Vous êtes sur la page 1sur 11

Le doute et la croyance

Sophie de Mijolla-Mellor
Dans Nouvelle revue de psychosociologie 2013/2 (n° 16), pages 95 à 104
Éditions Érès
ISSN 1951-9532
ISBN 9782749239262
DOI 10.3917/nrp.016.0095
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2013-2-page-95.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Le doute et la croyance 1

Sophie de Mijolla Mellor 1

Le doute fait partie de la foi, dit-on, mais peut-il être considéré dans
ce contexte autrement que comme un symptôme ? J’en donnerai un
exemple personnel. Il y a une dizaine d’années, réunissant des documents
en vue de l’écriture d’un livre sur Le besoin de croire, je me rendis dans
une célèbre librairie parisienne spécialisée dans les ouvrages ayant trait à
la religion et demandai ce qui avait été publié sur la question du doute reli-
gieux. Grande fut ma surprise de m’entendre répondre qu’il n’y avait rien
de la sorte. Après une exploration infructueuse dans les rayons pourtant
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)


bien garnis, j’avisai un second vendeur, qui me sembla plus expérimenté
que le précédent, pour lui reposer ma question en insistant quelque peu.
Après un temps de perplexité, la lumière se fit dans son esprit : « Ah !
Vous voulez dire “la crise de la foi” ? »
Le doute peut-il être qualifié de religieux au sens où il habiterait la
croyance et la soutiendrait en la hantant de sa force négative ? Ou bien
est-il par essence pathologique, extérieur à la foi qu’il viendrait attaquer
pour tenter d’en détruire les remparts ?
Et plus généralement, qu’est-ce que douter et de quoi doute-t-on ?
On peut certes douter de tout jusqu’au point où il n’y a plus qu’une seule
chose indubitable : la mort ; « Il n’y a de certain que la mort », formula-
tion quelque peu dépressive, mais comment en démontrer l’inanité ?

Sophie de Mijolla Mellor, psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique


à l’université Paris 7. s.mijollamellor@gmail.com
1. Ces questions m’accompagnent depuis bien des années, et ont fait l’objet de
diverses publications : Mijolla Mellor, 1992, 2002, 2004.

NRP 16.indd Sec9:95 4/11/13 14:50:12


96 Nouvelle Revue de psychosociologie - 16

Il y a trois positions possibles face à la menace de ce vide :


– vouloir continuer à croire en repoussant le doute et en fabriquant
des « prothèses de certitude », ce qui constitue, dans le domaine tant
interpersonnel que social, l’origine de l’état d’aliénation décliné dans ses
nombreuses figures ;
– investir le doute comme unique vérité procède d’un renversement dans
le contraire de la position précédente. C’est une position inféconde, celle
du nihilisme du désespoir telle qu’on la trouve volontiers à l’adolescence.
Si une touche perverse s’y ajoute, on aura la position du cynique qui jouit
de la certitude qu’il n’existe pas de certitude et surtout de la conscience
de la toute-puissance qu’il éprouve à détruire les certitudes des autres.
La fragilité qu’il dénonce, voire démontre, le consolide dans la force inex-
pugnable de sa position ;
– croire à la fécondité de l’épreuve du doute, ce qui est un paradoxe
selon lequel doute et croyance s’unissent par la coïncidence des opposés.
Non pas en se complaisant dans une ambivalence obsessionnelle stérile
qui ferait tomber tantôt d’un côté tantôt de l’autre, mais en acceptant
de soumettre la croyance à l’ordalie du doute, afin de pouvoir éventuel-
lement retrouver la force de l’évidence des origines.
En ce sens, le doute n’est pas « une crise de la foi », pour reprendre
les paroles citées au début, mais il habite la foi, qu’elle soit religieuse ou
autre, et lui assure de ne pas se scléroser.
Pas plus qu’on ne peut concevoir le battement du cœur sans cette
alternance contrastée entre la dyastole et la systole, pas plus, sauf à
verser dans le fanatisme, on ne peut concevoir l’élation de la croyance –
qu’ici j’entends non pas au sens freudien de l’illusion mais dans celui de
l’investissement libidinal – sans le resserrement du doute qui va la faire
bondir en avant.
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)


Quatre thèmes, que j’évoquerai successivement, entreront en réso-
nance dans mon propos :
– la notion d’« évidence » qui procède pour moi d’une réflexion sur la
temporalité, plus précisément sur la notion d’« instant », voire d’illumi-
nation. Je l’envisagerai ici d’une manière un peu différente à partir d’un
questionnement sur la « confiance », affect des origines dont la psychè
demeure nostalgique ;
– le doute comme conséquence de ce que j’ai appelé, dans Le plaisir de
pensée, « l’effondrement du sol de l’évidence » et ses formes pathologi-
ques allant du déni au vide de la perte du sens, en passant par la neutra-
lisation obsessionnelle ;
– le « besoin de croire » ;
– la sublimation dont la théorisation demeure au centre de mes recher-
ches en cours.

NRP 16.indd Sec9:96 4/11/13 14:50:12


Le doute et la croyance 97

L’ÉVIDENCE

Le flottement agréable qu’adultes nous identifions au bien-être est


un état qui ne nécessite pas l’effort habituel pour maintenir ensemble les
liens internes qui nous relient au monde environnant.
C’est alors que la psyché peut se permettre la non-intégration
(Winnicott), percevant et laissant se développer pour elles-mêmes une
myriade de sensations immédiates diverses qui peuvent rester disconti-
nues parce que, dans l’instant de leur émergence, chacune porte le sceau
de l’évidence.
Sortir de cet état est nécessaire pour vivre. Aussi, avant de prendre
une forme hyperbolique, le doute est tout simplement le contrôle que
nous imposons consciemment ou non sur nous-mêmes et ce qui nous
entoure.
Je pars de l’idée que cet état que je nomme « sol de l’évidence »
précède le doute et que l’on cherche à le retrouver comme un paradis
perdu.
Si nous supposons que la pensée existe dès qu’il y a un organe
spécifique capable d’emmagasiner les traces des impressions sensorielles
vécues, on admettra que les traces sensorielles mises en relation entre
elles forment un embryon de pensée, une protopensée inconsciente,
limitée à un univers très particulier où il n’y a pas de différence entre le
sujet et son milieu environnant. Elle constitue une sorte de maillage issu
de sensations particulières (tact, goût, etc.) qui s’interconnectent. Cela
restera hors d’atteinte de notre mémoire consciente, faute de la liaison
avec les mots qui permettraient de l’exprimer.
À l’inverse, la pensée proprement dite naît avec le recul, avec la
perception de la permanence de l’essence de la chose, qui permet d’en
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)


appréhender les positions différentes et donc les aspects, à des moments
variés. Pour atteindre cette possibilité, il faut rompre le contact avec l’ob-
jet, et pouvoir le penser comme absent ou passé tout en lui conservant
son identité.
On le sait, la prise en considération du négatif et de l’absence est
donc nécessaire pour pouvoir décoller de l’immédiateté et concevoir la
variabilité des modes d’être d’un même objet.
Mais comment y parvenir ?
Si la pensée sort de la certitude sensible et de l’évidence qui permet
de dire que « ici, il y a », c’est parce qu’elle se heurte de manière contra-
dictoire à d’autres consciences aptes à la même performance absolue
mais solipsiste, et plus généralement, parce que la durée vient apporter
un démenti à l’expérience momentanée en introduisant du changement
sous forme de croissance ou de dépérissement. Sans cela, aucun désir
– aucune visée – ne pousserait jamais la pensée à sortir de ce collage
primordial à la chose, mais, en se déformant et en se contredisant lui-
même, ce dernier introduit, avec le négatif, l’ébauche de la pensée.

NRP 16.indd Sec9:97 4/11/13 14:50:12


98 Nouvelle Revue de psychosociologie - 16

Toutefois, le fonctionnement initial de la psychè sur le mode de l’évi-


dence ne va pas disparaître pour autant, bien au contraire. L’évidence
s’enfouit et devient un point d’appel, une épine irritative, une aspiration
nostalgique d’origine inconnue.
Pour l’enfant normal, des démentis vont s’opposer à la connaissance
du monde et de soi constitués par l’expérience, qui le conduiront à douter
de ses certitudes acquises. Mais, pour avoir du poids, ces démentis
auront à être eux aussi de l’ordre de l’évidence. Ainsi, un enfant à qui un
autre plus âgé révèle complaisamment l’inexistence du père Noël pourra
rejeter l’information parce qu’elle lui est désagréable à penser. S’il voit
ses parents glisser les paquets sous le sapin, cela lui sera plus difficile.
Car on ne cherche pas une évidence, on la rencontre et elle s’impose
d’elle-même sans qu’on l’ait sollicitée. L’evidentia, au sens étymologique,
est ce qui est vu entièrement et non pas seulement aperçu, mais surtout
ce à quoi le regard ne peut pas échapper et qui « saute aux yeux ». Elle
est toujours connotée de passivité pour celui qui la vit. L’évidence éclaire
et aveugle à la fois, on ne la démontre pas car ce serait aussi absurde que
d’enfoncer une porte ouverte. On s’y soumet et, lorsque Œdipe accepte
de s’y rendre, c’est au prix qu’elle lui « crève les yeux ».
Face au doute qui affirme la liberté de ne pas croire, l’évidence
écrase et dénonce l’illusion de toute-puissance. Mais d’où tient-elle un tel
pouvoir, celui-là même dont les illusionnistes en tout genre savent tirer
leurs effets ? Précisément d’échapper au logos rationnel et au travail des
mots qui implique toujours une marge d’incertitude, de critique et donc
un mouvement qui déplace la donne.
L’évidence au contraire est immédiate, hors du temps et de toute
espèce d’élaboration, mais pour la constituer, et donc pour pouvoir la
reconnaître comme telle, il faut avoir conservé la nostalgie d’un accès
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)


au sens par contact direct, presque par osmose. Le « paradis perdu de
l’évidence » nous rend donc avides des certitudes tranquilles qui étaient
les nôtres, et désireux de les retrouver sous la même forme, animées de
la même force, même si elles s’opposent pour cela à nos croyances.

LE DOUTE

S’appuyant sur un processus destructif, le doute, comme le scepti-


cisme organisé et l’ironie qui lui sert souvent de vecteur, n’est jamais un
plaisir spontané et direct, mais procède d’une désillusion dont le sujet se
serait bien passé. Pourtant, le doute est aussi une certitude anticipée et
un moyen pour y accéder.
J’ai développé, dans Le besoin de savoir (De Mijolla Mellor, 2002)
les points communs et les différences entre le doute, le scepticisme
et l’ironie. On peut montrer que ces trois termes s’inscrivent dans une
dynamique.

NRP 16.indd Sec9:98 4/11/13 14:50:12


Le doute et la croyance 99

Le doute se forme au point de contact entre les évidences premières


subjectives et les données d’une représentation nouvellement acquise. Il
se porte à la fois sur les unes et les autres. Si, au moment de prendre
une décision grave et engageante, je me mets à douter des motifs qui la
sous-tendent, je peux tout aussi bien, l’instant d’après, douter de mon
doute lui-même et craindre d’être engagé dans un processus autodestruc-
teur morbide qui n’a pour visée que de m’interdire le bonheur de l’action
projetée !
Le scepticisme serait plus clair en ce qu’il se porte à l’extérieur de
moi-même en visant le dire de l’autorité, lorsqu’elle propose une expli-
cation en désaccord manifeste avec les ébauches de relations causales
que j’ai élaborées. Ma certitude de sujet serait alors plus assurée, sinon
dans son contenu spécifique, du moins dans l’étayage qu’elle procure
pour attaquer l’autre.
Quant à l’ironie, qui proclame avoir dépassé les affres du doute, elle
n’intervient qu’après coup, lorsque l’on s’est forgé une théorie qui permet
d’invalider, et donc de rejeter les autres explications. Elle a toujours la valeur
d’une vengeance. Comme la destruction des certitudes porte d’abord sur
les siennes propres, et que le reniement de l’objet admiré s’accompagne
inévitablement d’un renoncement au plaisir que ledit objet a pu offrir, c’est
donc bien d’une vengeance contre la déception subie qu’il s’agit.
Mais parfois l’ironie précède et anticipe la possibilité de se laisser
convaincre, comme si le sujet faisait d’avance le sacrifice d’un tel plaisir
de peur de s’en voir abusé. Crainte de s’en laisser conter, positivisme
de commerçant rusé et violent qui ignore le sentimentalisme, le plai-
sir de faire un croc-en-jambe aux idéaux est une tentation maligne qui
ressemble, nous dit Musil (1956, p. 364), à celle qui vient à l’esprit
devant un beau et grand vase de cristal qu’un seul coup briserait en mille
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)


morceaux.
Le goût de la désillusion ne se présente que secondairement comme
l’expression d’une force ; il n’est d’abord que celle de la méfiance que
ressent par exemple le « grimpeur qui sait que le pied le plus sûr est aussi
toujours le plus bas placé » (Musil, 1956, p. 364) ou celle, plus banale,
de l’envie qui ne va jamais sans quelque masochisme… Cette rage de
tout abaisser apparaît doublement bénéfique au sujet qui y exerce sa
destructivité sadique à l’égard de l’objet, laquelle l’assure en retour de sa
propre puissance, et de sa capacité de se garantir contre les risques de
l’enthousiasme.
Mais peut-on vivre sans enthousiasme ? Si le scepticisme et l’ironie
constituent une assomption active de la désillusion, ils ne sont guère
joyeux. Et le sourire de Voltaire, pour n’être pas nécessairement hideux,
n’en est pas moins toujours pincé… De la même manière que nous avons
pu considérer que grandir comportait de multiples inconvénients et qu’il
aurait été plus avantageux de ne pas s’engager dans cette galère, le
doute est quelque chose dont nous nous serions volontiers passés.

NRP 16.indd Sec9:99 4/11/13 14:50:12


100 Nouvelle Revue de psychosociologie - 16

Mais lorsque les calamités se sont toutes échappées de la boîte de


Pandore, à l’apparence extérieure pourtant prometteuse, il reste au fond
le fragile petit œuf de l’espérance, trace projetée dans le futur d’un passé
qui n’a pas voulu totalement disparaître.
J’y verrai la métaphore d’un affect, la confiance, qui est si fortement
inscrit au sein des relations humaines que sa totale disparition, lorsqu’elle
atteint un sujet, constitue la pathologie paranoïaque particulièrement
inaccessible à la guérison.

LE « BESOIN DE CROIRE »

J’utilise cette notion de manière intransitive, sans spécifier l’objet


de ce besoin. Aujourd’hui, ce que nous nommons après Freud « malaise
dans la culture » procède de constatations qui vont dans le sens d’un
« décroire ». En effet, les idéaux laïques, là où ils existaient, sont en
régression, les idéologies politiques qui, pour beaucoup, tenaient lieu de
foi et d’espoir, se sont révélées inaptes, voire bien en deçà du niveau
attendu. Quant à la société dite « de consommation », si elle peut en
faire rêver plus d’un, elle n’en demeure pas moins un lourd facteur de
frustrations. Certes, le pragmatisme peut se donner comme une meilleure
vérité – rien de neuf à cela –, mais en réalité, c’est parce qu’il se situe
en dehors de la question, quitte d’ailleurs à reconstituer des univers fonc-
tionnels encore bien plus abstraits.
Pour une grande majorité, ce qui manque au niveau du sens se trouve
ainsi sinon résolu du moins partiellement colmaté. Pour les autres, il n’en
est rien, et on ne s’étonnera pas de ce qu’aujourd’hui le religieux, sinon
les religions, rappelle avec force de par le monde qu’on peut en espérer,
non seulement dans l’au-delà mais dans le présent de la vie quotidienne,
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)


un soutien précieux, notamment sur le plan identitaire.
Ce besoin accompagne et taraude le sujet qui va lui trouver les issues
les plus diverses. Je n’en évoquerai ici qu’une seule : la confiance qui nous
parle de la foi en l’autre mais aussi de l’espoir, de la promesse de bonheur
ou de sortie du malheur qui s’y attache. Elle est vécue au présent dans une
évidence inexplicable, qui peut être trompeuse si l’on considère la relation
entre l’escroc et sa victime par exemple, et pourtant elle est aussi tournée
vers la représentation d’un avenir qu’elle anticipe positivement.
La confiance est ce qui va permettre de supporter l’inconnu de
l’avenir dans une « foi expectante » (Charcot), qu’il s’agisse de celle du
croyant pour son Dieu, du patient pour son thérapeute, et plus générale-
ment encore de la confiance que l’on peut avoir en soi-même.
Les croyants le répètent, même s’ils savent que l’incroyant ne peut
les entendre : leur foi est une grâce, c’est-à-dire un don, un cadeau qui
leur a été fait. Elle n’a pas été obtenue par l’effort ou par l’habitude,
elle leur est tombée dessus en les terrassant, comme Paul sur le chemin
de Damas. Elle peut aussi être dangereuse à la fois pour le sujet et la

NRP 16.indd Sec9:100 4/11/13 14:50:12


Le doute et la croyance 101

collectivité en ce qu’elle ouvre la porte à tous les excès et à toutes les


manipulations.
C’est le cas du crédule qui n’a que faire de travailler à obtenir la
certitude, car c’est de la tenir d’un autre qu’il a soif. Sa démarche n’est
pas celle de la quête et, à vrai dire, il ne cherche rien. Il a mis au silence
sa capacité de douter parce qu’elle est incapable de lui apporter ce qu’il
attend, soit un autre qui assume pour lui la place de garant de certitude.
Il attend et il est bien rare qu’il ne se trouve pas quelqu’un pour lui répon-
dre car sa demande est complémentaire d’une offre de certitude par où
l’offrant assure son emprise.
Entre la confiance et la crédulité, où passe la limite ? Pour essayer
de comprendre d’où vient l’« attente croyante », Freud propose deux
hypothèses complémentaires :
La première est liée à ce qu’il définira ensuite comme le narcissisme.
Il s’agit de l’ambition qui sommeille en chacun de nous d’être l’élu de la
grâce divine – désir bien souvent conscient d’être le préféré, et que la
notion même de « grâce » comme cadeau marque bien.
La seconde hypothèse est plus radicale encore : il s’agit de la révolte
intérieure contre la pensée scientifique en tant qu’elle révèle aux hommes
l’inexorabilité de la Nature.
Le mouvement qui peut s’opposer à cette pente inexorable va donc
devoir être simultanément une renégociation du narcissisme et un renon-
cement à l’immédiateté de la toute-puissance qui introduise l’idée d’un
différé de jouissance. C’est là où je situe la sublimation, très loin des
définitions freudiennes en termes de désexualisation.

VERS LA SUBLIMATION
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)


Il ne peut en effet jamais s’agir que d’un mouvement et jamais d’un
acquis. Quelle force le propulse ? Comme la vie elle-même, il ne s’agit à
chaque fois que d’un détour qui s’étaye contre ce qu’elle repousse, soit
la viscosité des certitudes aliénantes.
Au début de sa vie, le sujet tient ses certitudes d’autrui et principa-
lement celles qui le concernent dans son identité. Mais cette certitude
doit aussi inclure ce qui la nie : soit la non-pérennité de ces définitions,
leur vocation à changer avec les aléas de la vie et l’avancée en âge, à
devenir caduques sans pour autant rompre le sentiment d’une continuité
identitaire.
Plus que d’une certitude globale, on parlera donc de « points de certi-
tude » qui sont pour le sujet un besoin, et dont l’absence pathologique
désigne le seuil impossible à outrepasser dans ce domaine.
Toutefois, au-delà de ces points de certitude qui doivent résister à
l’épreuve du doute, il reste que le souhait du pensant et sa jouissance, si
cela était réalisable, se formulent comme une sorte de Nirvana de la certi-
tude qui pourrait être rapproché de l’état de renoncement à toute espèce

NRP 16.indd Sec9:101 4/11/13 14:50:12


102 Nouvelle Revue de psychosociologie - 16

d’esprit critique. Un renoncement dont on sait qu’il peut aller jusqu’au crime
parce que l’objet d’amour a pris la place de l’idéal. De même, « l’abandon
sublimé à une idée abstraite » (Freud, 1979, p. 137) peut conduire le fana-
tique à tuer et à se tuer en faisant de lui une « bombe humaine ».
Dans ce cas, la certitude absolue rejoindrait le paradoxe constitutif de
l’inconscient : viser à une décharge complète de l’excitation qui ne pourrait
être qu’une mort. Par là serait atteint cet état de quiescence et de « désir
de ne plus rien avoir à désirer » mettant fin à tout questionnement, à toute
recherche dans la conformité absolue entre la pensée et la chose.
Mais plus que l’essence de la croyance, on y verra celle de l’aliéna-
tion qui, parce qu’elle nous rend étrangers à nous-mêmes, nous pousse
si fortement vers l’autosacrifice.
L’état d’aliénation, qu’il soit le résultat d’une force aliénante externe
ou d’un désir d’autoaliénation, se définit par son but : la réduction mini-
male, voire absolue, du conflit entre le Je et ses idéaux. C’est d’une
mise à mort de l’individualité qu’il s’agit, par la réduction maximale de
tout écart ou différence. La certitude n’y est pas acquise au prix d’un
processus et d’un travail de pensée, le sujet s’y installe d’emblée et il faut
à tout prix éviter qu’un retour réflexif sur la notion même de certitude
soit possible.
Le processus cogitatif est alors remplacé par la pure reprise en écho,
laquelle est à son tour soumise à certaines règles destinées à empêcher de
se représenter la situation d’aliénation. L’autoaliénation, nécessaire pour
que le désir de la force aliénante ait quelque efficacité, se formulerait ainsi
comme l’expression la plus parfaite d’un désir de mise à mort de sa propre
pensée en vue d’un pouvoir absolu sur soi-même et sur les autres.
Alors où se situe la sublimation dans tout cela ?
Je reprendrai ici la formule déjà proposée dans Le plaisir de pensée
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)


(De Mijolla Mellor, 1992), celle de l’« abstinence de l’Âme », quelque part
entre doute et certitude, entendant par là la capacité, qui ne se forme que
progressivement, de renoncer aussi bien au doute qu’à la certitude, son
verso positif, pour jouir de la quête, quel qu’en soit le domaine.
C’est donc dans l’ouverture à l’Autre que se résume la dialectique
entre croire et douter. Douter est nécessaire pour sortir de soi, de l’en-
fermement des certitudes premières, closes, qui nous ont été données
en naissant, quelle qu’en soit la nature. Mais cela n’est ni confortable ni
aisé : c’est le risque du vide de sens qui se profile à l’horizon d’un doute,
par essence hyperbolique.
Force est donc d’opposer de nouvelles certitudes au doute délétère…
C’est là où le mouvement sublimatoire va entrer en concurrence avec le
mouvement entropique de la certitude aliénée. Cela implique qu’une conver-
sion – je l’entends au sens fort du saut d’un registre dans un autre – s’opère
vers une autre attitude intérieure qui permet à la conscience non seulement
d’accepter que la certitude n’est jamais que partielle mais, en outre, de jouir
de la liberté de la quête et du risque de ne pas retrouver le Même.

NRP 16.indd Sec9:102 4/11/13 14:50:12


Le doute et la croyance 103

L’ouverture à l’Autre ainsi rendue possible peut avoir des noms très
divers : il peut s’agir de la découverte de son propre inconscient, de
l’acceptation du risque d’aimer et de la perte des défenses narcissiques
qu’elle implique, de l’abandon à une activité passionnément investie.
Dans tous ces cas, douter n’est nullement dépassé mais, au contraire,
intégré dans une dynamique où le doute devient moteur.
À notre époque où les progrès nécessairement lents de la science
en portent plus d’un, profane ou non, à croire qu’elle a déjà tout résolu,
il peut être utile de rappeler cette opinion de Freud sur la certitude
scientifique dans une lettre qu’il adressait à une ancienne analysante
devenue une célèbre psychanalyste française, Marie Bonaparte : « Les
esprits médiocres exigent de la science qu’elle leur apporte une sorte de
certitude qu’elle ne saurait donner, une espèce de satisfaction religieuse.
Seuls les rares esprits vraiment, réellement scientifiques se montrent
capables de supporter le doute qui s’attache à nos connaissances. Je
ne cesse d’envier les physiciens et les mathématiciens qui sont sûrs de
leur fait. Moi, je plane, pour ainsi dire, dans les airs. Les faits psychiques
semblent non mesurables et le demeureront probablement toujours »
(Jones, 1972, p. 442-443).
On serait tenté de prolonger ce propos en soulignant que la certitude
n’est un objet intangible ni pour les esprits véritablement scientifiques ni
pour les esprits religieux authentiques… Mais surtout, Freud nous engage
ici à rappeler que tout ne s’évalue pas de la même manière, que la certi-
tude est une denrée délicate qu’il convient de pas faire passer au laminoir
des statistiques pour se donner l’illusion qu’on l’a mise en cage…
C’est une entreprise à recommencer lorsque la menace du réduc-
tionnisme positiviste pointe son nez sous de nouvelles formes. Car le
doute consiste non pas seulement à refaire l’expérience de laboratoire
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)


mais à accepter que le processus de connaissance soit multiple et que,
en matière de psyché, les poètes et les artistes puissent précéder les
psychologues et les psychanalystes. Non au sens d’une réalisation plus
haute mais en ce qu’ils vont au but en suivant d’autres voies. Que le
doute ne leur soit pas étranger à eux aussi nous montre en quoi cette
épreuve est féconde.

BIBLIOGRAPHIE

FREUD, S. 1979. Psychologie collective et analyse du Moi, Paris, Petite


Bibliothèque, Payot.
JONES, E. 1972. La vie et l’œuvre de S. Freud, t. II, Paris, Puf.
MIJOLLA MELLOR, S. de. 1992. Le plaisir de pensée, Paris, Puf, 2007.
MIJOLLA MELLOR, S. de. 2002. Le besoin de savoir. Les mythes magico-sexuels
dans l’enfance, Paris, Dunod.
MIJOLLA MELLOR, S. de. 2004. Le besoin de croire, Paris, Dunod.
MUSIL, R. 1956. L’homme sans qualités, I, Paris, Le Seuil.

NRP 16.indd Sec9:103 4/11/13 14:50:12


104 Nouvelle Revue de psychosociologie - 16

SOPHIE DE MIJOLLA MELLOR, LE DOUTE ET LA CROYANCE

RÉSUMÉ
Face à la menace du vide de la perte du sens, diverses stratégies se présentent.
La première consiste à continuer à croire en fabriquant des « prothèses de
certitude », ce qui constitue, dans le domaine tant interpersonnel que social,
l’origine de l’état d’aliénation décliné dans ses nombreuses figures. Investir le
doute comme unique vérité procède d’un renversement dans le contraire de la
position précédente. C’est une position inféconde, celle du nihilisme du désespoir
telle qu’on la trouve volontiers à l’adolescence. Si une touche perverse s’y ajoute,
on aura la position du cynique qui jouit de la certitude qu’il n’existe pas de
certitude et surtout de la conscience de la toute-puissance qu’il éprouve à détruire
les certitudes des autres. La fragilité qu’il dénonce, voire démontre, le consolide
dans la force inexpugnable de sa position. On s’attache dans ce texte à montrer
la fécondité de l’épreuve du doute, paradoxe selon lequel doute et croyance
s’unissent par la coïncidence des opposés. Non pas en se complaisant dans une
ambivalence obsessionnelle stérile qui ferait tomber tantôt d’un côté tantôt de
l’autre mais en acceptant de soumettre la croyance à l’ordalie du doute, afin de
pouvoir éventuellement retrouver la force de l’évidence des origines.

MOTS-CLÉS
Doute, nihilisme, évidence, certitude, aliénation.

SOPHIE DE MIJOLLA MELLOR, DOUBT AND BELIEF

ABSTRACT
In front of the threat created by the loss of meaningfulness, a variety of strategies
are at stake. The first one consists in continuing to be believing through the
invention of “certainty prosthesis”, an attitude which constitutes, within the
interpersonal as well as the social area, the source of the state of alienation in
its various aspects. Being able to subvert the doubt as a unique truth requires
© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)

© Érès | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.154.232.33)


reversing in its opposite the above option. It is an unfertile posture that of the
despair’s nihilism, similar to the one that is often present during the adolescence
period. If a perverse touch is added, one may be confronted to a cynical posture.
Thanks to it, one is likely to enjoy, not only the certainty that no certainty
exists, but the awareness of the omnipotence experienced when destroying
others certainties. The fragility which is then denounced and even demonstrated,
reinforces the unexpugnable solidity of one’s own posture.
In this article, we want to show the fertility of the doubt’s experience, a paradox
through which doubt and belief are united by the coincidence of the opposite. Not
to take pleasure in a sterile obsessive ambivalence but by accepting to submit the
belief to the doubt ordeal in order to possibly recover the strength of the origins
evidence.

KEYWORDS
Doubt, nihilism, evidence, certainty, alienation.

NRP 16.indd Sec9:104 4/11/13 14:50:12

Vous aimerez peut-être aussi