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LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ
PAR LE RÉCIT
Cécile DE RYCKEL 1 , Frédéric DELVIGNE 2
Résumé Key-words
Partant des deux pôles de l’existence humaine décrits par Paul Narrative – Narrative identity – « Idem – « Ipse » – Ascription –
Ricœur, l’auteur explore l’intérêt du récit dans l’articulation de ces Meaning – Ethic.
deux dimensions identitaires, permanence subie (« idem »)/perma-
nence voulue (« ipse »), et dans la construction de ce que Ricœur
appelle l’« identité narrative ». Le propos est illustré par des extraits
de séances psychothérapeutiques avec un « client ». Ces extraits mon-
« La toute première chose dont je me souviens
trent toute la force du récit pour infléchir l’« idem » sur l’« ipse ». Le dans ma prime enfance, c’est d’une flamme, d’une
récit est producteur de sens. Ce qui au départ apparaît absurde ou flamme bleue jaillissant d’une cuisinière à gaz que
subi devient nécessité dans la compréhension de son histoire. En quelqu’un venait d’allumer… J’avais trois ans. Je
racontant, la personne ressaisit ses choix et ses initiatives. C’est aussi l’ai vue, j’ai senti sa chaleur contre mon visage.
toute sa vie qui se profile quel que soit l’événement raconté. En fin
d’article, l’auteur propose les conditions à cette transformation par J’éprouvai de la frayeur, une vraie frayeur, pour la
le récit. première fois de ma vie. Mais je garde aussi le
souvenir d’une sorte d’aventure et d’une joie
étrange… Cette peur était comme une invite, un
Summary défi à (me risquer ) vers quelque chose dont j’igno-
rais tout… »
Based on two poles of human existence as described by Paul Miles Davis
Ricœur, the author explores the interest of narrative as an articula-
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du récit. Je propose ici une première synthèse de nos fait, à travers laquelle je peux me reconnaître et que je
réflexions et de notre pratique. considère acceptable pour moi : « C’est moi qui ai vécu
cela et je m’y reconnais. ».
Au « connais-toi toi-même » de Socrate, on peut
AVANT-PROPOS : RACONTER, PRATIQUE UNIVERSELLE répondre : raconte-toi toi-même et tu te comprendras.
En me racontant, je me connais et il en est de même de
Raconter constitue probablement le moyen le plus la connaissance que j’ai d’autrui : le meilleur des por-
quotidien et le plus universel de mettre en forme son traits – même le plus ressemblant – m’apprend moins
expérience vécue, la rendant par là même intelligible sur quelqu’un que l’anecdote qu’il me raconte. Nous
à soi-même et à autrui. Nous racontons pour partager avons besoin de nous raconter pour nous rencontrer.
la solitude, inhérente à notre condition humaine. Nous Pour le phénoménologue Schapp (1976), notre être
racontons pour nous faire connaître. Et surtout, nous est un être-empêtré-dans-des-histoires. Notre contact
racontons pour nous comprendre nous-mêmes. avec le monde est d’emblée un contact médiatisé par
Je pense à l’enfant qui attire l’attention de sa mère une histoire, car toute perception du monde est « empê-
pour lui raconter ses premières découvertes, ses jeux, trement » dans une histoire. Ainsi, il n’y a pas d’abord
ses conflits et, plus tard, ses premières amours. Je pense l’arbre « réel » au bord de la route en tant que simple
aussi à la personne âgée qui tente, parfois désespéré- objet de perception mais bien, par exemple, l’arbre de
ment, de retenir plus longtemps son médecin ou la palabre des Africains ou l’arbre qui sert de rendez-vous
fonctionnaire communale qui lui apporte son repas, aux amoureux, ou encore l’arbre contre lequel une voi-
afin de faire un brin de causette. Je pense enfin, dans le ture est venue s’écraser, etc. « Le monde et l’histoire
contexte d’une autre culture, à ces magnifiques récits dans laquelle nous sommes empêtrés coïncident. Le
africains chantés par les griots, de village en village. monde est seulement dans l’histoire, ou bien il est
Raconter paraît ainsi une pratique universelle. En d’abord dans les histoires dans lesquelles l’individu est
effet, dans toutes les cultures on raconte sa vie, celle de empêtré ou co-empêtré » (Schapp, ibid., p.164).
son peuple, de son ethnie, de son sexe, etc. De la même En effet, n’avons-nous pas, chacun, déjà fait l’expé-
manière, aussi loin dans le passé qu’il nous est possible rience de certaines de nos histoires qui nous collent à
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de moments de souffrance ; qu’elle soit légère ou intense, Identité et permanence de soi chez Paul Ricœur
la souffrance est vécue comme rupture et entrave à notre
projet d’existence – cassure parfois minime, parfois dra- Pour Paul Ricœur, l’identité se décline selon deux
matique. Dans ces derniers cas, la personne ne parvient pôles qui ont chacun leur mode de permanence :
plus à donner sens à ce qui lui arrive. Le monde lui paraît l’idem ou la mêmeté et l’ipséité que le récit articule. En
absurde, vain, brutal. Ses valeurs se diluent et s’effon- attestant du maintien de soi, le récit exprime la « per-
drent. Qui, en effet, n’a pas déjà vécu de ces moments où sonne ». Ce « non-concept » de personne n’est pas
l’existence se précipite, où l’on se sent perdu, confus, employé ici dans le même sens qu’être humain.
divisé, coupé de soi-même, aux abois ? Mais avant de poursuivre plus avant la découverte
Qui suis-je ? Croire en quoi ? Vivre pour quoi ? Que de l’identité narrative chez Paul Ricœur, je vous pro-
veux-je ? Quelle que soit leur acuité, ces questions pose un bond dans le passé avec Pascal (XVIIe siècle)
surgissent, toutes renvoient à la question de l’identité. puis, plus proche de nous, avec E. Mounier. Ce détour
A cette question, Paul Ricœur affirme que nous ne pou- devra nous permettre de nous approcher de ce que
vons répondre que par le récit de notre vie. En racon- Ricœur entend par ce non-concept de « personne », sans
tant notre vie ou des épisodes de celle-ci, nous en lequel nous ne pouvons saisir sa conception du récit
construisons ou reconstruisons la cohésion ; ce qu’il comme vecteur de l’identité.
appelle notre identité narrative.
Blaise Pascal
LA QUESTION DE L’IDENTITÉ
Voici un petit texte bien connu (tiré des Pensées) de
Identité et permanence de soi Pascal, qui s’intitule Le dilemme du moi : « Qu’est-ce
que le moi ?(…) Celui qui aime quelqu’un à cause de
Sous-jacente à la question de l’identité se joue la sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui
question de la permanence de soi. Examinons-la briè- tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’ai-
vement et tentons de saisir la particularité avec laquelle mera plus. Et si l’on m’aime pour mon jugement, pour
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Nous voyons ainsi déjà se dessiner deux niveaux « Elle (la personne) est une activité vécue d’auto-
irréductibles l’un à l’autre, mais non séparables : ce que création, de communication et d’adhésion qui se saisit
plus tard Ricœur appellera l’idem et l’ipse. et se connaît dans son acte. » La personne vue par
Pascal nous entraîne aussi à réfléchir à ce qu’im- Mounier est une œuvre de soi-même : elle s’explicite,
plique une relation interpersonnelle, ici celle, privilé- s’enrichit et se développe. Elle exige la communica-
giée, d’amour : nous n’aimons pas autrui pour les qua- tion avec autrui en acceptant de s’exposer à l’altérité,
lités qu’il posséderait et dont nous pourrions faire mais n’accepte pas la communion qui en serait la
étalage. Comme Pascal nous le montre, nous pouvons, négation. La personne est une activité d’adhésion : en
en effet, retourner en leur contraire toutes les raisons effet, pour E. Mounier, l’exigence la plus fondamen-
que nous nous donnerions pour aimer quelqu’un. tale d’une vie personnelle est celle de notre engage-
Et s’il faut témoigner de l’amitié ou de l’amour, ment, c’est-à-dire d’un esprit d’initiative et de risque.
nous ne pouvons que répondre, comme Montaigne à
propos de son amitié pour La Boétie, en refusant de les
décrire en termes d’adjectif ou d’attribut. « Si l’on me Les deux pôles de l’existence humaine chez Ricœur :
presse de dire pourquoi je l’aimais…, écrit-il, je sens idem et ipse
que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : “ parce
que c’était lui, parce que c’était moi. ” ». Revenons maintenant à Paul Ricœur et aux deux
Nous aimons autrui parce que nous vivons avec lui pôles de l’existence humaine. J’illustrerai ici mon pro-
une relation heureuse où nous nous maintenons. pos par l’histoire de Javier, espérant ainsi pouvoir mieux
En nous conviant d’emblée dans le champ de la faire saisir l’enjeu du récit dans la reconstruction d’une
relation interpersonnelle, Pascal nous fait penser que identité personnelle brisée.
la personne ne se fait apparaître que dans le rapport à
l’autre, dans la relation je-tu avec autrui. Nous verrons Javier est aujourd’hui un homme de plus de 50 ans. Né en
plus loin avec Paul Ricœur que la personne n’apparaît Afrique, il a fui son pays d’origine pour des raisons poli-
que dans son agir engagé avec les autres. tiques afin de se réfugier en Suède à l’âge de 14-15 ans.
Je l’ai rencontré alors qu’il venait une nouvelle fois d’immi-
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peu trop souvent mais fait preuve de tant de générosité et trouve qu’il fait un boulot « sec » d’économiste dans une
a tellement bon cœur. Ou encore, elle est assistante entreprise. Des événements ont bousculé la structure de
sociale, médecin, enseignante, avocat, etc. Et si on son caractère : rupture de l’idem mais non voulue. A cette
reprend les catégories freudiennes, elle est de tempéra- époque, Javier aurait voulu, pour répondre à la question
angoissante de son identité, trouver quelque chose de
ment hystérique, phobique, paranoïde ou obsessionnel.
stable et de permanent qu’il aurait pu isoler et observer et
La figure emblématique de l’idem est le caractère.
qui aurait résisté au temps et à la fracture de son existence
Ricœur rattache deux notions à celle de caractère : la due à l’exil. Au travers duquel il aurait pu se reconnaître.
notion d’habitude et celle d’identification. Se maintenir à ce niveau, c’eût été prendre le risque de
L’habitude peut être définie comme une disposition l’enfermer dans des caractéristiques personnelles et sociales.
acquise par la répétition. Contrairement à la simple dis- Derrière toutes ces questions, je lisais la question du sens
position qui peut être héréditaire – j’ai, par exemple, qu’il voulait donner à sa vie, celle de l’ipse, mais je pres-
une disposition à faire trop de cholestérol – l’habitude sentais qu’il n’était pas encore en mesure ni de se la poser
serait le résultat d’un faire, d’une action répétée. On ni d’y répondre.
dira d’ailleurs : j’ai pris telle ou telle habitude et il m’est
difficile de m’en débarrasser. Ou : heureusement que
j’ai cette habitude, cela me facilite la vie. L’ipse : soi-même
Ainsi, la notion d’habitude comporte une double
valence : celle d’habitude en train d’être contractée et Je l’ai fait moi-même. Tout seul. J’en revendique la
celle d’habitude déjà acquise. Cette double valence paternité. L’ipse renvoie à ce qu’il y a de plus auto-
de l’habitude inscrit le caractère dans le temps : je nome en soi, à ce qui nous donne l’intuition de notre
n’étais pas gourmande et j’ai commencé à le devenir liberté.
le jour où mon compagnon m’a emmenée dans de Le rapport que nous construisons à nous-même n’est
bons restaurants. Et puis, je le suis restée. L’innovation pas un rapport d’identification avec son caractère (je
qui a accompagné le commencement (je le suis deve- suis colérique) qui écraserait l’ipse sur l’idem, ni même
nue) se laisse par la suite recouvrir par l’inertie propre un rapport à un soi qui éprouverait un sentiment par
rapport auquel il a peu d’initiative, si ce n’est celui de
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sentiments et par là de son caractère. L’ipse suppose L’écart entre l’idem et l’ipse est ici à son maximum,
ainsi non seulement une distanciation entre soi et son l’opposition entre la permanence subie du même et la
caractère, mais aussi la reconnaissance d’être à l’ori- permanence voulue du soi, la plus extrême. En
gine de sa persévération. C’est bien moi qui reprends revanche, l’écart entre l’idem et l’ipse est minimum
telle ou telle habitude. Attardons-nous sur ce dernier lorsqu’on identifie le sujet avec son caractère. Ricœur
point, probablement le plus difficile à accepter. parle, à ce propos, d’un recouvrement de l’ipse par
Rappelons d’abord que le caractère est, pour P. l’idem.
Ricœur, le résultat d’habitudes et prenons l’exemple
de la colère. J’ai l’habitude de me mettre en colère. « Je Javier à nouveau : « Quel sens à donner à ma vie ? », me dit-
me mets en colère, je mets en colère moi ». C’est bien il un jour. « C’est bien là une interrogation vaine à laquelle
moi qui fais quelque chose à moi. Lorsque j’élabore j’ai décidé de ne plus penser », poursuivit-il. « La vie n’a
mon rapport à moi-même de cette façon, j’atteste que pas de sens et il est inutile de vouloir lui en donner un. Sur
quels critères d’ailleurs se fonder pour lui en donner un :
je suis consciente que je suis à l’origine de ma colère.
tout se vaut en définitive ? ». Et puis, ajouta-t-il, « aucune valeur
Ne confondons pas avec la culpabilité, ce qui sous- ne mérite qu’on se sacrifie pour elle. ». Il savait de quoi il
entendrait une faute. Il peut, d’ailleurs, être tout à fait parlait et je pouvais le comprendre. Pourtant c’était bien la
justifié que je me mette en colère. Mais, qu’elle soit question du sens qu’il retournait sous toutes ses formes.
pertinente ou pas, c’est bien moi qui me fabrique cette Javier se sent écartelé entre sa vie avant et après l’exil. Il ne
colère, probablement avec le discours intérieur que je peut plus reconnaitre ses valeurs d’antan. Les défendre a
me tiens : discours qui est le résultat d’une vision du failli lui coûter la vie. Mais au-delà de cela, c’est toute idée
monde que je me suis édifiée tout au long de mon de sens qu’il renie, toute idée de projet pour son existence
existence. Je peux bien entendu ne pas saisir comment qu’il rejette. « Je gagne bien ma vie », m’a-t-il souvent dit, un
je l’ai fait naître ; le récit me permettra d’ailleurs de le peu honteusement d’ailleurs, comme s’il ne se considérait
saisir de l’intérieur et de construire une distance juste pas, en cela, loyal par rapport à sa famille et à son passé.
« J’essaye d’être heureux et pour le reste, je ne sais pas
entre mon vécu et le soi. Mais n’anticipons pas !
grand-chose ». Manifestement, ce programme ne le satisfai-
L’ipséité s’atteste également dans un certain rap- sait pas vraiment : désespoir de la fracture de l’ipse.
port que la personne entretient avec son corps. Il n’est
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Quant à l’étendue, c’est la durée nécessaire à l’ac- J’ajouterai encore qu’il n’est évidemment pas recom-
tion. Dans un récit, le temps y est plein, ponctué. Pas mandé d’intervenir directement par des consignes quel-
de temps morts – sans signification – tout concourt au conques pour transformer le discours du narrateur afin
déroulement de l’action. que celui-ci raconte et ne décrive plus. Bien au contraire,
En racontant, la personne a inscrit des événements ce serait lui faire violence. Car raconter un bout de
qu’au départ elle percevait comme discordants par rap- notre histoire implique, engage, dévoile celui qui en est
port à sa vie ou au projet de sa vie, étrangers à elle-même l’auteur et par là effraie, d’où l’effroi que nous éprou-
dans le tout momentané de son histoire. La mise en intri- vons à le faire. A mon sens, une écoute bienveillante et
gue a ainsi relié entre eux les événements épars d’une patiente constitue une des meilleures conditions pour
vie, en intégrant dans le temps la diversité et le discor- que peu à peu le narrateur ou la narratrice puisse se
dant. Le récit se présente ainsi comme un système orga- livrer et se dévoiler à autrui et ainsi à lui (elle)-même.
nisé qui met de la cohésion là où il n’existait qu’événe-
ments dispersés et masses chaotiques de perception et
d’expérience de vie (Josselson, 1998, pp. 889-893). LE RÉCIT CONSTRUIT L’IDENTITÉ NARRATIVE
Tentons de voir à présent comment le récit articule
Raconter n’est pas décrire les deux pôles de l’identité et participe ainsi à la
construction de nous-même, de ce que Paul Ricœur
Il convient de distinguer le récit de la description. appelle l’identité narrative.
La connaissance théorique de cette distinction me Le récit articule les deux pôles de l’existence
paraît utile pour celui qui écoute autrui raconter des humaine : idem et ipse. En effet, construire un récit,
instants de sa vie. Récit et description n’ayant pas le comme nous l’avons vu, c’est raconter qui (ipse) fait
même effet sur celui qui parle, de même que sur celui quoi et comment il le fait (idem). Le récit infléchit la
qui écoute, il est sans doute nécessaire que l’écoutant permanence subie du caractère vers celle voulue de
identifie ce qu’il entend. Tout en étant conscient qu’une l’ipse tout en incarnant la volonté éthique propre à
simple compréhension intellectuelle n’est pas suffi- l’ipse dans les habitudes de caractère.
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pectés » (Ricœur, op. cit., p.196). Raconter son souci effet de le retrouver ou de le faire surgir des ténèbres
éthique ne peut se faire qu’à travers les particularités de l’inconscient, mais de le produire par l’acte même
du caractère. Ainsi, la façon que j’ai de défendre telle de raconter. Sens jamais achevé, jamais définitif, tou-
ou telle cause, de m’opposer à telle ou telle injustice, jours en élaboration ou en construction !
de m’indigner, de m’agacer ou de m’impatienter est Le récit procède d’un éclatement de la vie jusqu’à
identifiable entre toutes car elle est empreinte de mes sa recollection chargée de sens. Il devient ainsi pro-
habitudes de caractère. D’autre part, nous faisons inter- pice à un redéploiement de soi et à une construction
venir dans nos récits divers personnages, père, mère, consciente du sens à donner à sa vie. Le récit articule
frères, sœurs, patron, voisins, etc. que nous louons ou dialectiquement l’identité idem à l’identité ipse. Quand
blâmons et dont nous ne manquons pas d’apprécier je raconte ce que j’ai fait, je raconte comment, malgré
ou de désapprouver les actes. De cette façon, nous les incertitudes de la vie et les rigidités de mon carac-
reprenons à notre propre compte – ou au contraire tère, je me suis maintenu(e).
nous rejetons les choix éthiques qu’ils ont eux-mêmes L’identité narrative est dynamique et fragile. Elle est
opérés. Nous passons, ainsi, d’une connaissance abs- le résultat d’une conquête jamais définitive, toujours
traite des valeurs (la haine, l’amour ou la solidarité, en construction (reconstruction). Elle témoigne de
par exemple) à une connaissance vécue. l’équilibre instable entre la possession de soi et la
dépossession de soi. « Nos vies existent dans un espace
de questions auxquelles seule une narration cohérente
En racontant, c’est l’entièreté de ma vie que je profile peut apporter la réponse » (Taylor, 1998, p. 71). Aussi,
seule l’attente bienveillante de celui qui écoute per-
Quel que soit l’événement raconté, c’est toute la met de sortir de l’errance à laquelle la persévération
vie qui se précipite dans le récit avec ses dimensions du caractère et les vicissitudes de la vie pourraient
variées faites de ruptures, de déchirures et d’habitudes conduire, pour oser témoigner de la constance du
rigides, mais aussi d’un projet d’existence clair et souci d’une vie bonne.
conscient ou, au contraire, flou et plus ou moins obs-
cur. Et, si petite soit l’anecdote racontée, c’est la glo-
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émotionnel. Au fur et à mesure des reprises, il s’allège, tin d’un temps préfiguré à un temps refiguré par la
s’assouplit et se poétise. La personne fait siens les évé- médiation d’un temps configuré. » (Ricœur, ibid., p. 87).
nements vécus en y mettant sa couleur, c’est-à-dire sa Le récit est véritablement extension de soi vers le futur.
subjectivité. Sans le vouloir, elle se fait poète et, se Et c’est en cela qu’il nous inscrit dans le temps.
faisant poète, elle prend de l’air, du souffle et de la
liberté.
L’événement ne la possède plus, ou moins, car elle LE RÔLE DE L’ÉCOUTANT
l’a capturé, apprivoisé, transfiguré. Et c’est bien tout au
long de ce travail sur le texte de nos récits, qui s’opère Le récit ne se déploie véritablement que s’il est
par leur reprise à frais nouveaux à chaque fois, que adressé à quelqu’un. Et il ne s’agit pas de parler devant
l’ipse (le soi), englué dans l’idem à la suite des chocs quelqu’un mais à quelqu’un : le récit a besoin d’une
émotionnels vécus, se dégage de celui-ci ; se désiden- adresse pour advenir véritablement comme récit.
tifiant ainsi de la souffrance vécue. Il nous est à tous certainement déjà arrivé d’avoir
raconté maintes et maintes fois un incident pénible et
pourtant de n’avoir observé aucun effet bénéfique ! Il
LE CERCLE DU TEMPS ET DU RÉCIT est probable que la qualité de la relation que nous
entretenions avec notre interlocuteur n’était pas suffi-
Nous venons de le voir, se raconter, c’est embrasser sante ; soit que nous étions interrompus par celui-ci,
sa vie dans un mouvement – sous-tendu par son projet ce qui nous faisait taire ; soit que nous recevions des
existentiel – qui va du passé vers l’avenir ; le récit nous conseils – adaptés ou pas – mais tellement difficiles à
fait ainsi éprouver l’étirement du temps. Le récit nous mettre en pratique, ou encore bien d’autres choses !
fait passer du temps vécu au temps raconté. « Le temps Dans ce travail d’élaboration du récit, la personne
devient humain dans la mesure où il est articulé de attend de l’amitié de celui à qui elle l’adresse. L’écoute
manière narrative » (Ricœur, 1983, p.17). Mais si nous se fait aimante et chaleureuse. Sans jugement de valeur,
avons besoin du récit pour donner un sens humain au mais sans impassibilité car l’écoutant se doit d’être un
temps, seule la prise en compte du temps permet de spectateur impliqué, c’est-à-dire intéressé, concerné
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