Vous êtes sur la page 1sur 9

Art-thérapie et psychanalyse : vers une articulation

théorique et clinique
Sylvia Ferraro
Dans Enfances & Psy 2013/2 (N° 59), pages 174 à 181
Éditions Érès
ISSN 1286-5559
ISBN 9782749239736
DOI 10.3917/ep.059.0174
© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)

© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2013-2-page-174.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Enf&Psy 59:- 08/10/13 15:36 Page174

L'ENFANCE DE L 'ART

Sylvia Ferraro
art-thérapie et psychanalyse :
vers une articulation théorique
et clinique

sylvia Ferraro, Je présente ici une façon de travailler qui intègre la dimension expressive
et artistique dans diverses interventions en santé mentale, dans une pers-
psychologue pective psychanalytique. Consciente de la vaste étendue du champ créé en
reliant les arts et la santé, dans lequel convergent aussi des connaissances
clinicienne, de la médecine, des neurosciences, de la philosophie, de l’esthétique et de
elle réalise la psychologie, je me concentre sur la valeur de médiation, de transition
qu’offre l’art sur la voie de la symbolisation.
différentes
© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)

© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)
L’art représente en soi une activité intégratrice, en convoquant l’émotion
interventions et la compréhension, le rationnel et l’irrationnel, la forme et le contenu. Il
n’est pas possible de considérer comme proprement artistique un déploie-
en santé mentale ment technique en soi s’il est vide d’une émotion ou d’une idée, ni non
plus une émotion si elle est sans forme. Herbert Marcuse résume cela :
avec des « Une œuvre d’art n’est pas authentique ou vraie en vertu de son contenu
ou en vertu de sa forme “pure”, mais parce que le contenu est devenu la
médiations forme » 1 (paín et Jarreau, 1995). Les notions de « forme significative » et
d’expression « d’unité organique » de l’œuvre d’art ont un large consensus dans l’ana-
lyse esthétique. Je ne peux pas m’empêcher de souligner la similitude
artistiques, avec l’équilibre psychique humain

préventives et L’ART COMME FORME SYMBOLIQUE PROPRE À L’HOMME

thérapeutiques. L’art constitue un domaine de communion de l’humanité à travers le


temps et l’espace. C’est un lieu dans lequel peuvent prendre place de la
même façon toutes les lumières et les obscurités de l’homme, dans lequel
les aspirations les plus élevées acquièrent des formes magnifiques et les
plus tendres sentiments ; les mouvements les plus subtils de l’âme peu-
vent être exprimés d’une manière singulière, comme les tendances les
plus sinistres, l’effrayant ; les angoisses les plus abyssales peuvent
renaître, être rachetées, acquérir une valeur esthétique, transcendante, que
l’on peut partager. Un lieu, enfin, dans lequel l’impossible devient sym-
1. Traduction de l’auteur. boliquement possible. Comme l’a formulé Susanne Langer, l’art, comme

174 59
Enf&Psy 59:- 08/10/13 15:36 Page175

L'ENFANCE DE L'ART
la parole, le rituel et la magie, est l’un des produits actifs d’une transfor-
mation symbolique de l’expérience qui constitue une nécessité humaine
de base. La symbolisation est l’acte essentiel de l’esprit et elle englobe
plus que ce que nous appelons la pensée, qu’elle précède et rend possible.
Bien que les idées soient élaborées par des impressions qui proviennent
des organes sensoriels, leur élaboration est hautement complexe : le maté-
riel sensible est constamment transformé en symboles qui forment nos
idées élémentaires. plusieurs de celles-ci ne sont pas élaborées conformé-
ment au processus de raisonnement logique, mais alimentent les rêves, les
fantaisies, la religion. L’homme possède un esprit qui agit, au dire de l’au-
teur, comme un « grand transformateur » par lequel passe le courant de
l’expérience en expérimentant un changement de nature qui s’absorbe
dans l’ensemble de symboles, et cela explique « ces caractéristiques de la
condition humaine que nous ne partageons pas avec les autres animaux :
le rituel, l’art, le rire, les pleurs, la parole, la superstition et le génie scien-
tifique » (Langer, 1958).
L’importance éminente de la symbolisation est abordée en général dans la
littérature psychanalytique classique en relation au jeu infantile. Même
dans ce contexte, on valorise comme but la verbalisation, la parole en tant
que symbole. Je ne néglige pas l’importance manifeste du langage verbal.
Mais il est évident que si le mot était capable de signifier la totalité de
l’expérience humaine, les arts plastiques, la musique et la danse reste-
© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)

© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)
raient relégués au second plan par rapport à la littérature, ou peut-être
n’auraient même pas sens d’exister.

ART ET PSYCHOTHÉRAPIE

par ailleurs, nous assistons à un moment historique dans lequel la pratique


clinique nous montre comment la capacité de symbolisation des patients en
général s’est appauvrie. S’impose alors la nécessité de recourir au préalable,
ou parallèlement, aux langages alternatifs, au verbal, et même à des dispo-
sitifs alternatifs et/ou complémentaires. Sans cela, le conflit courrait le
risque de n’aboutir nulle part, ne trouvant pas de véhicule qui lui permette
d’être symbolisable dans la psychothérapie. C’est sur ce point que, dans ses
aspects multiples, l’art peut devenir un médiateur. Quand on évoque les
déroulements psychanalytiques relatifs à la créativité, le nom de Winnicott
surgit naturellement. Cet auteur a fait des apports de grande valeur dans ce
sens, desquels se détache le concept d’espace transitionnel. dans cette zone
intermédiaire entre la réalité psychique et la réalité externe, entre le moi et
le non-moi, qui articule la présence et l’absence maternelles, Winnicott situe
le point de départ de la créativité. La culture dans son ensemble, y compris
l’art, est comprise par lui à partir du paradigme du jeu comme une figure
transitionnelle. Mentionnons également didier anzieu et ses travaux sur le
processus créateur, ses réflexions à propos de l’art et son souci d’adapter des
techniques innovatrices, comme le psychodrame de Moreno qu’anzieu
(1982) transforme en outil psychanalytique.

175
Enf&Psy 59:- 08/10/13 15:36 Page176

L'ENFANCE DE L'ART
personnellement, j’utilise le concept d’art-thérapie et le définis, confor-
mément à l’Encyclopédie médico-chirurgicale, comme « l’ensemble de
techniques nées des interconnexions entre les approches cliniques et thé-
rapeutiques de la psychopathologie et les approches multidimensionnelles
des arts » (escande et coll., 1994). en utilisant le terme « thérapie », je
parle de psychothérapie et j’insiste sur la notion du processus qui intègre
l’artistique au sein d’un lien et d’un cadre. Quand je dis art, je pense à la
possibilité d’utiliser différents éléments de l’art à des fins thérapeutiques :
ses matériaux, ses techniques, ses procédures, l’idée du processus créatif
et l’idée du produit artistique.
L’art-thérapeute combine un double regard : en plus de comprendre les
processus psychologiques qui sous-tendent la créativité et la théorie de la
structuration symbolique, il a une bonne formation artistique et il a aussi
une prise de position à l’égard de l’art, de son histoire et de sa philosophie
et de la question esthétique. en effet, l’art, au fil du temps, a présenté dif-
férents codes de signification dans lesquels les productions individuelles
peuvent trouver leur sens. Nous sommes d’accord avec Sara paín quand
elle écrit que « plus le thérapeute maîtrise le code, plus facilement il
découvrira les valeurs avec lesquelles le sujet fonctionne et mieux il
pourra l’aider à enrichir son langage et sa capacité de symbolisation ».
Quant à l’étendue et à la forme d’intégration de l’art dans le processus thé-
rapeutique, j’utilise un large spectre et évalue au cas par cas l’intérêt du
© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)

© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)
thérapeutique ou du préventif, de l’individuel ou du groupe, de la création
ou de l’utilisation d’œuvres d’art en tant qu’objets de médiation (musique
enregistrée, photos, contes, films).
Voici maintenant quelques exemples d’utilisation de l’art dans différents
cadres de ma pratique clinique.

L’ATELIER D’EXPRESSION
Cet atelier constitue une instance de jeu pour les enfants, sans objectif spé-
cifiquement thérapeutique, dans lequel nous combinons des techniques
corporelles, musicales, et des jeux variés. Les rencontres sont hebdoma-
daires. L’atelier se tient dans une salle équipée de divers matériels : des
matelas, des balles, des jouets, des masques, une malle de déguisement, des
miroirs, des livres, des instruments musicaux. dans l’un de ces groupes,
nous encourageons les enfants à créer des pas de danse qui représentent des
luttes, des scènes de confrontation qui se succèdent. Ils choisissent une
musique japonaise, ce qui fait d’eux des « samouraïs ». J’aide à assembler
les pas dans une chorégraphie. L’expérience est joyeuse et permet de trai-
ter d’un point de vue différent le désaccord entre certains participants. dans
un autre groupe, avec le même dispositif, l’origine de la vie devient le sujet
central. plusieurs des participants, qui ont environ 5 ans, espèrent des petits
frères et sœurs. Les anxiétés et les sentiments se référant à cela surgissent
dans l’atelier. Le sujet est traité dans une première instance, puisqu’il est
exprimé verbalement par les enfants sous une forme spontanée et directe.

176
Enf&Psy 59:- 08/10/13 15:36 Page177

L'ENFANCE DE L'ART
des théories distinctes à propos de la sexualité, de la conception, et même
de l’origine de l’homme et de la vie sur la Terre sont discutées et défendues
avec passion par les enfants, en concevant un cadre captivant, poétique, à
la fois chargé de tragédie et de fraîcheur. Tout au long de l’année, on berce
des poupées, on chante des berceuses. des attentes, des craintes et des
méfiances s’expriment, et le spectacle final est préparé par tout le monde.
Les enfants se disposent par terre en cercle, dans une position fœtale et
enveloppés d’un tissu de satin blanc en imitant des petits œufs. Nous choi-
sissons le son de la mer comme musique de fond. Ce cadre ouvre la voie à
un réveil-naissance dans lequel ils commencent à bouger au son de la
musique de J. S. Bach. Ils se reconnaissent entre eux, dansent une choré-
graphie assemblée avec des pas créés entre tous, utilisant librement les
tissus qui les enveloppaient. Finalement, les parents et les frères et sœurs
des participants, dont deux nouveau-nés dans les bras de leur mère, sont
également invités par les enfants à danser sur scène.
Ce spectacle a pour corollaire un travail d’acceptation. Il s’agit d’intégrer
de nouveaux participants, des membres de la famille, en leur accordant un
rôle actif : ce sont les enfants qui choisissent de donner une place à leurs
parents et à leurs frères et sœurs, dans leur propre spectacle, en les invi-
tant à leur danse.

LES PROCESSUS THÉRAPEUTIQUES INDIVIDUELS


© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)

© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)
Un patient, âgé de 8 ans, qui m’a été adressé par des spécialistes pour
diverses phobies, a été envahi par des états d’anxiété proches de la
panique peu après avoir commencé le processus psychothérapeutique. Il a
même cessé de manger parce qu’il croyait voir des visages dans la nour-
riture. Immédiatement, une psychiatre d’enfants et d’adolescents d’orien-
tation psychanalytique a été consultée ; elle a estimé préférable de ne pas
lui donner de médicaments ; en revanche, elle a préconisé d’augmenter la
fréquence des séances de psychothérapie avec moi, compte tenu du bon
contact entre nous. Ce patient a alors commencé à « dessiner » sa peur,
laquelle a subi une métamorphose : une première forme de masse gélati-
neuse s’est transformée en personnages monstrueux jusqu’à devenir des
formes humaines pour finir par constituer une histoire. Celle-ci a été dra-
matisée par lui et par moi dans les séances avec des sons et de la musique,
et a fini par se muer en bande dessinée. L’art a joué un rôle décisif dans
cette psychothérapie. Ce processus a duré à peu près deux ans, mais la
symptomatologie la plus importante a cédé presque immédiatement, et le
patient a décidé de commencer à étudier le dessin dans une forme acadé-
mique. Il n’a pris de médicaments à aucun moment. Quand ses conflits ont
diminué suffisamment, nous avons établi des entretiens de suivi deux fois
par an pendant deux ans encore. aujourd’hui, plusieurs années après, j’ai
su par une collègue proche de sa famille, qu’il est un étudiant heureux et
qu’il prévoit de travailler dans la communication et le cinéma. Il n’a pas
connu de rechutes.

177
Enf&Psy 59:- 08/10/13 15:36 Page178

L'ENFANCE DE L'ART
LA MUSIQUE COMME MÉDIATEUR THÉRAPEUTIQUE

L’exemple suivant met en évidence la valeur de médiation que l’expres-


sion artistique peut offrir dans un travail thérapeutique (et psychoprophy-
lactique), dans ses nombreux effets, notamment sa capacité génératrice de
symboles. Je vais me concentrer ici sur l’expression sonore et musicale.
du point de vue clinique et surtout empirique, il existe un consensus tra-
ditionnel depuis longtemps en ce qui concerne l’indication privilégiée de
la musique dans le traitement de l’autisme, des psychoses, des addictions
et des handicaps physiques sévères. on reconnaît en elle la capacité d’ac-
céder précisément à ce qui échappe au langage et à le véhiculer. elle sou-
tient également l’affirmation de soi par l’exécution musicale, même à des
niveaux très basiques, et elle a un pouvoir de socialisation, à travers, par
exemple, des activités de groupe, génératrices de la communication et du
loisir. Lors de l’utilisation de médiateurs tels que la danse et le mouve-
ment, la musique est présente et il serait très important d’étudier et de
comprendre les processus psychiques qui lui sont liés. Bien que ce soit
une question de recherche en musicothérapie, la psychanalyse a certaine-
ment une dette envers ce sujet. en effet, c’est certainement sur l’art de la
musique que la psychanalyse a fait le moins de recherche. Marquée par
l’indifférence de Freud à l’égard du domaine musical, la psychanalyse
s’est érigée comme une théorie « sourde ». Je suis de ceux qui croient pos-
© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)

© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)
sible de la « sonoriser », c’est-à-dire d’utiliser la musique, d’en faire un
usage initié notamment par Édith Lecourt. parmi les rares auteurs qui se
sont dévoués à la musique, citons également le psychiatre, psychanalyste
et musicien, Heinrich racker. L’approche sonore et musicale a eu du
succès dans des cas où d’autres types de prise en charge par la parole
n’avaient pas été efficaces. Soulignons donc sa valeur : elle est une média-
tion pré ou non verbale dans le lien thérapeutique ; elle permet une expres-
sion cathartique des affects, des émotions, et peut être vécue comme non
dangereuse par certains patients ayant une pathologie grave. J’ai choisi
d’exposer un cas de psychothérapie individuelle, dans lequel la dimension
sonore-musicale est importante.
des parents me consultent à propos de leur fille de 7 ans, Lucie. elle pré-
sente un mutisme à l’école, uniquement face aux adultes. C’est une petite
fille en général un peu timide, avec un mauvais caractère, selon les
parents. après un entretien avec eux, je me trouve seule avec Lucie. elle
refuse catégoriquement de me parler. Je lui propose de dessiner. de mau-
vaise grâce, à grand-peine, elle accepte. elle dessine des chiens furieux,
avec des gueules ouvertes et d’énormes dents. elle dessine aussi une
hache, ensanglantée. elle me donne le dessin et me regarde. en vain, je
tente à nouveau de parler avec elle. Je lui offre différentes options, elle
choisit de sonner le clavier électronique, mais peu après l’avoir essayé,
elle lui donne des coups de pied, crache dessus et répand sa salive sur les
touches. Quand je mets des limites à cette situation, elle vient vers moi et

178
Enf&Psy 59:- 08/10/13 15:36 Page179

L'ENFANCE DE L'ART
commence à me donner des coups de pied. Je la prends avec soin mais fer-
mement par les bras et lui explique qu’elle ne peut pas faire cela et que, si
elle ne le désire pas, elle n’est pas obligée de venir me voir, que je parle-
rai à ses parents. elle parle finalement pour me dire : « Ce que je voudrais,
c’est te couper en morceaux et te jeter par la fenêtre. » pendant l’entretien
suivant avec les parents, j’enquête à propos des aspects violents dans les
liens familiaux. Je découvre que le couple vit une situation de violence
plus ou moins contenue depuis longtemps. Ils discutent devant moi sur un
ton de plus en plus agressif. Surgissent alors des revendications et des
sujets non traités qu’ils n’avaient pas réussi à aborder auparavant. de plus,
la mère a récemment fait une fausse-couche et ils considèrent tous deux
que cela représente comme la clôture d’une étape puisqu’ils ont déjà 40 et
42 ans. Je décide d’encadrer la thérapie des entretiens familiaux. J’établis
une séance hebdomadaire pour le couple et une pour Lucie. Celle-ci
accepte de venir à condition qu’elle soit accompagnée par son frère de
5 ans. de cette façon, les séances avec les enfants se passent en dessinant
et en jouant aux jeux réglés : les lettres, le jeu de l’oie, les dames et la
construction de puzzles. La présence de pierre, le petit frère de Lucie,
facilite les séances. Lucie, de toute façon, parle uniquement à son frère.
après quelque temps, je propose à Lucie de venir toute seule lors des
séances. elle accepte. Non seulement elle ne me parlera pas, mais elle res-
tera enfermée dans la salle de musique, où se trouvent le clavier, le piano,
la guitare et les instruments de percussion. Cette salle est séparée du cabi-
© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)

© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)
net, dans lequel il y a un bureau et des fauteuils, par une porte coulissante
qu’elle ferme complètement. Je reste confinée de l’autre côté. apparem-
ment, elle désire jouer avec le clavier, je promets de ne pas la déranger et
lui dis que lorsqu’elle le souhaitera, elle pourra m’appeler car je serai de
l’autre côté. J’ai beaucoup de doutes sur la suite des événements. Com-
ment le traitement se développera-t-il ? pourrai-je réellement l’aider ? de
cette façon, les séances se succèdent pendant plusieurs semaines. au
début, je n’entends rien, je me demande ce qu’elle fait. Je ne peux pas le
savoir. presque immédiatement commencent les coups sur le clavier, qui
constituent une « musique » violente, stridente, en principe pure décharge.
Il s’ensuit le silence et ainsi alternent ce que je commence à interpréter
comme des messages. Je ne réponds à rien, je la laisse s’exprimer toute
seule. J’ai peur d’interrompre ce qui semble être un discours.
avec le temps, Lucie commence une vraie exploration sonore de plus en
plus fine, en utilisant progressivement de plus en plus les fonctions du cla-
vier. elle semble se sentir plus confiante et à son aise. elle a amplement
cherché les limites de ma patience et je crois que j’ai passé l’épreuve. Le
son devient plus aimable et, avec le temps, il est même doux. Il semble
inviter à l’échange. Je reprends courage et je réponds avec de petits coups
doux que je réalise avec le stylo sur mon bureau en imitant rythmiquement
ce qu’elle me dit. on commence à établir un dialogue. après plusieurs
semaines, Lucie ouvre la porte coulissante d’à peine quelques centimètres
et m’observe d’un œil.

179
Enf&Psy 59:- 08/10/13 15:36 Page180

L'ENFANCE DE L'ART
Nous continuons à dialoguer et j’ajoute quelques vocalisations aux coups
de stylo. parfois, elle me répond en écho avec le clavier, continue d’ex-
plorer toute seule, ou reste en silence. peu à peu, la porte s’ouvre et nous
commençons un jeu de « cache-cache », en nous regardant à travers la
porte entrouverte. J’apparais, je lui souris, je disparais à nouveau, je lui
parle, je chante son nom de différentes façons. Bien qu’elle reste très
sérieuse, elle semble accepter la situation puisqu’elle ouvre un peu plus la
porte qui nous sépare séance après séance. Nous avons commencé à
échanger des mots au moment de finir la séance, pendant qu’on se saluait.
Le processus avec les parents, intense et difficile, continue parallèlement,
en essayant de reconstruire toute l’histoire de leur relation de couple, des
désaccords entre eux et entre les familles respectives d’origine. Il semble
clair que plus ils abordent ces aspects, plus les tensions diminuent. Lucie
va mieux. À propos de leur petite fille, les parents racontent qu’elle
demande beaucoup d’attention pendant la nuit, qu’elle veut qu’ils soient
avec elle, qu’on lui lise plusieurs fois les mêmes histoires. La jalousie
envers son frère est évidente. parfois, elle est très sensible et pleure, mais
les parents ne s’expliquent pas le pourquoi de ses pleurs.
au bout de quelques mois, la porte est complètement ouverte et nous com-
mençons, outre le dessin, à jouer à certains des jeux des premières séances.
Les chiens sont le sujet préféré de Lucie et ils ne sont pas dessinés avec des
signes de violence. elle désire beaucoup en avoir un et je décris aux parents
© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)

© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)
l’intérêt de ceci. Ils lui achètent un chiot qu’elle choisit avec une immense
joie. elle me demande si elle peut l’apporter aux séances et je le lui permets.
Je trouve qu’il y a dans le lien de la petite fille avec la mascotte l’expression
d’une grande tendresse et aussi d’un besoin de s’occuper de l’animal.
après deux ans de traitement, Lucie a réussi à communiquer normalement
avec les adultes. Bien qu’elle soit une petite fille introvertie, elle s’est visi-
blement améliorée, selon les parents et les enseignants de l’école. Les
parents ont continué le traitement pendant encore un an. Même en traver-
sant de grandes difficultés de communication et malgré la violence ver-
bale occasionnelle entre eux, ils étaient disposés à sauver leur couple. Ils
sentaient que cela en valait vraiment la peine et que les sentiments qui les
avaient unis pendant des années étaient encore vivants.
Je comprends que ce cas implique un ensemble considérable de variables
en jeu, dont je peux à peine exposer quelques aspects. Mais il est intéres-
sant de souligner l’importance cruciale de la médiation sonore-musicale,
qui a été décisive pour accéder à cette petite fille et pour soutenir le lien
thérapeutique pendant des mois, pendant lesquels un autre type de com-
munication n’aurait pas été possible.

CONCLUSION
J’ai essayé de tracer très schématiquement mon positionnement théorique et
de montrer avec ces vignettes une modalité clinique à laquelle je suis arri-
vée au fil des années. Il s’agit d’une synthèse personnelle toujours provisoire,

180
Enf&Psy 59:- 08/10/13 15:36 Page181

L'ENFANCE DE L'ART
ouverte, qui se nourrit d’une manière permanente. Je suis pleinement
convaincue que celle-ci et d’autres formes possibles de médiation avec l’art
et son expression constituent une grande promesse face aux défis, chaque
fois plus grands, auxquels nous sommes confrontés en clinique et, en géné-
ral, pour toute intervention en santé mentale à l’heure actuelle. L’énorme
potentiel, la malléabilité des médiateurs expressifs et artistiques nous encou-
ragent, en tant que psychothérapeutes, à créer de façon permanente.

BIBLIOGRAPHIE
ABADI, S. 1996. Transiciones. El modelo terapéutico de D. W. Winnicott, Buenos Aires, Ed. Lumen.
ANZIEU, D. 1982. Le psychodrame psychanalytique chez les enfants et les adolescents, Buenos
Aires, Polity Press.
ANZIEU, D. 1981. Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard.
ARVEILLER, J. 1985. « Musicothérapies en psychiatrie », Encycl. Méd. Chir.
BRUSCIA, K. 1997. Definiendo Musicoterapia. Salamanca, Amarú Ediciones.
ESCANDE, M. ; GRANIER, F. ; GIRARD, M. 1994. « Art-thérapie. Aspects communs et spécifiques des
différentes techniques », Encycl. Méd. Chir.
FREUD, S. 1981. Un recuerdo infantil de Leonardo Da Vinci. Obras Completas, Madrid, Editorial
Biblioteca Nueva.
HEGEL, G. W. F. Estética. Vol. 7. La pintura y la música, Buenos Aires, Ed. Siglo Veinte.
KANDINSKY, V. 2003. Sobre lo espiritual en el Arte, Buenos Aires, Ed. Libertador.
LANGER, S. K. 1958. Nueva clave de la Filosofía, Buenos Aires, Ed. Sur.
LECOURT, E. 1990. « La envoltura musical », dans D. Anzieu et coll., Las envolturas psíquicas,
Buenos Aires, Amorrortu Editores.
LECOURT, E. 2006. El grito está siempre afinado. Viñetas de la clínica musicoterapéutica, Buenos
© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)

© Érès | Téléchargé le 12/07/2023 sur www.cairn.info par Kathleen Coppens (IP: 213.49.127.186)
Aires, Ed. Lumen.
NIETZSCHE, F. 2003. El origen de la tragedia a partir del espíritu de la Música, Buenos Aires,
Ed. Libertador.
PAÍN, S. ; JARREAU, G. 1995. Una psicoterapia por el arte, Buenos Aires, Nueva Visión.
POCH BLASCO, S. 1999. Compendio de musicoterapia, Barcelona, Ed. Herder.
RACKER, H. 1952. « Aportaciones al psicoanálisis de la música », Revista de Psicoanálisis, IX, 1.
RACKER, H. 1954. « Las relaciones de la música con el inconciente », Revista de Psicoanálisis, IX, 4.

RÉSUMÉ
L’auteur, après avoir développé la dimension anthropologique de l’art et sa Mots-clés :
valeur symbolique, présente ici une façon de travailler qui intègre la art, art-thérapie,
dimension expressive et artistique dans diverses interventions en santé symbolisation, jeu,
mentale, dans une perspective psychanalytique. des exemples d’interven- médiation
tions préventives, thérapeutiques, individuelles ou groupales mettent en thérapeutique,
évidence la valeur de médiation, de transition, offerte par l’art sur la voie enfance, musique.
de la symbolisation et son intérêt en pratique clinique.

SUMMARY
Key words :
i will present here a modality of work that integrates the expressive – artis-
Art, art-therapy,
tic dimension in different interventions in mental health, from a psychoa-
symbolization,
nalytic perspective. Aware of the great extent of this field created by having
therapeutic mediator,
related the Art and the health, in which come together also knowledges
childhood, music.
from the Medicine, the neurosciences, the philosophy, the Aesthetics, the
psychology, i focus on the value of mediation, of transition on the way
towards the symbolization that Art offers.

181

Vous aimerez peut-être aussi