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La construction de l'identité par le récit

Cécile de Ryckel, Frédéric Delvigne


Dans Psychothérapies 2010/4 (Vol. 30), pages 229 à 240
Éditions Médecine & Hygiène
ISSN 0251-737X
DOI 10.3917/psys.104.0229
© Médecine & Hygiène | Téléchargé le 28/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.52.142.134)

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Psychothérapies, Vol. 30, 2010, N° 4, pp. 229-240

LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ
PAR LE RÉCIT
Cécile DE RYCKEL 1 , Frédéric DELVIGNE 2

Résumé Key-words
Partant des deux pôles de l’existence humaine décrits par Paul Narrative – Narrative identity – « Idem – « Ipse » – Ascription –
Ricœur, l’auteur explore l’intérêt du récit dans l’articulation de ces Meaning – Ethic.
deux dimensions identitaires, permanence subie (« idem »)/perma-
nence voulue (« ipse »), et dans la construction de ce que Ricœur
appelle l’« identité narrative ». Le propos est illustré par des extraits
de séances psychothérapeutiques avec un « client ». Ces extraits mon-
« La toute première chose dont je me souviens
trent toute la force du récit pour infléchir l’« idem » sur l’« ipse ». Le dans ma prime enfance, c’est d’une flamme, d’une
récit est producteur de sens. Ce qui au départ apparaît absurde ou flamme bleue jaillissant d’une cuisinière à gaz que
subi devient nécessité dans la compréhension de son histoire. En quelqu’un venait d’allumer… J’avais trois ans. Je
racontant, la personne ressaisit ses choix et ses initiatives. C’est aussi l’ai vue, j’ai senti sa chaleur contre mon visage.
toute sa vie qui se profile quel que soit l’événement raconté. En fin
d’article, l’auteur propose les conditions à cette transformation par J’éprouvai de la frayeur, une vraie frayeur, pour la
le récit. première fois de ma vie. Mais je garde aussi le
souvenir d’une sorte d’aventure et d’une joie
étrange… Cette peur était comme une invite, un
Summary défi à (me risquer ) vers quelque chose dont j’igno-
rais tout… »
Based on two poles of human existence as described by Paul Miles Davis
Ricœur, the author explores the interest of narrative as an articula-
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tion between the two identificatory dimensions : « Idem », permanently
subjected to, and « Ipse », permanently whished for in the construc-
tion of what Ricœur calls narrative identity. The subject is illustrated Trente ans, quarante ans après les faits, Miles Davis
by extracts from psychotherapy sessions with a « client ». The extracts
show all the strencth of the narrative to inflect « Idem » on « Ipse ». The raconte ce vieux souvenir de quelques sensations fortes.
narrative produces meaning. What appears to be absurd of subjected Son récit est coloré, vibrant, sensuel, charnel et, pour
to in the beginning becomes necessary for the understanding of his qui connaît le célèbre trompettiste de jazz, toute son
life history. By telling his story, the person takes hold once again of
his choices and initiatives. It is also his whole life that is profiled histoire s’y dessine.
whatever the event recounted. At the end of the article, the author Et c’est bien là que réside la force du récit. Quelle
proposes the conditions for this transformation through narrative. que soit la parcelle de l’histoire que nous racontons,
c’est toute notre vie, avec ses déceptions, ses souhaits,
Mots-clés ses espoirs mais aussi ses moments de gloire, de joie et
de réussite qui s’y précipite. D’où notre bonheur à
Récit – Identité narrative – Idem – Ipse – Ascription – Sens – raconter mais aussi notre frayeur car raconter nous
Ethique.
engage et nous implique !
Nous sommes plusieurs psychologues francophones,
regroupés dans une association appelée « Eleuthéro-
pédie »3, à nous être intéressés à la force thérapeutique
1
Licenciée en Psychologie, psychothérapeute. Psychologue réfé-
rente à Handicap International – France pour le projet Santé- 3
Association internationale fondée par D. Le Bon (L’agir libre.
mentale au Rwanda. Formatrice et responsable francophone de L’éleuthéropédie. Ed La Compagnie Littéraire. 2004) qui pro-
l’association « éleuthéropédie ». Rue de Robu 27, B-5380 Forville. pose une formation théorique et pratique (en groupe et en
2
Licencié en Psychologie, psychothérapeute. Centre de Guidance entretien) visant à la fois l’assouplissement de la personnalité
de Louvain-la-Neuve. 43, Grand Place, B-1348 Louvain-la-Neuve. mais aussi le développement de l’agir comme « personne »
Formateur en éleuthéropédie. (dans le sens de Ricœur). L’éleuthéropédie est également un
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du récit. Je propose ici une première synthèse de nos fait, à travers laquelle je peux me reconnaître et que je
réflexions et de notre pratique. considère acceptable pour moi : « C’est moi qui ai vécu
cela et je m’y reconnais. ».
Au « connais-toi toi-même » de Socrate, on peut
AVANT-PROPOS : RACONTER, PRATIQUE UNIVERSELLE répondre : raconte-toi toi-même et tu te comprendras.
En me racontant, je me connais et il en est de même de
Raconter constitue probablement le moyen le plus la connaissance que j’ai d’autrui : le meilleur des por-
quotidien et le plus universel de mettre en forme son traits – même le plus ressemblant – m’apprend moins
expérience vécue, la rendant par là même intelligible sur quelqu’un que l’anecdote qu’il me raconte. Nous
à soi-même et à autrui. Nous racontons pour partager avons besoin de nous raconter pour nous rencontrer.
la solitude, inhérente à notre condition humaine. Nous Pour le phénoménologue Schapp (1976), notre être
racontons pour nous faire connaître. Et surtout, nous est un être-empêtré-dans-des-histoires. Notre contact
racontons pour nous comprendre nous-mêmes. avec le monde est d’emblée un contact médiatisé par
Je pense à l’enfant qui attire l’attention de sa mère une histoire, car toute perception du monde est « empê-
pour lui raconter ses premières découvertes, ses jeux, trement » dans une histoire. Ainsi, il n’y a pas d’abord
ses conflits et, plus tard, ses premières amours. Je pense l’arbre « réel » au bord de la route en tant que simple
aussi à la personne âgée qui tente, parfois désespéré- objet de perception mais bien, par exemple, l’arbre de
ment, de retenir plus longtemps son médecin ou la palabre des Africains ou l’arbre qui sert de rendez-vous
fonctionnaire communale qui lui apporte son repas, aux amoureux, ou encore l’arbre contre lequel une voi-
afin de faire un brin de causette. Je pense enfin, dans le ture est venue s’écraser, etc. « Le monde et l’histoire
contexte d’une autre culture, à ces magnifiques récits dans laquelle nous sommes empêtrés coïncident. Le
africains chantés par les griots, de village en village. monde est seulement dans l’histoire, ou bien il est
Raconter paraît ainsi une pratique universelle. En d’abord dans les histoires dans lesquelles l’individu est
effet, dans toutes les cultures on raconte sa vie, celle de empêtré ou co-empêtré » (Schapp, ibid., p.164).
son peuple, de son ethnie, de son sexe, etc. De la même En effet, n’avons-nous pas, chacun, déjà fait l’expé-
manière, aussi loin dans le passé qu’il nous est possible rience de certaines de nos histoires qui nous collent à
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de porter notre regard, nous y découvrons des histoires, la peau, de ces histoires passées dans lesquelles nous
qu’elles soient profanes ou sacrées, humaines ou sommes encore et toujours empêtrés ? Oser les racon-
divines, individuelles ou universelles, fictives ou réelles. ter, c’est tenter de reprendre l’initiative, de s’en décol-
Raconter semble réparateur : raconter semble bien ler. La marge d’initiative dont dispose le sujet empêtré
un besoin humain. dans son histoire peut être étroite mais elle existe tou-
jours, affirme l’auteur. Au minimum, nous pouvons
reconnaître et accepter notre empêtrement car, écrit
Mais d’où vient ce besoin de raconter ? Echos de quelques Schapp, toute tentative de dérobade, loin de nous déga-
philosophes ger de l’empêtrement, risque de donner naissance à
une autre histoire dans laquelle nous nous trouverons
Nous n’avons pas accès directement à nous-mêmes : empêtrés encore davantage. « Nous ne pouvons nous
la transparence de soi à soi est impossible. Nietzsche atteindre nous-mêmes que par nos propres histoires,
comme Freud nous l’ont déjà montré les premiers : par la manière dont nous les assumons, dont nous y
toute compréhension de soi passe par la médiation de sommes empêtrés, la manière dont ces empêtrements
signes, de symboles ou de textes. prennent forme, s’assouplissent ou deviennent inextri-
En racontant mes expériences vécues, je me com- cables » (Schapp, ibid., p.126).
prends dans le face à face avec le texte de mes récits. Pour Paul Ricœur, « nous racontons des histoires
Ceux-ci me donnent une interprétation de ce que j’ai parce que les vies humaines ont besoin et méritent d’être
racontées ». En particulier, « toute l’histoire de la souf-
france crie vengeance et appelle récit » (1983-85, p. 115).
lieu d’élaboration théorique s’inspirant de l’Approche Centrée
sur la Personne de Rogers et surtout des philosophies de J.P. La plupart de nos vies sont remplies de moments de paix,
Sartre, M. Buber et P. Ricœur. de bonheur, de sérénité. Mais elles sont aussi traversées
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de moments de souffrance ; qu’elle soit légère ou intense, Identité et permanence de soi chez Paul Ricœur
la souffrance est vécue comme rupture et entrave à notre
projet d’existence – cassure parfois minime, parfois dra- Pour Paul Ricœur, l’identité se décline selon deux
matique. Dans ces derniers cas, la personne ne parvient pôles qui ont chacun leur mode de permanence :
plus à donner sens à ce qui lui arrive. Le monde lui paraît l’idem ou la mêmeté et l’ipséité que le récit articule. En
absurde, vain, brutal. Ses valeurs se diluent et s’effon- attestant du maintien de soi, le récit exprime la « per-
drent. Qui, en effet, n’a pas déjà vécu de ces moments où sonne ». Ce « non-concept » de personne n’est pas
l’existence se précipite, où l’on se sent perdu, confus, employé ici dans le même sens qu’être humain.
divisé, coupé de soi-même, aux abois ? Mais avant de poursuivre plus avant la découverte
Qui suis-je ? Croire en quoi ? Vivre pour quoi ? Que de l’identité narrative chez Paul Ricœur, je vous pro-
veux-je ? Quelle que soit leur acuité, ces questions pose un bond dans le passé avec Pascal (XVIIe siècle)
surgissent, toutes renvoient à la question de l’identité. puis, plus proche de nous, avec E. Mounier. Ce détour
A cette question, Paul Ricœur affirme que nous ne pou- devra nous permettre de nous approcher de ce que
vons répondre que par le récit de notre vie. En racon- Ricœur entend par ce non-concept de « personne », sans
tant notre vie ou des épisodes de celle-ci, nous en lequel nous ne pouvons saisir sa conception du récit
construisons ou reconstruisons la cohésion ; ce qu’il comme vecteur de l’identité.
appelle notre identité narrative.

Blaise Pascal
LA QUESTION DE L’IDENTITÉ
Voici un petit texte bien connu (tiré des Pensées) de
Identité et permanence de soi Pascal, qui s’intitule Le dilemme du moi : « Qu’est-ce
que le moi ?(…) Celui qui aime quelqu’un à cause de
Sous-jacente à la question de l’identité se joue la sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui
question de la permanence de soi. Examinons-la briè- tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’ai-
vement et tentons de saisir la particularité avec laquelle mera plus. Et si l’on m’aime pour mon jugement, pour
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le récit, même d’un petit bout de son histoire, y répond. ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non car je puis perdre
Que nous ayons 20 ans, 30 ans, 50 ans ou plus, ces qualités, sans me perdre moi-même. Où donc est
nous avons certainement le sentiment d’avoir évolué ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et
et d’avoir changé, de nous être transformé(e) parfois pro- comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ces qua-
fondément. Mais en même temps, nous nous reconnais- lités, qui ne sont point ce qui fait le moi puisqu’elles
sons le même ou la même. Et cela, quels que soient les sont périssables ? Car aimerait-on la substance de
aléas, les transformations ou même les ruptures de notre l’âme d’une personne, abstraitement et quelques qua-
existence. Ce « sentiment de permanence de soi » nous lités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste. On
donne une sensation de continuité, de cohérence et n’aime donc jamais personne, mais seulement des
d’unité de nous-même. Il peut bien sûr exister plus for- qualités. »
tement chez certains, moins fortement chez d’autres. La conclusion de Pascal est certes triste et déce-
Mais quand il fait défaut, cela s’accompagne géné- vante, voire intenable car ce sont bien des personnes
ralement de souffrance. Pensons à l’angoisse des schi- que nous aimons ; le problème est pourtant bien posé :
zophrènes qui, divisés dans leurs multiples person­ quel est, en effet, cet insaisissable sujet qui est à lui
nalités, ne peuvent construire ce sentiment d’unité seul toutes les qualités, tout en les excédant toutes ?
d’eux-mêmes. Pensons aussi à la détresse éprouvée Pascal esquisse déjà la voie en nous montrant qu’il
par des personnes souffrant d’amnésie qui se trouvent nous faut distinguer la notion d’un moi psychologique
dans l’impossibilité de mettre des mots sur ce qui leur détenteur de caractéristiques, de qualités – bref, d’une
est arrivé et de construire ainsi la continuité de leur personnalité – de la notion d’un moi personnel dont
histoire. Sans entrer dans des cas aussi graves, nous nous allons rechercher l’identité. Nous ne pourrons
avons tous déjà certainement vécu des événements pourtant nous contenter, comme il semble le faire, de
qui, en quelque sorte, nous déportent de nous-mêmes. réduire le sujet à un substrat abstrait et désincarné.
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Nous voyons ainsi déjà se dessiner deux niveaux « Elle (la personne) est une activité vécue d’auto-
irréductibles l’un à l’autre, mais non séparables : ce que création, de communication et d’adhésion qui se saisit
plus tard Ricœur appellera l’idem et l’ipse. et se connaît dans son acte. » La personne vue par
Pascal nous entraîne aussi à réfléchir à ce qu’im- Mounier est une œuvre de soi-même : elle s’explicite,
plique une relation interpersonnelle, ici celle, privilé- s’enrichit et se développe. Elle exige la communica-
giée, d’amour : nous n’aimons pas autrui pour les qua- tion avec autrui en acceptant de s’exposer à l’altérité,
lités qu’il posséderait et dont nous pourrions faire mais n’accepte pas la communion qui en serait la
étalage. Comme Pascal nous le montre, nous pouvons, négation. La personne est une activité d’adhésion : en
en effet, retourner en leur contraire toutes les raisons effet, pour E. Mounier, l’exigence la plus fondamen-
que nous nous donnerions pour aimer quelqu’un. tale d’une vie personnelle est celle de notre engage-
Et s’il faut témoigner de l’amitié ou de l’amour, ment, c’est-à-dire d’un esprit d’initiative et de risque.
nous ne pouvons que répondre, comme Montaigne à
propos de son amitié pour La Boétie, en refusant de les
décrire en termes d’adjectif ou d’attribut. « Si l’on me Les deux pôles de l’existence humaine chez Ricœur :
presse de dire pourquoi je l’aimais…, écrit-il, je sens idem et ipse
que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : “ parce
que c’était lui, parce que c’était moi.  ” ». Revenons maintenant à Paul Ricœur et aux deux
Nous aimons autrui parce que nous vivons avec lui pôles de l’existence humaine. J’illustrerai ici mon pro-
une relation heureuse où nous nous maintenons. pos par l’histoire de Javier, espérant ainsi pouvoir mieux
En nous conviant d’emblée dans le champ de la faire saisir l’enjeu du récit dans la reconstruction d’une
relation interpersonnelle, Pascal nous fait penser que identité personnelle brisée.
la personne ne se fait apparaître que dans le rapport à
l’autre, dans la relation je-tu avec autrui. Nous verrons Javier est aujourd’hui un homme de plus de 50 ans. Né en
plus loin avec Paul Ricœur que la personne n’apparaît Afrique, il a fui son pays d’origine pour des raisons poli-
que dans son agir engagé avec les autres. tiques afin de se réfugier en Suède à l’âge de 14-15 ans.
Je l’ai rencontré alors qu’il venait une nouvelle fois d’immi-
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grer en Belgique, mais pour des raisons professionnelles
cette fois. Je l’ai écouté pendant de nombreuses heures
Emmanuel Mounier me raconter son histoire et je pense l’avoir aidé à recons-
truire sa vie dans un sens qui le satisfaisait davantage.
Faisons un second saut dans le temps, avec Emma- « Où veux-je vivre ? Pour quel métier suis-je fait : artiste
nuel Mounier (1905-1950) et sa philosophie person- peintre, fonctionnaire, économiste ? Suis-je belge, africain,
naliste. « La personne, écrit-il, n’est pas le plus mer- suédois, européen ? Et comment puis-je travailler dans
veilleux objet du monde, un objet que nous connaîtrions une entreprise européenne si je ne me “ sens ” pas euro-
du dehors, comme les autres. Elle est la seule réalité péen, car quelle est alors ma loyauté professionnelle ? »
que nous connaissions et que nous fassions en même Ou encore : « Si je continue ce boulot, ne vais-je pas
temps du dedans ». Nous nous construisons comme éteindre en moi toute sensibilité à l’art et au beau ? » Etc.
personne : mais, formulé ainsi, cela pourrait nous faire Telles étaient les multiples questions qui tarabustaient
Javier au moment où je l’ai rencontré.
croire que la personne est un état idéal à atteindre –
Questions qui renvoyaient à celle de l’identité et à celle
conception éloignée de celle de mouvement et d’agir. de la permanence de soi déclinée sous le pôle de l’iden-
« Le Meilleur des Mondes de Huxley, dit-il aussi, est à tité idem, comme nous allons le voir dans un instant.
l’opposé d’un univers personnel, car tout s’y aménage,
rien ne s’y crée, rien n’y joue l’aventure d’une liberté
responsable. Pas d’existence personnelle sans exercice L’idem : le même
de la liberté ». Faisant allusion au Meilleur des Mondes,
Mounier nous indique que la tâche personnaliste est de L’idem désigne, selon Ricœur, l’ensemble des dis-
s’affranchir de toutes les formes d’asservissements et de positions durables à quoi on reconnaît un individu.
déterminismes pour exercer sa liberté : celle-ci est vue Ainsi, Anne a des yeux bruns, souffre fréquemment du
comme une conquête, comme un projet à atteindre. dos, joue adorablement du piano, râle sans doute un
La construction de l’identité par le récit 233

peu trop souvent mais fait preuve de tant de générosité et trouve qu’il fait un boulot « sec » d’économiste dans une
a tellement bon cœur. Ou encore, elle est assistante entreprise. Des événements ont bousculé la structure de
sociale, médecin, enseignante, avocat, etc. Et si on son caractère : rupture de l’idem mais non voulue. A cette
reprend les catégories freudiennes, elle est de tempéra- époque, Javier aurait voulu, pour répondre à la question
angoissante de son identité, trouver quelque chose de
ment hystérique, phobique, paranoïde ou obsessionnel.
stable et de permanent qu’il aurait pu isoler et observer et
La figure emblématique de l’idem est le caractère.
qui aurait résisté au temps et à la fracture de son existence
Ricœur rattache deux notions à celle de caractère : la due à l’exil. Au travers duquel il aurait pu se reconnaître.
notion d’habitude et celle d’identification. Se maintenir à ce niveau, c’eût été prendre le risque de
L’habitude peut être définie comme une disposition l’enfermer dans des caractéristiques personnelles et sociales.
acquise par la répétition. Contrairement à la simple dis- Derrière toutes ces questions, je lisais la question du sens
position qui peut être héréditaire – j’ai, par exemple, qu’il voulait donner à sa vie, celle de l’ipse, mais je pres-
une disposition à faire trop de cholestérol – l’habitude sentais qu’il n’était pas encore en mesure ni de se la poser
serait le résultat d’un faire, d’une action répétée. On ni d’y répondre.
dira d’ailleurs : j’ai pris telle ou telle habitude et il m’est
difficile de m’en débarrasser. Ou : heureusement que
j’ai cette habitude, cela me facilite la vie. L’ipse : soi-même
Ainsi, la notion d’habitude comporte une double
valence : celle d’habitude en train d’être contractée et Je l’ai fait moi-même. Tout seul. J’en revendique la
celle d’habitude déjà acquise. Cette double valence paternité. L’ipse renvoie à ce qu’il y a de plus auto-
de l’habitude inscrit le caractère dans le temps : je nome en soi, à ce qui nous donne l’intuition de notre
n’étais pas gourmande et j’ai commencé à le devenir liberté.
le jour où mon compagnon m’a emmenée dans de Le rapport que nous construisons à nous-même n’est
bons restaurants. Et puis, je le suis restée. L’innovation pas un rapport d’identification avec son caractère (je
qui a accompagné le commencement (je le suis deve- suis colérique) qui écraserait l’ipse sur l’idem, ni même
nue) se laisse par la suite recouvrir par l’inertie propre un rapport à un soi qui éprouverait un sentiment par
rapport auquel il a peu d’initiative, si ce n’est celui de
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à l’habitude (je le suis restée).
Le caractère est aussi le résultat d’identifications le sentir (je me sens en colère), comme on pourrait le
conscientes et inconscientes : les normes, les valeurs, trouver chez C. Rogers (1968). L’ipséité présume une
les idéaux, les personnages auxquels s’est identifié un distanciation entre soi et son caractère, soi et son his-
individu. Comme son père, il est devenu patient et toire, soi et son corps, soi et son vécu. Et le récit – sur-
tolérant, par exemple, et il aime la nature comme sa tout sa reprise, comme nous allons le voir – construit
mère, etc. « Le se-reconnaître-dans contribue au se- précisément cette distance.
reconnaître-à. » (Ricœur, 1990, p.146). L’ipséité s’atteste dans la reconnaissance qu’a le
Par les identifications acquises et les habitudes sujet d’être à l’initiative de ses actes, de son éthique et
contractées, j’ai construit mon caractère au fil du temps. de ses paroles. C’est ce que Paul Ricœur appelle l’as-
Il présente une certaine permanence, on me reconnaît, criptibilité, terme qu’il traduit tel quel de l’anglais. Je
comme je me reconnais grâce à mon caractère. Mais m’ascris mes actes lorsque je reconnais que j’ai la
la sédimentation des habitudes et l’imprégnation des puissance d’agir sur le monde, d’interrompre le cours
identifications lui donnent une permanence subie. Mon mécanique des choses et l’automaticité de la nature.
caractère m’est devenu ainsi comme une seconde nature. Sauf contraintes extérieures, le mobile de mes actes
L’identité du caractère est donc assurée par la stabilité m’appartient.
empruntée aux habitudes et aux identifications acquises. L’ascriptibilité désigne aussi pour P. Ricœur l’homme
Reprenons l’histoire de Javier. capable d’exercer pleinement son jugement éthique ;
rien n’est bon, ni mauvais en soi. Dans le vif de l’action,
Javier ne se reconnaît plus. Il avait une nationalité, il ne sait je choisis d’agir en fonction de ce que je crois être le
plus à laquelle s’identifier ; il avait des idéaux, il ne les bien pour moi et pour autrui.
reconnaît plus comme siens et ne peut rien mettre à leur Enfin, l’ascriptibilité renvoie à l’attestation que le
place. Enfant, il se vivait comme sensible et émotif et il sujet a d’être à l’initiative de sa parole et donc de ses
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sentiments et par là de son caractère. L’ipse suppose L’écart entre l’idem et l’ipse est ici à son maximum,
ainsi non seulement une distanciation entre soi et son l’opposition entre la permanence subie du même et la
caractère, mais aussi la reconnaissance d’être à l’ori- permanence voulue du soi, la plus extrême. En
gine de sa persévération. C’est bien moi qui reprends revanche, l’écart entre l’idem et l’ipse est minimum
telle ou telle habitude. Attardons-nous sur ce dernier lorsqu’on identifie le sujet avec son caractère. Ricœur
point, probablement le plus difficile à accepter. parle, à ce propos, d’un recouvrement de l’ipse par
Rappelons d’abord que le caractère est, pour P. l’idem.
Ricœur, le résultat d’habitudes et prenons l’exemple
de la colère. J’ai l’habitude de me mettre en colère. « Je Javier à nouveau : « Quel sens à donner à ma vie ? », me dit-
me mets en colère, je mets en colère moi ». C’est bien il un jour. « C’est bien là une interrogation vaine à laquelle
moi qui fais quelque chose à moi. Lorsque j’élabore j’ai décidé de ne plus penser », poursuivit-il. « La vie n’a
mon rapport à moi-même de cette façon, j’atteste que pas de sens et il est inutile de vouloir lui en donner un. Sur
quels critères d’ailleurs se fonder pour lui en donner un :
je suis consciente que je suis à l’origine de ma colère.
tout se vaut en définitive ? ». Et puis, ajouta-t-il, « aucune valeur
Ne confondons pas avec la culpabilité, ce qui sous- ne mérite qu’on se sacrifie pour elle. ». Il savait de quoi il
entendrait une faute. Il peut, d’ailleurs, être tout à fait parlait et je pouvais le comprendre. Pourtant c’était bien la
justifié que je me mette en colère. Mais, qu’elle soit question du sens qu’il retournait sous toutes ses formes.
pertinente ou pas, c’est bien moi qui me fabrique cette Javier se sent écartelé entre sa vie avant et après l’exil. Il ne
colère, probablement avec le discours intérieur que je peut plus reconnaitre ses valeurs d’antan. Les défendre a
me tiens : discours qui est le résultat d’une vision du failli lui coûter la vie. Mais au-delà de cela, c’est toute idée
monde que je me suis édifiée tout au long de mon de sens qu’il renie, toute idée de projet pour son existence
existence. Je peux bien entendu ne pas saisir comment qu’il rejette. « Je gagne bien ma vie », m’a-t-il souvent dit, un
je l’ai fait naître ; le récit me permettra d’ailleurs de le peu honteusement d’ailleurs, comme s’il ne se considérait
saisir de l’intérieur et de construire une distance juste pas, en cela, loyal par rapport à sa famille et à son passé.
« J’essaye d’être heureux et pour le reste, je ne sais pas
entre mon vécu et le soi. Mais n’anticipons pas !
grand-chose ». Manifestement, ce programme ne le satisfai-
L’ipséité s’atteste également dans un certain rap- sait pas vraiment : désespoir de la fracture de l’ipse.
port que la personne entretient avec son corps. Il n’est
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Javier ne se reconnaissait pas non plus comme étant vrai-
ni un rapport d’identification ni un rapport d’objecti- ment à l’initiative de son passé de militant. « Je ne sais pas
vation. Je ne suis pas mon corps. M’identifier à mon pourquoi j’ai rejoint ces groupes », m’a-t-il plusieurs fois dit.
corps serait recouvrir l’ipse par l’idem. Je n’ai pas non « Sans doute pour faire plaisir à ma mère », ajouta-t-il un
plus mon corps, ce serait le considérer comme un jour, perplexe et troublé d’imaginer que sa mère ait peut-
objet ou un outil et j’établirais alors une distance trop être voulu l’entraîner sur des chemins si dangereux.
grande et sans bienveillance entre moi et mon corps.
Mon corps est mien. Je le rends mien : ces mains, ces Résumons : deux pôles dans l’existence humaine :
bras, ce ventre que j’ai vu grandir, grossir, admirer, l’ipse et l’idem ; l’ipse répondant à la question du qui
caresser. Je les ai, en quelque sorte, adoptés. Nous de l’existence alors que l’idem répond à la question du
avons une histoire commune. Processus d’appropria- quoi (qu’ai-je fait) et du comment (comment je l’ai
tion, qui s’opère grâce au récit et non état, la mienneté fait). Chacun ayant son mode de permanence de soi à
installe en moi un rapport à moi-même où je ne m’iden- travers le temps : subie dans le cas de l’idem, voulue
tifie ni à mon histoire ni à mon corps ni à telle ou telle dans le cas de l’ipse. D’un côté l’entêtement du carac-
de mes caractéristiques. tère, de l’autre la constance dans l’amitié ; sédimenta-
L’ipse désigne ainsi ce qui n’est pas le moi. L’ipse tion du caractère au fil du temps, renouvellement de
renvoie à ce qui est irréductible à toute détermination, l’amitié à travers les années.
qu’elle soit celle du caractère, du corps ou de l’histoire Comment le récit articule-t-il cette permanence du
personnelle. La figure emblématique de l’ipse est, soi – et par-là se fait la voie de la « personne » ? Avant
cette fois, le respect de la parole donnée ou la de répondre à cette question, il nous faut encore nous
constance dans l’amitié : quoi qu’il se passe, quelles arrêter sur les caractéristiques particulières du récit et
que soient les turbulences de mon caractère, je me le distinguer de la description, qui lui est proche, mais
maintiens. qui n’a pas du tout le même effet sur le narrateur.
La construction de l’identité par le récit 235

LE RÉCIT suivre. Il ne s’agit évidemment pas d’une chronologie


objective. La personne décide elle-même ce qui va
Caractéristiques particulières du récit être le début de son histoire, la plupart du temps ce qui
lui paraît nécessaire pour que son histoire puisse être
Un récit se définit généralement comme « la trans- comprise. Cela peut d’ailleurs changer d’une fois à
formation d’un état (initial) à un autre (final) » (Reuter, l’autre.
1997). Le milieu, c’est forcément ce qui se passe entre le
Faire un récit consiste à mettre en action des per- début et la fin, mais avec sa logique propre qui est
sonnages selon des règles qui en font une totalité hau- celle du renversement. Le moment où, dans l’histoire,
tement organisée, de façon à construire une histoire cela bascule quand le discordant, l’inattendu surgit.
jugée cohérente et convaincante par celui qui raconte.
Ces personnages sont dotés d’affects, d’émotions et Des amis de Javier se font arrêter. Par peur de leur dénon-
animés de jugements éthiques. ciation sous l’effet de la torture, les parents de Javier l’en-
Le récit relatant une succession de faits, d’actions, voient précipitamment en Europe.
d’émotions et de sentiments vécus, on peut d’abord le
concevoir comme une chronique d’un temps passé, Le renversement est l’élément nécessaire pour qu’il
comme le dirait Roselyne Orofiamma (2002). Ces évé- y ait récit. Le récit est semé de péripéties effrayantes,
nements sont agencés selon une mise en intrigue choi- menaçantes, mais aussi grandioses ou vivifiantes. Au
sie par le narrateur qui ordonne la succession d’événe- centre de celles-ci se trouve un épisode majeur, discor-
ments qu’il raconte selon un ordre chronologique et dant avec le reste. C’est le moment où le bonheur se
un ordre subjectif. transforme en malheur. L’inverse est évidemment pos-
La mise en intrigue est ainsi l’opération qui construit sible aussi. Le renversement apparaît à la fois comme
une configuration à partir d’une simple succession inattendu et comme vraisemblable : tout le travail du
d’événements. Le terme de configuration, préféré par récit consiste précisément à rendre vraisemblables ces
Paul Ricœur à celui de structure, désigne l’art d’agen- incidents discordants. C’est d’ailleurs dans la mesure
cer des faits pour en faire un tout selon un ordre qui où le discordant est devenu vraisemblable que s’opère
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donne sens à l’histoire racontée. Cette mise en intrigue la purification, la catharsis. Cette injustice, cette frayeur,
est une représentation ou une imitation de la réalité, cette humiliation ne m’apparaît plus alors comme révol-
enrichie par la créativité et l’imagination du narrateur. tante, angoissante, absurde ou invraisemblable, mais
La transformation inhérente au récit est précisément le comme ce qui m’appartient et constitue mon histoire,
résultat de cette mise en intrigue. comme nécessaire à mon histoire – ce sans quoi mon
Ainsi, lorsque je fais un récit, je raconte ce que j’ai être-au-monde serait autre. Et donc mon identité. Je
fait et comment je l’ai fait (je suis le personnage central me reconnais dans ce qui m’est arrivé et je m’en émeus.
de l’histoire, le héros ou l’héroïne, en quelque sorte) L’émotionnel rejoint alors l’intelligible.
en un tout cohérent, me donnant de la sorte une repré- La fin désigne ce qui devait arriver étant donné ce
sentation de mes actions. En d’autres mots, mettre en qui précède. « La configuration de l’intrigue impose à
intrigue, c’est configurer, agencer des événements pour la suite indéfinie des incidents le sens du point final
en faire une histoire cohérente où l’hétérogène et le (…). Point final comme celui d’où l’histoire peut être
contingent sont rendus nécessaires. vue comme une totalité » (Ricœur, Tome 1, 1983, p.
Par hétérogène et contingent, on désigne tout évé- 131). La personne s’arrête là, c’est la chute de son
nement ressenti comme contrariant son projet d’exis- histoire. En racontant, elle a transformé des événe-
tence, que celui-ci soit précis ou flou, proche ou loin- ments vécus plus ou moins comme étrangers à elle-
tain. Cela suppose une complétude, c’est-à-dire une même en un tout intelligible et acceptable pour elle.
totalité et une étendue. Elle a raconté comment elle est en train de faire bifur-
On entend d’abord le fait qu’il s’agit d’une totalité, quer sa vie à travers/grâce à ces événements qu’elle
c’est-à-dire une histoire qui a un début, un milieu et vient de raconter. Elle a pris une orientation et se sent
une fin. Un événement est un début quand le narrateur sans doute davantage disponible pour d’autres expé-
estime qu’il est suffisant pour comprendre ce qui va riences.
236 Psychothérapies, 2010, N° 4

Quant à l’étendue, c’est la durée nécessaire à l’ac- J’ajouterai encore qu’il n’est évidemment pas recom-
tion. Dans un récit, le temps y est plein, ponctué. Pas mandé d’intervenir directement par des consignes quel-
de temps morts – sans signification – tout concourt au conques pour transformer le discours du narrateur afin
déroulement de l’action. que celui-ci raconte et ne décrive plus. Bien au contraire,
En racontant, la personne a inscrit des événements ce serait lui faire violence. Car raconter un bout de
qu’au départ elle percevait comme discordants par rap- notre histoire implique, engage, dévoile celui qui en est
port à sa vie ou au projet de sa vie, étrangers à elle-même l’auteur et par là effraie, d’où l’effroi que nous éprou-
dans le tout momentané de son histoire. La mise en intri- vons à le faire. A mon sens, une écoute bienveillante et
gue a ainsi relié entre eux les événements épars d’une patiente constitue une des meilleures conditions pour
vie, en intégrant dans le temps la diversité et le discor- que peu à peu le narrateur ou la narratrice puisse se
dant. Le récit se présente ainsi comme un système orga- livrer et se dévoiler à autrui et ainsi à lui (elle)-même.
nisé qui met de la cohésion là où il n’existait qu’événe-
ments dispersés et masses chaotiques de perception et
d’expérience de vie (Josselson, 1998, pp. 889-893). LE RÉCIT CONSTRUIT L’IDENTITÉ NARRATIVE
Tentons de voir à présent comment le récit articule
Raconter n’est pas décrire les deux pôles de l’identité et participe ainsi à la
construction de nous-même, de ce que Paul Ricœur
Il convient de distinguer le récit de la description. appelle l’identité narrative.
La connaissance théorique de cette distinction me Le récit articule les deux pôles de l’existence
paraît utile pour celui qui écoute autrui raconter des humaine : idem et ipse. En effet, construire un récit,
instants de sa vie. Récit et description n’ayant pas le comme nous l’avons vu, c’est raconter qui (ipse) fait
même effet sur celui qui parle, de même que sur celui quoi et comment il le fait (idem). Le récit infléchit la
qui écoute, il est sans doute nécessaire que l’écoutant permanence subie du caractère vers celle voulue de
identifie ce qu’il entend. Tout en étant conscient qu’une l’ipse tout en incarnant la volonté éthique propre à
simple compréhension intellectuelle n’est pas suffi- l’ipse dans les habitudes de caractère.
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sante pour saisir de l’intérieur ce qui se joue dans l’un
et l’autre.
Dans un discours descriptif, la personne fait état de Récit et idem : le récit infléchit l’idem vers l’ipse
ses habitudes immuables et intemporelles (« J’ai un
problème de timidité »). Dans un discours narratif, la En racontant, je fais mien mon caractère, je réalise
personne raconte ce qu’elle a fait (« Hier, en arrivant sa dimension historique. Nous avons vu que l’identité
dans ce groupe, je me suis tout à coup senti intimidé »). liée au caractère était subie : l’expérience de nous-même
Éventuellement, comment elle a pris ou repris une au quotidien nous en témoigne. « C’était plus fort que
habitude, ou mieux, comment elle s’en est détournée moi, je n’ai pas pu faire autrement, je ne sais pas ce qui
en profitant de l’inattendu. La description ne permet m’a pris, c’est une habitude familiale, j’étais hors de
pas l’ascriptibilité. Seul le récit la permet car, dans le moi, etc. » sont là autant d’expressions par lesquelles
récit, nous racontons comment nous avons orienté nous attestons que nous avons le sentiment que notre
notre vie, comment nous nous sommes approprié un caractère nous échappe.
détail pour en faire un événement significatif de notre Pourtant, lorsque je raconte à quelqu’un qui écoute
existence. avec bienveillance un épisode de ma vie, un moment
Dans le récit, l’action est achevée. Dans la descrip- de joie et de bonheur, d’agacement et d’impatience,
tion, elle est répétée à l’infini. Or nous savons com- de timidité ou de repli sur soi ou au contraire de fierté
bien la répétitivité est synonyme de dramatisation. La et de satisfaction, je vais oser petit à petit déployer les
description est sans temporalité alors que le récit ins- affects, les sensations, les émotions de même que les
crit dans le temps les moments vécus. Bref, dans un jugements qui ont orienté mon agir. Ce qui m’appa-
récit, la personne raconte comment, d’instant en ins- raissait au départ comme ne m’appartenant pas ou
tant, elle s’est transformée. peu, j’en prends petit à petit la responsabilité et m’en
La construction de l’identité par le récit 237

ment importants car j’ai eu alors l’impression qu’à tra-


reconnais l’initiative. Je réalise que j’ai choisi de m’op-
vers ceux-ci, il commençait réellement à sortir de l’iden-
poser à telle ou telle injustice ou comment j’ai fait tification à un personnage de héros que, plus ou moins
pour m’impatienter, m’attrister, me décourager, me lais- contraint, il s’était construite. Peu de temps après, il mani-
ser séduire ou me réjouir de tel ou tel événement. festa le désir de me raconter sa vie de manière chrono­
En narrativisant ainsi mon caractère, je lui rends le logique comme pour mettre une unité entre ces deux
mouvement et la liberté abolis par les dispositions périodes de sa vie : l’avant et l’après-exil. Il relut son his-
acquises et par les identifications sclérosées. Ce que le toire avec une bienveillance et, oserais-je dire, une légè-
temps a sédimenté, le récit va le déployer, permettant reté que je ne lui avais jamais connues auparavant.
que je réalise que je suis à l’origine de la manière dont
j’ai agi. Ainsi, en racontant (et c’est précisément ce qui En racontant, je m’explique ma vie et je comprends
distingue le récit de la description), je m’ascris mes actes. notamment comment les événements que j’ai vécus
En bref, en racontant ses expériences passées on ont façonné certaines particularités de mon caractère
ressaisit ses choix. Renouant avec des décisions qu’elle qui, au fil du temps, se sont sédimentées. Dans l’après-
a prises un jour, la personne s’en libère, ce qui a pour coup du récit, l’événement qui n’était que contingence
effet de lui offrir d’autres possibilités de choix. et discordance devient nécessité pour la compréhen-
sion de mon histoire et de ce que je suis devenu(e).
Je me souviens ainsi du jour où me racontant pour la xe fois
ses rassemblements d’opposants politiques, Javier me dit
d’un ton un peu gêné qu’il y allait aussi pour y rencontrer Récit et ipse : le récit témoigne et incarne la visée éthique
les filles. Partagé entre l’excitation, la révolte et la tris-
tesse, il me raconta alors ses premiers émois amoureux En racontant, je témoigne des choix éthiques
pour une jeune fille d’un an ou deux plus âgée que lui, de mon action
morte dans les prisons. Récit particulièrement important,
je crois, car, pour la première fois, il reconnut sa part de Les récits ne sont pas seulement nourris par les événe-
décision personnelle dans sa participation à ces groupes
ments vécus, ils puisent aussi leur dynamique dans un
politiques. Il put alors donner un sens plus compréhen-
projet de vie, aussi incertain ou mobile soit-il. Quand
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sible et plus acceptable pour lui à sa participation. De
plus, je perçus qu’il commençait à tracer un fil entre son nous racontons, nous ne racontons pas tout : nous sélec-
passé et sa vie actuelle, notamment concernant sa vie tionnons les événements racontés en fonction d’anticipa-
amoureuse. A cette époque, Javier avait encore très peur tions relevant de ce que Sartre appelle le « projet existen-
de s’engager dans une relation avec une femme. Il crai- tiel » de chacun. Ainsi, nos désirs profonds, nos valeurs,
gnait, s’il s’engageait, d’être peut-être un jour déçu et nos idéaux, même très peu conscients, structurent et
malheureux. Ce jour-là, je l’ai invité à me parler longue- motivent nos récits ; un événement peut être ainsi l’occa-
ment de cette jeune fille. Je fus émue de l’entendre me sion d’une narration, précisément parce qu’il mobilise
raconter combien il s’était senti triste, coupable et s’était chez son auteur une idée de justice, par exemple.
jugé lâche lorsque, fuyant son pays d’origine, il avait dû De plus, parmi les différentes mises en intrigue pos-
la quitter sans même avoir pu lui dire au revoir. sibles, celle qui est choisie atteste du choix éthique qui
a été opéré dans le vif de l’action. Nos récits sont ainsi
Le récit permet aussi de détacher de soi des identi-
le témoignage du souci d’une vie bonne pour soi-même
fications inconscientes qui imprègnent notre compor-
et pour autrui, selon la formule de Paul Ricœur. Proba-
tement à notre insu.
blement cette dialectique entre expérience passée et
anticipation future donne-t-elle au récit sa plus grande
Le même jour, il me raconta également un voyage qu’il
avait fait en Italie, à son arrivée en Europe. Il s’était alors
puissance d’unification.
obligé à se prêter aux conversations politiques des adultes
alors qu’il était fasciné par les longs tunnels routiers qui
bordent la Côte Adriatique. Il osa m’exprimer – s’expri- En racontant, j’incarne mes choix éthiques
mer – le plaisir et la joie que, gamin, il avait éprouvés en
les traversant. Joie toute simple qu’à l’époque il n’avait « En narrativisant la visée éthique, le récit lui donne
osé exprimer. Je pense que ces récits furent particulière- les traits reconnaissables de personnages aimés ou res-
238 Psychothérapies, 2010, N° 4

pectés » (Ricœur, op. cit., p.196). Raconter son souci effet de le retrouver ou de le faire surgir des ténèbres
éthique ne peut se faire qu’à travers les particularités de l’inconscient, mais de le produire par l’acte même
du caractère. Ainsi, la façon que j’ai de défendre telle de raconter. Sens jamais achevé, jamais définitif, tou-
ou telle cause, de m’opposer à telle ou telle injustice, jours en élaboration ou en construction !
de m’indigner, de m’agacer ou de m’impatienter est Le récit procède d’un éclatement de la vie jusqu’à
identifiable entre toutes car elle est empreinte de mes sa recollection chargée de sens. Il devient ainsi pro-
habitudes de caractère. D’autre part, nous faisons inter- pice à un redéploiement de soi et à une construction
venir dans nos récits divers personnages, père, mère, consciente du sens à donner à sa vie. Le récit articule
frères, sœurs, patron, voisins, etc. que nous louons ou dialectiquement l’identité idem à l’identité ipse. Quand
blâmons et dont nous ne manquons pas d’apprécier je raconte ce que j’ai fait, je raconte comment, malgré
ou de désapprouver les actes. De cette façon, nous les incertitudes de la vie et les rigidités de mon carac-
reprenons à notre propre compte – ou au contraire tère, je me suis maintenu(e).
nous rejetons les choix éthiques qu’ils ont eux-mêmes L’identité narrative est dynamique et fragile. Elle est
opérés. Nous passons, ainsi, d’une connaissance abs- le résultat d’une conquête jamais définitive, toujours
traite des valeurs (la haine, l’amour ou la solidarité, en construction (reconstruction). Elle témoigne de
par exemple) à une connaissance vécue. l’équilibre instable entre la possession de soi et la
dépossession de soi. « Nos vies existent dans un espace
de questions auxquelles seule une narration cohérente
En racontant, c’est l’entièreté de ma vie que je profile peut apporter la réponse » (Taylor, 1998, p. 71). Aussi,
seule l’attente bienveillante de celui qui écoute per-
Quel que soit l’événement raconté, c’est toute la met de sortir de l’errance à laquelle la persévération
vie qui se précipite dans le récit avec ses dimensions du caractère et les vicissitudes de la vie pourraient
variées faites de ruptures, de déchirures et d’habitudes conduire, pour oser témoigner de la constance du
rigides, mais aussi d’un projet d’existence clair et souci d’une vie bonne.
conscient ou, au contraire, flou et plus ou moins obs-
cur. Et, si petite soit l’anecdote racontée, c’est la glo-
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balité d’une vie qui se donne à apparaître et l’entièreté REPRISE DU RÉCIT ET POÉSIE
de celle-ci qui se construit.
Si on lui en donne l’espace, la personne reprend
Je me souviens ainsi de Javier qui, revenant d’un voyage généralement son récit maintes et maintes fois. L’histoire
en Asie, me raconta l’anecdote suivante : « Juste avant de se transforme : tantôt un nouveau détail apparaît ou
reprendre l’avion pour le retour, je me suis arrêté auprès une nouvelle émotion, tantôt une expression est mieux
d’un paysan que j’avais déjà croisé quelques fois, je lui choisie, traduisant mieux la sensation ou l’émotion
ai acheté tous ses litchis ainsi que son panier d’osier. J’ai
évoquées.
eu, poursuivit-il, le sentiment qu’un monde me séparait
de cet homme à qui je venais d’acheter, en quelques
A chaque fois, la mise en intrigue des événements
secondes, à la fois l’équivalent de sa journée de salaire et racontés se transforme : les portes d’entrée de l’histoire
son instrument de travail. Et pourtant, poursuivit-il, je l’ai sont différentes ; comme la fin et le milieu d’ailleurs.
vu comme un frère, tellement identique à moi. J’ai éprouvé Les relations entre les événements se modifient égale-
un grand sentiment de solidarité pour cet homme : si je ment. Et surtout le basculement s’inverse : ce qui avait
fais ce boulot, c’est pour participer à l’amélioration des été vécu comme rupture devient nécessaire à la com-
conditions de vie d’hommes et de femmes comme lui, préhension de soi-même et enfin acceptable.
afin qu’ils soient plus heureux. Puis, un peu railleur : Tu A chaque reprise, le narrateur reconstruit la cohé-
m’as toujours ennuyé avec ta question du sens à donner rence et l’unité de son histoire dans une configuration
à sa vie. Je crois bien que j’en tiens un bout, même si je différente, qui accorde un sens remanié aux actes vécus.
me rebiffe encore un peu à me rallier à moi-même. »
La mise en intrigue doit donc être vue comme quelque
chose se faisant, comme une opération.
En racontant, Javier a donné du sens à son histoire : Le premier récit est, ainsi, souvent lourd, rigide,
ce sens n’était pas déjà là et le récit n’a pas eu pour conforme aux attentes sociales, englué dans le choc
La construction de l’identité par le récit 239

émotionnel. Au fur et à mesure des reprises, il s’allège, tin d’un temps préfiguré à un temps refiguré par la
s’assouplit et se poétise. La personne fait siens les évé- médiation d’un temps configuré. » (Ricœur, ibid., p. 87).
nements vécus en y mettant sa couleur, c’est-à-dire sa Le récit est véritablement extension de soi vers le futur.
subjectivité. Sans le vouloir, elle se fait poète et, se Et c’est en cela qu’il nous inscrit dans le temps.
faisant poète, elle prend de l’air, du souffle et de la
liberté.
L’événement ne la possède plus, ou moins, car elle LE RÔLE DE L’ÉCOUTANT
l’a capturé, apprivoisé, transfiguré. Et c’est bien tout au
long de ce travail sur le texte de nos récits, qui s’opère Le récit ne se déploie véritablement que s’il est
par leur reprise à frais nouveaux à chaque fois, que adressé à quelqu’un. Et il ne s’agit pas de parler devant
l’ipse (le soi), englué dans l’idem à la suite des chocs quelqu’un mais à quelqu’un : le récit a besoin d’une
émotionnels vécus, se dégage de celui-ci ; se désiden- adresse pour advenir véritablement comme récit.
tifiant ainsi de la souffrance vécue. Il nous est à tous certainement déjà arrivé d’avoir
raconté maintes et maintes fois un incident pénible et
pourtant de n’avoir observé aucun effet bénéfique ! Il
LE CERCLE DU TEMPS ET DU RÉCIT est probable que la qualité de la relation que nous
entretenions avec notre interlocuteur n’était pas suffi-
Nous venons de le voir, se raconter, c’est embrasser sante ; soit que nous étions interrompus par celui-ci,
sa vie dans un mouvement – sous-tendu par son projet ce qui nous faisait taire ; soit que nous recevions des
existentiel – qui va du passé vers l’avenir ; le récit nous conseils – adaptés ou pas – mais tellement difficiles à
fait ainsi éprouver l’étirement du temps. Le récit nous mettre en pratique, ou encore bien d’autres choses !
fait passer du temps vécu au temps raconté. « Le temps Dans ce travail d’élaboration du récit, la personne
devient humain dans la mesure où il est articulé de attend de l’amitié de celui à qui elle l’adresse. L’écoute
manière narrative » (Ricœur, 1983, p.17). Mais si nous se fait aimante et chaleureuse. Sans jugement de valeur,
avons besoin du récit pour donner un sens humain au mais sans impassibilité car l’écoutant se doit d’être un
temps, seule la prise en compte du temps permet de spectateur impliqué, c’est-à-dire intéressé, concerné
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comprendre la nature du récit. et capable d’émotion. Vibrant et pourtant sans identifi-
Tout récit nous parle du temps comme le temps ne cation et sans complaisance !
peut se dire que sous forme de récit. « Si nous voulons L’écoute bienveillante de l’écoutant est cet élément
savoir ce qu’est le temps (ce qu’est la signification du contexte qui va permettre au narrateur de donner
humaine du temps), nous devons passer par le récit ; un sens nouveau – bienveillant et libérateur – à ce qui
si, en revanche, nous voulons savoir ce que raconter lui est arrivé.
veut dire et comprendre en vertu de quelle nécessité Le narrateur cherche à persuader son auditeur et
« transculturelle » toutes les sociétés humaines sans c’est finalement lui-même qui en sort convaincu.
exception s’expriment par des récits, nous devons par- L’écoutant s’efforce de s’approprier le monde culturel
tir du caractère irrévocablement temporel de notre exis- du narrateur, car le récit ne prend sa valeur que dans
tence » (Greisch, 2001, p.181). un monde culturel déterminé. Le fait d’être giflé comme
Nos récits, avec leur mise en intrigue, apparaissent enfant, par exemple, change de valeur suivant les
ainsi comme « le moyen privilégié grâce auquel nous cultures.
reconfigurons notre expérience temporelle, confuse, L’écoutant s’efforce d’épouser de l’intérieur la
informe, et, à la limite muette » (Ricœur, 1983, p. 13.) manière dont l’histoire se raconte : car comprendre
Notons au passage combien la reprise du récit confirme l’histoire qui m’est racontée signifie m’ouvrir aux mul-
ce travail. tiples horizons, qu’ils soient oubliés, présents ou
Pour saisir intimement l’articulation entre le temps futurs, auxquels cette histoire nous entraîne. L’explica-
et le récit, il faut aussi comprendre que la mise en intri- tion causale ne nous est évidemment d’aucun secours
gue de nos récits transforme notre agir. Celle-ci a, en et doit être écartée.
effet, un rôle médiateur entre notre expérience vécue
et notre agir futur transformé. « Il s’agit de suivre le des-
240 Psychothérapies, 2010, N° 4

LIMITES DU RÉCIT 6. Qui suis-je ? La question restera toujours ouverte.


Seule l’attente bienveillante de celui qui écoute
Tout est-il racontable ? N’y a-t-il pas des événe- permet de sortir de l’errance à laquelle la persévé-
ments à ce point traumatisants que les raconter – se les ration du caractère et les vicissitudes de la vie
remémorer – risquerait de mettre en péril l’identité-ipse pourraient conduire, pour oser témoigner de la
de l’individu ? C’est en tout cas, d’une manière ou d’une constance du souci d’une vie bonne pour soi-
autre ce dont témoignent les rescapés de traumatismes même et pour autrui.
extrêmement graves (génocide, épuration ethnique, viol
collectif…). L’attente patiente et bienveillante de la En cela, je me maintiens.
parole de l’autre est alors plus encore indispensable.
S’il ne va peut-être pas de soi que toute expérience de
vie puisse faire l’objet d’un récit où la concordance Bibliographie
l’emportera sur la discordance, n’est-ce pas pourtant
Cannon B. (1993) : Sartre et la psychanalyse. Paris, PUF.
là une nécessité existentielle ?
Dosse F. (1997) : Paul Ricœur, les sens d’une vie. Paris, La Décou-
verte.
Drillon J. (1999) : Propos sur l’imparfait. Cadeilhan, Zulma.
CONCLUSIONS Greisch J. (2001) : Paul Ricœur, l’itinéraire du sens. Grenoble, Million.
Josselson R. (1998) : Le récit comme mode de savoir. Rev. Franç. Psy-
1. Il n’y a pas de récit sans un minimum de capacité à chanal., 62 : 895-905.
réfléchir et à comprendre sa vie, c’est-à-dire à la Le Bon D. (2004) : L’agir libre. L’éleuthéropédie. Paris, La Compagnie
totaliser et à la rassembler dans une histoire. Le Littéraire.
récit ne crée pas cette capacité, il se fonde sur elle Mounier E. (1950) : Le personnalisme. Paris, PUF.
et la déploie. Orofiamma R. (2002) : Le travail de narration dans le récit de vie,
in : C. Niewiadomski et G. de Villers (Eds) : Souci et soin de soi,
Liens et frontières entre histoire de vie, psychothérapie et psy-
2. Le récit crée du nouveau et de l’inédit, ce qui renou- chanalyse (pp. 163-191). Paris, L’Harmattan.
velle et ébranle la compréhension de soi-même et
© Médecine & Hygiène | Téléchargé le 28/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.52.142.134)

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Pascal B. (1670) : Pensées, Paris : Gallimard, 2004.
de sa vie. Pineau, G., Le Grand J.-L. (1996) : Les histoires de vie. Paris, PUF.
Reuter Y. (1997) : Analyse du récit. Paris, Dunod.
3. Se raconter, c’est se comprendre par l’interpréta- Ricœur P. (1983-1985) : Temps et récit. Paris, Seuil, 3 Vol.
tion que l’on se donne de soi, grâce à la médiation Ricœur P. (1990) : Soi-même comme un autre. Paris, Seuil.
du récit. Pour paraphraser Paul Ricœur, se com- Rogers C. (1961) : Le développement de la personne. Paris, Dunod,
prendre, c’est se comprendre devant le récit que 1968.
l’on élabore de sa vie et recevoir de celui-ci les Schapp W. (1976) : Empêtrés dans des histoires. Paris, Cerf, 1992.
conditions d’un soi autre que le moi qui en a pré- Taylor C. (1998) : Les sources du moi. Paris, Seuil.
cédé la construction. Tournier M. (1969) : Vendredi ou les limbes du Pacifique. Paris, Gal-
limard.

4. En racontant, la personne donne donc du sens (direc-


tion/signification) à son histoire : ce sens n’est pas
déjà là et le récit n’a pas pour effet de le retrouver
ou de le faire surgir des ténèbres de l’inconscient,
mais de le produire par l’acte même de raconter.
Adresse du premier auteur :
5. Se raconter, c’est embrasser sa vie dans un mouve- Cécile de Ryckel
ment – sous-tendu par son projet existentiel – qui Association internationnale d’Eleuthéropédie
va du passé vers l’avenir ; le récit nous fait ainsi 27, rue de Robu
éprouver l’étirement du temps. Et c’est en cela qu’il 5380 Forville.
inscrit dans le temps. Belgique
Courriel : cecile.deryckel@eleutheropedie.org

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