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Madame Guyon, une légitimation paradoxale

Louise Piguet
Dans Littératures classiques 2016/2 (N° 90), pages 61 à 75
Éditions Presses universitaires du Midi
ISSN 0992-5279
ISBN 9782810704507
DOI 10.3917/licla1.090.0061
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Louise Piguet

Madame Guyon,
une légitimation paradoxale

Alors qu’il est difficile de démêler ce qui importe réellement dans les divers
chefs d’accusation portés à l’encontre de Jeanne Guyon, laïque, mystique, et
prolixe auteure de ce qu’on pourrait appeler une para-théologie spirituelle à la fin
du XVIIe siècle, la lettre d’Edme Pirot, confesseur à la maison de Vaugirard où
elle est enfermée au printemps 1689, semble trahir, au milieu d’un interminable
réquisitoire adressé à la prisonnière, la raison ultime de ses malheurs :

Mais, Madame, qui croira même qu’une personne comme vous, qui parle si bien la
langue naturelle, qui se prétend si savante dans la théologie mystique, ait ignoré ce que
veulent dire des mots français de dévotion ? Est-ce excuser vos erreurs que de les
couvrir du voile d’une belle et si grossière ignorance ? Si vous êtes si ignorante que
cela, comme vous l’assurez, pourquoi vous mêlez-vous de dogmatiser, d’enseigner, de
publier des doctrines nouvelles dans l’Église, et que vous voyez y causer tant de
scandales ? Que ne vous taisez-vous selon l’ordre établi par l’apôtre, afin d’apprendre
la doctrine orthodoxe dont vous n’étiez pas assez instruite pour en parler
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correctement, surtout en maîtresse, comme vous n’avez que trop fait.1

L’ignorance perçue comme stratégie de la part de Mme Guyon se mue au fil


de la lettre en charge réelle. Si les accusations à son encontre tiennent
simultanément, et contradictoirement, du délit de manipulation et de bêtise,
c’est surtout son action de « Dame directrice2 » qui lui vaut persécution, plutôt
que sa doctrine, ou même ses mœurs, éléments toujours indifférenciés dans cette
affaire, et au sujet desquels elle finit par être acquittée. La triade dogmatiser
/enseigner/publier forme une constellation de pratiques incriminantes pour une
femme, ce que résume le féminin du substantif directeur, forcément railleur
puisque chimérique en dehors du ciel des idées grammaticales. Il ne fait aucun

1 J. Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, éd. D. Tronc, Paris, Champion, 2001,
p. 932.
2 Ainsi est-elle nommée en mauvaise part par Louis Tronson, supérieur général de la Solitude.
Voir l’index établi par D. Tronc, ibid., p. 1146.

Littératures Classiques, 90, 2016


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doute que les rapports sociaux de genre sont à l’œuvre dans le pseudo-procès de
Mme Guyon, tout comme ils le sont, de façon plus large, dans la « querelle du
quiétisme » en France, pour prendre une expression consacrée. Le brouillage
des rapports hiérarchiques de directeur et de dirigée3, la place que la spiritualité
aménage au savoir expérimental et aux pouvoirs de la femme sèment le trouble
dans les institutions religieuses dont les femmes sont tenues à l’écart – à moins
qu’elles n’y participent selon des procédures de contrôle spécifiques4. Or,
refusant toute sa vie les appels du couvent, qu’ils lui viennent de l’évêque de
Grenoble, de Bossuet ou d’elle-même, Guyon semble se soustraire dans ses
voyages et dans l’intérieur de son âme aux cadres qui superviseraient et
autoriseraient son expérience.
Pour autant, la marginalité de Mme Guyon ne signifie pas qu’elle bouleverse
l’asymétrie des rapports de genre, et a fortiori la différence du masculin et du
féminin. Recevant en effet l’appui d’intellectuels, tels le vicaire général
Morange, qui préface en 1685 sa Règle des Associés à l’Enfance de Jésus-Christ, le
Père La Combe, François Fénelon, à la fois amis et directeurs, le pasteur Pierre
Poiret, qui édite ses textes, pour n’en citer que quelques uns, il n’en demeure pas
moins que tous ces hommes compétents en matière de doctrine se portent
garants d’un discours qui aurait sinon sombré dans une illégitimité totale et qui,
faute de publication, ne nous serait jamais parvenu. Ainsi le savoir, qu’il soit
produit intra ou extra-muros, est toujours in fine bordé et permis par des pratiques
masculines. En outre, comme cela a été relevé par Mirjiam de Baar, la
reconnaissance et la valorisation des savoirs et du rôle de la femme inspirée
reconduisent les mêmes valeurs qui servent à la disqualification des femmes en
général : l’ignorance et la passivité5, c’est-à-dire l’aptitude particulière des
femmes à se laisser impressionner, ce qui peut être pris en bonne part dans le cas
des mystiques, quoique de moins en moins en cette fin de siècle, et en mauvaise
part dès lors que cette passivité est le moyen de la possession démoniaque. La
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radicalité d’un contre-ordre spirituel – qui socialise hommes et femmes en
marge des institutions – telle qu’elle peut s’exprimer par exemple dans l’idée
d’anéantissement, supposée transcender toutes les identités sociales, n’est pas
totalement équivalente à une « subversion » – terme que le discours

3 « Le clerc, le secrétaire est l’inférieur de la mystique qui le mène et derrière laquelle il s’efface,
en la servant, pour que transite le langage de l’Epoux » (S. Houdard, « Possession et
spiritualité : deux modèles de savoir féminin » dans C. Nativel (dir.), Femmes savantes, savoirs des
femmes : du crépuscule de la Renaissance à l’aube des Lumières, Genève, Droz, 1999, p. 127.
4 Sur la division genrée dans la production de biographies spirituelles, où le directeur est
initiateur et garant en dernière instance de la mise en forme symbolique des expériences dont
la femme est l’objet, voir J. Le Brun, « Écriture féminine? Écriture mystique ? », Sœur et
amante : les biographies spirituelles féminines du XVIIe siècle, Genève, Droz, 2013, p. 22-37.
5 M. de Baar, « Conflicting Discourses on Female Dissent in the Early Modern Period : The
Case of Antoinette Bourignon (1616-1680) », L’Atelier du Centre de recherches historiques. Revue
électronique du CRH, avril 2009. C’est dans ces termes que le pasteur Pierre Poiret fait l’apologie
d’Antoinette Bourignon.
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contemporain valorise par ailleurs et qui n’est pas nécessairement adapté à


l’appréhension du passé. Ainsi de la sentence paulinienne « Il n’y a plus
maintenant ni de Juif, ni de gentil : ni d’esclave, ni de libre ; ni d’homme, ni de
femme ; mais vous n’êtes tous qu’un en Jésus-Christ6 » : elle semble
révolutionnaire hors de son contexte, alors qu’elle n’affirme d’égalité que dans
l’ordre du salut, et cette radicalité peut avoir pour nous un goût de déception.
Et pourtant, Mme Guyon est bien un cas de résistance à l’assignation de la
femme au silence par ce même saint Paul7, « le Docteur mystique » selon ses
propres termes, et l’évangéliste qu’elle cite le plus abondamment. La
structuration des savoirs religieux en fonction d’une hiérarchie des genres
abordée via le cas de Mme Guyon permet de cartographier, non seulement les
« genres » d’écriture qui départagent le féminin et le masculin – la production
de « traités » pour Guyon, contre la production d’un « système » pour
Fénelon –, mais aussi, de façon plus large, l’acceptabilité d’une parole pastorale
féminine8. D’autres travaux, comme ceux de Jacques Le Brun9 et de Sophie
Houdard10, ont posé un regard de l’intérieur, c’est-à-dire du côté des stratégies
d’auto-légitimation de l’auteure dans son écriture. En prenant appui sur ces
travaux, nous voudrions reposer la question de la coextensivité de la « figure du
sauvage », telle qu’elle apparaît chez Michel de Certeau11, et du genre féminin.
Guyon se désigne très fréquemment par le syntagme « une femme ignorante » :
si cela ressemble à une double caractérisation, « ignorante » pourrait n’être
qu’une glose de « femme ». C’est la double fonction de l’ignorance, comme
autorisation et comme stratégie défensive, qui irrite le susmentionné confesseur
Pirot. Dans les propos de ce dernier, ne s’établit aucun lien entre l’idiotus éclairé
qui hante le christianisme et le cas de Mme Guyon, qui lui demeure ainsi
complètement illisible. Cette illisibilité est un des signaux du « crépuscule des
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6 Galates III, 28, trad. I.-L. Le Maistre de Sacy, La Sainte Bible, contenant l’Ancien et le Nouveau
Testament traduite sur la Vulgate, Bruxelles, Société Biblique Britannique et Étrangère, 1855,
p. 955. Toutes les citations bibliques procèderont de cette traduction dans la mesure où elle
constitue la référence de l’auteure.
7 « Que les femmes parmi vous se taisent dans les églises, parce qu’il ne leur est pas permis d’y
parler ; mais elles doivent être soumises, selon que la loi l’ordonne » (I Corinthiens XVI, 34,
p. 940-941).
8 Voir. D. Ribard et X. von Tippelskirch, « Une femme n’est point obligée d’être théologienne.
Le genre de la théologie » dans J.-P. Gay et Ch.-O. Stiker-Metral (dir.), Les « métamorphoses de la
théologie » : théologie, littérature, discours religieux au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2012, p. 232-267.
9 Voir J. Le Brun, « Pouvoir et savoir de la femme », La Jouissance et le trouble : recherches sur la
littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004, p. 269-297.
10 Voir. S. Houdard, « Madame Guyon et les figures bibliques. Application biblique et
expérience de la maternité spirituelle », dans C. Cazalé-Bérard Nanterre (dir.), Les Femmes et
l’écriture : l’amour profane et l’amour sacré, Saint-Cloud, Presses de l’Université Paris X, 2006,
p. 125-140.
11 M. de Certeau, « Figures du sauvage », La Fable mystique (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Gallimard,
1982, p. 277-329.
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mystiques », pour reprendre la formule de Louis Cognet12, et on peut se


demander si le fait que cette figure soit investie par l’identité de femme ne
participe pas à sa disparition. Or, cette figure a deux faces : celle, mondaine,
d’une infériorité ; et celle, hors du monde, qui transcende les coordonnées
sociales d’un individu. Femme ou pauvre, les données socio-économiques du
sauvage n’ont plus d’importance dès lors qu’il est traversé par le Verbe et qu’il
devient le support neutre d’un énoncé qui lui échappe : les interlocuteurs
doivent reconnaître dans celui-ci la Vérité, qui ne connaît ni garant
institutionnel ni « stigmate », au sens goffmanien du terme13, comme le stigmate
que constitue la féminité. Le sujet spirituel est ainsi simultanément sexué et
asexué, conforme en cela à la conception de l’âme chez saint Augustin
expliquant la notion d’ « homme nouveau14 » :

Des femmes fidèles ont-elles donc perdu leur sexe corporel ? Non ; mais comme
elles sont renouvelées à l’image de Dieu là où il n’y a pas de sexe [ub sexus nullus est],
l’homme aussi a été fait à l’image de Dieu là où il n’y a pas de sexe, c’est-à-dire dans
l’esprit de son âme.15

La pointe de l’âme, cette éminence chère aux mystiques, est donc le lieu d’un
genre nul, ou d’une absence de genre. Or c’est bien de ce lieu que Mme Guyon
communique, aux femmes comme aux hommes, les grâces dont Dieu la
favorise. Nous nous attacherons ici à observer les navigations guyoniennes dans
les normes genrées d’un discours qui travaille à la fois le renversement
évangélique du faible et du fort au prix d’une exacerbation des traits stéréotypés
du féminin tout en héritant d’un discours patristique et sotériologique qui lit le
féminin et le masculin comme une allégorie des différents principes des motions
intérieures. Que les âmes-hommes puissent être queer, que Dieu soit capable de
lactation et Jésus de parturition, que les sexes disparaissent ou se reconfigurent,
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la persistance de la distinction asymétrique du masculin et du féminin n’en
apparaît que plus primordiale, sa torsion ne brisant jamais sa structure de
départ.

Femmelettes et directrices
Mme Guyon est bien consciente de son exclusion, en tant que femme et
laïque, de toute activité de direction. Pourtant, il semble bien qu’elle ait à ce
sujet des idées de réforme :

12 L. Cognet, Crépuscule des mystiques : Bossuet, Fénelon, Tournai, Desclée, 1958.


13 E. Goffman, Stigma, Notes on the management of spoiled identity, New York, Simon & Schuster, 1986.
14 Éphésiens IV, 23-2 ; Colossiens, III, 9, 10.
15 Augustin d’Hippone, Œuvres complètes, trad. J.-B. Raulx, Bar-le-Duc, L. Guerin, 1864, p. 499-
500 (nous soulignons).
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M. le curé, qui dit avoir présentement l’oreille de Mme de Maintenon, et qui l’a en
effet, se plaint de deux choses opposées; l’une que j’ai ôté ces dames de la direction de
leur légitime pasteur pour les mettre sous la conduite d’un père jésuite, et l’autre que je
les dirigeais. Comment leur ai-je donné un directeur si je les dirigeais ? car si je leur ai
donné un directeur, je ne les dirige donc pas. Dieu ne m’a pas abandonnée au point de
me mêler de diriger, quoique je crusse qu’il donnait quelquefois des expériences pour
en aider les autres.16

La défense est vigoureusement ambiguë. « Aider » est en effet un terme plus


conforme à la fonction ancillaire attribuée à la femme17, mais la concession
opère bien un rapprochement entre les idées d’aide et de direction. Qui sont
donc les récipiendaires de ces « expériences » ? La référence récurrente dans ses
écrits, tant autobiographiques que didactiques, est celle du verset 28 au chapitre
I de la Première Lettre de Paul aux Corinthiens, qu’elle rapporte et commente
en ces termes dans ses explications de la Bible :

26. Considérez, mes frères, votre vocation : il y a en a peu de sages selon la chair, peu de puissans,
peu de nobles.
27. Mais Dieu a choisi les fols selon le monde pour confondre les sages ; il a choisi les choses
foibles selon le monde, pour confondre les fortes :
28. Il a choisi les plus vils & les plus méprisables selon le monde, & ce qui n’étoit rien, pour
détruire ce qui étoit ;
29. Afin que nulle chair ne se glorifie devant lui.
Il semble que Dieu ait toujours pris plaisir à prendre pour lui ceux de qui les
hommes ne font point de cas, le rebut des siècles ; & il s’est servi de ces personnes pour
en faire des prodiges, se servant tantôt d’un ignorant, tantôt d’une petite femmelette
[…].18

Il s’agit bien ici de la faiblesse et de la force « selon la chair », ou « selon le


monde », donc des rapports sociaux de domination ; les « hommes », les
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« siècles », signifient en creux l’inversion de ces rapports dans un autre ordre.
On trouve également dans cette citation l’expression favorite de l’auteure qui se
désigne elle-même de façon récurrente comme une « femmelette19 » : alors que
le verset 26 fait référence à un rang social, la « chose faible » appelle chez elle les
qualités de femme et d’« ignorant », figures qui se rencontrent dans leur

16 J. Guyon, op. cit. p. 827. Il s’agit d’une lettre adressée à Bossuet et à M. Tronson, datée d’août
1694, qu’elle insère dans son autobiographie.
17 Voir Genèse II, 18 : « Le Seigneur Dieu dit aussi : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ;
faisons-lui une aide semblable à lui ».
18 J. Guyon, La Sainte Bible : avec des explications & reflexions qui regardent la vie interieure (basée sur la
traduction de I.-L. Le Maistre de Sacy), Paris, Libraires Associés, 1790, t. XIV, p. 242-243.
19 « Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, et qui n’est autre que l’esprit de mon
Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe, non sous des figures de
langues, mais sous celle d’une petite femmelette » (J. Guyon, Correspondance. Tome I : Directions
spirituelles, éd. D. Tronc, Paris, Champion, 2003, p. 550).
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extériorité aux lieux du savoir. Cette référence biblique est capitale quand il
s’agit d’expliquer à ses adversaires l’autorité dont elle se prévaut. Elle y a encore
recours face à Bossuet en janvier 1694, soit dix ans après la rédaction des
Explications :

Que cet état [apostolique] soit possible, il n’y a qu’à ouvrir les histoires de tous les
temps pour faire voir que Dieu s’est servi de laïques et de femmes sans science pour
instruire, édifier, conduire et faire arriver des âmes à une très haute perfection.
Je crois qu’une des raisons pour lesquelles Dieu a voulu en user de la sorte, c’est
afin que la gloire ne lui en fût pas dérobée. Il a choisi les choses faibles pour confondre les
fortes.20

Guyon parle à nouveau du point de vue de l’histoire, ce qui renvoie chez elle à
toute une culture hagiographique de saintes et de vierges martyres jusqu’aux
saintes médiévales et modernes, comme Catherine de Sienne et sainte Thérèse
d’Avila qu’elle connaît bien. En disant cela, elle ne s’écarte en rien d’une
tradition chrétienne dans laquelle la « femme forte » l’est d’autant plus qu’elle
est un être fragile. Mais un nouveau triptyque, « instruire, édifier, conduire »,
c’est-à-dire toutes les pratiques d’un apostolat féminin, s’insère dans la suite
logique de la perfection spirituelle de la femme gratifiée par Dieu. Le verbe
instruire est beaucoup plus audacieux et la formule en trois temps ne donne bien
sûr aucune précision, ni sur les conditions matérielles de cet enseignement – ce
que pointait en revanche la triade d’Edme Pirot –, ni sur le genre de son public.
Ce n’est pas l’excellence spirituelle qui est déniée aux femmes, mais celle-ci
s’avère problématique dans le cas de Guyon pour qui la perfection se manifeste
avant tout dans un langage, et particulièrement dans une écriture inspirée.
Si notre « écrivante » utilise le commentaire des Écritures pour se justifier, il
est remarquable qu’elle évite tous les passages de saint Paul qui interdisent à la
femme la pratique d’un enseignement, si ce n’est plus largement la parole
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publique : du chapitre XIV de la Première Épître au Corinthiens ne sont
expliqués que les versets 20 et 2621 et sont laissés de côté les versets 34 et 35,
évoqués plus haut. L’autolégitimation de Mme Guyon en tant que source
féminine d’instruction se fait plutôt dans un espace que nous dirions littéraire, et
se retire des lieux de la disputatio théologique.

Mystiques et sauvages
Réaffirmons que Mme Guyon ne tient pas de discours réhabilitant les
femmes et ne conteste pas non plus les valeurs et devoirs assignés au sexe
féminin. Revenant sur un de ses séjours de l’année 1682 au couvent des
ursulines de Thonon, elle écrit à propos de la mère supérieure : « elle avait des
hauts et bas de faiblesse qui sont assez l’apanage de notre sexe, dont nous

20 Ibid., p. 806.
21 J. Guyon, La Sainte Bible, éd. cit., t. XXVII, p. 303-304.
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devons beaucoup nous humilier22 ». La modalité déontique est également le


prisme par lequel elle saisit sa vie domestique passée et énonce les
commandements imprescriptibles liés à cet état : « une femme d’honneur ne
doit jamais donner d’ombrage à son mari23 », ou encore : « il est du devoir
d’une femme raisonnable de […] souffrir [les promptitudes de son mari] en paix
sans les augmenter par de mauvaises réparties24 ». C’est bien selon un point de
vue partagé que cette doxa est assumée. Mais le rappel de la faiblesse et des
devoirs de la femme est souvent au service d’une pensée misogame, fondement
d’un héroïsme féminin qui se manifeste à l’occasion des épreuves ordinaires du
quotidien. Le motif de l’esclavage est récurrent dans le récit de sa vie d’épouse :
« Voilà quelle était ma condition dans le mariage, qui était plutôt celle d’un
esclave que d’une personne libre25. » L’état de femme mariée est l’expérience
d’une abjection de soi qui ne doit cependant rien envier à la chasteté d’une vie
conventuelle : « On peut être chaste sans avoir l’amour de Dieu, témoin les
vierges [folles] de l’Évangile, mais on ne peut avoir la charité parfaite qu’on ne
soit chaste et ainsi de tout le reste.26 » La vraie chasteté n’est pas affaire de
sexualité ou d’absence de celle-ci. L’infériorité de la femme mariée, vécue
concrètement, devient une véritable matrice figurative dans l’univers guyonnien.
En effet, cet état spécifique de la condition féminine réapparaît dans son
autobiographie sous une forme particulièrement littéraire : alors jeune veuve,
Jeanne Guyon fait la brève expérience d’une utopie à l’occasion d’un passage
dans une « petite ville » entre Turin et Grenoble, en un temps indéterminé :

Il y avait là une pauvre lavandière qui avait cinq enfants et un mari paralytique du
bras droit, mais plus estropié d’esprit que de corps, il n’avait de force que pour la
battre : cependant cette pauvre femme, avec une douceur d’ange, souffrait tout cela et
gagnait la vie à cet homme et à ses cinq enfants. Cette femme avait un don d’oraison
merveilleux et conservait la présence de Dieu et l’égalité dans les plus grandes misères
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et dans la pauvreté la plus extrême.27

La représentation de la conjugalité comme abnégation pieuse est à la frontière


des lieux communs de la dévotion et de l’expérience proprement mystique.
Conformément à l’héritage rhéno-flamand de sa pensée sotériologique, il ne
s’agit pas simplement d’endurer pour espérer une libération dans l’au-delà ; le
sacrifice, vécu comme expérience de perte radicale, divinise la lavandière au
présent. L’auteure poursuit cette relation dans laquelle l’inspirée du peuple est
en butte à l’oppression d’un clergé local qui marchande le sacrement

22 J. Guyon, La Vie par elle-même, éd. cit., p. 461.


23 Ibid., p. 168-169.
24 Ibid., p. 174.
25 Ibid., p. 172.
26 Id., Œuvres mystiques, éd. D. Tronc, Paris, Champion, 2008, p. 699.
27 Id., La Vie par elle-même, éd. cit., p. 180.
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eucharistique en échange d’une cessation des activités spirituelles féminines,


notamment la lecture collective des Écritures et la pratique de l’oraison :

Elle leur répondit, ou plutôt celui qui l’enseignait, car elle était très ignorante d’elle-
même, que Notre-Seigneur avait dit à tous de prier et qu’il avait dit : Je vous le dis à tous,
ne spécifiant ni prêtres ni religieux ; […] Des paroles comme celles-là, pour une
femme de cette condition, les devaient convaincre : elles ne servirent qu’à les aigrir
[…].28

Il est difficile de ne pas voir dans ce personnage quasi mythique de la lavandière


un alter ego augmenté de Mme Guyon : inférieure en tant que femme et laïque,
elle l’est en outre par son état de pauvre illettrée, alors que l’auteure est en
possession d’un fort capital symbolique en plus d’être une veuve riche.
L’enchâssement des discours rapportés opère la fusion mystérieuse de la voix
christique dans celle de la protagoniste, le sujet du verbe introducteur étant
simultanément « Elle » et « celui qui l’enseignait », c’est-à-dire le Christ lui-
même. La désignation « une femme de cette condition » signifie ici le degré zéro
du sujet discursif, un lieu vide qui permet une résonance sans mélange de la voix
divine.
S’il s’agit d’un avatar du sauvage, le fonctionnement de cet épisode est très
différent de celui du crocheteur du pont, rapporté par Michel de Certeau29, et
qui ressemble à un exercice de réécriture de la « Relation sur le jeune homme
du coche » de Jean-Joseph Surin. Le crocheteur ne s’en prend qu’aux grands et
nommément aux dames du monde accusées de négliger leurs devoirs de
chrétiennes par amour-propre. Pour lui, « ces gens-là [les pauvres artisans]
seront leurs juges au jugement de Dieu30 ». Dans le cas de la lavandière, le
désaccord antagonise laïques et religieux, et engage une critique bien plus vive
qui aboutit à un acte de langage effectif, quel que soit par ailleurs son degré de
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fictionnalité : la prise de parole féminine dans l’espace public. Ainsi, le discours
magistériel féminin advient au terme d’un reflux : l’inégalité des rapports dans
l’ordre du monde conditionne la progression du sujet dans l’ordre spirituel,
jusqu’à ce que le sujet s’efface dans la divinisation, tension qui en retour
bouleverse les rapports sociaux de pouvoir et fonde l’autorité, voire la
supériorité de l’inférieure, non pas à la fin des temps, mais dans l’actualité d’un
événement langagier. Il s’agit d’une scène édifiante qui déborde la configuration
triangulaire et confidentielle de la femme, du directeur et de Dieu : seule avec
Dieu, la femme s’adresse ici à un public. L’épisode, apparemment dévotionnel
dans sa mise en place, verse dans la mystique, qui envisage le salut non pas après
la mort ou à la fin des temps, mais dans l’union hic et nunc de l’âme à Dieu. Nous
y reviendrons.

28 Ibid., p. 180-181.
29 M. de Certeau, op. cit., p. 328-329.
30 Ibid., p. 250.
Mad am e G u y o n , u n e l ég itim at io n pa rado x a l e 69

Il n’existe pas d’autre passage dans les textes de Mme Guyon où l’inversion
du faible et du fort prend de tels airs de révolte : un groupe de femmes – une
« lavandière », une « serrurière » et une « marchande » – se dresse sans garantie
institutionnelle, sans appui masculin, devant des autorités tyranniques qui ont
perdu toute aptitude à reconnaître et entendre le Verbe dans ses incarnations.
Mais loin de contester une condition sociale et économique, la femme du peuple
revendique, au nom de son infériorité, un discours de vérité. La lavandière
n’organise pas une force politique subversive, mais le droit au salut. Témoin de
la scène, Guyon se pose à la fois comme capable de discerner un tel discours au-
delà des apparences, et bénéficie en outre d’un récit qui légitime sa propre
expérience. Cependant, cet épisode est bien celui, mélancolique, d’une utopie
mystique vécue au passé, et qui ne réapparaîtra plus sous la main de Guyon,
cette dislocation de la relation tripolaire spirituelle ne pouvant peut-être même
pas exister dans une marge.

Lactations mystiques
Qu’en est-il des genres dans cet ordre de l’esprit qui renverserait les rapports
sociaux de genre ? Alors que le substantif féminin âme et la littérature spirituelle,
travaillant souvent le canevas du Cantique des cantiques pour continuer la
représentation allégorique des épousailles mystiques du Christ et de l’Église,
produisent des sujets d’énonciation queer (ce qui est remarquable par exemple
dans les poèmes de Jean de la Croix ou les sermons de Bernard de Clairvaux), le
trouble s’opère selon d’autres chemins chez Mme Guyon. Celle-ci affirme dans
son Moyen court et facile d’oraison, édité pour la première fois à Grenoble en 1685,
une parole qui s’adresse à tout le monde, sans distinction de genre ni d’état :

Il faut donc vous apprendre à faire une oraison qui se puisse faire en tous temps,
qui ne détourne point des occupations extérieures, que les princes, les rois, les prélats,
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les prêtres, les magistrats, les soldats, les enfants, les artisans, les laboureurs, les femmes
et les malades, puissent faire.31

En outre âme n’est pas systématiquement sujet de tous les verbes quand il est
question de progression sur le chemin spirituel : Guyon emploie aussi le mot
homme dans son sens universel sans parler de pratique ni de savoir
spécifiquement féminins. De ce point de vue, son écriture tend plutôt vers une
certaine indifférenciation des genres. Il ne faudrait cependant pas éluder les
circuits de diffusion de ces écrits qui, sans se limiter aux lieux spécifiquement
féminins comme les couvents et Saint-Cyr, semblent toucher avant tout un
public de femmes32. La métaphore de l’Épouse n’opère ainsi pas un brouillage
aussi flagrant que dans la poésie jeanicrucienne.

31 J. Guyon, Moyen Court, Œuvre mystique, éd. D. Tronc, Paris, Champion, 2008, p. 74.
32 À propos des conditions matérielles de cette circulation, X. von Tippelskirch rapporte : « Les
sœurs des couvents des alentours de Grenoble ne continuaient pas seulement à lire le Moyen
70 L o u is e Pi guet

En revanche, c’est la figure de Dieu qui se complexifie en tenant les deux


pôles de la paternité et de la maternité. On trouve en effet à plusieurs reprises
l’image de l’allaitement de l’âme par Dieu comme métaphore de l’oraison –
image plus souvent attachée à la figure de la Vierge33.

Qu’arrive-t-il à cet enfant qui avale doucement le lait en paix sans se mouvoir ?
Qui pourrait croire qu’il se nourrit de la sorte ? Cependant, plus il tète en paix, plus le
lait lui profite. Que lui arrive-t-il, dis-je, à cet enfant ? C’est qu’il s’endort sur le sein de
sa mère. Cette âme paisible à l’oraison s’endort souvent du sommeil mystique où
toutes les puissances se taisent jusqu’à ce qu’elles entrent par état dans ce qui leur est
donné passagèrement.34

L’image n’est pas nouvelle : Guyon l’hérite de la mystique de sainte Thérèse


d’Avila et de la dévotion de saint François de Sales, prolongeant eux-mêmes une
représentation cartusienne35 de l’union de l’âme avec l’Esprit. Ce qui est plus
étonnant est la circularité de cette écriture allégorique : l’allaitement est bien
une image qui permet au sujet chrétien de se figurer la pratique de l’oraison. La
force cognitive de celle-ci est convoquée à des fins didactiques : comme les
femmes allaitent leurs enfants, Dieu allaite ses fidèles. Mais ce mouvement
allégorique ascensionnel redescend pour ainsi dire, d’un figuré à un autre, afin
d’illustrer la maternité spirituelle de Jeanne Guyon : la pragmatique de la
métaphore ne vise plus seulement la conception du sujet dans son rapport à
Dieu, mais celle de l’auteure mystique dans son rapport avec ses disciples,
qu’elle appelle ses « enfants ». C’est ainsi qu’elle écrit à propos de Fénelon :

[Q]uelques jours de là, c’était proche de la St Jean 1689, il me fut fait comprendre
que Dieu le voulait conduire comme un enfant par la petitesse, et qu’il fallait que je le
visse quelquefois, qu’il fallait l’allaiter, sans quoi il serait tout languissant ; qu’il en
ferait l’épreuve et que Dieu voulait l’anéantir par là, se servant pour l’homme le plus
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sage du sujet le plus faible.36

L’écriture paraît ici établir un langage qui, en dépit des apparences, ne relève
pas du régime métaphorique : la maternité est réelle. La lactation mystique a
d’ailleurs des conséquences concrètes sur le corps de Mme Guyon :

court, modifiant leurs pratiques de prière selon les règles qu’elles y trouvaient, mais elles
s’étaient mises à lire aussi le deuxième ouvrage de Guyon, le Commentaire sur le Cantique des
Cantiques, et à écrire des poèmes emphatiques à sa manière » (X. von Tippelskirch, « Le double
circuit. Les enjeux de l’anonymat dans les textes mystiques féminins à la fin du XVIIe siècle »,
Littératures classiques, n° 80, 2013, p. 197-198).
33 Nous pensons au Retable de saint Bernard exposé au Musée de Majorque qui représente le saint
recevant le lait virginal de Marie. L’image est également présente chez Guyon.
34 J. Guyon, Moyen court, éd.cit., p. 96.
35 De l’ordre des chartreux. La connaissance « affective » de Dieu est notamment développée par
Hugues de Balma au XIIIe siècle.
36 J. Guyon, La Vie par elle-même, éd. cit., p. 755.
Mad am e G u y o n , u n e l ég itim at io n pa rado x a l e 71

Une fois que j’étais plus pleine qu’à l’ordinaire, l’on lut là un endroit de l’Écriture,
que l’on expliqua d’une manière toute différente de l’intelligence qui m’en fut donnée,
et cela fit en moi une telle contrariété, parce que je n’osais parler à cause de certaines
personnes qui étaient là et qui me gênaient, qu’on fut obligé de me délacer. […]
[J]e leur dis que je me mourais de plénitude et que cela se répandait sur mes sens
au point de me faire crever. M. me délaça charitablement pour me soulager, ce qui
n’empêcha pas que par la violence de la plénitude, mon corps ne crevât des deux
côtés, quoiqu’il fût délaçé.37

Cette matérialité brute de l’expérience guyonienne ne manquera pas d’alarmer


Bossuet38. Le corps féminin, signifiant du sexe et de la sexualité, que Guyon
cache sous ses habits de dévote, revient sur un nouveau mode. Mais, bien que
l’épisode soit présenté par elle comme celui d’une présence spirituelle, l’évêque
de Meaux ne peut le lire que comme l’irruption archaïque et obscène de la chair
sur la scène du monde civilisé39.
Citons enfin un passage de son commentaire du Cantique des cantiques dans
lequel l’union mystique est saisie comme un allaitement mutuel de l’âme et de
Dieu :

Levons-nous du matin pour aller aux vignes, voyons si la vigne est fleurie, si les fleurs se changent
en fruits, si les grenadiers ont jeté leurs fleurs : là je vous donnerai mes mamelles. (Verset 12)
[…] Mais expliquez-nous, ô admirable épouse, ce que vous voulez dire, lorsque
vous dites que vous donnerez vos mamelles à votre Époux. N’est-ce pas Lui qui les rend
fécondes et qui les remplit de lait ? Ah ! elle veut dire qu’étant dans une parfaite liberté
d’esprit et largeur d’âme, depuis qu’elle n’a point de propriété, en travaillant pour sa
gloire, elle Lui donnera tout le fruit de ses mamelles, et Lui fera boire le lait dont Il les
remplit : Il en est la source et aussi la fin, dans laquelle elle les veut vider.40

Si le Cantique des cantiques est le texte au potentiel queer par excellence


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puisqu’il invite le sujet chrétien, homme ou femme, à s’unir à Dieu en
s’identifiant au je féminin de l’épithalame, l’explication guyonienne, en y
réinvestissant son Dieu gynécomaste, achève de semer le trouble dans la
représentation genrée de la divinisation de l’âme, souvent envisagée comme une
virilisation. Avec ce texte, celui des Explications qui circulera le plus, Mme Guyon
peut figurer une union non pas neutre, mais entièrement occupée par le féminin
dans les deux rôles de mamelle nourricière et de nourrisson passif. Jacques
Le Brun a montré la circularité de cette lecture allégorique des Écritures chez
Guyon : celles-ci prennent sens à la lumière de sa propre expérience, et son

37 Ibid. p. 663-664.
38 L. Cognet, op. cit., p. 134.
39 Nous entendons le terme dans le sens que lui donne Norbert Elias, c’est-à-dire comme
discipline des corps et répression des affects.
40 J. Guyon, « Le Cantique des cantiques », Œuvres mystiques, éd. cit., p. 333-334.
72 L o u is e Pi guet

expérience est légitimée en retour par le sens qu’elle a dégagé des Écritures41.
Mais cette circularité n’est pas plus tautologique ni plus intéressée que la
conception androcentrée et dominante d’un Dieu tout-puissant, sur laquelle
nous souhaitons conclure notre déambulation dans le corpus guyonnien.

Passivité virile
Il n’en est en effet pas ainsi de toute l’« anthropologie » de notre auteure, si
l’on peut parler ainsi en matière de vie de l’âme. Si l’on prend son commentaire
de la Genèse, on y voit une Mme Guyon qui reprend sans discuter les
explications des Pères de l’Église, notamment saint Augustin et Origène. Les
deux auteurs argumentent en effet en faveur d’une lecture allégorique de
l’asymétrie des genres. Ainsi on peut lire chez ce dernier :

15. Mais voyons aussi par l’allégorie comment, à l’image de Dieu, l’homme a été
fait mâle et femelle.
Notre homme intérieur est constitué d’esprit et d’âme [ex spiritu et anima constat].
Disons que l’esprit est le mâle ; pour l’âme, on peut la déclarer femelle. S’ils
s’entendent et s’accordent entre eux, par leur union ils croissent et multiplient […].
Mais si l’âme qui est unie à l’esprit et pour ainsi dire accouplée avec lui, s’abaisse
parfois aux plaisirs corporels et porte son inclinaison à la jouissance de la chair […],
cette âme souillée comme par un adultère corporel ne peut ni croître ni multiplier
légitimement.42

On retrouve la même coexistence asymétrique du féminin et du masculin chez


Mme Guyon, même si les mots désignant les différentes parties de l’âme
diffèrent :

La partie inférieure [de l’âme], représentée par la femme, considère ce fruit de science &
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de connaissance, qui lui paraît bien plus beau que cette innocence ignorante, où la tient
la grandeur de sa grâce : elle le présente à son mari, qui marque la partie supérieure, il
l’accepte, il en goûte : & par là même il retire sa volonté de celle de Dieu, se soustrait à
sa domination, sort de son abandon aveugle, & pèche véritablement.43

Cette reproduction des identités genrées est marquée au coin d’une misogynie
qui, elle, n’est pas du tout allégorique. La faiblesse n’est ici qu’une faiblesse : elle
n’est pas ce pâtir de la dominée qui fait sa force. Nous ne chercherons pas à
dégager, voire à forcer une cohérence dans la représentation du masculin et du
féminin chez notre auteure : si les femmes sont exclues du systématisme
masculin des spéculations théologiques, il ne faudrait pas reconduire aujourd’hui
les critiques contradictoires de ses accusateurs. Cependant, la raison pour

41 J. Le Brun, « Madame Guyon et la Bible », dans M.-L. Gondal (éd.), Madame Guyon. Rencontres
autour de la vie et l’œuvre de Madame Guyon, Grenoble, J. Millon, 1997, p. 63-82.
42 Origène, Homélies sur la Genèse, trad. L. Doutreleau, Paris, Cerf, 2003, p. 67-68.
43 J. Guyon, La Sainte Bible, éd. cit., t. I, p. 50.
Mad am e G u y o n , u n e l ég itim at io n pa rado x a l e 73

laquelle la faiblesse d’Ève est ici réelle tient peut-être non pas au fait qu’elle a été
passivement influencée par les mauvaises suggestions du serpent (qui représente
l’amour-propre), mais parce qu’elle s’est orientée activement vers la
consommation du savoir. Ainsi, quand Mme Guyon maintient la distribution du
masculin et du féminin selon les frontières axiologiques du bien et du mal, c’est
pour mieux renverser les qualités essentialisées des sexes, témoin ce passage fort
sinueux des Torrents spirituels, texte qui a été composé à la même période que les
Explications :

3. Cependant ces âmes paraissent des plus communes, ainsi que je l’ai dit, parce
qu’elles n’ont rien à l’extérieur qui les différencie, qu’une liberté infinie qui scandalise
souvent les âmes rétrécies et resserrées en elles-mêmes à qui, comme elles ne voient
rien de meilleur que ce qu’elles ont, tout ce qui n’est pas ce qu’elles possèdent paraît
mauvais. Mais la liberté qu’elles condamnent dans ces âmes si simples et si innocentes
est une sainteté incomparablement plus éminente que tout ce qu’elles croient saint ; et
c’est en ce sens que s’entend ce passage qui dit que l’iniquité de l’homme vaut mieux que la
femme qui fait bien, parce que les fautes apparentes de ces hommes, qui peuvent seuls
porter la qualité d’hommes parmi les autres efféminés, valent mieux que ces efféminés,
qui font le bien si faiblement, quoique si servemment en apparence ; parce que leurs
œuvres n’ont pas plus de force que le principe d’où elles partent, qui est toujours par
l’effort (quoique beaucoup relevé et anobli) d’une faible créature. Mais ces âmes
consommées dans l’unité divine, agissent en Dieu par un principe d’une force infinie ;
et ainsi leurs plus petites actions sont plus agréables à Dieu que tant d’actions
héroïques des autres, qui paraissent si grandes devant les hommes.
4. C’est pourquoi les âmes de ce degré ne se mettent point en peine ni ne cherchent
point à rien faire de grand, se contentant d’être comme elles sont à chaque moment. O
que faisiez-vous, Marie, sur terre après l’Ascension de votre Fils ? Vous mettiez-vous
en souci de convertir bien des âmes ? De faire de grandes choses ? Une telle âme fait
plus, sans rien faire, pour la conversion d’un royaume, que cinq cents prédicateurs qui
ne sont pas de cet état. Marie faisait plus pour l’Église ne faisant rien, que tous les
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apôtres ensemble. Ce n’est pas que Dieu ne permette souvent que ces âmes soient
connues : non tout à fait, mais quantité de personnes leur sont adressées, à qui elles
communiquent un principe vivifiant pour en gagner quantité d’autres à Jésus-Christ.
Mais cela se fait sans soin ni souci, par pure providence.44

Suivons la progression thématique de ce passage. Le syntagme « ces hommes »,


qui apparaît brutalement au milieu du troisième paragraphe, est coréférent aux
« âmes […] des plus communes », « si simples et si innocentes », et plus loin aux
« âmes consommées dans l’unité divine », par le truchement de la citation de
Siracide XVII, 14, verset auquel Guyon donne un tour très inattendu. « La
qualité d’homme » de ces âmes est distincte de tout référent sexué. Cette
catégorie d’âmes s’oppose aux « âmes rétrécies et resserrées en elles-mêmes »
qui, curieusement, ne sont pas désignées par la catégorie des « femmes » : le

44 J. Guyon, Les Torrents spirituels, Œuvres mystiques, éd. cit., p. 255-256.


74 L o u is e Pi guet

syntagme « ces hommes » s’oppose ainsi à d’ « autres efféminés », c’est-à-dire


d’« autres [hommes] efféminés ». Il n’est plus question ici d’une âme faite d’un
masculin et d’un féminin en conflit, mais de la partie supérieure de l’âme qui,
conformément aux lectures allégoriques de la Création, est toujours déjà
masculine. L’âme ressemble ainsi à une sorte d’hermaphrodite devant affirmer
sa virilité sous peine de s’avilir par effémination. Les traits de l’efféminé sont les
valeurs socialement attachées à la masculinité : l’action, l’héroïsme. La virilité est
en revanche resémantisée par les valeurs opposées : la passivité, la petitesse.
Mme Guyon en conclut que la Vierge Marie est la virilité par excellence, par
opposition aux « cinq cent prédicateurs », à « tous les apôtres ensemble », soit
une foule d’hommes qualifiés, mais reclassés du côté du féminin. La logique
n’est pas la même que celle que nous avons évoquée précédemment qui renverse
le faible en fort : il s’agit ici, comme dans le commentaire de la Genèse, de
donner à la faiblesse de nouveaux signifiés, principalement tout ce qui fait que
l’être de la modernité se saisit comme sujet de ses actions. À l’heure où libertins
et « esprits forts » – toujours des hommes – disqualifient à leur tour la passivité
féminine, cette acrobatie sémantique de Mme Guyon paraît tout à fait
inactuelle, et par là fondamentalement mystique.
Mais dans ce ballet croisé qui met en jeu masculinité et féminité, force et
faiblesse, qui resémantise qui ? Cette impertinence de Guyon est l’aveu ultime
qu’il est inutile de s’ingénier à requalifier le féminin en bien. Ce ne sont pas les
valeurs qui sont attachées à des identités genrées préexistantes, ce sont les
identités genrées qui fondent la valeur. Ainsi la passivité, que Guyon théorise en
« passiveté45 », caractère consubstantiel de la féminité, ne saurait être valorisée
en franchissant la frontière qui la ferait entrer dans l’espace du Bien. Elle ne
peut l’être qu’en franchissant celle, plus primordiale encore, qui l’exclut de
l’identité masculine. Contrairement à ce qui pourrait apparaître comme la
logique catégorielle d’un mouvement d’abstraction, ce n’est pas l’opposition
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féminin-masculin qui est subsumée par l’opposition du faible et du fort, mais
l’inverse.

Si les deux éditeurs contemporains de Mme Guyon s’entendent sur le


féminisme avant la lettre de l’auteure mystique, cette qualification s’inscrit
toujours dans l’apologie plus large d’une expérience universalisable. Toutefois,
Jeanne Guyon, qui ne porte jamais le drapeau des femmes pour l’avancement
d’une cause collective, mais les représente littérairement pour sa propre
autorisation, ne saurait être cette ancêtre proto-féministe, quel que soit le relief
de sa vie aventureuse. Pour parer à cette déception, l’universalisme fait office de
prix de consolation, quand il n’est pas source de frustration, tout occupé qu’il est
par le masculin. Sortir de cette enquête historique en posant la question en
termes de construction discursive des genres permet de relativiser le caractère

45 Voir. J. Le Brun, Le Pur amour, de Platon à Lacan, Paris, Éd. du Seuil, 2002.
Mad am e G u y o n , u n e l ég itim at io n pa rado x a l e 75

subversif que le personnage de la mystique suscite nécessairement. En travaillant


comme elle le fait les valeurs du féminin et du masculin, même dans leurs
torsions les plus complexes, Mme Guyon éprouve les cadres d’une asymétrie
qui, si elle présente quelque jeu où les identités peuvent se troubler, la disqualifie
d’avance et hors de laquelle il est impossible de penser. C’est cependant dans ce
jeu, aussi interstitiel qu’il soit, que Jeanne Guyon déploie toute la liberté possible
des renversements les plus surprenants.

Lo u ise Pig uet


Uni ver sit é de la So r bo nne No u velle - Par is 3
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