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Cpsy2 071 0109
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I
INTRODUCTION
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mis au point et rendu publique la première théorie des
pulsions. En 2016, davantage que le destin des pulsions dont
la validité théorique a désormais fait ses preuves, il semble que
le destin de l’affect demeure problématique dans sa théorisa-
tion (Danon-Boileau, 2013). La différence entre les deux
époques tient en particulier à la structuration de leurs violences
respectives : des ennemis en présence clairement identifiés au
début du 20ème siècle, pour la première guerre mondiale, des
agresseurs invisibles et potentiellement omniprésents en ce
début de 21ème siècle. Sur le plan métapsychologique, si l’on
en croit Roussillon, il serait devenu moins important d’identi-
fier l’objet de la pulsion que de se pencher sur le statut de
l’affect, resté longtemps « le parent pauvre de la réflexion dans
ce domaine » (Roussillon, 2008, p. 184). Dans le contexte
sociétal actuel où la violence semble parfois se manifester sur
un mode désaffectivé, assiste-t-on pour autant à une désaffec-
tation banalisée dont les psychanalystes seraient les témoins
L’INDIVIDU DÉSAFFECTÉ ?
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McDougall dans son ouvrage Théâtres du corps. Pour elle, ce
mot désigne le processus à partir duquel un sujet, incapable de
reconnaître son expérience émotionnelle, ne peut plus, ni
distinguer les affects entre eux, ni les nommer. Elle rappelle
que dans son sens premier, la désaffectation renvoie à un lieu,
un édifice, etc., « à un objet qui a perdu sa destination
première » (McDougall, 1989, p. 122). Transposé dans la vie
psychique, ce sens de « désaffectation » évoque un affect qui,
ayant perdu sa destination initiale, resterait suspendu, comme
en attente de transformation. Cette idée rejoint la définition de
l’affect donnée par André Green qui qualifie celui-ci « d’évé-
nement psychique lié à un mouvement en attente d’une
forme » (Green, 1985, p. 171). Si l’on s’en tient à cette seconde
définition, le destin de l’affect serait de parvenir à un degré de
formalisation tel qu’il puisse être pris dans le jeu des repré-
sentations, ce qui implique de poser le problème des conditions
d’accès à cette formalisation.
En revanche, selon les hypothèses de Joyce McDougall, la
désaffectation serait un mécanisme de défense puissant qui
entrave la liaison entre les émotions et les représentations
auxquelles elles sont liées (McDougall, 1989). Catherine
Chabert souligne elle aussi « cet écart entre l’affect et la repré-
sentation dans leur inadéquation possible », et pose cette
question : « quelle place occupe alors l’affect, dans la recon-
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et d’ajuster l’intensité de sa réaction affective à la situation
vécue » (Rosenberg, 2009, p. 890). C’est ce que suggère égale-
ment André Ciavaldini en faisant l’hypothèse que « la décharge
motrice serait un manque d’intériorisation de l’objet destiné à
être intégré par l’identification motrice primaire, nommément :
la mère » (Ciavaldini, 2005, p. 139). Pour lui en effet, le
recours à l’acte violent et répété témoignerait d’un échec de
l’intériorisation de l’objet primaire. Or, empêché de recon-
naître ses propres affects, le sujet se priverait d’un accès aux
affects de l’autre, se coupant de sa vie psychique et de celle
d’autrui. Rappelons toutefois que cette hypothèse de Ciaval-
dini se réfère à la clinique d’agresseurs et auteurs de violences
sexuelles, dont il considère l’agir comme le produit d’une
histoire qui contient en elle la trace des interactions entre le
sujet et son objet primaire (Ciavaldini, 2014).
Élaborée dans un contexte moins extrême, la thèse de Bion
aide à mieux saisir les motifs de cette intériorisation inaboutie
de l’objet primaire. Selon Bion en effet, le bébé encore privé
de langage n’est en mesure de se représenter, ni les sensations,
ni les émotions auxquelles il est soumis. Ces vécus étranges et
innommables (« éléments bêta») sont alors vécus comme une
violence extrême qui lui est faite. Face à ce vécu pénible, il est
essentiel que la mère (où plus généralement la personne
chargée des soins) aide le bébé à se constituer un espace afin
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mobilisés concerne leur dimension représentationnelle. En
effet, d’après Danon-Boileau, Christian David soutient que le
concept de « représentance » de l’affect permet de poser que
celui-ci « dispose d’une capacité à faire voir quelque chose du
mouvement élaboratif d’un sujet au contact du monde »
(Danon-Boileau, 2013, p. 44). Selon David, « l’affect est un
trouble qui manifeste une déformation dans la psyché du sujet,
(et) inscrit la place de l’autre comme une réalité dont l’exté-
riorité est admise » (op. cit.). Autrement dit, mentionner
l’importance de l’affect dans l’activité psychique permet de
souligner que «(celle-ci) n’est jamais un processus solitaire ».
Avant d’aborder l’impact sociétal de la désaffectation, il
convenait d’insister sur ces enjeux relationnels de l’affect.
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actuelle, nous sommes soumis à une autre forme de guerre,
inédite, difficilement nommable et pratiquement irreprésen-
table.
En effet, les sociétés d’aujourd’hui sont aux prises avec des
violences d’une cruauté inouïe, qui sidèrent et suspendent
brutalement notre capacité de penser : mise en scène de décapi-
tations, attentats suicides, cadavres d’enfants noyés sur les
plages de la Méditerranée ou écrasés dans les décombres
d’Alep, tueries d’enfants dans leurs écoles, carnages à Charlie
Hebdo et à l’Hyper Casher, scènes de guerre à la terrasse des
cafés parisiens et au Bataclan, prêtre égorgé devant ses fidèles,
corps écrasés par un camion banal sur la promenade des
Anglais ou sur un marché de Noël à Berlin, etc. Ce déferle-
ment d’images et de récits insoutenables peut faire craindre
d’être gagnés individuellement par une indifférence contrainte.
Du point de vue collectif, le risque est alors d’être emporté par
une sorte de désaffectation généralisée qu’on pourrait alors
considérer comme un mécanisme de défense groupal. Ne
s’agirait-il pas plutôt de la mise en place d’un procédé défensif
individuel qui, se diffusant peu à peu, se substituerait collecti-
vement à celui de l’illusion groupale (Anzieu, 1971), définie
comme une défense contre les angoisses de morcellement et
de persécution groupales. Fondées sur ce mécanisme de l’illu-
sion groupale, les manifestations qui ont succédées aux atten-
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souligne l’importance du phénomène » (Herreros, 2012, p 43).
Par ailleurs, selon Jacques Rhéaume, « l’idéologie néoproduc-
tiviste est la source renouvelée des pressions accrues dans la
plupart des projets de réorganisation du travail et des réformes
institutionnelles » (Rhéaume, 2009, p. 146), et « le travail peut
être source de souffrance et de risque accru de pathologie
quand il s’agit de conduire une mission dont le résultat
échappe » (op. cit p.153). Il soutient que le sujet cherche alors
à se défendre, soit en développant une hyperactivité qui vise
toujours plus de performance, soit en adoptant de véritables
« stratégies défensives de violence ». Enfin, d’autres auteurs
ont montré que « les caractéristiques d’un environnement de
travail sont essentiellement en cause dans la survenue d’un
syndrome d’épuisement professionnel », désormais baptisé
burn-out (Nicolas et al., 2016, p. 129).
Comme le suggère Roland Gori, « sous l’effet des traumas
dus à une impréparation, le psychisme se met en position
d’automate et s’abandonne à son automatisme machinal »
(Gori, 2015, p. 58).
Dans une société qui donne à chacun le sentiment qu’elle
ne remplit plus sa fonction contenante, la pratique des psycha-
nalystes évolue. Auprès de leurs patients, ils commencent à
tenir compte des effets de cette tendance à la « désaffectation
généralisé » qui se rapporte, non seulement aux traces inscrites
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PREMIER CAS CLINIQUE
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mouvements disaient, à son insu, de son univers subjectif. Ce
travail au cours duquel se démêlent les éléments traumatiques
de l’histoire singulière et de l’histoire collective n’est possible,
comme le rappelle Paul Denis, qu’en déplaçant son propre
investissement, « de la personne du patient au fonctionnement
psychique de celui-ci » (Denis, 2006, p. 349). Concernant
Monsieur y., ce déplacement aura consisté à entendre autre-
ment qu’un manquement à la morale l’écart entre ses idées
progressistes et la réalité de ses pratiques, en particulier en
considérant la portée inconsciente du souvenir jugé trauma-
tique, dans sa dynamique œdipienne précoce.
Eva est une jeune femme de 35 ans qui vit seule. Elle est
employée dans une administration. Elle rencontre un analyste
car elle dit éprouver des sensations corporelles traduites par
cette formule : « je suis bourrée d’angoisses ». Dès le premier
entretien, l’analyste sera saisi par le mode anecdotique utilisé
par Eva pour évoquer le viol dont elle dit avoir été victime à
l’âge de 9 ans. Au cours des entretiens suivants, une problé-
matique narcissique apparaît, Eva se plaignant en particulier
d’un grand manque de confiance en elle. Elle parlera plus tard
LA DÉSAFFECTATION ENTRE SINGULIER ET COLLECTIF 117
du deuil de son frère aîné, décédé cinq ans plus tôt d’un cancer
du poumon, observant froidement qu’elle n’a pas été à ses
côtés lors de ses derniers mois. Au cours du travail analytique,
elle comprendra qu’en réalité, elle avait fait en sorte d’éviter, à
tout prix, cette confrontation à la mort qu’elle ne se sentait pas
prête à supporter émotionnellement. À cette occasion, l’ana-
lyste lui permet d’entendre qu’en définitive, elle tient
l’ensemble de sa vie interne et de sa relation au monde
extérieur à distance de ses émotions. En effet, le plus souvent
factuel, son discours semble dépourvu d’affect. Elle raconte ce
qui lui arrive dans sa vie en évitant d’exprimer ce qu’elle
ressent, à l’exception de cette sensation désagréable d’une
angoisse qui l’envahit au moment d’un contact physique
contraint avec autrui (transports en commun, entretien profes-
sionnel, rendez-vous chez le dentiste, etc.). Elle se décrit
volontiers comme « anesthésiée » et accompagne d’un geste
significatif cette phrase : « ma tête est séparée de mon corps ».
Invitée à préciser une situation au cours de laquelle cette sensa-
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tion se serait particulièrement imposée à elle, elle fait alors le
récit des attouchements sexuels évoqués à la première séance,
sur le même mode désaffecté. Elle souligne n’en n’avoir
jamais parlé, sauf à un kinésithérapeute lorsqu’elle avait 20
ans. Au cours d’une séance, ce praticien lui avait fait remar-
quer que son petit bassin était « complètement bloqué »,
ajoutant contre toute attente : « vous savez, moi aussi ça m’est
arrivé, et le mieux c’est d’en parler ». À ce moment précis, dit-
elle, les images de l’agression lui sont revenues, s’imposant
d’elles-mêmes à son esprit. Vécues comme une suggestion
bienveillante et empathique, les paroles de cet homme qui
avait accès à son corps sans en abuser, ont eu un effet d’autant
plus libérateur que le travail psychanalytique les a inscrites
dans une relation transférentielle éclairée. Eva elle-même
formule l’hypothèse d’un « déni » qui, mis en place au moment
de l’agression, lui aurait donné l’impression d’y résister. Pour
lutter contre l’effraction, elle n’aurait donc eu d’autre recours
que de se couper de ses affects. Au moment des attentats de
novembre 2015, sans exprimer ce qu’elle ressentait, elle
répétait simplement : « de toutes façons, les gens sont pourris,
le monde est pourri ». Et c’est de l’écouter patiemment se
plaindre du manque d’affection, d’empathie, d’attention des
autres et du monde en général à son sujet qui, peu à peu, lui a
permis de saisir qu’au fond, cette longue plainte visait sa mère.
118 CORPS & PSYCHISME
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POUR CONCLURE
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Exercer la psychanalyse ou en admettre simplement le
bien-fondé théorico-clinique ne met à l’abri, ni des fureurs de
l’actualité, ni de la violence du monde. L’hypothèse de
l’inconscient les met simplement à une distance suffisante pour
les aborder sous un autre angle qu’exclusivement factuel et
visuel. Ici, elle a permis d’envisager sur un mode différent les
affects mobilisés en masse par les événements dramatiques des
dernières années. En 1929 déjà, Freud le constatait : « Nous ne
nous sentons pas bien dans notre culture actuelle » (Freud,
1929, p. 32). Pour lui, le principe même de la culture consiste,
d’une part à nous différencier des animaux par notre capacité
collective à nous protéger des brutalités de la nature, mais
d’autre part à réglementer nos relations inter-humaines en les
pacifiant peu à peu, par la mise en place d’un ordre équitable,
celui de la justice et du droit. Par ailleurs, Freud relève que
l’aspect le plus « saillant » de la culture, la sublimation pulsion-
nelle, permet aux activités psychiques supérieures d’atteindre
ses réalisations les plus significatives, parmi lesquelles la
science, l’art, l’idéologie, mais aussi la religion (op. cit., p. 40).
Toutefois, il rappelle que « le penchant constitutionnel des
hommes à s’agresser mutuellement » demeure le plus grand
obstacle qui s’oppose à la culture » (op. cit., p. 86). Pour finir,
il invite à la prudence lorsqu’on souhaite « transférer la
psychanalyse à la communauté de la culture » en rappelant
LA DÉSAFFECTATION ENTRE SINGULIER ET COLLECTIF 119
BIBLIOGRAPHIE
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120 CORPS & PSYCHISME
RECHERCHES EN PSYCHANALYSE ET SCIENCES HUMAINES
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