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Sophie de Mijolla-Mellor
Dans Nouvelle revue de psychosociologie 2013/2 (n° 16), pages 95 à 104
Éditions Érès
ISSN 1951-9532
ISBN 9782749239262
DOI 10.3917/nrp.016.0095
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Le doute fait partie de la foi, dit-on, mais peut-il être considéré dans
ce contexte autrement que comme un symptôme ? J’en donnerai un
exemple personnel. Il y a une dizaine d’années, réunissant des documents
en vue de l’écriture d’un livre sur Le besoin de croire, je me rendis dans
une célèbre librairie parisienne spécialisée dans les ouvrages ayant trait à
la religion et demandai ce qui avait été publié sur la question du doute reli-
gieux. Grande fut ma surprise de m’entendre répondre qu’il n’y avait rien
de la sorte. Après une exploration infructueuse dans les rayons pourtant
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L’ÉVIDENCE
LE DOUTE
LE « BESOIN DE CROIRE »
VERS LA SUBLIMATION
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d’esprit critique. Un renoncement dont on sait qu’il peut aller jusqu’au crime
parce que l’objet d’amour a pris la place de l’idéal. De même, « l’abandon
sublimé à une idée abstraite » (Freud, 1979, p. 137) peut conduire le fana-
tique à tuer et à se tuer en faisant de lui une « bombe humaine ».
Dans ce cas, la certitude absolue rejoindrait le paradoxe constitutif de
l’inconscient : viser à une décharge complète de l’excitation qui ne pourrait
être qu’une mort. Par là serait atteint cet état de quiescence et de « désir
de ne plus rien avoir à désirer » mettant fin à tout questionnement, à toute
recherche dans la conformité absolue entre la pensée et la chose.
Mais plus que l’essence de la croyance, on y verra celle de l’aliéna-
tion qui, parce qu’elle nous rend étrangers à nous-mêmes, nous pousse
si fortement vers l’autosacrifice.
L’état d’aliénation, qu’il soit le résultat d’une force aliénante externe
ou d’un désir d’autoaliénation, se définit par son but : la réduction mini-
male, voire absolue, du conflit entre le Je et ses idéaux. C’est d’une
mise à mort de l’individualité qu’il s’agit, par la réduction maximale de
tout écart ou différence. La certitude n’y est pas acquise au prix d’un
processus et d’un travail de pensée, le sujet s’y installe d’emblée et il faut
à tout prix éviter qu’un retour réflexif sur la notion même de certitude
soit possible.
Le processus cogitatif est alors remplacé par la pure reprise en écho,
laquelle est à son tour soumise à certaines règles destinées à empêcher de
se représenter la situation d’aliénation. L’autoaliénation, nécessaire pour
que le désir de la force aliénante ait quelque efficacité, se formulerait ainsi
comme l’expression la plus parfaite d’un désir de mise à mort de sa propre
pensée en vue d’un pouvoir absolu sur soi-même et sur les autres.
Alors où se situe la sublimation dans tout cela ?
Je reprendrai ici la formule déjà proposée dans Le plaisir de pensée
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L’ouverture à l’Autre ainsi rendue possible peut avoir des noms très
divers : il peut s’agir de la découverte de son propre inconscient, de
l’acceptation du risque d’aimer et de la perte des défenses narcissiques
qu’elle implique, de l’abandon à une activité passionnément investie.
Dans tous ces cas, douter n’est nullement dépassé mais, au contraire,
intégré dans une dynamique où le doute devient moteur.
À notre époque où les progrès nécessairement lents de la science
en portent plus d’un, profane ou non, à croire qu’elle a déjà tout résolu,
il peut être utile de rappeler cette opinion de Freud sur la certitude
scientifique dans une lettre qu’il adressait à une ancienne analysante
devenue une célèbre psychanalyste française, Marie Bonaparte : « Les
esprits médiocres exigent de la science qu’elle leur apporte une sorte de
certitude qu’elle ne saurait donner, une espèce de satisfaction religieuse.
Seuls les rares esprits vraiment, réellement scientifiques se montrent
capables de supporter le doute qui s’attache à nos connaissances. Je
ne cesse d’envier les physiciens et les mathématiciens qui sont sûrs de
leur fait. Moi, je plane, pour ainsi dire, dans les airs. Les faits psychiques
semblent non mesurables et le demeureront probablement toujours »
(Jones, 1972, p. 442-443).
On serait tenté de prolonger ce propos en soulignant que la certitude
n’est un objet intangible ni pour les esprits véritablement scientifiques ni
pour les esprits religieux authentiques… Mais surtout, Freud nous engage
ici à rappeler que tout ne s’évalue pas de la même manière, que la certi-
tude est une denrée délicate qu’il convient de pas faire passer au laminoir
des statistiques pour se donner l’illusion qu’on l’a mise en cage…
C’est une entreprise à recommencer lorsque la menace du réduc-
tionnisme positiviste pointe son nez sous de nouvelles formes. Car le
doute consiste non pas seulement à refaire l’expérience de laboratoire
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BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉ
Face à la menace du vide de la perte du sens, diverses stratégies se présentent.
La première consiste à continuer à croire en fabriquant des « prothèses de
certitude », ce qui constitue, dans le domaine tant interpersonnel que social,
l’origine de l’état d’aliénation décliné dans ses nombreuses figures. Investir le
doute comme unique vérité procède d’un renversement dans le contraire de la
position précédente. C’est une position inféconde, celle du nihilisme du désespoir
telle qu’on la trouve volontiers à l’adolescence. Si une touche perverse s’y ajoute,
on aura la position du cynique qui jouit de la certitude qu’il n’existe pas de
certitude et surtout de la conscience de la toute-puissance qu’il éprouve à détruire
les certitudes des autres. La fragilité qu’il dénonce, voire démontre, le consolide
dans la force inexpugnable de sa position. On s’attache dans ce texte à montrer
la fécondité de l’épreuve du doute, paradoxe selon lequel doute et croyance
s’unissent par la coïncidence des opposés. Non pas en se complaisant dans une
ambivalence obsessionnelle stérile qui ferait tomber tantôt d’un côté tantôt de
l’autre mais en acceptant de soumettre la croyance à l’ordalie du doute, afin de
pouvoir éventuellement retrouver la force de l’évidence des origines.
MOTS-CLÉS
Doute, nihilisme, évidence, certitude, aliénation.
ABSTRACT
In front of the threat created by the loss of meaningfulness, a variety of strategies
are at stake. The first one consists in continuing to be believing through the
invention of “certainty prosthesis”, an attitude which constitutes, within the
interpersonal as well as the social area, the source of the state of alienation in
its various aspects. Being able to subvert the doubt as a unique truth requires
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KEYWORDS
Doubt, nihilism, evidence, certainty, alienation.