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Politix

Le procès fait au Procès de civilisation. A propos d'une récente


controverse allemande autour de la théorie du processus de
civilisation de Norbert Elias
Dominique Linhardt

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Linhardt Dominique. Le procès fait au Procès de civilisation. A propos d'une récente controverse allemande autour de la
théorie du processus de civilisation de Norbert Elias. In: Politix, vol. 14, n°55, Troisième trimestre 2001. Analyses politiques
allemandes. pp. 151-181;

doi : https://doi.org/10.3406/polix.2001.1177

https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2001_num_14_55_1177

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Résumé
Le procès fait au Procès de civilisation. A propos d'une récente controverse allemande autour de la
théorie du processus de civilisation de Norbert Elias
Dominique Linhardt
Après sa « redécouverte » dans les années 1970, après sa « canonisation » au cours de la décennie
suivante, l'œuvre de Norbert Elias s'est vu soumise, depuis la fin des années 1980, à des critiques de
plus en plus vives. En Allemagne, ces critiques ont conduit à une controverse qui s'est nouée autour
de la réfutation de la théorie du processus de civilisation entreprise par Hans Peter Duerr. Au-delà des
erreurs factuelles et des lacunes empiriques que l'anthropologue fait valoir dans les quatre volumes
que compte son Mythe du processus de civilisation, il vise à dénoncer, sous l'apparente scientificité de
la théorie du processus de civilisation, un « mythe politique » qui servirait de justification au sentiments
de supériorité qu'ont affiché -et affichent encore aujourd'hui - les « occidentaux » à l'égard des cultures
« non occidentales ». Le présent article se propose, au lieu de prendre position en faveur de l'une ou
de l'autre des positions défendues, d'étudier la controverse comme un « révélateur » qui peut nous
permettre de mieux comprendre les enjeux théoriques et normatifs du geste éliasien et la manière dont
Elias fait tenir ensemble la prétention de formuler une « science de l'homme » en même temps que
celle de contribuer à l'accomplissement d'une cité meilleure.

Abstract
The Civilizing process on trial. Notes on a recent german controversy about Norbert Elias' civilization
theory
Dominique Linhardt
After its "re-discovery" in the 70's and its ensuing "canonisation" during the following decade, the work
of Norbert Elias has been exposed since the late 80's to an increasing level of criticism. In Germany,
these critiques lead to a controversy that focused on Hans Peter Duerr's refutation of the theory of the
civilizing process. Beyond the "matter of facts" and the empirical lacks asserted by the anthropologist in
the four volumes of his Myth of the civilizing process, the author aims to unveil, under the apparent
scientific make-up of Elias' theory, its nature of a "political myth" that allowed - and, according to him,
still allows - the false assertion of the superiority of the western world over the "others", the "non
occidental" cultures. The paper suggests, instead of taking position in favour of the ones or the others,
to make use of the study of the controversy for a better understanding of the theoretical and normative
implications of the theory of the civilizing process by showing how Elias achieves articulating both: the
claim to formulate a "science of the human" and the will to participate to the fulfilment of a better
society.
Le procès fait au Procès de civilisation

A propos d'une récente controverse allemande


autour de la théorie du processus de civilisation
de Norbert Elias*

Dominique LlNHARDT

Depuis 1988 s'est développée en Allemagne, mais aussi partiellement


au-delà, aux Pays-Bas et en Angleterre pour l'essentiel, une
controverse à propos de la théorie du processus de civilisation.
Cette controverse commence par la critique frontale que l'ethnologue et
historien de la culture Hans Peter Duerr oppose en 1988 dans le premier
volume de son Mythe du processus de civilisation1 aux thèses de Y opus magnum
de Norbert Elias2. Trois autres volumes verront le jour par la suite, chaque

* Je remercie F. Jobard pour ses lectures successives des différentes versions de ce texte.
1. Duerr (H.P.), Nacktheit und Scham. Der Mythos vom Zivilisationsprozess, Francfort /Main,
Suhrkamp, 1988 (traduction française : Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation,
Paris, Editions de la Maison des sciences de l'homme, 1998).
2. Les deux tomes de Über den Prozess der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische
Untersuchungen, publiés en 1939, ont été traduits en français à partir de la réédition allemande
de 1969. On peut regretter le choix editorial consistant à faire des deux volumes d'un ouvrage
unique deux livres séparés et publiés à deux ans d'intervalle (La civilisation des mœurs en 1973 et
La dynamique de l'Occident en 1975, tous deux chez Calmann-Lévy). Ce faisant, l'unité profonde
de l'entreprise d'Elias a été rendue plus difficile à percevoir. Cette difficulté a été renforcée par
le fait qu'en 1974 parut dans la même collection (« Archives des sciences sociales ») La société de
cour. Pour restituer son unité à l'ouvrage, nous parlerons ici du Procès ou du Processus de

Politix. Volume 14 - n° 55/2001, pages 151 à 181


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publication marquant, par les réactions suscitées, les moments


d'effervescence d'une controverse qui s'étale sur plus de dix ans3. Le but
explicite de cette entreprise intellectuelle est d'établir la fausseté de la théorie
du processus de civilisation en montrant que « l'affirmation selon laquelle
l'homme "occidental" aurait, au cours des cinq cents dernières années, bien
mieux réussi ce que Nietzsche avait appelé la "domestication de l'animalité
de l'être humain" que les Orientaux, lés Africains ou les Indiens est
erronée^ ».

La démonstration de Hans Peter Duerr se présente sous la forme d'un long


enchaînement : sur près de deux mille cinq cents pages se succèdent
d'innombrables situations, événements, exemples tirés de l'histoire, de la
littérature, des mythologies, de l'ethnologie ou de l'histoire de l'art. La
multiplicité et l'hétérogénéité des situations tiennent lieu de soutènement
pour assigner ses limites à l'épuration analytique, au « malthusianisme
théorique » de l'approche éliasienne. Beaucoup ont ainsi vu la clef de la
controverse dans un affrontement entre deux manières de concevoir les
sciences de l'homme et de la culture. Thomas Macho l'interprète par
exemple comme une confrontation entre deux « styles méthodologiques »
antagoniques : le style du « chasseur » et celui du « cueilleur5 ». Norbert
Elias serait le représentant typique de l'ordre des chasseurs. Sa démarche se
caractériserait par une « symptomatique inattention au détail »
contrebalancée par l'intérêt pour la « grande théorie ». Duerr, de son côté,
serait l'exemple même du cueilleur, amassant des quantités énormes
d'observations particulières, de fragments, de faits divers qu'il aligne
patiemment les uns derrières les autres.
L'opposition entre le théoricien et l'empiriste, qu'elle tende, comme le fait
Thomas Macho, à soutenir Duerr contre Elias ou, au contraire, qu'elle vise à
immuniser Elias contre la critique factuelle et empirique6, semble cependant

civilisation. L'édition de référence est celle des éditions Suhrkamp de 1976. On citera : PZ I =
tome 1, « Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes » = La
civilisation des mœurs ; PZ II = tome 2, « Wandlungen der Gesellschaft. Entwurf zu einer Theorie
der Zivilisation » = La dynamique de l'Occident.
3. Duerr (H. P.), Intimität. Der Mythos vom Zivilisationsprozess, Francfort/Main, Suhrkamp, 1990,
Obszönität und Gewalt. Der Mythos vom Zivilisationsprozess, Francfort /Main, Suhrkamp, 1993, Der
erotische Leib. Der Mythos vom Zivilisationsprozess, Francfort /Main, Suhrkamp, 1997. On se
référera aux quatre volumes sous les dénominations Duerr I, Duerr II, Duerr III et Duerr IV.
Dans le quatrième tome Duerr annonce un cinquième. Seul le premier (Nacktheit und Scham...,
op. cit.) a donc été traduit en français.
4. Duerr III, p. 13 (souligné dans le texte).
5. Macho (T.), « Jäger und Sammler in der Wissenschaft. Notizen zu Hans Peter Duerrs "Der
Mythos vom Zivilisationsprozess" », Der Freitag, 6 août 1993.
6. Ainsi, par exemple, U. Greiner qui compare le « duel » entre Duerr et Elias à « une partie
d'échecs disputée sur deux échiquiers différents » : si Duerr présente effectivement un vaste
ensemble de données historiques et ethnologiques, il ne fournirait en revanche aucune prise
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trop limitative pour rendre compte de l'enjeu de la controverse. Elle occulte


que l'entreprise de Duerr repose au fond sur une indignation morale. Pour
lui, le processus de civilisation serait constitutif du sentiment de supériorité
teinté de dédain que certains groupes (sociaux, culturels ou nationaux)
affichent à l'égard d'autres. Sa théorisation aurait historiquement servi de
légitimation à des opérations imposant à certaines catégories de personnes
(les « sauvages », les femmes, les enfants, les « débiles ») des comportements
« civilisés » - au besoin par la force. Les idéologies colonialistes en
fourniraient l'exemple le plus patent7. Le « mythe du processus de
civilisation » consisterait par conséquent en un puissant mécanisme
idéologique de relativisation de la violence, dans la mesure où la civilisation
- entendue comme ce vers quoi tout peuple, tout homme doit tendre, si
nécessaire contre son gré - l'exige. Pour Duerr, le livre d'Elias en constitue la
mise en forme savante, sa pointe intellectuelle, et donc sa légitimation
ultime.
La controverse dépasse très largement la confrontation de personnes sous-
entendue par son appellation et a donné lieu à des échanges d'une âpreté
rare8. La controverse se caractérise indéniablement par une mise entre
parenthèses des canons discursifs habituellement feutrés du monde
académique et intellectuel. L'excitation et la fébrilité dont elle témoigne
peuvent être considérées comme les indices de la difficulté d'établir un
rapport raisonné au « geste théorique d'Elias » qui semble étrangement
appeler soit une forme d'adhésion inconditionnelle, soit, au contraire, un
rejet violent. Pour rendre compte, à travers la description de la controverse
Elias-Duerr, de la problématique de la confrontation critique avec
l'œuvre d'Elias, nous aborderons successivement trois points. En premier
lieu, nous décrirons l'attaque de Duerr du point de vue du dispositif critique
qu'il a mis en place. C'est en effet de ce point de vue d'abord que sa charge
se distingue des critiques qui l'avaient précédée. Ce n'en qu'en prenant
appui sur ce dispositif que Duerr est parvenu à mettre en lumière certains
présupposés fondamentaux de la construction théorique d'Elias autour
desquels un débat a pu être amorcé. Enfin nous reviendrons sur la question

pouvant rendre ce tableau intelligible d'un point de vue théorique, ce qui, de fait, disqualifierait
ses arguments contre Elias (Greiner (U.), « Nackt sind wir alle : Über den sinnlosen Kampf des
Ethnologen Hans Peter Duerr gegen den Soziologen Norbert Elias », Die Zeit, 20 mai 1988).
7. Duerr I, p. 7 ; Duerr, III, p. 10.
8. On la désigne communément par « controverse Elias-Duerr ». Mais la contribution directe
d'Elias se résume à une page dans l'hebdomadaire Die Zeit (« Was ich unter Zivilisation
verstehe : Antwort auf Hans Peter Duerr », Die Zeit, 17 juin 1988). La controverse va bien au-
delà. On y trouve un grand nombre de contributions qui, la plupart du temps, prennent
directement position en faveur de l'un des « protagonistes ». Peu nombreux sont ceux qui ont
cherché, sans forcément prendre position de manière tranchée, à tirer des enseignements de la
controverse.
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de la normativité engagée dans le Procès de civilisation. Celle-ci n'a été


abordée que de manière polémique : soit les protagonistes ont, à l'image de
Duerr, rapproché la pensée d'Elias de constructions théoriques normatives
reposant sur des métaphysiques de l'histoire propres au XIXe siècle ; soit, au
contraire, ils ont nié toute normativité au nom d'un idéal de scientificité. Or,
entre la pureté scientifique et la dénonciation par l'assimilation à une
idéologie, une troisième voie nous semble possible (et souhaitable), une voie
qui ouvre une perspective d'apaisement puisqu'elle reconnaît à la fois
l'œuvre scientifique de Norbert Elias et l'existence d'un horizon normatif
dans lequel celle-ci s'inscrit.

A quel prix le « grand geste » éliasien est-il critiquable ?

Si le Procès de Civilisation compte aujourd'hui parmi les ouvrages classiques


de la sociologie, il aurait pu ne pas en être ainsi9. Sa « redécouverte » tardive
a souvent été thématisée comme une revanche bien méritée. L'enthousiasme
suscité par la réception d'Elias depuis les années 1970 a occulté que des voix
critiques l'ont accompagnée depuis le début. Non moins radicales que celle
de Duerr, elles ont cependant pu être relativisées par les tenants de la théorie
exposée dans le Processus de civilisation. En faire le catalogue rétrospectif peut
induire le sentiment qu'elles ont été massives et cohérentes. Elles ont été, au
contraire, dispersées et sans liens. S'en souvenir permettra à la fois d'inscrire
la critique de Duerr dans une continuité et de voir en quoi elle se distingue.

L'assimilation des critiques avant Hans Peter Duerr

En simplifiant outre mesure, on peut résumer l'argument central d'Elias


dans le Procès de civilisation comme l'affirmation de l'existence d'un
mouvement ascendant du niveau de civilisation au cours du temps. Ce
mouvement n'a, selon Elias, ni un début ni une fin définis, de telle sorte qu'il
n'est pas possible de parler dans l'absolu ni d'un état « primitif » originel ni
d'un aboutissement correspondant à une civilisation « parfaite10 ». La
pensée d'Elias est relationnelle et comparative : il n'oppose pas le civilisé au
barbare, mais le plus au moins civilisé. Empiriquement, cela consiste à
choisir comme objet d'observation une configuration sociale particulière à
un temps tQ et de constater, à travers la modification des comportements aux
temps tn, les «poussées de civilisation» (Zivilisationsschiibe11). Les critères

9. Cf. Taschwer (K.), « Wie Norbert Elias trotzdem zu einem soziologischen Klassiker wurde
Amsterdams Sociologisch Tijdschrift, 20, 1994.
10. Cf. PZ I, p. 74-78, PZ II, p. 378-379.
11. PZI,p. 224.
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pour les déterminer sont d'une part le développement de structures de


contraintes extérieures aux individus, en particulier d'un Etat central
(sociogenèse), et, d'autre part, le degré d'intériorisation de ces contraintes
(psychogenèse). Ce double processus peut évidemment connaître des revers
et des régressions, il n'empêche que, considérés globalement, il va dans le
sens d'un plus haut niveau de civilisation. Ceci est vrai pour l'Europe entre
le XVe et le XVIIIe siècle qu'Elias prend pour objet, mais l'est aussi plus
largement : les évolutions qu'il décrit ont bel et bien une prétention à la
généralité et sont censées fournir des clefs pour la compréhension de
l'histoire du genre humain12 (cf. schéma 1).

Schéma simplifié du modèle du processus de civilisation

Ne A

niveau de civilisation
espace-temps
détermination empirique d'un niveau de civilisation rapporté à un lieu et à un
moment historique
mouvement global du processus de civilisation

12. PZ II, p. 318, 454. Cette posture est explicitement assumée, par exemple, par J. Goudsblom
lorsqu'il traite de la domestication du feu comme d'un processus de civilisation. Cf. Goudsblom
(J.), « The Domestication of Fire as a Civilizing Process », Theory, Culture and Society, 4, 1987,
p. 457-476.
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Bien que variées, les critiques de ce modèle vont toutes dans le même
sens13 : est-il possible de construire une échelle ordinale unique à l'aune de
laquelle l'ensemble des sociétés passées et présentes pourrait être
hiérarchisé ? La critique la plus précoce est venue des anthropologues qui
ont mis en doute la dichotomie entre sociétés « simples » et intégrées d'un
côté et sociétés complexes et différenciées de l'autre qui sous-tend, selon eux,
une opposition entre « primitifs » et « civilisés » qui, bien que niée par Elias,
n'en serait pas moins tacitement acceptée14. Même si l'on remplace cette
dichotomie stricte par des formes d'expression graduelles plus adaptées à
l'approche éliasienne caractérisée par l'attention portée à la continuité des
processus, l'argument a été maintenu : pour procéder à l'évaluation du
niveau de civilisation, on serait immanquablement conduit à choisir comme
référant ce qui apparaît aux yeux du sociologue comme le plus « naturel », à
savoir la société de type « moderne ». Cet argument ouvre évidemment la
voie à la dénonciation de l'eurocentrisme15 et, si l'on associe à l'idée d'une
échelle graduée des niveaux de civilisation celle d'un développement
historique par stades correspondant à un mouvement « normal »
d'ascension vers des niveaux de civilisation plus élevés, à la critique de
l'évolu tionnisme et de la téléologie16. De même, ce sont les anthropologues
qui ont mis en question la thèse éliasienne d'une corrélation forte entre le
degré de civilisation observé dans les comportements singuliers et
l'existence d'un centre politique. Comment peut-on, dans ce cadre, rendre
compte de la forte autocontrainte qu'on peut constater dans des sociétés

13. Nous excluons ici les nombreuses critiques qui portent soit sur des erreurs factuelles ou
d'interprétation de données historiques, ainsi que celles qui pointent des lacunes, des aspects
non pris en compte par la théorie du processus de civilisation dans la mesure où celles-ci ne
constituent pas une mise en cause fondamentale, mais ouvrent la voie à un vaste programme de
recherches empiriques qu'Elias évidemment n'aurait pu seul mener à son terme.
14. Cf. Kellner (R.), « Norbert Elias und die Ethnologie - Über die Probleme der Ethnologie mit
der Zivilisationstheorie », Angewandte Sozialforschung, 19, 1995 ; Köstlin (K.), « Die "historische
Methode" der Volkskunde und der "Prozess der Zivilisation" des Norbert Elias », in
Harmening (D.), Wimmer (E.), dir., Volkskultur - Geschichte - Region. Festschrift für Wolfgang
Brückner zum 60. Geburtstag, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1990.
15. Par exemple Blök (A.), « Primitief en geciviliseerd », Sociologische Gids, 29, 1982, cité par
Kellner (R.), «Norbert Elias und die Ethnologie...», art. cité. A. Blok avait défendu cet
argument au colloque « Zivilisationsprozesse und Zivilisationstheorien » qui s'est tenu à
Amsterdam les 17 et 18 décembre 1982 en présence de Norbert Elias. La discussion échauffée a
conduit à la mise en cause morale de Norbert Elias, par une accusation de « racisme ». L'épisode
est d'autant plus remarquable que Blok, dans les années qui avaient précédé, avait été l'un des
plus fervents adeptes et défenseurs d'Elias (cf. Wilterdink (N.), « Die Zivilisationstheorie im
Kreuzfeuer der Diskussion », in Gleichmann (P.), Goudsblom (].), Körte (H.), dir., Macht und
Zivilisation. Materialien zu Norbert Elias' Zivilisationstheorie 2, Frankfort /Main, Suhrkamp, 1984).
16. Cf. Anders (K), « Fortgeschrittener Humanismus oder humanistischer Fortschritt ? », in
Treibel (A.), Kuzmics (H.), Blomert (R.), dir., Zivilisationstheorie in der Bilanz. Beiträge zum 100.
Geburtstag von Norbert Elias, Opladen, Leske und Buderich, 2000.
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«sans Etat», telles que celle des Inuits17 ou des Bochimans Djuka du
Surinam18 ?

Un second volet de la critique prend, lui, appui sur l'histoire du XXe siècle.
Deux arguments ont été avancés. Le plus évident consiste à invoquer - à
l'encontre de l'idée d'une baisse tendancielle de la violence défendue par
Elias - le constat que notre siècle a été de loin le plus sanglant et le plus
empli d'horreurs : les guerres mondiales, les exterminations de masse, la
menace de la guerre nucléaire, l'Holocauste, surtout, servent dans cette
optique comme les contre-exemples à la thèse d'un mouvement vers un
niveau de civilisation plus élevé19. Un autre argument concerne l'apparent
relâchement des contraintes qui pèsent sur les rapports interpersonnels, ce
que l'on a appelé l'avènement d'une « société permissive », plus « libre » et
moins attachée à des formes codifiées du convenable. On pense à cet égard à
la libération des mœurs de l'après-68, mais la « fin de siècle » et les « années
folles » ont également été mises à contribution.
Chacune de ces critiques a donné lieu à des amendements de la théorie.
Ainsi pour désamorcer les critiques de l'eurocentrisme et de 1'« étato-
centrisme », il suffirait de reconnaître, aux côtés de l'Etat de type occidental,
d'autres configurations d'interdépendance propres aux petites sociétés
tribales non européennes conduisant à des phénomènes d'autocontrôlé aussi
forts que ceux observables dans les sociétés occidentales20. De même cette
reconnaissance conduit-elle à concevoir non pas un seul, mais une pluralité
des processus de civilisation. A l'encontre de l'argument de la barbarie du
XXe siècle, a été affirmé la nécessité de thématiser plus clairement l'idée
selon laquelle on trouverait, à côté des processus de civilisation, des
processus de « décivilisation », dont les totalitarismes et les guerres du
XXe siècle seraient les exemples les plus évidents21. Enfin, pour rendre

17. Rasing (W.), « Over conflictregulering bij de nomadische Inuit », Sociologische Gids, 29, 1882,
cité par Kellner (R.), « Norbert Elias und die Ethnologie. . . », art. cité.
18. Thoden van Velzen (H. U. E.), « The Djuka Civilization », Netherlands Journal of Sociology, 20,
1984.
19. Cf. Dinges (M.), « Gewalt und Zivilisationsprozess », traverses, 1, 1995 ; Wieviorka (M.), « Sur
la question de la violence », Tumultes, 15, Norbert Elias : pour une sociologie non-normative.
20. Dans le cas des Djuka, analysé par Thoden van Velzen, l'argument est que le polissement
des mœurs ne dépend pas de la sociogenèse d'un Etat, mais de celle d'un système matrimonial
uxorilocal : lors d'un mariage, l'époux rejoint le village de son épouse, tout en gardant des
contacts fréquents avec les villages de sa mère et de son père. A cela s'ajoute la pratique de la
polygamie. Le mari est par conséquent en perpétuel déplacement entre plusieurs villages, sans
attaches fixes et dépendant de l'opinion que ses hôtes se font de lui. Pour se faire accepter dans
chaque lieu, il doit exercer des talents diplomatiques considérables. Cette nécessité, considérée
sur le temps long, serait le facteur décisif du façonnement des comportements et, par
conséquent, de la civilisation Djuka.
21. Cf. Mennell (S.), « L'envers de la médaille : les processus de décivilisation », in Garrigou
(A.), Lacroix (B.), dir., Norbert Elias. La politique et l'histoire, Paris, La Découverte, 1997.
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compte des phénomènes de libération des mœurs, a été forgée la notion de


« processus de formalisation et d'informalisation ». Ces processus se
superposeraient aux processus de civilisation de manière diachronique.
Ainsi, la « société permissive » serait le fruit d'une combinaison entre un très
haut niveau de civilisation et un processus d'informalisation qui permet,
grâce au niveau élevé d'autocontrainte dont font preuve les personnes, des
comportements qui apparaîtraient dans un autre contexte comme peu
civilisés. Inversement, la période nazi se caractérise par un processus de
décivilisation au cours duquel les comportements apparaissent encore, d'un
point de vue formel, comme concordants avec les exigences de civilisation.
La formalisation, dans ce cas, opère comme un voile occultant la véritable
barbarie22 (cf. tableau 1).

Civilisation Décivilisation
Europe des XVe au XVIIIe
Formalisation Allemagne nazie
siècles
Informalisation Sociétés permissives Barbarie « ordinaire »

Tableau 1. La complexification du modèle initial du processus de civilisation

Ces amendements ont permis d'augmenter singulièrement les capacités à


rendre compte de configurations socio-historiques qui n'avaient pas pu
trouver, auparavant, d'explication satisfaisante : les formes de vie civilisées
en dehors des sociétés étatiques européennes sont dorénavant prises en
compte de même que l'idée d'une pluralité des configurations
« civilisantes » et, par conséquent, celle de la pluralité des processus de
civilisation ; les processus de décivilisation ont obtenu un statut théorique
équivalent aux processus de civilisation ; enfin, on a doublé le gradient de
civilisation d'un gradient de formalisation23 (cf. schéma 2).

22. Cf. Wouters (C), Informalisierung : Norbert Elias Zivilisationstheorie und Zivilisationsprozess im
20. Jahrhundert, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1999. L'argument de l'informatisation a été
avancé par ce même auteur dès 1979 (Wouters (C), « Informalisierung und der Prozess der
Zivilisation », in Gleichmann (P.), Goudsblom (].), Körte (H.), dir., Materialien zu Norbert Elias'
Zivilisationstheorie, Frankfort /Main, Suhrkamp, 1979).
23. Ce nouvel « état » de la théorie, dans la mesure où Elias est un fondateur d'école, ne peux
plus être considéré comme la propriété exclusive de ce dernier. Cependant, même s'il n'en a pas
été l'auteur des amendements, il les a tous repris à son compte. Ceci apparaît le plus clairement
dans Studien über die Deutschen. Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert,
Francfort/Main, Suhrkamp, 1989.
Le procès fait au Procès de civilisation 159

Schema simplifié de l'état amende du modèle du processus de civilisation

Nc niveau de civilisation
Nf niveau de formalisation/informalisation
Eß espace-temps
• détermination empirique d'un niveau de civilisation rapporté à un lieu et à un
moment historique
© détermination empirique de niveaux de civilisation « discordants » au regard du
modèle initial
—► reconnaissance de la pluralité des processus de civilisation et de décivilisation
-> reconnaissance des processus de formalisation/ informalisation

La charge de Hans Peter Duerr

L'attitude adoptée à l'égard de la critique a donc été celle d'une assimilation.


Les contre-exemples ont été entendus et intégrés au cadre théorique au prix
de certains ajouts et adaptations. Cette stratégie a également été tentée
contre Duerr. Ainsi la réplique de Michael Schröter, parue pour la première
fois en 199124, c'est-à-dire en réaction au premier tome du Mythe du processus
de civilisation, se présente-t-elle comme une contribution à la discussion avec
Hans Peter Duerr. On y retrouve le type d'argumentation caractéristique
consistant à accepter certaines modifications du cadre théorique, mais

24. Schröter (M.), « Scham im Zivilisationsprozess : Zur Diskussion mit Hans Peter Duerr
Körte (H.), Gesellschaftliche Prozesse und individuelle Praxis, Francfort/Main, Suhrkamp, 1991.
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d'exiger, en contrepartie, la reconnaissance de la validité globale de celui-ci.


Lors de sa republication telle quelle en 1997, Schröter se contentera d'ajouter
la note suivante :
« Depuis la première publication de cet article, Duerr a publié deux autres
volumes de son monstrueux écrit de guerre contre Elias. Le plus récent me
réserve également quelques coups et annonce qu'il répliquera plus
longuement encore dans le suivant. J'ai renoncé à élargir mon texte à une
"anti-anti-critique" ou de me prononcer de quelque sorte que ce soit par
rapport aux nouveaux développements de Duerr25... »
Comment en est-on passé d'un état de considération suffisante pour un livre
et son auteur qui permette de « discuter avec lui » à une situation où Le
mythe du processus de civilisation est qualifié d'« écrit de guerre
monstrueux » ? Duerr semble avoir anticipé les contraintes qui doivent être
remplies pour que sa critique puisse apparaître comme s'attaquant à la
théorie d'Elias de manière plus fondamentale que ne l'avaient fait celles qui
l'avaient précédée. Les modifications du cadre théorique auxquelles ces
dernières avaient conduit avaient été rendues nécessaires pour pouvoir
rendre compte de cas empiriques qui ne trouvaient pas d'explication
satisfaisante dans le modèle originel. Cependant, ces discordances n'étaient
pas assez nombreuses et variées pour pouvoir mettre en cause la validité
d'ensemble de l'approche et, en particulier, la possibilité de classifier des
comportements et des sociétés en fonction des niveaux de civilisation
atteints. C'est là toute la différence avec l'entreprise de Duerr. Son dispositif
critique consiste non pas à ajouter ici et là quelques points décentrés par
rapport au cas général, mais à repeupler entièrement l'univers de cas de
figure en très léger décalage les uns par rapport aux autres.
Fondamentalement, il ne fait rien d'autre que Thoden van Velzen étudiant
les Djuka, mais il répète l'opération un nombre incalculable de fois. En
montrant comment à travers les âges, contrées, sociétés, peuples et
continents, les humains déploient une infinité de manières d'être pudiques,
violents, obscènes, timides, voyeurs, obsédés, rieurs, agressifs, en montrant
que ces manières peuvent être variées dans un même espace et au même
moment, il s'en prend à la possibilité même d'établir un classement des
niveaux de civilisation : la prolifération des circonstances particulières fait
littéralement exploser l'instrument de mesure lui-même et, par conséquent,
la théorie qui le sous-tend.
On peut considérer que le monde fourmillant et hétérogène qu'il objecte à
l'épuration de la thèse d'Elias est concordant avec les considérations
épistémologiques, inspirées par Paul Feyerabend, que Duerr a développées

25. Schröter (M.), « Scham im Zivilisationsprozess : Zur Diskussion mit Hans Peter Duerr », in
Erfahrungen mit Norbert Elias. Gesammelte Aufsätze, Francfort /Main, Suhrkamp, 1997, p. 109, n° 39.
Le procès fait au Procès de civilisation 161

ailleurs26. Il rencontre pourtant une difficulté : comment maintenir une


possibilité d'unification ou, du moins, de commensurabilité des cas décrits ?
Comment sauver l'humain de la dissolution dans la multiplicité ? La
solution qu'il propose consiste à postuler un fond commun d'humanité, une
« essence » ou une « nature » de l'humain qu'il oppose à la plasticité
historique de l'humain chez Elias. Il se défend toutefois de faire de la
métaphysique : plus prosaïquement, le postulat d'une « essence » de
l'humain signifie pour lui que tous les humains, parce qu'ils appartiennent à
l'espèce humaine, partagent certaines caractéristiques communes27. La
pudeur, la violence, l'obscénité, etc. sont, en tant que catégories, des
universaux humains. Ce sont les formes concrètes de leur manifestation qui
diffèrent profondément d'une société à l'autre, d'une personne à l'autre,
voire d'une situation à l'autre (cf. schéma 3).

Schéma simplifié de la « déconstruction » opérée par Duerr

impossibilité d'une mise en ordre par le niveau de civilisation


impossibilité d'une mise en ordre par le niveau de
formalisation/informalisation
espace-temps
formes de vie humaine, impossibles a classifier selon le schéma éliasien

26. Duerr (H. P.), M Dieu - ni mètre. Anarchistische Bemerkungen zur Bewusstseins- und
Erkenntnistheorie, Francfort /Main, Suhrkamp, 1974.
27. Duerr I, p. 12 ; Duerr II, p. 14-17, 261, 269 ; Duerr III, p. 15-16.
162 Politix n° 55

Peu de commentateurs ont pris note du fait que Duerr ne se contente pas de
l'apparent empirisme consistant à fournir une casuistique des expressions
des affects et au constat que la théorie d'Elias ne permet pas de rendre
compte de la diversité des cas. La critique « théorique » est en un sens
intégrée au dispositif critique. Les deux mille cinq cents pages de faits divers
conduisent bien à faire un « point » : les différences de l'expression des
affects ne devraient pas être approchées quantitativement en établissant une
échelle du plus au moins, mais qualitativement en distinguant les modalités
variables selon lesquelles des caractéristiques universelles s'expriment. La
démonstration en est faite par une opération massive d'alignement de cas
qui, chacun pris individuellement, ne saurait mettre en cause la théorie.
C'est la masse qui produit l'effet qualitatif voulu car il lui permet de faire
valoir, à l'encontre d'Elias pour qui la civilisation désigne un processus à
l'intérieur de l'histoire de l'humanité, que « l'être-civilisé » et « l'être-
homme » ne sont qu'une seule et même chose, que civilisation et
humanisation sont des phénomènes parfaitement synchrones, toute forme
de vie humaine étant une manière particulière d'être civilisé28.

La malléabilité de l'être humain : l'anthropologie historique


de Norbert Elias en question

Le dispositif de réfutation de Duerr vise tout entier à « démontrer » sa thèse


de 1'« essence de l'humain ». Dans la mesure où Duerr est partisan d'une
version faible, presque banale, de ce postulat, en réduisant 1'« essence » en
question au simple constat que les humains ont « tous quelque chose en
commun », l'aspect central ne peut pas être l'argument lui-même, mais le
geste qui le porte : Duerr assume explicitement une sorte d'« anthropologie
de base », aussi peu formalisée soit-elle. Par ricochet, cela a contribué à faire
émerger des questionnements ayant trait aux soubassements
anthropologiques sur lesquels repose la théorie du processus de civilisation
elle-même. La critique de Duerr a mené à une situation qu'aucune autre
n'avait auparavant produite : faire porter l'interrogation sur les attributs
fondamentaux qu'Elias confère aux humains, sur la figure de l'humain qu'il
met en scène29. La thématique de 1'« homme éliasien » constitue une grande
partie de l'intérêt de la controverse. Elle a été articulée autour de trois

28. Duerr I, p. 12.


29. L'anthropologie d'Elias avait pourtant déjà été abordée. Dès 1952, R. Bendix puis, à sa suite, A.
Honneth et H. Boas avaient mis en lumière le « béhaviorisme » du modèle éliasien (Bendix (R.),
« Compliant behaviour and individual personality », American Journal of Sociology, 58, 1952 ;
Honneth (A.), Boas (H.), Soziales Handeln und menschliche Natur : Anthropologische Grundlagen der
Sozialwissenschaften, Francfort/Main, Campus, 1980). Cf. aussi Wehowsky (A.), « Uns beweglicher
machen als wir sind - Überlegungen zu Norbert Elias », Ästhetik und Kommunikation, 8, 1977.
Le procès fait au Procès de civilisation 163

questions : celle de l'histoire, celle de la relation entre psychogenèse et


sociogenèse et celle du pouvoir et de l'Etat.

L'homme a-t-il une essence ou une histoire - ou est-il essentiellement historique ?

Le postulat de l'essence de l'humain a fait office de brèche dans laquelle se


sont engouffrés la plupart de ceux qui ont voulu défendre le Procès de
civilisation. Selon eux, l'approche de Duerr conduit à figer l'être humain
plutôt qu'à s'interroger sur ses changements. La critique de la « capture » de
l'être humain, soit dans la biologie30, soit dans une forme de métaphysique
anhistorique31, a par conséquent été récurrente. Elle a été renforcée par des
réserves corrélatives concernant sa méthode. En assemblant des faits et des
situations isolés, issus de contextes hétérogènes sans s'interroger sur les
conditions de leur comparaison, Duerr gommerait les différences en
procédant à un nivellement par les similitudes32 et aboutirait in fine à une
négation de l'histoire33. Mettre sur un même plan la pudeur d'une balinaise
avec celle d'une lady victorienne serait préjudiciable car cela conduit à ne pas
prendre en compte que « les conditions historiques et sociales de la pudeur
sont totalement différentes34 ». A son universalisme on a donc opposé la
nécessité de restituer la particularité historique et sociale des situations
analysées.
Duerr a longuement répondu à ces reproches en faisant valoir qu'il ne met
pas en question l'existence des différences historiques et culturelles, mais

30. C'est ainsi, du moins, que l'on peut entendre les critiques selon lesquelles la thèse de
l'universalité de certaines catégories d'affects sous-entendrait leur caractère inné (Elias (N.),
« Was ich unter Zivilisation verstehe... », art. cité ; Wouters (C), « Duerr and Elias. Scham und
Gewalt in Zivilisationsprozessen », Zeitschrift für Sexualforschung, 7, 1994 ; Baumgart (R.),
Eichner (V.), Norbert Elias. Zur Einführung, Hambourg, Junius, 1991, p. 92). Cette critique peut
déboucher sur une dénonciation du génétisme (Krause (B.), « Scham und Selbstverständnis in
mittelalterlicher Literatur », in Kintzinger (M.), dir., Das andere Wahrnehmen, Cologne, Weimar,
Vienne, Böhlau, 1991, p. 194, cité par Duerr III, p. 15).
31. Ainsi J. Georg-Lauer demande-t-elle « comment ont peut attribuer une essence à l'humain
alors qu'on ne dispose que de matériaux sur certains humains historiques » et d'ajouter qu'il
s'agit là d'une « thèse métaphysico-philosophique douteuse » (Georg-Lauer (J.), « Nackte
Scham : Hans Peter Duerrs Buch über den Zivilisationsprozess », Neue Zürcher Zeitung, 5 mai
1988).
32. Göbel (A.), « Entzivilisierte Zivilisation : Über Duerrs neueste Attacke auf Norbert Elias »,
Symptome, 13, 1995, p. 58.
33. Elias (N.), « Was ich unter Zivilisation verstehe... », art. cité ; Gsell (M.), « Von Hirschkäfern
und Maikäfern : Hans Peter Duerrs Angriff auf den "Prozeß der Zivilisation" », Die
Wochenzeitung, 18 mars 1994 ; dans un même esprit P. Burke lui reproche de considérer que
toutes les cultures sont identiques : Burke (P.), « Keine Alternative ? Zur Elias-Duerr-Debatte »,
Psychologie heute, décembre 1991, p. 65.
34. Greiner (U.), « Nackt sind wir alle. . . », art. cité.
164 Politix n° 55

qu'il vise uniquement à établir l'impossibilité d'inscrire ces dernières dans


une évolution dotée d'une direction déterminée35. Si Duerr n'offre
effectivement aucune alternative qui rendrait intelligible l'histoire dont il
fournit les éléments constitutifs, ce serait parce que son but n'est pas
d'« écrire une histoire culturelle des comportements humains », mais
seulement de savoir si « les affects, les émotions et la propension à la
violence sont réellement plus "restreints" ou "modelés" dans les sociétés
"occidentales" européennes que dans les sociétés "traditionnelles"
prémodernes et extra-européennes36. »
Plus fondamentalement, il procède à une « reductio ad absurdum^ » de la
position de ses adversaires en cherchant à montrer qu'une connaissance du
particulier en soi est impossible. De deux choses l'une : soit on opte pour un
particularisme radical ; soit, à l'inverse, on pratique un particularisme
relativiste. Dans le premier cas, la particularité est traitée en ce qu'elle a
d'incommensurable et de non-identique et, dès lors, si on refuse
effectivement tout réfèrent extérieur à l'aune duquel on pourrait déterminer
cet incommensurable et ce non-identique, il paraît difficile de voir en quoi la
particularité est particulière. A l'inverse, la prise en compte de ce réfèrent
conduit automatiquement au deuxième cas de figure dans lequel la
détermination de ce que le particulier a de particulier passe obligatoirement
par une comparaison implicite entre particularités. Mais alors, la particularité
est de fait désingularisée, puisque la comparaison suppose un tertium
comparationis qui n'est pas propre au cas singulier : on procède à sa mise en
rapport avec une méta-grandeur. Les adversaires de Duerr passeraient sous
silence cette opération. Non explicitée et présentée comme allant de soi, elle
imposerait pourtant aux objets de la comparaison des catégories
historiquement et culturellement déterminées - celles produites par les
sociétés auxquelles le sociologue appartient. En procédant à une
« cosmisation38 » implicite de catégories propres aux sociologues
occidentaux, on dissimulerait un « colonialisme intellectuel » dont un
langage apparemment neutre serait le « cheval de Troie39 ». Le recours au
postulat de l'essence de l'humain s'en voudrait un antidote. Il permettrait de
fournir un totalisateur légitime dans la mesure où la comparaison serait
fondée sur des catégories qui, parce qu'elles sont « humaines », sont utilisées
et reconnues dans toutes les sociétés, toutes les cultures et de tout temps.

35. Duerr II, p. 14-18, Duerr III, p. 15-20, Duerr IV, p. 356-359.
36. Duerr III, p. 20.
37. Duerr II, p. 17.
38. Matthes (J.), « The Operation called "Vergleichen" », in Matthes (].), dir., Zwischen den
Kulturen ? Die Sozialwissenschaften vor dem Problem des Kulturvergleichs, Soziale Welt, 8, 1992, p. 81.
39. Duerr II, p. 18.
Le procès fait au Procès de civilisation 165

C'est en prenant acte de l'anthropologie assumée de Duerr que Matthias


Schloßberger s'est interrogé sur l'anthropologie sous-jacente au travail
d'Elias40. L'insistance sur les transformations plutôt que sur les
permanences, la démarche consistant à saisir les phénomènes dans leur
devenir plutôt qu'en termes d'états a longtemps occulté le fait qu'on trouve
bien chez ce dernier l'idée d'une « nature humaine ». Ainsi, Elias affirmerait
qu'au cours du processus de civilisation « les structures de personnalité
changent sans que, pour autant, la nature de l'homme se transforme41 ». Une
autre indication nous est fournie lorsqu'il précise qu'il serait vain de vouloir
distinguer entre des processus naturels et des processus historiques42. Ces
deux énoncés peuvent apparaître contradictoires tant qu'on méconnaît que
pour Elias « histoire » et « substance » ne s'opposent pas, l'homme étant
« par essence » historique, c'est-à-dire capable d'être façonné au plus
profond de lui-même par les forces civilisatrices43. L'anthropologie d'Elias
sur laquelle s'échafaude toute sa sociologie s'appuie donc sur l'idée d'un
homme flexible, caractérisé par la disponibilité à se laisser prendre dans des
processus historiques et à se laisser transformer par eux. L'homme éliasien
échappe continuellement à la pétrification, à sa saisie dans un état. Ce
faisant, l'être humain devient lui-même un processus - individuellement au
cours d'une vie ou collectivement, en tant que société44. L'historisme radical
que traduit le passage d'une approche où l'on s'intéresse aux changements
qui affectent un être, à une approche ou cet être est lui-même conçu comme un
changement est primordial pour prendre la mesure de l'autre versant de la
théorie du processus de civilisation qu'est la sociogenèse. L'extrême
malléabilité de l'être humain confère le statut d'instance déterminante aux
macroprocessus sociaux, aux institutions sociales et, en tout premier lieu, à
l'Etat.

La pudeur : reprise de la psychogenèse dans ses rapports avec la sociogenèse

Le rapport entre psychogenèse et sociogenèse consiste en un mouvement


dans lequel des contraintes externes portées par des institutions sociales se
transforment en autocontraintes portées par l'habitus des personnes. C'est
cette intériorisation des normes qu'Elias définit parfois comme étant au

40. Schloßberger (M.), « Rezeptionsschwierigkeiten. Hans Peter Duerrs Kritik an Norbert Elias'
historischer Anthropologie », Leviathan, 28, p. 109-121, 2000.
41. Ibid., p. 112 (l'auteur ne produit pas la référence).
42. PZ I, p. 218.
43. La filiation avec Freud a souvent été souligné - y compris par Elias lui-même (PZ I, p. 324
[n°77]).
44. Cf. Elias (N.), Engagement und Distanzier ung, Francfort /Main, Suhrkamp, 1983, p. 77
(Traduction française : Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance,
Paris, Fayard, 1993).
166 Politix n° 55

cœur du processus de civilisation45. Le mécanisme de l'intériorisation peut


être résumé comme suit : le processus social à long terme se caractérise par
une différenciation sociale croissante qui, à son tour, démultiplie le nombre
des fonctions sociales dont la complémentarité est pourtant nécessaire pour
que la société puisse continuer de « fonctionner ». Un travail permanent
d'ajustement de plus en plus complexe entre les divers types d'actions
fonctionnellement interdépendantes est donc requis. L'action dans ces
chaînes d'interdépendance allongées réclame un comportement régulé qui
offre aux autres participants la possibilité de l'anticipation. Ce sont ces
configurations complexes qui ont progressivement imposé une économie
politique des convenances caractérisée par l'établissement de limites à la
spontanéité et aux comportements impulsifs. A partir d'un certain stade, ces
mécanismes de contrôle et de régulation n'ont plus besoin d'être imposés de
l'extérieur, mais deviennent une « seconde nature », constitutifs de la
psychologie individuelle.
La pudeur est un élément essentiel pour la plausibilité de la thèse d'Elias. Le
constat d'un accroissement des sentiments de pudeur au cours du temps
serait la preuve que le processus de civilisation se traduit non seulement par
la régulation des comportements, mais que cette régulation est portée par
des modifications profondes de l'économie psychique. Le rapport à
l'exposition du corps et des fonctions corporelles élémentaires lui sert ici
d'indice. Ainsi, selon Elias, le corps était, dans nombre de sociétés « moins
civilisées », soumis à moins de restrictions. C'est le progressif accroissement
des tissages (Verflechtungen) sociaux qui a induit des transformations où
d'abord, montrer son corps, du moins sous certaines de ses facettes, devenait
inconvenant, puis, par le processus d'internalisation, provoquait une gêne et
un inconfort grandissants dans des situations où le corps était exposé au
regard d' autrui46.

Ce schéma a cependant un point faible dans lequel Duerr va s'engouffrer.


Dans la mesure où la pudeur est un sentiment intime, Elias se sert, pour
appuyer la thèse de son intensification au cours du temps, d'« indicateurs »
directement observables. Le fait que le corps et les fonctions corporelles les
plus élémentaires sont « transportés de plus en plus dans les coulisses de la
vie sociale47 », devient alors le critère permettant de conclure à
l'augmentation des « barrières de pudeur » (Schamschranken). Une grande
partie du premier tome du Mythe du processus de civilisation est consacré à
dissocier l'exposition du corps nu de la pudeur en montrant que dans

45. Il s'agit là de la définition la plus restreinte que l'on peut trouver sous sa plume. Cf. Elias
(N.), « Zivilisation », in Schäfer (B.), dir., Grundbegriffe der Soziologie, Opladen, Leske und
Budrich, 1986.
46. Par exemple, PZ I, p. 183-185.
47. PZ I, p. 163.
Le procès fait au Procès de civilisation 167

beaucoup de cultures le fait que la nudité et le corps intime ne sont pas


relégués dans une sphère privée directement discernable - des cultures qui
seraient jugées par Elias comme étant moins pudiques - n'exclue en rien
l'existence de comportements et de sentiments de pudeur, mais qu'ils se
manifestent autrement. L'argument principal de Duerr consiste à substituer à
la gradation du moins au plus pudique, la multiplicité des économies du
regard servant à préserver les personnes de la honte et de la gêne. Selon
Duerr, si effectivement dans le cas de l'Europe moderne le regard a été
contraint matériellement par la soustraction physique du corps au regard
d'autrui, il se trompe, en revanche, dans d'autres cas : des barrières
immatérielles entourent le corps de tabous qui protègent des regards
offensants et préservent la pudeur tout aussi efficacement (Duerr parle
d'habits et de murs « fantômes48 »).
Dans les trois premiers tomes du Mythe du processus de civilisation, l'auteur
n'a pas pris position expressis verbis par rapport à la distinction entre
contraintes externes et contraintes intériorisées. Cela lui a été largement
reproché. Michael Schröter a ainsi globalement accepté, avec certaines
réserves, les preuves empiriques avancées par Duerr concernant l'existence
de sentiments de pudeur intensifs dans des sociétés où ils avaient ou
auraient été niés par Elias. Mais il a, en se référant à la notion
d'internalisation des contraintes, cherché à intégrer ces nouvelles données
dans la théorie du processus de civilisation49. La rigueur des contraintes
dans les sociétés traditionnelles que décrit Duerr ne s'opposerait pas à leur
qualification comme « moins civilisées » tant que les contraintes sont
exercées de l'extérieur. Or, selon Schröter, les développements de Duerr vont
exactement dans ce sens. Ce dernier n'a-t-il pas défendu l'idée que dans les
petites sociétés traditionnelles et rurales, les membres étaient beaucoup plus
entourés de leurs prochains, que les liens étaient beaucoup plus resserrés en
comparaison aux civilisations urbaines d'aujourd'hui ? Schröter en conclut
que le contrôle social s'y exerçait de manière très directe, par les pairs (Wir-
Gruppe). Les comportements pudiques seraient contraints non pas par une
conscience intériorisée, mais par la nécessité de ne pas perdre la face.
Schröter omet de préciser qu'en procédant ainsi, il transforme
singulièrement le rôle qu'Elias a imparti à la pudeur dans la mesure où,
précisément, la pudeur est pour lui 1'« appareil de mesure » du degré
d'intériorisation des contraintes.
Duerr a attendu les dernières pages du quatrième volume pour prendre
explicitement position par rapport à la supposition de Schröter de la
moindre intériorisation des contraintes dans les sociétés traditionnelles. Sa

48. Cf. en particulier Duerr I, p. 165-176 ; également Duerr II, p. 174-178.


49. Schröter (M.), « Scham im Zivilisationsprozess... », in Erfahrungen mit Norbert Elias..., op. cit.
168 Politix n° 55

réponse est, une fois de plus, empreinte de logicisme : affirmer que « les
individus dans les sociétés "prémodernes" n'auraient pas "intériorisé" les
normes - dire, par exemple, qu'ils n'auraient pas honte parce qu'ils ont
commis quelque chose, mais parce que cela s'est su - revient à contester le fait
même que les personnes ont les normes au regard desquelles ils pourraient
avoir honte de ce qu'ils ont fait50. » En considérant, comme le fait Schröter,
que les personnes n'intériorisent pas les normes, on s'interdit la possibilité
même d'expliquer l'existence de la honte. Lorsqu'on a honte de ce que l'on a
fait, on a d'abord honte devant soi. Les normes auxquelles on a contrevenu
doivent donc être d'une manière ou d'une autre « faites siennes » pour
ressentir une honte.

La violence est-elle un bien ? L' inconfort avec la notion de civilisation

On constate une différence de vocabulaire entre Duerr et Schröter. Là où le


premier parle de « normes » et de « honte », le second parle, à l'image
d'Elias, de « contrainte intériorisée ». Ce décalage n'est pas insignifiant. Il
pointe, là encore, vers un implicite de la théorie éliasienne. Le mouvement
d'intériorisation des contraintes sociales n'est pas, en effet, un simple
changement d'instance d'exercice. On a plus fondamentalement affaire à un
changement de qualité de la contrainte elle-même : si pour Elias le succès de
l'imposition d'une injonction extérieure est toujours lié à l'état de la balance
des pouvoirs, la contrainte, une fois inscrite dans les habitus individuels, se
présente comme une conscience morale (Gewissen) : c'est, écrit-il,
« seulement à partir du moment où un certain comportement provoque une
peur si grande [de la sanction] que son caractère social disparaît de la
conscience et que la pudeur apparaît tout à l'intérieur [de la personne] tel un
commandement51. »

A ceci s'ajoute le rôle attribué à l'Etat. Dans la théorie du processus de


civilisation, la constitution de l'habitus civilisé est indissociable du
développement d'un Etat central. L'autocontrôlé dont font preuve les
personnes croît dans l'exacte mesure où l'Etat développe son emprise sur la
société. Menacées d'éclatement par la différenciation sociale croissante, c'est
sous sa houlette que les chaînes d'interaction sociales retrouvent une unité et
leur fonctionnement, une garantie52. L'« homme civilisé » et 1'« Etat civilisé »
ne vont pas l'un sans l'autre, l'accomplissement de l'un dépendant de celui
de l'autre. Or, le processus de construction de l'Etat civilisé ressemble, d'un
point de vue structurel, à la genèse de l'homme civilisé, le mécanisme de

50. Duerr IV, p. 385.


51. PZ II, p. 403.
52. Cf. PZ II, p. 316.
Le procès fait au Procès de civilisation 169

l'intériorisation des contraintes étant à l'un ce que le mécanisme de la


monopolisation est à l'autre. De la même manière que l'homme civilisé se
constitue par l'incorporation parfois douloureuse de contraintes portées
dans un premier temps par des forces extérieures, l'Etat est le fruit d'un long
processus marqué par la violence dans lequel des unités politiques
nombreuses et concurrentes se voient progressivement, par l'élimination des
plus faibles, intégrées dans un ensemble plus vaste dont le centre politique
parvient, pas à pas, à imposer la paix intérieure. De la même manière que
l'homme civilisé se voit progressivement doté d'un sens du convenable, les
Etats originellement nés de la douleur et de la violence se sont dotés de
puissants mécanismes de régulation et de sanction qui assurent une
cohabitation pacifique et limitent le recours légitime à la violence à des
situations limites, préalablement codifiées et dont la gestion est confiée à des
institutions spécialisées (police, système judiciaire). L'Etat, en se civilisant53,
se transforme en Etat « civilisateur » et contribue alors à son tour à la
formation de l'homme : les monopoles de la violence et de la fiscalité
semblent se doubler sous la plume d'Elias, sans que cela soit thématisé
comme tel, d'un monopole de l'imposition des normes du convenable, dans
la mesure où l'Etat valorise « les bons sujets » lorsque leurs comportements
sont louables et, inversement, sanctionne ceux qui contreviennent aux règles.
La genèse de la civilisation telle qu'elle est envisagée par Elias comporte
donc dans ses deux versants, celui de l'individu civilisé et celui de l'Etat, une
opération de transsubstantiation de la violence en un bien - que ce bien
prenne la figure d'une conscience morale ou celui d'un Etat qui a su se muer
au fil du temps en un Etat de droit démocratique globalement pacifié malgré
les conflits qui continuent à le traverser. C'est cette opération d'ordre
quasiment eucharistique qui a contribué à 1'« inconfort54 » que certains
affirment ressentir avec la notion de civilisation dans la mesure où,
lorsqu'elle est utilisée au premier degré, lui restent attachées des
connotations positives qui entrent en conflit avec l'idée qu'elle procède
d'abord de l'imposition d'une violence55. Helmut Willke souligne que la

53. Rappelons que les processus de civilisation ne sont, dans l'esprit d'Elias, jamais terminés de
telle sorte qu'il n'existe aucun stade final de l'Etat civilisé, mais seulement une gradation du
plus au moins civilisé. Ceci le conduit, avec quelque ironie, à plaider pour une approche
« développementaliste » des Etats développés car tous les Etats sont en réalité continuellement
« en voie de développement » (Elias (N.), « Processes of State Formation and Nation Building »,
Transactions of the 7th World Congress of Sociology 1970, vol. 3, Sofia, International Sociological
Association, 1972 ).
54. Selon l'expression de Goudsblom (J.), « Das Unbehagen an der "Theorie vom Prozess der
Zivilisation" », Angewandte Sozialforschung, 19, 1995.
55. Par exemple, Marx (C), « Staat und Zivilisation. Zu Hans Peter Duerrs an Norbert Elias »,
Saeculum, 47, 1996 ; Ludwig-Mayerhofer (W.), « Disziplin oder Distinktion ? Zur Interpretation
der Theorie des Zivilisationsprozesses von Norbert Elias », Kölner Zeitschrift für Soziologie und
Sozialforschung, 50, 1998 ; Hinz (M.), « Zur Affektgeladenheit und zum Bedeutungswandel des
170 Politix n° 55

violence originelle à l'œuvre dans le processus de civilisation ne peut pas


avoir « simplement disparue », mais qu'elle se retrouve « de manière cachée,
mais en puissance, dans les structures symboliques des systèmes psychiques
d'un côté, dans les structures symboliques des systèmes politiques de
l'autre56. » De là à dévoiler sous le processus de civilisation un mécanisme
de violence symbolique par lequel les puissants parviennent durablement à
imposer leur domination en voilant la violence qu'ils exercent, il n'y a qu'un
pas que Hans Peter Duerr et bien d'autres avec lui n'ont pas hésité à
franchir57.
Pour Duerr, il semble y avoir un hiatus entre l'affirmation d'une véritable
conscience morale et le fait de la rapporter à des rapports de force. Une
« vrai » morale, intimement ressentie, déterminerait les comportements en
fonction d'un bien, tandis que des comportements générés par l'état du
rapport des forces sociales ou par la soumission à un Etat ne sauraient être
qualifiés de moraux. Tout au plus, pourrait-on parler à leur égard d'une
conformité à une « morale publique », étant entendu que celle-ci n'est rien
d'autre qu'un dispositif de contrôle des masses dans le sens des intérêts des
dominants. La morale publique cependant ne saurait devenir constitutive de
l'intimité de la conscience des personnes et le respect des règlements reste
directement tributaire des possibilités effectives de surveillance et de sanction.
La preuve en serait la recrudescence de comportements contraires à la morale
publique dès lors que l'anonymat semble garanti. Ainsi, on pourrait fort bien
interpréter, selon Duerr, les nombreuses décisions ayant trait aux bonnes
mœurs prises par les autorités publiques à la fin du Moyen Age non pas
comme l'indice d'une « poussé de civilisation », mais comme celui d'un
délitement des sujets du point de vue de la morale publique du fait de
l'anonymat grandissant consécutif à la croissance urbaine58. Il se demande
donc si les mesures prises par des instances étatiques ou quasi étatiques
n'interviennent pas, à l'inverse de ce qu'affirme Elias, à partir du moment où
les anciennes formes de contrôle social ont perdu de leur efficacité.
Duerr soulève une seconde « bizarrerie » de la perspective d'Elias : il n'y a
chez ce dernier plus aucun échelon entre l'Etat et les personnes qui le
composent. L'histoire qu'il dessine est celle de l'atomisation croissante

Zivilisationsbegriffs : Norbert Elias, Wilhelm. E. Mühlmann und Hans Peter Duerr », in Treibel
(A.), Kuzmics (H.), Blomert (R.), Zivilisationstheorie in der Bilanz..., op. cit.
56. Willke (H.), Ironie des Staates. Grundlinien einer Staatstheorie polyzentrischer Gesellschaft,
Francfort/Main, Suhrkamp, 1992, p. 55.
57. Cf. aussi Haselbach (D.), « "Monopolmechanismus" und Macht. Der Staat in Norbert Elias'
Evolutionslehre », in Rehberg (K.-S.), Norbert Elias und die Menschenwissenschaften. Studien zur
Entstehung und Wirkungsgeschichte seines Werkes, Francfort/Main, 1996 ; Van Krieken (R.), « The
Barbarism of Civilization: Cultural Genocide and the "Stolen Generations" », The British Journal
of Sociology, 50, 1999.
58. Ibid., p. 28.
Le procès fait au Procès de civilisation 171

d'individus de plus en plus semblables du point de vue de leur habitus et,


concomitamment, celle de la monopolisation par l'Etat, non seulement de la
violence ou de la fiscalité, mais de l'imposition des normes de
comportement59. Duerr au contraire, accorde une importance cruciale aux
instances intermédiaires, aux communautés villageoises, aux petits groupes,
aux fraternités religieuses, aux corporations, porteurs de contraintes
extrêmement lourdes et plaide, ce faisant, pour une approche qui, à
l'encontre de la proposition éliasienne selon laquelle le modelage des
pulsions et des affects est une fonction directe de la longueur des chaînes
d'interdépendance, prendrait d'abord en compte le « mode de la
dépendance » et en particulier les possibilités de substitution des partenaires
de l'interaction60 : dans les petites unités sociales et contrairement aux
grandes sociétés fortement différenciées, ce serait bien plus « tout l'être
humain » qui serait soumis à un contrôle serré. Ce faisant, il vise aussi à
désamorcer l'argument éliasien que dans les grandes sociétés modernes,
celles de la « société des individus », les codes de conduite tendraient à
s'homogénéiser. Là encore l'anonymat, la possibilité d'endosser des rôles
différents conduiraient à créer des espaces de jeu où il est possible
d'échapper à la discipline.
Plusieurs commentateurs de la controverse ont repris à leur compte les
arguments de Duerr. Ainsi, certains historiens ont fait remarquer d'une part
que depuis le XVIe siècle, la disciplinarisation des populations ne s'est pas
produite par un mécanisme de diffusion de standards comportementaux du
« haut vers le bas » selon la logique du mimétisme distinctif, mais par des
interventions beaucoup plus directes, voire brutales, et souvent dans des
petites unités sociales closes. Ces interventions, si elles pouvaient
effectivement être étatiques - le rôle de l'armée a ainsi été souligné -,
concernaient aussi bien des unités non étatiques et en particulier les
manufactures, les corporations et les groupements religieux61. Plus
largement, de nombreux auteurs ont pris leur distance vis-à-vis du
vocabulaire de la civilisation pour le remplacer par celui de la discipline. En
remplaçant le thème de 1'« homme civilisé » par celui de 1'« homme
discipliné », on parviendrait à préserver la plupart des hypothèses d'une
sociologie des transformations des comportements sur le long terme, tout en
évacuant de l'analyse des processus de restriction des comportements
affectifs, spontanés ou « non-rationnels » l'arrière-goût téléologique conféré
par l'idée que la violence exercée sur les hommes serait justifiée par un
mouvement vers un mieux. Enfin, le processus de monopolisation étatique,

59. Duerr III, p. 28.


60. Duerr, III, p. 27.
61. Cf. Schwerhoff (G.), « Zivilisationsprozess und Geschichtswissenschaft. Norbert Elias'
Forschungsparadigma aus historischer Sicht », Historische Zeitschrift, 266, 1998.
172 Politix n° 55

qui traduirait directement la surévaluation du rôle qu'Elias confère à l'Etat


dans la formation de l'homme, a également soulevé quelques interrogations.
Christophe Marx montre ainsi que ce processus, qui consiste en l'élimination
successive des plus faibles des prétendants à la souveraineté par les plus
forts, s'il peut être appliqué à un cas comme la France, ne correspond
qu'imparfaitement à la situation anglaise et plus du tout à la situation
allemande ou hollandaise. Ces derniers cas doivent donc correspondre à un
autre mécanisme de construction étatique. Dans de nombreuses situations
historiques, note-t-il, l'on constate que la pacification ne dépend pas de
l'établissement d'un pouvoir étatique hégémonique, mais d'une sorte
d'« équilibre de la terreur » multipolaire par lequel des unités politiques de
force égale se neutralisent durablement précisément parce qu'elles affirment
leur disponibilité à user de la violence. Ces situations conduisent souvent à
une pacification sociale durable obtenue non pas par la supériorité militaire
de l'un des pôles, mais par une forme de négociation entre des unités
incapables d'éliminer ou d'absorber leurs adversaires62.
Le cours de la controverse Elias-Duerr a fait apparaître l'anthropologie
d'Elias comme une véritable « anthropogogie63 », comme une science de la
constitution des humains « travaillés au corps » par des forces sociales et
culturelles : la plasticité de l'être humain, l'incorporation des règles de
conduite d'abord imposées de l'extérieur, la conception de l'Etat comme
« grand précepteur64 » sont des éléments qui transposent un code
pédagogique dans le domaine de l'anthropologie. Trois conséquences
fondamentales, mais intrinsèquement liées entre elles, en résultent. La
première est le refus de toute naturalisation des inégalités entre les humains.
En ce sens Elias est le digne héritier des Lumières et d'Auguste Compte : les
hommes naissent égaux, sont dotés des mêmes potentialités et sont a priori
capables des mêmes réalisations. La deuxième est que les inégalités
effectivement constatables découlent du différentiel de qualité de la
formation de l'homme offerte par les différentes configurations sociales qui
le façonnent. C'est précisément ce différentiel qu'Elias thématise comme une
gradation des niveaux de civilisation. Enfin - troisième conséquence - un tel
type d'anthropologie aboutit immanquablement à la question normative :
l'explication des accomplissements humains, individuels ou collectifs,
comme l'aboutissement de processus qui, sans être le fruit d'une volonté,
sont néanmoins portés par les hommes et les collectifs qu'ils constituent et
non par des instances extra-humaines (nature, au-delà extra-mondain) ne
peut pas ne pas conduire à la question de ce que « l'homme fait à l'homme ».

62. Marx (C), « Staat und Zivilisation. Zu Hans Peter Duerrs an Norbert Elias », art. cité.
63. A propos de la notion d'« anthropogogie », cf. Sloterdijk (P.), Die Verachtung der Massen.
Versuch über die Kulturkämpfe in der modernen Gesellschaft, Francfort/Main, Suhrkamp, 2000.
64. Cf. Willke, Ironie des Staates..., op. cit.
Le procès fait au Procès de civilisation 173

« Le processus de civilisation n'est pas terminé » :


la normativité immanente du Procès de civilisation

Ces enjeux normatifs sont au cœur de la controverse Elias-Duerr. C'est


probablement sur ce terrain que les affrontements ont été les plus
passionnés, mais aussi les arguments les plus faibles. Cette faiblesse résulte,
selon nous, du fait que la situation historique et personnelle de Norbert Elias
au moment d'écrire le Processus de civilisation a été insuffisamment prise en
compte et l'on assiste ainsi à des phénomènes étranges où l'on voit certains
s'échiner à montrer à quel point Elias reste attaché à des systèmes de pensée
du XIXe siècle65 tandis que d'autres le propulsent dans un XXIe qui reste à
faire66. En conséquence, la question de la normativité a été discutée dans
l'absolu, sans que l'on se soit interrogé sur ce qui pourtant, à bien y réfléchir,
pourrait apparaître comme une véritable énigme : qu'est-ce qui a pu
conduire un brillant intellectuel de la République de Weimar, un militant
sioniste engagé67, exilé à Londres, un homme sans conteste conscient du
démon de la barbarie qui était en train de s'étendre dans sa patrie68, qu'est-
ce donc qui a pu conduire Norbert Elias à écrire à la veille du plus grand
carnage de l'histoire de l'humanité un ouvrage intitulé Du procès de
civilisation. Après un résumé sommaire des arguments échangés par les
protagonistes de la controverse, nous proposerons une piste censée
permettre une compréhension plus juste de ce qu'à pu être l'engagement
moral spécifique de Norbert Elias dans la situation qui a été la sienne.

65. Cf. les références produites par Schwerhoff (G.), « Zivilisationsprozess und
Geschichtswissenschaft... », art. cité, p. 595, n° 99.
66. Käsler (D.), « Norbert Elias - Ein europäischer Soziologe für das 21. Jahrhundert », in
Rehberg (K.-S.), dir., Norbert Elias und die Menschenwissenschaften, op. cit. Certains travaux
cependant parviennent remarquablement à réinscrire Elias dans son temps (par exemple,
Garrigou (A.), Lacroix (B.), « Norbert Elias : le travail d'une œuvre » et Lacroix (B.), « Portrait
sociologique de l'auteur », in Garrigou (A.), Lacroix (B.), dir., Norbert Elias. La politique et
l'histoire, op. cit. ; Rehberg (K.-S.), « Form und Prozess. Zu den katalysatorischen
Wirkungschancen einer Soziologie aus dem Exil : Norbert Elias », in Gleichmann (P.),
Goudblom (J.), Körte (H.), Materialien zu Norbert Elias' Zivilisationstheorie, op. cit. ; également
certaines contributions dans Rehberg (K.-S.), dir., Norbert Elias und die Menschenwissenschaften,
op. cit.).
67. Sur cet aspect assez méconnu de la biographie d'Elias, cf. Hackeschmidt (J.), Von Kurt
Blumenfeld zu Norbert Elias oder die Erfindung der jüdischen Nation, Hambourg, Europäische
Verlagsanstalt, 1997.
68. Il suffit pour s'en convaincre de se référer au portrait autobiographique : Elias (N.), Über sich
selbst, Francfort /Main, Suhrkamp, 1990 (traduction française : Norbert Elias par lui-même, Paris,
Fayard, 1991).
174 Politix n° 55

De la vanité à opposer un colonialiste imaginaire à un savant imperméable


à la fureur du monde qui l'entoure. . .

Hans Peter Duerr, par le rapprochement qu'il opère entre la théorie du


processus de civilisation et les idéologies colonialistes, a d'emblée provoqué
des réactions d'hostilité. Pour ne pas prolonger une longue série de
quiproquos, il est indispensable de signaler que, contrairement à ce qui a
souvent été affirmé - y compris par Elias lui-même69 -, Hans Peter Duerr n'a
à aucun moment assimilé purement et simplement Elias et sa pensée aux
colonialistes et à leurs idéologies. Il n'a fait que révéler ce qu'il considère être
une similarité de type structurel entre les théories évolutionnistes du
XIXe siècle et la théorie de la civilisation70. Ce faisant, il ne met pas en cause
Elias pour un quelconque engagement politique en faveur du colonialisme
comme semble l'entendre Bernhard Roeck71, mais s'interroge sur le type de
justifications politiques auxquelles la théorie du procès de civilisation
pourrait servir. Il n'en reste pas moins que l'accusation de Duerr manque
singulièrement sa cible : hormis le fait que les différences entre les
évolutionnismes du XIXe siècle et l'approche « processuelle » d'Elias ont été
établies72, le « néo-évolutionnisme » d'Elias73 ne se trouve pas aussitôt
disqualifiée par les mésusages qui ont été faits d'autres évolutionnismes.
Si l'attaque de Duerr semble, de ce point de vue, en grande partie
injustifiable, n'est-il pas tout aussi incongru de penser qu'Elias, lorsqu'il se
rendait quotidiennement à la British Library pour achever un livre dont la
sortie sera quasiment concomitante avec le déclenchement des hostilités de
la deuxième guerre mondiale, était uniquement mu par la libido sciendi ?
C'est pourtant cet axe qui a été choisi par ses défenseurs. A l'unanimité, ils
ont invoqué l'argument de la science : Duerr confondrait la morale et la
science. A propos de la notion de civilisation, Elias aurait pris un mot du
langage commun, pour en faire un concept scientifique, doté d'un contenu
technique et débarrassé de sa charge idéologique. C'est très exactement ce
raisonnement qu'Elias a lui-même opposé à Duerr :

69. Elias (N.), « Was ich unter Zivilisation verstehe. . . », art. cité.
70. Duerr II, p. 13 ; Duerr III, p. 12-14 ; Cf. également Duerr (H. P.), « Der Zivilisationsprozess :
Ein Mythos ? », Psychologie heute, avril 1988.
71. Roeck (B.), Lebenswelt und Kultur des Bürgertums in der frühen Neuzeit, Munich, Oldenbourg,
1991, p. 103 ; également Rehberg (K.-S.), « Mythenjäger unter sich. Zur Elias-Duerr-Debatte »,
Psychologie heute, décembre 1991 ; Rühle (E.), « Versuchte Entzauberung eines Mythos »,
Esslinger Zeitung, 1er juin 1989.
72. Par exemple Anders (K.), « Fortgeschrittener Humanismus oder humanistischer
Fortschritt ? », art. cité.
73. Cf. Klages (H.), Geschichte der Soziologie (Grundfragen der Soziologie 3), Munich, Beck, 1969 qui
classe la théorie d'Elias parmi les « néo-évolutionnismes de type continental ».
Le procès fait au Procès de civilisation 175

« Je pouvais, pour rendre compte des transformations des standards


comportementaux sur le long terme, soit me mettre à la recherche de termes
moins chargés idéologiquement ou alors tenter de détacher la notion de
civilisation de sa charge idéologique et de la transformer, en m'appuyant sur
des preuves empiriques, en une notion idéologiquement neutre. J'ai cherché
d'autres termes qui auraient pu faire l'affaire, mais je n'en ai trouvé aucun qui
convenait aussi bien et, finalement, je me suis décidé à transformer le mot en
un terme technique neutre et de le faire travailler pour bâtir une théorie des
processus de civilisation74. »
Le processus de civilisation décrirait donc un simple mécanisme historique
sans engager de jugement de valeur. Le préalable de cette retraduction
seraient les premiers chapitres du livre dans lesquels Elias redessine les
généalogies des notions de « civilisation » en France et de « culture » en
Allemagne. Cela lui aurait permis de se distancier des « valeurs » qui
restaient attachées à la notion de civilisation, en montrant, précisément, que
la « civilisation » comme idéologie a longtemps été une manière de légitimer
les pires atrocités - les guerres coloniales n'en étant qu'un exemple parmi
beaucoup d'autres. De ce point de vue, il suffirait, pour mettre d'accord Elias
et Duerr, que ce dernier admette la distanciation opérée par le premier pour
évacuer toutes les connotations positives, voilant des rapports de
domination, que le mot peut avoir dans le langage ordinaire.
La question est cependant plus compliquée. Nombreux sont ceux qui ont
relevé l'ambiguïté de l'usage du terme chez Elias qui oscille en permanence
entre l'usage scientifique du terme tel qu'il vient d'être explicité et un usage
évaluatif. On reste souvent dans le flou lorsqu'il s'agit de savoir si la
supériorité des « civilisés » sur ceux qui ne le sont pas (ou moins) est
uniquement de l'ordre du constat - et dans ce cas, la « civilisation » serait en
effet descriptible, au même titre que dans d'autres circonstances la force
physique, la richesse, les moyens militaires, etc. comme un instrument de
puissance - ou alors cette supériorité est effectivement justifiée par le
différentiel de civilisation.
Ainsi, A. Blok cite par exemple une conférence d'Elias à Amsterdam dans
laquelle il disait des peuples africains « sans Etat, ni écriture » qu'ils vivaient
« comme des animaux sauvages dans la jungle, toujours dans la menace
d'être capturés ». De même, dans un entretien donné à De Groene
Amsterdammer du 16 mai 1984, Elias se souvient qu'il était frappé lors de son
séjour au Ghana de la manière « barbare et intransigeante » avec laquelle se
traitaient les Ghanéens mutuellement avant de conclure : « Nous, les
Européens, sommes beaucoup plus attentifs les uns aux autres. »
L'interviewer, quelque peu interloqué, l'interroge alors à propos des deux

74. Elias (N.), « Was ich unter Zivilisation verstehe. . . », art. cité.
176 Politix n° 55

guerres mondiales. Ce à quoi Elias répond qu'en Afrique et au Moyen-


Orient la violence n'était pas moindre, que beaucoup d'autres pays ont
connu bien plus de guerres, et que « les colonies étaient un premier pas vers
leur pacification ». Malgré les deux guerres mondiales, les Européens
devraient être fiers de ce qu'ils ont réalisé (« we've really achieved a great
deal15 »). Dans ces conditions, comment faut-il comprendre la phrase selon
laquelle « la civilisation occidentale est la marque décisive qui confère à
l'Occident sa supériorité76 » ? L'affirmation selon laquelle « tout tend à
montrer que la forme actuelle [c'est-à-dire celle des sociétés européennes
avancées] des manières de se comporter et de vivre est ce qu'il y a de
mieux77 » serait-elle d'ordre purement scientifique ?
Face à cette indéniable tension entre deux usages de la notion de civilisation
par Elias, la stratégie de la plupart des commentateurs de son œuvre a été de
mettre en avant l'un des aspects et de négliger, voire de nier, l'autre. Ainsi
s'est cristallisée l'opposition entre un « Elias-homme-de-science » et un
« Elias-idéologue » qui s'est transformée en ligne de partage dans les
affrontements de la controverse. Une troisième voie d'interprétation nous
semble cependant envisageable dans la mesure où elle permettrait de
dépasser une opposition à bien des égards stérile et de rendre compte de
l'ensemble des usages qu'Elias fait de la notion de civilisation.
Cette troisième voie consiste à reconnaître l'ambiguïté du terme de
« civilisation » tel qu'il apparaît dans l'œuvre d'Elias. Celui-ci amalgame trois
dimensions différentes qui parcourent l'œuvre comme trois fils qui
s'entremêlent et forment une pelote si dense que l'analyse critique en est
rendue ardue. La première de ces dimensions correspond effectivement,
comme cela a été relevé, à un usage profane du terme. Dans l'œuvre d'Elias, la
civilisation ainsi entendue apparaît souvent accompagnée de marqueurs de
distanciation, voire de dénonciation, qui interdisent nettement de considérer
que l'auteur la reprend, telle qu'elle, à son propre compte. La deuxième
dimension est la dimension scientifique. Elle apparaît lorsque Elias décortique
minutieusement les mécanismes de formation des hommes sous l'aspect de la
constitution d'un habitus capable d'un fort autocontrôle et lorsqu'il soumet à
l'analyse les processus de construction des vastes ensembles sociaux à
l'étonnant degré de pacification intérieure que sont les Etats-nations. A ces
deux dimensions cependant s'ajoute une troisième qui n'a jamais été
clairement thématisée. Comme la première, cette troisième dimension est

75. « "We have not learnt to control nature and ourselves enough" : An interview with Norbert
Elias by Aafke Steenhuis », De Groene Amsterdammer, 16 mai 1984.
76. PZ II, p. 346.
77. Elias (N.), « Die Genese des Sports als soziologisches Problem », in Elias (N.), Dunning (E.),
Sport im Zivilisationsprozess, Münster, Lit, 1984, p. 33 (traduction française : Sport et civilisation : la
violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994).
Le procès fait au Procès de civilisation 177

normative : elle consiste, en prenant appui sur les acquis de la deuxième, à


valoriser certaines formes de vie collective parce qu'elles sont selon l'auteur
effectivement plus civilisées, des configurations sociales où la civilisation ne sert
plus à voiler des rapports de domination, mais se traduirait par un authentique
mieux-être, par des rapports sociaux réellement plus courtois, vraiment moins
violents et véritablement plus éclairés. On serait tenté d'appeler cela la « vraie
civilisation » au nom de laquelle Elias dénonce les mystifications de la « fausse
civilisation » dont Duerr affirme qu'il la justifie.
Cette dimension normative n'apparaît nulle part aussi nettement que dans les
pages qu'Elias consacre au rôle de la sociologie. Le sens profond de
l'élaboration d'un savoir scientifique des processus historiques réside, selon
lui, en effet, dans le fait qu'une telle connaissance puisse servir à donner une
« orientation aux hommes dans leur monde78 ». La connaissance des
processus de civilisation qui ont eu lieu sans intervention planifiée de
quiconque, ne se limite pas uniquement à une « chasse au mythes », mais se
métamorphose en un moyen pour une pratique politique éclairée dans
laquelle le sociologue interviendrait, en s'appuyant sur son savoir acquis,
comme un ingénieur des processus historiques et comme un mécanicien des
« appareils sociaux » {gesellschaftliche Apparatur). La connaissance sociologique
devient dès lors, par sa transformation en une science sociale et politique
appliquée, une ressource pour faire à son tour avancer une civilisation qui,
jusque-là, n'a été que le résultat d'un processus « spontané ». De la même
manière que le phénomène de l'oxydation peut, par la connaissance qu'on en
a, être maîtrisée à l'avantage de l'industrie chimique, la « dynamique des
tissages sociaux » peut être soumise à la raison politique :
« II n'est certainement pas improbable que nous puissions réaliser quelque
chose de "raisonnable" de [la dynamique des tissages sociaux], quelque chose
qui fonctionne mieux dans le sens de nos besoins et de nos intérêts. Car
précisément, par rapport au processus de civilisation, la connaissance du jeu
aveugle des mécanismes du tissage offre peu à peu un plus grand espace de jeu
pour une intervention planifiée dans le tissu social et l'habitus psychique - une
intervention rendue possible par le savoir des régularités non planifiées79. »

Un livre inclus dans son objet : Le Procès de civilisation comme élément du procès
de civilisation

Le processus de civilisation et la connaissance que l'on en a sont donc, dans


cette dimension, une ressource pour l'établissement d'une cité meilleure. La
difficulté pour cristalliser nettement cette troisième dimension de l'usage du

78. PZ II, p. 481,11° 81.


79. PZ II, p. 316.
178 Politix n° 55

terme de civilisation vient du fait qu'Elias considère effectivement que la


généralisation de certains produits de la civilisation européenne qu'il a
constatée - la baisse de la violence dans les rapports interpersonnels, les
bonnes manières et la politesse, la science et les arts, l'Etat de droit et la
démocratie, etc. - est effectivement souhaitable. De là peut découler
l'impression qu'il met en valeur l'ensemble des accomplissements de
l'Europe moderne qu'il jugerait intrinsèquement supérieures à ceux d'autres
contrées, voire qu'il tend à vouloir affirmer la supériorité du Vieux Monde et
de ses habitants en tout domaine - l'impression qu'il s'aligne, autrement dit,
sur les jugements profanes qui ont pu être formulés relativement à la
grandeur ou la supériorité de la civilisation européenne. C'est négliger
cependant qu'Elias critique et rejette bien des aspects de la civilisation
européenne - depuis la solitude grandissante80 jusqu'aux phénomènes
d'injustice ordinaire et de violence extrême qui ont marqué et continuent à
marquer nos sociétés81. Le trouble que certains ont ressenti par rapport à
l'usage éliasien de la notion civilisation découle donc du fait qu'il y a un
espace de recoupement entre la première dimension profane du terme et la
troisième dimension evaluative, mais construite sur le savoir sociologique.
L'étude du processus « spontané » de la civilisation a permis à Elias de
construire un modèle de l'évolution historique de l'homme en société. Cette
connaissance ouvre une perspective normative : hormis les capacités
d'intervention qu'elle offre, elle fournit une grille grâce à laquelle il est
possible de juger certains phénomènes comme étant véritablement civilisés et
donc souhaitables. Parmi ces phénomènes, certains sont un produit du
processus « spontané » et Elias les reprend à son compte comme des valeurs.
Mais cette même grille peut aussi bien servir à disqualifier d'autres aspects -
parmi lesquels l'idéologie d'une supériorité inhérente à la civilisation
européenne. Cette structure peut paraître déconcertante. Elle procède
directement de l'inextricable enchevêtrement entre l'étude factuelle du
processus de civilisation telle qu'il a eu lieu et un horizon normatif dont les
propositions n'ont de force que parce qu'elles s'appuient sur la connaissance
de ce qui a eu lieu. En tant que penseur politique, Elias consent à assumer
une tension irréductible entre normativité et facticité - lui-même parlerait
d'engagement et de distanciation - qui, mal comprise, l'expose aux critiques
et aux incompréhensions. Il est cependant tout aussi erroné de rabattre
l'œuvre d'Elias uniquement du côté de la facticité que d'en faire une mise en
forme idéologique du sentiment de supériorité d'une Europe sûre d'elle et
prête, au nom de la civilisation, à assujettir d'autres peuples. La normativité
immanente de la théorie de la civilisation réside dans le fait qu'elle affirme la

80. Cf. Elias (N.), Über die Einsamkeit der Sterbenden in unseren Tagen, Francfort/Main, Suhrkamp,
1982 (traduction française : La solitude des mourants, Paris, Bourgois, 1987).
81. Cf. Elias (N.), Studien über die Deutschen, op. cit.
Le procès fait au Procès de civilisation 179

possibilité d'une authentique civilisation non qu'elle défende aveuglément


l'idée d'une supériorité des produits de l'histoire européenne.
L'enjeu de cette affirmation peut aujourd'hui paraître obscure et éloigné de
nos préoccupations politiques. Il en allait tout autrement pour Elias. Il faut
rappeler ici l'importance politique de 1'« antithèse culture-civilisation » dans
l'Allemagne des années 1930. Celle-ci mettait en valeur la « culture » -
porteuse de valeurs spirituelles, morales et esthétiques - contre la
« civilisation » réduite au rang d'une vulgaire idéologie du progrès
technique. Dans un deuxième temps, sous l'influence des idéologies
nationalistes, la « culture » devenait un attribut des peuples. La hiérarchie
des « cultures » se muait en un instrument de mesure de la grandeur des
nations. Au cours des années 1920 et 1930, la valorisation de la culture
devenait l'équivalent de l'affirmation de la suprématie de la nation
allemande. Elle servit ensuite aux idéologues du nazisme, en association au
Volkstum, pour affirmer la supériorité de l'Allemagne et des Allemands82. Il
est difficile de croire qu'Elias, lorsqu'il a fait le choix de « scientificiser » la
notion de civilisation, n'ait pas procédé à un choix contre une conception
völkisch de la culture. L'universalité de la notion de civilisation que tout
collectif humain peut, sous certaines conditions, atteindre, devenait ainsi un
cheval de bataille contre une vision nationalisé, puis biologique et raciste, de
la notion de culture telle qu'elle était alors en usage. Comme le suggère
Blomert, il n'est pas invraisemblable qu'Elias n'ait pas voulu établir un
« contre-modèle évolutionniste » en opposition aux événements dramatiques
qui se dessinaient en Allemagne83. Nulle part, à notre connaissance, cet
engagement est aussi explicitement affirmé que dans une longue notule de
Über die Deutschen. On peut y lire les mots suivants :
« En effet, le problème de la civilisation s'est présenté à moi comme un
problème personnel. Je fais référence au grand effondrement du
comportement civilisé, à la poussée de barbarie, proprement inattendue,
proprement inconcevable qui s'est déroulée sous mes yeux en Allemagne.
Sous le régime national-socialiste on a assisté à une tendance d'abord latente
au laisser-aller, au relâchement des consciences, à la cruauté et à la brutalité.
Cette tendance s'est d'abord exprimée, au moment où le réseau des
contraintes externes porté par l'Etat restait encore intact, dans les espaces
privés, puis elle s'est formalisée et est devenue une norme de comportement
parce qu'elle a été revendiquée et demandée par les groupes dominants à la
tête de l'Etat. Lorsque j'écrivais mon livre sur la civilisation, lorsque ce
problème de la poussée de barbarie en Allemagne me brûlait sous les ongles,

82. Hinz (M.), « Zur Affektgeladenheit und zum Bedeutungswandel des


Zivilisationsbegriffs... », art. cité.
83. Blomert (R.), « Die unvollendete Zähmung der Krieger. Lücken im Zivilisationsprozess :
Warum den Deutschen jeder Sinn für höfisch-urbane Rationalität fehlt », Berliner Zeitung, 21 et
22 juin 1997.
180 Politix n° 55

il m'apparaissait comme totalement insuffisant de présenter cet effondrement


comme un simple problème de politologie, on dirait aujourd'hui le problème
du fascisme. »
II fait ensuite référence à la Grèce antique où, là aussi, des atrocités ont été
commises contre des peuples entiers - ainsi de la décision d'Athènes de tuer
l'ensemble de la population de Melos, parce que la cité ne voulait pas se
laisser intégrer à la coalition dirigée par Athènes. Il compare ensuite les deux
situations :
« La différence avec le génocide des années 1930-1940 n'est pas facile à saisir.
Elle est pourtant très claire. Dans l'antiquité grecque, ce type d'opérations
correspondait à la norme en vigueur. La conscience des hommes, la structure
de leur personnalité était faites de telle sorte que ce type d'opérations
paraissaient normales. La conscience de la société européenne - il en va
effectivement autrement dans d'autres parties du monde - pose un étalon
pour évaluer les comportements à la lumière duquel les agissements des nazis
apparaissaient comme profondément méprisables et nous emplissent
d'horreur. Le problème que je me posais était le suivant : il fallait expliquer et
rendre compréhensibles des structures de la personnalité, et spécialement des
structures de conscience et d'autocontrôlé représentatives d'un étalon
d'humanité, bien plus élevé que l'antique, qui pouvait par conséquent
provoquer face au comportement des nazis ou face à des comportements
similaires, une réaction de dégoût profond84. »
Ces mots se passent de commentaire. Elias, lorsqu'il publia en 1939 le Procès
de civilisation, anticipait une barbarie bien pire que la barbarie nazie : un
monde dans lequel la barbarie nazie n'apparaîtrai plus comme barbare, mais
comme normale. Ainsi, en voulant établir empiriquement - scientifiquement
- l'existence du processus de civilisation, l'enjeu n'était pas tant la
valorisation de la civilisation européenne, mais la possibilité de l'existence
d'une vie civilisée. En prenant pour objet le processus de civilisation,
Norbert Elias a aussi voulu œuvrer dans le sens de sa préservation. La
crainte de l'oubli de la possibilité d'un monde civilisé donne tout son sens à
la phrase selon laquelle « le processus de civilisation n'est jamais terminé » :
elle signifie, à la manière d'une litote, toute son immense fragilité : le pire
n'est jamais sûr, surtout en 1939. En ce sens, le geste théorique d'Elias est
aussi, dans le contexte qui était le sien, un geste de résistance.

84. Elias (N.), Studien über die Deutschen, op. cit., p. 45-46.
Le procès fait au Procès de civilisation 181

La sociologie des sciences a depuis longtemps reconnu l'intérêt heuristique


de l'étude des controverses scientifiques dans la mesure où elles rendent
apparent ce qui d'ordinaire reste dans l'implicite85. Nous avons cherché ici à
transposer cette méthode, qui a d'abord été utilisée pour les controverses
dans le domaine des sciences dites « dures », en suivant, sans préjuger, la
manière dont l'objet de la controverse Elias-Duerr - le processus de
civilisation - s'est progressivement spécifié et enrichi de sens. L'attaque de
Hans Peter Duerr a donc au moins eu l'utilité de nous permettre de mieux
connaître Elias et son œuvre. Rien ne nous oblige cependant à le suivre dans
sa condamnation.
Les controverses dans les sciences dures ont l'inestimable avantage qu'elles
produisent des mises à l'épreuve des objets en débat qui permettent la
production d'un accord et donc une clôture - ne serait-elle que momentanée.
La controverse Elias-Duerr, en revanche, manque de ce type d'épreuve, de
sorte que les divergences de vue sur la théorie du processus de civilisation -
sur sa portée, sur son degré de scientificité, sur ses implications normatives -
persistent. Nous n'avons pas ici la prétention d'être en mesure de clôturer le
débat. La participation qui nous semble pouvoir être la nôtre est que, si l'on
veut parvenir à une évaluation juste de la contribution d'Elias aux sciences
de l'homme, nous devons impérativement resituer ses écrits dans les
situations historiques dans lesquels il les a produits et qui, du fait de sa
longévité, ont été fort diverses. Concernant le Procès de civilisation, écrit à la
fin des années 1930, la controverse Elias-Duerr a eu l'avantage de le faire
apparaître comme un ouvrage de l'immédiat avant-guerre : l'historisme,
l'idée d'une fausse dichotomie et d'une interpénétration entre individu et
société, la théorie monopolistique de l'Etat, la volonté de fonder une science
de l'homme totale (Menschenwissenschaft) transcendant les frontières
disciplinaires, tous ces éléments sont de l'ordre des préoccupations
communes dans les sciences humaines en Allemagne au moment de la
socialisation scientifique de l'auteur dans les années 1920 et 1930. Plus
spécifiquement, le dévoilement des implications normatives nous a permis
de comprendre que le Procès de civilisation, tout en relevant d'une
authentique démarche scientifique, n'était pas un ouvrage détaché de son
temps et qu'il apparaît à certains égards comme une réponse à une situation
politique et humaine dramatique. L'étude du processus de civilisation
engage de fait une théorie normative du lien social et politique. La question
de l'efficacité de ce « geste » reste en suspens, de même que celle de sa
transposition dans d'autres contextes historiques - et, en particulier, celui
qui est aujourd'hui le nôtre.

85. Pour une introduction aux études de la « science en train de se faire », nous renvoyons à
Latour (B.), La science en action, Paris, Gallimard, 1995.

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