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Qu'est-ce donc que la religion ?

Pierre Legendre
Dans Le Débat 1991/4 (n° 66), pages 33 à 39
Éditions Gallimard
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070724147
DOI 10.3917/deba.066.0033
© Gallimard | Téléchargé le 02/02/2024 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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Qu’est-ce donc que la religion ?

Après l’expérience des États communistes, cette question peut faire retour vers l’Occident ultra-
moderne telle qu’elle est : question étouffée pour les Occidentaux eux-mêmes. Mais, inévitablement, elle
devra être réouverte avec rigueur, c’est-à-dire sans fard.
Je publie ci-dessous le texte de ma conférence, à peine retouché, auquel s’ajoutent quelques précisions
d’après coup.

Au terme de ces conférences, nous voici devant ce que Mauss appelait le « problème très grave des caté-
gories », formule par moi transposée pour la circonstance. Que valent, que sont pour nous les catégories
annoncées par le thème : « Les religions du monde communiste » ?
En prévision de ce débat, j’ai choisi d’exacerber nos incertitudes, en relançant la question classique :
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qu’est-ce que la religion ? Plus exactement : qu’est-ce donc que la religion ? Le donc ici est pour introduire
la nuance, si précieuse aux juristes médiévaux, mes maîtres, la nuance du tourment.
Qu’est-ce donc que la religion ? C’est-à-dire, quel est ce tourment de l’humanité, auquel fait face ce
que nous, les Occidentaux, nous appelons, d’un terme emprunté à la légalité des Romains, religion ? Je vous
propose, avant notre débat, quelques remarques sur cette question.
Ces remarques seront articulées en trois temps : 1) prendre acte des conférences qui ont été ici même
prononcées ; 2) noter ce que, dans les sociétés occidentales, nous mettons entre parenthèses à propos du
monde communiste ; 3) à partir de là, c’est-à-dire à partir des éléments que nous offre la réflexion sur le
monde communiste, introduire définitivement la question : qu’est-ce donc que la religion ?

Premier temps : prendre acte des conférences ici prononcées


Je vais brièvement récapituler le parcours et ses points forts, puis tirer la leçon générale, une leçon qui
me paraît s’imposer.
Me référant à la chronologie des conférences, je dirai ceci. La prestation de M. Romanov1 n’a pas été
une simple curiosité. Si elle a choqué (inutilement, à mon avis) quelques personnes, elle a eu, si j’ose dire,
le mérite de mettre en scène la fonction de propagande, à travers la personne du directeur de l’Institut de

1. Cette conférence s’est tenue au printemps 1990. Sur un ton d’innocence jugé inouï, cependant dans l’ordre des choses,
M. Romanov a exposé les changements de position de son Institut, stalinien, khrouchtchévien, brejnévien, puis gorbatchévien.
Les philosophes délicats ont tort, me semble-t-il, d’expédier au diable un tel témoignage, dont les équivalents pullulent dans
la longue expérience du fonctionnariat politico-intellectuel de l’Occident.

Pierre Legendre est notamment l’auteur de L’Amour du censeur, Paris, Le Seuil, 1974, et de Jouir du pouvoir. Paris, Minuit,
1976. Parmi les volumes récents de ses Leçons, en cours de publication chez Fayard : L’Inestimable Objet de la transmission.
Étude sur le principe généalogique en Occident et Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit
(1988).
Cet article est paru en septembre-octobre 1991 dans le n°66 du Débat (pp. 35 à 42).
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l’athéisme scientifique à Moscou, devenu Institut de la connaissance sous la perestroïka. Or, toute fonction
instituée de propagande suppose deux choses :
a) tout d’abord, selon une formulation de haute époque, utilisée de façon subvertie par Eichmann dans
son procès, une obéissance de cadavre2 ; le propagandiste est un fonctionnaire de la pensée, il gère un dis-
cours à toute épreuve, discours fait de consignes dont le contenu peut changer ;
b) mais, surtout, notons que la fonction du propagandiste inclut l’institution de la foi, au sens juridique
du terme. À ce titre, elle est un chaînon dans un mécanisme d’essence religieuse, qui comporte un autre
chaînon, logique lui aussi, l’Inquisiteur.
Ce que nous lisons dans Dostoïevski, M. Romanov nous l’a servi sur un plateau en payant de sa propre
personne (dans l’après coup de la terreur légale, bien entendu) : il nous a fait pressentir la figure de
l’Inquisiteur, en l’occurrence l’Inquisiteur communiste.
Avec la seconde conférence, nous avons fait un pas de côté. Notre collègue Léon Vandermeersch nous
a introduits, par l’étude d’une doctrine de lettrés, aux enjeux religieux d’une société légalement communiste,
mais non européenne. Inévitablement, ce remarquable exposé du nouveau confucianisme a levé un lièvre,
si je puis dire, de taille : quel est le sens de la greffe marxiste en Chine ? L’Occidental ignorant – ce que je
suis – ressent que quelque chose lui glisse entre les doigts. Quoi exactement ?
Empruntant aux observations de Vandermeersch, je ferai là-dessus deux remarques essentielles.
a) La notion, transposée en Chine, de religion, au sens promu par le christianisme latin (la grande pro-
fession de foi), s’effiloche. Il y a bien une structure de discours, apparemment familière pour nous ; des
renvois proches de ce que nous appelons théologie ou théogonie : par exemple, la conaturalité de la cons-
cience de l’homme et de la raison du Ciel, c’est-à-dire une dimension transcendantale, incluant, comme il
a été dit, la plausibilité de l’éventuel martyre pour la morale ; par exemple, encore, il y a l’évocation insis-
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tante de la tradition.
Malgré cela, les valeurs confucianistes ne rentrent pas dans notre moule du religieux. À plus forte
raison, si l’on évoque un élément essentiel de ces valeurs confucianistes : le thème du retour aux rites pour
se retrouver soi-même. Dès lors, je ferai une seconde remarque :
b) le nouveau confucianisme donne à penser que la cargaison rationaliste, que constitue le marxisme
importé en Chine, n’est pas assimilable par la Chine. J’ai retenu particulièrement ce propos du conféren-
cier à propos de Mao : « tentative de sinisation du marxisme, où il y a des aspects originaux, mais sans impact
sur la pensée chinoise du XXe siècle ».
J’ajoute ici ma glose. En somme, le nouveau confucianisme renvoie le marxisme institué à l’envoyeur,
c’est-à-dire à la célébration européenne de la Raison, à sa dogmatique de la causalité, c’est-à-dire, finale-
ment, au système historique occidental de la représentation du sujet et du monde, plus banalement à l’histoire
du religieux européen.
Ce retour à l’envoyeur prend quelque relief, quand s’effondre, ici même sur le continent européen, non
pas seulement l’ordre marxiste soviétique pris comme tel, mais sous le masque de l’ordre soviétique, la ver-
sion industrielle de la révolution universelle, classiquement désignée par la dogmatique européenne depuis
l’avènement du concept scolastique d’État : Reformatio totius orbis ( = redonner forme au monde entier).
Dès lors, venons-en à la troisième conférence – celle de Georges Nivat – consacrée au monde russe.

2. Cette fameuse doctrine, généralement attribuée aux jésuites, lire son origine des exégèses canoniques sur le vœu
(votum) ; elle définit très exactement la position de l’amour politique (notion sur laquelle reviendront mes Leçons) en tant que
sacrifice de la volonté propre (voluntas propna mactatur) : quelle qu’en soit la marque (la plus récente, en style mao), la posi-
tion militante procède de là. À ce litre, la révolution est à verser au dossier des adorationes. Immense question, à reprendre.
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Quelque chose sous nos yeux se répète. Autrement dit, le déjà vu fait retour spectaculairement, à la fois
pour les Russes et pour nous, Occidentaux de la tradition ouest-européenne. Pour les Russes, le déjà vu, c’est
le christianisme orthodoxe ; pour nous Occidentaux, c’est la relance de l’occidentalisation, nouvelle version,
démocratique et gestionnaire, de la révolution universelle. Je vais reprendre ces deux faces de la médaille
européenne d’aujourd’hui.
a) Côté russe, qu’est-ce qui réapparaît de nouveau ? Je noterai trois points essentiels, évoqués par Nivat.
– Le retour de la question uniate, c’est-à-dire de la question de la frontière, à l’intérieur du monde
russe, entre deux légitimités religieuses, d’un côté le christianisme orthodoxe, de l’autre le christianisme
romain (pontifical). Cela nous renvoie à la transmission, aujourd’hui encore si présente dans le vécu
populaire, de la grande querelle de la filiation entre l’Orient et l’Occident.
– Le retour de la question du statut ecclésiastique, question dont on subodore (je pense aux travaux
de Freeze) qu’elle était, dans l’ancienne Russie, bien plus agitée et compliquée qu’on ne l’a dit. Deux pro-
blèmes classiques et stratégiques, bien connus dans l’histoire d’Occident, font retour : statut des biens et
statut du recrutement de la hiérarchie (nomination par le pouvoir séculier ou élection libre ou plus ou moins
contrôlée ?).
– Troisième point essentiel : le retour de ce que nous appelons, ici en France depuis Brémond, le
sentiment religieux, c’est-à-dire l’immense question du statut social et canonique de la piété. Sur ce terrain
se jouent les grands intérêts subjectifs de l’homme, soit dans le cadre des liturgies historiquement établies
et de temps à autre réformées, soit dans le cadre des liturgies nouvelles d’importation et notamment, de nos
jours, dans le cadre des sectes.
b) Qu’en est-il maintenant, du côté des Occidentaux qui regardent ?
Qu’est-ce qui nous fait retour, plus ou moins colmaté pour le moment ? Plus précisément, qu’est-ce
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qui fait retour, pour l’Occident aussi, à l’occasion de l’effondrement de la religion marxiste sur le continent
européen ?
J’ai dit qu’il s’agissait d’une relance de l’occidentalisation de la planète, en l’occurrence face au monde
russe et soviétique. Encore faut-il concevoir ce que recouvre ici cette relance – la relance démocratique et
gestionnaire. Cette relance peut être vue comme un chaînon dans l’histoire des constructions et de l’expansion
de la dogmaticité occidentale. À une version moribonde ou fortement ébranlée succède une nouvelle version
dans la répétition de l’identique. Ce qui s’effondre, à travers l’ébranlement du corpus marxiste sur le conti-
nent européen dans son ensemble (Europe de l’Ouest comprise), peut être, me semble-t-il, résumé par les
propositions suivantes.
D’une part, nous sommes en face d’une perte de la foi marxiste (au sens classique, c’est-à-dire christiano-
militant du terme), de la fin d’une version moderne de l’amour politique. D’autre part, un ébranlement beau-
coup plus souterrain s’est produit. Il s’agit de la mise en cause de la croyance, issue des XVIII-XIXe siècles,
selon laquelle le socio-économique, scientifiquement objectivé, constitue la loi de l’humanité et unifiera
la planète, l’unifiera inévitablement. À terme, cette mise en cause de la dogmaticité européenne, dans ses
profondeurs historiques, va rejaillir – un jour ou l’autre, nous allons l’apercevoir – sur le corpus des sciences
dites sociales, humaines et gestionnaires, auquel s’alimente le discours – lui aussi discours de foi – du
management universel.

Après ce parcours des précédentes conférences, on peut tirer, en vue du débat d’aujourd’hui, une leçon géné-
rale. Tant du côté russe que du côté chinois ou du côté occidental, le retour du religieux remet en scène et en
vigueur, à l’échelle de la culture ultra-moderne, la problématique de l’identité. Qu’est-ce que cela comporte ?
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Cela comporte d’admettre un constat : la solitude de principe des systèmes de représentation à travers
lesquels précisément s’organise l’identité. De là, une interrogation nécessaire sur la difficulté, voire les limites,
de ce que nous appelons science du religieux ou des religions. À preuve, ce que, nous Occidentaux, nous
mettons entre parenthèses à propos du monde communiste.

Deuxième temps de ma réflexion ici : que mettons-nous entre parenthèses, en particulier nous Français,
sujets d’une tradition institutionnelle à dominante catholique ?
Nous mettons entre parenthèses – j’allais dire, transposant dans le domaine social un des concepts les
plus importants de Freud, nous refoulons, à notre insu par conséquent – nos propres arrangements historiques,
parfois très éloignés de nos idéaux proclamés et tant vantés d’objectivité scientifique et de démocratie.
Moyennant cela, nous pouvons regarder le monde communiste – et d’abord le monde russe en tant que
monde européen – comme un prolongement occidental, appelé à coller à nos idéaux occidentaux d’aujourd’hui.
Mais, pour peu que soit levé le refoulement, voici quelques échantillons des difficultés ou des déconvenues
qui nous attendent.
a) Tout d’abord celle-ci : comment se présentent les données historiques de fond concernant le principe
laïque ?
En Occident, l’esprit laïque (au sens institutionnel historique étudié par G. de Lagarde) s’est construit
sur fond d’opposition à la théocratie pontificale, théocratie bien résumée par la formule canonique Extra
ecclesiam non est imperium, littéralement : « Hors de l’Église, il n’y a pas de pouvoir de commandement. »
Pour l’Orient orthodoxe, c’est le contraire qui est vrai. L’esprit laïque a d’abord affaire à la théocratie
impériale, telle que l’a ficelée le christianisme byzantin. En termes modernes : l’esprit laïque en Russie
affronte le magistère religieux de l’État soviétique, que résumait, encore récemment, une formule de
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Kaganovitch donnant une interview : « Il faut tenir en main le peuple par l’idéologie. »
b) Autre échantillon des difficultés : comment concevoir que deux christianismes puissent constituer deux
religions différentes ? Nous ne sommes guère préparés à entrer dans une réflexion là-dessus, étant trop inscrits
nous-mêmes dans l’institutionnel historique porté par le christianisme occidental.
Sur quelle base – de phénoménologie des systèmes de pouvoir – serait-il possible d’apprécier le rôle cru-
cial qu’ont pu jouer, dans la reprise par l’État soviétique de la tradition orthodoxe, le gouvernement par les
images et, plus généralement, l’utilisation du levier liturgique et des célébrations ?
Ou encore ceci : si la Russie soviétique a été le conservatoire de l’institutionnalité historique où s’inscrit
l’orthodoxie, comment rendre compte de la capacité de micro-institutions, officiellement liées au dispositif
juridique du parti communiste, à recevoir de nouveaux contenus (par exemple, les brigades de la Compas-
sion, de la Miséricorde, dans les écoles) ?
Cet enchaînement de difficultés débouche inévitablement sur le problème d’ensemble que j’évoquais
en commençant : que valent nos catégories ? Le problème très grave des catégories, comme l’appelait
Mauss, met en cause, dans son principe, tout discours d’interprétation du phénomène religieux.

Voilà pourquoi la catégorie première à réexaminer est ce concept fameux – trop fameux sans doute –
de religion. Ce sera le troisième temps de mon exposé, un temps qui sera aussi celui de ma conclusion, pour
introduire le débat sur la question : qu ‘est-ce donc que la religion ?
L’ère des définitions univoques de la religion est close. Pourquoi ? Parce que, me semble-t-il, les jeux,
pour longtemps, sont faits.
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La fragmentation du discours porteur du sujet et de la société dans l’Occident moderne (fragmentation


qui relève d’une analyse de la révolution de l’interprète) a fini par produire une dissociation, à la fois
mythologique et normative, entre l’animal parlant et la construction légale qui le fonde dans son être. Je n’ai
pas à développer ici cette problématique, devenue opaque à l’esprit contemporain qui, sur ces questions, se
contente de bien peu. Je me bornerai à ceci : en d’autres termes, le déterminisme symbolique de l’humain
n’est plus reconnu en tant que relevant de la logique institutionnelle dont relève le phénomène religieux.
Une formule ironique de l’humour britannique résume assez bien ce à quoi nous assistons en Occident
gestionnaire – la destitution de la logique du tiers, du tiers politique aristotélicien :
« I, Me and Myself. » Cette formule enferme la prétention et le désespoir individualistes, en même
temps qu’elle donne à ce que nous appelons le religieux statut anthropologique de déchet. Sur cette base,
la religion devient un paramètre (paramètre parmi d’autres paramètres de l’objectivation scientifique) dans
le nouveau discours gestionnaire, tant convoité par les Églises occidentales elles-mêmes. Selon le mot d’un
théologien-manager, « la religion est la somme du croyable disponible ». On ne saurait s’exprimer sur le
mode le plus typiquement occidental.
Dans ces conditions, la catégorie religion est en passe de devenir un poncif, stéréotype stérilisant toute
pensée. Dès lors, contournons-le.
J’ose ici reprendre, devant cette nombreuse assemblée en 1990 à Paris, ma doctrine de la méthode, que,
si j’étais chinois, je rendrais peut-être plus acceptable en l’appelant « doctrine des Trois Portes ». Ainsi
ai-je substitué, à l’univocité du concept de religion, une trilogie de notions. Voici donc.
– Première Porte : le primat de la ritualité et des traductions emblématiques de la référence ;
– Deuxième Porte ; la capacité de fonder un système de filiation et d’en assumer les effets normatifs ;
– Troisième Porte : la disponibilité politique, au sens de la capacité d’authentifier des pratiques sociales.
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Par ces trois accès, un travail de réflexion, qui serait davantage à la hauteur des immenses problèmes
d’aujourd’hui, pourrait peut-être nous conduire à repenser ce qui, sous le vocable religion, nous glisse entre
les doigts. Si l’illusion antireligieuse des États communistes a pu s’instituer, c’est-à-dire se mouler elle-même
dans le mécanisme religieux, mobilisant cette part de l’homme que l’Occident appelle, d’un terme antique
lui aussi romain, une foi, que faudrait-il en conclure ?
À mon avis, rien – rien qui serait de nature à refermer la question des déroutes modernes. Bien étranges
sont les méprises reconnues dans les conditions où vient d’être reconnue la méprise à l’Est, quand des
États ne tiennent plus debout. Bien étrange est aussi la méprise entretenue par l’institutionnalité gestionnaire
quant au sujet qui, lui, ne tient plus debout, dans nos empires techno-scientifiques. Penser ce dont il s’agit
est une autre paire de manches.
Dès lors, pour nous ici, la question de fond me paraît être de surmonter le cercle vicieux des cycles indé-
finis foi/anti-foi, par conséquent de nous éloigner, autant que faire se peut, du concept en trompe l’œil de
religion, pour ouvrir la perspective. Sous la notion occidentaliste de religion, qu’y a-t-il, qui nous renvoie
à la structure universelle ? Tel est le sens de ma proposition d’étude et tel pourrait être l’horizon d’un débat.

Réflexions d’après coup

Au terme de ce premier cycle des Conférences Marcel Mauss, il me paraît utile de prendre acte d’une
difficulté et d’en préciser les données.
Les temps ne sont pas mûrs pour reprendre l’interrogation classique sur le concept de religion. Le fait
d’en avoir jumelé l’essai, en vue d’un débat qui n’a pas eu lieu, avec l’étude de deux cas d’États commu-
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nistes a mis en relief une question : comment aborder cette interrogation, après tant de démentis infligés aux
certitudes prétendument scientifiques, d’inspiration marxiste-léniniste ou dans la mouvance dite libérale,
sur le destin des sociétés et la folklorisation attendue des représentations que nous appelons religieuses ?
La pensée occidentale est devenue occidentalisme. Elle a été touchée au cœur, bien que pour l’instant
elle le masque par d’insipides discours de repentir ou le rafistolage gestionnaire du discours de l’objecti-
vité, ne concevant pas encore que la méconnaissance puisse être une fonction dans la vie des sociétés,
comme elle l’est – nous le savons depuis Freud – pour le sujet.
Tout en sauvant les apparences, nous sommes en train de changer de cap, et pourvu que soient sauve-
gardés les grands conservatoires de l’humanité que sont les lieux de recherche érudite (notre étoile polaire),
une réforme de la méthode va progressivement s’imposer. Nous sommes en train de découvrir que la
croyance ultra-moderne en une désinstitution du monde ne tient pas. Il va falloir repenser notre mode de
penser la science de l’institution et de l’image du monde, c’est-à-dire faire un pas de côté. L’épreuve d’un
renouvellement de la pensée nous attend.
Il y a à jeter les bases d’une vigoureuse réinterprétation de ce dont il s’agit lorsque nous prononçons le
mot religion. Quelques remarques là-dessus :
1) Il serait bien nécessaire de revenir à ce terme latin : religio, que Benveniste qualifiait mot unique et
constant, celui pour lequel aucun équivalent ou substitut n’a jamais pu s’imposer. Mais si l’on connaît
vaguement les conditions historiques de sa transposition pour ficeler le christianisme d’Occident, le fonds
anthropologique de cette notion romaine antique devrait nous mobiliser, en ce qu’il peut être aujourd’hui
clairement évalué : nous sommes en présence de la mise en scène du discours inaugural, indispensable à
la vie et à la répétition de la vie dans l’espèce parlante. Sans ce mécanisme de l’inauguralité, aucun système
normatif n’adviendrait, n’étant pas lui-même fondé à fonder le sujet du discours et de la parole.
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2) Dès lors, à quelle manœuvre logique, essentielle à redéfinir pour la compréhension de notre temps,
nous reporte le concept de religion ? J’ai avancé, preuves à l’appui, que cette manœuvre vise, dans son prin-
cipe, à la reproduction de l’homme selon la loi de l’animal parlant/animal politique comme sujet, c’est-à-
dire ayant d’abord affaire à l’impératif de décoller des choses avec des mots et d’émerger de l’abîme
indicible. Nous sommes là devant le problème d’une structure universelle, destinée à faire surgir le politique,
entendu ici comme condition de l’espèce, à rendre plausibles les divers modes sociaux de la normativité
comme effets d’une représentation du principe de causalité, à rendre, par conséquent, vivable la vie pour
le sujet politiquement sommé d’entrer dans les liens – liens symboliques, c’est-à-dire médiatisés, avec les
images fondatrices de la vie dans la société considérée.
3) Dans une telle perspective, le concept de religion prend une autre tournure, puisqu’il apparaît dès
lors comme étant l’une des versions inventées par l’humanité – en l’occurrence, l’occidentale – pour tenir
et maîtriser le discours de la causalité, au sein de ce système historique qui a produit la science moderne et
l’industrialité. Mais pour être abordable sous cet angle, la religion doit être rapportée au déterminisme
symbolique de l’animal parlant, c’est-à-dire à la construction de l’interdit et à ses mises juridiques, la loi
des filiations. Cela soulève des questions en chaîne, notamment celle-ci : que signifient, anthropologi-
quement, les mouvements de sécularisation ou de laïcisation dans la culture ultra-moderne ? Je dis ; d’abord
et avant tout, ils modifient la mise en scène du discours inaugural, la représentation du politique et les célé-
brations sociales de la référence fondatrice qui en sont la traduction, en aucun cas ils ne peuvent affecter le
principe logique ni la place structurale de l’interdit et de la loi des filiations. C’est en se méprenant sur ce
point crucial – l’indisponibilité de la logique des fondements – et par une analyse défaillante du discours
des images propre à l’Occident qu’on a fini par penser, dans cette culture-ci, qu’il était au pouvoir des révo-
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lutions d’abolir le principe religieux ou que les formes perverties, potentiellement folles, de l’inauguralité
du sujet prétendu libéré (selon la formule « I, Me and Myself », juridiquement traduite dans les conduites
du self-service normatif) pouvaient s’affranchir du mécanisme que nous, Occidentaux, appelons religieux.
4) Il est un long chemin, historien celui-là, à parcourir vers une réflexion de ce type, qui nous rendrait
plus circonspects à l’égard du concept de religion, aussi opaque au communisme docte qu’aux glossateurs
de la Max Weber – Thesis planétaire et qu’assurément n’entendent pas tant d’hommes et de systèmes insti-
tutionnels répandus sur la planète, qui parlent autrement que nous la loi de l’espèce. Or, nous Occidentaux,
nous avons, j’oserai dire, le devoir de revenir vers l’Occident afin d’éclaircir nos idées à propos de ce que
nous proclamons, en fait de religion et de son contraire, la non-religion. J’attire donc de nouveau l’atten-
tion sur l’imposant monument du droit romano-canonique, sur les productions normatives du pontificat
romain, sur la révolution de l’interprète aux XIe-XIIe siècles qui a jeté les bases des grandes distinctions mo-
dernes dont se nourrit l’institutionnel religieux, en particulier la division religion/esprit laïc, pièce maîtresse
du système pontifical, mais méconnue comme telle par l’histoire religieuse elle-même.
5) Enfin, je n’aurai garde de rappeler l’inévacuable enjeu de meurtre dans l’humanité, de cette dimen-
sion subjective un peu mieux comprise depuis Freud. Les exploits sanglants de notre époque, ceux d’hier
ou de demain, soulignent la précarité des montages institutionnels, d’essence religieuse, dès lors qu’ils ont
à prendre en charge la tâche de symbolisation du meurtre. Imposer à l’homme sa part de sacrifice – un sacri-
fice symbolique – nécessaire à la vie, tel est, au versant rituel et dogmatique des institutions, ce à quoi nous
avons affaire quand nous prononçons le mot religion. D’abord et avant tout, nous avons affaire à cela : à
l’entrée dans l’interdit, par ce passage obligé qu’est la problématique du meurtre et du sacrifice symbolique.
De nos jours, l’ultra-modernité comporte la menace d’un recul historique, sur ce terrain où se joue la sym-
bolisation du meurtre pour les nouvelles générations, quand les nouvelles propagandes de la foi en appel-
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lent à la désinstitution du sujet pour le libérer. La science du religieux, quelle que soit de celui-ci la forme
historique, retrouve dès lors son objet fondamental : saisir ce qu’implique instituer la vie (le vitam instituere
des Romains), c’est-à-dire comprendre le système de répétition d’un discours inaugural, indéfiniment repris
et remodelé, et son principe logique, à savoir la reproduction des filiations.

Pierre Legendre.

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