Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 13

La Désaffectation entre singulier et collectif

Sandrine Guilleux-Keller, Pascal-Henri Keller


Dans Corps & Psychisme 2017/1 (N° 71), pages 109 à 120
Éditions Association de la revue Corps & Psychisme
ISSN 2496-4476
ISBN 9782847953909
DOI 10.3917/cpsy2.071.0109
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-corps-et-psychisme-2017-1-page-109.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Association de la revue Corps & Psychisme.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
La Désaffectation
entre singulier et collectif
Sandrine Guilleux-Keller
et Pascal-Henri Keller

I
INTRODUCTION

nutile d’être psychanalyste pour être frappé, voire envahi par


les violences sociétales qui se multiplient et peuvent, depuis
peu, donner à chacun l’impression d’être à leur merci. En
1915, au cours du premier embrasement de l’Europe, Freud a
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
mis au point et rendu publique la première théorie des
pulsions. En 2016, davantage que le destin des pulsions dont
la validité théorique a désormais fait ses preuves, il semble que
le destin de l’affect demeure problématique dans sa théorisa-
tion (Danon-Boileau, 2013). La différence entre les deux
époques tient en particulier à la structuration de leurs violences
respectives : des ennemis en présence clairement identifiés au
début du 20ème siècle, pour la première guerre mondiale, des
agresseurs invisibles et potentiellement omniprésents en ce
début de 21ème siècle. Sur le plan métapsychologique, si l’on
en croit Roussillon, il serait devenu moins important d’identi-
fier l’objet de la pulsion que de se pencher sur le statut de
l’affect, resté longtemps « le parent pauvre de la réflexion dans
ce domaine » (Roussillon, 2008, p. 184). Dans le contexte
sociétal actuel où la violence semble parfois se manifester sur
un mode désaffectivé, assiste-t-on pour autant à une désaffec-
tation banalisée dont les psychanalystes seraient les témoins

Sandrine Guilleux-Keller – Sandrine Guilleux-Keller, psychologue clinicienne,


thérapeute familiale psychanalytique. sandrine.keller@yahoo.fr
Pascal-Henri Keller – Pascal-Henri Keller, Pr. Emérite de Psychopathologie,
Université de Poitiers. Psychanalyste SPP. keller.pascal-henri@wanadoo.fr

Corps & Psychisme, 2017, n° 71, 109-120.


110 CORPS & PSYCHISME
RECHERCHES EN PSYCHANALYSE ET SCIENCES HUMAINES

privilégiés ? Les mots des patients auraient-ils tendance


aujourd’hui à perdre cette fonction de liaison pulsionnelle
soulignée en 1989 par Joyce McDougall ? Cette question pose
le problème des patients qui, dans leur discours, retirent aux
mots la dimension affective dont ils étaient chargés de rendre
compte jusque-là. Par ailleurs, un tel mouvement de désaffec-
tation peut-il atteindre le monde interne des psychanalystes ?
Et si oui, de quelle manière ce mouvement se manifesterait-il
chez eux ? C’est à ces questions que nous allons tenter de
répondre ici en nous appuyant sur les apports de certains
auteurs, sur plusieurs faits d’actualité et sur des éléments de
clinique psychanalytique.

L’INDIVIDU DÉSAFFECTÉ ?

Dans un premier temps, il est important de revenir sur la


définition du terme de désaffectation proposé par Joyce
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
McDougall dans son ouvrage Théâtres du corps. Pour elle, ce
mot désigne le processus à partir duquel un sujet, incapable de
reconnaître son expérience émotionnelle, ne peut plus, ni
distinguer les affects entre eux, ni les nommer. Elle rappelle
que dans son sens premier, la désaffectation renvoie à un lieu,
un édifice, etc., « à un objet qui a perdu sa destination
première » (McDougall, 1989, p. 122). Transposé dans la vie
psychique, ce sens de « désaffectation » évoque un affect qui,
ayant perdu sa destination initiale, resterait suspendu, comme
en attente de transformation. Cette idée rejoint la définition de
l’affect donnée par André Green qui qualifie celui-ci « d’évé-
nement psychique lié à un mouvement en attente d’une
forme » (Green, 1985, p. 171). Si l’on s’en tient à cette seconde
définition, le destin de l’affect serait de parvenir à un degré de
formalisation tel qu’il puisse être pris dans le jeu des repré-
sentations, ce qui implique de poser le problème des conditions
d’accès à cette formalisation.
En revanche, selon les hypothèses de Joyce McDougall, la
désaffectation serait un mécanisme de défense puissant qui
entrave la liaison entre les émotions et les représentations
auxquelles elles sont liées (McDougall, 1989). Catherine
Chabert souligne elle aussi « cet écart entre l’affect et la repré-
sentation dans leur inadéquation possible », et pose cette
question : « quelle place occupe alors l’affect, dans la recon-
LA DÉSAFFECTATION ENTRE SINGULIER ET COLLECTIF 111

naissance radicale qui ordonne son incommunicabilité ? Et à


défaut de communiquer, quels moyens trouve-t-il pour
s’exprimer ? » (Chabert, 2010, p. 1425).
Ainsi, à défaut d’atteindre un niveau de formalisation suffi-
sant, ces mouvements en attente de forme chercheraient une
autre issue leur permettant de se décharger. Rappelons que
l’affect est issu de la pulsion, dont le but avant tout est de se
satisfaire (Freud, 1915). Or, si l’affect est privé de sa repré-
sentation, quel peut-être son destin si ce n’est d’être déchargé
par l’agir ou, pour reprendre la métaphore de McDougall, de
rester prisonnier « dans cette prison lugubre », cherchant en
vain une issue corporelle (McDougall, 1989, p. 123)? Pour
cette auteure, le sujet, incapable de se représenter ce qu’il
ressent, n’aurait d’autre solution du point de vue économique,
que d’agir ou de « somatiser », aux prises avec cet affect qu’il
ne parvient pas à identifier véritablement.
Comme le souligne Anne Rosenberg, « le partage d’affect
avec la mère permet au bébé de différencier ses affects propres
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
et d’ajuster l’intensité de sa réaction affective à la situation
vécue » (Rosenberg, 2009, p. 890). C’est ce que suggère égale-
ment André Ciavaldini en faisant l’hypothèse que « la décharge
motrice serait un manque d’intériorisation de l’objet destiné à
être intégré par l’identification motrice primaire, nommément :
la mère » (Ciavaldini, 2005, p. 139). Pour lui en effet, le
recours à l’acte violent et répété témoignerait d’un échec de
l’intériorisation de l’objet primaire. Or, empêché de recon-
naître ses propres affects, le sujet se priverait d’un accès aux
affects de l’autre, se coupant de sa vie psychique et de celle
d’autrui. Rappelons toutefois que cette hypothèse de Ciaval-
dini se réfère à la clinique d’agresseurs et auteurs de violences
sexuelles, dont il considère l’agir comme le produit d’une
histoire qui contient en elle la trace des interactions entre le
sujet et son objet primaire (Ciavaldini, 2014).
Élaborée dans un contexte moins extrême, la thèse de Bion
aide à mieux saisir les motifs de cette intériorisation inaboutie
de l’objet primaire. Selon Bion en effet, le bébé encore privé
de langage n’est en mesure de se représenter, ni les sensations,
ni les émotions auxquelles il est soumis. Ces vécus étranges et
innommables (« éléments bêta») sont alors vécus comme une
violence extrême qui lui est faite. Face à ce vécu pénible, il est
essentiel que la mère (où plus généralement la personne
chargée des soins) aide le bébé à se constituer un espace afin
112 CORPS & PSYCHISME
RECHERCHES EN PSYCHANALYSE ET SCIENCES HUMAINES

de les traiter psychiquement. C’est à partir d’un tel espace que


l’enfant parviendra à transformer ces éléments bruts en
éléments psychiquement assimilables (« éléments alpha»). Par
sa capacité à s’identifier aux éprouvés pénibles de son bébé, la
mère est en mesure de les traiter et de les lui restituer sous une
forme « détoxiquée » (« fonction alpha»). Le rêve contribuant
à la formalisation d’éléments inconscients de la vie psychique
du rêveur, Bion nomme « capacité de rêverie » cette disposi-
tion qui permet à la mère de se connecter aux vécus de son
enfant afin de leur donner forme (Bion, 1962). Dès lors, la
définition des affects selon Green (« mouvements en attente de
forme ») pourrait s’articuler avec la théorie de Bion, les
éléments bruts vécus par l’enfant correspondant ici à des
éprouvés en attente de forme. Ainsi pourrait-on en déduire que
le destin des affects dépendrait en partie de la capacité de la
mère à mettre en place ou non l’appareil psychique de son
bébé.
Un dernier élément de réflexion à propos des affects
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
mobilisés concerne leur dimension représentationnelle. En
effet, d’après Danon-Boileau, Christian David soutient que le
concept de « représentance » de l’affect permet de poser que
celui-ci « dispose d’une capacité à faire voir quelque chose du
mouvement élaboratif d’un sujet au contact du monde »
(Danon-Boileau, 2013, p. 44). Selon David, « l’affect est un
trouble qui manifeste une déformation dans la psyché du sujet,
(et) inscrit la place de l’autre comme une réalité dont l’exté-
riorité est admise » (op. cit.). Autrement dit, mentionner
l’importance de l’affect dans l’activité psychique permet de
souligner que «(celle-ci) n’est jamais un processus solitaire ».
Avant d’aborder l’impact sociétal de la désaffectation, il
convenait d’insister sur ces enjeux relationnels de l’affect.

UNE SOCIÉTÉ DÉSAFFECTIVANTE ?

L’histoire témoigne que depuis toujours, l’être humain a été


confronté à des formes de violence plus ou moins barbares,
soit comme auteur, soit comme victime. À ce sujet, Freud
rappelle à Einstein en 1932 que l’histoire de l’humanité
constitue « un défilé ininterrompu de conflits (…), presque
toujours résolus par l’épreuve des forces au cours d’une
guerre, (…), qui aboutit, ou bien au pillage, ou bien à la
LA DÉSAFFECTATION ENTRE SINGULIER ET COLLECTIF 113

soumission complète, à la conquête de l’une des parties »


(Einstein, Freud, 1932, p. 49). Dans cet échange, le psychana-
lyste valide la thèse du physicien selon laquelle, pour
comprendre la propension des hommes à s’exciter à faire la
guerre, ceux-ci auraient en eux « un principe actif, un instinct
de haine et de destruction » (op. cit. p. 53).
Si ces violences sont aussi anciennes et semblent inscrites
dans la nature humaine depuis toujours, on peut s’interroger
sur ce qui les rend aujourd’hui plus sidérantes que celles d’hier.
Cela tiendrait-il moins à leur forme qu’au contexte de leur
débordement ? En effet, une différence décisive vient de ce que
ces actes violents peuvent désormais se déchaîner de façon
entièrement arbitraire. Chacun se sent menacé par un ennemi
pouvant surgir à tout moment et frapper au hasard, n’importe
où et de n’importe quelle manière. Au cours des précédentes
guerres ou conflits, les deux adversaires, respectivement et
clairement désignés prenaient acte, ensemble, de la décision
de se faire la guerre et d’en respecter les règles. Mais à l’heure
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
actuelle, nous sommes soumis à une autre forme de guerre,
inédite, difficilement nommable et pratiquement irreprésen-
table.
En effet, les sociétés d’aujourd’hui sont aux prises avec des
violences d’une cruauté inouïe, qui sidèrent et suspendent
brutalement notre capacité de penser : mise en scène de décapi-
tations, attentats suicides, cadavres d’enfants noyés sur les
plages de la Méditerranée ou écrasés dans les décombres
d’Alep, tueries d’enfants dans leurs écoles, carnages à Charlie
Hebdo et à l’Hyper Casher, scènes de guerre à la terrasse des
cafés parisiens et au Bataclan, prêtre égorgé devant ses fidèles,
corps écrasés par un camion banal sur la promenade des
Anglais ou sur un marché de Noël à Berlin, etc. Ce déferle-
ment d’images et de récits insoutenables peut faire craindre
d’être gagnés individuellement par une indifférence contrainte.
Du point de vue collectif, le risque est alors d’être emporté par
une sorte de désaffectation généralisée qu’on pourrait alors
considérer comme un mécanisme de défense groupal. Ne
s’agirait-il pas plutôt de la mise en place d’un procédé défensif
individuel qui, se diffusant peu à peu, se substituerait collecti-
vement à celui de l’illusion groupale (Anzieu, 1971), définie
comme une défense contre les angoisses de morcellement et
de persécution groupales. Fondées sur ce mécanisme de l’illu-
sion groupale, les manifestations qui ont succédées aux atten-
114 CORPS & PSYCHISME
RECHERCHES EN PSYCHANALYSE ET SCIENCES HUMAINES

tats de janvier 2015 pourraient alors être interprétés comme


une tentative, pour chaque individu, de réussir collectivement
à transformer, à formaliser les éprouvés bruts, en affects parta-
geables (tristesse, colère, etc.). En reprenant le modèle de
Bion, la survenue d’une désaffectation généralisée pourrait
témoigner de la difficulté de la société à être, non seulement
l’instance qui produit les éléments bêta, mais également celle
qui devrait mettre à disposition de ses membres les éléments
alpha permettant de les « digérer ». Mais peu à peu, face à
l’incapacité de la société à remplir cette double fonction, une
désaffectation généralisée et banalisée prendrait alors le pas
sur le sentiment rassurant d’une illusion de fusion collective.
Au-delà de ces violences extrêmes, spectaculaires, et de
leurs effets psychiques, une autre forme de violence s’exerce
sur les individus, moins visible mais tout aussi redoutable.
Dans le monde du travail notamment, un sociologue note par
exemple que « l’inflation sémantique utilisée pour traduire la
difficulté à qualifier les formes multiples du mal-être au travail
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
souligne l’importance du phénomène » (Herreros, 2012, p 43).
Par ailleurs, selon Jacques Rhéaume, « l’idéologie néoproduc-
tiviste est la source renouvelée des pressions accrues dans la
plupart des projets de réorganisation du travail et des réformes
institutionnelles » (Rhéaume, 2009, p. 146), et « le travail peut
être source de souffrance et de risque accru de pathologie
quand il s’agit de conduire une mission dont le résultat
échappe » (op. cit p.153). Il soutient que le sujet cherche alors
à se défendre, soit en développant une hyperactivité qui vise
toujours plus de performance, soit en adoptant de véritables
« stratégies défensives de violence ». Enfin, d’autres auteurs
ont montré que « les caractéristiques d’un environnement de
travail sont essentiellement en cause dans la survenue d’un
syndrome d’épuisement professionnel », désormais baptisé
burn-out (Nicolas et al., 2016, p. 129).
Comme le suggère Roland Gori, « sous l’effet des traumas
dus à une impréparation, le psychisme se met en position
d’automate et s’abandonne à son automatisme machinal »
(Gori, 2015, p. 58).
Dans une société qui donne à chacun le sentiment qu’elle
ne remplit plus sa fonction contenante, la pratique des psycha-
nalystes évolue. Auprès de leurs patients, ils commencent à
tenir compte des effets de cette tendance à la « désaffectation
généralisé » qui se rapporte, non seulement aux traces inscrites
LA DÉSAFFECTATION ENTRE SINGULIER ET COLLECTIF 115

dans le fonctionnement psychique de leurs patients, mais


également à leur propre engagement clinique.

UNE CLINIQUE DE LA DÉSAFFECTATION?

Pour exécuter ses propres programmes de production – de


biens ou de services– la société s’appuie sur des probléma-
tiques individuelles, mobilisant sans le savoir chez les acteurs
qu’elle choisit des rationalisations désaffectées. Mais pour y
parvenir, elle a besoin d’individus qui, dans leur vie, ont
traversé des périodes de désaffectation ou qui ont eux-mêmes
subi des traumatismes et sont désormais plus aptes à agir sur
un mode désaffecté. Dans ces conditions, le travail du psycha-
nalyste pourrait consister, chez ces patients, à favoriser la
restauration des enjeux affectifs de leurs investissements
psychiques, dans leur vie professionnelle et personnelle.
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
PREMIER CAS CLINIQUE

Dans un contexte de crise conjugale, Monsieur y. consulte


afin d’entreprendre « un travail sur lui-même » comme on a
coutume de le dire, et choisit un psychanalyste dans ce but. Il
est chef du personnel dans l’usine d’un grand groupe indus-
triel, chargé à ce titre de réaliser les plans de licenciements qui
se succèdent. Sa culture personnelle et sa formation universi-
taire de niveau master, l’ont sensibilisé aux effets délétères de
ces pratiques managériales. Il s’intéresse aux travaux qui sont
publiés dans ce champ, en cite certains auteurs et des notions
récentes comme l’empowerment. Mais s’il sait tenir un
discours progressiste à propos de son activité professionnelle,
il décrit aussi combien les pressions qu’exercent sur lui sa
direction limitent ses initiatives, s’accompagnant parfois de
sentiments d’impuissance et d’abattement. Dès les premiers
entretiens d’ailleurs, Monsieur y. fait peser sur l’analyste avec
lequel il a commencé ce travail, la menace d’un acte déses-
péré : « Vous savez, je pourrais en finir ». Après l’avoir mis au
défi d’empêcher son passage à l’acte en évoquant la multipli-
cation des suicides au travail, mais ayant accepté la règle de la
libre association d’idées, il parvient, au fil des séances, à se
laisser entraîner vers différents souvenirs d’enfance, dont un
116 CORPS & PSYCHISME
RECHERCHES EN PSYCHANALYSE ET SCIENCES HUMAINES

qu’il estime traumatique. Dans cette scène, il se revoit à 12 ans,


confronté à un père sans affect qui, acculé à la faillite, lui tend
son fusil de chasse après avoir bu et lui dit : « Vas-y, achèves
moi ! ». Malgré la précision et la cruauté de la situation décrite
par le patient, le psychanalyste se surprend lui-même à
entendre surtout le débit monocorde de sa voix. Il faudra une
exploration approfondie du contre-transfert pour saisir d’abord
que cette voix est entendue par le psychanalyste comme un
écho à celle avec laquelle le patient signifie leur licenciement
aux employés frappés par cette mesure injuste. Par la suite, les
mouvements transférentiels du patient montreront que parfois,
il accorde précisément au psychanalyste une place équivalente,
soit à celle d’un employé que l’on peut renvoyer à tout
moment, soit à celle d’un père sans consistance qui pourrait
bien disparaître du jour au lendemain, froidement exécuté
comme « ces gens qu’on a vu se faire descendre au hasard dans
la rue ». Il faudra l’intérêt porté par l’analyste au contre-trans-
fert pour entendre et faire entendre au patient ce que ces
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
mouvements disaient, à son insu, de son univers subjectif. Ce
travail au cours duquel se démêlent les éléments traumatiques
de l’histoire singulière et de l’histoire collective n’est possible,
comme le rappelle Paul Denis, qu’en déplaçant son propre
investissement, « de la personne du patient au fonctionnement
psychique de celui-ci » (Denis, 2006, p. 349). Concernant
Monsieur y., ce déplacement aura consisté à entendre autre-
ment qu’un manquement à la morale l’écart entre ses idées
progressistes et la réalité de ses pratiques, en particulier en
considérant la portée inconsciente du souvenir jugé trauma-
tique, dans sa dynamique œdipienne précoce.

SECOND CAS CLINIQUE

Eva est une jeune femme de 35 ans qui vit seule. Elle est
employée dans une administration. Elle rencontre un analyste
car elle dit éprouver des sensations corporelles traduites par
cette formule : « je suis bourrée d’angoisses ». Dès le premier
entretien, l’analyste sera saisi par le mode anecdotique utilisé
par Eva pour évoquer le viol dont elle dit avoir été victime à
l’âge de 9 ans. Au cours des entretiens suivants, une problé-
matique narcissique apparaît, Eva se plaignant en particulier
d’un grand manque de confiance en elle. Elle parlera plus tard
LA DÉSAFFECTATION ENTRE SINGULIER ET COLLECTIF 117

du deuil de son frère aîné, décédé cinq ans plus tôt d’un cancer
du poumon, observant froidement qu’elle n’a pas été à ses
côtés lors de ses derniers mois. Au cours du travail analytique,
elle comprendra qu’en réalité, elle avait fait en sorte d’éviter, à
tout prix, cette confrontation à la mort qu’elle ne se sentait pas
prête à supporter émotionnellement. À cette occasion, l’ana-
lyste lui permet d’entendre qu’en définitive, elle tient
l’ensemble de sa vie interne et de sa relation au monde
extérieur à distance de ses émotions. En effet, le plus souvent
factuel, son discours semble dépourvu d’affect. Elle raconte ce
qui lui arrive dans sa vie en évitant d’exprimer ce qu’elle
ressent, à l’exception de cette sensation désagréable d’une
angoisse qui l’envahit au moment d’un contact physique
contraint avec autrui (transports en commun, entretien profes-
sionnel, rendez-vous chez le dentiste, etc.). Elle se décrit
volontiers comme « anesthésiée » et accompagne d’un geste
significatif cette phrase : « ma tête est séparée de mon corps ».
Invitée à préciser une situation au cours de laquelle cette sensa-
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
tion se serait particulièrement imposée à elle, elle fait alors le
récit des attouchements sexuels évoqués à la première séance,
sur le même mode désaffecté. Elle souligne n’en n’avoir
jamais parlé, sauf à un kinésithérapeute lorsqu’elle avait 20
ans. Au cours d’une séance, ce praticien lui avait fait remar-
quer que son petit bassin était « complètement bloqué »,
ajoutant contre toute attente : « vous savez, moi aussi ça m’est
arrivé, et le mieux c’est d’en parler ». À ce moment précis, dit-
elle, les images de l’agression lui sont revenues, s’imposant
d’elles-mêmes à son esprit. Vécues comme une suggestion
bienveillante et empathique, les paroles de cet homme qui
avait accès à son corps sans en abuser, ont eu un effet d’autant
plus libérateur que le travail psychanalytique les a inscrites
dans une relation transférentielle éclairée. Eva elle-même
formule l’hypothèse d’un « déni » qui, mis en place au moment
de l’agression, lui aurait donné l’impression d’y résister. Pour
lutter contre l’effraction, elle n’aurait donc eu d’autre recours
que de se couper de ses affects. Au moment des attentats de
novembre 2015, sans exprimer ce qu’elle ressentait, elle
répétait simplement : « de toutes façons, les gens sont pourris,
le monde est pourri ». Et c’est de l’écouter patiemment se
plaindre du manque d’affection, d’empathie, d’attention des
autres et du monde en général à son sujet qui, peu à peu, lui a
permis de saisir qu’au fond, cette longue plainte visait sa mère.
118 CORPS & PSYCHISME
RECHERCHES EN PSYCHANALYSE ET SCIENCES HUMAINES

Jugée par elle « pourrie de l’intérieur », cette mère était d’après


elle, incapable de la moindre tendresse à son égard. L’analyste,
via le transfert, a occupé cette place peu enviable dans un
premier temps, avant de prendre celle, opposée, de la bonne
mère qui, bienveillante et rassurante, lui permet à présent de
« digérer » et d’assimiler les éléments (bêta) qui n’avaient pu
être élaborés. Du point de vue contre-transférentiel, l’analyste
s’est longtemps senti « vidé » intérieurement en fin de séance,
comme si toute son énergie libidinale avait été investie pour
« réanimer » Eva, en écho à ce commentaire d’Albert Ciccone :
« ce qui soigne le patient chez l’analyste, c’est la capacité de
contenir les émotions, les pensées que le Moi trop fragile du
patient, trop peu assuré dans son sentiment d’existence, ne peut
contenir, ne peut tolérer, ne peut penser » (Ciccone, 2001, p. 83).

POUR CONCLURE
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
Exercer la psychanalyse ou en admettre simplement le
bien-fondé théorico-clinique ne met à l’abri, ni des fureurs de
l’actualité, ni de la violence du monde. L’hypothèse de
l’inconscient les met simplement à une distance suffisante pour
les aborder sous un autre angle qu’exclusivement factuel et
visuel. Ici, elle a permis d’envisager sur un mode différent les
affects mobilisés en masse par les événements dramatiques des
dernières années. En 1929 déjà, Freud le constatait : « Nous ne
nous sentons pas bien dans notre culture actuelle » (Freud,
1929, p. 32). Pour lui, le principe même de la culture consiste,
d’une part à nous différencier des animaux par notre capacité
collective à nous protéger des brutalités de la nature, mais
d’autre part à réglementer nos relations inter-humaines en les
pacifiant peu à peu, par la mise en place d’un ordre équitable,
celui de la justice et du droit. Par ailleurs, Freud relève que
l’aspect le plus « saillant » de la culture, la sublimation pulsion-
nelle, permet aux activités psychiques supérieures d’atteindre
ses réalisations les plus significatives, parmi lesquelles la
science, l’art, l’idéologie, mais aussi la religion (op. cit., p. 40).
Toutefois, il rappelle que « le penchant constitutionnel des
hommes à s’agresser mutuellement » demeure le plus grand
obstacle qui s’oppose à la culture » (op. cit., p. 86). Pour finir,
il invite à la prudence lorsqu’on souhaite « transférer la
psychanalyse à la communauté de la culture » en rappelant
LA DÉSAFFECTATION ENTRE SINGULIER ET COLLECTIF 119

qu’« il ne s’agit que d’analogies », et insiste sur le danger


d’arracher les concepts « à la sphère dans laquelle ils ont pris
naissance et se sont développés » (op. cit., p. 87-88). Dans la
situation qui nous occupe, nous avons vu que l’affect corres-
pond à cette trace pulsionnelle dont il nous est donné de suivre
la « représentance ». Autrement dit, confronté à l’affect, le
psychanalyste tente d’en repérer le destin aux détours de la
relation engagée avec les personnes qui se fient à sa capacité
d’entendre leur souffrance, y compris dans les moments de
« désaffectation ». Ce pouvoir de l’affect qui revient à signer
la place occupée par l’autre dans l’esprit du sujet, donne à
l’analyste un moyen de suivre la place que lui réserve le patient
dans le transfert.

BIBLIOGRAPHIE

ANDRE, J. 2016. «13 novembre : que peut la psychanalyse ? », Libération,


© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)
12 novembre 2016
ANZIEU, D. 1971. « L’illusion groupale », Nouvelle revue de psychanalyse,
4, 73-93
BION, W. 1962. Aux sources de l’expérience. Paris : PUF, 2003
CHABERT, C. 2010. « L’affect dans l’âme ». Revue Française de Psychana-
lyse, vol 5, 1423-1431
CICCONE, A. 2001/2. « Enveloppes psychique et fonction contenante :
modèles et pratiques », Cahiers de psychologie clinique, 17, 81-102
CIAVALDINI, A. « Meurtrissure primaire de la symbolisation, affect
inachevé et agir violent sexuel », in BRUN, A. & col. Formes primaires
de symbolisation. Paris : Dunod, 2014, 43-54
CIAVALDINI, A. « L’agir, un affect inachevé » in BOUSHIRA, J. et al.,
L’affect. Paris : Presses Universitaires de France, Monographies de
psychanalyse, 2005, 137-161
DANON-BOILEAU, L. 2/2013. « Théorisation de l’affect dans l’œuvre de
Christian David » Revue française de psychosomatique, 44, 43-49
DENIS, P. 2/2006. « Incontournable contre transfert », Revue Française de
psychanalyse, vol. 70, 331-350
EINSTEIN, A., FREUD, S. 1932. Pourquoi la guerre ? Paris : Payot/Rivages,
2005
FREUD, S. 1915. « Pulsion et destin des pulsions » in Métapsychologie,
Paris : Gallimard, 1968, 11-43
FREUD, S. 1929. Malaise dans la culture. Paris : Presses Universitaires de
France, 1995
GORI, R. 2015. L’individu ingouvernable. Paris : Les liens qui libèrent
GREEN, A. 2014/1. « Réflexions libres sur la représentation de l’affect »,
Revue française de psychosomatique, 45, 163-178. Transcription d’une
présentation orale au Colloque de la SPP, Deauville, 1985
120 CORPS & PSYCHISME
RECHERCHES EN PSYCHANALYSE ET SCIENCES HUMAINES

HERREROS, G. 2012/1. « Vers des organisations réflexives : pour un autre


management », Nouvelle revue de psychosociologie, 13, 43-58
MCDOUGALL, J. 1989. Théâtres du corps. Paris : Gallimard
NICOLAS, C. et al., 2016/2. « Environnement de travail, symptômes dépres-
sifs et sentiment de désespoir : étude auprès de salariés », Le travail
humain, vol. 79, 125-146
RHEAUME, J. « Sociologie clinique de la souffrance au travail : du
psychique au social » in PERILLEUx, T. et al., Destins politiques de la
souffrance. ERES: Sociologie clinique, 2009, 139-158
ROSENBERG, A. 2009. « Le jeu et l’entre-je(u) de René Roussillon », Revue
Française de psychanalyse, vol. 73, 885-891
ROUSSILLON, R. 2008. « L’entre-je(u) de l’affect et la réflexivité » in Le
jeu et l’entre-je(u) IX. Paris : Presses Universitaires de France, Le fil
rouge, 169-208
© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

© Association de la revue Corps & Psychisme | Téléchargé le 01/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 154.112.11.4)

Vous aimerez peut-être aussi