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Mots

La rhétorique du national-populisme
Les règles élémentaires de la propagande xénophobe
Pierre-André Taguieff

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Taguieff Pierre-André. La rhétorique du national-populisme. In: Mots, n°9, octobre 1984. Michel Pêcheux. Analyse de discours.
Mots dans l'histoire : individu, subsistances, patronat, honnêtes-gens. pp. 113-139;

doi : https://doi.org/10.3406/mots.1984.1167

https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1984_num_9_1_1167

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Abstract
RHETORICS OF NATIONAL POPULISM Racism was used to disqualify the «right». 50 years later, the
word is carefully avoided. Ideologies which relied on «scientific» references to racial unequality again
speak today of differences. This new formulation tries again to capitalize on the populist xenophobia
exacerbated in times of economic crisis. The «national-populist» speech of the Front national draws on
the stock of polemical commonplaces about decadence; but, as it rejects nazism and antisemitism, it
follows the most elementary rules of propaganda ; the result is the equation foreigners =
unemployment = threats to law and order, metaphorical figures involving sickness, the 5th and 6th
columns, wreck, apocalypse, anti-tax, anti-communist stereotypes, avoiding the use of taboo words
excepts in phrases which effect a reversal: «Anti-French racism», «red fascism». The migrant of North
Africa origin has become the major enemy, within the wider scope of the soviet conspiracy. The
extreme right wing tries to reintegrate the political mainstream in the name of patriotic self-defense.

Résumé
LA RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME Racisme a servi à disqualifier la «droite». 50 ans plus
tard, le mot est soigneusement évité. Les idéologies qui se paraient du discours scientifique sur
l'inégalité des races parlent aujourd'hui de différences. Cette reformulation joue aussi sur la
xénophobie populiste exarcerbée en période de crise. Le discours «national- populiste » du Front
national recourt aux lieux communs pamphlétaires de la décadence ; mais, récusant le nazisme et
l'antisémitisme, il se fonde sur les règles élémentaires de la propagande, l'équation immigrés =
chômage = insécurité, les métaphores de la maladie, des 5e et 6e colonnes, du naufrage, de
l'apocalypse, les stéréotypes antifiscalistes, antilaxistes, anticommunistes, taisant les mots-tabous sauf
en cas de retournement (le «racisme antifrançais», le «fascisme rouge»). L'immigré maghrébin est
devenu l'ennemi premier, dans le cadre du complot soviétique. Démarginalisation de l'extrême-droite
au nom de l'autodéfense patriotique.
PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF
COLLÈGE INTERNATIONAL DE PHILOSOPHIE Mots, 9, 1984

La rhétorique du national-populisme.

Les règles élémentaires de la propagande xénophobe

— «L'ignorant ne cède qu'à de mauvaises raisons». Ernest Renan, Vie de


Jésus (1863), Paris, Gallimard, 1974, p. 56.
— «Les mots et les formules sont de grands générateurs d'opinions et de
croyances. Puissances redoutables, ils ont fait périr plus d'hommes que les
canons. » Gustave Le Bon, Les opinions et les croyances, Paris, Flammarion,
1911, p. 232.
— « Depuis Pierre L'Ermite au temps de la première croisade, jusqu'à l'ère de
Hitler, Staline et leurs successeurs, les trucs démagogiques sont restés
essentiellement les mêmes». Max Horkheimer, «La théorie critique hier et
aujourd'hui» (1970), traduction française Luc Ferry, in Théorie critique,
Paris, Payot, 1978, p. 367.

IDÉOLOGIE DE LA DÉCADENCE
IMAGINAIRE DE LA RÉACTION NATIONALISTE

La remarque faite par Horkheimer sur l'étonnante stabilité des «trucs démagogiques»
depuis le 11e siècle occidental est immédiatement précédée d'une autre, non moins empreinte
de surprise: «On enseigne l'histoire à l'Université. Mais l'étudiant n'entendra rien sur un
point particulièrement important dans le monde où nous vivons, je pense à ce que l'on
nomme démagogie et à la façon dont elle opère» (ibid.). Après un bref inventaire des actes
démagogiques élémentaires, Horkheimer exhortait à mettre en œuvre un programme d'un
optimisme pédagogique certain: «Si l'on montrait à l'école ce qu'est la démagogie par
opposition avec un discours qui vise à la vérité, les élèves pourraient être immunisés contre la
séduction démagogique. On doit donner aux élèves des exemples et leur montrer en quelque
sorte dans le détail que ce qui nous est transmis par Pierre l'Ermite est étonnamment
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semblable aux pratiques des démagogues d'aujourd'hui» (ibid.). Nous nous efforcerons de
contribuer à cette pédagogie de la défascination, à cette déconstruction aussi laborieuse
qu'impérative des ruses de l'intelligence pratique, à l'identification des opérations rhétoriques
minimales par lesquelles les démagogues séduisent les hommes et les poussent à l'action. A
suivre les analyses désormais classiques de Chaïm Perelman (essentiellement, Traité de
V argumentation. La nouvelle rhétorique, Paris, PUF, 1958), on considérera que l'usage
rhétorique du discours se caractérise d'abord par sa finalité : persuader et convaincre, ou, plus
précisément, «provoquer ou accroître l'adhésion d'un auditoire aux thèses qu'on présente à
son assentiment» (C. Perelman, L'empire rhétorique, Paris, Vrin, 1977, p. 19, 1958, p. 5).
Dans le champ rhétorique, l'orateur n'use du discours qu'en vue de «faire faire», et non
pas de rechercher un accord, ou de dire le vrai sur un état de choses. Dans l'argumentation,
la composante explicative est subordonnée à la composante séductrice: l'orateur cherche, au
moyen du discours, à inciter à l'action son auditoire, ou à créer en lui une disposition à
l'action. L'art du démagogue se réduit, dans sa fin dernière, à la manipulation: pour faire
agir, il faut appliquer des règles rhétoriques sans souci de vérité ou de vérifiabilité du
propos. L'orateur construit son argumentation pour quelqu'un, un auditeur ou un auditoire
déterminés, dont il suppose une certaine représentation. Pour faire agir, il n'est pas requis de
provoquer l'adhésion intellectuelle, mais de s'adapter aux valeurs de l'auditoire en intensifiant
certaines d'entre elles et en leur conférant une orientation conforme au type d'action qu'il
s'agit de provoquer. Persuader, c'est séduire et faire croire. En visant non pas l'homme
quelconque (le destinataire d'une démonstration mathématique), mais un auditoire défini qui
adhère à des valeurs idéologiques préalablement connues. La démagogie est action sur le
peuple ou la masse, le démagogue est celui qui fait appel au peuple contre des ennemis
absolus (lois iniques, classe de privilégiés, parti de l'étranger, etc.). Cette alliance proclamée
entre le tribun populaire et «son» peuple représente un acte premier de légitimation du sujet
démagogue. Il est essentiel que le discours démagogique n'invente pas ses valeurs, ne crée
pas ses mots, évite même de les rendre méconnaissables en les transformant. Son art consiste
à rendre acceptable l'orientation et les fins qu'il confère, explicitement ou non (ou pas tout à
fait), aux valeurs en cours dans la vie ordinaire de son auditoire. Le démagogue travaille sur
une matière idéologique préformée, dont il suit les lignes de force et saisit les variations selon
la conjoncture. La théorie classique de la tyrannie définit le tyran comme un démagogue qui
a réussi. Le démagogue s'assure, par son discours contre les «grands», les «gros», les
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«puissants» ou les «riches», la condition imperative de tout succès selon la logique de son
entreprise : l'appui du peuple. Encore faut-il, et là réside la pierre de touche de son art, qu'il
donne au peuple l'impression que son discours non plus que ses succès ne lui appartiennent
pas en propre. Le peuple doit être pénétré de l'illusion que les idées et valeurs du
démagogue ne diffèrent en rien des siennes. «Les idées que je défends? Les vôtres», affirme
très classiquement J.-M. Le Pen. Il dit être l'homme qui s'adresse au peuple, véritablement
et sincèrement. L'adresse au peuple brode autour de deux énoncés en chiasme du
démagogue: «Mes idées sont les vôtres »/« vos idées sont les miennes». D'où la conclusion,
parfois exprimée: ma vie (menacée) est la vôtre (également menacée), ma lutte est votre
légitime défense, mes succès sont les vôtres. En bref: «Je suis vous». Le démagogue,
originellement «conducteur du peuple» ou «chef du parti populaire», nie ainsi toute
différence entre sa nature et celle du peuple, entre ses valeurs et celle du peuple : il exploite
les opinions, les croyances et les passions en cours en les renforçant, les canalysant et les
orientant. Il n'est peut-être pas inutile de relire certaines remarques d'Aristote sur le type du
démagogue et ses opérations spécifiques:

«Dans les démocraties, les changements ont principalement pour cause l'effronterie des
démagogues. En effet, tantôt c'est par des dénonciations calomnieuses contre les gens fortunés
pris individuellement qu'ils poussent ces derniers à se coaliser ... tantôt c'est en dressant contre
les riches, pris en tant que classe, la masse entière du peuple ... on peut dire que la plupart des
tyrans de jadis sont sortis des chefs populaires ... et tous agissaient ainsi une fois qu'ils avaient
acquis la confiance du peuple, confiance qui reposait sur leur animosité à l'égard des riches ...
Les faits illustrent avec évidence ce dernier point : on peut dire que la grande majorité des tyrans
sont issus en quelque sorte de démagogues qui ont gagné la confiance du peuple en décriant les
notables» {Politique, Paris, Vrin, 1970, 2e éd., p. 357, 359, 360, 391-392 (1304b20 et suiv., 1305a8
et suiv., 1305a22, 1310Ы4 et suiv.)).

Prévenus désormais, et selon l'hypothèse qu'existent de grandes régularités dans les


discours de persuasion politique fondés sur la démagogie, nous pouvons revenir à notre
modeste objet d'analyse, le corpus des productions textuelles du Front national et de son
disert tribun en chef (dont la prise de parole semble quasi exclusive).
Le discours de J.-M. Le Pen et du Front national se caractérise par un recours massif
aux lieux communs de la vulgate politique (ce que l'on raconte au bistrot, en taxi, parfois en
famille, et entre hommes), par le réinvestissement d'images polémiques et de métaphores
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figées que la véhémence de l'orateur ranime et rajeunit. Ce discours relève du genre pamphlétaire,
ne déployant tous ses effets qu'«en direct» (mais le direct a ses règles, et la spontanéité
improvisatrice se simule), soutenu par une théâtralisation de la colère face à l'« intolérable ». Il se
présente comme une parole de légitime colère, se justifie par un inventaire des figures de
l'inacceptable, et, en dénonçant nominalement les responsables de l'état de décadence où se
trouverait l'Occident (chrétien, précisons-le), indique la voie simple et unique du salut. Tout
commence par le diagnostic de la décadence, supposée globale et fort avancée. Le
Programme inaugural (1973) du Front national partait du constat de ce qu'il nommait le
«processus de décadence intellectuelle, morale et physique où nous sommes engagés»1. Telle
est l'image première et centrale, celle d'un déclin généralisé, qu'illustre l'état de la France:
«La crise où s'exaspère et se défait la France est moins économique et sociale que morale et
politique»2. Le Front national, contre-mouvement du Front populaire, qui figure la menace
toujours renaissante, se donne le titre d'unique et ultime barrage devant les poussées des
forces décadentielles : «J'appartiens simplement, déclare Le Pen, à la droite nationale qui
s'oppose au marxisme et à la décadence...»3. Le Pen, tribun moderne, condense deux figures
populaires, celle du chansonnier et celle du prophète politique: il joue expressément la
comédie, ce qui le démarque d'emblée des représentants ordinaires de la classe politique,
mais se présente aussi en homme d'Etat porteur d'un message de rédemption nationale.
Michel Collinot, lieutenant et apologète spécialisé du président Le Pen, en décrit la double
figure: «Jean-Marie Le Pen, excepté des bons mots, ce qu'il appelle "le côté théâtral de la
politique", élève le débat, en appelle à la nation, aux bonnes passions des hommes, à leur
volonté»4. Alternance des rituels producteurs de sympathie populaire et des attitudes
charismatiques.
Le discours éminemment oral de Le Pen ne renvoie pas expressément à une théorie
raciste, la machine verbale à exclure l'étranger fonctionne sans autorisation doctrinale. La
racisation de l'autre n'a nul besoin de légitimation pseudo-scientifique ou para-philosophique

1. Cité in La droite en mouvements. Nationaux et nationalistes, 1962-1981, Paris, Vastra, 1981, p. 83


(ouvrage «réalisé par un collectif d'historiens et de journalistes dirigé par Philippe Vilgier»).
2. Ibid.
3. Le Quotidien de Paris, 13 septembre 1983, p. 5.
4. M. Collinot, «Sommes-nous des néopoujadistes ? » Radio Le Pen hebdo (RLP hebdo), 145, 2 mars 1984,
p. 4.
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pour s'exercer dans sa radicalité — soit l'exclusion de l'étranger en tant qu'étranger


(extra-européen): par excellence le maghrébin, les immigrés d'origine européenne faisant
partie de la famille. Racisme, si l'on veut, mais de second degré, et sans le vocabulaire de la
race: sang et sol demeurent présupposés, et ne font pas l'objet d'une élaboration théorique
explicite. On reste dans la tradition de l'éloquence politique et du pamphlet nationaliste. Les
effets oratoires du leader Le Pen ne font guère que réactiver les thèmes classiques des
courants populistes de la droite nationale, soit conservatrice, soit révolutionnaire, dont les
argumentations sont mêlées, moyennant certains aménagements. Un antiparlementarisme qui
ne va pas jusqu'au rejet du modèle républicain, un idéal de remise en ordre par un régime
autoritaire, sous la direction d'un chef charismatique, une xénophobie déniée qui se double
d'une récusation tactique de toute allégeance au «nazisme», au «racisme» et à
«l'antisémitisme», dont certains indices se rencontrent néanmoins au détour de tel «coup de gueule» mal
maîtrisé, une double récusation de la gauche marxiste et du libéralisme cosmopolite. Discours
sans invention lexicale, dénué de fondation scientificophilosophique explicitée, recourant aux
images plutôt qu'aux concepts, à l'affirmation plutôt qu'à l'analyse, masquant tactiquement la
partie de sa tradition politique la plus rejetée par l'opinion: nationalisme révolutionnaire,
fascisme, xénophobie de type colonialiste (mépris des peuples «inférieurs» ou «sous-
capables»). L'euphémisation des composantes racistes et antisémites y semble compensée par
la violence et la vivacité des comparaisons, des analogies et des métaphores, que résument
des slogans et condensent des portraits d'ennemis constituant une classe définissable (S. Veil,
R. Badinter, M. Lustiger, Fiterman, etc.). Le Front national a mis au point des stratégies de
mobilisation exclusive des noyaux de l'imaginaire social: incertitudes politiques, sentiment
d'insécurité, menace du chômage, perte d'identité (déracinement), crise de l'éducation, haine
de la bureaucratie étatique, réactions antifiscales, demandes d'autorité. Il ne vise pas les
besoins et ne se soucie guère de définir les moyens de les satisfaire. La propagande du Front
national met en formules répétables des passions générales et dominantes, par lesquelles sont
dynamisées les représentations catastrophiques. «La politique n'est pas un métier, c'est un
art. Ce n'est pas l'art de répondre aux besoins mais aux passions», affirmait J.-M. Le Pen au
cours d'une réunion5.

5. Propos cités par Françoise Giroud, «La politique sur un plateau d'argent», Le Nouvel Observateur,
17-23 février 1984, p. 35.
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Quelques règles et opérations de la rhétorique mise en œuvre par le nationalisme


populiste et xénophobe pour capter et mobiliser la partie sensible de l'opinion peuvent être
caractérisées et inventoriées. Elles définissent les moyens d'action de la démagogie pratiquée,
conformément aux classiques canons de la psychologie des foules6, par la droite extrême
contemporaine. Il s'agit toujours de simplifier, d'affirmer, de répéter, de produire un effet
global de cohérence, de disqualifier l'argumentation adverse — en l'intégrant ou en la
retournant, par l'argument ad hominem, par ironie, etc. Et le contraste est frappant entre
l'intelligence des rapports de force idéologiques, que manifeste le comportement stratégique
du Front national7, et la faiblesse de ses elaborations doctrinales. Un nationalisme de
sentiment, qui est en même temps un nationalisme de crise, sans autre fondement théorique
que l'adaptation aux passions en cours et l'exploitation des valeurs de repli (qu'illustrent les
appels polymorphes à Г auto-défense). Tel se présente le Front national, phénomène de
«sous-culture» (Pierre Chaunu) dont l'efficacité idéologique tient à ce que son discours
procède à l'inlassable dénonciation de la menace pesant sur toutes les structures supposées
positives: le travail, la famille, la patrie (la nation), certes, mais aussi l'Occident (dernier
bastion de la liberté), l'autorité, l'ordre8, les hiérarchies (ultime rempart contre le
nivellement par le bas). Idéologie de la décadence généralisée et thérapeutique de la

6. Cf. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895. Sur la grammaire de la persuasion selon
G. Le Bon, cf. S. Moscovici, L'âge des foules, Paris, Fayard, 1981, p. 194-200 (affirmation, répétition, apparence
logique). Sur le modèle clinique (l'hypnose, la «contagion mentale morbide», etc.) de la théorie de la
suggestion/suggestibilité, cf. Robert A. Nye, The origin of crowd psychology. Gustave Le Bon and the crisis of
mass democracy in the Third Republic, Londres, Sage Publications Ltd., 1975, p. 71 et suiv.
7. L'impératif d'une adaptation de l'extrême-droite nationaliste aux conditions contemporaines de la
communication médiatique et du spectacle politique a été formulé par J.-M. Le Pen dès le début des années 1960.
Cf., par exemple, Europe Action, 11, novembre 1963, p. 15-17: «L'opposition nationale et la succession».
François d'Orcival, auteur de l'enquête, précisait: «Questions posées à un certain nombre d'anciens "ténors" de
l'opposition nationale, la plus réelle, la plus justifiée, la plus dure peut-être...» (art. cité, p. 8).
8. Une récente étude de la SOFRES, conduite sous la direction de Jérôme Jaffré, à partir de dix enquêtes
réalisées entre septembre 1983 et janvier 1984 (fichier de 10 000 interviews), conclut qu'on ne peut plus
aujourd'hui caractériser les attitudes politiques de l'extrême-droite par le slogan vichyste «Travail, famille, patrie»,
mais plutôt par le tryptique lancé en 1933 par Marcel Déat et les «néosocialistes»: «Ordre, autorité, nation»
(J. Jaffré, «Les fantassins de l'extrême-droite», Le Monde, 15 février 1984, p. 12-13). Sur la triade vichyste,
analysée dans sa fonction de substitut de la devise républicaine («Liberté, égalité, fraternité»), cf. Olivier Reboul,
Le slogan, Bruxelles, Editions Complexe, 1975, p. 39-42.
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restauration épuratrice. La représentation que donne des raisons de son dynamisme récent le
Front national articule la dénonciation des excès, des phénomènes de pathologie sociopoliti-
que, des excroissances anormales, et la reprise normalisante du «ras-le-bol» populaire,
généralisation du «ras-le-bol» limité, dans le poujadisme historique (1954-1956), aux classes
moyennes (commerçants et artisans).

«A quoi correspond l'ascension rapide du Front national en 1983-1984? A un ras-le-bol généralisé


de l'opinion publique contre le fiscalisme, l'Etat tentaculaire, l'Etat molosse, le sectarisme
marxisme (sic) contre l'Ecole, la Presse, ajouté à l'insécurité, au rejet de la politique
d'immigration conduite depuis 22 ans par les gouvernements successifs de la Cinquième
République, à la crainte de la mainmise des communistes sur l'appareil d'Etat»9.

Telle est l'image de soi, fille du populaire «ras-le-bol», qu'en 1984 le Front national,
après les premiers succès électoraux obtenus depuis sa fondation, a construite et s'attache à
diffuser. Il n'est pas sans intérêt de relever qu'elle intègre un bon nombre des thèmes
dominants de la campagne néoconservatrice conduite dans la mouvance chiraquienne ainsi
que dans celle de l'ultralibéralisme autoritaire, en 1982-1983: l'Etat minimum, la mainmise
communiste sur l'Ecole et les media, le laxisme et l'insécurité, l'antifiscalisme, l'antiégalita-
risme, etc.
Revenons à la figure du leader, Le Pen, et aux manières par lesquelles il se confère
autorité représentative. Il est d'abord celui qui s'adresse au peuple, auquel il destine
exclusivement sa parole de lutte et d'espoir. Le destinateur se qualifie lui-même comme
porteur légitime de la parole populaire parce qu'il est issu du peuple: «Des hommes comme
moi, qui ne se penchent pas sur le peuple, mais qui sortent du peuple ...»10. Telle se décline
la légitimité «démocratique» du démagogue: sa distinction propre, il la montre en désignant
son origine populaire. Il s'attribue ainsi le monopole du capital politique authentique qui
reste, sans souillure, hors du champ réservé de «la bande des quatre» et des «salons
parisiens»11. Réadaptation du mythe populiste des «gros» et des «deux cents familles»

9. M. Collinot, «Sommes-nous des néopoujadistes ? », art. cité, p. 4. On comparera l'inventaire thématique


ainsi brossé aux tableaux de J. Frémontier, in Les cadets de la droite, Paris, Le Seuil, 1984, tableaux 10-13.
10. J.-M. Le Pen, Antenne 2, 13 février 1984 ; cité in Minute, 18-24 février 1984, p. 8.
11. Ibid., p. 6.
120 PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF

auxquelles s'opposent le peuple et son représentant naturel, son rejeton: Jean-Marie, fils du
peuple. C'est la reprise de la tradition rhétorique antibourgeoise et anti-intellectuelle du
nationalisme populiste, inaugurée par E. Drumont, mais aussi bien l'incorporation des
stéréotypes de l'anticapitalisme de gauche12. Le démapédagogue définit sa pratique:
«Traduire la gravité des problèmes politiques dans des termes qui soient compréhensibles par
tous » 13. Le message politique est expression et traduction, visant le peuple, son destinataire :
«Exprimer ... ses aspirations, ses espérances...»14. Le peuple, dans l'authenticité de sa
qualité exclusive: «Français», est à la fois l'origine, le corps collectif exprimé et représenté,
le partenaire et l'interlocuteur du national Le Pen. Il s'agit toujours de respecter l'impératif
d'homogénéité (nationale, ethnique, linguistique, religieuse).
Le porte-parole du peuple se qualifie en outre comme représentant du «bon sens»,
par-delà toutes les expertises et les conduites séparées des «politiciens professionnels». Car
«les Français sont généralement gens de bons sens. Ils ne s'en laissent pas trop remontrer,
pas trop longtemps»15. C'est la voix du peuple en laquelle résonne la commune raison. «Le
Pen n'est pas un politicien», affirme Michel Collinot16, posant la distinction de l'opposition
nationale et de l'opposition parlementaire : « L'inversion du courant fiscalisateur et
technocratique ne peut passer par l'opposition parlementaire qui est réputée à juste titre, aux yeux des
classes moyennes, comme le principal adversaire»17. Paradoxe constitutif: ce non-politicien
s'érige dès lors en l'homme d'Etat de l'avenir, acteur d'une politique au sens noble du terme :
«Nous n'assisterons par précisément à un néopoujadisme, mais à un super ras-le-bol, une
exaspération croissante contre les politiciens qui nous dirigent»18.
L'antithèse est affirmée: le type authentiquement «politique» contre le type pathologi-
quement «politicien». Et cette «réaction des esprits» dont le Front national est «partie
prenante»19, contre la décadence socialisante et l'imposture politicienne qui l'exprime, est

12. Cf. Pierre Birnbaum, Le peuple et les gros. Histoire d'un mythe, Paris, Grasset, 1979 (nouvelle éd.
remaniée, 1984) ; Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire, 1885-1914, Paris, Le Seuil, 1978, chap. 4 et 8.
13. J.-M. Le Pen, cité in Minute 18-24 février 1984, p. 8.
14. Ibid.
15. M. Collinot, «France, ô ma France très belle!», RLP hebdo, 144-145, 24 février 1984, p. 4.
16. M. Collinot, RLP hebdo, 2 mars 1984, p. 4.
17. Ibid., p. 5.
18. Ibid.
19. Ibid.
RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME 121

grosse de l'avenir national: «Jean-Marie Le Pen mène une bataille d'espoir...»20. La figure
du libérateur, du grand Résistant au déclin de l'Occident, peut s'accomplir dans une
identification finale, et d'effet maximal, par le baptême gaullien: la bataille d'espoir «devrait
se concrétiser le dimanche 17 juin et se fêter dans la nuit du 17 au 18. Un 18 juin qui devrait
être résolument celui du message d'espoir!»21. Le Pen, l'homme du 18 juin... On aura
compris que, pour la rhétorique du Front national, tous les effets de sens sont permis.
L'intensité de la provocation fait partie de l'ordinaire du discours: l'objectif est de se
distinguer des images du «bas» (politiciens...) et de se conférer les titres du sublime, de
l'ascension vers les hauteurs politiques. Le Pen se présente comme le nouveau « sauveur de la
France», l'homme de la France libre, libérée de son déclin vers le socialisme22. Le message
d'espoir tient en un énoncé programmatique : « Inverser le courant du socialisme dans tous les
domaines, c'est l'objectif que s'est assigné le Front national»23. En 1983-1984, le Front
national a découvert que la décadence n'était pas fatale, que la perversion des valeurs
pouvait trouver son remède politique. L'éloge nostalgique des «lions morts» face aux chiens
pullulant, le pessimisme catastrophique cher à la tradition pamphlétaire de droite24 ont fait
place à l'optimisme militant, passablement messianique. La rhétorique de l'espoir chasse celle
du regret. La vision crépusculaire du monde cède à la conception volontariste de son
assainissement. L'arrière-garde s'est métamorphosée en avant-garde. La reconnaissance de la
dégénération est l'acte premier de la régénération.
Après cette première exploration de l'univers fictionnel du nationalisme xénophobe, nous
pouvons revenir à l'inventaire des «coups» tactiques desquels, selon Max Horkheimer, la
démagogie tient son efficience persistante.
En premier lieu, le démagogue se donne pour l'incarnation du Beau et du Sublime. Il
«se définit lui-même comme un héros qui est en même temps un martyr dont la vie est
continuellement menacée»25: Jean-Marie Le Pen se présente, pour sa part, comme fils de

20. Ibid.
21. Ibid. On sait le score réalisé par le Front national aux élections européennes (17 juin 1984) : 11 %
(PCF: 11,28%).
22. Ibid.
23. Ibid.
24. Cf. les belles analyses de Marc Angenot, La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982, p. 99 et suiv.,
p. 344 et suiv.
25. M. Horkheimer, in Théorie critique, op. cit., p. 367.
122 PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF

héros26, ancien résistant, ancien opposant sans concessions à toutes les impostures
politiciennes, objet de continuelles menaces, victime d'attentats, et cependant ne pliant
jamais, ne courbant point l'échiné.
En second lieu, le démagogue «parle toujours au superlatif et surtout il répète sans
fatigue que " nous " sommes les bons et les autres les méchants » 27. L'opposition manichéenne
des porteurs du Bien et des suppôts du Mal est, de fait, énoncée par autoqualification
meliorative et hétérodésignation péjorative, qu'on trouve au principe de tous les discours de
Le Pen, auxquels ceux de ses prétoriens font écho. Il faut ajouter que le clivage éthique Bons
(soi)/Méchants (autres) est redoublé au plan du vrai et du faux (intentionnel ou non) : « Les
autres — c'est-à-dire les hommes d'un même peuple ou tout simplement ceux qui sont contre
lui ou même seulement dans un parti différent — ont toujours tort; lui seul a raison»28.
Le Pen dit vrai, les autres se trompent ou mentent.
En troisième lieu, le démagogue «rappelle qu'il fait partie des gens simples»29: la
dénégation spectaculaire de la différence d'origine (de nature, d'idéaux, de mode de vie...)
institue ce premier contact à partir duquel l'orateur populiste construit son image de pur
porte-parole du peuple. La distinction démagogique se décline par le rejet glorieux de la
distinction.
En quatrième lieu, l'acte démagogique postule qu'«il n'y a pas de milieu, mais seulement
des contraires»30: seule l'alternative stricte est supposée conforme au réel. C'est la
mythologie de la disjonction exclusive: il faut choisir l'un des deux camps. Tout autre choix
revient à une trahison, aux choix honteux et hypocrite du camp ennemi. En politique, toute
attitude conciliatrice, toute formation d'un centre est illusion et manipulation: le centre est
toujours «mou», le milieu est toujours inexistant. Le Pen ne cesse d'y insister: les
communistes ou nous. Nous, c'est-à-dire la vraie droite, face à la fausse (typisée par S. Veil). ,

26. Son père, mort accidentellement pendant la seconde guerre mondiale, est régulièrement présenté comme
«mort pour la patrie». Cf. J. Algazy, La tentation néo-fasciste en France de 1944 à 1965, Paris, Fayard, 1984,
p. 227. Sur la légende dorée de l'adolescent prêt à résister aux nazis, cf. J. Marcilly, Le Pen sans bandeau, Paris,
Grancher, 1984, p. 98-99 ; J.-M. Le Pen, Les Français d'abord, Paris, Carrère-Lafon, 1984, p. 34-35.
27. M. Horkheimer, in Théorie critique, op. cit.
28. Ibid.
29. Ibid; Horkheimer ajoute: «En cela, il montre qu'il est un homme habile, raffiné, qui utilise
consciemment des trucs.»
30. Ibid.
RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME 123

En cinquième lieu, le démagogue présente son combat comme réactionnel et défensif:


«II joue toujours celui qui est attaqué et qui doit se défendre»31. L'art de la démagogie
consiste en cette opération alchimique qui fait de la guerre offensive et totale une réaction
«simple» et «légitime» d'autodéfense. «Nous devons repousser l'ennemi»32: tel est
l'impératif nucléaire que le récit de l'autodéfense collective développe, varie, étend sans
limites. C'est l'inversion tactique par laquelle toute attaque idéologique se légitime comme
réaction défensive33. Ainsi, pour Le Pen, ne s'agit-il que d'éveiller les consciences françaises
à la nécessité «vitale» de défendre le sol national, le corps national et les corps des
nationaux, des agressions venues du dehors (communisme, immigration non européenne,
cosmopolitisme) .
En sixième lieu, le démagogue «ne manque jamais de qualifier ses adversaires et ce
qu'ils font de "sale", de dire qu'ils sont une vermine nuisible qu'il faut exterminer»34. Les
images du parasite, les métaphores de la souillure et celles du germe contagieux concourent à
identifier le responsable innommable de la décadence. Il s'agit du type contraire au type
positif incarné par le démagogue, pur, beau et sublime. Ce contre-type sera laid et bas (vil,
ignoble, immonde, impur...): le «(sale) bougnoul», «ces salauds de cocos», etc.
En septième lieu, le démagogue dénonce inlassablement un complot organisé par des
adversaires invisibles et puissants. «L'appel à la "vigilance" joue un grand rôle chez lui, car
"nos" adversaires trament un "complot" contre nous»35. La thématique de l'éveil, après le
réveil, remplit une fonction agogique, elle donne des lettres de noblesse à l'activisme de
groupe: «Les allusions à des complots, à des événements mystérieux et menaçants,
permettent au démagogue de tenir ses fidèles en un constant état de tension»36. Il s'agit en
effet d'alimenter l'imaginaire des troupes, de justifier par avance tout assaut qu'elles
pourraient devoir lancer contre telle manifestation visible (rare et précieuse) de l'ennemi
imperceptible. Le démagogue suggère, allusionne, laisse entendre. «Il se répand en sombres

31. Ibid.
32. Ibid.
33. Cf. P.-A. Taguieff, «Sur une argumentation antijuive de base: l'autovictimisation du narrateur», Sens,
7, 1983, p. 133-156.
34. M. Horkheimer, in Théorie critique, op. cit.
35. Ibid.
36. Ibid.
124 PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF

allusions : " Je pourrais encore vous en dire long " ; mais il ne dit rien » 37. Il ne doit surtout
rien dire de plus qu'il pourrait en dire beaucoup plus: effet prophétique, de sagesse
profonde. En bref, l'ennemi est à la fois pathologisé, animalisé et diabolisé, tandis que son
action est supposée omniprésente, omnipotente, polymorphe et imperceptible. Le «peuple»
du démagogue tient son existence et sa positivité de ses «ennemis», guetteurs pervers de ses
failles et faiblesses. Telle est la condition première de son efficacité idéologique. La
démagogie, simulacre de démocratie, la suit comme son ombre.

LES REGLES DE LA PERSUASION

Nous avons caractérisé ce que fait le démagogue. Abordons ses manières de faire.
1. La réduction des incertitudes à quelques thèses simples, présentées comme autant de
solutions. Stratégies d'exploitation des réactions affectives primaires et sommaires, fondées
sur le ressentiment («c'est la faute de...»), que le démagogue transforme en formules de
réassurances faciles. La complexité des problèmes de société est ainsi conjurée par quelques
slogans construits sur une réduction à l'évidence du type «il suffit de...» (variante, «il n'y a
qu'à...»): il suffit de chasser la gauche du pouvoir, il suffit de renvoyer les travailleurs
maghrébins chez eux, de fermer les frontières, etc., pour apporter une solution aux
problèmes du chômage réel et de l'insécurité absolutisée dans l'imaginaire. Solutions fictives
de problèmes posés, mis en scène, comme des fantasmes phobiques, sur le mode: il faut
chasser le germe du mal avant qu'il ne soit trop tard. La complexité des effets de crise, qui
porte inquiétude, voire angoisse, est abolie d'un geste magique. D'où l'équation préférentielle
— immigré = chômage = insécurité — qu'illustre le slogan, lancé dès les débuts politiques du
Front national : « Un million de chômeur, c'est un million d'immigrés en trop » l — le chiffre

37. Ibid.

1. Le slogan condense deux croyances de base du nationalisme xénophobe, recouvrant deux énoncés
scientifiquement inconsistants : l'idée que le « seuil de tolérance » a été dépassé au plan national ; l'équivalence du
nombre global des chômeurs de nationalité française et du nombre correspondant des immigrés «non européens».
L'imaginaire du seuil numérique faisait partie de l'idéologie ď Europe Action (1962-1966) : « Ils seront bientôt un
million», titrait la revue raciste, en légende d'une photographie d'un groupe de maghrébins (n° 22, octobre 1964).
RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME 125

étant aujourd'hui doublé, selon la conjoncture. Il suffit encore, affirme Le Pen, de «jouer la
carte du capitalisme sans complexe en y associant le plus largement possible le peuple»2. Et
ce capitalisme populaire se présente sous les couleurs du mythe néo-libéral préférentiel, l'Etat
minimum: «Je suis un préreaganien. J'ai toujours combattu l'Etat pieuvre, l'Etat
providence»3. Sur la base de la magie politique réalisée par le simplisme populiste-
xénophobe, à partir de la reformulation des expressions premières de la frustration, la
rhétorique suit les règles élémentaires de la propagande: affirmation, répétition, construction
d'une façade logique. Telle est la première opération susceptible de fonder un consensus
populaire partiel, s'il est vrai que, comme le notait Max Horkheimer, «la simplification
violente de la pensée va de pair avec sa diffusion auprès des masses»4.

2. L'accumulation d'affirmations simples, excluant toute argumentation mettant en jeu


analyses contrastées, critiques, controverses, retour sur les principes, réflexion sur les valeurs
fondatrices. Le Pen affirme par exemple: «II faut faire simplement la différence entre les
nationaux et les étrangers»5. La couleur et la chaleur des métaphores laisse ainsi la place,
dans les mises au point où le Front national se présente en personne, à l'euphémisation
maximale, à la platitude calculée pour forcer l'acceptabilité. Euphémisme et hyperbole
coexistent et alternent, conjoignent leur respectifs effets, se renforcent mutuellement. Une
division du travail discursif peut aisément s'observer: euphémisme dans les présentations de
soi, hyperbole dans les désignations qualifiantes de l'ennemi. Celui-ci est toujours démonisé,
bactériologisé, criminalise. Nulle métaphore ne paraît excessive pour identifier et reconnaître
l'agent responsable de la dégénération( décadence, dégénérescence, déclin, décomposition...),
de l'organisme national. Prêtons brièvement l'oreille à la litanie des métaphores de la
décadence, avec un souci de classification6. Métaphores bio-médicales: la maladie, l'intoxica-

2. Le Figaro, 13 février 1984, p. 6.


3. Ibid.
4. M. Horkheimer, «A propos de la querelle du rationalisme dans la philosophie contemporaine» (1934),
in Théorie critique, op. cit. ; cité par Jean-Michel Besnier, «Les avatars de l'irrationalisme», Raison présente, 63,
3e trimestre 1982, p. 6. Sur l'irrationalisme philosophique comme «pont idéologique» entre l'élite intellectuelle et
les masses, irrationalisme dont le peu de consistance théorique aurait précisément permis de fonder le consensus
«fasciste», cf. les pertinentes remarques de J.-M. Besnier, art. cité, p. 5-17.
5. Le Quotidien de Paris, 13 septembre 1983, p. 5.
6. Cf. J.-P. Honoré, «Le discours du Front national» (ENS de Saint-Cloud, pré-colloque sur «Les
droites», septembre 1983), à paraître dans la revue Mots.
126 PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF

tion, les plaies (dues aux agressions), la mort qui rôde et guette. Métaphores guerrières: la
bataille perdue, la capitulation, la subversion, le sabotage, les 5e et 6e colonnes (communistes
et immigrés arabes). Métaphores du simulacre, du spectacle, de la mascarade, de l'imposture,
du boniment, soit les instruments de disqualification composant le genre polémique
antiparlementaire: on se propose de «chasser les voleurs du pouvoir», on dénonce «les
gaspillages de l'Etat, premier voleur de France»7, ainsi que «les responsables de la majorité
et de l'opposition parlementaire», définis comme «des criminels de la paix»8. Animalisa-
tions: le zoomorphisme pamphlétaire («les charognards») comme moyens de dévaluer
l'adversaire par le ridicule. Les analogies historiques, telle la chute de l'Empire romain,
points d'ancrage des dramatisations de la décadence, habillages figuratifs de l'évidence
première. Les images de catastrophes, de cataclysmes, de ruines: oscillation entre la
désagrégation (décomposition), la submersion (naufrage, noyade) et l'extermination — «les
Français sont menacés d'extermination», déclare Le Pen à propos de la «guerre nucléaire
probable » 9. Le vieil imaginaire du « tout fout l'camp » vient ici fusionner avec le « ras-le-bol »
néo-soixante-huitard. «Trop, c'est trop!», réaffirme régulièrement le tribun nationaliste.

3. La récupération et l'empilement de quelques pseudo-évidences en cours, la reprise en


écho de lieux communs sélectionnés et systématiquement répétés. Au centre, la grosse
assurance qui dit: «Nous sommes chez nous». Les évidences épaisses de l'identité à soi, de
l'enracinement, de la différence d'avec «les étrangers». Parmi les stéréotypes
d'accompagnement: les imprécations visant l'Etat-vampire et «le matraquage fiscal», la stigmatisation des
parlementaires, ainsi que des «fraudeurs» et «menteurs»10, la dénonciation exacerbée de «la
politique laxiste menée sous l'égide de Badinter (qui) a accru l'insécurité»11, l'appel à la
mobilisation immédiate pour « combattre la subversion communiste sous toutes ses formes » 12,
et se préparer à lutter contre l'invasion soviétique imminente, le réemploi du paléogauchiste

7. Tract, Aulnay, 3 novembre 1983.


8. Ibid.
9. Le Figaro, 29 août 1983.
10. Tract, Aulnay, 3 novembre 1983.
11. Ibid. Sur la manipulation «sécuritaire» des statistiques criminologiques, cf. la mise au point d'E. Plenel,
«Statistiques et criminalité», Le Monde, 4 février 1984, p. 1 et 10.
12. Le Figaro, 29 août 1983.
RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME 127

«ras-le-bol!»13. On connaît la remarque fameuse de Napoléon: «La seule formule rhétorique


sérieuse, c'est la répétition». «Les Français sont las», répète inlassablement «l'opposition
nationale», la «droite nationale populaire et sociale» (auto-désignation en opposition à
«l'opposition parlementaire»).

4. La construction d'une façade logique et d'une image acceptable, impliquant


l'effacement des origines politiques, le masquage du propos, par exemple dans l'évitement des mots
tabous («racisme», «fascisme») et des références publiquement inassumables, l'habillement
démocratique du projet politique — la participation au jeu électoral ayant notamment pour
objectif de normaliser l'image sociale du Front national. L'objectif, commun aux différentes
familles d'extrême droite ayant opté, après 1962, pour l'action politique «légale», est de
forcer, mais «en douceur», la résistance idéologique liée aux positions «antiracistes». Les
dénégations insistantes et en rafales en constituent le procédé principal: «Quant à moi, je
n'ai jamais ressenti le moindre sentiment antisémite, si par antisémitisme on entend vouloir
persécuter ou nuire à un Juif, ou même établir des distinctions entre diverses catégories de
Français»14. Cette dénégation représente une forme vide, un énoncé ritualisé depuis 1972,
année du vote de la «loi Pleven» et de la fondation du Front national. On ne peut pas aller
jusqu'à espérer qu'un citoyen français, connaissant le texte d'une loi réprimant l'expression
publique de la haine dite raciste ou antisémite, se déclare lui-même comme tombant sous le
coup de cette loi. Pétition de principe, donc.

5. Le recours au style de la franchise et à la profession de courage , en tant que vertus


opposées au mensonge et à la lâcheté des actuels responsables politiques. Ces derniers sont
volontiers dénoncés comme «imposteurs», qu'ils se situent du côté de la droite libérale et
néo-conservatrice ou, a fortiori, du côté de la gauche, postulée otage des communistes.
Au-delà du règne crépusculaire de « la bande des quatre » 15, est esquissée la figure d'un

13. Tract, Aulnay, 3 novembre 1983; cf. National hebdo, 1, 11 mai 1984, p. 2 (editorial): «A ce ras-le-bol
1

de l'opinion...».
14. Entretien avec Edwin Eytan, Tribune juive, 808, 10-16 février 1984, p. 6. Cf. également, J.-M. Le Pen,
Les Français d'abord, op. cit., p. 171.
15. Le Quotidien de Paris, 20 octobre 1983.
128 PIERRE-ANDRE TAGUIEFF

homme politique nouveau, qui ressemble étrangement à son prophète breton, du moins à
l'image que celui-ci tente de rendre politique: celui qui dit tout haut ce que les autres
cachent, truquent et tronquent. C'est ainsi que Minute, l'« hebdomadaire d'opposition
nationale», consacrant son numéro du 18 au 24 février 1984 au passage de J.-M. Le Pen à
«L'heure de vérité» (Antenne 2, 13 février 1984), explicite la condition première de ce qui
est présenté comme «le choc Le Pen»: «Tout ce qu'on peut affirmer c'est que des millions
de Français ont vu à la télé un homme politique dire tout haut ce qu'ils pensent tout bas » 16.
Contribuant à diffuser le même scheme d'interprétation du personnage, Rivarol,
«hebdomadaire de l'opposition nationale et européenne», commente: «Parmi les 40% (sic) de
téléspectateurs qui ont assisté à cette "Heure de vérité" ... , beaucoup ont dû s'apercevoir
avec stupeur que loin d'être une "bête immonde", le leader du Front national exprimait des
convictions qui sont aussi les leurs et disait des vérités dont l'homme de la rue peut chaque
jour constater l'évidence » 17. La figure populaire du leader aux aspirations charismatiques est
ainsi construite: J.-M. Le Pen, l'homme de vérité. Unique en son genre (politique).
Dévoiler ce que les minorités politiques antinationales dissimulent, et se donner pour la
parole même des majorités qui taisent ce qu'elles pensent: l'homme de vérité se présente
sous ces deux visages glorieux.
Cet éloge de la franchise politique, de vieille tradition populiste (qui donc est contre?),
se développe ainsi sur le registre défini de la parole démagogique: parler le langage de tous,
pour s'opposer, par le fait même de prendre la parole, aux professionnels de la classe
politique comme le peuple aux «marionnettes» qui se substituent à lui, et lui mentent. Le
Pen qualifie lui-même son propos : « C'est cela dire la vérité » 18. Par exemple, dire qu'il faut
d'urgence «organiser la défense des populations en cas de guerre nucléaire, chimique ou
bactériologique»19. «On a dit tant de chose sur moi. Je demande qu'on écoute finalement
aussi ce que j'ai à dire»20, déclare J.-M. Le Pen à un journaliste israélien. Le jeu des

16. Minute, 18-24 février 1984, p. 3.


17. Rivarol, 1713, 17 février 1984, p. 4 (Renée Versais). On ne manquera pas de relever ici l'acte double de
désinformation: un énoncé factuel faux (les prétendus «40% de téléspectateurs»), l'installation des assertions dans
un champ d'évidences, dont l'isotopie est renforcée par des marques de surface en rafale («s'apercevoir»,
«convictions», «vérités», «évidence»).
18. Le Quotidien de Paris, 13 septembre 1983, p. 5 ; Le Figaro, 13 février 1984, p. 6.
19. Tract, Aulnay, 3 novembre 1983.
20. Tribune juive, 10-16 février 1984, p. 7.
RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME 129

présuppositions permet de traduire, en explicitant le propos: n'écoutez pas ce qu'on (les


autres, les ennemis, les ignorants, les malveillants) dit sur moi, écoutez-moi. Ce «moi» est
unique, il s'identifie à J.-M. Le Pen en personne, et exclusivement à lui. Il ne faut donc le
confondre ni avec l'image qu'«on» donne de lui, ni même avec celle que ses proches sont
susceptibles d'esquisser de sa personne: il ne veut «pas être jugé pour les propos d'autrui».
Le Pen déclare souhaiter: «Qu'on me connaisse tel que je suis», et en suggère la raison:
« D'ailleurs c'est simple : les gens sont contre moi quand ils me connaissent mal ou pas du
tout»21. C'est l'évidence même: on ne doit juger un individu que selon ce qu'il est (fait, dit,
pense, etc.) et commencer par le connaître tel qu'il est. C'est ici qu'on sort de la sagesse des
nations et qu'intervient une série d'implications et de sous-entendus, qui sont ainsi
représentables dans leur enchaînement, au sein d'un espace égocentré:

— Il faut me connaître tel que je suis.


— Je suis comme (tel que) je dis (l'être).
— Je ne suis que tel que je dis.
— Ce que quiconque dit sur moi n'est pas conforme à ce que je suis.
— Il faut que vous me fassiez confiance, et à moi seul, pour me connaître tel que je suis.
— Les autres, qui prétendent dire ce que je suis, soit mentent, soit se trompent, soit pèchent par
maladresse (excès, caricature, traduction-trahison: c'est le cas des proches et des adjoints).
— Je suis le seul sujet sachant ce que je suis, et pouvant le dire.

Résumons les descriptions du dialogue de vérité entre J.-M. Le Pen, tel qu'il est, et les
Français, tels qu'ils sont. Nous savons que les Français «sont généralement des gens de bon
sens», et qu'à ce titre «ils disent de plus en plus haut ce qu'ils pensaient hier tout bas»22.
Les Français, gens de bon sens, deviennent ainsi les interlocuteurs idéaux de J.-M. Le Pen,
homme de vérité. Le moi profond de J.-M. Le Pen, bien qu'unique, a vocation majoritaire23.
La conscience suprême du Front national est l'élément où transparaît le bon sens de tous:
telle est la démocratie, système de représentation, régime-miroir du peuple souverain. Le

21. Ibid. , p. 6 (je souligne).


22. M. Collinot, RLP hebdo, 24 février 1984, p. 4.
23. Le moi de P. Poujade n'avait qu'une vocation minoritaire: «Le mouvement Poujade ... fut une révolte
déterminée dans le temps» (M. Collinot, RLP hebdo, 2 mars 1984, p. 5).
130 PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF

peuple ne s'exprime pas par la loi du nombre, mais à travers l'homme honnête qui est issu de
lui: «Le cirque parlementaire a assez duré, car il s'agit d'un parlement-croupion où les élus
ne sont pas ceux du peuple, mais ceux du plus grand nombre à un moment donné»24. Le
dialogue France-Le Pen s'interprète encore comme une prise de conscience et un acte de
reconnaissance: nous assistons, affirme M. Collinot, «à une prise de conscience du pays qui
découvre enfin avec l'ouverture médiatique le vrai visage du Front national, le bon sens de
ses positions et l'honnêteté intellectuelle et morale de ses dirigeants qui ont su maintenir
coûte que coûte la flamme nationale pendant leur traversée du désert»25.
La construction de l'image positive du personnage comporte en outre, pour se
parachever en tant qu'idée-force, une réception publique caractérisée par divers traits:
— elle doit être reprise méliorativement par une série de représentants de l'opinion;
— les agents médiateurs, dont la fonction réelle de diffusion ne doit pas être présentée
comme telle, sont à choisir dans le plus large éventail social et culturel;
— ils doivent être porteurs de titres symboliques, cristalliser des normes et valeurs
reconnues socialement ;
— l'image positive doit être réaffirmée en même temps que sont thématisées les images
négatives des concurrents politiques de J.-M. Le Pen, auxquelles la première est censée
s'opposer globalement.
Considérons l'exemple privilégié que constitue l'acte de reconnaissance dont le sujet se
nomme Alain Delon. Celui-ci, dans un entretien publié par l'hebdomadaire VSD, commence
par définir J.-M. Le Pen comme «un ami», en le situant aux côtés de Georges Pompidou et
du général de Gaulle dans la classe privilégiée de ceux qui, au sein du monde politique,
représentent à ses yeux des hommes de valeur. Il lui accorde ensuite, de même qu'à
Raymond Barre, le mérite de se détacher de «la faune politique» par une véracité peu
commune. «Avec tous ses défauts et ses qualités, il est peut-être le seul qui, aujourd'hui,
pense d'abord aux intérêts de la France avant les siens propres»26, affirme le comédien,
reprenant en écho l'un des thèmes de propagande personnalisée du Front national. Cette
extraction de l'individu Le Pen de la masse des politiciens dénués de sincérité, en ce qu'ils

24. M. Collinot, RLP hebdo, 24 février 1984, p. 4 (je souligne).


25 RLP hebdo, 2 mars 1984, p. 5.
26. VSD, 13 avril 1984, cité par Le Monde, 14 avril 1984, p. 8.
RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME 131

penseraient d'abord à leur intérêt propre, sous leurs discours mensongers, applique donc
l'argument antiparlementaire à tous les membres de la classe politique, sauf un. L'être unique
ainsi distingué est dit être «dangereux pour la faune politique parce qu'il est le seul à être
sincère»27. Le Pen est opposé, par une telle notation, à tous les dissimulateurs intéressés: il
se présente dès lors sans concurrent quant à la faculté de dire le vrai. Les dits de Delon
décrivent Le Pen au moyen des matériaux discursifs fournis par ce dernier. La «bête
immonde» est ainsi transformée en un «ami» qui monte, l'homme le moins dangereux du
monde, doublé d'un être salutairement dangereux pour les menteurs peuplant le monde
politique, de façon quasi exclusive.

6. Les retournements de schemes d'attaques idéologiques, tel le slogan : « Non au racisme


antifrançais!». Méthode de guerre idéologique, stratégie de rétorsion1* consistant à retourner
contre l'adversaire ses propres arguments: «II y a un racisme que j'exècre encore plus que
tous les autres, c'est le racisme antifrançais», déclare ainsi J.-M. Le Pen à Antenne 2, le 13
février 1984. En se déplaçant en personne sur le terrain même de l'adversaire antiraciste, le
polémiste Le Pen vise à l'acculer à la contradiction29, par un effet de dévoilement du type:
les prétendus antiracistes (en général) sont en vérité des racistes (antifrançais). Autrement
dit, si l'on met à plat la suggestion contenue dans l'argument: l'antiracisme est une
imposture.
Ce retournement est caractéristique de l'entreprise de démarginalisation conduite par les
courants d'extrême-droite depuis le début des années 1970: «Contre tous les racismes»30,
affirme ainsi le GRECE (laboratoire central de la Nouvelle droite, fondé en 1968), afin de
récuser par présupposition, sans avoir besoin de le nommer, le «racisme antiblanc» dénoncé
naguère par les groupes néo-nazis. C'est le discours de la légitime défense, fondé sur l'éloge

27. VSD, 13 avril 1984.


28. Cf. Marc Angenot, La parole pamphlétaire, op. cit., p. 219: «Dans le cas de la rétorsion, le polémiste
se place, pour conduire son "attaque", sur le terrain même de l'adversaire. Il combat contre lui en lui
"arrachant" ses propres armes».
29. Ibid.
30. Alain de Benoist, «Contre tous les racismes», Eléments, 8-9 novembre 1974 - février 1975, p. 13-23
(Eléments est le bimestriel publié par le Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne
(GRECE), depuis septembre 1973).
132 PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF

commun, transpolitique, de la différence pure. «Défendre les Français», dit ainsi un slogan
du Front national, donnant son titre à la première brochure d'autoprésentation publiée par
celui-ci. Il s'agirait d'un respect des différences, commençant par le plus respectable de tous :
celui de la différence propre c'est-à-dire de l'identité française.
«Les Français d'abord», «La France aux Français»31: autant de manières toutes faites
de réadapter la xénophobie nationaliste aux valeurs différentialistes en cours. L'éloge
contemporain des légitimes différences, toutes tendances idéologico-politiques comprises, est
la structure d'accueil inespérée, la matrice providentielle d'une reformulation du discours
d'exclusion de l'étranger maléfique. Divine surprise. Une éthique et une politique s'y
greffent, autour d'un mot d'ordre: les étrangers chez eux, et nous les Français, chez nous,
entre nous. «Chacun chez soi»: le premier et le dernier mot du différentialisme, forme
argumentative principale du néo-racisme. La baguette divinatoire du «bon sens» s'est
prononcée. Sur la base d'une vision apocalyptique de l'histoire (et l'apocalypse est pour
aujourd'hui!)32, les nationaux-xénophobes développent un programme d'urgence, esquissent
une réaction volontariste, et une méthode de salut: le FN «propose à Aulnay un programme
capable de sauver la France et les Français»33.
L'opposition nationaliste se présente comme le seul contre-mouvement d'opposition à la
décadence. Et le remède suggéré ne laisse pas de faire penser à un régime autoritaire, à l'un
de ces successeurs déjà très réguliers des démocraties en déroute: «Si un extrême péril
menaçait un jour notre pays et notre peuple, et si leur salut devait exiger des mesures
extrêmes, je pense, avec le cardinal de Retz, que "les extrêmes sont toujours fâcheux, mais
que ce sont des moyens sages quand ils sont nécessaires"»34. Le sentiment du déclin
irréversible a fait place, fin 1983, à l'exhortation électoraliste : le Front national «obtient

31. Sur le slogan «La France aux Français», cf. l'analyse ďO. Reboul, Le slogan, op. cit., 1975, p. 74-75.
La forme imperative se retrouve dans «La France seule», slogan que la propagande de Vichy a repris de Charles
Maurras (op. cit., p. 39). J.-M. Le Pen a publié en mai 1984 un ouvrage au titre significatif: Les Français
d'abord, op. cit., parution coïncidant avec le lancement de National hebdo, 1, 11 mai 1984; tirage: 100 000
exemplaires).
32. Cf. J.-P. Honoré, «Le discours du Front national», art. cit.
33. Tract, 3 novembre 1983.
34. J.-M. Le Pen, Le Quotidien de Paris, 20 octobre 1983.
RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME 133

chaque jour davantage la confiance des Françaises et des Français écœurés par la politique du
mensonge et de ruine de la gauche»35.

7. La désignation de l'ennemi absolu du peuple français, selon les opinions, les


croyances et les valeurs admises par l'auditoire visé. Une brève analyse de cet acte
fondamental de la propagande moderne (dû à la Révolution française) permet, à suivre
Jacques Ellul, d'en distinguer trois effets: cristallisation de l'opinion publique, délivrance du
sentiment d'infériorité et d'injustice (l'ennemi, traité comme victime émissaire, est l'occasion
d'une catharsis), possibilité de compenser certaines difficultés (réorientations des passions
collectives: insatisfactions, revendications, colères, peurs, etc.)36. L'usage de l'ennemi,
d'autant plus utile qu'il est démonique (son type est l'étranger pervers), dans le discours
nationaliste, se développe par Yinstrumentalisation de la vulgate anticommuniste à travers les
slogans développant l'argument du type «ni communistes ni Arabes» (cf., par exemple, «ni
rouges ni Arabes»37).
La conjonction négative (ni ... ni ...)sert à faire accepter l'idée d'une corrélation
nécessaire entre les deux rejets, ou plutôt à la faire passer dans le réservoir des stéréotypes
socialement disponibles. Un editorial de J.-M. Le Pen installait ainsi la condensation des
deux rejets: «II existe, en France, une cinquième colonne: c'est l'appareil militaire et
subversif du Parti communiste ... La menace qu'elle fait peser sur notre défense extérieure et
notre sécurité intérieure est encore aggravée par la présence sur notre territoire de cinq
millions d'étrangers en âge de porter les armes»38. C'est ainsi que se formule la suggestion
d'un complot contre «notre patrie», susceptible d'être fomenté par «la cinquième et la
sixième colonnes» qui, déjà, «ont fait leur jonction». L'image du complot se précise et
s'illustre par une description paranoïde du péril militaire d'origine maghrébine:

«Les immigrés algériens en France représentent les effectifs de mille cinq cents bataillons
d'infanterie ... Ils constituent une véritable société militaire, au sens sociologique du terme.
Ajoutons qu'ils sont encadrés par un parti politique étranger, le FLN, camouflé sous le sigle de

35. Tract, Aulnay, 3 novembre 1983.


36. J. Ellul, Histoire de la propagande, Paris, PUF, 1967, p. 83-84.
37. Cité par E. Schemla, «Le Pen en VO», Le Nouvel Observateur, 10 février 1984, p. 33.
38. J.-M. Le Pen, «La sixième colonne», Le National, 1, janvier 1978, p. 1 (nouvelle série).
134 PIERRE-ANDRE TAGUIEFF

l'Amicale des Algériens en France. Occupant des postes-clefs dans l'industrie, ils sont en mesure
de paralyser, au moins pour un temps, l'économie nationale par la grève ou le sabotage.
Entraînés à la guérilla urbaine, ils obligeraient, même peu nombreux, à des mesures drastiques à
l'égard de la communauté étrangère tout entière»39.

Le réveil du ressentiment national contre «la nation-pirate d'Algérie» vient ici se joindre
à l'anticommunisme ordinaire pour désigner l'immigré maghrébin comme l'ennemi principal.
D'où le renforcement du stéréotype racisant né d'une fusion parfaite entre imagerie
xénophobe, délire insecure et réactions anticommunistes de base. Condensation de trois
noyaux passionnels puissants. Mais l'ethnotype négatif dominant peut aussi se réaliser dans
l'imaginaire de la fertilité différentielle, parallèle à celui de l'armée étrangère de l'intérieur.
Le vieux phantasme que métaphorise «la marée montante des peuples de couleur»40 se fixe
ici presque exclusivement sur les nations arabo-islamiques, caractérisées par leur croissance
démographique menaçante. Menace d'un déferlement issu d'une «explosion», et débouchant
sur la colonisation des colonisateurs déboutés. Rivarol résume ainsi l'argument : « Deux graves
menaces pèsent sur l'Hexagone: la soviétisation et l'explosion de la natalité dans le monde
islamo-arabe qui, progressivement, est en train de nous coloniser, un danger que ressentent
les milieux populaires beaucoup plus que les bourgeois»41. S. Veil et sa loi contre-nature, la

39. Ibid.
40. Expression devenue classique, dans les milieux racistes, depuis l'ouvrage de Lothrop Stoddard, Le flot
montant des peuples de couleur contre la suprématie mondiale des Blancs (1920), traduction française A. Doysié,
Paris, Payot, 1925. Cf., par exemple, le programme de la Ligue du Nord, in P.-A. Taguieff, «Alain de Benoist,
philosophe », Les Temps modernes, février 1984, p. 1470-1474. Dans le premier des Cahiers d'Europe Action (mai
1964), mini-traité de racisme occidentaliste, on pouvait ainsi lire: «La prodigieuse marée des peuples de couleur
est inséparable de la "décolonisation"» («Le problème n° 1 de notre temps», editorial, p. 5). La brochure, signée
Pierre d'Arribère, François d'Orcival, Henri Prieur, Dominique Venner, était consacrée au «problème»:
« Sous-développés ou Sous-capables» (titre). Il arrive à J.-M. Le Pen de reprendre la terminologie du racisme
inégalitaire : «Beaucoup de pays que l'on qualifie de "sous-développés" sont en fait "sous-capables"».
41. Rivarol, 17 février 1984, p. 4. Les propos tenus par J.-M. Le Pen à Antenne 2, le 13 février 1984, sont
ainsi reproduits dans Minute (18-24 février 1984, p. 6): «Aujourd'hui, il y a une menace grave de voir les deux
hégémonies, l'hégémonie soviétique connue, mais aussi l'hégémonie tenant à l'explosion démographique du tiers
monde et, en particulier, du monde islamo-arabe qui, actuellement, pénètrent notre pays et, progressivement, sont
en train de le coloniser. Le Front national s'honore d'avoir été la première formation depuis dix ans à essayer
d'avertir les Français de ce danger mortel, évidemment beaucoup plus ressenti dans les milieux populaires que
dans les milieux bourgeois».
RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME 135

fécondité des immigrés maghrébins: tels seraient les acteurs d'une entreprise de «génocide»,
aussi sournoise que systématique, visant la population française «de souche». Cauchemard de
la déchéance dysgénique (les inférieurs se substituant progressivement aux supérieurs, le
mélange chassant le pur).

8. La mise en place d'un terrorisme intellectuel permettant d'interdire ou de disqualifier


toute critique portée contre les familles politiques de la droite extrême en cours de
démarginalisation. Cette nouvelle censure est d'autant plus efficace qu'elle se présente
précisément comme une dénonciation du terrorisme intellectuel exercé par «la gauche» et
son réseau d'intellectuels42, qu'on suppose soit aidé soit manipulé par des agents
«cosmopolites» et qu'on nomme parfois: «les minorités israélites qui tiennent en France les
mass-media»43. Au centre de ce terrorisme intellectuel de droite: une stratégie défensive
standard, déjà bien rodée, qui consiste en un mécanisme d'autodéfense double.
Premier acte : accuser tout critique, quels que puissent être ses arguments, de n'avoir pas
lu les textes publiés par l'organisation, ou de les déformer, sciemment ou innocemment. Le
malheureux critique est dès lors disqualifié soit comme ignorant soit comme malveillant44.

42. «Je n'admets pas le terrorisme intellectuel que l'on exerce au sujet de certains problèmes comme
l'immigration» (J.-M. Le Pen, cité in Rivarol, 17 février 1984, p. 4). Roger Holeindre, rallié au Front national dès
la fondation de celui-ci (5 octobre 1972), a consacré un chapitre de son pamphlet Le rire du cosaque (Paris,
Laffont, 1981) au «terrorisme intellectuel (p. 225-239). Il y dénonce les responsables (les «résistants», les
«communistes», les «gaullistes», etc.) et les bénéficiaires: « ... Nos amis étrangers ... se demandent combien de
temps encore les Français vont s'entredéchirer avec des histoires vieilles de 35 et 40 ans. Les seuls bénéficiaires de
la chose sont les "intellectuels de gauche" ... Un véritable terrorisme intellectuel s'est ainsi instauré sur notre
pays et il ne fait pas bon ne pas s'y soumettre» (p. 226).
43. Pierre Bousquet, «La Nouvelle droite», Militant, 106, août-septembre 1979, p. 16 (le groupe Militant,
en 1979, n'avait pas encore rompu avec le Front national). La dénonciation des minorités occultes agissantes,
qualifiées ou non d'« israélites», est un argument ritualisé dans la rhétorique extrême droitière. Cf. Roger
Holeindre: «L'intelligentsia gauchisante, les partis de gauche, les libéraux, les chrétiens de gauche, les syndicats
politisés et, ne les oublions pas, les minorités agissantes, tout ce beau monde se partage équitablement le travail
de dénigrement systématique de l'homme blanc et l'accusation permanente de notre société » {Le rire du cosaque,
op. cit., p. 236). Sur les conditions de la rupture, d'ailleurs toute relative, entre le groupe Militant et le Front
national, cf. René Monzat, «Voyage au sein du Front national», Cahiers Bernard Lazare, 106, janvier 1984,
p. 39-45. La polémique, commencée en avril 1980, se poursuivra jusqu'en 1983. Sur les liens entre Militant et
Front national, cf. Militant, juin 1981, p. 3-5; janvier 1981, p. 12.
44. Edwy Plenel résume bien la tactique auto-défensive des «nationalistes»: «L'extrême-droite n'apprécie
pas qu'on l'étiquette. Racistes, fascistes? M. Jean-Marie Le Pen en tête, et jusque dans les prétoires, elle
136 PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF

C'est ainsi qu'A, de Benoist, côté Nouvelle droite, ne cesse d'en appeler à «l'honnêteté
intellectuelle», contre les «amalgames», face à tout commentaire ni élogieux ni même
complaisant 45.
Deuxième acte: lorsque les textes sont précisément cités par le critique, et que celui-ci
manifeste une indubitable érudition et une probité philologique incontestable, se plaindre
d'être la victime d'une inquisition, l'objet d'une chasse aux sorcières, l'accusé dans un procès
stalinien. Le critique devient cette brute, ce bourreau, ce jésuite inquisiteur, cet esprit
sectaire qui veut traquer l'innocence, et condamner fanatiquement l'objet de sa haine46.
Si besoin est, l'on ajoute, par exemple, que les textes cités ne sont pas représentatifs de
la doctrine du mouvement ou de la pensée de l'auteur. Ou encore, l'on en appelle au
déterminisme du milieu et des circonstances, une fois n'est pas coutume : c'est ainsi que J.-M.
Le Pen (Antenne 2, 13 février 1984, «L'heure de vérité») ou J.-P. Stirbois (TF1, 14 février
1984, «Edition spéciale» d'Anne Sinclair) justifient l'outrance de leurs propos par l'inévitable
surchauffe polémique due aux luttes électorales. Tels sont les nouveaux intouchables: on ne
peut ni les lire ni ne pas les lire. Le plus drôle, dans l'affaire, c'est qu'une telle stratégie de
désinformation et d'intimidation a été mise au point par l'ennemi héréditaire: les staliniens.
Significatif héritage de l'adversaire, d'autant plus admiré en secret qu'il est criminalise à
grands cris. Vieille droite chauvine et nouvelle droite élitiste ont donc au moins ceci de
commun: tenter de disqualifier toute critique en la baptisant «terrorisme intellectuel». Mais
celui-ci a, depuis quelques années, changé de camp et d'agents doubles. Il s'est installé,
«tranquillement» et «sans complexe», aux marges actives de la droite. La nouvelle censure

s'empresse de récuser ces sceaux d'infamie. Cataloguez-nous moins, écoutez-nous plus, dit-elle». (Le Monde, 19
octobre 1983). On lira le dossier de l'affaire déclenchée par l'article d'E. Plenel dans un numéro spécial hors série
ď Itinéraires (décembre 1983), précédé d'une série d'articles sur le thème: «Le soi-disant antiracisme. Une
technique d'assassinat juridique et moral» (La revue mensuelle Itinéraires est dirigée par Jean Madiran,
co-directeur du quotidien d'extrême-droite Présent, en compagnie de François Brigneau, éditorialiste à
l'hebdomadaire Minute).
45. A. de Benoist, Les idées à l'endroit, Paris, Editions Libres/Hallier, 1979, p. 20-25 : déformation, citation
dénaturée ou inventée, procès d'intention, diffamation, mensonge, etc., seraient les armes utilisées contre la
Nouvelle droite.
46. Une élaboration poussée de l'argument produit la position de surplomb ironique d'un Gilbert Comte
invitant ses compatriotes à «céder moins facilement au hideux tapage des rumeurs imbéciles», Le Monde, 15-16
janvier 1984, p. 11: «Les succès du Front national. Fantasmes et psychoses collectives».
RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME 137

n'est pas, dans la France de 1984, là où certains la croient, et où d'autres professent de le


croire. J.-P. Stirbois, visant l'intervention de J.-L. Servan-Schreiber au cours de l'émission
«L'heure de vérité» (13 février 1984), caractérise le journaliste en s'adressant à lui dans les
termes suivants: «Votre numéro pitoyable et imbécile, votre numéro de procureur et
d'accusateur s'est retourné contre vous»47. Et J.-M. Le Pen n'hésite pas à user d'une
analogie du type de celle qu'il récuse à l'ordinaire (Le Pen = Hitler), en rapprochant les
questions de son interviewer d'un interrogatoire stalinien: «L'interrogatoire d'un accusé déjà
condamné avant même d'avoir été entendu»48. Voilà donc des hommes politiques incitables
et innommables, formant une catégorie de citoyens hautement protégés. La critique sur eux
ne doit point avoir de prise: les naïfs qui se risquent à les citer sont dénoncés comme
procureurs, les téméraires qui osent nommer leur racisme ou leur xénophobie par leurs noms
respectifs sont aussitôt poursuivis en diffamation. La faculté d'appeler «un chat un chat» est
la propriété privée du Front national. Aussi faut-il poser à celui-ci l'une de ses questions
rituelles: A qui profite la loi? Et qui la détourne? Ces prétendues victimes de la
marginalisation politique sont en fait de véritables «planqués» du débat polémique.
Lorsque «Le Pen dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas», slogan diffusé
massivement depuis février 1984, il briserait donc enfin des tabous surannés : « C'est vrai que
j'ai voulu briser le carcan qui tenait la vérité, les tabous qui interdisaient de parler de
l'immigration, du suicide national de la dénatalité, de l'absence criminelle de toute protection
civile pour les populations en cas de guerre nucléaire, biologique et chimique, que j'ai
dénoncé la révolution socialiste réalisée dès août 1981 par les bureaucrates et les technocrates
grâce au fiscalisme, dénoncé aussi l'avachissement intellectuel et moral du pays et la paralysie
des fonctions principales de son Etat, à commencer par l'enseignement»49. Dans un régime
de terreur idéologique, Le Pen se lève et remplit sa mission : « Révéler la vérité, dénoncer les

47. Cité par Le Monde, 18 février 1984, p. 8.


48. Ibid.. Pour une version néo-droitière de la rhétorique «antiterroriste», cf. Alain Lefebvre, «Le procès
télévisé se généralise», Magazine-Hebdo, 24, 24 février 1984, p. 19. A propos des émissions citées ci-dessus
(«Edition spéciale», «L'heure de vérité»): «C'étaient des mises en accusation. Des procès. Des procès? Pis
encore ... Car c'est à vomir. Car c'est une abjection». Sur A. Lefebvre, membre du GRECE dès 1968, cf. P.-A.
Taguieff, «La stratégie culturelle de la Nouvelle droite en France (1968-1983)», in Vous avez dit fascismes?, Paris,
Montalba, 1984, p. 73-75.
49. J.-M. Le Pen, Les Français d'abord, op. cit., p. 12.
138 PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF

erreurs, fixer les responsabilités»50. L'antiterroriste Le Pen est par cela même un
anticonformiste. Mais d'un non-conformisme paradoxal, présenté comme très conforme au
«bon sens»51 et à ce que pense le peuple. Présentant Les Français d'abord, J.-M. Le Pen
déclare, en guise d'avertissement à son lecteur : « Le public y trouvera des points de vue peu
conformistes sur l'immigration, l'insécurité, le chômage, le fiscalisme, la dénatalité, le laxisme,
la décadence. Le lecteur constatera avec quelque étonnement que celui qu'on décrit comme
un extrémiste pense comme lui sur la plupart des sujets et qu'il le dit»52.
Une telle présentation de soi n'appartient pas en propre au leader du Front national.
Alain Peyrefitte se présente ainsi, dans un bel élan de démagogie rehaussée d'un narcissisme
discret, comme anticonformiste face aux «intellectuels» et ultraconformiste eu égard à
l'« instinct» du «peuple»:

«Je crois deviner ce que les intellectuels dits "de gauche" .. ne m'ont pas pardonné. C'est
d'avoir fourni un substratum intellectuel ... à la revendication de fermeté qui montait du peuple
et qu'ils se plaisaient à mépriser comme un vulgaire poujadisme. A contre-courant des idées
reçues dans l'intelligentsia et paresseusement répétées, j'ai élaboré une doctrine et indiqué une
voie ... Il faut savoir ne pas se laisser dominer par les idées dominantes ... (Mes idées sont)
majoritaires peut-être dans la nation, rarement dans l'intelligentsia! Le peuple n'obéit pas à une
idéologie dominante: il a un instinct, une connaissance intuitive de la réalité» (A. Peyrefitte,
«Entretien», L'Ane, mars-avril 1984, p. 13-14).

Stupéfiante déclaration de foi en la science sociale spontanée du peuple ! Un tel exemple


de rencontre idéologique, nullement isolé, entre l'extrême-droite nationaliste et le
néoconservatisme «libéral» devrait nous engager à être plus attentifs aux phénomènes de
recomposition des droites politiques qui, depuis 1982, suivent très normalement la
reconstitution, autour du GRECE et du Club de l'Horloge (les deux laboratoires de la
Nouvelle droite), des droites intellectuelles (1968-1981).

50. Ibid.
51. Op. cit., p. 11.
52. Ibid., p. 9; je souligne.
y
139

Résumé de l'article/Abstract

LA RHÉTORIQUE DU NATIONAL-POPULISME

Racisme a servi à disqualifier la «droite». 50 ans plus tard, le mot est soigneusement évité. Les idéologies
qui se paraient du discours scientifique sur l'inégalité des races parlent aujourd'hui de différences. Cette
reformulation joue aussi sur la xénophobie populiste exarcerbée en période de crise. Le discours «national-
populiste » du Front national recourt aux lieux communs pamphlétaires de la décadence ; mais, récusant le nazisme
et l'antisémitisme, il se fonde sur les règles élémentaires de la propagande, l'équation immigrés = chômage =
insécurité, les métaphores de la maladie, des 5e et 6e colonnes, du naufrage, de l'apocalypse, les stéréotypes
antifiscalistes, antilaxistes, anticommunistes, taisant les mots-tabous sauf en cas de retournement (le «racisme
antifrançais», le «fascisme rouge»). L'immigré maghrébin est devenu l'ennemi premier, dans le cadre du complot
soviétique. Démarginalisation de l'extrême-droite au nom de l'autodéfense patriotique.

RHETORICS OF NATIONAL POPULISM

Racism was used to disqualify the «right». 50 years later, the word is carefully avoided. Ideologies which
relied on «scientific» references to racial unequality again speak today of differences. This new formulation tries
again to capitalize on the populist xenophobia exacerbated in times of economic crisis. The «national-populist»
speech of the Front national draws on the stock of polemical commonplaces about decadence; but, as it rejects
nazism and antisemitism, it follows the most elementary rules of propaganda ; the result is the equation foreigners =
unemployment = threats to law and order, metaphorical figures involving sickness, the 5th and 6th columns, wreck,
apocalypse, anti-tax, anti-communist stereotypes, avoiding the use of taboo words excepts in phrases which effect a
reversal: «Anti-French racism», «red fascism». The migrant of North Africa origin has become the major enemy,
within the wider scope of the soviet conspiracy. The extreme right wing tries to reintegrate the political mainstream in
the name of patriotic self-defense.

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