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Classifier la richesse pour classifier les sociétés

2e partie
Christophe Darmangeat
Dans La Pensée 2023/2 (N° 414), pages 71 à 82
Éditions Fondation Gabriel Péri
ISSN 0031-4773
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LE COURS DES
L
IDéES
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Classifier
la richesse
pour classifier
les sociétés
2e partie*

Christophe
Darmangeat**
Identifier les deux formes de la richesse permet d’opérer une dichotomie au sein des sociétés
humaines. Dans le premier groupe, les droits de propriété sur les biens ne peuvent être convertis
qu’en droits de propriété sur d’autres biens : la richesse, en quelque sorte refermée sur elle-même,
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reste alors d’une importance marginale. Dans le second groupe, ces droits permettent de
modifier les rapports sociaux ; la richesse devient alors la clé de voûte de l’ensemble du jeu social.
Mots-clés : évolution sociale ; richesse ; anthropologie économique ; droits de propriété ; Alain
Testart.

D ans la perspective de l’élaboration d’une sociologie générale, on ne


saurait sous-estimer l’importance de parvenir à une définition rigoureuse de la richesse. Ainsi
que l’avait perçu Alain Testart1, celle-ci constitue en effet la ligne principale de partage des
eaux entre les sociétés censées en être dépourvues (et dites du « monde I »), et les sociétés
au sein desquelles elle joue un rôle (« monde II »), accompagnée au besoin par les classes
sociales (« monde III »). Dans un article précédent (« De la richesse et de la nécessité de la
définir », La Pensée, n° 413, 2023), on avait relevé dans les critères délimitant ces « mondes »,
mais aussi dans la définition de la richesse elle-même, diverses difficultés et contradictions
non résolues. On proposait donc de les surmonter en avançant une nouvelle définition de

* La première partie de ce texte a été publiée dans le numéro 413 de la Pensée, « De la richesse et de la nécessité
de la définir », p. 76-84.
** Maître de conférences (HDR) – Université Paris Cité – LADYSS.
1. Alain Testart, éléments de classification des sociétés, Paris, Errance, 2005.

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Classifier la richesse pour classifier les sociétés

la richesse, selon laquelle elle est constituée de l’ensemble des biens pouvant être convertis
en (échangés contre des) droits de propriété sur des objets non humains, notés P¬H.

Les deux types de richesse


Définitions
Ce premier pas permet également de résoudre l’aporie que l’on avait identifiée, selon
laquelle la richesse ainsi caractérisée existe bel et bien au sein d’un monde I pourtant dit
« sans richesse ». La solution se fonde sur deux définitions supplémentaires :
Définition : la convertibilité de P¬H en d’autres P¬H constitue la forme minimale (ou
élémentaire) de la richesse. La convertibilité de P¬H en d’autres éléments de nature sociale,
c’est-à-dire la nécessité de transférer des P¬H afin de nouer, de perpétuer ou de dissoudre
un état ou un rapport social, constitue la forme développée (ou étendue) de la richesse.
Cette distinction entre formes minimales et développées de la richesse permet de
fonder celle qui prévaut entre le monde I et les mondes II-III :
Définition : une société appartient au monde I si et seulement si la richesse y existe
uniquement sous sa forme élémentaire. Elle relève des mondes II ou III dès lors qu’y existe
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une forme de richesse développée.
Qu’est-ce que le monde I ? C’est un univers social où les droits de propriété sur les objets
non humains sont tout au plus convertibles en droits du même type sur d’autres objets. Il y a
donc bien, ainsi que le notait A. Testart, une forme basique de richesse – et la dénomination
de « monde sans richesse » n’est sans doute pas la plus heureuse qui soit : il serait plus
approprié de parler de « monde à richesse élémentaire (ou minimale) ». Cependant – et c’est
là le point crucial –, la capacité d’action sociale de cette richesse est étroitement limitée. Les
choses sur lesquelles portent les droits P¬H sont utiles à la vie, mais elles n’interviennent
pas comme intermédiaires, ou comme vecteurs, des rapports sociaux. En d’autres termes,
la sphère des droits de propriété sur les objets est refermée sur elle-même.
À ce cloisonnement des biens P¬H correspond celui des biens H – les droits sur les
humains. Ces droits naissent et disparaissent, peuvent être transférés, et une bonne partie
(sinon l’essentiel) du jeu social se noue autour de ces mouvements. Mais, ainsi qu’on vient
de le dire, ceux-ci n’impliquent pas ceux de P¬H. S’ils mettent en jeu quelque chose, ce ne
peut être que le transfert inverse d’un autre droit H, généralement de mêmes natures (par
exemple, dans le mariage par échange de sœurs) ou la fourniture d’un travail (mariage par
service pour la fiancée).
Inversement, les sociétés à richesse développée (mondes II et III) sont celles d’une
équivalence, ou d’une interopérabilité, entre sphères jusque-là cloisonnées : une convertibilité
s’établit désormais entre droits de propriété sur les objets non humains et rapports sociaux,
et c’est cette convertibilité qui confère aux premiers une puissance d’action sociale inédite.
La richesse devient « socialement utile », selon les termes d’A. Testart – socialement utile,
ajoutera-t-on, car socialement efficiente. Dans ces conditions, même la forme minimale de

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Christophe Darmangeat

la richesse acquiert une importance nouvelle. Elle se comporte en quelque sorte comme
un corps chimique qui serait inerte sous sa forme pure, mais qui, en présence d’autres
réactions, agirait comme un catalyseur.

La convertibilité des P¬H


Cette convertibilité généralisée des P¬H qui leur ouvre le jeu social et tend, du même
coup, à les placer au centre de ce jeu concerne différentes catégories d’éléments.

Convertibilité avec les H


On a déjà évoqué, en matière matrimoniale, l’échange des droits sur les femmes contre
des biens matériels. Il en va de même pour l’ensemble des droits sur les humains pouvant
être achetés et vendus – et donc, éventuellement, rachetés par les dépendants eux-mêmes.
De ce point de vue, la richesse développée s’exprime tout autant dans la vente d’un esclave
ou d’un serf, ou dans la mise en gage d’un endetté, que dans le paiement d’un prix de la
fiancée ou d’une dot.

Convertibilité avec les droits d’usage sur les ¬P¬H


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L’octroi de droits d’usage à titre onéreux, où le propriétaire d’un bien peut donc exiger
des paiements en échange de sa mise à disposition temporaire, constitue lui aussi une forme
étendue de la richesse. Selon les situations, on parlera de rente (notamment foncière) ou
de prêt à intérêt. Si l’apparition de la première est sans doute tardive et conditionnée par le
manque de terres libres, le premier est susceptible de se développer de manière beaucoup
plus précoce – on peut par exemple penser aux manipulations « financières » de certains
Big Men de Nouvelle-Guinée 2.

Convertibilité avec des obligations de nature judiciaire


En l’occurrence, la conversion n’opère qu’à sens unique : un transfert de biens possède
un pouvoir libératoire vis-à-vis d’une telle obligation, mais celle-ci naît par définition hors
du transfert du bien. On a déjà évoqué, à la suite d’A. Testart, le wergeld et les amendes. La
liste peut toutefois être complétée en y incluant l’ensemble des dommages pécuniaires dus
à une victime, dont le wergeld n’est que l’exemple le plus emblématique.

Convertibilité avec des statuts


En dehors des biens, c’est-à-dire des droits sur les choses (humaines ou non), il existe
des droits dits subjectifs tel, de nos jours, celui de posséder une nationalité. On peut
également rattacher à cette catégorie le droit d’arborer une distinction honorifique, de

2. Andrew Strathern, « Finance and Production : Two Strategies in New Guinea Highlands Exchange Systems »,
Oceania, 40-1, 1969, p. 42‑67.

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Classifier la richesse pour classifier les sociétés

se prévaloir d’un titre, ou d’être membre d’un groupe social. Les sociétés préétatiques
fournissent de nombreux exemples dans lesquels ces droits sont conditionnés, en partie
ou en totalité, par des paiements ou des dépenses à caractère public. Citons, entre autres
exemples, certaines associations des Indiens des plaines qui exigeaient un droit d’entrée3,
ou les « grades » des îles Nias4 ou Banks5, obtenus via un système codifié de fêtes publiques
munificentes. Inversement, les sociétés du monde I se caractérisent par l’absence de tels
paiements ; lorsqu’elles comportent des sous-ensembles organisés, comme celui des hommes
initiés, ou qu’elles attribuent des titres officiels ou officieux, l’accès en est régi par des règles
de parenté ou des accomplissements individuels et jamais par le transfert d’une quantité
significative de possessions.

Convertibilité avec du travail ou des services


Dans un monde dépourvu de richesse autre que minimale, le travail ou les services ne
peuvent être appropriés que par l’échange contre d’autres travaux ou services, par la cession
de certains droits sur les humains. C’est vrai, en premier lieu, du service pour la fiancée,
mais aussi de certaines obligations découlant de la parenté ou de l’autorité maritale. Avec
la richesse survient, pour la première fois, la rémunération du travail par des P¬H, laquelle,
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dans le langage de la théorie économique marxiste, peut s’exprimer comme l’expression
d’une équivalence entre le travail mort et le travail vivant. Cette rémunération ne doit pas
être confondue avec l’achat d’un bien immatériel, qui entre dans la catégorie de la richesse
minimale. C’est à ce cas de figure que correspond, par exemple, le fusil que cède l’apprenti
chamane jivaro à un collègue plus compétent afin qu’il lui apprenne un rite magique6. La
rémunération du travail (ou du service), elle, correspond à la transaction entre un homme
et un chamane afin que celui-ci le soigne. Soulignons enfin que la rémunération du travail
peut rester en quelque sorte circonscrite à elle-même, comme dans le cas que l’on vient
d’envisager, ou s’inscrire dans un circuit plus large, où le produit du travail sera réutilisé
par l’employeur dans le jeu social.

Représentation graphique
On peut résumer ce qui précède par des schémas qui cartographient en quelque sorte
les rapports sociaux essentiels. Les convertibilités/équivalences impliquant des P¬H – et
donc, une forme ou une autre de richesse – sont figurées par des flèches grasses, les autres
par des flèches maigres.

3. Robert H. Lowie, The Tobacco Society of the Crow Indians, New York, The American Museum of Natural History,
1919, vol. XXI‑2.
4. Mario Alain Viaro et Arlette Ziegler, « Stones of power, Statuary and Megalithism in Nias », in Messages in
Stone : Statues and Sculptures from Tribal Indonesia in the Collections of the Barbier-Mueller Museum, Milano, Skira,
1998, p. 35‑78.
5. Robert H. Codrington, The Melanesians : studies in their anthropology and folk-lore, Oxford, Clarendon Press, 1891.
6. Michael Harner, Les Jivaros hommes des cascades sacrées, Paris, Payot, 2006.

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Christophe Darmangeat

Le monde I peut être représenté ainsi :

Conformément à la définition même de ce monde I, la richesse est seulement


présente sous sa forme minimale. La conséquence de cet état de fait apparaît ici de manière
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particulièrement nette : les P¬H constituent en quelque sorte une impasse dans un paysage
social au sein duquel ils ne jouent pour ainsi dire aucun rôle. L’élément central, dans la
cinétique des rapports sociaux, est l’action des individus : c’est par son travail, par ses efforts
et par ses mérites qu’on accède à un statut et, si l’on est un homme, qu’on obtient une
épouse. C’est au prix de son intégrité physique que l’on répare une offense. Bien sûr, d’une
société à l’autre, le système de parenté, la nature des activités de subsistance, l’organisation
économique ou les traditions religieuses fixent un cadre différent à cette action. Mais au-
delà de ces variations, le point commun est qu’en toute circonstance, pour tisser un rapport
social ou pour se libérer d’une obligation, on paye de sa personne et non de ses possessions.
Par contraste, l’univers de la richesse est celui où les P¬H interagissent potentiellement
avec l’ensemble des autres dimensions sociales :

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Classifier la richesse pour classifier les sociétés

Dans bien des circonstances, cependant, cette convertibilité généralisée des P¬H
ne se contente pas de s’ajouter à celle du travail ou de l’intégrité physique : elle tend à
s’y substituer. Le prix de la fiancée remplace le service ; l’amende et les dommages sont
dorénavant stipulés en biens ; et, plus tard, la rente foncière, la nécessité d’acheter une
partie des produits nécessaires à la vie ou de payer ses impôts ne font que renforcer cette
tendance. Le système, par la logique de son évolution, est poussé vers un état où les droits
sur les P¬H constituent un intermédiaire de plus en plus obligé des rapports sociaux et, par
conséquent, leur centre de gravité.
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Quatre points supplémentaires
Des transferts économiquement significatifs
Un élément pourrait paraître invalider la définition que l’on proposée des richesses
minimale et étendue, et la démarcation entre monde I et mondes II-III qui en découle. Il
s’agit des transferts de biens d’un montant économique symbolique, auxquels on est tenu
de procéder en diverses occasions sociales et que la littérature anglophone désigne sous le
nom de « token ».
De tels transferts sont extrêmement banals dans les sociétés étudiées par l’ethnologie.
Ils peuvent être de mise lors d’un mariage, de la conclusion d’une paix, en échange d’une
prestation ou de l’usage d’une ressource. Sur le plan de l’analyse sociologique, ils doivent
absolument être différenciés des formes étendues de la richesse. Ces transferts, en effet,
n’interviennent pas dans le cadre d’une équivalence, établie par la société, entre le travail
qu’ils représentent et la contrepartie pour laquelle ils sont versés. Les quelques menus
objets que le futur gendre offre à sa belle-famille en plus de son service, ou le sac de riz
que le cultivateur met de côté pour gratifier le chef du village qui lui a octroyé la terre, ne

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Christophe Darmangeat

sont pas des paiements, censés compenser la perte de la femme ou la mise à disposition du
champ. Ce sont des gestes dont la signification sociale est purement politique : ils sont une
marque de bonne volonté, et c’est pourquoi la valeur économique des biens transférés en ces
occasions – ou, si l’on préfère, l’investissement en travail qu’ils renferment – reste négligeable.
Pour plus de clarté, on pourra donc définir les mondes II-III en apportant cette précision :
Définition : les mondes II-III sont ceux où l’instauration, la perpétuation ou la dissolution
de certains rapports sociaux, ou la modification d’une situation sociale, requièrent le
transfert d’un ensemble économiquement significatif de P¬H.
Il va de soi que la limite entre un transfert de type « token » et un transfert économiquement
significatif ne peut être déterminée de manière formelle. Cette limite constitue donc, au moins
potentiellement, une zone d’indétermination. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’au moins
dans certains cas, par exemple en ce qui concerne le prêt à intérêt ou la rente foncière, on
a pu passer de la première forme à la seconde par un alourdissement du transfert exigé7.

L’impôt
Dans la liste des formes développées de la richesse, les impôts posent un problème
spécifique. L’impôt dû en travail (la corvée) se trouve de manière évidente hors du périmètre
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de la richesse. Mais, parmi les impôts dus en biens, et de manière sans doute un peu contre-
intuitive, seule une partie obéit à la définition proposée et doit donc être considérée comme
une forme de richesse étendue.
La définition adoptée restreint en effet la richesse étendue aux seuls transferts qui
constituent une condition pour modifier ou perpétuer une situation sociale. Or dans bien
des cas, l’impôt n’entre pas dans cette catégorie : on le paye parce qu’on est sous l’autorité
d’un État, et non afin d’être placé sous cette autorité ou d’y demeurer. Celui qui ne paye pas
ses impôts s’expose à diverses sanctions, mais il restera quoi qu’il arrive soumis à l’autorité
qui les exige. Il existe cependant des cas d’impôts qui conditionnent un rapport ou un statut
social et qui, par conséquent, relèvent d’une forme étendue de la richesse. Ainsi chez les
Kanuri du Nigeria, où tout individu qui souhaitait pouvoir devenir propriétaire foncier
devait payer une taxe spécifique, le haraji, dans le village concerné.
Au demeurant, on peut remarquer que le même raisonnement s’applique aux coutumes
connues parmi certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs sous le nom de demand sharing8.
Le caractère obligatoire de ces transferts de biens comporte une part d’indétermination,
et cette coutume se situe sans doute à la limite du don et d’une obligation unilatérale, dite
« transfert du troisième type » (t3t)9. Quoi qu’il en soit, la possibilité pour un individu d’exiger

7. Voir par exemple Jean Girard, Dynamique de la société ouobé : loi des masques et coutume, Dakar (tr. Limoges),
IFAN, 1967, p. 277.
8. Nicolas Peterson, « Demand Sharing : Reciprocity and the Pressure for Generosity among Foragers », American
Anthropologist, 95-4, 1993, p. 860‑874.
9. Pour un exposé et une discussion de ces notions, voir Alain Testart, Critique du don : études sur la circulation non
marchande, Paris, Syllepse, 2007 ; François Athané, Pour une histoire naturelle du don, Paris, Presses universitaires

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Classifier la richesse pour classifier les sociétés

tout ou partie des possessions d’autrui, soit en raison de l’appartenance commune à un


groupe local, soit en raison d’un lien de parenté spécifique, ne rentre pas dans le périmètre
de la richesse. Le transfert de biens n’est en effet pas dans ce cas la condition du rapport
social, mais sa conséquence. En d’autres termes, le fait que le transfert n’ait pas lieu ouvrira
éventuellement la possibilité d’une rétorsion, mais ne mettra pas un terme au rapport social
qui unit les deux individus concernés.

Convertibilité formelle et informelle


La plupart des situations de convertibilité des P¬H se déroulent dans un cadre formel :
celui de transferts exigibles, soit au titre d’un échange, soit au titre d’une obligation
unilatérale. Certains rapports sociaux reposent toutefois sur des transferts de P¬H non
exigibles, c’est-à-dire sur des dons. On parlera alors de convertibilité informelle entre P¬H
et statuts sociaux. Trois exemples peuvent servir d’illustration.
Le premier est celui des célèbres potlatchs de la côte nord-ouest du continent américain
– on n’entrera pas ici dans le débat consistant à s’interroger sur la mesure dans laquelle la
munificence de ces fêtes ostentatoires était une tendance propre de ces sociétés, ou un effet
tardif du contact avec les biens occidentaux ; aucune société n’a jamais connu une trajectoire
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évolutive « pure », et toute formation sociale est le fruit d’interactions et d’emprunts. Quoi
qu’il en soit, certaines d’entre elles avaient élaboré un système de noms, dont le prestige
était lié à la tenue de fêtes somptuaires assorties de distributions ostentatoires de biens10.
À la différence de ce qui existait dans certaines sociétés d’Asie du Sud-Est dites à grades, il
n’existait aucun système formel de tarification spécifiant la qualité et la quantité des biens
qui devaient être transférés en ces occasions.
Les deux autres exemples ont été évoqués plus haut, dans la mesure où ils prennent en
défaut les critères proposés par A. Testart. Il s’agit pour commencer des Indiens des Plaines,
chez qui les mariages étaient soumis à des transferts de biens qui, n’étant pas exigibles, ne
relevaient pas du prix de la fiancée stricto sensu. Enfin, il faut examiner d’un peu plus près le
cas des Tareumiut du nord de l’Alaska, marqués par une différenciation (reconnue jusque
dans le vocabulaire) entre les hommes ordinaires et les riches propriétaires de baleinières, les
umialit (singulier : umialiq). Les premiers s’engageaient librement sur les bateaux, choisissant
l’umialiq avec lequel ils avaient envie de travailler pour une saison de chasse. Les umialit, eux,
recevaient une part supérieure à celle des hommes ordinaires, qui les plaçait à la tête du stock
grâce auquel le groupe traversait la morte-saison. Il est cependant extrêmement difficile, pour
ne pas dire impossible, d’identifier la nature exacte des règles qui présidaient au partage des
prises. Certaines ethnographies suggèrent que les parts auxquelles les hommes avaient droit

de France, 2011 ; Christophe Darmangeat, « Don, échange et autres transferts », L’Homme, 217-1, 2016, p. 21‑43.
10. Homer G. Barnett, « The Nature of the Potlatch », American Anthropologist, 40-3, 1938, p. 349‑358 ; Philip
Drucker et Robert F. Heizer, To Make my Name Good : a Reexamination of the Southern Kwakiutl Potlatch., Berkeley,
University of California Press, 1967.

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Christophe Darmangeat

étaient strictement définies par la coutume ; le transfert des P¬H dont ils bénéficiaient en
échange de leur travail aurait donc été exigible, et la relation entre eux et les umialit se serait
donc apparentée à un salariat où la rémunération était versée en nature11. Selon d’autres
témoignages en revanche, on croit comprendre que le partage n’obéissait à aucune règle et
qu’il pouvait s’assimiler à un don12. On n’essaiera pas de trancher ici ce débat – il n’est pas
impossible, de surcroît, soit que la réalité ait elle-même été marquée d’ambiguïté, soit que
les diverses pratiques se soient superposées, dans une société en changement assez rapide
sous l’influence du contact. L’important ici est que, sur le plan théorique, il est impératif
d’envisager que l’action de la richesse, c’est-à-dire celle des transferts de P¬H dans les
rapports sociaux, ait pu dans certains cas s’exercer de manière informelle, mais non moins
efficiente pour autant.

Esclavage et richesse
L’articulation entre esclavage et richesse soulève quelques difficultés qui méritent qu’on
s’y arrête. Cette forme lourde de dépendance, étroitement associée à l’idée d’exploitation
économique, paraît en effet indissociable de celle de la richesse. L’esclavage, écrit A. Testart,
« n’existe pas dans le monde I, [ce qui constitue] un résultat prévisible et presque trivial :
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l’esclave, élément de richesse par excellence, ne saurait exister dans des sociétés sans richesse »13.
En réalité, ce résultat n’a rien de « trivial ». Pour commencer, l’esclavage ne s’inscrit
dans aucun des critères retenus par cet auteur pour définir les sociétés des mondes II et
III : il n’existe aucun rapport a priori entre l’existence de l’esclavage et celle du prix de
la fiancée et du wergeld, et pas davantage avec celle de la rente foncière. Sur le strict plan
logique, on ne voit donc pas ce qui empêcherait l’esclavage d’exister dans les sociétés du
monde I. A. Testart qualifie certes l’esclave de « richesse par excellence », à la fois du fait
qu’il peut être « acheté et vendu » et qu’il « est lui-même un facteur d’enrichissement pour
son maître »14. De l’aveu même de cet auteur, cependant, ni la vente et l’achat de biens ni
l’exploitation économique ne sont par principe absents du monde I. Loin d’aller de soi, la
coïncidence très générale observée entre « richesse, prix de la fiancée, wergeld et esclavage »
appelle donc une explication spécifique.
À défaut de tenter de résoudre ici ce problème, on plaidera pour en reformuler
quelque peu les termes. Si l’on applique cette fois les définitions proposées dans ce texte,
l’esclavage, en tant qu’il constitue des droits sur un être humain, ne relève pas en lui-même
de la sphère de la richesse. Le fait qu’on puisse exploiter l’esclave sur le plan économique
ne change rien à cet état de fait : ainsi qu’on le disait, le monde I n’est pas nécessairement

11. Rosita Worl, « The North Slope Inupiat Whaling Complex », Senri Ethnological Studies, 4, 1980, p. 305‑321.
12. Robert F. Spencer, The North Alaska Eskimo. A Study in Ecology and Society., Smithsonian Institution Press,
Washington, 1957.
13. Alain Testart, éléments de classification des sociétés, op. cit, p. 43, mes soulignés.
14. Ibid.

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Classifier la richesse pour classifier les sociétés

exempt de telles situations – on peut penser à la possible situation des femmes dans diverses
tribus australiennes ou, de manière plus assurée, à celle du futur gendre astreint au service
pour la fiancée, dont les beaux-parents s’efforçaient dans certains peuples « de tirer autant
de travail et de subordination que possible […] avant de donner la main de leur fille »15.
Toujours en accord avec les définitions avancées plus haut, c’est donc uniquement lorsque
l’esclave peut être vendu et acheté, c’est-à-dire lorsque les droits que l’on détient sur lui
peuvent être convertis en droits de propriété sur des biens non humains, que l’esclave
constitue une richesse, celle-ci étant par nature de forme développée.
Cela ouvre donc la possibilité théorique d’un esclavage qui ne relèverait pas de la
richesse et qui s’inscrirait dans l’univers social du monde I. La récente étude d’un peuple de
chasseurs-cueilleurs amazoniens, les Yuqui16, indique qu’une telle possibilité a pu prendre
corps dans la réalité. Chez ce peuple, la condition de l’esclave était suffisamment misérable
pour qu’il puisse être occis afin d’accompagner son maître dans la mort. Mais les esclaves
ne pouvaient être ni achetés ni vendus, et la richesse n’existait sous aucune autre de ses
formes développées.
Une telle configuration demeure assurément exceptionnelle. Répétons-le, il faudrait se
poser sérieusement la question de savoir pourquoi c’est seulement à partir du moment où la
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propriété des biens non humains est devenue convertible en d’autres types de droits que les
sociétés se sont globalement mises à concevoir la possibilité de réduire certains individus en
esclavage, à commencer par les prisonniers de guerre. Cette interrogation rejoint celle, plus
générale mais probablement plus facile, consistant à comprendre pourquoi l’exploitation
économique, présente seulement dans d’étroites limites au sein du monde I, a connu un
développement aussi vigoureux avec la survenue de la richesse étendue et l’entrée dans le
monde II.

Conclusion générale
Les définitions proposées permettent d’appréhender avec rigueur le phénomène de
la richesse, tout en évitant les contradictions auxquelles menait la formulation proposée
par Alain Testart. Le défaut essentiel de celle-ci est de se limiter à certaines manifestations
certes fréquentes, mais non universelles, de la richesse, à savoir le triptyque « prix de la
fiancée – wergeld – amendes ». Tout en restant fidèle à l’esprit général dans lequel elle
s’inscrit, la solution avancée ici entend la généraliser afin d’appréhender le phénomène
dans sa globalité.
Si nous ne faisons pas erreur et que les raisonnements qui précèdent constituent une base
solide, ils permettent d’aborder diverses autres questions autour du basculement de la richesse.

15. Dan Rosengren, In the eyes of the beholder : leadership and the social construction of power and dominance among the
Matsigenka of the Peruvian Amazon, Göteborg, Göteborgs etnografiska museum, 1987, p. 123.
16. David Jabin, « Le Service éternel : ethnographie d’un esclavage amérindien (Yuqui, Amazonie bolivienne) »,
thèse, université Paris Nanterre, France, 2016.

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Christophe Darmangeat

La première concerne les causes de ce basculement. Dans une perspective matérialiste,


on ne peut se satisfaire d’une réponse tautologique en termes de « choix » social, pas
plus que d’un « changement de mentalité » bien réel, mais dont on peut légitimement se
demander à quels facteurs il doit être lui-même attribué. C’est donc du côté d’évolutions
techno-économiques qu’il faut s’efforcer de rechercher une explication. On sait que,
traditionnellement, ce sont l’agriculture et l’élevage qui ont été identifiés comme les
déclencheurs des inégalités socio-économiques. On connaît cependant la fragilité d’une
telle réponse. Démentie par de nombreux contre-exemples – le plus fameux étant celui
des chasseurs-cueilleurs villageois de la côte nord-ouest –, elle possède de surcroît le défaut
d’invoquer un mécanisme de « surplus » très contestable 17, et de ne pouvoir être reliée de
manière évidente à aucun des phénomènes sociaux évoqués dans cet article. Alain Testart,
pour sa part, voyait dans les stocks alimentaires une réponse plus satisfaisante du point de
vue empirique 18, tout en avouant sa difficulté à relier cette pratique aux phénomènes sociaux
pertinents, à commencer par les paiements matrimoniaux 19. Dans des travaux précédents,
j’avais pour ma part suggéré que, plutôt que les stocks alimentaires en eux-mêmes, c’était la
production significative de biens meubles et requérant un important investissement en travail
(que j’appelais les biens W) qui pouvait expliquer la transition du service vers le prix de la
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fiancée 20. Cette piste devrait donc être réévaluée à la lumière de la perspective plus générale
exposée ici, mais mon intuition est que cette évolution vers les biens W ou, de manière plus
triviale, l’alourdissement de la production matérielle, pourrait fort bien représenter une
explication commune aux différentes manifestations de la richesse étendue. Naturellement,
il ne s’agit là que d’une intuition qui mériterait d’être méthodiquement explorée.
Ensuite, on peut soupçonner – ou, à tout le moins, espérer – que l’inventaire des formes
étendues de la richesse fournit les éléments d’une classification interne aux mondes II et III. La
prééminence ou l’absence de telle ou telle forme de richesse étendue ne constituerait-elle pas,
en effet, un critère privilégié pour identifier un type donné de société ? La vérification de cette

17. Voir, parmi une très abondante littérature, Harry W. Pearson, « The Economy Has no Surplus », in Karl
Polanyi, Conrad M. Arensberg et Harry W. Pearson (dir.), Trade and market in the early empires : economies in history
and theory, Free Press, 1957, p. 382 ; George Dalton, « A Note of Clarification on Economic Surplus », American
Anthropologist, 62-3, 1960, p. 483‑490 ; George Dalton, « Economic Surplus, Once Again », American Anthropologist,
65-2, 1963, p. 389‑394 ; Alain Testart, Le Communisme primitif. I — Idéologie et économie, Paris, Éditions de la Maison
des sciences de l’homme, 1986 ; Christophe Darmangeat, « Le “surplus” et la stratification socioéconomique.
Une causalité au-dessus de tout soupçon », Bulletin de la Société préhistorique française, 115-1, 2018, p. 53‑70.
18. Alain Testart, Les Chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités, Paris, 1982.
19. Alain Testart, éléments de classification des sociétés, op. cit, p. 38.
20. Christophe Darmangeat, « La pirogue et le grenier », Artefact, 6, 2018, p. 133‑151 ; Christophe Darmangeat,
« Surplus, storage and the emergence of wealth : pits and pitfalls », Luc Moreau (dir.), Social inequality before
farming ? Multidisciplinary approaches to the study of social organization in prehistoric and ethnographic hunter-gatherer-
fisher societies, Apollo - University of Cambridge Repository, 2020.

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Classifier la richesse pour classifier les sociétés

hypothèse ne pourrait passer que par la constitution minutieuse d’une base de données à la
fois vaste et précise, à la manière dont A. Testart avait procédé pour les paiements de mariage 21.
Une troisième tâche consisterait à identifier les facteurs qui libèrent ou, au contraire,
qui freinent l’action différenciatrice de la richesse, de même que les différentes voies
par lesquelles cette action est susceptible de s’exercer. Comment expliquer par exemple
que parmi les sociétés du monde II, certaines puissent être qualifiées de « ploutocraties
ostentatoires », les riches multipliant les dépenses somptuaires et y exerçant un pouvoir
politique de fait, tandis que, dans d’autres, les inégalités de fortune sont soumises à de
fortes restrictions, au point d’en devenir parfois à peine perceptibles ? Autrement dit,
comment, à partir du recensement des formes de la richesse étendue – et, probablement,
d’autres variables restant à identifier –, penser les diverses dynamiques des formations
sociales marquées par la richesse ? Il va de soi que si elle ne s’y résume pas, la réponse à cette
question ne saurait être formulée en l’absence de la précédente et, donc, d’une classification
satisfaisante de ces formations sociales qui, pour l’heure, reste à élaborer.
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21. Alain Testart, Nicolas Govoroff et Valérie Lécrivain, « Les prestations matrimoniales », L’Homme. Revue
française d’anthropologie, 161, 2002, p. 165‑196.

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