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LE TRAVAIL ENTRE CORPS ET ÂME

Christophe Dejours

In Press | « Libres cahiers pour la psychanalyse »

2007/1 N°15 | pages 115 à 127


ISSN 1625-7480
ISBN 9782848351193
DOI 10.3917/lcpp.015.0115
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-
psychanalyse-2007-1-page-115.htm
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Le travail pulsionnel produirait l’appareil animique car la
pulsion serait elle-même une exigence de travail et non
une simple quantité d’excitation.

Le travail entre corps et âme

CHRISTOPHE DEJOURS

«
S I[…] NOUS ABORDONS PAR LE CÔTÉ BIOLOGIQUE l’examen de la
vie d’âme, la pulsion nous apparaît comme un concept-frontière
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entre animique et somatique […]1. » Ce passage est souvent considéré
comme la clef de lecture des vues de Freud sur les rapports entre l’âme
et le corps. On ne sait pourtant pas très bien s’il faut considérer cette clef
comme une réponse ou comme une question. Car le trait d’union qui lie
entre eux les deux termes de « concept » et de « frontière » soulève
quelques difficultés. Doit-on comprendre que la pulsion forme une fron-
tière entre l’âme et le corps ? Mais une frontière est d’abord destinée à
séparer et non à unir deux territoires. Elle doit ensuite servir à réguler
les passages qui s’effectuent entre eux. On ne voit guère dans l’œuvre
de Freud ce qui pourrait venir à l’appui d’une fonction séparatrice dévo-
lue à la pulsion entre deux systèmes, deux instances, ou deux champs
topiques. La pulsion n’est sans doute pas une frontière mais plutôt un
concept-frontière. C’est en tout cas ce que suggère le préambule épis-
témologique qui précise que, de la pulsion, il sera traité comme « d’un
concept fondamental conventionnel […] ». Si c’est bien d’une frontière

1. S. Freud, « Triebe und Triebschicksale », traduction dirigée par J. Laplanche, OCF,


XIII, p. 169. Les paginations suivantes renvoyant à ce texte seront indiquées seules.
116 La pulsion et le destin

qu’il s’agit, elle ne serait pas entre deux territoires ni entre deux
substances – l’âme et le corps – mais entre deux concepts : l’animique
et le somatique.
Pourtant la pulsion n’est pas qu’un concept. Elle est aussi un être :
« représentant » psychique. « La pulsion nous apparaît comme […]
représentant psychique des stimuli issus de l’intérieur du corps et parve-
nant à l’âme2. » Ici Freud utilise bien les termes corps et âme, et le
représentant psychique a même statut ontologique que ces deux derniers.
La pulsion, de surcroît, est un être psychique et non physique, chargé
de représenter dans l’âme ce qui, du corps, est capable d’arriver jusqu’à
elle. « La pulsion nous apparaît […] comme une mesure de l’exigence
de travail qui est imposée à l’animique par suite de sa corrélation avec
le corporel3. » Le dernier terme, travail4, est finalement celui qui reste
le plus étonnant dans cette définition donnée par Freud et aussi celui qui
est le moins commenté.
Comment faut-il entendre l’introduction de l’action sans doute la
plus réglée et maîtrisée qui soit – le travail – au cœur même de ce qui
est le plus grand générateur de désordre dans la vie d’âme : la pulsion ?
La contradiction entre les deux termes est flagrante. Cette définition, à
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trois étages, de la pulsion, permet à Freud de passer du niveau du corps
à celui du travail. Soit ! Mais qu’est-ce que le corps pour Freud ? Et
qu’est-ce que le travail ?
Corps et travail ne sont pas des concepts reconnus de la métapsy-
chologie freudienne. Ou, plus précisément, Freud ne propose pas de
théorie du corps ni de théorie du travail.
Des auteurs se sont efforcés de bâtir une théorie du corps, mais ils
sont en nombre limité : Groddeck, Schilder, Dolto, Pankow, Anzieu…
Quant au travail, il est resté un terrain pratiquement inexploré des
psychanalystes. Et à supposer qu’on reconnaisse au travail un statut
métapsychologique à part entière, comment comprendre les rapports

2. Ibid., p. 169.
3. Ibid., p. 169.
4. L’apparition du terme de « mesure » (Mass) est un peu insolite. Un peu plus loin, Freud
précise: « La somme de force ou la mesure d’exigence de travail […] », ce qui suggère que
« mesure » puisse être entendue comme « quantité » (moins mesurable qu’incommensu-
rable, à la vérité, d’où l’effet étrange produit par l’apparition du terme dans ce contexte).
Le travail entre corps et âme 117

entre le corps et le travail ? Le rapprochement entre les deux termes


opéré par la définition de Freud résulte-t-il seulement d’un effet d’op-
tique sans valeur, ou a-t-il une signification précise qui mériterait d’être
éclaircie ? La discussion pourrait conduire à traverser toute l’œuvre de
Freud et à faire perdre de vue ce qui nous paraît ici l’essentiel, à savoir :
dans cette définition de la pulsion à trois étages, pourquoi le travail est-
il placé au sommet ? Et quel est donc ce corps qui est placé à sa base ?
*
* *
Que Freud en appelle à la biologie n’est pas particulièrement éton-
nant : « Il serait souhaitable que l’on pût emprunter ces hypothèses à
un autre domaine [la biologie], pour les transférer à la psychologie5 »,
cela ne suffit pas pour élucider la conception que Freud se fait du corps.
Partir de la biologie pour Freud, c’est partir de la physiologie du système
nerveux et plus précisément des concepts de stimulus et de schéma
réflexe (stimulus-réponse motrice), c’est-à-dire du fonctionnement de
la motricité réflexe. Ce choix n’était certainement pas le seul possible
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car de nombreuses régulations beaucoup plus complexes que l’arc
réflexe étaient connues de ses contemporains. Le corps dans ce texte, ce
sont avant tout des stimuli ou des excitations d’une part, leur liquida-
tion par une action motrice d’autre part. Et lorsqu’il envisage la spéci-
ficité de la pulsion dans ses rapports avec le corps, c’est sous les auspices
d’une forme spécifique de stimulus dont les caractéristiques sont :
– la constance (« la pulsion […] n’agit jamais comme une force
d’impact momentanée mais toujours comme une force constante »),
– la localisation interne,
– l’« irréductibilité par des actions de fuite »,
– le principe (ou la « tendance6 ») dans le système nerveux consis-
tant à ramener les stimuli à un niveau aussi bas que possible, relayé
par le principe de plaisir7 permettant de réguler automatiquement
le niveau des stimuli pour en assurer la maîtrise.

5. S. Freud, op. cit., p. 172.


6. Ibid., p. 168.
7. Ibid., p. 168.
118 La pulsion et le destin

Lorsqu’il parle de la source, l’une des quatre caractéristiques de la


pulsion, Freud indique que : « Par source de la pulsion, on entend le
processus somatique dans un organe ou une partie du corps. » Et Freud
précise ce point important : « L’étude des sources pulsionnelles n’ap-
partient plus à la psychologie, bien que sa provenance à partir de la
source somatique soit ce qui est purement et simplement décisif pour la
pulsion, celle-ci ne nous est pas connue dans la vie d’âme autrement
que par ses buts8. »
Si frontière il y a entre le concept de somatique et le concept d’ani-
mique, cette frontière se réplique à l’intérieur même de la théorie pulsion-
nelle et passe alors entre la source et le but : la source appartient au
corps et le but appartient à l’âme.
L’autoconservation est le dernier terme qui vient connoter la concep-
tion que Freud se fait du corps dans cet article de sorte que, dans une
première approche, le corps est clairement situé par Freud dans le terri-
toire de la biologie.
On va pourtant retrouver le corps explicitement cité dans un tout
autre registre : le corps propre comme objet, appartenant au narcissisme,
d’une part ; l’organe en cause dans les auto-érotismes, d’autre part.
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Dans la discussion des rapports entre l’amour et la pulsion sur laquelle
s’achève l’article, le corps dont il est question n’est plus le corps biolo-
gique, stricto sensu. Ce deuxième statut assigné au corps, toutefois,
n’est pas explicité par Freud. On peut même dire que les éléments qui
permettraient d’en préciser les caractéristiques ont été occultés par
Freud, si l’on tient compte de ce qu’il avait écrit auparavant dans les Trois
essais sur la théorie sexuelle, lorsque pour la première fois il avait intro-
duit le concept de pulsion. À savoir que l’organe comme source ou,
plus souvent comme objet de la pulsion, en 19059, n’est pas l’organe
au sens biologique du terme, mais la zone érogène, ce qui est tout de
même autre chose.
Entre la fonction et la pulsion il y avait en 1905 la zone érogène et
l’étayage. Tandis que dans le texte de 1915 l’étayage est seulement

8. Ibid., p. 170.
9. S. Freud (1905), Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, traduction dirigée par
J. Laplanche, in OCF, Puf, IV, pp. 59-181.
Le travail entre corps et âme 119

évoqué une seule fois 10 et le terme de zone érogène n’apparaît tout


simplement pas. Tout se passe donc dans le texte de 1915 comme si le
modèle de toute pulsion était, en fin de compte, celui de la pulsion d’au-
toconservation. On pourrait prolonger la discussion sur le statut du
corps en approfondissant la comparaison avec le texte de 1905 d’une part,
avec le texte sur le narcissisme de 1914 d’autre part.
Dans ce premier étage de la définition de la pulsion, selon laquelle
cette dernière « nous apparaît comme un concept-frontière entre animique
et somatique », il est légitime de conclure qu’avec le concept de soma-
tique, ce que Freud a en vue c’est le corps biologique et rien d’autre
que lui. La « source » de la pulsion dans ce texte se situe au niveau du
corps biologique. Elle réside dans ses « besoins11 » et non pas dans des
zones érogènes.
Si tant est que ce texte sur le concept de pulsion soit bien celui où
s’exprime le plus nettement (même si c’est par prétérition) le point de
vue de Freud sur les relations entre le corps et l’âme, il apparaît qu’il
n’y a pas la moindre ouverture sur une théorie spécifique ni sur une
métapsychologie du corps. La position épistémologique de Freud se
récapitule dans cette formule déjà citée12 : « L’étude des sources pulsion-
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nelles n’appartient pas à la psychologie » et de surcroît « la connaissance
plus exacte des sources pulsionnelles n’est pas rigoureusement néces-
saire aux fins de la recherche psychologique ».
Si cette analyse de l’esprit du texte de 1915 est correcte, alors il faut
bien admettre que les théorisations du corps, ultérieurement inspirées
par Schilder aussi bien que par Pankow ou par Anzieu, doivent être consi-
dérées comme hétérodoxes par rapport à la métapsychologie de Freud.

Admettre que le corps, pour Freud, ne semble pas avoir de statut


métapsychologique ne signifie pas qu’il n’y ait pas de corps dans la
théorie freudienne. Au contraire ! Mais le corps comme objet d’inves-
tigation, de recherche ou de conceptualisation, ne relève pas de la
psychanalyse mais ressortit à la souveraineté de la biologie.

10. S. Freud, op. cit., p. 173.


11. Ibid., p. 167.
12. Ibid., p. 170.
120 La pulsion et le destin

Le domaine de la psychanalyse commence seulement à partir de la


fonction de représentance assignée à la pulsion, représentance dans le
domaine psychique de ce qui se produit dans le corps. On pourrait dire de
la pulsion qu’elle serait comme l’ambassadeur du corps auprès de l’âme.
Mais la langue d’origine de l’ambassadeur – la langue du corps – serait
congédiée. C’est l’autre langue, la langue de l’âme, qui seule accède à la
dignité. D’où la radicalité de la formule retenue par Freud pour former le
deuxième étage de la définition de la pulsion « comme représentant
psychique des stimuli issus de l’intérieur du corps et parvenant à l’âme13 ».
*
* *
Le troisième étage de la définition, qui caractérise la pulsion comme
mesure de l’exigence de travail, renvoie plus spécifiquement à ce que
Freud désigne pour la première fois dans ce texte comme « poussée ».
« Par poussée, on entend le facteur moteur de celle-ci (la pulsion), la
somme de force ou la mesure d’exigence de travail qu’elle représente. »
Le terme d’exigence apparaît trois fois dans cette acception de demande
impérative au cours du texte : « le stimulus pulsionnel n’est pas issu du
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monde extérieur, mais de l’intérieur de l’organisme lui-même. C’est
pourquoi […] il agit différemment sur l’animique et exige, pour être
éliminé, d’autres actions14 ».
« Les stimuli pulsionnels faisant leur apparition à l’intérieur de l’or-
ganisme, ne peuvent être liquidés par ce mécanisme (le mouvement
musculaire permettant de s’y soustraire). Ils soumettent donc le système
nerveux à des exigences beaucoup plus élevées, ils l’incitent à des acti-
vités compliquées […], et ils le forcent avant tout à renoncer à son
intention idéale de tenir à distance les stimuli15. »
On retrouve enfin le terme dans la note en bas de la page 182 : « les
pulsions sexuelles exigeant d’emblée un objet, et les besoins des pulsions
du moi […] perturbent l’état (de satisfaction auto-érotique) et prépa-
rent les progrès ».

13. Ibid., p. 169.


14. Ibid., p. 166.
15. Ibid., p. 168.
Le travail entre corps et âme 121

Les exigences en question sont rattachées par Freud à un procès qu’il


désigne par le terme de progrès, tantôt par celui de développement :
« nous sommes donc bien en droit de conclure que ce sont elles, les
pulsions, et non pas les stimuli externes, qui sont les véritables moteurs
des progrès ». Cette question du progrès ou du développement s’avère
en fin de compte décisive dans la caractérisation de la pulsion. Le déve-
loppement et le progrès ressortissent à la pulsion et non à un déterminisme
naturel ni à des stimuli externes. Le développement est commandé par
des « poussées » internes qui appartiennent en propre aux pulsions.
La question inévitable est, bien sûr, celle du bénéficiaire du progrès.
Même si plusieurs formulations se succèdent dans le texte, les premières
qui visent le développement du système nerveux, voire de la substance
vivante, cèdent clairement la place à l’appareil puis au moi16.
Ce sont donc l’appareil animique dans son ensemble et le moi en
particulier qui bénéficient d’un développement grâce aux pulsions.
*
* *
Mais la définition de Freud précise que ce développement en ques-
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tion est obtenu par le truchement d’un travail. On pourrait penser que
le terme de travail ne devrait pas être pris à la lettre dans la mesure où
la « poussée » renverrait d’abord et avant tout à une dimension écono-
mique. La « mesure » de l’exigence de travail, il faudrait alors la
comprendre dans un sens purement quantitatif, au sens qu’a le terme
travail en physique, c’est-à-dire d’un équivalent énergétique. Mais si
tel était le cas, Freud aurait pu utiliser le terme plus adéquat de Leistung,
plutôt que celui d’Arbeit.
En fait le travail n’est pas envisagé par Freud comme une grandeur
énergétique. Mais il ne peut pas non plus être réduit à une action, comme
pourraient le suggérer les nombreuses références dans ce texte à la
motricité et à l’action. Car Freud aurait alors parlé d’exigence d’action
imposée à l’animique. Manifestement le travail englobe ici l’action et
la pensée. C’est donc sous sa forme la plus complexe et la plus raffinée

16. Ibid., p. 168.


122 La pulsion et le destin

qu’il faut entendre le terme de travail figurant dans la définition de


Freud. Pour cette raison, et aussi parce que la suite du texte, en parti-
culier lorsqu’il sera question de l’origine de l’amour et de la haine,
donne de ce travail une description précise, il est plus raisonnable d’ad-
mettre que le terme allemand choisi connote essentiellement la dimen-
sion qualitative du travail : Arbeit. Le même terme utilisé dans cette
acception qualitative se retrouve dans des formes innombrables qui
constellent la métapsychologie: Traumarbeit, Trauerarbeit, Kulturarbeit,
Verdrängungsarbeit, Verdichtungsarbeit, Durcharbeitung, Bearbeitung,
Verarbeitung, Aufarbeitung, Ausarbeitung, Reproduktionsarbeit,
Erinnerungsarbeit, Nacharbeiten, nachträglich erarbeiten…
Toutes ces formules qui caractérisent le travail sont en puissance
contenues dans le terme-clé « d’exigence de travail », Arbeitsanforderung.
Et si développement psychique il y a, sous l’effet de la poussée pulsion-
nelle, ce développement est le fait d’un travail dont la forme princeps
est sans nul doute l’élaboration : Erarbeitung.
Les destins de pulsions décrits dans la suite de l’article ne constituent
pas les différentes modalités du travail en question. Ces destins sont
plutôt le résultat du travail effectué par le moi sur les pulsions, en raison
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même de l’exigence de travail qui, venant de ces dernières, s’exerce
sur lui. Et Freud précise que tout dans la pulsion n’est pas voué à servir
au « développement » par le truchement du travail, car les pulsions
peuvent aussi trouver des satisfactions directes, ce qui soustrait au travail
de progrès une quantité proportionnelle de force. On retrouve cette idée
dans la note au bas de la page : les « besoins pressants, satisfaits par le
concours de l’extérieur, seraient ainsi tenus à l’écart du développe-
ment17 ». Mais on sait que, de toute façon, les pulsions ne peuvent pas
trouver pleinement satisfaction, en raison même de la « poussée » interne
et constante qui s’exerce en elles, d’une part ; en raison de « l’irréduc-
tibilité de cette force par des actions de fuite », d’autre part.

*
* *

17. Ibid., p. 182.


Le travail entre corps et âme 123

Apparaît donc à ce niveau une première contradiction entre ce qui,


de la pulsion, bénéficie d’une satisfaction directe ou sans délai, et ce qui,
du fait de l’irréductibilité de la force, se mute en exigence de travail.
Mais il en est une seconde qui est théoriquement plus difficile à expli-
citer. Si le modèle des pulsions d’autoconservation plaide en faveur
d’une vectorisation de la pulsion dans le sens d’une satisfaction du
besoin, on sait que les pulsions sexuelles ont bel et bien été distinguées
par Freud des pulsions de conservation, parce qu’elles ne répondent pas
au même tropisme que ces dernières. La sexualité, en effet, ne saurait se
récapituler dans la recherche d’un abaissement des stimuli, répondant
au seul principe de plaisir, voire au principe de constance, ou encore au
principe de Nirvana. La pulsion certes est toujours tendue par sa pous-
sée. Et si « son but est toujours la satisfaction », reste à savoir qui la
pulsion cherche-t-elle à satisfaire: est-ce l’objet auquel elle devrait appor-
ter un cadeau ou est-ce le sujet qu’il s’agirait de soulager de sa tension ?
Freud dit que la pulsion trouve sa source dans une zone érogène ou
dans un organe. Mais l’organe-sujet de la pulsion, fût-ce à l’intérieur
d’une trajectoire auto-érotique, exige-t-il une satisfaction ayant la forme
d’une réduction de l’excitation? Ce n’est pas sûr. Freud s’en rend compte
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et hésite : « d’un point de vue général, nous pouvons dire d’elles (les
pulsions) qu’elles exercent leur activité auto-érotiquement, c’est-à-dire
que leur objet s’efface au profit de l’organe qui est à leur source, et coïn-
cide en règle générale avec celui-ci. L’objet de la pulsion de regarder, bien
qu’initialement lui aussi une partie du corps propre, n’est pourtant pas
l’œil lui-même18 ». L’œil ne prend pas plaisir à regarder. Il serait absurde
de dire qu’un œil éprouve une satisfaction ou un soulagement à regarder
des organes sexuels par exemple, a fortiori à se regarder soi-même.
Ailleurs, Freud précise qu’amour et haine ne sont pas des termes utili-
sables pour caractériser les relations des pulsions à leurs objets. De même
qu’une pulsion n’aime pas et ne pense pas, on ne peut pas dire d’une
pulsion qu’elle jouit. C’est le moi qui est le destinataire de la demande de
satisfaction portée par la pulsion : « Le mot “aimer” entre donc toujours
plus dans la sphère de la pure relation de plaisir du moi à l’objet19. »

18. Ibid., p. 179.


19. Ibid., p. 184.
124 La pulsion et le destin

Or, en réintroduisant le moi dans le circuit de la pulsion, la dynamique


pulsionnelle se complique singulièrement. Le moi en effet n’éprouve pas
de satisfaction à ne sentir, en soi, aucune excitation ou aucun stimulus.
Les pulsions orientent bien davantage vers la recherche d’une augmen-
tation de l’excitation sexuelle que vers son extinction20.
L’état d’excitation peut certes être source de tourment, voire de
douleur, mais il peut aussi être recherché parce qu’il est au principe
même du plaisir sexuel comme dans le masochisme par exemple ou
par le truchement de la co-excitation sexuelle ; voire directement :
« naturellement, on jouit dans les deux cas (position sadique et posi-
tion masochique), non de la douleur elle-même mais de l’excitation
sexuelle l’accompagnant21… » – ici Freud n’utilise pas le terme Reiz
mais Erregung : Sexualerregung). Freud le remarque : « […] la sensa-
tion de déplaisir a affaire avec un accroissement du stimulus (l’exci-
tation), la sensation de plaisir avec un abaissement de celui-ci. Nous
tenons néanmoins à maintenir soigneusement la vaste indétermination
de cette hypothèse jusqu’à ce que nous réussissions à deviner éven-
tuellement la nature de la relation entre plaisir-déplaisir et les fluc-
tuations dans les grandeurs de stimulus qui agissent sur la vie d’âme.
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Il est certainement possible que de telles relations soient très variées
et pas très simples22 ».
Toujours est-il que les pulsions se font surtout connaître par leur
pouvoir d’augmenter l’excitation (ou les stimuli) et de générer simul-
tanément le plaisir, tout en produisant, de ce fait, du désordre dans l’ap-
pareil animique voire, dans le moi, bientôt menacé par la pulsion
elle-même de vacillation voire de déstabilisation.

*
* *

20. La difficulté de la traduction française réalisée sous la direction de Jean Laplanche


consiste précisément en ce qu’il n’y est guère question d’excitation (sauf à la p. 176).
Le terme est remplacé par celui de stimulus. Le terme d’ « état d’excitation » est
remplacé par celui d’ « état de stimulus » (p. 169), et on trouve d’autres expressions
comme « source de stimulus » (pp. 167 et 168), « actions de stimulus » (page 168),
pour traduire les variations de Freud sur le terme allemand de Reiz.
21. S. Freud, op. cit., p. 176.
22. Ibid., p. 169.
Le travail entre corps et âme 125

« L’exigence de travail imposée à l’animique », en tout état de


cause, installe donc au sein même de la pulsion un principe qui va
exactement dans le sens opposé à celui de l’excitation, c’est-à-dire
dans le sens de la « maîtrise des stimuli23 » ; ou, pour le dire autre-
ment, de la liaison.
Comment la pulsion peut-elle être à la fois principe même de l’ex-
citation et principe de sa maîtrise ; à la fois principe de déliaison et
principe de liaison ? On retrouve cette même difficulté au niveau de
l’opposition entre le Sexual et l’Éros qui traverse toute la métapsycho-
logie à partir de la deuxième théorie des pulsions de 1920.
On peut se demander si le paradoxe de la « poussée » de la pulsion,
entre liaison et déliaison, ne pourrait pas trouver à se résoudre préci-
sément par le truchement de cette idée de travail, que Freud a intro-
duite dans la définition de la pulsion. Revenant à la question initiale
des relations entre le corps et l’âme, il serait possible maintenant de
comprendre qu’entre le somatique et le psychique, le rapport serait
spécifiquement un rapport de travail. L’âme ne serait pas d’origine
transcendante comme chez Descartes, elle ne serait pas non plus un
doublon du fonctionnement biologique comme le stipule le parallé-
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lisme, car ces deux versions font l’économie de tout travail. Il faudrait
plutôt concevoir le développement de l’âme ou, mieux, de l’appareil
animique, comme le résultat d’une production du corps.
L’idée d’une genèse de l’âme grâce à un travail produit par le corps
était déjà présente avant Freud chez Diderot et surtout chez Cabanis24 :
« Le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile. » À la
différence près que l’âme n’est pas réductible à la pensée d’une part
(Freud désigne par l’« animique » non seulement l’activité de pensée
mais aussi l’appareil à penser) et que le corps n’est pas réductible au
cerveau d’autre part (l’érogénéité, comme les pulsions, concerne le
corps tout entier).
Dans cette perspective, donc, le travail serait la modalité fonda-
mentale selon laquelle se constituerait le lien ou le rapport du corporel

23. Ibid., pp. 168-169.


24. P. J. G. Cabanis (1802), Rapports du physique et du moral de l’homme, Crapart, Caille
et Ravier Libraires. An X, 1802.
126 La pulsion et le destin

à l’animique. La « corrélation », Zusammenhang, entre le somatique


et le psychique serait, dans sa quiddité même, de l’ordre d’un travail.

*
* *

Est-il possible de donner davantage de précisions sur la nature de ce


travail ? Dans le rapport du corps à l’âme, la pulsion agirait d’abord
comme un générateur d’excitation, dont l’augmentation, en raison de son
pouvoir de déliaison voire de déstabilisation, exigerait en retour un
travail, effectué par le moi sous l’effet de ladite poussée continuant
d’agir. Travail consistant à remanier les liaisons établies jusque-là entre
les traces mnésiques. Travail de remaniement du moi succédant dans
un deuxième temps à sa déstabilisation sous l’effet de la poussée pulsion-
nelle. Pulsion agissant donc en deux temps : déliaison d’abord, liaison
ensuite ; jouissance d’abord, remaniement ensuite ; plaisir de la désta-
bilisation d’abord, plaisir du progrès ou du développement (accroisse-
ment du moi) ensuite.
Deux régimes de fonctionnement, en somme, installant une ryth-
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micité, voire une pulsatilité, au niveau du moi sous l’effet du courant
continu de « la force constante25 ».
Si l’on admettait une solution théorique de ce type, on pourrait alors
revenir sur la conception implicite chez Freud des relations entre le
corps et l’âme. L’âme serait essentiellement le résultat d’une transfor-
mation de l’excitation venant de l’intérieur du corps par le truchement
d’un travail dont la forme typique serait l’élaboration.
Ce ne serait pas l’âme qui produirait l’élaboration de l’excitation
venant du corps mais l’élaboration qui produirait l’âme. L’élaboration
de l’excitation (le travail) serait première, et ce serait cette élaboration
première qui profiterait au progrès de l’âme. Dans cette conception, la
pulsion serait en son principe une exigence de travail, un pouvoir d’éla-
boration en puissance, dont les destins pourraient certes être contra-
riés, sans jamais toutefois que puisse lui être ôtée cette qualité principielle
de se manifester comme travail.

25. Ibid., p. 167.


Le travail entre corps et âme 127

Dans cette lecture qui reste assez proche du mot-à-mot de la défini-


tion freudienne, la pulsion, contrairement à l’usage le plus couramment
fait par les auteurs, ne serait pas tant un principe quantitatif connotant l’ex-
citation (ou le stimulus) et ses variations quantitatives, qu’un principe
qualitatif extrêmement raffiné dont le modèle serait celui d’une capa-
cité de travail qu’il faudrait entendre avant tout comme une capacité
d’élaboration. Ou pour le dire métaphoriquement, la pulsion, sous cet
angle, ne devrait pas être considérée comme le carburant d’un moteur qui
serait représenté par l’âme. Il faudrait au contraire considérer la pulsion
comme le moteur lui-même, l’âme étant représentée par le mouvement
de progrès ou de développement que ce moteur rend possible.
La métaphore n’est sans doute pas très élégante. Mais elle a été
beaucoup utilisée par les psychologues et les linguistes préoccupés d’af-
firmer le primat de la cognition sur la conation26.
La théorie freudienne de la pulsion s’inscrirait dans une ligne bien
différente de celle du cognitivisme et des dérives auxquelles il entraîne
certains psychanalystes lorsqu’ils sont trop préoccupés par les ques-
tions du développement de l’enfant. Le concept de pulsion plaiderait
plutôt pour une lecture radicalisée du conatus de Spinoza27. « Persévérer
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dans l’être » ne serait pas à entendre comme un simple principe de
mobilisation, voire de motivation, fût-ce sous la figure élégante et tant
prisée du désir. La définition de la pulsion place le travail au centre.
Le conatus serait alors un « persévérer » qu’il conviendrait d’entendre
avant tout comme la manifestation d’une exigence de travail.

Christophe Dejours

26. M. Piatelli-Palmarini (dir.), Théorie du langage et théorie de l’apprentissage, « Le débat


entre Jean Piaget et Noam Chomsky », Éditions du Seuil, 1979, pp. 19-133.
27. Propositions IV à VIII.

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