ellipses, coll. « Philo-textes », 2000.
Pratiques d’écriture, pratiques de pensée. Figures du sujet chez Breton/Éluard, Bataille et Leiris, Villeneuve-d’Asq, Presses universi-
taires du Septentrion, coll. « Problématiques philosophiques », 2001.
Philosophie et littérature. Approches et enjeux d’une question, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2002, 128 p.
Lire Les mots et les choses de Michel Foucault, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2006.

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