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Anna Freud et la pédagogie psychanalytique

Claude Boukobza
Dans Topique 2011/2 (n° 115), pages 33 à 41
Éditions Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP)
ISSN 0040-9375
ISBN 9782847952056
DOI 10.3917/top.115.0033
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Anna Freud et la pédagogie
psychanalytique
Claude Boukobza
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Lorsqu’Anna Freud était jeune – dire adolescente, n’est-ce pas un anachro-
nisme ? –, se développaient en Europe, surtout en Europe germanophone, des
mouvements de jeunes extrêmement actifs et populaires qui prônaient l’émanci-
pation de la jeunesse par elle-même et pour elle-même, son autonomie. Cette
profonde remise en question de l’ordre familial et social allait ébranler les struc-
tures traditionnelles morales, dogmatiques, éducatives et permettre la réception
de la psychanalyse, en particulier dans le milieu des enseignants et des éduca-
teurs – milieu auquel Anna s’adressera dès ses premières conférences à Vienne.
Parmi toutes ces organisations de jeunes, celui que l’on appelait le Mouve-
ment de la Jeunesse était le plus nombreux et le plus influent. Il exprimait un
double refus : de l’autorité et de l’hypocrisie du monde des adultes et de la civili-
sation urbaine et technique déshumanisée. Ce Mouvement, pacifiste, s’opposait
fortement à la préparation à la guerre. C’était, comme le dit Jeanne Moll, « une
sorte de soulèvement apolitique d’une classe d’âge.1 » De nombreux étudiants
passés par ce mouvement deviendront éducateurs à leur tour, voire médecins ou
psychanalystes, accueilleront et accompagneront avec intérêt les découvertes de
la psychanalyse.
On en trouve un témoignage très vivant dans Passion de jeunesse, de
Wilhelm Reich. Lorsqu’à 24 ans, il rencontre Lia Latzsky, une jeune fille
étudiante en médecine à Vienne comme lui, ils parlent psychanalyse et il lui
interprète ses rêves. Séduite, elle accepte un rendez-vous dans un café du Ring.
« La matinée passa en une conversation très fructueuse sur le Mouvement de la

1 - Jeanne Moll, La pédagogie psychanalytique, origine et histoire, Dunod, Paris, 1989.


Toutes les citations non référencées sont extraites de cet ouvrage.

Topique, 2011, 115, 33-41.


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Jeunesse », note-t-il. « Elle exprima le vœu de fonder une communauté de jeunes


filles et m’exposa son plan en termes intelligents et réfléchis. (…) Elle voulait
devenir indépendante aussi vite que possible pour quitter la maison paternelle.2 »
Le théoricien du Mouvement de la Jeunesse était Siegfried Bernfeld. Ce
personnage charismatique, brillant et séduisant, était un socialiste, sioniste, qui
s’est très tôt intéressé à la psychanalyse. Dès 1913, il participe aux réunions de
la Société de Vienne. En 1918, il organise un gigantesque Rassemblement de la
jeunesse sioniste à Vienne, où Martin Buber prononce un discours qui a un très
grand retentissement : « Sion et la jeunesse ». Martin Freud appartient au milieu
sioniste de Vienne et Ernst à celui de Berlin. Même si elle n’en a pas directe-
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ment fait partie, Anna a donc baigné dans cette ambiance « militante ».
Bernfeld se rallie au Mouvement Culturel de la Jeunesse, fraction gauche du
Mouvement de la Jeunesse : la jeunesse, selon lui, doit jouer un rôle dans une
école qui soit vraiment un lieu de vie. Il appelle à la création de « communautés
éducatives dans lesquelles chacun est vis-à-vis des autres à la fois éducateur et
élève ». Bernfeld espère trouver des alliés chez les femmes pour créer ces
nouveaux lieux de vie pour les adolescents. En effet, il relève des analogies entre
les femmes et les jeunes qui ont commencé à lutter pour leurs droits respectifs et
leur émancipation. En 1919, il publie La nouvelle jeunesse et les femmes.
Selon lui, toujours, un problème demeure pour la « nouvelle femme » : la
difficulté de concilier profession et maternité. L’éducation des enfants doit-elle
être nécessairement dévolue aux parents ? « La femme ne naît pas plus éduca-
trice que l’homme ne naît avocat », écrit Bernfeld. Le Mouvement Culturel de
la Jeunesse estime que si les parents sont aptes à assurer l’éducation des jeunes
enfants, les jeunes, eux, doivent disposer de communautés autonomes. La libéra-
tion des femmes leur donnera cette possibilité. « L’idée de la communauté
scolaire, en tant que principe éducatif général, permet aux femmes de mener une
existence adéquate car elle les délivre du mensonge social qu’est l’obligation
d’élever les jeunes. Celle qui est vraiment éducatrice pourra travailler dans ces
communautés où elle aura bien plus de possibilités d’intervention que dans le
cercle étroit de ses propres enfants. C’est ainsi que se rencontrent et se condi-
tionnent les idées de la nouvelle Jeunesse et celles des femmes modernes. »
Ces aspirations à l’autonomie des jeunes, de même que les revendications
des femmes pour leurs droits, soulèvent les mêmes oppositions violentes que la
psychanalyse. Les deux courants vont se rencontrer autour du thème de la sexua-
lité des jeunes. Bernfeld écrit à ce sujet, en 1916, un article qui sera publié dans
Imago en 1919.
La « science » de la psychanalyse donne au Mouvement de la Jeunesse les
outils théoriques pour penser les questions de la sexualité des jeunes, de l’éro-

2 - Wilhelm Reich, Passion de jeunesse, L’Arche, Paris, 1989, p. 175.


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ET LA PÉDAGOGIE PSYChNALYTIQUE

tisme, le « dévoilement d’Éros », en référence à L’éveil du printemps, de


Wedekind. Anna Freud, en 1969, dans Difficultés survenant sur le chemin de la
psychanalyse. Confrontation entre point de vue passé et présent, écrit : « Après
la première guerre mondiale, la psychanalyse fut surtout une affaire des jeunes.
Elle s’accordait avec leur aspiration révolutionnaire à se libérer des contraintes
sociales et de la morale bourgeoise, avec leur aspiration à vivre pleinement leur
sexualité. Siegfried Bernfeld, qui participait à la fois de la psychanalyse et du
nouveau Mouvement de la jeunesse, se fit un devoir de rassembler autour de lui
des groupes de jeunes et de les initier à la nouvelle forme de pensée.3 » Nombre
d’entre eux assistent aux réunions de la Société de Vienne, comme Wilhelm
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Reich, Edward Bibring, Grete Lehner, Otto Fenichel, et y apportent leur sensibi-
lité socialiste. Ils travaillent à l’Ambulatorium où sont reçues gratuitement des
personnes issues des classes populaires. Ils se retrouvent aussi dans un groupe
d’études, avec Willi hoffer, Anna, heinz hartmann, Robert Waelder, Richard
Sterba, René Spitz, groupe qui est appelé, du fait de la jeunesse de ses membres,
le Kinderseminar.
Le Mouvement de la Jeunesse fut le plus important de ces mouvements de
jeunes, et le plus proche du mouvement psychanalytique naissant. Il constitua
une sorte de creuset et de lieu d’initiation et de formation pour bien des psycha-
nalystes futurs. Mais de nombreux autres mouvements pédagogiques existaient
en Europe à cette même époque, qui prônaient l’information sexuelle des jeunes,
l’adaptation de la pédagogie, etc. Les éducateurs juifs étaient très nombreux et
actifs dans ces mouvements, qui furent à l’origine, entre autres, de l’expérience
novatrice du Kibboutz. Janus Korczak, en Pologne, ou Makarenko, en Russie,
en sont les exemples les plus connus.
Anna était sensibilisée à la question de la jeunesse en difficulté pour avoir
fait, au cours de sa formation d’institutrice, un stage dans une garderie pour
enfants des milieux ouvriers. À la fin de la guerre, elle travaillait bénévolement
pour le « Joint » (American Joint Distribution Committee), qui subventionnait
l’aide aux enfants juifs victimes de la guerre, orphelins ou sans abri. C’est le
« Joint » qui financera l’Institut Baumgarten, créé par Bernfeld pour recueillir
les enfants juifs victimes de la guerre et assurer leur éducation avant de les
envoyer en Palestine. Le 15 Octobre 1919, l’Institut Baumgarten ouvre avec
deux cent quarante enfants et adolescents. Cette expérience ne durera que vingt
mois, mais ce sera pour tout le mouvement psychanalytique et pédagogique de
l’époque une expérience fondatrice. Il s’agissait de « donner à ces enfants le
sentiment d’un lien plus vaste que celui de la famille perdue, en les intégrant
dans une communauté de jeunes4 ». Anna visite le foyer Baumgarten et s’inté-

3 - L’enfant dans la psychanalyse, NRF, coll. Connaissance de l’inconscient, Paris, 1976,


p. 354.
4 - Jeanne Moll, De la pédagogie psychanalytique, op. cité, p. 108.
36 TOPIQUE

resse de près aux enseignements que Bernfeld en tire dans ses conférences et ses
écrits.
Au début des années 20, Anna, Bernfeld et Willi hoffer, un collaborateur de
Bernfeld au foyer Baumgarten, créent un groupe de travail sur l’enseignement et
la psychologie de l’enfant qui se réunit le samedi soir à la Berggasse, et auquel
se joindra August Aichhorn. « Les soirées du samedi avec Bernfeld, Aichhorn et
hoffer sont magnifiques. Elles ont d’abord porté sur les analyses kleiniennes de
jeunes enfants et désormais de façon plus libre, sur les expériences, les projets,
les idées, etc., de chacun 5 » écrit Anna à Lou Andreas-Salomé le 15-6-1924. « Le
dernier samedi soir avec Bernfeld et Aichhorn a été particulièrement réussi »,
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ajoute Anna le 7-11-1924. (…) « Tous deux ont décrit leurs convictions
politiques dans leurs rapports avec leurs options pédagogiques. Il s’est alors
révélé, fait remarquable, que tous deux venus de points de départ tout à fait diffé-
rents, et par des chemins tout à fait différents, n’ont cessé de poursuivre le même
but : une communauté scolaire communiste. 6 »
Comment comprendre ce terme de « communauté scolaire communiste » ?
La communauté de vie, et non plus simplement scolaire, doit être gérée par les
jeunes eux-mêmes, en collaboration avec les adultes. Cette responsabilisation
des jeunes a en soi des effets éducatifs. La communauté est divisée en cercles
de camarades qui apparaissent comme les substituts du cercle familial disparu.
Elle permet aux jeunes de structurer leur psychisme et de développer leur sens
social. L’inspiration, certes, est socialiste, mais elle se réfère aussi aux théories
de Freud (Bernfeld cite Psychologie collective et analyse du moi) pour expliquer
le fonctionnement du groupe et justifier sa force éducative : chacun y apprend à
dépasser son narcissisme ; l’éducation des pulsions et des affects — qui est, selon
Bernfeld, la « véritable éducation » — s’opère en direction du développement
du sens social. La seule psychologie qui puisse éclairer et inspirer les « éduca-
teurs juifs socialistes » est la science freudienne. « Aucune nouvelle éducation
n’est possible si elle ne se fonde sur la psychologie freudienne », « la science qui
est capable d’améliorer considérablement l’éducabilité de l’enfant et la capacité
éducative de l’éducateur et qui devient ainsi la dernière illusion de la
pédagogie. » Ici, la pédagogie, la politique et la psychanalyse ont partie liée. Le
nouvel éducateur, qui doit « être » avec les enfants plutôt que « faire » à tout prix,
doit « avoir une relation claire et dépassionnée à sa propre enfance pour ne pas
vouloir se punir, se condamner, s’éduquer, se refouler dans les autres ».
August Aichhorn, lui, dans le foyer pour adolescents asociaux d’Oberholla-
brunn, met en application des principes similaires. Anna Freud visite ce foyer
en 1921 : « J’ai passé trois jours chez les voleurs, les vagabonds et les pupilles

5 - Lou Andreas-Salomé, Anna Freud, À l’ombre du père, Correspondance, 1919-1937,


hachette Littératures, Paris, 2006, p. 272.
6 - Ibid., p. 314.
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ET LA PÉDAGOGIE PSYChNALYTIQUE

d’Aichhorn qui jouent du couteau, écrit-elle à Lou Andreas-Salomé, le 18-1-


1922. (…) Il me semble qu’(Aichhorn) comprend la psychanalyse bien plus
profondément qu’il ne semble l’admettre et travaille de façon plus analytique
que ses récits ne le laissent entendre. 7 » Elle décrit sa façon d’aborder les adoles-
cents, et ajoute « son éducation des éducateurs n’est pas moins intéressante ». En
conclusion, elle dit : « Je ne suis pas loin de croire après cette visite qu’il me
faudra à nouveau revenir à la pédagogie après un détour ; c’est le plus beau
travail qui soit. » On connaît l’écho que trouvera internationalement le livre
d’Aichhorn, Jeunesse à l’abandon 8, préfacé par Freud (Vienne, 1925,
New York, 1935, Londres, 1936).
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Les travaux d’Aichhorn apportent une autre dimension aux réflexions du
groupe du samedi : la critique des thèses kleiniennes qui concevaient la délin-
quance comme une névrose. Anna s’en explique longuement dans ses lettres à
Lou Andreas-Salomé : « Nous pensons que la désocialisation n’a en soi rien à
voir avec la névrose (…mais qu’elle) est la conséquence d’une perturbation dans
le développement du moi, comme la névrose est celle d’une perturbation dans
le développement sexuel. (…) Papa m’a expliqué cela au cours d’une conversa-
tion en tête-à-tête. (…) Mais il est, selon nous, une autre source aux troubles du
développement du moi : l’échec, pour des raisons exogènes, des premières
relations d’objet, chez les orphelins et les enfants trouvés en somme, qui ne
trouvent jamais les personnes qui conviendraient. 9 » (310)
Les travaux, les écrits et les conférences de Bernfeld et Aichhorn accréditent
l’idée qu’une autre éducation est possible, ainsi qu’une pédagogie qui pourra se
nommer psychanalytique, mais que son avènement nécessite un changement des
structures sociales.
C’est dans ce background que prendront naissance les idées personnelles
d’Anna Freud sur l’institution. Mais, à la différence de celles de Bernfeld et
d’Aichhorn, elles émergeront directement de questions proprement psychanaly-
tiques.
Dans Le traitement psychanalytique des enfants, son premier livre, fait à
partir des conférences qu’elle prononça à l’institut de Vienne en 1926, elle
s’interroge sur la capacité de l’enfant à faire une névrose de transfert. Elle
conclut par la négative car, selon elle, l’enfant reproduit ses symptômes dans sa
famille, et non pas avec l’analyste. Il faut donc « faire un travail partagé avec les
vrais éducateurs de l’enfant », à savoir les parents, lorsque cela est possible. Mais
si cela n’est pas possible, que faire ? « L’enfant devra alors être éloigné de sa
famille et placé dans une institution appropriée. De telles institutions n’existant
pas encore, nous sommes libres de nous les imaginer à notre guise, par exemple

7 - Ibid., p. 18.
8 - Privat, Toulouse, 1971.
9 - À l’ombre du père, op. cit., p. 310.
38 TOPIQUE

sous forme d’une institution dirigée par l’analyste lui-même, ou encore, ce qui
est moins osé, une école basée sur les principes du traitement analytique et
marchant de pair avec les exigences de la cure 10. »
Elle se livre alors à une envolée au ton proprement rousseauiste pour
imaginer comment pourrait fonctionner une telle institution. Dans un premier
temps, l’enfant qui y serait placé connaîtrait une sédation de ses symptômes, due
à l’adaptation à ce nouveau milieu, puis s’attacherait à son nouvel entourage et
reproduirait alors ses symptômes dans ce milieu de substitution. Tiers obligé
entre l’analyste et les parents, l’institution servirait donc de filtre, en quelque
sorte, en même temps que de piège à transfert. Si elle est dirigée par l’analyste
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lui-même, il pourrait alors être question d’une véritable névrose de transfert,
comparable à celle des adultes, dont l’analyste serait l’objet. Dans l’autre établis-
sement, on aurait amélioré l’environnement de l’enfant en traitement analytique,
et l’analyste pourrait régler et moduler les réactions des personnes en contact
quotidien avec l’enfant.
Ce texte, malgré sa naïveté, me semble d’une importance capitale. Il montre
comment ici, la nécessité de l’institution comme « lieu de vie » émerge directe-
ment d’une réflexion sur la psychanalyse avec les enfants, dans le processus
même de sa constitution en tant que pratique spécifique. Il est proprement vision-
naire, car tous ceux qui ont travaillé dans des institutions pour enfants ont pu
observer des phénomènes transférentiels de cet ordre. Et enfin, ces idées, sinon
ce texte même, vont influencer, outre la création directe par Anna de différentes
structures pour accueillir les enfants qu’elle avait en analyse, celles de
nombreuses institutions, et non des moindres : de la hampstead Clinic d’Anna
elle-même à Londres aux Child-Clinics de Boston, Yale, New York, Cleveland,
Los Angeles, en passant par l’Orthogenic School de Chicago ou le high Wick
hospital anglais.

La première création d’Anna fut celle de l’école installée chez Eva Rosen-
feld, conçue pour offrir un lieu de vie et de socialisation adapté aux enfants en
analyse : son neveu Ernst halberstad, les quatre enfants de Dorothy Burlingham,
les enfants Sweetzer et quelques autres, âgés de 7 à 13 ans, en analyse ou enfants
d’analystes. L’enseignement y était assuré par Peter Blos et Erik homburger (qui
deviendra Erik h. Erikson). Je ne m’étendrai pas sur cette école, amplement
analysée dans le livre de Florent houssier 11. Je soulignerai simplement qu’elle
réalisait bien à sa manière une sorte de « communauté scolaire communiste »,
où tous les adultes étaient liés entre eux par des liens d’amitié et de transfert
complexes, et dont Anna Freud était le personnage pivot. Les deux pères spiri-
tuels en étaient Bernfeld et Aichhorn.

10 - Anna Freud, Le traitement psychanalytique des enfants, PUF, Paris, 1951, p. 53.
11 - Anna Freud et son école, Créativité et controverses, éd. Campagne première, Paris, 2010.
CLAUDE BOUKOBZA – ANNA FREUD 39
ET LA PÉDAGOGIE PSYChNALYTIQUE

Puis elle créa les Jackson Nurseries, crèches pour enfants « normaux », sur
lesquelles je ne m’attarderai pas non plus. Je signalerai simplement que
lorsqu’Anna créera à Londres, dans la continuité des Jackson Nurseries, les
hampstead Nurseries pour les enfants orphelins de guerre, où elle accueillera au
sortir de la guerre les enfants revenant des camps de concentration, Melanie
Klein lui reprochera de s’être « réfugiée sur ses Nurseries de guerre », au lieu de
se consacrer tout entière aux Controverses qui les opposaient. Deux attitudes
différentes, qu’Elisabeth Young Bruehl 12 réfère à des origines et des ancrages
sociaux différents (la tradition des classes supérieures d’un grand conservatisme
politique chez les Anglais, celle des militants des mouvements de jeunesse socia-
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listes chez les Viennois), mais qui reflètent aussi deux pôles de l’analyse
d’enfants : l’un centré uniquement sur les conflits intra-psychiques, l’autre ancré
dans le social, qui pense qu’une modification de l’environnement peut contri-
buer à une amélioration de la vie psychique des enfants.

Je voudrais pour finir mentionner une expérience extrêmement importante,


dans laquelle Anna Freud joua aussi un rôle central, et qui est pratiquement
sombrée dans l’oubli aujourd’hui, tout au moins dans les pays de langue
française : celle de la Zeitschrift für Psychoanalytische Pädagogik (Revue de
Pédagogie psychanalytique) lancée en 1926 par heinrich Meng à Stuttgart et
Ernst Schneider, un Suisse qui enseignait à Riga. Le siège en sera rapidement
transféré à Vienne et Willi hoffer en prend la direction, en association avec Anna
Freud. Cette Revue se veut un espace de rencontres pour tous les partenaires de
l’acte éducatif : parents, enseignants, éducateurs, médecins, psychanalystes,
assistants sociaux, etc., apte à mettre les découvertes de la psychanalyse au
service d’une éducation réfléchie et responsable. Des articles lui parviennent
d’Allemagne, de Suisse, d’Autriche, de hongrie, de Tchécoslovaquie, de
Londres, de New York, parfois même de France. Les lecteurs sont incités à
écrire, à relater leurs propres expériences et observations, à commenter les
articles théoriques. Par le biais de récits et d’expériences concrètes, un savoir et
un regard psychanalytiques sur l’enfant et sur la société dans laquelle il est pris
se constituent et se diffusent dans toute l’Europe. Il porte sur l’observation de la
toute petite enfance, sur la vie à l’école, dans le foyer de jeunes asociaux ou dans
la famille. S’y déploie une sorte de « psychopathologie de la vie quotidienne »
des enfants et des adolescents. Les analystes (K. Abraham, Wilhelm et Annie
Reich, Alice Balint, Th. Reik, R. Sterba, Fritz Wittels, I. Sadger, pour en citer
quelques-uns), eux, y donnent leurs connaissances en partage de façon non
livresque. Tous les articles insistent sur « l’éducation de l’éducateur », et sur l’uti-
lité d’une collaboration avec l’analyste ou le conseiller éducatif, « cet être
indéfini, inconnu jusque-là » (Aichhorn). Enfin, la place de l’école dans le

12 - Anna Freud, Biographies Payot, Paris, 1988.


40 TOPIQUE

fonctionnement de l’ordre établi est questionnée par la plupart des auteurs. Otto
Fenichel prône « une toute nouvelle science : la sociologie critique de l’éduca-
tion ». Lui, comme Meng, E. Fromm et d’autres membres de l’Institut psychana-
lytique de Francfort, feront l’expérience de ce qu’il en coûte et devront, dès 33,
émigrer hors d’Allemagne. « Grâce à leur nouveau savoir, les éducateurs (…)
apprendraient à critiquer leurs législateurs et à considérer également la donnée
sociale du but éducatif et la donnée psychologique du psychisme enfantin. »
C’est Anna Freud elle-même qui écrit cela en 1932. Elle a alors 37 ans, elle n’est
plus une toute jeune fille susceptible de s’emballer pour des idées révolutionnaires.
Malheureusement, l’horizon s’assombrit de plus en plus en Europe. En 1935,
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Bernfeld quitte Berlin pour Menton, les rangs des psychanalystes commencent
à s’éclaircir. La Zeitschrift est forcée à plus de prudence, à moins de critique
sociale, les articles se recentrent sur la relation pédagogique. Anna Freud espère,
avec une certaine amertume, que les pédagogues puissent « sortir de leur situa-
tion difficile et de la misère pédagogique ». La Revue paraît jusqu’à l’automne
1937, malgré la difficulté des temps et la situation financière de la maison d’édi-
tion. Avec elle, disparaît tout le mouvement de pédagogie psychanalytique.
Certains de ses représentants, comme Korzack, finiront dans les camps, la
plupart émigreront et seront doublement réduits au silence : par l’État totalitaire
d’une part, par l’idéologie américaine d’autre part, où la pédagogie n’avait plus
aucun prestige. Ils deviendront analystes, comme Erik homburger, qui changera
même son nom en Erikson, ou médecins. La fonction de la Zeitschrift sera
assumée par The Psychoanalytic Study of the Child.
Comme en écho désabusé à ce que disait Bernfeld en 1925 : « Même si la
pédagogie n’est pas la science, c’est une science qu’il faut désirer », Anna Freud
revient en 1965 sur « les attentes injustifiées » de la pédagogie psychanalytique.
« Penser en analyste rigoureux devrait nous préparer à comprendre qu’il est aussi
irréaliste de chercher une racine univoque des névroses que d’espérer les
prévenir grâce à une éducation appropriée. (…) Le maximum que puisse faire
une éducation compréhensive, c’est d’aider l’enfant à résoudre ses conflits quand
cela est compatible avec sa santé psychique. »
Il n’empêche que la psychanalyse d’enfants à ses débuts s’est développée sur
le terreau d’une remise en question de la société, de la famille, des problèmes
de l’autorité et de la transmission, du rapport de l’adulte éducateur à l’enfant et
à lui-même. Ce questionnement reste, à mon sens, toujours incontournable pour
le psychanalyste d’enfants – pour des raisons qui seraient, certes, à développer –
et a fortiori en ce qui concerne les adolescents.

Claude BOUKOBZA
1, rue Bonaparte
75006 Paris
claude.boukobza-as@wanadoo.fr
CLAUDE BOUKOBZA – ANNA FREUD 41
ET LA PÉDAGOGIE PSYChNALYTIQUE

Claude Boukobza – Anna Freud et la pédagogie psychanalytique

Résumé : Ce texte situe le parcours d’Anna Freud dans les mouvements sociaux qui
animaient son époque, et en particulier les mouvements de jeunesse. Sa rencontre et son
long compagnonnage avec Siegfried Bernfeld et August Aichhorn lui ont permis de poser
la question institutionnelle et de penser la prise en charge des enfants et des jeunes dans
le cadre de l’environnement familial et surtout social. À travers la Zeitschrift für
Psychoanalytische Pädagogik (Revue de pédagogie psychanalytique) qu’elle animait, elle
a été au cœur d’une réflexion sur l’enfance et la jeunesse, à laquelle ont participé, de 1926
à 1937, parents, éducateurs, enseignants, médecins et psychanalystes de toute l’Europe
germanophone.
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Mots-clés : Jeunesse – Pédagogie psychanalytique – Institution.

Claude Boukobza – Anna Freud and Psychoanalytic Pedagogy.

Summary : This article aims to situate the work of Anna Freud within the framework
of the social movements underpinning her period, and more particularly youth move-
ments. Anna Freud’s links and lasting friendship with Siegfried Bernfeld and August
Aichhorn made way for her exploration of institutional questions and the way in which
children and young people are taken into consideration in both family and social environ-
ments. Through the Zeitschrift für Psychoanalytische Pädagogik (Review of
Psychoanalytic Pedagogy) which she directed, her work lay at the heart of a reconsidera-
tion of childhood and youth, led in partnership with parents, teachers, doctors, psychoana-
lysts and youth workers from across German-speaking Europe from 1926 to 1937.
Key-words : Youth – Psychoanalytic Pedagogy – Institution.

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