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sousle
TroisièmeReich
sous la direction de Josiane Olff-Nathan
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Seuil
LA SCIENCE
sous
LE TROISIÈME REICH
Pierre Ayçoberry, Jean-Pierre Baud, Heidrun Kaupen-Haas,
Andreas Kleinert, Benoît Massin, Herbert Mehrtens,
Monika Renneberg, Mechtild Rossler, Norbert Schappacher,
Reinhard Siegmund-Schultze, Mark Walker, Sheila Faith Weiss
SOUS LA DIRECTION DE
Josiane Ol.ff-Nathan
LA SCIENCE
sous
LE TROISIÈME REICH
Victime ou alliée du nazisme ?
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VI•
Les textes de Mechtild Rossler, Herbert Mehrtens,
Reinhard Siegmund-Schultze, Monika Renneberg,
Heidrun Kaupen-Haas et Norbert Schappacher
ont été traduits de l'allemand par Françoise Willmann.
Ceux de Mark Walker et de Sheila Faith Weiss
ont été traduits de l'anglais par Robert Casel.
ISBN 2-02-014135-3
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La science sous le Troisième Reich
savants, le contraste avec la situation léguée par le nazisme est
frappant.
En 1934, par exemple, lorsque Bernhardt Rust, le nouveau
ministre de la Science, de !'Éducation et de la Culture populaire du
Reich, demanda au mathématicien David Hilbert si son institut de
Gottingen 4 avait vraiment souffert du départ des Juifs et des Juden-
freunde (amis des Juifs), celui-ci lui répondit: «Souffert? Mais il
n'a pas souffert, monsieur le ministre! Il n'existe plus!» Si une
destruction aussi radicale reste néanmoins l'exception, les dégâts et
les souffrances causés par les lois raciales à une communauté scien-
tifique comprenant de nombreux savants juifs furent immenses.
*
* *
Or que sait-on aujourd'hui, en France, de la science allemande
dans l'Allemagne hitlérienne? Si l'histoire du nazisme a suscité tant
de travaux qu'il devient impossible au lecteur d'en maîtriser le flux,
la science apparaît comme la grande oubliée des chercheurs. Peu de
champs d'investigation de l'histoire récente ont été aussi largement
laissés en friche 5 • Seules quelques polémiques ou controverses, sou-
vent très vives, nous rappellent parfois qu'il y a là encore quelque
chose à chercher : l' « affaire Heidegger» en 1988 en France, les
doutes toujours persistants sur le rôle de Heisenberg pendant la
guerre ou les débats récents, encore trop confidentiels, sur l'usage
éventuel des résultats « scientifiques » des médecins et anthropo-
logues nazis, etc.
Curieusement, il apparaît qu'en France la science nazie a été
négligée tant par les historiens des sciences que par les sociologues.
Quelques récits (auto)biographiques qui, même honnêtes, sont tou-
jours le résultat de reconstructions, et surtout quelques images
choc, tiennent le plus souvent lieu de savoir: la lutte contre la
science «juive» personnifiée par Einstein, les expériences médi-
cales dans les camps, le combat pour l'eau lourde, la construction
de fusées ou d'armes nucléaires et, surtout, l'image de la fameuse
4. Créé par Felix Klein, cet institut devint rapidement un centre mondialement célèbre,
sinon le meilleur institut de mathématiques au monde. Dans sa contribution à ce volume,
Norbert Schappacher reconstitue les conditions de sa quasi-disparition, en évoquant en
particulier le contexte politique qui l'a précédée.
5. Il est bien entendu que je n'inclus pas dans ce constat les nombreux travaux concer-
nant la médecine nazie, suite en particulier aux procès de Nuremberg. Bien que proche de
notre sujet- l'une des contributions l'aborde-, la question de l'expérimentation humaine
en médecine pose des problèmes qui relèvent de l'éthique et de la justice, c'est-à-dire des
problèmes d'ordre assez différent de ceux que posent les sciences dites« dures».
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Josiane Olff-Nathan
efficacité technique germanique. Jusqu'à la parution du livre de
Benno Müller-Hill, Science nazie, Science de mort, qui a indiscuta-
blement renouvelé l'intérêt pour ce domaine, seuls un article de
Pierre Thuillier dans La, Recherche et les travaux sur le droit et la
biologie de Michael Pollak faisaient exception à cette négligence
quasi générale 6• Ce maigre bilan a été heureusement compensé
récemment par un dossier paru dans La, Recherche 7. En Allemagne
même, l'étude de cette période a débuté il y a une quinzaine
d'années seulement, portée sans doute par le nouveau courant
d'intérêt pour les études sur la science - comprise comme un sys-
tème social-, et surtout sous l'impulsion d'une nouvelle génération
d'historiens des sciences nés après la guerre. Et encore, ce n'est
qu'en 1980 que des médecins allemands organisèrent eux-mêmes
une première réunion critique sur la médecine nazie. En revanche,
et comme en témoignent les textes qui suivent, dans l'Allemagne
des années 90, il s'agit d'un domaine de recherches à part entière,
en comparaison duquel les rares études sur les institutions scienti-
fiques de la France de Vichy font piètre figure.
Cette ignorance en France des travaux allemands les plus récents,
conjuguée à la question encore sans réponse de la responsabilité de
la science dans les génocides perpétrés par l'État national-socialiste,
m'a amenée à organiser en 1989-1990 une série de séminaires sur le
thème« Nazisme et science» dans le cadre du GERSULP 8 à Stras-
bourg. La plupart des textes rassemblés dans ce livre en sont issus.
Et c'est bien autour de cette question de la responsabilité de la
science, en tant que sous-système social en interaction constante
avec le reste de la société, que s'organise ce livre.
De plus en plus on reconnaît aujourd'hui le rôle essentiel que
jouent une science et une technique omniprésentes dans l'organisa-
tion et l'histoire de nos sociétés industrielles. Mais, au-delà des
signes visibles que sont les éléments de notre confort matériel et la
transformation de notre environnement, la science agit aussi sur nos
représentations et notre perception du monde, elle participe à l'évo-
lution des mentalités, à celle de la culture. Il est devenu impensable
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La science sous le Troisième Reich
qu'un travail sérieux sur notre monde et son évolution puisse faire
l'économie d'une réflexion sur la science. Il est donc d'autant plus
curieux que le rôle, l'influence, la place de la science soient à ce
point exclus des recherches menées sur les causes mêmes du
nazisme, comme si, l'espace d'une catastrophe, la science s'était
cantonnée à n'être que la caisse de résonance de quelques médecins
fous ou d'une poignée de savants dévoyés. Et pourtant le nazisme,
système politique du xxe siècle, a, bien sûr, dû compter avec la
science : malgré une volonté initiale de négation, liée à un profond
dédain idéologique, les tentatives de « nazifier » jusqu'au contenu
même des sciences les plus « dures » se sont associées, dans la pra-
tique, à l'exploitation de l'efficacité scientifique par la voie du
développement technique.
Cette image de la fameuse efficacité technique germanique n'est
d'ailleurs pas le seul fait des Français, puisque certains jeunes his-
toriens allemands cherchent aujourd'hui à mettre en avant la moder-
nité du Troisième Reich pour lui attribuer un rôle décisif dans
l'industrialisation de la République fédérale allemande. Il est vrai
que, au nom de son idéologie corporatiste, le gouvernement de
Vichy réorganisa de façon analogue l'industrie française en y intro-
duisant la notion de « branche » économique, et qu'il en modifia
profondément la structure par la création de grands organismes
d'État, pour la plupart toujours existants (Charbonnages de France,
Institut français du pétrole, CNET, etc.). On connaît également le
rôle essentiel joué par la chimie allemande dans le soutien au
régime nazi: alors que le trust IG-Farben n'avait pas favorisé l'arri-
vée de Hitler au pouvoir, il s'y rallia très rapidement après 1933,
expulsa ses directeurs juifs et se tailla la part du lion dans l'industrie
allemande et sa direction, au point que le fameux plan de quatre ans
de militarisation de l'industrie (1936-1939) fut ironiquement sur-
nommé« IG Plan». En effet, ce plan avait été élaboré sous la direc-
tion de Carl Krauch, délégué général à la chimie et futur patron
d'IG-Farben, alors que son prédécesseur à la tête du trust chimique
était nommé en 1937 président de la Kaiser-Wilhelm Gesellschaft,
la célèbre organisation de recherche allemande. On sait aussi qu'IG-
Farben prit une part active dans l'organisation et l'exploitation des
camps de concentration, grâce en particulier à la construction de la
sinistre usine BUNA d'Auschwitz.
Malgré l'importance de la chimie pour l'industrie allemande,
lorsque Planck, venu intercéder auprès du Führer pour les savants
juifs licenciés et en particulier pour le célèbre chimiste Fritz Haber,
fit remarquer à Hitler que ces mesures mettraient la science alle-
mande en grave danger, celui-ci lui répondit avec colère que si le
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Josiane Olff-Nathan
prix à payer pour les mesures antisémites était la science allemande,
eh bien, on ferait sans science pendant quelques années 9 ! Le dédain
de Hitler et des idéologues du nazisme pour la science est bien
connu. Et, en effet, le prix fut élevé: vingt prix Nobel quittèrent
l'Allemagne au cours des premières années du régime, et on estime
le nombre de scientifiques démis de leurs fonctions à 20 % environ
du nombre total des scientifiques allemands. La physique, à elle
seule, perdit 25 % des siens.
Alors ? Qu'en est-il? La science a-t-elle été une victime inno-
cente des persécutions nazies ou, au contraire, s'est-elle ralliée au
vainqueur? Dans ce cas, était-ce par opportunisme ou par convic-
tion? Question plus ambitieuse encore : la science en tant que telle
a-t-elle joué un rôle quelconque - et lequel - dans le développement
du nazisme, et quelle place celui-ci lui a-t-il faite? Voilà le type de
questions que nous nous posions en abordant ce sujet. Il va sans dire
que, même si quelques éléments du puzzle commencent à se mettre
en place, nous savons que nos réponses ne sont pas définitives.
Nous espérons par contre que les contributions rassemblées ici se
fertiliseront mutuellement, en offrant la possibilité au lecteur
d'aborder le sujet selon des angles divers et de bénéficier ainsi
d'une palette d'approches, théoriques et empiriques. En effet, les
études de cas sont indispensables à une compréhension fine de
l'histoire, et ce sont elles qui fournissent aux réflexions plus théo-
riques et globales leur substance. Mais, dans le cas d'une histoire
aux conséquences aussi tragiques, la vigilance s'impose, et la forêt
doit rester présente derrière l'arbre étudié ... Comment en effet,
s'interroge avec émotion Herbert Mehrtens, rechercher la confron-
tation avec « la banalité et la quotidienneté du mal, quand le mal
absolu se compose de millions de détails réunis » ? Peut-on cons-
truire des garde-fous de la mémoire, si ce n'est les trouver en nous-
même? Les contributions de Pierre Ayçoberry et de Mechtild
Rossler au présent volume nous aident à retracer quelques-uns des
contours de l'idéologie national-socialiste en proposant, pour l'un,
une image novatrice de ses concepts d'histoire et de temps, pour
l'autre, une analyse du leitmotiv bien connu d' « espace vital», et de
son influence sur l'histoire de la géographie.
Mais avant de laisser la parole aux auteurs je me permettrai
9. Voir Alan D. Beyerchen, Scientists under Hitler, New Haven et Londres, Yale Uni-
versity Press, 1977, p. 43. C'est également ce qu'il aurait répondu à Carl Bosch, prix
Nobel et patron d'IG Farben, qui, après avoir obtenu l'assurance du soutien de Hitler à son
projet de synthèse d'essence artificielle, avait évoqué les risques qu'il y aurait pour la
science allemande à renvoyer tant de savants juifs; voir Joseph Borkin, The Crime and
Punishment of IG Farben, New York, The Free Press, 1978, p. 56-57.
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La science sous le Troisième Reich
d'ouvrir le débat dans cette introduction en entraînant le lecteur
dans quelques détours visant à resituer la problématique des rap-
ports entre la science et le nazisme dans un cadre plus général, ins-
piré par l'intervention de Baudouin Jurdant lors du premier
séminaire sur « Nazisme et science » 10•
Après janvier 1933, qu'on appelle« révolution» ou non la prise
du pouvoir par Hitler, tout bascule dans le monde politique : le per-
sonnel politique est remplacé, les opposants sont jetés en prison,
partis et syndicats interdits, la terreur généralisée, les lois raciales
promulguées, toutes les valeurs bouleversées et soumises à l'idéolo-
gie officielle. La notion même d'histoire perd son sens dans la phra-
séologie national-socialiste. Car le rêve démoniaque d'une fusion,
en un éternel présent, du Reich de mille ans avec l'esprit des Ger-
mains ancestraux marque la fin de l'histoire.
10. Cette intervention, intitulée« Écriture scientifique et parole totalitaire», n'a mal-
heureusement pas pu être intégrée dans le présent volume. Elle fera l'objet d'une publica-
tion ultérieure.
11. Voir Max Horkheimer, cité par P. Ayçoberry.
12. Voir Walter J. Ong, Orality and Literacy, The Technologizing of the World, Londres,
Routledge, 1989 (2• éd.).
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Josiane Olff-Nathan
seulement l'écriture individualise, mais elle constitue un témoi-
gnage durable de l'histoire des hommes auquel chacun peut à tout
moment se référer. La littérature en est l'expression la plus parfaite
et, à ce titre, elle met en danger les systèmes totalitaires. Orwell
l'avait bien compris lorsque, écrivant 1984, il mettait l'humanité en
garde contre la menace que le totalitarisme faisait peser sur la litté-
rature 13. Les nazis aussi l'avaient compris, et l'on sait ce qu'il en
advint: la Shoah, c'est-à-dire l'extermination du « Peuple du
Livre», les gigantesques autodafés où brûlèrent les chefs-d' œuvre
de la littérature allemande, la censure rigoureuse et l'apologie de
romans mièvres exaltant héros positifs et valeurs paysannes.
Comme le dit Lionel Richard, sous Hitler « la littérature et les arts
n'ont plus été, le plus souvent, qu'un reflet et un support du
mythe 14 ».
Les éléments mythiques étaient d'autant plus requis par les nazis
qu'ils y puisaient de quoi provoquer sur du vide un nécessaire dyna-
misme social, sans qu'ils fussent obligés d'apporter une quelconque
justification concrète à leurs slogans pas plus qu'une vérification
scientifique à leurs théories : « mythes de la Race, du Sang, du Sol,
de la Supériorité de l'Homme aryen, ou du Néo-paganisme, tous
indémontrables, mais qui entraînent, électrisent et galvanisent ins-
tantanément les esprits sans que la raison ait le moins du monde à
intervenir » 15•
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La science sous le Troisième Reich
traditionnelles. La parole, en effet, joua un rôle crucial dans le suc-
cès de Hitler. Beaucoup d'auteurs l'ont souligné, et le discours que
Hans Johst prononça en 1937 pour l'anniversaire de Hitler l'illustre
on ne peut plus clairement. C'est pourquoi, malgré sa longueur, j'en
reproduis intégralement le passage concerné :
16. Discours de Hanns Johst reproduit le 20 avril 1937 par le journal Münchner Neueste
Nachrichten (citation tirée de Richard, op. cit., p. 234-235).
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Josiane Olff-Nathan
La force qui a mis en branle les grandes avalanches historiques dans
le domaine politique ou religieux fut seulement, de temps immémo-
rial, la puissance magique de la parole parlée.
La grande masse d'un peuple se soumet toujours à la puissance de la
parole. Et tous les grands mouvements sont des mouvements popu-
laires, des éruptions volcaniques de passions humaines et d'états
d'âme, soulevées ou bien par la cruelle détresse de la misère ou bien
par les torches de la parole jetée au sein des masses - jamais par les
jets de limonade de littérateurs esthétisants et de héros de salon 17 •
17. Adolf Hitler, Mein Kampf (Mon combat), Paris, Nouvelles Éditions latines, 1934,
p. 111 (trad. de J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes).
18. Voir l'article de Bruno Latour,« Les vues de l'esprit, une introduction à l'anthropo-
logie des sciences et des techniques», Culture technique, 14, juin 1985, p. 5-29.
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La science sous le Troisième Reich
tente d'expurger de tout signe lié à la personnalité de l'auteur afin
de leur donner ce caractère impersonnel qui permet en principe à
n'importe qui de se les réapproprier. Il s'agit donc d'une écriture
particulière qui a pour effet de faire oublier son auteur, une écriture
qui dépersonnalise, qui universalise, même si elle fait l'objet de
conflits personnels et de « querelles de priorité» d'autant plus
acharnés peut-être que rien ne permet aux scientifiques d'y attester
leur paternité.
De ce fait découlent plusieurs traits caractéristiques de la science
occidentale qu'on pourrait, curieusement, faire coïncider avec cer-
tains éléments de la parole traditionnelle. Tout se passe comme si
la science avait à assurer, dans nos sociétés, certaines fonctions
sociales remplies auparavant par la parole dans les sociétés orales,
système que l'apparition de l'écriture aurait fait vaciller 19 •
Car, comme la parole, la science vit au présent. S'il n'est pas nié,
le passé fait l'objet de remaniements constants de la part des scien-
tifiques. D'autres l'ont déjà dit:
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Josiane Olff-Nathan
essentielles de la créativité scientifique. Pourtant, les idées et résul-
tats nouveaux qui en découlent doivent se heurter à la résistance
prudente et légitime des communautés scientifiques. Cette « résis-
tance au changement», qui se trouve au cœur même des ortho-
doxies disciplinaires, n'est pas un frein à la créativité. Elle l'associe
au contraire au débat, à la négociation, à la traduction 21 , à la com-
munication 22 , bref, à toutes les caractéristiques du fonctionnement
social. Résultats et faits nouveaux, aussi minimes soient-ils, contri-
buent ainsi à remodeler constamment le paysage de la science
contemporaine, traces évanescentes du passage du temps.
Dans un monde où la domination de l'écriture donne au décou-
page linéaire du temps entre présent, passé et futur une importance
nouvelle dont les sociétés orales n'avaient pas idée, la créativité
scientifique serait la seule façon pour les hommes de rester en prise
avec l'actuel présent de leur monde en mutation 23 • La science,
autrement dit, constituerait un facteur d'équilibre structurel essen-
tiel pour les sociétés occidentales.
Allons au bout de cette hypothèse : si effectivement la science
joue, dans nos sociétés, un rôle de structuration sociale analogue à
celui que jouait la parole dans les sociétés traditionnelles, alors un
régime qui voudrait rendre ce rôle à cette dernière susciterait une
situation paradoxale où science et parole seraient en quelque sorte
mises en compétition pour la maîtrise de la régulation sociale. Il ne
nous semble pas, en effet, que les explications traditionnellement
données rendent pleinement compte du comportement apparem-
ment incohérent de l'Allemagne nazie à l'égard de la science :
depuis la négation pure et simple de son rôle, en passant par le
développement de « sciences allemandes » (la deutsche Physik, ou
la deutsche Mathematik), jusqu'à la tolérance, voire l'encourage-
ment, d'une pratique scientifique bien encadrée. Le sort que le
nazisme voulait idéalement réserver à la science ne saurait être
mieux illustré que par ces phrases du Reichsminister Franck, chef
de file des juristes allemands, lors d'une conférence qu'il fit à
Tübingen en 1936 :
Les idées d' Adolf Hitler contiennent les vérités finales de toute
connaissance scientifique possible. Le nazisme a fourni l'unique
possibilité qui restait de faire de la recherche scientifique en Alle-
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La science sous le Troisième Reich
magne. A notre avis, il ne peut y avoir qu'un seul présupposé de
départ pour l'historien allemand du droit, comme pour tout scienti-
fique, à savoir le devoir de ne concevoir l'histoire allemande que
comme la préhistoire du nazisme allemand. Nous croyons que tout
travail scientifique (dont le but est, après tout, de servir la recherche
de la vérité) doit coïncider dans ses résultats avec le présupposé de
départ du nazisme. Le programme du parti nazi est devenu par
conséquent la base unique de toute recherche scientifique. Le véri-
table esprit du Mouvement [nazi] est plus important que le débat
scientifique 24 •
*
* *
Après cette brève exploration de nouvelles pistes de réflexion,
venons-en à des considérations plus concrètes. La question de
l'espace, d'abord, est importante à plusieurs titres pour notre pro-
pos. Seconde composante du pessimisme hitlérien, selon P. Ayço-
berry, elle s'inscrit dans la stratégie politique violente destinée à
dépasser les limites imposées par les circonstances historiques au
peuple allemand. Mais la mise en œuvre de cette politique de
conquête territoriale ne partage avec ses précédents historiques que
la bestialité et la cruauté des massacres. Il s'agit maintenant de tout
autre chose. La conquête de l'Est est méthodiquement préparée,
organisée avec le concours d'un grand nombre de scientifiques.
C'est une entreprise proprement pluridisciplinaire, puisque y sont
mis à contribution surtout des géographes, mais aussi des démo-
24. Cité par J. Needham, History is on Our Side, Londres, Mac Millan, 1947, chap. 10,
«The Nazi Attack on International Science», p. 187-188 (la citation est traduite de
l'anglais).
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Josiane Olff-Nathan
graphes, des urbanistes, des anthropologues, des généticiens, voire
des botanistes. Des instituts de recherche spécialisés sont créés, en
Pologne par exemple, destinés à optimiser l'exploitation des terri-
toires conquis, à penser leur restructuration et l'installation des
colons allemands, à trier les populations en fonction de leur « valeur
raciale» et à préparer les divers transferts qui doivent s'ensuivre -
vers les camps de concentration entre autres. Parfait exemple, s'il
en est, d'une symbiose totale entre sciences, idéologie et poli-
tique25!
Mais, dira-t-on sans doute, il s'agit là surtout de sciences sociales,
plus faillibles, plus fragiles, livrées, dans un État totalitaire, à
l'alternative de la soumission ou de la quasi-disparition. Les
sciences plus exactes, plus « dures », ne se laissent pas manipuler
ainsi, assurées qu'elles sont que leur objet, sinon leurs auteurs,
échappe aux enjeux idéologiques et politiques. Sans doute est-ce
partiellement exact. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui nous
ont conduit à organiser ce livre selon ce « grand partage». Car le
contraste est grand entre les problèmes en jeu dans certaines disci-
plines comme la géographie, l'anthropologie, voire la génétique, et
ceux auxquels ont affaire la physique ou les mathématiques. Les
unes peuvent aller- et elles l'ont fait - jusqu'à mettre en danger la
vie même de populations entières, alors que les autres n'auront que
des effets indirects, mais néanmoins bien réels. C'est du moins
l'argument de Herbert Mehrtens, lorsqu'il souligne le rôle joué par
les mathématiques dans le dénombrement des populations, dans le
calcul des espaces à coloniser en Europe de l'Est, celui des rations
alimentaires ou celui qui comptabilise l'élimination des «fous».
Pire, dit-il: de même qu'à l'école on soumet à la sagacité des
enfants des problèmes mathématiques dont l'objet peut être aussi
bien le calcul du pourcentage de sang juif chez un individu que le
nombre d'HLM qu'on pourrait construire avec les sommes dépen-
sées pour les malades mentaux, de même « tout est soumis au calcul
de la même façon et, par là, à la rationalité normale de la bureaucra-
tie administrative. Ainsi se côtoient le quotidien et ce qu'on va faire
glisser vers l'exclusion, l'assujettissement et l'extermination».
Ce qui frappe en effet à la lecture du patient travail des historiens
des sciences, c'est bien l'extraordinaire « normalité » à laquelle ils
ont affaire, malgré le tintamarre idéologique environnant. L'univer-
sité de Hambourg, étudiée par Monika Renneberg, en est la parfaite
illustration. Car la vie continue : les universitaires enseignent, les
25. Lire à ce sujet Michael Burleigh, Germany tums Eastwards, Cambridge University
Press, 1978.
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La science sous le Troisième Reich
chercheurs cherchent, les étudiants étudient, la science progresse. Il
y a bien quelques changements, des étudiants et des professeurs dis-
paraissent - mais ces derniers n'ont-ils pas été évincés légalement
dès la première loi du 7 avril 1933 26 ? -, des matières nouvelles
apparaissent ou se développent (comme l'hygiène raciale, les
sciences et l'entraînement militaires), des organisations scienti-
fiques naissent, d'autres sont sabordées ...
A la surprise des nazis eux-mêmes, il y eut peu de résistance à la
« mise au pas» (Gleichschaltung) des universités. Et si l'on parle
souvent de la « neutralité » de la majorité des scientifiques vis-
à-vis du régime, leur soumission politique fut assurée en grande
partie par la sélection des enseignants, dont on exigeait au mini-
mum une neutralité bienveillante à l'égard du pouvoir. De plus, les
mesures s'appuyaient toutes sur des lois votées par l'État, fût-il
national-socialiste. Les contester, voire les enfreindre, revenait à se
mettre hors la loi, situation particulièrement insupportable pour le
conservatisme légaliste de la majorité des élites intellectuelles. A
l'évidence, les scientifiques ne furent pas des héros (à l'exception
d'un très petit nombre d'hommes courageux comme, par exemple,
le physicien Max von Laue, le prix Nobel de chimie Heinrich Wie-
land, le professeur de physique théorique Walter Weizel, etc. 27 ).
Pour mieux comprendre une telle facilité d'adaptation, rappelons
le rôle essentiel joué par une Kultur fondée sur un idéalisme apoli-
tique dans le processus d'élaboration d'une identité allemande 28 •
C'est ainsi que, après le désastre de la Grande Guerre, l'humi-
liation du traité de Versailles et la catastrophe économique qui
s'ensuivit, il ne restait plus, aux yeux de l'élite intellectuelle (les
Gebildeten), que deux moyens de restaurer la grandeur del' Alle-
magne: la science et l'industrie. L'extrême importance accordée
par les savants à ces deux thèmes fournit peut-être une piste pour
comprendre cette surprenante expression d'allégeance qu'est le
26. Norbert Schappacher détaille, dans sa contribution, les attendus de cette« loi sur la
reconstitution de la fonction publique». Voir ci-dessous p. 53 sq.
27. Voir l'article de Gerda Freise, « Der Gelehrte kommt in der Regel unter die
Rader ... », Forum Wissenschaft, 2, 1985, p. 8-17. Planck lui-même, alors président de la
Kaiser-Wilhelm Gesellschaft, bien qu'il ait témoigné de positions courageuses (en décer-
nant une médaille à l'exilé Schrëidinger, par exemple), fut amené en 1936 à s'abaisser au
point d'envoyer à Hitler le télégramme suivant:« Mon Führer! La science et l'économie
sont fidèles au nouveau Reich allemand que vous avez édifié et savent que ce n'est que
sous votre direction et sous la protection de l'armée allemande qu'elles peuvent fournir un
travail utile» (cité par le mathématicien émigré Emil Julius Gumbel, Freie Wissenschaft,
ein Sammelbuch aus der deutschen Emigration, Strasbourg, Sebastian Brant Verlag, 1938,
p. 252).
28. Lire Fritz Stem, Politique et Désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans
l'Allemagne préhitlérienne, Paris, Armand Colin, 1990 (1reéd. 1961) [trad. de l'américain
par Catherine Malamoud].
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Josiane Olff-Nathan
télégramme envoyé par Planck à Hitler (voir n. 27). De plus, le
nationalisme et l'attachement au pays constituaient des valeurs pre-
mières qui ne pouvaient être remises en question. Il fallait donc
rester en Allemagne et tout faire pour sauver ce qui constituait
l'essentiel pour les scientifiques, c'est-à-dire la poursuite d'une
science allemande. Ils s'adaptèrent ainsi aux conditions de travail
nouvelles, acceptant les compromis et compromissions qui se révé-
laient nécessaires. On appela cela la « résistance passive», ou,
selon le mot de Joseph Haberer, la « résistance par la collabora-
tion». Nous parlerons del'« opportunisme politique» des sciences
«dures».
Les attaques du système national-socialiste contre la science ne
se limitèrent pas aux hommes, bien sûr. La tentative de nazifier
jusqu'au contenu des sciences, la fameuse deutsche Physik par
exemple, est illustrée ici par la correspondance extraordinairement
prolixe - que présente Andreas Kleinert - entre ses deux zélateurs,
les prix Nobel Philipp Lenard et Johannes Stark, nazis de la pre-
mière heure. La deutsche Physik connut en effet quelques beaux
succès au début du régime : la nomination de ses partisans aux
postes les plus élevés, par exemple, ou l'interdiction de l'enseigne-
ment de la mécanique quantique et de la relativité, ainsi que de
toute allusion à celles-ci. Et pourtant l'historien américain Mark
Walker montre comment, malgré une adéquation idéologique par-
faite au régime, la physique « aryenne » finit par perdre le combat
acharné que livra contre elle la communauté des physiciens alle-
mands et dut officiellement reconnaître, lors de deux réunions de
confrontation en 1940 et 1942, la validité des théories auxquelles
elle s'était si violemment opposée. Les mathématiciens, quant à
eux, tentèrent d'amadouer le pouvoir en faisant valoir les immenses
capacités d'application (entre autres militaire) de leur discipline et
les qualités éducatives qu'elle recelait pour le régime. C'est ainsi,
dit Reinhard Siegmund-Schultze, que fut protégé le cœur du sys-
tème, les« mathématiques pures».
Mais en fait, de même que celle de la deutsche Physik, l'histoire
de la deutsche Mathematik est un inextricable écheveau où se
mêlent causes et effets de toute nature : positions idéologiques et
politiques mises au service de la carrière, luttes politiques indis-
sociables de conflits professionnels, règlements de comptes per-
sonnels par voie politique ... Mais l'évolution de cet imbroglio d'in-
térêts divergents semble dominée par la succession de deux phases
principales dans l'histoire des sciences sous le nazisme, que nous
nommerons les phases « idéologique » et « réaliste » et dont il faut
dire quelques mots.
21
La science sous le Troisième Reich
La phase idéologique est bien sûr celle de la science «aryenne»,
dont le résultat essentiel n'est pas d'ordre scientifique, ni même
seulement d'ordre idéologique: en accord avec l'analyse de
Mehrtens 29 , je pense que son rôle fut surtout politique et qu'il
consista à conduire les organisations scientifiques dans les bras du
régime. Des gens comme Stark ou Bieberbach, grâce aux fonctions
qu'ils occupaient, à la fois dans les instances professionnelles et au
Parti, jouèrent pour les communautés scientifiques le rôle de
repoussoir. Les idées qu'ils tentèrent d'imposer, assorties d'une
volonté de pouvoir manifeste, ne pouvaient pas être acceptées par la
majorité de leurs collègues. Cette majorité conservatrice préféra se
placer sous l'autorité moins radicale des administrations ministé-
rielles - c'est-à-dire de l'État - plutôt que d'avoir affaire au parti
nazi. C'est sans doute le sens que Haberer donnait à son expression
Widerstand durch Kollaboration.
Une fois le pouvoir consolidé et les organisations scientifiques
« mises au pas», le régime pouvait s'engager dans la phase réaliste.
Le développement d'une société moderne ne pouvait se contenter
d'idéologues bien longtemps; il exigeait des techniciens hautement
spécialisés et des scientifiques compétents. Le langage lui-même
subit une évolution: d'une science volkisch, on passa à la science
« comme devoir national», « au service du peuple». De fait, c'est
au service de l'industrie et de la guerre que durent se mettre les
scientifiques. Soulagés par l'éloignement de la menace que repré-
sentaient les Lenard, Stark, Bieberbach et consorts pour «leur»
science, ils prirent pour une victoire de « la » science ce qui était
en fait leur assujettissement au régime national-socialiste et à
ses objectifs. C'est la seconde forme, souvent sous-estimée, de
l'idéologie nazie. Les scientifiques pouvaient sans doute trouver une
certaine liberté de recherche dans l'industrie; mais, dans les insti-
tutions publiques, on ne finançait quasiment plus que la recherche
appliquée ou finalisée (Zweckwissenschaft) et la recherche militaire.
En 1940 par exemple, Goring exigea que dans les centres de
recherche de l'armée ne soient entrepris que les projets réalisables
en moins d'un an 30 • La science n'intéressait le pouvoir que dans la
mesure où elle pouvait être immédiatement efficace, et ce n'est
qu'avec ces restrictions qu'elle fut soutenue. Le rôle culturel que
les sociétés démocratiques lui attribuent généralement resta totale-
22
Josiane Olff-Nathan
ment absent des préoccupations du Troisième Reich, on s'en doute.
Cette exigence d'efficacité immédiate s'explique évidemment par
les circonstances: la guerre pouvait d'autant moins attendre que,
dès la fin de 1941, elle commençait à tourner mal pour les Alle-
mands sur le front russe; de plus, l'entreprise militaro-industrielle
de l'extermination nécessitait de gros moyens techniques. Mais
elle peut aussi s'interpréter différemment: dans la mesure où une
science contrôlée pouvait être réduite à un processus technique,
même très élaboré, l'idéologie national-socialiste s'y retrouvait
pleinement. Le pouvait-elle réellement? On peut en discuter.
Mais, en tout état de cause, le régime avait consenti suffisamment
d'efforts pour s'en convaincre. Or la technique n'implique que la
question des moyens et laisse celle des fins à la politique et à l'idéo-
logie. Comme elle ne produit pas, par elle-même, de nouvelles
représentations du monde, elle ne questionne pas non plus celles
qui sont imposées par le régime. C'est pourquoi la contradiction
souvent évoquée à propos du Troisième Reich entre une idéologie
prônant le retour aux traditions et aux modes de pensée antérieurs,
en dépit d'une phraséologie révolutionnaire, et le développement
d'une technologie moderne n'est qu'apparente. Ludwig 31 montre
clairement l'importance accordée par le régime au bout de quelques
années aux grands technocrates - pas aux scientifiques, s'entend.
Ce manque d'intérêt du régime pour les scientifiques « purs et
durs » contribue sans doute à expliquer que, en physique comme en
mathématiques, ceux-ci parvinrent à conquérir des plages de rela-
tive tranquillité. Quelles qu'en fussent les vicissitudes et les diffi-
cultés particulières, l'histoire de la deutsche Physik comme celle de
son sosie en mathématiques montrent que les communautés scienti-
fiques finirent par rejeter elles-mêmes des greffons idéologiques qui
ne résultaient pas du développement paradigmatique normal des
disciplines.
Si l'on retient l'argument du rejet-en-fin-de-compte-inéluctable,
il faut alors admettre que, là où l'histoire ne s'est pas fait l'écho de
pareilles luttes, on est en présence de disciplines qui ont pu conti-
nuer à se développer « normalement » sous la férule hitlérienne.
C'est vraisemblablement le cas de la chimie, qui, à l'exception du
trust IG-Farben, n'a fait l'objet jusqu'ici que de quelques très rares
travaux. C'est également celui de ces sciences qui, de l'anthropolo-
gie à la génétique en passant par l'eugénisme, traitent de l'espèce
humaine, de l'homme, de la santé de son corps, de son esprit et de
31. Karl-Heinz Ludwig, Technik und /ngenieure im Dritten Reich (1974), Düsseldorf,
Athenaum Verlag-Droste Verlag, 1979.
23
La science sous le Troisième Reich
sa descendance; ces sciences sur lesquelles s'est fondée la politique
eugénico-raciale nazie. Les travaux de Benoît Massin en France et
d'autres spécialistes à l'étranger (Sheila Faith Weiss aux USA, Paul
Weindling en Grande-Bretagne, Peter Weingart et K. H. Roth en
Allemagne, etc.) nous obligent à remettre en question bien des pré-
jugés à l'égard de leur développement. Nul besoin de « pseudo-
science » ou de «déviation» anti-scientifique pour expliquer
comment le concept de race, par exemple, était bien au cœur des
préoccupations des communautés scientifiques internationales
depuis la fin du x1xesiècle. Objet de recherche des anthropologues
physiques qui essayèrent vainement d'élaborer des typologies
incontestables, ce concept était essentiel pour les eugénistes, dont
les tentatives d'amélioration et de protection des races passaient par
la définition du terme. Eugénistes et anthropologues européens et
américains entretenaient au cours de ce premier tiers de siècle un
climat de pessimisme et d'inquiétude quant à l'évolution de
l'espèce humaine. Convertis au paradigme darwinien, ils considé-
raient tous que le développement de l'hygiène et de la médecine
contrecarrait le processus de la sélection naturelle. Malades et tarés
n'étant plus «éliminés», l'espèce serait ainsi vouée à une dégéné-
rescence rapide. A cela s'ajoutait pour la plupart la crainte de voir
les races - ou les classes - supérieures dépérir au contact des races
inférieures, crainte renforcée en Allemagne après la Grande Guerre
par le faible taux de natalité de la population, en particulier parmi
les élites.
Et pourtant, dit Benoît Massin, dans les années 30 les concepts
étaient prêts, chez les anthropologues, pour l'abandon de l'idée de
race elle-même, en tout cas d'une idée de race fondée sur une typo-
logie statique. La révolution de la génétique était passée par là qui,
paradoxalement, allait pourtant renouveler les alarmes des eugé-
nistes en leur apportant un « véritable fondement scientifique». En
effet, selon la très sérieuse étude de K. H. Roth 32 , les découvertes
de la génétique des populations, en particulier les travaux sur les
mutations induites et spontanées 33 et leur extrapolation à l'homme
32. Karl Heinz Roth, « Schoner neuer Mensch », in H. Kaupen-Haas (dir.), Der Griff
nach der Bevolkerung, Nordlingen, Franz Greno Verlag, 1986, p. 11-63.
33. L'un des principaux artisans en fut le généticien Nikolai V. Timoféeff-Ressovsky, dont
l'extraordinaire destin est conté par Diane B. Paul et Costas B. Krimbas dans un article paru
récemment in Scientific American (février 1992, p. 64-70). En 1925, alors qu'il n'avait que
25 ans, ce généticien soviétique fut invité (ainsi que sa femme) par les Allemands à créer à
Berlin un département de génétique expérimentale. Timoféeff émigra malgré son attache-
ment pour l'Union soviétique et devint rapidement l'un des meilleurs généticiens « alle-
mands». En 1937, il refusa d'obtempérer à l'ordre de rentrer dans une URSS stalinienne et
lyssenkoïste, et resta en Allemagne où il continua à diriger son institut de recherche sur le
cerveau durant toute la guerre. Dans quelle mesure a-t-il collaboré avec les nazis ou résisté
24
Josiane Olff-Nathan
- jamais contestée à l'époque-, induisirent dans la communauté
internationale des généticiens la conviction que le potentiel géné-
tique de l'humanité était gravement menacé par la prolifération sou-
terraine possible d'un grand nombre de gènes nocifs. Toujours selon
Roth, « le changement de paradigme de la génétique (expérimentale
et des populations) a infiniment radicalisé la pensée eugénique par-
tout dans le monde». Lors du congrès international d'août 1939 (!)
à Édimbourg, les généticiens progressistes ne sont-ils pas tombés
d'accord avec leurs collègues del' Allemagne nazie pour lancer au
monde un appel à la vigilance, connu comme le « manifeste des
généticiens » ?
Sciences normales, alors, que la bio-anthropologie et la génétique
dans l'État nazi? Science normale, assurément, que la génétique,
puisqu'en 1939, alors que la stérilisation des malades mentaux bat-
tait son plein en Allemagne, les savants du monde se retrouvaient
en congrès, y confrontaient leurs points de vue et y cosignaient un
manifeste ! Sciences normales que l'anthropologie et l'eugénisme,
dont les concepts comme le métissage, les typologies et les croise-
ments raciaux préoccupaient aussi la science anglaise à la même
époque, si l'on en croit par exemple l'exposé des buts de la Société
d'eugénisme britannique en 1937, qui met prudemment en garde
contre les métissages, « connus pour être mauvais dans certaines
circonstances». Science normale que la psychiatrie, puisque dans le
monde « développé » tout entier on discutait de la nécessité de
mettre en œuvre des mesures telles que la stérilisation des aliénés,
ce qui fut fait dans plusieurs pays ... Sciences normales, donc, que
toutes ces sciences, biologiques et humaines, qui incorporent dans
leurs concepts mêmes des notions propres à l'idéologie alors domi-
nante.
Comment la pratique d'une science normale - et d'une science de
premier plan! - a-t-elle pu déboucher sur l'anormal de l'horreur,
dont témoigne l'article de Heidrun Kaupen-Haas? H. Kaupen-Haas
va d'ailleurs jusqu'à accuser la science contemporaine d'être l'héri-
tière à peine masquée des pratiques scientifiques nazies. Quoi qu'il
en soit, lorsqu'on est en présence d'un «dérapage» aussi généra-
lisé, et même si ce sont les hommes qui sont pleinement respon-
sables de leurs actes devant la justice, il ne peut plus être question
de la seule responsabilité individuelle. Alors, la science elle-même
est-elle responsable, et quelle est sa part de responsabilité?
(son fils aîné, résistant, fut arrêté et mourut dans un camp de concentration)? Le débat est
encore ouvert. Arrêté en 1945 par les Soviétiques, et après avoir subi deux ans de goulag, on
lui confia un laboratoire militaire de recherches en biologie des radiations. Il ne quitta plus
l'Union soviétique jusqu'à sa mort en 1981.
25
La science sous le Troisième Reich
Concernant celle de l'anthropologie dans la politique eugénico-
raciale nazie, Benoît Massin répond sans ambages : « oui, oui,
oui ! », « sur le triple plan de la collaboration politique, scientifique
et "pratique"». Dès lors, si responsabilité de la science il y a, et si la
science allemande n'était pas fondamentalement différente de celle
des autres pays, pour quelles raisons le glissement vers l'extermi-
nation et le génocide ne s'est-il produit qu'en Allemagne? De nom-
breuses réponses (politiques, militaires, économiques ... ), issues
d'horizons divers et toujours partielles, existent, bien entendu. Mais
une autre réponse partielle est sans aucun doute à trouver dans la
place particulière occupée par la biologie dans la liturgie national-
socialiste. Le national-socialisme n'était-il pas « de la biologie
appliquée à la politique», selon le mot fameux de Hans Schemm?
Et c'est en 1943 que le professeur Eugen Fischer, chef de file de
l'anthropologie biologique en Allemagne et directeur de l'institut
Kaiser-Wilhelm d'anthropologie, de génétique humaine et d' eugé-
nisme, écrivait:
27
La, science sous le Troisième Reich
nement normal de la science, sont les moteurs d'un questionnement
toujours renouvelé, n'y ont alors plus de place, ce qui permet d'agir
sur le monde sans arrière-pensées, au nom d'une vérité devenue
quasi théologique, la « sacro-sainte » vérité.
Dans son approche originale issue du« confluent de l'histoire du
droit et de l'histoire des sciences», Jean-Pierre Baud fait également
intervenir la question de la vérité. Sur la base d'un parallèle avec un
autre grand processus d'extermination de l'histoire dont on sous-
estime généralement l'ampleur, celui mis en œuvre par l'inquisition
médiévale, il définit ainsi les « conditions de possibilité» princi-
pales du génocide : l'existence d' « un système de légalité scien-
tifique dominé par une théologie, à entendre comme une disci-
pline qui développe une érudition à partir d'un certain nombre de
dogmes » et la présentation de cette police du monde des sciences
comme étant« destinée à défendre ce qu'on peut appeler l'être col-
lectif, c'est-à-dire une réalité, non seulement intellectuelle, mais
encore corporelle, regroupant les individus appartenant à une com-
munauté humaine». C'est ainsi, par exemple, que Robert Jay-
Lifton cite le témoignage du docteur Klein, médecin à Auschwitz,
répondant à une prisonnière-médecin qui lui demandait s'il ne se
souvenait pas de son serment d'Hippocrate:
28
Josiane Olff-Nathan
contentent pourtant de fournir les armes et ne frappent pas eux-
mêmes. Et on verra, au fil des contributions à ce livre, de quelle
façon ils le firent.
Au-delà des lâchetés individuelles, des petites ou grandes com-
promissions de la vie quotidienne qui ne permettent pas de distin-
guer les scientifiques des autres citoyens, c'est la science en tant
que système qui est ici mise en cause. Que les justifications en
soient la défense d'une corporation, la participation active à l'effort
de guerre, la possibilité de profiter «légalement» de conditions
extraordinaires en vue du progrès des connaissances, ou encore
l'exploitation de concepts directement liés à l'idéologie dominante,
la science sort profondément compromise de l'épisode national-
socialiste. A travers une meilleure connaissance de notre histoire
récente, ce sont les causes profondes d'une telle compromission que
ce livre vise à élucider. L'enjeu n'en est autre que les rapports entre
la science et la démocratie.
PREMIÈREPARTIE
De 1'opportunisme politique
des sciences « dures » ...
Mathématiques, sciences de la nature
et national-socialisme:
quelles questions poser?
Herbert Mehrtens
33
La science sous le Troisième Reich
mande» ou «aryenne», on a fait les symboles d'une politisation
coupable de la science. A cela s'oppose alors la « science pure » qui
n'a rien à voir avec la politique, dont l'objet est la connaissance
désintéressée, véritablement humaine et progressiste. Voilà ce qui
tient lieu de contre-métaphore; il ne s'agit pas de la science réelle,
ancrée dans une pratique historique, mais d'une construction en
parallèle, symbole de valeur et d'identité.
Le mathématicien Wilhelm Süss, éditeur des rapports FIAT sur
les mathématiques pures en Allemagne durant la période de la
guerre, écrit ainsi dans sa préface :
34
Herbert Mehrtens
deux fois l'occasion de le regarder droit dans les yeux, à quelques
mètres de distance seulement. Chaque fois sa réaction fut la même :
un regard glacial et l'air d'étouffer dans un col trop serré 7 •
7. Ibid., p. 49.
35
La science sous le Troisième Reich
La question suivante est celle du point sur lequel se focalisera le
questionnement historique. Dois-je rechercher la confrontation avec
le mal, sous ses deux formes, quotidienneté et banalité d'une part,
quand le mal absolu se compose de millions de détails réunis, actes
horribles que la catégorie de« crime» permet à peine d'appréhen-
der d'autre part 8 ? Le problème de savoir sije peux répondre ration-
nellement à cette question et en tirer des conséquences théoriques
et méthodologiques reste à résoudre, et c'est ce que je tenterai
d'amorcer ici. En optant pour ce sujet, je me retrouve face à cette
puissante métaphore du mal; je suis au cœur de l'histoire politique
de la science. Je ne peux pas me laisser capter par l'étude des
mathématiques, je dois étudier le nazisme.
Mais, comme il s'agit de mathématiques, il faudra bien s'occuper
de la banalité du mal, sans oublier pour autant les crimes sans pré-
cédent du nazisme. Les structures et les activités courantes par les-
quelles le fonctionnement de la science était intégré à la structure
du régime nazi soulèvent des questions qui ne peuvent se limiter à
ces douze années de 1933 à 1945. Il faudra s'intéresser également à
des phénomènes et à des problématiques qui s'étendent sur une plus
longue durée, et qui sont historiquement liés avec ce qui est consti-
tutif du nazisme comme mouvement, idéologie, forme de domina-
tion et acteur criminel de l'histoire. Il faut traiter des processus à
long terme et des événements concrets dans leur contexte. Il s'agit
de l'intrication du normal, de l'historique et de l'horreur. Voilà ce
qui fait problème et qui explique l'effroi qui mène aux nombreuses
tentatives d'éviter le sujet, de s'en défendre ou de le refouler.
Lorsqu'on s'attaque au rapport entre « science et société», la
question du nazisme est l'un des plus grands défis auxquels on
doive faire face. Toutefois, cette opposition entre science et société
induit en erreur. Car qu'est-ce que la science? Je m'en tiens ici à la
question de savoir de quoi l'on parle ou de quoi l'on devrait parler
lorsqu'il est question de science, des mathématiques ou de la phy-
sique. Une science - prenons les mathématiques, par exemple -
c'est, dans le langage courant, deux choses: le champ d'activité de
scientifiques qui se définissent comme des mathématiciens, et le
système du savoir dont ils disent que ce sont des mathématiques. Ce
savoir est enseigné, appris et utilisé sous les formes les plus
diverses. Et là encore, dans l'enseignement ou dans l'application
pratique, on parle de «mathématiques». Il faut donc distinguer
entre les mathématiques savoir culturel et les mathématiques savoir
36
Herbert Mehrtens
scientifique. Et il faut faire une distinction supplémentaire entre les
mathématiques, savoir professionnel dont dispose l'ingénieur ou le
professeur ou encore l'économiste, et le savoir professionnel scien-
tifique, outil et base de travail d'un chercheur en mathématiques.
C'est cette dernière dimension seule que nous appelons la« science
mathématique». En outre, les diverses formes du savoir mathéma-
tique sont toujours liées à des pratiques et à des discours différents.
Le savoir qui a un intérêt historique vit dans les discours ; ce n'est
pas dans la.bibliothèque mathématique qu'on le trouvera.
L'historiographie des sciences se concentre sur l'histoire de la
production de savoir scientifique nouveau et se cantonne en règle
générale dans les limites des disciplines, des discours bien circons-
crits des différentes sciences. Mais est-ce ainsi que l'on peut écrire
une histoire politique des sciences et poser la question du nazisme ?
Prenons un premier exemple. Le compte rendu de séance de
l'assemblée annuelle de l'Union des mathématiciens allemands de
1933 ne contient aucun élément qui renvoie à la situation politique
de l'époque, si ce n'est la mention d'un don en faveur du« travail
national». Mais, dans le rapport annuel qui suit, figure le compte
rendu de la réunion de l'Association mathématique du Reich. Celle-
ci adopta en 1933 le Führerprinzip, « principe du chef 9 », et son
(ancien et nouveau) président formula les choses ainsi 10 :
37
La science sous le Troisième Reich
plaidé pour le Führerprinzip et avait été proposé pour la présidence.
Les votes reflètent à peu près les positions : alors qu'un sixième des
voix allèrent clairement aux nazis et un sixième à leurs adversaires,
il y eut une majorité de deux tiers pour s'en tenir à une politique
prudente d'adaptation. Néanmoins, le rejet de la position politique
très exposée de Bieberbach est net. Le Führerprinzip, sous cette
forme atténuée, était un stratagème : les nouveaux pleins pouvoirs
qui devaient être octroyés au président avaient pour but de le mettre
à même d'exclure Bieberbach. Un conflit éclata autour de la
modification des statuts, que le secrétaire Bieberbach devait, juridi-
quement, faire approuver. Ce conflit se solda début 1935 par un
compromis avec le ministère. Aussi bien Bieberbach que ses adver-
saires durent quitter le comité directeur de l'Union des mathémati-
ciens allemands et on put faire l'économie de nouveaux statuts
adaptés au nazisme. En revanche, on fit figurer dans le compte
rendu un accord informel de coopération entre le ministère et le
comité de l'Union qui fut respecté jusqu'en 1945.
J'interprète cette histoire de l'Union des mathématiciens alle-
mands comme une évolution que beaucoup d'associations et d'ins-
titutions ont connue sous une forme analogue dans ces années-là et
que T. Mason résume comme suit :
38
Herbert Mehrtens
l'impossibilité de sauvegarder concrètement cette unité et voyait le
rôle influent qu'il avait tenté de jouer lui échapper. Le système nazi
n'était nullement totalitaire au sens strict. C'était bien plutôt une
dictature personnelle, associée paradoxalement à un polycratisme
sans règles, qui s'appuyait aussi bien sur des structures et des fron-
tières traditionnelles et dont le développement était soutenu par plu-
sieurs foyers de pouvoir à la fois antagonistes et coopérants. C'est
ce type de développement qui fit de ce système un« Behemoth 12 ».
Vue sous cet angle, l'histoire de l'Union des mathématiciens alle-
mands n'est en aucune façon caractéristique de la science, elle fait
au contraire partie d'une évolution des structures pendant les pre-
mières années du régime, au cours desquelles celui-ci consolida son
pouvoir en trouvant les formes les plus variées pour intégrer les ins-
titutions sociales traditionnelles. Dès ce stade, l'historiographie
politique des sciences exige qu'on quitte l'étroite perspective habi-
tuelle de la science comme ensemble de disciplines et qu'on la
conçoive comme l'un des nombreux systèmes et institutions de la
société.
L'histoire del' Association mathématique du Reich, que j'ai évo-
quée brièvement avant celle de l'Union des mathématiciens alle-
mands, montre encore autre chose. Cette association, un rejeton de
l'Union des mathématiciens allemands né d'intérêts corporatistes,
avait été fondée en 1921. Elle avait une activité tout à fait autonome
et presque exclusivement consacrée au domaine scolaire. La tâche
des universitaires mathématiciens consistant avant tout à former des
enseignants, les mathématiques scolaires sont indirectement leur
champ de travail le plus important, avec la recherche. Ce sont
essentiellement les heures de cours assurées dans l'enseignement
supérieur qui fournissent des emplois aux chercheurs. Le vif con-
traste entre la prise de position politique de l'Association et celle de
l'Union s'explique si l'on distingue l'institution orientée vers la
politique éducative de l'union scientifique. Création de groupes de
pression et politique corporatiste sont exclues de cette dernière et ne
font pas partie des activités normales du mathématicien, mais sont
du ressort de quelques personnes, peu nombreuses, au sein d'insti-
tutions spécifiques telles que l'Association mathématique du Reich.
A cette époque, la politique corporatiste prenait une importance
toute particulière étant donné la menace pesant sur les programmes
d'enseignement. Que la Société de mathématiques appliquées et de
mécanique, qui n'affichait pas davantage de sympathies nazies, se
rattache en 1934 à l'Association mathématique du Reich montre
39
La, science sous le Troisième Reich
l'importance qu'on attribuait à ses manœuvres de soumission et
d'accommodement, dictées par les intérêts corporatistes. Comme
d'autres travaux de cette association, le manuel déjà évoqué fut
rédigé à la fois par des enseignants du secondaire et du supérieur,
et, là encore, il s'agissait d'une petite minorité.
La séparation des institutions et des tâches avait ses avantages.
En tant qu'associations scientifiques, l'Union des mathématiciens
allemands et la Société de mathématiques appliquées et de méca-
nique pouvaient, avec toutes sortes de compromis, sauvegarder leur
autonomie traditionnelle et l'image «apolitique» qu'elles avaient
d'elles-mêmes. Ce type de séparation est resté dans la mémoire col-
lective de la discipline. J'ai interrogé beaucoup de mathématiciens
âgés sur leurs souvenirs. La plupart d'entre eux ignoraient l'exis-
tence de l'Association mathématique du Reich. Les rares qui la
connaissaient avaient tout oublié de son histoire. Et ils ne se souve-
naient pas tous des événements de 1934 au sein de l'Union des
mathématiciens allemands. Mais tous connaissaient Bieberbach et
ses activités. Dans le tableau des événements que retrace la
mémoire, il reste une union « apolitique» et, à l'opposé, Bieberbach
et ses mathématiques nazies. Tout ce qu'il y eut entre les deux,
l'Association mathématique du Reich et bien d'autres choses, est
oublié.
L'historien qui pose des questions découvre très vite que la
mémoire est une construction où s'imbriquent une composante per-
sonnelle et une histoire universelle.L'histoire universelleest com-
posée des histoires écrites, des récits officiels et des commérages
historiques non officiels que les mathématiciens se plaisent à appe-
ler leur« folklore». La mémoire collective, dans sa dimension non
officielle, est pleine de commérages et parfaitement impure. Dans
sa structure profonde, cependant, elle ne cesse de reproduire l' oppo-
sition au sein de laquelle Bieberbach fonctionne comme un sym-
bole, comparable en cela à ce qu'est devenu le nom de Lyssenko.
La dimension symbolique s'accorde avec la structure institution-
nelle pour gommer, grâce aux différentes distinctions opérées, le
fait que l'opportunisme corporatiste était partie intégrante des acti-
vités des mathématiciens en tant que groupe social. C'était le cas en
1933-1934 et cela reste le cas dans la mémoire de la discipline.
Un rapport semi-officiel sur l'évolution de l'Union des mathéma-
ticiens allemands décrit cette époque comme suit :
41
La science sous le Troisième Reich
nelle fabriquent et protègent conjointement l'imaginaire d'une
« science pure», c'est-à-dire avant tout d'une science sans poli-
tique 15.
Je ne reprendrai pas ici cette analyse car je me demande s'il ne
faudrait pas d'abord poser encore différemment la question poli-
tique de la science dans l'État nazi. Il est vrai qu'en passant à l'ana-
lyse du système social on s'affranchit de l'image qu'il veut donner
de lui-même. C'est ainsi que l'on perçoit mieux par exemple l'im-
portance de l'Association mathématique du Reich, à l'ombre de
laquelle l'Union des mathématiciens allemands a pu préserver sa
scientificité et se ménager une certaine autonomie dans un « jardin »
relativement à l'écart de la politique. Mais, même en considérant le
système sous cet angle, c'est la fonction centrale de la recherche, la
production de savoir nouveau, qui définit l'objet historique du ques-
tionnement. Si l'on s'interroge sur les questions politiques qui se
posent à partir de la prise en compte du nazisme, on élargit une nou-
velle fois la perspective. Jusqu'ici, notre exemple nous a permis de
voir, d'une part, comment les institutions des mathématiques ont été
intégrées, à travers une dynamique entre un nazisme radical et un
nazisme étatique et bureaucratique, et, d'autre part, comment le sys-
tème scientifique construit sa politique et comment il s'est adapté
au système politique grâce à une division du travail. On pourrait
encore élargir ce point de vue par une interprétation de la « mathé-
matique allemande» nazie défendue par Ludwig Bieberbach et
quelques-uns de ses partisans, institutionnalisée à l'université de
Berlin et dans la revue Deutsche Mathematik. Après une phase ini-
tiale de conflits, ce mouvement se fondit dans le système global de
la discipline, en tant que groupe marginal bien établi. Il absorba
l'élan idéologique et servit pour ainsi dire de vitrine, dans laquelle
les mathématiques montraient qu'elles avaient, elles aussi, des
convictions national-socialistes, et enfin, dernier point, il s'occupa
de créer quelques canaux supplémentaires exploitables pour les
intérêts corporatistes de la discipline. Tout cela ne se fit pas sans
heurts. Néanmoins, en dépit des glissements, des luttes et des
contradictions, cette « mathématique allemande » devint pour un
temps un élément de la normalité du système des mathématiques
dans l'État nazi, qui fut fonctionnel également pour le système dans
son ensemble 16•
Ce type d'analyse concerne le système social des mathématiques.
Mais comme il s'agit également de production, d'interprétation, de
15. Voir Mehrtens, 1987a, 1988 et 1990a. A propos du discours des mathématiques et
de la réflexion sur son imaginaire dans la préhistoire du nazisme, voir Mehrtens, 1990b.
16. A propos de Bieberbach, voir Mehrtens, 1987b.
42
Herbert Mehrtens
transmission et d'utilisation d'un type spécifique de savoir, il faut
aussi poser la question de ce savoir, que j'ai déjà divisé plus haut en
savoir professionnel scientifique et en savoir culturel, public et élé-
mentaire. Le manuel de problèmes produit par l'Association mathé-
matique du Reich nous permettra d'avancer dans notre analyse. J'en
citerai trois exemples 17 •
17. AdolfDomer (dir.), 1935, p. 35, 42; 1« appendice (1938), Harald Geppert et Sieg-
fried Koller, Aufgaben zur Erbgesundheitslehre, p. 5.
18. Il est néanmoins très difficile de déterminer comment l'enseignement se déroulait
concrètement et dans quelle mesure les professeurs posaient de tels problèmes. Voir aussi
Genuneit, 1984.
19. Par exemple, Nyssen, 1979, p. 114.
43
La science sous le Troisième Reich
Dans les livres de calcul, on apprenait aux élèves les opérations
mathématiques et, simultanément,on leur transmettait l'idéologie
nazie.
20.Mehrtens, 1986,p.327.
21. Ibid., p. 243-245.
44
Herbert Mehrtens
de l'enseignement dans les écoles, le corporatisme des professeurs
et des scientifiques, et enfin l'intégration systémique de la science
mathématique dans cette société et à cette époque. En y regardant
de près, on trouvera des convictions et des attitudes très diverses :
une mentalité de démarcheur sans scrupule chez le président de
l'Association mathématique du Reich, Hamel, ou un investissement
plus actif en faveur de la politique nazie chez Geppert et Koller, res-
ponsables du troisième exercice cité. Certains membres de l'Union
des mathématiciens allemands ou de la Société de mathématiques
appliquées et de mécanique auront toléré les activités et les produc-
tions de l'Association mathématique du Reich ou en auront profité
avec mauvaise conscience, ou tout simplement en ignorant la réa-
lité. On connaît du moins le cas d'un homme qui livra une résis-
tance active: l'institut de mathématiques, dirigé par Carl Ludwig
Siegel à Francfort, quitta l'Association mathématique du Reich dès
1934. Dans l'ensemble cependant, il faut faire abstraction des moti-
vations et des attitudes individuelles et constater qu'il y a eu un rap-
port étroit entre la pratique de la science mathématique et la
pratique politique administrative du régime nazi dans l'utilisation et
l'évaluation du savoir mathématique, qu'il soit de nature élémen-
taire ou professionnel non scientifique. A l'aide des exercices, qui
ne révèlent que l'un des points nodaux de ces connexions multiples,
on transmet la compétence de calculer et d'évaluer en calculant. Ces
exercices permettent de construire une réalité calculable et présen-
tent cette « calculabilité » comme une rationalité inhérente à des
actes politiques dont il était clair qu'ils menaient à la barbarie.
Le cours de mathématiques, la bureaucratie et le calcul sont des
éléments constitutifs « normaux » des sociétés modernes. Mais
l'assassinat systématique de malades mentaux, les lois de Nurem-
berg et le génocide, l'impérialisme fasciste et la guerre d'extermi-
nation sont des événements qui échappent à toute normalité.
Comment cela a-t-il pu se produire en pleine normalité et à partir
d'elle? C'est l'une des questions politiques qu'il nous faut poser.
La science en tant que travail de mathématiciens qui font de la
recherche, enseignent, sont actifs au sein de leurs organisations et
de l'administration et défendent leurs intérêts de groupe, fait partie
aussi de notre quotidien. Le fait que cet ensemble d'activités ait sa
place dans la société, et la façon dont elles s'y intègrent, repose sur
l'existence et l'importance du savoir mathématique culturel et pro-
fessionnel non scientifique. La question politique ne peut se limiter
à la pratique des scientifiques et encore moins à ce secteur réduit
qu'est le travail de recherche.
Posons donc autrement la question des mathématiques sous le
45
La science sous le Troisième Reich
régime nazi. Où et comment le savoir mathématique joue-t-il son
rôle, dans l'évolution du régime et dans la normalisation de la voie
qui mène au génocide et à la guerre de conquête? Les titres de cha-
pitre de notre manuel d'exercices donnent une réponse à cette ques-
tion : « Science du peuple allemand » (Volkswissenschaft ), « Travail
d'édification national-socialiste» (concerne avant tout l'économie,
mais contient aussi le sens de « science du peuple allemand»,
ainsi que ceux de « race et parenté [Sippe] » et de «colonies»),
«Topographie», «Photogrammétrie» et« Repérages d'avions»,
« Défense anti-aérienne », « Mathématiques militaires et spor-
tives»,« Télémétrie acoustique»,« Science de la santé et de l'héré-
dité», « Repérage de bateaux», « Technique de vol». Il s'agit
d'attirer l'attention sur deux champs surtout, la technique et l'or-
ganisation militaires et le « peuple allemand » (Volk 22), et d' exer-
cer le regard que l'on y porte à être normalement calculateur.
Dans les devoirs, le « peuple allemand» est présenté de diverses
façons : il est cette armée qui va au travail comme on se jette dans la
bataille ; il habite des espaces géographiques ; il est un ensemble de
citoyens dont s'occupe l'État social; l'objet d'une politique de santé
et donc d'une séparation entre individus malades et individus sains;
une communauté génétique ; il est une unité raciale confrontée au
danger que représente l'autre race. Tout tourne toujours autour de
la politique de l'État, politique de contrôle et d'ordre, depuis la
simple construction de routes ou l'approvisionnement en denrées
alimentaires jusqu'au calcul des espaces à coloniser en Europe de
l'Est, jusqu'à l'exclusion et à l' « élimination » implicite des « fous »
et au maintien de la « pureté de la race ». Tout cela est soumis au
calcul de la même façon et, par là, à la rationalité normale de la
bureaucratie administrative. Ainsi se côtoient le quotidien et ce
qu'on va faire glisser vers l'exclusion, l'assujettissement et l'exter-
mination, et c'est aussi en cela que consiste la normalisation qui
seule rend possible l'indicible horreur.
La séparation entre «Aryens» et «non-Aryens», individus
«sains» et individus «malades», la stigmatisation et l'extermina-
tion de ce qu'on a catalogué comme étranger, différent, dangereux,
tout cela n'est pas l'affaire des mathématiques. Mais tout cela n'a
effectivement pu se produire, et dans ces proportions inconcevables,
que parce que la rationalité calculatrice et classificatrice qui se sert
du savoir mathématique et en fait partie a été profondément impré-
gnée de dichotomies et de valeurs. La rationalité normale de la pen-
sée calculatrice mathématisante oblige à des schémas de pensée et
22. Voir le lexique en fin de volume pour tous les termes construits à partir de Volk.
46
Herbert Mehrtens
d'action qui font largement abstraction des objets de cette pensée et
de ces actions. C'est là que réside le scandale. Hans Mommsen
résume ainsi son évaluation du nazisme :
47
La science sous le Troisième Reich
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Questions politiques
dans la vie des mathématiques
en Allemagne (1918-1935)
Norbert Schappacher
51
La science sous le Troisième Reich
Dahms et Halfmann qui ne sont publiées que partiellement 2 •
Le second exemple que je présente dans cet article reprend
une analyse, suggérée par Herbert Mehrtens, de la pensée de Lud-
wig Bieberbach à travers les grands clivages, politiques et autres,
qui divisaient la communauté mathématique allemande dans les
années 20. On comprendra mieux ensuite les attitudes de Bieber-
bach en 1933-1934.
Étudier l'histoire du Troisième Reich en s'appuyant sur les évé-
nements des périodes antérieures de l'histoire allemande n'a rien
d'original. Que cela donne en revanche de nouveaux éclairages sur
l'histoire des mathématiques est sans doute lié au rôle assez particu-
lier que joue cette sous-discipline de l'historiographie. En effet,
leur sujet de base étant le développement des notions et des tech-
niques mathématiques, la plupart des historiens des mathématiques
s'adressent le plus souvent à un public plus ou moins initié - qu'ils
soient contraints par leur matière ou par des habitudes acquises. Or
les mathématiciens, à la fois préoccupés et quelque peu grisés par le
succès de leur propre travail, n'accordent en général aux recherches
historiques qu'une valeur anecdotique. Un historien des mathéma-
tiques essayant de mettre en évidence des rapports entre l'histoire
générale et celle des mathématiques risque de n'être écouté que par
un petit cercle de collègues historiens des sciences, un cercle qui
paraît trop limité, même s'il s'avère encourageant.
De façon plus générale, j'espère que les exemples de cet article
pourront sensibiliser le lecteur à d'autres situations passées ou
contemporaines, où le domaine politique exerce une influence à la
fois démesurée et inévitable sur celui des sciences, considéré à tort
comme étant à l'abri de la politique.
L'institut de mathématiques
de Gottingen en 1933
52
Norbert Schappacher
vers la fin des années 30, du titre de Diplommathematiker et la
reconnaissance des mathématiques appliquées comme sujet d'exa-
men à part entière, on ne voit nulle part trace d'un plan national-
socialiste pour la restructuration des mathématiques.
Au contraire, ce qui affecta gravement la vie des mathématiques
comme de toutes les sciences dans les universités allemandes, ce fut
l'application des lois par lesquelles les nazis purgèrent le corps des
fonctionnaires dans son ensemble de ses membres indésirables en
raison de leur race, de leurs opinions politiques ou encore de leurs
tendances sexuelles.
Les lois touchaient donc les professeurs de faculté au même titre
que n'importe quel autre fonctionnaire de l'État, et elles ne tenaient
même pas compte de ce que certains idéologues parmi les mathé-
maticiens allemands de l'époque considéraient comme des particu-
larités raciales du style mathématique. Ce caractère formel et
légaliste des purges est étroitement lié à l'importance que pouvaient
acquérir des catégories politiques particulières dans le sort d'un ins-
titut. C'est ce qu'on voit dans le cas de Gottingen. Comme notre
étude concerne la période qui suit l'arrivée au pouvoir des nazis, la
loi à laquelle nous avons affaire est la suivante.
Cette loi, avec son article 3 sur les Aryens, fut la première des
lois promulguées contre les Juifs par les nazis. Mais avant qu'un
fonctionnaire « non aryen » soit révoqué en raison de sa race,
conformément à l'article 3, il fallait, dans chaque cas particulier,
vérifier si on ne pouvait pas l'écarter pour manque de loyauté
envers le régime (articles 2a et 4). Il était plus désavantageux, au
regard des droits à la retraite, d'être congédié en vertu de l'article 4,
qui permettait notamment de révoquer des fonctionnaires dont on
ne pouvait être assuré qu'ils « prennent parti sans réserve, à tout
moment, pour l'État national». L'article 6, extensible à souhait,
autorisait à mettre un fonctionnaire à la retraite « pour simplifier
l'administration»: il devenait donc possible de supprimer sans
autre forme de procès des postes considérés comme superflus.
Grâce à l'article 5, on pouvait rétrograder ou muter un fonction-
naire. Il est vrai qu'on s'en servait davantage dans le domaine sco-
laire qu'à l'université. Mais on entrevoyait là une intervention plus
directe du ministère dans les nominations au niveau de chaque uni-
versité.
53
La, science sous le Troisième Reich
En vertu de l'article raciste n° 3, tous les fonctionnaires non
aryens devaient être révoqués - à moins qu'ils ne soient concernés
par les mesures d'exception imposées surtout par Hindenburg, lors
de l'élaboration du texte de loi, à la demande del' Association des
anciens combattants juifs. Ces mesures épargnaient les « non-
Aryens » qui étaient déjà fonctionnaires avant le mois d'août 1914
(et que nous désignerons dans ce contexte de la loi du 7 avril 1933
par l'appellation « anciens fonctionnaires ») et les anciens combat-
tants de la Première Guerre mondiale. On avait également débattu,
lors de l'élaboration de cette loi, d'une autre mesure d'exception
devant concerner les « scientifiques de premier plan», mais elle ne
fut pas retenue pour des raisons que nous ignorons.
Comme conséquence de ces mesures d'exception s'instaura par
exemple la pratique d'employer l'article 6 pour mettre à la retraite
les anciens fonctionnaires d'origine juive qu'on ne pouvait révoquer
en vertu de l'article 3. On se servait ainsi malgré tout de la nouvelle
loi, pour peu qu'on trouvât un motif justifiant cette démarche.
Néanmoins, cette procédure ne permettait plus, en principe, de
pourvoir à nouveau le poste laissé vacant. Dans toute une série de
cas, on contourna cette impossibilité par des décisions ad hoc.
Il est probable que la loi ait été conçue au départ pour permettre
des révocations en nombre limité dans des cas considérés comme
importants. Entraient dans cette catégorie notamment les profes-
seurs qui n'étaient pas du goût des étudiants, ou d'autres membres
de l'université défendant des opinions nazies. Il s'agissait de céder à
des actions spontanées de la « base » par des mesures souveraines,
ou éventuellement de prendre les devants. A cet égard, la loi sur les
fonctionnaires représente l'une des premières mesures d'importance
pour contrer le malentendu qui consistait à considérer la prise de
pouvoir comme une révolution, au lieu d'y voir une restauration de
la forme autoritaire de l'État.
Un cas typique qui nous conforte dans cette interprétation est
celui d'Otto Blumenthal, disciple de Hilbert et coéditeur des Mathe-
matische Annalen, employé à la Technische Hochschule d'Aix-la-
Chapelle (université technique). Blumenthal est l'une des premières
victimes, parmi les mathématiciens, de l'arbitraire nazi. On le pour-
suivit à la fois en raison de ses origines juives et pour des raisons
politiques. (Ce qu'on lui reprochait sur le plan politique nous paraî-
trait ridicule aujourd'hui, mais cela donne un avant-goût des phéno-
mènes analogues que nous rencontrerons à Gôttingen.)
Dès le 1er février 1932, le journal Westdeutsches Grenzblatt
publiait un article de propagande sur le prétendu « bolchevisme de
salon» de mise à la Technische Hochschule d'Aix, article dans
54
Norbert Schappacher
lequel il était question, entre autres, de Blumenthal. On lui repro-
chait d'être membre d'une Association des amis de la nouvelle Rus-
sie. Le 18 mars 1933 - la loi du 7 avril 1933 n'était donc pas encore
promulguée-, l'organisation syndicale des étudiants 3 d'Aix exi-
geait, dans une lettre adressée au ministère, la suppression de
l'habilitation à faire passer les examens pour cinq professeurs com-
munistes et juifs, parmi lesquels Blumenthal. Peu de temps après,
on le mettait en « détention par mesure de sécurité». Le 10 mai
1933 on le suspendait de ses fonctions et, le 22 septembre, on pro-
nonçait sa révocation, conformément à l'article politique n° 4. Il
resta d'ailleurs à Aix jusqu'en 1938, demeurant l'un des éditeurs
des Mathematische Annalen. En 1939, il émigra en Hollande, mais
fut déporté par la suite et assassiné en 1941 au camp de concentra-
tion de Theresienstadt 4 •
Les mathématiciens pacifistes Fritz Noether et Hans Rademacher
subirent à Breslau le même sort que Blumenthal 5•
Étant donné son objectif limité, la loi sur les fonctionnaires ne
devait être valable, dans un premier temps, que jusqu'à la fin sep-
tembre 1933. Mais comme on avait fini malgré tout par mettre tous
les cas sur le tapis, son application à des révocations en instance fut
finalement rendue possible au terme de six amendements, jusqu'à
l'entrée en vigueur, le 1erjuillet 1937, de la nouvelle loi allemande
sur les fonctionnaires. Ainsi s'instaura systématiquement un climat
de grande insécurité dans les instituts d'abord épargnés par les
licenciements, qui n'était pas dans l'intention de la loi au départ 6 •
Mis à part le cas de villes comme Aix et Breslau, l'article 4 avait,
dans son application aux mathématiciens, avant tout la fonction
d'une épée de Damoclès, qui n'avait du reste pas besoin de s'abattre
sur quelqu'un pour créer un effet d'intimidation. Car, si le ministère
de l'Éducation hésitait souvent à recourir vraiment à cette possibi-
lité, il ne se privait pas d'y faire référence, implicitement ou expli-
citement.
Afin de ne pas perdre de vue, en étudiant l'histoire de Gottingen,
le plan d'ensemble des révocations à travers le Reich tout entier,
notons ceci :
1) Il y avait un certain nombre d'instituts de mathématiques,
comme ceux de Heidelberg et de Francfort, où la loi du 7 avril 1933
55
La science sous le Troisième Reich
n'a commencé à se faire sentir qu'en 1935, suite à des actions de
nazis militants sur place. Je ne connais pas d'explications satisfai-
santes à ce décalage de deux ans par rapport à d'autres endroits
(comme Gottingen surtout).
2) La loi du 7 avril 1933 fut essentiellement supplantée par la loi
de Nuremberg (Reichsbürgergesetz de septembre 1935), selon
laquelle la définition même d'un citoyen du Reich comportait un
critère racial. Cela concernait a fortiori les fonctionnaires, la qua-
lité de citoyen étant indispensable pour entrer dans la fonction
publique. Par conséquent, il n'y avait plus d'enseignant juif - au
sens de la loi de Nuremberg- dans les universités allemandes après
1935. Il est vrai que, dans cette loi, la définition de ce qui constitue
un «Juif» était plus restrictive que celle du «non-Aryen» de la loi
du 7 avril 1933. Et il est vrai aussi que les non-Juifs au conjoint juif
ou non aryen n'étaient visés par aucune des lois dont il est question
ici; on leur réservait en 1937 un traitement particulièrement gro-
tesque du point de vue juridique 7 •
56
Norbert Schappacher
Hermann Weyl, successeur de David Hilbert (mis à la retraite en
1930), n'étaient pas d'origine juive.
Et pourtant, Bernstein et Courant furent avisés dès le 25 avril
1933 par télégramme (!) qu'on les suspendait de leurs fonctions
«jusqu'à ce que soit prise la décision définitive en vertu de la loi
sur les fonctionnaires » (ils conservaient le bénéfice de leur traite-
ment). Emmy Noether, fondatrice de l'algèbre moderne, la plus
grande mathématicienne de tous les temps, fut, elle aussi, l'objet de
ce traitement spécial par voie télégraphique, alors qu'elle n'était pas
même concernée par les dispositions de la loi du 7 avril 1933,
n'étant alors que Extraordinarius non fonctionnaire 9. Ce fut la seule
fois où le ministère eut à son égard une attention digne de sa dimen-
sion scientifique 10•
On avait donc tout lieu de penser que l'administration enten-
dait appliquer l'article 4 pour ces personnes suspendues par télé-
gramme. Et cela d'autant plus qu'une campagne publique, soutenue
par des étudiants et des enseignants nazis, s'était alors polarisée sur
l'institut de mathématiques, traité notamment de « haut lieu du
marxisme"». Ainsi s'explique l'action précipitée d'une administra-
tion soucieuse de garder le contrôle de la situation. Le 28 mars
1933, les sections locales des SA et des SS avaient montré de quoi
les militants nazis de Gôttingen étaient capables, en boycottant les
magasins juifs et en molestant des commerçants, alors que la plani-
fication centrale des actions anti-juives ne prévoyait de tels agisse-
ments que pour le 31 du même mois 12 •
Si l'attitude de l'administration s'explique par l'ambiance poli-
tique locale, il reste à expliquer cette campagne contre l'institut de
mathématiques de Gôttingen. Comment se fait-il qu'on ait pris pré-
cisément les mathématiciens pour cible, eux qui d'ordinaire ne sont
pourtant pas au centre de l'intérêt du public? Pour comprendre cela,
il faut remonter aux années qui suivirent la Première Guerre mon-
diale et à la République de Weimar.
narius; il s'agit ici d'un simple titre, la différence essentielle résidant dans le fait que
la personne est - ou non - fonctionnaire (Beamteterlnicht beamteter Extraordinarius).
De même, le titre de Privatdozent n'implique pas de poste, mais donne le droit d'ensei-
gner (venia legendi) à quelqu'un qui a son habilitation (NdT).
9. Se reporter à ce propos et pour la suite de notre exposé à la relation détaillée des évé-
nements de Gôttingen in Schappacher, 1987.
10. Klein et Hilbert ne purent obtenir l'habilitation à enseigner pour Emmy Noether
lors d'une première tentative faite en 1915, en raison de la loi de 1908 réglementant
l'accès aux carrières universitaires et qui ne prévoyait que des candidats hommes, le
ministre refusant de faire une exception dans ce cas. Leurs efforts n'aboutirent qu'en
1919. Voir Tollmien, 1991.
11. Propos rapportés à Kneser par Courant le 28 avril 1933.
12. Voir Wilhelm, 1978, p. 41 sq.
57
La science sous le Troisième Reich
Hilbert et Courant
Bernstein et Courant étaient parmi les rares professeurs de Got-
tingen à avoir pris position publiquement à plusieurs reprises contre
les partis bourgeois après la révolution de novembre 1918, et
notamment lors de la campagne mouvementée pour les élections à
l'Assemblée nationale du 19 janvier 1919. Les journaux de l'époque
parlaient de Courant comme d'un « socialiste bien connu 13 ». Bern-
stein avait été temporairement président adjoint du Parti démocrate
allemand à Gottingen (Deutsche Demokratische Partei, DDP), parti
libéral de gauche, et il avait pris la parole lors de meetings étu-
diants, tout de suite après la révolution de novembre 14•
Hilbert, quant à lui, ne tint pas de discours politiques, mais s'en-
gagea pour le DDP. Il signa l'appel du 28 décembre 1918 à entrer
dans ce parti 15, et on put le voir par exemple le 7 janvier 1919 à la
réunion électorale du DDP pour les universitaires: dans le tumulte
qui suivit une déclaration antisémite de Hugo Willrich, professeur
honoraire d'histoire, « des participants assis dans les premières ran-
gées près du podium, parmi lesquels le célèbre mathématicien David
Hilbert, [ ... ] se levèrent d'un bond en scandant: "Des excuses, des
excuses !" 16 ». Ce côté libéral de Hilbert et de Courant dans les ques-
tions politiques et sociales se reflète également dans la procédure de
nomination du philosophe Leonard Nelson. Cette affaire et les vio-
lents conflits qu'elle suscita déclenchèrent le processus qui entraîna
en 1922 la séparation de la faculté de mathématiques et des sciences
de la nature de la faculté de philosophie 17•
Hilbert et Courant avaient, dès avant la guerre, d'étroites relations
avec Nelson. Celui-ci avait fondé en 1917 l'Union internationale
des jeunes (lnternationaler Jugend-Bund) devenue en 1925, à la
13. Voir en particulier les articles dans le Gottinger Tageblatt et le Gottinger Zeitung
après le discours de Courant du 11 janvier 1919 sur les voies et les buts du socialisme.
Voir aussi Dahms et Halfmann, 1988; Schnath, 1976, p. 188 et 201; Popplow, 1976,
p. 230 sq.
14. On consultera à ce propos Schnath, 1976, p. 180 et 185; et la thèse de Barbara Mar-
shall (1972, p. 118), qui retrace de façon impressionnante les activités politiques d'un cer-
tain nombre de professeurs de l'université de Gottingen. On déplorera simplement le fait
que Barbara Marshall n'ait pas eu accès, lors de ses recherches, aux archives de l'univer-
sité sur la période nazie, parce qu'un ancien nazi, devenu manifestement trop encombrant
pour tout autre poste universitaire, était toujours à la tête de ces archives quand elle s'est
rendue à Gottingen ...
15. Voir Dahms et Halfmann, 1988, p. 71.
16. Popplow, 1976, p. 231, n. 202. A propos de Willrich, voir aussi Dahms, 1987a,
p. 17 sq.; à propos du Parti démocrate (DDP) comme cible de l'antisémitisme, voir Dahms
et Halfmann, 1988, p. 74sq.
17. Archives de Gottingen, dossier sur la scission à l'intérieur de la faculté.
58
Norbert Schappacher
suite de la décision d'incompatibilité avec le SPD, la Ligue socia-
liste internationale (lnternationaler Sozialistischer Kampfbund,
ISK), dont il resta jusqu'à sa mort, en 1927, le chef charismatique.
Les rapports entre les trois hommes n'étaient pas seulement profes-
sionnels. C'est ainsi par exemple que Hilbert et Courant témoignè-
rent en faveur de Nelson lors du procès en diffamation que celui-ci
intenta pour se défendre contre l'accusation portée contre lui d'une
attitude anti-nationale durant la guerre 18•
Dans l'enceinte même de l'université, les mathématiciens s'étaient
exprimés en faveur de Nelson, dans le cadre d'un vote spécial lors
de la succession d'Edmund Husserl à la chaire de philosophie. Dans
un texte d'ailleurs plutôt arrogant, rédigé par Hilbert, ils se plai-
gnaient globalement de la plupart des philosophes allemands,
recommandaient en vain Nelson (dont l 'Éthique publiée peu de
temps auparavant était dédiée à Hilbert), le présentant comme un
spécialiste aux talents multiples, capable également de faire le lien
avec les développements récents des mathématiques. Cette constel-
lation se renouvela en 1919, et on finit par créer pour Nelson un
poste de professeur extraordinaire, sans statut de fonctionnaire, de
philosophie systématique des sciences exactes, intégré par la suite à
la faculté de mathématiques et de sciences de la nature 19•
Les journaux de Gottingen des mois de décembre 1918 et janvier
1919 donnent une image saisissante de la façon dont se répercuta
politiquement le choc d'une capitulation non comprise: dans la
recherche des coupables, l'antisémitisme servit très souvent de sou-
pape de sécurité immédiatement disponible. La presse accusait quo-
tidiennement les citoyens d'origine juive de s'être «planqués»
durant la guerre. Lors de nombreux rassemblements politiques aux-
quels il participa, Courant se présenta à plusieurs reprises comme
contre-exemple, lui qui avait été blessé au ventre et à l'avant-bras
en septembre 1915 sur le front Ouest2°. Une lettre de lecteur parue
le 24 décembre1918 en page 3 du quotidien Gottinger Tageblatt,
signée « Docteur R. », accusait Edmund Landau d'être un « plan-
qué » - mais, dans ce cas (exceptionnel), le journal s'excusa en
bonne et due forme dès le lendemain 21 • Hormis l'antisémitisme,
c'était bien sûr une méfiance profonde à l'égard de l'État républi-
cain qui motivait les attaques contre les participants libéraux ou de
gauche à la bataille électorale.
18. Gottinger Tageblatt du 26 février 1920; Hilbert et Courant attestèrent que Nelson
était tout à fait nationaliste, qu'il était« revenu de ses convictions pacifistes» et qu'il avait
fait abandonner ses opinions communistes à un certain Mühlestein.
19. Voir Dahms, 1987b, p. 171 sq.; Ratzke, 1987, p. 202sq.; Dahms, 1987a, p. 16sq.
20. Voir par exemple Gottinger Zeitung du Jerjanvier 1919, p. 6; Gottinger Tageblatt
du 7 janvier 1919, p. 4.
21. P. 3.
59
La science sous le Troisième Reich
60
Norbert Schappacher
Entre août 1919 et janvier 1920, Bernstein conçut, pour le
ministre des Finances du Reich, Matthias Erzberger, un projet
d'emprunt sur plan d'épargne, et il rédigea aussi une brochure de
propagande. Pour apprécier l'enjeu politique de ce service rendu par
Bernstein, il faut se rappeler que le centriste Erzberger avait
réclamé ttne paix sans annexion dès l'été 1917. En 1918, il avait
présidé la commission d'armistice de Compiègne et, en 1919, il réa-
lisait une réforme financière draconienne, l'un des renouvellements
administratifs les plus importants de la jeune république, qui devait
notamment peser davantage sur les revenus élevés. Jusqu'à son
assassinat en août 1921 par des extrémistes de droite, Erzberger fut
l'un des politiciens partisans du respect du traité de Versailles les
plus particulièrement haïs dans les milieux nationaux (E,füllungs-
politiker ). D'ailleurs, la presse de droite n'avait cessé, durant
des années, d'appeler ses lecteurs à l'assassiner, et ce, en ce qui
concerne le Gottinger Tageblatt, jusqu'à la veille même de l'at-
tentat.
On chargea une commission parlementaire d'enquêter sur les
dépenses de propagande faites pour l'emprunt élaboré par Bern-
stein. A l'été 1920, la nomination de Bernstein comme professeur
titulaire 25 étant une nouvelle fois à l'ordre du jour, la faculté de phi-
losophie soutint, en se fondant sur des comptes rendus (officieux)
de la commission d'enquête, que l'intéressé avait cherché à s'enri-
chir grâce aux honoraires obtenus pour la brochure publicitaire.
Bernstein s'en défendit, sans réussir apparemment à convaincre la
majorité de la faculté, si l'on en croit des notes au crayon du cura-
teur figurant en marge des pages 24 et 25 du dossier UAG K XVI
IV Aa 117 des archives de l'université de Gottingen, qui reprodui-
sent probablement une discussion avec des membres de la faculté
de philosophie après le 16 septembre 1921. On y lit notamment :
Runge lui-même croit que Bernstein ment; à moi, il me dit que nous
ne pouvons rien prouver, par conséquent nous ne pouvons pas le
traiter comme si la procédure disciplinaire l'avait condamné. [... ]La
faculté est presque unanime quant à son manque de sincérité.
61
La science sous le Troisième Reich
contre les seules voix de Courant, Hilbert et Runge 26 • Bernstein
demanda qu'on entame une procédure disciplinaire à son encontre,
proposition que le ministère rejeta. Le 13 octobre 1921, on finit par
le nommer professeur titulaire (personlicher Ordinarius), décision
que le ministre justifia en faisant savoir que, après examen appro-
fondi de la question, il n'avait pas jugé fondés les soupçons de la
faculté. Tout cela ne parvint pas pour autant à ramener le calme
dans la faculté. Les dossiers font état du retentissement de cette
affaire jusqu'en 1929 27 • L'identité des personnes impliquées et le
ton des conflits montrent à l'évidence que la toile de fond de ces
démêlés était fondamentalement de nature politique 28 •
Les années 20
26. Vote pour Bernstein, section des manuscrits à la Bibliothèque universitaire de Gôt-
tingen, fonds Hilbert n° 460.
27. Schappache½ 1987,p. 348.
28. Marshall, 1972, p. 118.
29. Neugebauer à Courant, 25 mars 1933 (archives de l'institut de mathématiques de
Gôttingen).
62
Norbert Schappacher
examinateurs, pour injure. Elle avait appris notamment que Courant
avait inscrit dans le compte rendu d'examen qu'elle avait été
« agressive à son égard», d'où l'hypothèse de « tendances psy-
chopathes». (On trouvera plus tard dans les dossiers du procès un
certificat psychiatrique confirmant que la plaignante souffrait de
« graves troubles nerveux».) L'affaire alla jusqu'au tribunal de
grande instance de Celle, sans que la procédure souhaitée par la
plaignante soit ouverte. On l'exploita politiquement dans un article
paru le 22 mai 1926 dans le journal Niedersiichsischer Beobachter
sous le titre: « Ce qui peut arriver dans les universités allemandes».
L'article du numéro, par ailleurs épuisé, figura longtemps, encadré,
dans la vitrine de la Librairie du Peuple de Gottingen. On y atta-
quait Courant avec virulence sur la gestion de sa charge. En mars
1927, au parlement du Land de Prusse, le groupe du Deutsch-natio-
nale Volkspartei interpella le ministère de l'Éducation au sujet de
cette affaire 30 • Celle-ci est retenue dans le dictionnaire antisémite
Semi-Kürschner, sous le nom de Courant, comme un« manquement
professionnel grave et un abus de pouvoir», ce qui prouve que
l'accusé n'en est pas sorti indemne aux yeux de certains milieux 3 1•
63
La science sous le Troisième Reich
retraite, ce qu'il fit en effet. Que le ministère ait renoncé à employer
contre lui l'article 4 pourrait s'expliquer du fait que les accusations
politiques à son encontre remontaient à des événements fort loin-
tains qu'il aurait été difficile de vérifier pour les années 30 34 •
Quant à Hermann Weyl, les nazis ne l'attaquèrent pas de front. Il
aurait donc pu, en principe, s'adapter aux circonstances et rester en
poste jusqu'à la révocation en 1937 de tous les fonctionnaires
mariés à un Juif 35 • Cependant, au vu des débris qui restaient de
l'institut, il préféra démissionner en 1933 et accepter un poste à
l'Institute for Advanced Study nouvellement créé à Princeton. Sa
décision reflète son mécontentement, politique autant que person-
nel, accentué par le fait que son épouse était juive. Comme Weyl
était en 1933 le mathématicien le plus éminent en exercice à Gottin-
gen, nous donnons en annexe, avec quelques commentaires, la lettre
dans laquelle il demande à être révoqué de son poste.
34. Cette interprétation peut s'appuyer sur des jugements politiques portés sur Courant
en 1933-1934. L'évaluation du cas Courant par Je curateur de l'université de Gèittingen,
Valentiner (cité par Schappacher, 1987, p. 351), pourrait être contestée dans la mesure où
Valentiner était très favorable à une réinstitution de Courant dans ses anciennes fonctions.
Mais j'ai récemment eu connaissance d'une lettre de Doetsch (Fribourg) à Kamke (Tübin-
gen), du 8 janvier 1934 (« Handakte Landau » de E. Kamke ), dans laquelle Doetsch refuse
(en donnant des raisons purement national-socialistes, voire racistes) de participer à une
action de solidarité en faveur de Landau après le boycott de celui-ci (voir plus loin), et
explique qu'il a participé aux actions en faveur de Courant en 1933 parce qu' « il s'agissait
alors de tout autre chose» : les reprochescontreCourantétaientde naturepolitique,« et je
savais parfaitement qu'elles étaient infondées».
35. Voir Schappacher et Kneser, 1990, § 3. 9.
64
Norbert Schappacher
de cet événement, Landau demanda « le statut de professeur émé-
rite ou la retraite », et on opta pour la seconde solution en ayant
recours à l'article 6 36 •
Pour les lecteurs mathématiciens, ce nom de Teichmüller (1913-
1943) évoquera tout de suite la « théorie de Teichmüller» concer-
nant l'espace de modules des surfaces de Riemann, qu'il a
effectivement conçue - de façon encore très heuristique - à partir
de 1938. Teichmüller fut le seul vrai génie mathématique qui fut en
même temps un nazi convaincu et militant. De milieu petit-bour-
geois, voire pauvre, il devint membre du NSDAP et des SA dès
1931 et continua de militer pour ses convictions politiques avec
l'extrême intensité qu'il consacrait à son travail mathématique.
En dehors de ses articles sur la théorie des fonctions et des surf aces
de Riemann, ce travail compte d'ailleurs des contributions tout à
fait originales à des domaines aussi variés que la théorie des espaces
de Hilbert, l'algèbre et l'algèbre homologique, la théorie des
ensembles ...
Teichmüller avait une attitude quasi schizophrénique dans sa
manière de séparer la lutte politique du travail mathématique. Ainsi,
en 1934-1936, sa recherche mathématique s'effectuait surtout dans
le cadre d'un séminaire à Gôttingen qui, bien que géré en principe
par les étudiants et les assistants eux-mêmes, était inspiré par
H. Hasse (le successeur de Hermann Weyl) quant au contenu
mathématique. Or, en même temps, Teichmüller luttait politique-
ment contre Hasse, qui ne lui paraissait pas suffisamment national-
socialiste. On constate ici une différence entre Teichmüller et
Bieberbach (voir plus loin) qui, lui, était davantage enclin à asso-
cier des critères politiques ou raciaux non seulement à des mathé-
maticiens, mais aussi à« leurs mathématiques».
De toute évidence, le boycott de Landau était, dans l'idée de
Teichmüller, une action politique dans l'intérêt de la« purification»
raciale et politique de l'institut de mathématiques, ouvrant la voie à
un institut remanié selon des préceptes révolutionnaires nationaux-
socialistes. En même temps, Teichmüller aurait probablement
volontiers participé (si une telle occasion s'était présentée) à un
séminaire avancé dirigé par Landau. En fait, nous savons que non
seulement Teichmüller avait assuré Landau de sa très grande estime
- tout en lui expliquant la «nécessité» du boycott -, mais qu'il
expliquait aussi que, contrairement à ses camarades, il ne voyait pas
d'inconvénient à ce que Landau reste à Gôttingen pour y donner des
cours avancés, ceux-ci ne formant pas la personnalité comme les
65
La, science sous le Troisième Reich
66
Norbert Schappacher
un débat sur les révocations de mathématiciens par les nazis, au
niveau de la direction de l'Union des mathématiciens allemands 41 •
Mais soit la plupart des mathématiciens allemands importants
étaient enthousiastes pour le nouveau régime, soit ils essayaient de
limiter l'influence des jeunes éléments «révolutionnaires» (SA et
SS) dans les instituts en se rapprochant du ministère de Berlin:
l'administration d'origine prussienne était souvent perçue comme
l'incarnation d'une tradition bonne et fiable; mais elle n'était en
réalité qu'un des piliers du Troisième Reich.
Ainsi, la fin catastrophique du vieux Gottingen n'avait pas vrai-
ment de quoi inquiéter ses destructeurs.
67
La science sous le Troisième Reich
mande. La discussion autour de la personne de Bieberbach ne sert
qu'à fixer les idées.
Le boycott de la science allemande par les Alliés entraîna chez la
majorité des scientifiques allemands une attitude politique de facto,
sur laquelle de nombreux historiens et sociologues des sciences se
sont penchés car elle se fondait sur un curieux mélange de principes
en partie contradictoires 42 • S'y mêlaient : l'idée de la science alle-
mande comme dernier atout del' Allemagne et le mépris du gouver-
nement en place ; la profonde conviction du caractère supranational,
et donc international, de la connaissance scientifique et le refus de
toute coopération internationale (la faute en étant rejetée générale-
ment sur le partenaire potentiel); l'affirmation du caractère apoli-
tique de la science et la prise en compte explicite de critères de
politique nationale dans son fonctionnement (là encore, dans le
doute, on rendait responsable de la politisation la partie adverse
alliée). Parfois, cette réflexion sur l'internationalisme dans la
science, née de la situation politique, provoqua également des tenta-
tives pour mettre l'accent sur des différences nationales au niveau
des styles du travail scientifique 43 •
42. Voir Formann, 1971 et 1973, et la bibliographie citée dans ces ouvrages.
43. Voir Formann, 1973, § III.
44. Voir à ce sujet, dans le présent volume, l'analyse par Andreas Kleinert de la corres-
pondance entre Lenard et Stark (NdR).
68
Norbert Schappacher
« conjuration juive » dans les mathématiques, qui aurait eu pour
centre Gottingen et pour fondateur Felix Klein. Mais Bieberbach
défendit Klein lorsque ce dernier fut accusé d'être juif et plaida la
cause des mathématiques pures dont le niveau élevé lui semblait,
d'une certaine façon, faire partie du patrimoine traditionnel alle-
mand 45.
Mais l'action de Bieberbach ne se limita pas à cela et, malgré la
grande influence, néfaste pour les mathématiques, qu'il acquit à
Berlin 46 et qu'il tenta en vain de conquérir au sein de l'Union des
mathématiciens allemands 47 , on ne saurait expliquer son comporte-
ment par une simple question de tactique au service de sa discipline.
Il reprit la typologie de la perception selon Jaensch, très prisée à
l'époque, la combina avec des catégories raciales et détermina de la
sorte différents styles dans la façon de fonder ou de transmettre les
mathématiques d'après la race, l'origine ou la nationalité du mathé-
maticien. Il ne se contenta pas de répartir superficiellement les
mathématiciens et leurs styles en fonction des catégories « alle-
mands » et « juifs ». Aux subdivisions plus subtiles des deux caté-
gories fondamentales J et S de Jaensch, il fit correspondre, en y
ajoutant des nuances, des traits caractéristiques de l'origine 48 •
Jaensch a d'ailleurs consigné lui-même par écrit sa conception des
différences de styles en mathématiques, prétendument inspirées par
Felix Klein en personne, dans la monographie Pensée mathéma-
tique et Forme de l'âme rédigée en collaboration avec F. Althoff 49 •
Ce débat autour des questions de style n'avait d'ailleurs rien
d'exceptionnel; il suffit de voir, par exemple, la caractérisation des
différents mathématiciens dans les Cours sur l'évolution des mathé-
matiques au J 9e siècle de F. Klein. Actuellement, on ne fait plus
guère intervenir le concept de race lors de discussions de ce type et,
lorsqu'on parle d'écoles nationales, on n'entend pas forcément par
là une classification en fonction de styles mathématiques 50 •
Par rapport à de telles réflexions occasionnelles, l'entreprise tout
entière de Bieberbach est bien sûr trop systématique, de sorte qu'il
rencontre de sérieuses difficultés lorsqu'il s'agit, par exemple, de
réserver - dans sa typologie - à l' «Aryen» Hilbert le mauvais sort
45. Mehrtens, 1987, p. 219 sq.; Rowe, 1986.
46. Mehrtens, 1987, p. 219 sq. ; Siegmund-Schultze, 1989; Schappacher et Kneser,
1990, § 3. 4.
47. Mehrtens, 1985; Schappacher et Kneser, 1990, § 4.
48. Lindner (1980) donne une présentation concise des détails de la classification; voir
aussi Mehrtens, 1987.
49. Supplément 81 (1939) à Zeitschriftfür angewandte Psychologie und Charakter-
kunde; voir à ce propos Rowe, 1986.
50. Voir par exemple la vue d'ensemble de Dieudonné, « La communauté mathéma-
tique» in Dieudonné (dir.), 1978.
69
La, science sous le Troisième Reich
qu'il souhaite probablement lui faire. S'il n'y avait que cela, on
pourrait en sourire. Mais Bieberbach n'en resta pas aux commen-
taires académiques.
Bien qu'il n'ait eu de cesse de répéter que ses typologies étaient
purement scientifiques et dénuées de tout jugement de valeur, il ne
les en utilisa pas moins pour demander l'éviction de collègues
juifs 51 • Le même Bieberbach qui, du temps où il était un professeur
titulaire influent à Berlin, avait soutenu activement de jeunes
mathématiciens d'origine juive, et cela durant des années, félicitait
maintenant publiquement les étudiants qui avaient participé au boy-
cott de Landau à Gottingen pour leur comportement « viril », et
devenait par la même occasion le symbole criant du scientifique
hautement qualifié et indigne de sa position sociale 52 •
Mais tout cela n'était guère prévisible au milieu des années 20.
Dans son étude biographique sur Bieberbach 53 , Herbert Mehrtens a
montré en détail comment, après la guerre de 1914-1918, ce mathé-
maticien se tourna petit à petit vers des idées à la fois intuitionnistes
et nationalistes. Rappelons en particulier la traduction faite à l'ini-
tiative de Bieberbach, et parue en 1927, du livre de Pierre Boutroux,
L'idéal scientifique des mathématiciens. (Les idées intuitionnistes
de Boutroux sont proches de l'intuitionnisme de Poincaré; mais
nous allons voir par la suite que, dans les luttes au quotidien, Bie-
berbach se rallia de plus en plus à Brouwer.)
C'est là l'une des activités par lesquelles Bieberbach essaya de
faire valoir sa conviction qu'il n'est pas légitime de séparer, à la
façon des formalistes, les concepts mathématiques de leur origine
dans l'intuition, intuition à laquelle ils doivent, à son avis, leur sens.
Il est évident du reste que cette préoccupation ne relevait pas de la
seule philosophie, mais aussi des intérêts de sa discipline, dans la
mesure où son domaine principal, la théorie géométrique des fonc-
tions, était bien plus proche du concept d'intuition que l'algèbre
abstraite, en plein essor dans les années 20.
Mais, malgré l'intérêt qu'il pouvait avoir dans cette philoso-
phie, Bieberbach se distingue de ses collègues qui essayaient de
51. Cette malhonnêteté intellectuelle de Bieberbach n'a-t-elle pas son pendant dans son
évolution privée en 1933? A 47 ans, en effet, cet homme qui avait été réformé durant la
Première Guerre mondiale se découvrit une inclination pour la discipline de fer et le sport,
participa avec ses quatre fils à une grande marche SA de Potsdam à Berlin, et gagna
l'insigne sportif SA.
52. La version publiée de la conférence donne une forme atténuée de ces félicitations.
Mais dans Bieberbach (1934b, p. 2), il parle à nouveau du « comportement viril des étu-
diants » qui « mit un terme à l'influence de Monsieur Landau comme éducateur de la jeu-
nesse allemande » ; voir Mehrtens, 1987, p. 217.
53. Mehrtens, 1987.
70
Norbert Schappacher
« vendre » les mathématiques aux gouvernements en faisant valoir,
par exemple, que les mathématiques exigent du mathématicien un
caractère fort et le pouvoir de lutter contre les obstacles - vertus
générales dont celui qui les évoque souhaite reporter la qualité sur
les mathématiques elles-mêmes. Après 1933, ce sont des tentatives
pour défendre le rôle des mathématiques vis-à-vis des principes
anti-intellectuels du nazisme. Citons, à titre d'exemple, l'attitude de
Georg Hamel 54 : il ne faut pas lire ses discours de la même manière
que ceux de Bieberbach qui, de toute évidence, était aussi réelle-
ment motivé par des problèmes philosophiques.
Il y a bien soixante ans, Bieberbach s'opposa par sa philosophie
au programme de Hilbert, dont le but était de fonder l'ensemble des
mathématiques sur une théorie de l'axiomatisation. Mais l'observa-
tion clé de Mehrtens est que cette divergence en matière de philoso-
phie des mathématiques est inséparablement liée à un autre clivage,
de nature politique celui-là. Et, pour compliquer le tout, la rivalité
traditionnelle entre Gottingen (le fief de Hilbert) et Berlin (où rési-
dait Bieberbach) joue également un rôle dans les luttes de 1928-
1929 que nous allons discuter plus loin.
« Modernisme et anti-modernisme »:
l'interprétation de H. Mehrtens
54. Cela, bien sûr, ne justifie point les discours et les actions sans scrupule de Hamel
après 1933 à la tête du Mathematischer Reichsverband (MR), dont la déplaisante collec-
tion de problèmes mathématiques destinés aux lycées était imprégnée d'idéologie nazie.
55.Mehrtens, 1987.
56. Ibid., p. 207 et 232.
57. Mehrtens, 1990.
71
La science sous le Troisième Reich
la fin du XIX• siècle. L'étude est entièrement fondée sur l'analyse du
« modernisme » mathématique - conçu comme analogue au (ou
corollaire du) phénomène général de modernisme culturel- et sur la
réaction anti-moderne correspondante. Les grands mathématiciens
représentant pour Mehrtens le modernisme sont Hilbert, bien sûr,
Cantor, Zermelo et Hausdorff. L'anti-modernisme est représenté par
des personnages aussi divers que Kronecker, Klein, Poincaré et
Brouwer.
Il ne saurait être question ici du livre tout entier. Mais voyons
comment Mehrtens aborde le phénomène de Bieberbach et, plus
généralement, celui de la deutsche Mathematik national-socialiste.
Ce thème est évoqué par Mehrtens dans la courte section 4. 3.
(p. 308-314). Le passage se trouve vers le milieu du livre et traite la
deutsche Mathematik comme une suite (Fortsetzungsgeschichte)
parmi d'autres de ce qui précède. Autrement dit : pour Mehrtens,
l'épisode national-socialiste de la pensée mathématique est une
conséquence particulière de l'anti-modernisme de Klein et de Poin-
caré, modifiée bien sûr par les données spécifiques du Troisième
Reich.
C'est le rôle clé de la notion d'intuition (Anschauung) qui fournit
à Mehrtens un premier élément de continuité dans la pensée anti-
moderne. Chez Bieberbach, cette notion fut liée à des idées racistes
par l'hypothèse peu sophistiquée selon laquelle la race aryenne
serait naturellement inclinée vers l'intuitif. Sur ce point, Bieberbach
et Jaensch s'appuient sur les travaux de Felix Klein, qui faisaient
autorité.
En effet, cette théorie de l'intuition, comme propriété particu-
lière de la race aryenne, peut être appelée « anti-moderne » à deux
titres: d'abord parce que le recours à l'intuition pour justifier la
validité et le contenu des mathématiques constitue effectivement,
depuis Klein et Poincaré, la défense type contre une conception
formaliste des mathématiques qui, elle, représentait incontestable-
ment une tendance moderne depuis la fin du XIX• siècle. Ensuite,
l'intuition (en tant que source des mathématiques) ainsi que la race
sont des concepts anti-modernes dans la mesure où ils font partie
des idées utilisées par les nazis pour répondre à la nostalgie de la
sécurité, qui s'est répandue en particulier pendant les crises pro-
fondes (économiques aussi bien que morales) de la République de
Weimar.
Pourtant, il ne faut pas exagérer la continuité de la pensée anti-
moderne de Klein à Bieberbach - continuité d'ailleurs fièrement
revendiquée par Bieberbach. La différence énorme entre les deux
est, on le sait bien, que Klein trouvait fructueuse la collaboration de
72
Norbert Schappacher
mathématiciens de plusieurs races à un institut 58 , tandis que Bieber-
bach avançait ses théories dès 1933, pour justifier par exemple le
boycott de Landau. C'est là le grand revirement inattendu (et diffi-
cile à expliquer!) dans la biographie de Bieberbach, qu'il ne faut
surtout pas cacher derrière des explications historiques sur le long
terme.
Ainsi, le refus par Bieberbach de la méthode de Landau, qui dans
son cours pour débutants introduisait sans autre commentaire 1t
comme le plus petit nombre positif x, tel que cos (X/2) = 0 (cos étant
défini par son développement en série entière), serait partagé,
aujourd'hui comme à l'époque, par plus d'un de ses collègues, sans
qu'ils sympathisent pour autant avec ses commentaires sur le boy-
cott de Landau - collègue dont la titularisation à Gottingen en 1909
avait certainement aussi l'aval de Felix Klein.
Mehrtens essaie de tenir compte des incompatibilités évidentes
entre Klein et Bieberbach en établissant une distinction entre un
«contre-modernisme», représenté ici par Klein, et un« anti-moder-
nisme » agressif, représenté par Bieberbach (Gegenmoderne vs.
Antimoderne). A mon avis, une telle distinction est moins impor-
tante que de suivre de près le développement des idées, de Klein à
Bieberbach. Une fois cette évolution comprise, peu importe quelle
terminologie on adopte pour le début et la fin.
Or, entre Klein et le Bieberbach d'après 1933, il y a deux ruptures
majeures: la fin de la Première Guerre mondiale et 1933. Le
racisme militant de Bieberbach est inspiré par cette dernière date.
Mais le terrain philosophique et politique en est préparé par les
crises de la République de Weimar qui, elles, sont des conséquences
du traité de Versailles. Ces événements transforment effectivement
les idées kleiniennes, dont la première manifestation s'exprime dans
le débat sur « Nationalisme ou internationalisme scientifique» au
cours des années 20. C'est dans le cadre de ce débat, de ces luttes,
que Bieberbach se prépare au rôle qu'il jouera en 1933-1934. Et
c'est vers ce point que convergent les trois principaux clivages,
mentionnés plus haut, au sein de la communauté mathématique alle-
mande en 1928-1929. Passons aux faits.
73
La science sous le Troisième Reich
tique en Allemagne : le débat autour de la participation allemande
au congrès international des mathématiciens à Bologne en sep-
tembre 1928, et ce qu'on a appelé la« controverse des Annalen »,
qui atteignit son paroxysme en 1928-1929. Voici donc un aperçu de
la première affaire 59 •
Tout commença en 1925 à propos d'un volume commémoratif
sur Riemann que projetaient les Mathematische Annalen et pour
lequel l'éditeur et gestionnaire Otto Blumenthal prévoyait aussi des
contributions françaises, sans sélection politique des auteurs. Bie-
berbach et le Hollandais germanophile L. E. J. Brouwer 60 , tous
deux coéditeurs, rejetaient catégoriquement Painlevé, dont il avait
été question par l'entremise d'Einstein, en raison des propos chau-
vinistes qu'il avait tenus durant la Première Guerre mondiale. Ce
premier conflit fut réglé grâce à un compromis consistant à sélec-
tionner les auteurs français selon des critères politiques.
Le deuxième acte, la querelle autour de la participation des
mathématiciens allemands au congrès international des mathémati-
ciens à Bologne en septembre 1928, se déroula devant la commu-
nauté mathématique tout entière et fixa les lignes de démarcation
pour la suite. Bieberbach et Brouwer se retrouvèrent à nouveau dans
le camp nationaliste qui, dans cette controverse, refusait la partici-
pation des Allemands, parce qu'il soupçonnait le Conseil interna-
tional de recherche, connu pour sa politique de boycott à l'encontre
de la science allemande, d'être partie prenante dans l'organisation
du congrès, et parce que le programme du congrès prévoyait notam-
ment une excursion dans le « Tirol du Sud libéré», ce qu'il estima
être un affront pour les Allemands.
A la tête de la partie adverse - et de la délégation allemande qui
devait en fin de compte se rendre effectivement à Bologne -, il y
avait David Hilbert, pour lequel les réserves de Bieberbach et de
Brouwer étaient sans fondement et qui n'était, nous le savons, pas
nationaliste. La délégation officielle de l'université de Gottingen se
composait de Courant, Hilbert et Landau; Berlin n'envoya per-
sonne. Globalement, les Allemands fournirent le plus fort contin-
59. Le récit que fait Mehrtens (1987, p. 211-217) des deux affaires, bien que très
ramassé, reste le meilleur. Van Dalen ( 1990) relate le conflit autour des Annalen de façon
très détaillée, mais il met en avant les points de vue individuels au détriment de la pers-
pective historique. Siegmund-Schultze (1986, p. 9) publie un document ministériel, dans
lequel le congrès de Bologne est évoqué d'un point de vue teinté de nazisme sans pour
autant qu'il y soit pris parti pour les opinions de Bieberbach.
60. Figuraient alors sur la page de couverture Hilbert, Einstein, Blumenthal et
Carathéodory en tant qu'éditeurs, et, sous la mention « avec la collaboration de Mes-
sieurs ... »: Bieberbach, Brouwer, H. Bohr, Courant, Dyck, Holder, Van Karman et Som-
merfeld.
74
Norbert Schappacher
gent étranger à Bologne, avec soixante-seize participants; on
compta cinquante-six Français.
Du fait de cette constellation opposant Bieberbach (soutenu par
le Hollandais Brouwer) à Hilbert, la rivalité des instituts de Berlin et
de Gottingen, ainsi que la controverse de principe entre l'intuition-
nisme et le formalisme, put se superposer au conflit politique.
De fait, tous les mathématiciens importants de Berlin - donc
E. Schmidt et R. von Mises également - se rangèrent derrière
Bieberbach, tandis qu'à Gottingen Courant et Landau au moins
défendirent activement la décision de Hilbert en faveur d'une parti-
cipation au congrès. Et Berlin fut la seule université allemande où
l'intuitionnisme de Brouwer trouva un écho important, surtout après
la série de conférences qu'il y donna en 1927 et qui furent ressenties
comme un « putsch », ce qui est significatif.
La convergence de ces trois différents clivages saute donc aux
yeux. Mais qu'est-ce que cela signifie du point de vue historique?
Je ne vois aucune raison contraignante à l'association internationa-
lisme-formalisme, nationalisme-intuitionnisme; car une polarisa-
tion inverse aurait été tout aussi concevable, comme en témoigne
l'exemple de Hermann Weyl, politiquement libéral tout en étant
proche de l'intuitionnisme. De plus, le parallélisme entre les deux
controverses et la rivalité entre Berlin et Gottingen n'avait rien de
prévisible. J'en veux pour preuve le simple fait que Brouwer s'était
vu proposer un poste à Gottingen en 1919; qu'il l'ait refusé ne sau-
rait être interprété comme une nécessité historique sous le signe des
polarités philosophiques.
De façon générale, je ne crois pas aux connotations politiques
naturelles des différentes philosophies des mathématiques 61 • Il est
vrai (voir la première partie de cette contribution) que Hilbert - le
roi du modernisme, dans le récit de Mehrtens - était effectivement
libéral, sur le plan politique aussi. Mais cela est déjà moins évident
chez Edmund Landau. A contrario, nous avons déjà cité l'exemple
de Hermann Weyl, adhérent d'une variante de l'intuitionnisme,
mais politiquement vrai démocrate.
Serait-ce donc un pur hasard si des conceptions politiques coïnci-
daient ici avec des points de vue philosophiques et la rivalité entre
deux villes? Pas tout à fait néanmoins. Il s'agit en effet de manier
avec prudence la notion d'explication historique. Il est impossible,
pour des raisons rappelées plus haut, de déduire les convergences
en question des principes de l'histoire de la République de Weimar
61. Mehrtens implique parfois de tels liens. Par exemple, il semble dire que la concep-
tion formaliste des mathématiques comporte naturellement des éléments « libéraux, démo-
cratiques, ou même socialistes» (1990, p. 314).
75
La science sous le Troisième Reich
(et de la philosophie des mathématiques). Mais, incontestablement,
ces convergences nous apprennent quelque chose sur le climat
intellectuel de l'époque, et c'est précisément dans ce sens-là qu'on
peut dire que la crise générale de la pensée bourgeoise dans les
années 20 en Allemagne explique comment le débat sur les fonde-
ments des mathématiques pouvait si facilement se glisser dans des
catégories politiques. C'est presque comme ces scènes de ménage
(souvent assez absurdes!) qui s'expliquent par le manque de som-
meil infligé aux parents par le bébé.
Les sciences étaient profondément politisées à cette époque ; les
principaux débats scientifiques n'échappaient donc pas à cette
dimension. Ou serait-ce les énormes problèmes politiques et socio-
logiques consécutifs à la Première Guerre mondiale qui auraient été
à l'origine de ce qu'on a considéré ensuite comme des débats scien-
tifiques?
Cher Collègue,
Étant donné que l'incompatibilité de nos conceptions sur des ques-
tions fondamentales me met dans l'impossibilité de collaborer avec
vous, j'ai prié les membres de la rédaction des Mathematische
Annalen de m'accorder le droit- que MM. Blumenthal et Carathéo-
dory m'ont donné-de vous faire savoir que nous renonçons à l'ave-
nir à votre participation à la rédaction des Annalen et que nous ne
ferons donc plus figurer votre nom sur la page de couverture.
Je vous remercie par la même occasion, au nom de toute la rédaction
des Anna/en, du travail que vous avez accompli jusqu'ici dans
l'intérêt de notre revue.
Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de ma haute considération.
D. Hilbert
76
Norbert Schappacher
démarche et qui aurait empêché ce dernier de suivre lui-même
l'affaire après le coup initial de la lettre. L'intérêt de cette présenta-
tion est sans doute d'expliquer la brutalité de la lettre, sans pour
autant évoquer des catégories politiques.
Or en réalité, dans cette affaire, la maladie n'a pas empêché Hil-
bert de prendre lui-même contact avec Hecke, par exemple 63 • La
colère de Hilbert semble donc moins pathologique que motivée par
une lutte politique acharnée. Ainsi Hilbert avait-il noté un jour, lors
des événements précédant Bologne :
77
La science sous le Troisième Reich
nait sa lettre (honteuse) à Harald Bohr 65 , elle agirait contre les inté-
rêts nationaux. Sa stratégie aboutit partiellement 66 • C'est seulement
plus tard - quand il ne recevra plus le soutien du ministère - que sa
deutsche Mathematik deviendra de plus en plus marginale.
La tentative d'influencer des décisions internes à la discipline en
arguant d'intérêts supérieurs d'ordre national n'est donc pas une
invention datant de l'époque nazie, mais une politique qui avait déjà
cours sous la République de Weimar. Bieberbach était d'ailleurs
conscient de cette continuité. Par exemple, dans une lettre à Knopp
du 7 juin 1934, il écrit :
APPENDICE
Une lettre de Hermann Weyl
65. Frère de Niels Bohr. Celte « Lettre ouverte à Harald Bohr» initia le conflit entre
Bieberbach et l'Union des mathématiciens allemands, car elle fut publiée en 1934 par Bie-
berbach dans le Jahresbericht contre l'avis de ses coéditeurs. C'était une réponse à un
article que H. Bohr avait écrit dans un journal danois contre les thèses racistes exprimées
par Bieberbach lors d'une conférence publique. Dans sa« Lettre ouverte», celui-ci traitait
Bohr de « peste de la collaboration internationale » et l'accusait de « sentiments haineux à
l'égard de la nouvelle Allemagne» (NdR, d'après Mehrtens, 1987). Voir Bieberbach,
1934b.
66. Pour une analyse détaillée des événements déclenchés par Bieberbach au sein de
l'Union des mathématiciens allemands en 1934-1935, voir Mehrtens, 1985, et Schappa-
cher et Kneser, 1990, § 4.
78
Norbert Schappacher
alors le centre mathématique dominant dans le monde. Il occupait la
chaire de mathématiques la plus réputée d'Allemagne et en aug-
menta le prestige. En revanche, lui-même ne se sentait pas à l'aise à
Gottingen et, en 1933, il ne parvint à s'acquitter de sa tâche qu'au
prix d'une lutte contre divers symptômes physiques, et cela, au
semestre d'été, en tant que directeur d'un institut en plein déclin et
sous l'influence du nouvel ordre politique.
Nous jetterons quelque lumière sur cette période courte mais
pénible de la vie de Weyl en reproduisant ci-dessous la demande de
révocation qu'il adressa au ministre le 9 octobre 1933, accompa-
gnée de quelques notes et suivie d'un bref commentaire.
Monsieur le Ministre,
Voici qu'on me propose pour la seconde fois une chaire de mathé-
matiques à l'Institute for Advanced Study à Princeton, New Jersey,
USA, pour le 1erjanvier 1934. Ce poste est bien plus avantageux
pour moi que celui que j'occupe à Gottingen, tant du point de vue
scientifique que du point de vue économique. Je suis sur le point
d'accepter cette offre et vous serais reconnaissant de prolonger
jusqu'en décembre le congé qui m'a été accordé pour me rendre aux
USA au mois de novembre 67 • De même, je vous prie de bien vouloir
me démettre de ma fonction de professeur titulaire de mathéma-
tiques à Gottingen ainsi que de toutes les fonctions qui s'y ratta-
chent, pour la fin de l'année. Je suis prêt à renoncer à tous mes
droits, honoraires et retraite, à dater de ce moment-là, dès l'instant
que ma démission aura été acceptée et que plus rien ne s'opposera
au départ de ma famille et de mes biens vers l'Amérique 68 • Pour la
durée de mon congé, je vous prie de charger M. le Privat-Dozent, le
docteur F. K. Schmidt d'Erlangen, de me remplacer, comme en
novembre 69 • C'est à vous, Monsieur le Ministre, qu'il reviendra de
67. Weyl avait été invité pour les Cooper Lectures à Swarthmore College au printemps
1933. Pour des raisons de santé, il ne put s'y rendre à cette époque. L'invitation lui fut
renouvelée pour le mois de novembre et il envoya donc, le 16 juin 1933, une lettre très cir-
constanciée au ministère pour justifier sa demande de congé. Entre-temps, la situation
politique avait changé, et Weyl était maintenant directeur gestionnaire de l'institut,
Richard Courant ayant été mis en congé par les nazis. On sent nettement, en lisant les
explications détaillées et prolixes de Weyl, combien il craignait que les nouveaux maîtres
ne lui interdisent ses voyages à l'étranger. Cependant, son congé lui fut accordé comme il
l'avait souhaité le 6 juillet 1933.
68. On lui demandera effectivement de renoncer à tous ses droits de traitement et de
retraite pour que sa révocation de la fonction publique puisse être prononcée. La lettre cor-
respondante du ministère s'étant perdue dans le courrier pour New York, la révocation
finit par être prononcée le 25 janvier 1934 pour le 1erjanvier 1934, avec effet rétroactif.
69. Le 29 juillet 1933, Weyl avait contacté F. K. Schmidt à Erlangen pour lui demander
de bien vouloir venir à Gôttingen pour le semestre d'hiver, afin de compenser la perte
d'Emmy Noether au moins pour les cours proposés. C'est ainsi que Schmidt dut, à son
79
La science sous le Troisième Reich
décider qui devra prendre la direction de l'institut de mathématiques
qui me fut confiée à titre intérimaire pour le semestre passé 70 •
J'avais fini par refuser début janvier la première offre qui m'avait
été faite pour ce poste. Cependant, j'étais incapable à l'époque de
prendre une décision; une grave dépression me paralysait, due en
partie au conflit entre la pleine conscience des avantages incompa-
rables pour mon travail scientifique que m'offrait ce poste à Prince-
ton, comparé à celui de Gottingen, et l'amour qui m'attache à la
langue allemande par chaque fibre de mon cœur. J'ai vite compris
que je n'étais pas à ma place à Gottingen lorsque je m'y suis installé
pour prendre la succession de Hilbert après dix-sept années passées
à l'université de Zurich. Aujourd'hui, ma décision est sans ambi-
guïté, notamment par égard pour ma femme qui est d'origine juive,
et pour la santé morale et l'avenir de mes enfants. Étant donné que
les nouvelles lois veulent écarter de la fonction publique les Aryens
dont l'épouse est non aryenne, j'espère que le ministère approuvera
ma décision, et qu'il saluera l'assainissement de la situation qui en
résulte à Gottingen. Même en Amérique, je servirai l'Allemagne et
l'esprit allemand en mon âme et conscience et dans toute la mesure
de mes moyens, tout comme je l'ai fait jadis en Suisse. Je ne puis
que souhaiter que les nouvelles voies empruntées par le gouverne-
ment actuel puissent rétablir et élever le peuple allemand. En raison
de l'imbrication malheureuse (que je considère comme telle) avec
l'antisémitisme, il ne m'est pas permis de mettre personnellement la
main à la pâte, en Allemagne même. A l'heure où les universités
allemandes sont soumises à de profonds bouleversements, je m'es-
time heureux d'unir ma destinée à celle d'un institut de recherche
pour l'édification duquel les anciennes universités allemandes ont
été un modèle non négligeable 71 •
Le State Department américain étant au courant de mes affaires, je
vous prie de bien vouloir en informer également le Consulat alle-
mand à Washington, par l'intermédiaire du ministère des Affaires
étrangères ; je tiens à garder le contact avec les milieux allemands
en Amérique.
arrivée à l'institut quasi désert, assurer non seulement le cours sur les corps des fonctions
algébriques en remplacement de Noether, mais encore celui de Weyl sur la théorie des
fonctions.
70. C'est l'assistant Franz Rellich, assistant délégué venant de l'entourage de Courant,
qui se chargea de la gestion dans un premier temps. A partir du mois de janvier 1934, elle
fut confiée à Werner Weber, assistant délégué, national-socialiste, qui créa quelques
troubles à l'institut au printemps 1934, puis elle revint enfin à Helmut Hasse, qui prit alors
la direction de l'institut; voir Schappacher, 1987.
71. Voir Universities and Science in Germany, in Weyl, 1968. La caractéristique alle-
mande classique la plus importante qui manque à l'IAS est bien sûr l'unité de la recherche
et de l'enseignement; voir Schappacher, 1985.
80
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84
Norbert Schappacher
Il ne m'est certes pas facile de m'exiler durablement aux USA. Mais
vu les perspectives que m'offre l'institut de Flexner, il faudrait tout
de même qu'on accède à certains de mes souhaits sije devais envi-
sager de rester à Gottingen. C'est pourquoi vous m'avez prié de
faire savoir au ministère dans quel sens vont ces souhaits. Il s'agit en
premier lieu d'une augmentation sensible de mon traitement, du
moins du rétablissement des conditions fixées par mon contrat du
6 juin 1930, d'une assurance contre de nouvelles retenues, du moins
en ce qui concerne les frais de cour~, éventuellement sous forme
d'un contrat privé, et la prise en charge des impôts spéciaux actuels
ou éventuels comme les impôts de crise, etc. Ma situation ici est
actuellement plus défavorable que si j'étais resté à Zurich. Étant
donné que le climat de Gottingen me réussit fort mal, il faut que je
puisse passer mes vacances ailleurs, principalement en haute mon-
tagne, dans des conditions suffisamment confortables pour me per-
mettre de poursuivre mon travail scientifique en plus de la cure. Les
deux années passées à Gottingen ont passablement nui à ma santé et
à ma capacité de travail. Je considérerais comme un équivalent par-
tiel d'une augmentation de mon traitement que le gouvernement
prenne en charge les frais de construction d'une maison qui passerait
ensuite en ma possession. En deuxième lieu, j'aimerais bénéficier,
pour des raisons de santé et pour avoir le loisir de travailler, d'un
congé durant la seconde moitié du semestre d'hiver, tous les quatre
ans à peu près, à partir de l'année à venir.
85
La science sous le Troisième Reich
l'institut une secrétaire à temps partiel. S'il avait décidé de rester à
Gottingen, ce n'est donc certainement pas pour en avoir évalué les
avantages matériels. Le tableau qu'il trace de l'affaire dans la pré-
sente lettre est confirmé par une dépression nerveuse, attestée par
un certificat du 17 janvier 1933 se trouvant dans le dossier, liée de
toute évidence à sa décision de renoncer à Princeton.
Weyl eut des ennuis de santé à Gottingen, mais c'est probable-
ment avant tout le climat social qui lui déplut. En fait foi son allo-
cution à l'Association mathématique de Gottingen à l'automne
1930 73 :
Ce n'est pas sans un serrement de cœur que je quitte son atmosphère
plus libre et plus détendue [celle de la Suisse et de sa tradition
démocratique], et que je me retrouve dans cette Allemagne
d'aujourd'hui, vide, assombrie et crispée.
S'ajoute à cette dimension sociale et politique le fait que Weyl ne
semble pas davantage avoir été comblé sur le plan mathématique.
C'est ainsi qu'il dit dans la lettre citée ci-dessus:
Si l'institut de mathématiques de Gottingen doit avoir un jour une
force intérieure qui soit à la hauteur de sa façade prestigieuse, il
serait de la plus haute importance de songer pour l'avenir à une nou-
velle chaire de mathématiquesréservée explicitement,s'il le faut par
une précision du grade, à un jeune mathématicien de talent.
Il ne faut pas négliger cependant le contexte de cette déclaration,
qui est aussi une revendication pour son maintien à Gottingen.
Lorsqu'il parle de sa femme et de ses enfants (juifs), Weyl fait
allusion à la « loi modifiant la réglementation en vigueur sur les
fonctionnaires, leurs traitements et pensions » du 30 juin 1933 qui
apportait une correction à celle du 31 mars 1873 par un article la,
précisant entre autres :
Ne peut entrer dans la fonction publique du Reich quiconque n'est
pas d'origine aryenne ou quiconque est marié à une personne qui ne
serait pas d'origine aryenne. Les fonctionnaires du Reich épousant
une personne d'origine non aryenne doivent être révoqués...
(Ce n'est qu'à partir de 1937 que les lois sur la fonction publique
exigèrent la révocation des fonctionnaires déjà en place ayant un
époux non aryen.) L'allusion de Weyl à l'« assainissement» de la
situation à Gottingen peut passer pour de l'ironie amère. Mais il me
73. Weyl, 1968, p. 651-654.
86
Norbert Schappacher
semble que transparaît surtout, dans ce passage, la crainte que
l'administration ne soit tentée de vouloir le retenir à Gottingen ou
de mettre des obstacles à son départ pour les USA.
Une lettre au doyen accompagnait la démission de Weyl:
Monsieur le Doyen,
Je vous prie de bien vouloir prendre connaissance de mon courrier
ci-joint à Monsieur le Ministre. J'espère que la faculté ne sera pas
sourde aux impératifs qui motivent ma démarche. Ce n'est ni la
faute de la faculté ni la mienne si nous sommes amenés à nous sépa-
rer, mais un épisode du destin allemand déterminé par les boulever-
sements nationaux. Je n'ai rien à ajouter si ce n'est l'expression de
ma gratitude pour l'amit(é et le soutien dont j'ai bénéficié durant les
années de notre activité cqmmune à la faculté. Puisse la faculté par-
venir à conserver et à accroître le niveau de son prestige scientifique
dans ces nouvelles conditions. S'il importe à la faculté d'avoir mon
avis pour pourvoir le poste vacant, je participerai volontiers à la
prise de décision.
Le cours que j'avais annoncé pour le semestre d'hiver sur la théorie
des fonctions sera assuré à ma place par M. le Privat-Dozent doc-
teur F. K. Schmidt d'Erlangen, quant au cours sur la mécanique des
champs et la mécanique quantique, il n'aura malheureusement pas
lieu, à moins que M. Stobbe ne veuille s'en charger.
Recevez, Monsieur le Doyen, mes salutations confraternelles et
l'expression de mon profond respect,
H. Weyl
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La légitimation des mathématiques
dans l'Allemagne fasciste :
trois étapes
Reinhard Siegmund-Schultze
91
La science sous le Troisième Reich
l'égard de la science concernée. L'analyse des conditions dans les-
quelles l'autonomie du travail scientifique était possible me semble
un problème méthodologique crucial de l'histoire de la science sous
le fascisme. A quel prix les savants pouvaient-ils assurer l' autono-
mie de leur travail, et dans quelle mesure cela constituait-il, s'ils y
parvenaient, un élément d'opposition au système, voire un potentiel
de résistance ?
Il faut également mettre d'emblée en garde contre l'hypothèse
simplificatrice qui voudrait que l'intégration des sciences se soit
opérée au moyen d'un compromis ou d'une adaptation entre les
intérêts professionnels des scientifiques d'un côté, les intérêts poli-
tiques des détenteurs du pouvoir de l'autre. De fait, les représen-
tants du sous-système social « science » étaient eux aussi des
citoyens, avec leurs engagements politiques et sociaux propres, et
les ressentiments nationalistes et anti-démocratiques remontant à
l'époque de la République de Weimar jouèrent un rôle important.
Les attaques nazies contre la science existante étaient souvent le fait
de scientifiques eux-mêmes, bien placés pour la connaître et en
mesure d'en exploiter démagogiquement les contradictions, qu'elles
soient de nature cognitive ou sociale. La « mathématique alle-
mande » de Ludwig Bieberbach en est un exemple.
La démagogie n'exclut pas que les démagogues aient des convic-
tions sincères. Le théoricien des nombres G. H. Hardy a attesté que
Bieberbach était bien animé d'une telle sincérité subjective 2 • Après
tout, lorsque les nazis prirent le pouvoir en 1933, Bieberbach avait
déjà gravi les plus hauts degrés de l'échelle sociale. Il avait par
ailleurs critiqué le fonctionnement de la science mathématique dès
avant 1933, déplorant sa trop grande spécialisation, sa tendance,
qu'il trouvait exagérée, à l'abstraction et à l'axiomatique, et son
éloignement de l' «intuition». Ces idées, qu'il exprimait surtout
dans des comptes rendus, contenaient bien sûr un élément spéci-
fique de propagande propre à la politique de la discipline : en tant
que partisan de la théorie géométrique des fonctions, il voyait for-
cément les choses sous un autre angle que des algébristes comme
Emmy Noether et B. L. Van der Waerden par exemple.
Mais la critique de Bieberbach à l'encontre du fonctionnement
des mathématiques prenait également racine dans une conception
du monde plus globale.
Alors que, visiblement, la plupart des scientifiques s'accommo-
daient fort bien de la contradiction entre un pessimisme social et un
2. H. Mehrtens, « Ludwig Bieberbach and "deutsche Mathemathik" », in E. Phillips
(dir.), « Studies in the History of Mathematics », Studies in Mathematics, 26, Washington
DC, 1987, p. 195-241 (voir p. 195).
92
Reinhard Sie gmund-Schultze
optimisme scientifique, tant sous la République de Weimar que sous
le nazisme, Bieberbach, lui, faisait apparemment partie des
quelques scientifiques qui n'arrivaient pas à tracer une ligne de par-
tage nette entre convictions politiques et convictions scientifiques
et qui aspiraient à une conception du monde homogène. (Il avait,
dès la République de Weimar, travaillé sans relâche à l'organisation
des sciences, ce qui a certainement renforcé sa recherche d'une
conception du monde homogène, sans qu'elle dût fatalement en
découler.)
La majorité des scientifiques avait le souci d'empêcher l'intru-
sion de critères non scientifiques dans le domaine de la science,
domaine qu'ils ne remettaient pas en question en tant que tel 3 •
Pour les mathématiques, cela signifiait qu'il n'était pas question
d'abandonner leur autonomie cognitive. Celle-ci, étroitement liée à
l'autonomie sociale, résultait de la fonction déterminante de la
« modernité mathématique», fonction qui lui conférait son identité
à l'intérieur de la recherche « mathématique pure » depuis les
années 20 au moins. En revanche, cette attitude de la majorité des
mathématiciens n'était nullement contradictoire avec les stratégies
de « légitimation par rapport au monde extérieur à la science», par
la commercialisation de son produit, le savoir.
Bieberbach, par contre, croyait manifestement que la science
pouvait contribuer à dépasser la contradiction entre esprit et pouvoir
en éliminant ses problèmes intrinsèques. Son but était donc une
sorte de« légitimation interne» de la science passant par la modifi-
cation de son style. Dans ce contexte, le concept équivoque d' « in-
tuition» lui servit de trait d'union, lui permettant de donner un nom
à des parallèles, perçus instinctivement, entre des processus d'alié-
nation sociaux et scientifiques 4 • Un livre stimulant et de grande
qualité du Français Pierre Boutroux 5 l'influença fortement dans ce
sens. Il faut préciser que ni l'interprétation de plus en plus raciste
des styles mathématiques ni les conséquences pratiques que Bieber-
bach en a tirées ne sauraient être imputées au livre de Boutroux.
La question de la légitimation sociale des mathématiques, comme
celle d'autres sciences, se reposa avec plus d'acuité en 1933, une
fois la dictature fasciste en place. Ne fût-ce que parce que l'équi-
libre entre les différentes sphères de la vie demande à être redéfini
après tout bouleversement social.
Dès lors, les mathématiques se retrouvèrent dans une position
3. Voir par exemple E. Schmidt, Über Gewij3heit in der Mathematik, Berlin, 1930.
4. H. Mehrtens, « The Social System of Mathematics and National Socialism - A Sur-
vey », Sociological lnquiry, 57 (1987), 2, p. 159-182 (en particulier p. 167 sq.).
5. P. Boutroux, L'idéal scientifique des mathématiciens, Paris, 1922.
93
La science sous le Troisième Reich
politiquement très difficile. En effet, à l'heure où le système éduca-
tif était sous la coupe de l'État fasciste, elles durent, bien plus que
d'autres sciences, commencer par justifier leur existence en tant que
matière d'enseignement. Ce type de légitimation fut notamment
l'œuvre del' Association mathématique du Reich, fondée en 1921,
qui défendit les intérêts des mathématiciens en matière de pro-
grammes scolaires et universitaires. En 1933, cette association orga-
nisa sa propre mise au pas, au sens fàsciste, et favorisa dès lors,
entre autres, la propagation de l'idéologie nazie dans les manuels
scolaires. L'Union des mathématiciens allemands put, à l'ombre de
1'Association mathématique du Reich, échapper dans un premier
temps à la mise au pas fasciste, ce qui permit à la recherche normale
de se poursuivre dans les universités 6.
En revanche, les mathématiques étaient moins tenues à se justi-
fier que bien d'autres sciences, du fait que leurs contenus et leurs
objets étaient difficilement accessibles au jugement du profane.
L'erreur décisive de Bieberbach fut de croire que, grâce à sa
mathématique allemande raciste, il pouvait contribuer à légitimer
les mathématiques à l'intérieur du système fasciste. Cependant, ce
n'est pas les mathématiques qu'il servit, mais, temporairement(!),
le régime, en lui fournissant une pseudo-justification irrationnelle
pour chasser d'Allemagne environ un quart des enseignants de
mathématiques. Dans ses textes, il affirmait que les styles de pensée
« étrangers à la race», c'est-à-dire en dernier ressort ceux des
mathématiciens juifs, étaient impropres à l'éducation des jeunes
générations de mathématiciens allemands. Il mobilisa de la sorte les
étudiants contre le corps enseignant. Ces déclarations lui valurent
également d'entrer en conflit avec ses collègues, car elles trou-
blaient la communication mathématique internationale. Il convient,
à ce propos, de se remémorer en particulier les controverses au sein
de l'Union des mathématiciens allemands autour de la « Lettre
ouverte» de Bieberbach au mathématicien danois Harald Bohr, his-
toire relatée ci-dessus par Norbert Schappacher. A longue échéance,
Bieberbach et sa mathématique allemande ne servirent pas non plus
les intérêts du régime, et il ne tarda pas à se mettre tout le monde
à dos.
Comment expliquer la surprenante conversion de Bieberbach au
nazisme après 1933, et quelle fut la réaction de la majorité des
mathématiciens bourgeois conservateurs ?
6. Voir la contribution de H. Mehrtens au présent volume. Pour une étude plus détaillée,
on pourra se reporter à son article, « Die "Gleichschaltung" der mathematischen Gesell-
schaften im Nationalsozialistischen Deutschland», Jahrbuch überblicke Mathematik,
1985, p. 83-103.
94
Reinhard Siegmund-Schultze
Voici ce qui fut manifestement déterminant : lors de la prise du
pouvoir par les nazis en 1933, évidemment favorisée par l'opposi-
tion à la République de Weimar de la bourgeoisie conservatrice,
certains ressentiments traditionnels de ces élites conservatrices qui
comprenaient beaucoup de scientifiques (peur des étrangers et anti-
sémitisme, rejet de la lutte des classes, nationalisme, militarisme,
anti-modernisme social) devinrent partie intégrante de la politique
gouvernementale. C'est à ce moment seulement que la profonde
contradiction entre les conceptions scientifiques et les conceptions
sociales et politiques des savants bourgeois conservateurs apparut
clairement et, surtout, c'est là qu'il devint possible de faire l'expé-
rience de ses conséquences pratiques pour la science.
Cela étant, on pouvait en tirer deux conclusions. La première : ce
n'est pas cela que nous avons voulu; il n'était pas question que le
renouvellement de l'Allemagne se fasse de cette façon vulgaire et
avec ces conséquences pour la science. La plupart des scientifiques
tirèrent cette conclusion-là et se sentirent confortés dans leur straté-
gie traditionnelle de séparation de la politique et de la science, des
conceptions du monde et des conceptions scientifiques. Ce qui
n'excluait pas une démarche très sélective au niveau des opinions
politiques, ne fût-ce que pour des raisons d'autojustification: on
était impressionné par certains « succès » des nazis et on croyait res-
sentir une identité d'intérêts avec le régime fasciste dans certains
domaines, notamment celui de la politique culturelle étrangère.
En revanche, des scientifiques comme Bieberbach, qui aspiraient
à une conception du monde homogène, étaient d'une certaine façon
plus honnêtes et plus conséquents. Du fait que les contradictions
entre les conceptions scientifiques et les conceptions du monde de
la plupart des scientifiques bourgeois conservateurs éclataient
désormais au grand jour, ils tirèrent la conclusion qu'une harmoni-
sation de cette contradiction, une intégration de la science à la
société, n'était plus possible que par des transformations radicales
et fondamentales des deux sphères. C'est ainsi que des hommes
comme Bieberbach, qui ne pouvaient être comptés parmi les vieux
nazis et qui avaient certainement songé au départ avant tout à l'inté-
rêt de leur science, se précipitèrent aveuglément dans l'irrationalité
d'un national-socialisme dont ils n'avaient pas du tout compris, au
fond, la véritable nature.
La période de 1933 à 1935, que j'appellerai la phase des expul-
sions et de l'adaptation, n'apporta pas, tout compte fait, de chan-
gement décisif dans la position sociale des mathématiques. Les
expulsions touchèrent en premier lieu les scientifiques juifs. La
95
La science sous le Troisième Reich
seule spécificité des mathématiques fut le pourcentage particulière-
ment élevé des évictions, dû à la part importante, historiquement et
sociologiquement déterminée, de scientifiques juifs parmi les
mathématiciens. Certes, les attaques contre le côté « ésotérique » et
« intellectualiste » des mathématiques s'exprimèrent parfois de
façon particulièrement vive sous le nazisme, mais elles n'avaient au
fond rien de bien neuf par rapport à la situation des années 20.
Jusqu'en 1935, il n'y eut pas non plus de changements fondamen-
taux dans l'image qu'on avait de cette science en tant que profes-
sion. Il n'y avait donc pas de raisons véritables, qu'elles soient
sociales ou cognitives, pour une « révolution » national-socialiste
dans les mathématiques en particulier. En réalité, ce qui rendait la
situation explosive, c'était le contexte des conditions politiques et
économiques dans leur ensemble: la surcharge d'étudiants dans les
universités jusqu'en 1932-1933 et les désastreuses perspectives pro-
fessionnelles de leurs diplômés jusqu'en 1935 environ. Mais cela
concernait presque toutes les sciences.
En 1936 débute la deuxième phase de l'insertion des mathéma-
tiques dans le système fasciste. Elle coïncide avec la période de sta-
bilisation relative de la dictature ( 1936-1939) et les préparatifs de
guerre. Après les lois de Nuremberg de septembre 1935 et la loi sur
la fonction publique qui s'appuie sur elles, l'essentiel des expul-
sions était chose faite.
En 1936, Bieberbach démissionna de l'Union des mathématiciens
allemands, témoignant ainsi de l'insuccès de ses efforts pour intro-
duire le Führerprinzip fasciste dans cette société scientifique.
Le 16 mars 1937 était créé le Conseil de recherche du Reich au
sein duquel les mathématiques, au lieu d'obtenir un département
spécifique, furent subordonnées à la physique. Le but premier de ce
Conseil de recherche était le soutien au plan de quatre ans pour
l'armement et l'autarcie économique, rendu officiel en 1936. Dans
son discours, lors de l'ouverture solennelle du Conseil, le ministre
de !'Éducation du Reich, Rust, se déclara partisan de la« liberté de
la science». Il dit entre autres :
97
La science sous le Troisième Reich
entraîner une réduction des contacts internationaux par rapport aux
années 20, raison pour laquelle il arrivait souvent que même des
professeurs ne puissent pas participer à des congrès.
La mise en place en 1934 d'une nouvelle réglementation des
nominations, valable pour tout le Reich, fit dépendre l'attribution
des postes dans les universités de conditions politiques. Les femmes
n'avaient quasiment aucune chance d'obtenir un poste, comme le
montre le cas de la mathématicienne de talent Ruth Moufang, de
Francfort, qui n'eut que le droit de passer son doctorat, après quoi
elle fut obligée d'aller dans l'industrie 9.
Que les jeunes mathématiciens désertent les universités tenait à
l'atmosphère étouffante qui y régnait, politiquement et socialement
parlant, mais également à de nouvelles possibilités de légitimation
pour leur science. La réintroduction du service militaire obligatoire
pour tous, en mars 1935, suscita un besoin accru de mathématiciens
pour la formation d'officiers dans les écoles militaires. On essaya
de créer la profession de« mathématicien de l'industrie 10 », encore
que, dans un premier temps, les possibilités d'emploi et de carrière
y aient été fort limitées. A la même époque, c'était d'ailleurs égale-
ment le cas aux États-Unis (d'après Fry 11, il y avait en 1941 à peu
près cent cinquante mathématiciens employés dans l'industrie amé-
ricaine). L'état actuel des recherches ne permet pas de déterminer si
les efforts déployés par l'Union des mathématiciens allemands et
par l'Association mathématique du Reich depuis le milieu des
années 30, en vue d'introduire une réglementation des examens
pour les mathématiciens des universités, reflétaient un besoin social
véritable ou s'ils relevaient plutôt d'une volonté de légitimation et
d'expansion de ces organisations 12• Quoi qu'il en soit, dans les uni-
versités, les mathématiques appliquées ne furent spécialement favo-
risées, dans ces années-là, que dans des cas exceptionnels, comme à
Rostock. L'essentiel, dans ce domaine, était du ressort du ministère
de l' Air du Reich, dépendant de Goring (station d'essai allemande
pour l'aéronautique à Berlin/Adlershof, KWI pour la recherche sur
les courants à Gottingen) et de certaines universités techniques
(Darmstadt, Aix-la-Chapelle). Cependant, on n'étoffa véritablement
9. W. Schwarz et J. Wolfart, Zur Geschichte des Mathematischen Seminars der Univer-
sitiit Frankfurt am Main von 1914 bis 1945, manuscrit inédit, 1988, p. 16.
1O. E. Kamke, « In welche Berufe gehen Mathematiker auBer dem Schuldienst noch
über und was muB auf den Hochschulen für sie geschehen? », Jahresbericht Deutsche
Mathematikervereinigung, 47 (1937), p. 250-256.
11. Th. C. Fry, « lndustrial Mathematics », The Bell System Technical Journal,
20 (1941), 3, p. 255-292 (voir p. 264).
12. H. Mehrtens, « Angewandte Mathematik und Anwendungen der Mathematik im
nationalsozialistischen Deutschland », Geschichte und Gesellschaft, 12 ( 1986), p. 317-34 7
(voir p. 331).
98
Reinhard Siegmund-Schultze
le potentiel de ces demièrts, si on le compare à la période précédant
1933, qu'avec le début de la guerre.
Avec ses collections de Résultats et de Cours fondamentaux, avec
ses Mathematische Annalen et sa Mathematische Zeitschrift, le
domaine des publications mathématiques allemandes - qui dans les
années 20 avait tenu un rôle de premier plan sur la scène internatio-
nale, grâce à J. Springer- se portait encore bien, en apparence. Dès
les années 30 cependant, apparurent des signes de déclin, entre
autres avec la diminution du nombre d'articles dans les revues. Et
c'est à cette époque également que le recul de l'allemand comme
langue mathématique mondiale devint manifeste. Dans la lutte pour
la suprématie que se livraient les deux revues mathématiques de
comptes rendus, le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik
et le Zentralblatt far Mathematik, se reflétait comme dans un prisme
une multiplicité de problèmes politiques et économiques, d'organi-
sation et de conception, de l'évolution du système des mathéma-
tiques dans l'Allemagne fasciste 13 • Le fait même que la culture
mathématique allemande ait pu se payer, dans le domaine des résu-
més, le luxe d'un travail si énorme et faisant double emploi mon-
trait l'importance des réserves dans lesquelles elle pouvait puiser.
Aussi, lorsque fut fondée la revue de résumés américaine Mathema-
tical Review, des voix s'élevèrent parmi les Américains 14, doutant
que l'on puisse venir à bout d'un travail de comptes rendus de cette
ampleur sans une infrastructure de personnel et sans une expérience
comparable à celles dont disposaient les mathématiques allemandes
grâce à leurs professeurs de lycées et de cours complémentaires.
Mais ces doutes s'évanouirent dans les années 40, la guerre ayant
engendré des conditions tout à fait nouvelles.
Dans la troisième phase de l'intégration des mathématiques au
système fasciste, durant la Seconde Guerre mondiale, émergèrent
de nouvelles exigences de légitimation à l'encontre des mathéma-
tiques et, en réponse à cela, de nouvelles stratégies de la part des
mathématiciens.
Dans les mathématiques, comme dans d'autres sciences, les deux
premières années de la guerre, celles de la guerre éclair, se caracté-
risent par l'absence d'initiatives nouvelles sur le plan de la politique
scientifique. Cela s'explique entre autres par la situation de crise
dans les universités (institution temporaire de trimestres, mobilisa-
tion de mathématiciens en tant que simples soldats).
13. R. Siegmund-Schultze, « Das Ende des Jahrbuchs über die Fortschritte der Mathe-
matik und die Brechung des deutschen Referatemonopols », Mitteilungen der Mathemati-
schen Gesellschaft der DDR, 1984, 1, p. 91-101.
14. N. Reingold, « Refugee Mathematicians in the United States of America, 1933-
1941 », Annals of Science, 38 (1981), p. 313-338 (voir p. 327).
99
La science sous le Troisième Reich
Les choses changèrent avec l'agression fasciste contre l'Union
soviétique, l'échec de la stratégie de la guerre éclair devant Moscou
et l'entrée des États-Unis dans le conflit. Il fallut se faire à l'idée
que la guerre allait durer et on assista à une espèce d'automobilisa-
tion de la science 15• D'emblée, son objectif fut sa propre survie, au
moins autant que le soutien à la guerre. C'est ainsi que le Berlinois
Harald Geppert, le mathématicien responsable des plans de « réa-
ménagement » de la science européenne élaborés au ministère de
!'Éducation du Reich 16 , tenta, en tant que directeur des deux revues
de comptes rendus, fusionnées durant la guerre, d'amener des
mathématiciens français comme Gaston Julia à collaborer, en pro-
mettant entre autres la libération de prisonniers de guerre français. Il
était clair, pour tous les mathématiciens instruits des faits, que le
véritable enjeu de ce type de manœuvre était de légitimer les mathé-
matiques pures, car le domaine des comptes rendus n'était d'aucune
importance immédiate pour la poursuite de la guerre.
Le président de l'Union des mathématiciens allemands, Wilhelm
Süss, poursuivait des buts analogues. Il voulait revaloriser les
congrès de l'Union en en faisant des congrès européens, projet
pour lequel la rivalité avec la France et l'Italie joua un rôle essen-
tiel. Süss était également directeur du groupe de travail « mathé-
matiques» à l'intérieur du département de physique du Conseil de
recherche du Reich, nouvellement créé en 1942. C'est avec son
soutien que fut mise en place dans les universités, en 1942, la
réglementation des examens en vue du diplôme de mathéma-
ticien (Diplommathematiker). Néanmoins, étant donné le nombre
réduit des étudiants en ces temps de guerre, elle demeura quasi
inopérante.
Par l'intermédiaire du Conseil de recherche, Süss lança, toujours
en 1942, un programme de publication de manuels de mathéma-
tiques, tournés plutôt, étant donné l'époque, vers les domaines des
mathématiques appliquées, mais qui offrait également à des repré-
sentants des « mathématiques pures » comme E. Schmidt, L. Bie-
berbach, H. Behnke et H. Seifert une occupation « nécessaire à la
guerre 17 ». Süss déclara dans ce contexte qu'il s'efforçait
15. K.-H. Ludwig, Technik und Ingenieure im Dritten Reich, Düsseldorf, 1974.
16. R. Siegmund-Schultze, « Faschistische Plane zur "Neuordnung" der europiiischen
Wissenschaft. Das Beispiel Mathematik », NTM-Schriftenreihe für Geschichte der Natur-
wissenschaft, Technik und Medizin, 23 (1986), 2, p. 1-17.
17. Expression consacrée; voir le lexique en fin de volume (NdR).
100
Reinhard Siegmund-Schultze
volontiers à la Wehrmachtle soin de promouvoiret de résoudre elle-
même les tâches spéciales, particulières à chacun c;leses corps 18 •
18. Lettre de Süss à Mentzel du 18 novembre 1943 (archives de la RFA, Coblence R26
III, n° 213).
19. J. Weissinger, « Erinnerungen an meine Zeit in der DVL 1937-1945 », Jahrbuch
überblicke Mathematik, 1985, p. 105-129.
20. H. Mehrtens, « Angewandte Mathematik ... », art. cité, p. 340 sq.
101
La science sous le Troisième Reich
scène internationale, notamment par rapport aux États-Unis, lors
d'un discours à Salzbourg en 1943. D'un côté, c'était faire preuve
de courage; d'un autre côté, il était en accord avec ceux qui, parmi
les soutiens du régime fasciste (Speer, Goring, Goebbels), prenaient
de plus en plus conscience de l'importance de la science dans la
guerre technique moderne.
Tous ces efforts déployés par les mathématiciens avaient biç!n sûr
pour objectif la science elle-même, les tentatives d'expansion se
transformant petit à petit au cours de la guerre en stratégies de sur-
vie. Mais la lutte pour le maintien du fonctionnement de leur
science représentait un soutien pour le régime et en prolongea
la durée. Cette ambivalence se manifesta le plus nettement dans
l'appui qu'apportèrent des hommes comme W. Süss et A. Walther
au travail de l'institut de recherches appliquées pour les sciences
militaires, département de mathématiques (Institut für wehrwissen-
schaftliche Zweckforschung, Mathematische Abteilung), mis en
place par les SS au camp de concentration d'Oranienburg-Sachsen-
hausen. D'un côté, on y encourageait l'exploitation scientifique par
les SS, et au bénéfice du régime, des mathématiciens allemands ou
étrangers internés, en exigeant d'eux contributions et conseils. D'un
autre côté, Süss et Walther voyaient dans ces travaux un moyen de
sauver la vie de mathématiciens allemands en danger, comme dans
le cas d'Ernst Mohr, condamné à mort 21 • Ainsi apparaît clairement
l'impossibilité d'une « science apolitique». Et il devient évident
également que la domination politique totalitaire (du moins sous sa
forme « polycratique » fasciste) et le « fonctionnement normal de la
science », préoccupé avant tout de ses propres critères de valeur et
de sélection, ne se sont nullement exclus historiquement.
Introduction
Bien que personnellement j'opte pour le oui, je pense que les prises
de position politiques de la part de scientifiques sont une erreur
- d'ailleurs ça n'a jamais été dans nos coutumes. C'est pourquoi je
ne signe pas.
112
Mark Walker
113
La science sous le Troisième Reich
On peut dire, bien sûr, que les sciences exactes étaient plus éloi-
gnées des applications pratiques de l'idéologie national-socialiste
que les sciences biologiques. On attendait néanmoins de la physique
- comme de toutes les matières enseignées à Strasbourg - qu'elle
soutienne le national-socialisme et qu'elle aide à son développe-
ment. Toutefois, de la même manière que la nomination de Müller à
Munich peut être considérée comme le point culminant de la
deutsche Physik, les nominations en physique en 1941 à Strasbourg
représentèrent une défaite majeure pour la faction de Lenard et
Stark. Les trois postes de professeurs créés à Strasbourg furent
occupés par des scientifiques de talent, adversaires de la deutsche
Physik. Ainsi, Rudolf Fleischmann, ancien élève du très respecté
physicien expérimentateur de Gottingen, Robert Pohl, et ancien
assistant de Walter Bo the, ainsi que Wolfgang Finkelnburg, qui était
déjà professeur à un poste moins prestigieux, devinrent tous les
deux professeurs associés (Extraordinariat) en physique expéri-
mentale.
Vu dans le contexte du débat de la deutsche Physik, le nouveau
poste de professeur associé en physique théorique représentait plus
qu'une simple création de poste. C'était une affaire de prestige.
L'université tenait à engager Carl Friedrich von Weizsacker, mais
sa candidature fut rejetée par des fonctionnaires du Parti. Bien
qu'on ne puisse rien lui reprocher de particulier, il montrait si peu
d'intérêt pour les événements politiques du temps que cette absence
de dispositions ne permettait pas de penser qu'il pût jamais prendre
une part active au mouvement national-socialiste. Cette manière
d'appréhender la personnalité de Weizsacker était cependant erro-
née. Bien qu'il se soit tenu à distance de l'activité politique, au sens
où l'entendaient les nationaux-socialistes, il montrait en même
temps beaucoup d'intérêt pour la politique en général et était en par-
ticulier très impliqué dans la politique étrangère du Reich. Ce juge-
ment émis par le Parti montrait justement à quel point Carl
Friedrich von Weizsacker était habile au jeu politique du Troisième
Reich.
Mais l'université de Strasbouri tenait à Weizsacker et ne renonça
pas aussi vite. Le ministre de l'Education, un doyen de l'université
de Strasbourg et le père de Weizsacker - secrétaire d'État aux
Affaires étrangères allemandes -, tous collaborèrent pour amener le
physicien Weizsacker à Strasbourg. Ainsi, Ernst von Weizsacker
demanda à la chancellerie du Parti d'examiner à nouveau le dossier
de son fils, en soulignant le fait que ce dernier appartenait à la Ligue
national-socialiste des enseignants et qu'il s'était porté volontaire
pour le service du travail ainsi que pour le service national. La
114
Mark Walker
Ligue des enseignants d'université soutint également la candidature
de Weizsacker. Bien que cet organe du Parti fût également d'avis
que les professeurs de Strasbourg devaient être prêts à prendre fait
et cause pour le national-socialisme, il appuya Weizsacker car, pour
ce qui était de la physique théorique, celui-ci était sans aucun doute
l'un des meilleurs scientifiques de sa génération.
La Ligue des enseignants d'université souligna le fait que Weiz-
sacker s'était engagé volontairement et que l'administration des
armées l'avait classé« uk 2 ». Elle suggéra qu'un membre énergique
de ses représentants à Strasbourg parviendrait peut-être à persuader
Weizsacker de jouer un rôle plus actif dans le mouvement national-
socialiste. Le bureau pour la politique étrangère du NSDAP
d'Alfred Rosenberg donna son accord pour que Weizsacker aille à
Strasbourg, mais il n'était pas dupe quant aux chances qu'il y avait
de l'amener à s'engager dans l'action politique pour le Parti. Le
représentant de Rosenberg fit référence à l'inactivité politique - au
sens du Parti - du physicien, mais ne vit pas d'inconvénient à la
venue de Weizsacker à Strasbourg, tant qu'on ne trouvait pas
d'autre candidat politiquement sûr et d'une stature scientifique
égale. Les références scientifiques étaient désormais devenues plus
importantes que la simple acceptabilité politique. L'État et le Parti
se rendaient également compte que les scientifiques apolitiques
n'étaient pas seulement acceptables, mais que, à défaut d'un
nombre suffisant de chercheurs qui feraient preuve à la fois de com-
pétence professionnelle et d'une loyauté sans faille à l'égard du
national-socialisme, on ne pouvait plus s'en passer.
Comme le montre clairement la nomination de Weizsacker à
Strasbourg, à partir de 1941 les partisans de la deutsche Physik bat-
taient en retraite. Pour Heisenberg, la nomination de Weizsacker
apportait une« bouffée d'air frais» à la physique allemande. Un an
plus tôt, un membre influent de la Ligue des enseignants d'univer-
sité, Wolfgang Finkelnburg, avait lancé l'offensive contre les dis-
ciples de Lenard et Stark en organisant à Munich, sous les auspices
de la Ligue, un débat sur la physique moderne.
Le dénouement de la conférence de Munich marquait une nette
victoire de la communauté des physiciens. Les défenseurs de la
deutsche Physik furent obligés de parler physique et non politique,
et un organe du Parti, la Ligue des enseignants d'université, recon-
naissait officiellement la théorie de la relativité et la mécanique
quantique comme des éléments à part entière de la science alle-
115
La science sous le Troisième Reich
mande. On venait de briser les reins à la deutsche Physik. Munich
resta l'une des rares citadelles des disciples de Lenard et Stark, qui
se retrouvaient de plus en plus isolés. La deutsche Physik rendit son
dernier soupir lors d'une « retraite de physiciens» qui eut lieu sous
les auspices de la Ligue des enseignants d'université à Seefeld, au
Tyrol, au mois de novembre 1942.
Les rares partisans de Lenard et Stark qui participèrent à cette
retraite furent écrasés sous le nombre de leurs adversaires et réduits
au silence - on va comprendre pourquoi. Étaient présentes plusieurs
personnes qui s'opposaient depuis longtemps à la deutsche Physik
- comme Wolfgang Finkelnburg, Werner Heisenberg et Carl Frie-
drich von Weizsacker -, mais aussi Carl Ramsauer, un scientifique
du monde de l'industrie. Ce dernier défendit les intérêts de l'indus-
trie et de 1'armée dans une communication où il présentait le dange-
reux déclin de la physique allemande. En outre, la présence de
Johannes Juilfs montrait clairement quel parti les SS avaient pris
dans le débat de la deutsche Physik. Le compromis adopté lors du
débat de Munich de 1940 fut repris par les physiciens réunis. La
théorie de la relativité et la mécanique quantique furent reconnues
comme des éléments importants de la physique allemande. L'État
national-socialiste se voyait obligé d'en rabattre quant à la pureté
idéologique de l'enseignement de la physique s'il voulait obtenir le
plein appui de la communauté de la physique allemande.
Un appui politique sous le Troisième Reich, cependant, n'était
pas accordé à titre gracieux. En échange du libre choix des
programmes d'enseignement et des nominations à l'université, la
communauté des physiciens dut accepter de faire quelques conces-
sions en matières politique et idéologique. L'exposé faisant défini-
tivement autorité, quant aux règles à suivre en ce qui concerne
la physique moderne sous le national-socialisme, fut rédigé par
Heisenberg dans la Zeitschrift für die gesamte Naturwissenschaft
sous le titre: « L'évaluation de la "physique théorique moderne"».
Si les attaques de Stark et d'autres contre sa réputation scienti-
fique et sa loyauté à l'égard du pays avaient mis Heisenberg en
colère, les pertes du poste de Munich et de la succession de son
maître Sommerfeld 1'avaient ulcéré. Comme cela ressort clairement
du ton de son article, sec et dur, Heisenberg attendait depuis long-
temps le moment de prendre sa revanche. En lieu et place des
dichotomies en usage chez les partisans de la deutsche Physik pen-
dant les années qui avaient précédé - comme, par exemple,« prag-
matique» contre «dogmatique», «réaliste» contre «irréaliste», et
«clair» contre «formaliste» -, Heisenberg proposait une distinc-
tion plus claire pour juger de la physique: «vrai» ou «faux». Le
116
Mark Walker
sarcasme était évident dans sa façon de rejeter l'assertion que la
physique moderne n'avait pas encore été complètement vérifiée par
l'expérience. Bien que le soleil se levât tous les matins et que les
lois de la mécanique eussent toujours résisté à l'épreuve, il était
impossible de démontrer rigoureusement que le soleil allait se lever
le lendemain. Néanmoins, notait Heisenberg, la plupart des gens
étaient convaincus que le soleil allait bien se lever et se conten-
taient, dans la pratique, de ce degré de certitude.
Heisenberg démontrait que la théorie de la relativité restreinte et
la mécanique quantique avaient toutes les deux été couronnées de
succès. Engageant l'offensive, il mit au défi ses adversaires - qui,
comme il le souligna, avaient été incapables de suivre la physique,
tant expérimentale que théorique, dans les vingt dernières années de
ses développements - de prendre en défaut la physique moderne.
Seule une preuve expérimentale contradictoire pouvait renver-
ser une théorie scientifique, et non des discours philosophiques
ou polémiques. Son argument obéissait au langage de l'époque:
l'expérience devait être « sur le front ». La dernière phrase de son
article exprimait son aversion pour les pratiques de la deutsche Phy-
sik : utiliser des arguments et des moyens autres que scientifiques
dans une discussion scientifique était indigne de la science alle-
mande.
Mais le soutien des SS, sans lequel cet article n'aurait jamais
pu être publié, lui coûta cher. Heisenberg et toute la communauté
de la physique allemande furent obligés de désavouer la contribu-
tion d'Einstein à la physique moderne, et ce souvent de façon
mortifiante. Il fallait à tout prix séparer la physique allemande des
Juifs, comme Heisenberg entreprit de le faire. Il commença par atta-
quer la chapelle de la deutsche Physik pour son soutien à la phy-
sique juive(!), en citant un article écrit à l'époque de la République
de Weimar par un défenseur de la deutsche Physik, Hugo Dingler,
dans lequel ce dernier parlait favorablement d'Albert Einstein. Hei-
senberg poursuivait en soutenant qu'une théorie physique propose
des énoncés sur la réalité - et c'est tout. La réalité existe indépen-
damment des théories, quelle que soit leur origine. Même si Chris-
tophe Colomb n'avait pas existé, déclarait-il, on aurait découvert
l'Amérique. On aurait trouvé la théorie ~es phénomènes électriques
sans James Clerk Maxwell, et les ondes électriques sans Heinrich
Hertz, car celui qui découvre ne peut modifier la réalité. De la
même manière, la théorie de la relativité restreinte aurait vu le jour
sans Einstein. Puis Heisenberg remarquait que d'autres scienti-
fiques, comme Hendrik Antoon Lorentz et Henri Poincaré, s'étaient
penchés sur des questions voisines.et avaient été très près de décou-
117
La, science sous le Troisième Reich
vrir la relativité restreinte. Quand il s'agit de la justesse d'une théo-
rie, on peut, selon Heisenberg, ignorer son histoire.
L'article de Heisenberg et la reconnaissance officielle de la phy-
sique moderne que celui-ci impliquait ranimèrent le courage de
ses collègues. Le physico-chimiste munichois Klaus Clusius, qui
était confronté quotidiennement, à l'université, à l'influence de la
deutsche Physik, exprima son vif dégoût des disciples de Lenard et
Stark. Pour Clusius, la publication du papier de Heisenberg dans la
revue de la deutsche Physik, c'était Daniel descendant dans la fosse
aux lions! Clusius ajouta à l'intention de son collègue physicien
qu'il ne s'était abonné à la revue de la deutsche Physik que pour
rester au courant du « radotage » et du « venin que crachaient » leurs
adversaires. Ce pensum déplaisant était incontournable, car il faut
connaître ses ennemis. Clusius émit le souhait que ce « nid de
vipères » les laisse enfin en paix. Le mouvement de la deutsche
Physik, jadis puissant, n'était plus maintenant qu'une faction isolée
occasionnant de temps à autre quelque agacement.
La dénazification
Conclusion
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La physique à l'université de Hambourg
de 1933 à 1945
Monika Renneberg
133
La science sous le Troisième Reich
réactions des physiciens. Les aspects plutôt idéologiques de la poli-
tique universitaire nazie seront traités en montrant quels ont été les
arguments et les possibilités d'action correspondantes élaborés par
les physiciens à l'intérieur de ce cadre. Après un rapide examen des
conditions de travail durant la guerre, je terminerai sur quelques
remarques concernant le jugement politique porté sur ces événe-
ments par les physiciens après la guerre.
134
Monika Renneberg
Memer (1882-1967), disposant de moyens comparativement modestes,
y travaillait avec un assistant sur des questions théoriques et pra-
tiques concernant les tubes électroniques.
Dans les années 20, Hambourg jouissait globalement d'une excel-
lente réputation en tant que centre de recherche de physique ato-
mique, réputation reposant sur la collaboration des spécialistes de
physique expérimentale et théorique ainsi que des physico-chi-
mistes, et qui attirait de nombreux et éminents scientifiques, étran-
gers à l'université. Parallèlement, il se faisait du bon travail en
optique classique et en physique appliquée, mais il passait relative-
ment inaperçu.
Au début des années 30, tous les professeurs eurent de graves
problèmes du fait de la faible dotation financière de leurs instituts et
surtout du manque de locaux. Au début des années 20, les instituts-
avaient été installés les uns après les autres dans le bâtiment de
l'ancien institut d'État de physique. Dans cet espace réduit, il leur
fallut maîtriser non seulement un développement permanent de la
recherche, mais encore une augmentation en flèche du nombre des
étudiants 4. Pour faire face à ces difficultés, les physiciens ne cessè-
rent de revendiquer de nouveaux bâtiments auprès des services
administratifs de l'université mais, jusqu'en 1933, ils ne purent
enregistrer que de maigres succès.
Les sources disponibles ne permettent pas d'apprécier avec certi-
tude l'attitude politique des professeurs de physique, de déterminer
par exemple une appartenance à un parti politique précis. Cepen-
dant, tous peuvent être définis comme conservateurs et ils étaient
tous très réticents à l'encontre des sociaux-démocrates, largement
représentés à Hambourg. Du reste, les physiciens se considéraient
eux-mêmes comme apolitiques.
135
La, science sous le Troisième Reich
socialiste des enseignants d'université assistaient aux réunions; la
faculté perdait le droit de décerner l'habilitation à enseigner 5 en
toute indépendance, pour ne citer que ces quelques exemples 6 • La
faculté de mathématiques et des sciences de la nature de Hambourg,
et les physiciens avec elle, accepta tous ces décrets et s'en accom-
moda.
Parmi les mesures les plus radicales, on compte les révocations
en vertu de la « loi sur la revalorisation de la fonction publique ».
En physique, étaient concernés tout d'abord les deux représentants
de la physique moderne de l'institut de physique expérimentale: les
professeurs titulaires Walter Gordon et Rudolf Minkowski, juifs
tous les deux. Gordon fut révoqué de son poste à l'institut en juin
1933 sans notification de motif et on lui retira le droit d'enseigner
pour cause d' « origine non aryenne». Prenant position sur ces déci-
sions, il fit d'abord valoir qu'il relevait des mesures d'exception
prévues par la loi, en tant qu' ancien combattant de la Première
Guerre mondiale; mais l'administration n'admit pas la légitimité de
cette objection. Il émigra en Suède la même année 7 •
Quant à Rudolf Minkowski, on lui reconnut dans un premier
temps la qualité d'ancien combattant, ce qui lui permit de con-
server son poste. Dans une lettre écrite en janvier 1934 à Arnold
Sommerfeld, se reflètent ses hésitations et surtout son propre aveu-
glement par rapport à sa situation. Sommerfeld lui avait auparavant
parlé d'un emploi de physicien à l'étranger. Mais Minkowski refusa
ce poste: ses conditions de travail à l'institut de Hambourg étaient
encore bonnes - en janvier 1934 ! - et il se sentait, disait-il, telle-
ment chez lui en Allemagne qu'il ne parvenait pas à se décider à
émigrer. Deux mois plus tard déjà, cette appréciation était caduque :
l'administration lui retirait le droit d'enseigner en se fondant cette
fois-ci sur l'article 6 de la loi sur le statut des fonctionnaires« pour
simplification de l'administration». Minkowski émigra aux USA en
mai 1935 8•
Le directeur et presque tous les collaborateurs de l'institut de chi-
mie physique furent victimes de la même loi dès 1933.
136
Monika Renneberg
L'administration évita toutefois de révoquer sans autre forme de
procès le scientifique de renom international qu'était Otto Stem; elle
le poussa à émigrer. Les lettres de licenciement adressées à deux de
ses assistants, Otto Frisch et Robert Schnurmann, sont datées du
19 juin 1933. Stem, quant à lui, sollicita le lendemain l'autorisation
d'assister à un congrès à Zurich à la fin du mois. Le recteur de l'uni-
versité conseilla d'accorder à Stem sa demande de congé:
137
La science sous le Troisième Reich
Voilà que Gordon est parti et Minkowski [ ... ] va certainement lui
aussi nous quitter un de ces jours. Auriez-vous quelqu'un qui serait
prêt à venir chez nous 12 ?
138
Monika Renneberg
croître, un rapport supportable entre les locaux et les moyens dont
dispose l'institut et le nombre des étudiants.
139
La science sous le Troisième Reich
16. Otto Westphal, « Die politische Fachgemeinschaft nach dem ersten Jahr ihres Bets-
stehens », Journal de l'université de Hambourg, 19 janvier 1935; Geoffrey J. Giles, Stu-
dents and National Socialism in Germany, Princeton University Press, 1985, p. 101-150.
140
Monika Renneberg
« politique » des scientifiques, ainsi que le formula le directeur du
groupe de travail, devait plutôt consister à accomplir les tâches
propres à chaque discipline, dans la conscience d' « être un membre
indispensable à la vie du peuple 17 ». Conformément à ce principe,
les sciences de la nature trouvaient donc leur légitimation avant tout
à travers les possibilités d'application pratique qu'elles offraient :
17. Rapports des réunions du groupe de travail des sciences de la nature (archives de
Hambourg).
18. Extrait d'un exposé sur la chimie, fait le 12 février 1936 devant le groupe de travail
des sciences de la nature (archives de Hambourg).
141
La science sous le Troisième Reich
C'est ainsi que le successeur du théoricien révoqué Gordon
s'occupa, sur les instances de. Koch, d'ultra-sons. Ce que Koch
commenta en 1938 en disant :
142
Monika Renneberg
demande, Memer n'était pas nommé une seule fois. Koch et Lenz
motivèrent la nécessité d'une chaire de professeur titulaire perma-
nente en se fondant exclusivement sur l'importance matérielle de la
physique appliquée pour l'économie allemande. Car, disaient-ils,
grâce à sa recherche et à son enseignement, l'institut servait l'indus-
trie, le Plan quadriennal, la navigation, l'aviation et l'armée. Il était
à l'inverse dépendant du soutien de ces institutions, soutien rendu
très difficile toutefois du fait que l'institut ne bénéficiait pas de la
reconnaissance nécessaire de la part de sa propre administration de
tutelle. Non seulement Koch et Lenz trouvèrent donc judicieux, en
1939, de mettre au premier plan l'importance matérielle de la phy-
sique appliquée, mais ils le firent avec beaucoup d'assurance. Leur
demande était une revendication : pour l'essentiel, ils reprochaient
au ministère de n'avoir toujours pas reconnu l'importance de la
physique appliquée, contrairement à d'autres ministères, l'industrie
et l'armée. Voilà pour l'argumentation. La chaire se fit attendre
encore quatre ans 20 •
Cette assurance nouvelle liée à l'orientation plus nette de la phy-
sique vers son importance matérielle pour le nazisme ne s'exprime
pas seulement au niveau du style des demandes de chaire; elle se
reflète également dans la pratique de l'institut de physique appli-
quée. Car Mêfüer collabora effectivement avec plusieurs organismes
extra-universitaires qui mirent à sa disposition des moyens, tant
pour des missions de recherche que pour des collaborateurs. Parmi
eux on trouve la station d'essai allemande de recherches aéronau-
tiques, la Société anonyme de télévision, le ministère del' Aviation
du Reich et d'autres. En 1939, l'armée couvrait la moitié du budget
de l'institut. Les services administratifs de l'université tinrent
compte eux aussi de l'importance accrue de la physique appliquée :
dès 1938, on accordait à l'institut un deuxième poste d'assistant,
suivi en 1940 d'un troisième puis d'un quatrième 21 •
Une argumentation reposant sur l'application des résultats de la
physique semble au premier abord très éloignée de la physique
théorique. Paradoxalement, on s'en servit pour s'opposer au rejet de
la théorie de la relativité par la prétendue « physique allemande».
Le cas se présenta à Hambourg lorsqu'il s'agit de nommer un nou-
veau titulaire de la chaire d'astronomie 22 • Car la Ligue national-
20. Lettre du 25 février 1927 de la faculté à l'administration universitaire; Koch et
Lenz à la faculté fin 1933; le doyen au ministère de !'Éducation du Reich par l'intermé-
diaire du recteur le 17 juin 1939 (archives de Ha,nibourg).
21. Lettre du 17 juin 1939 au ministère de l'Education du Reich par 1'intermédiaire du
doyen ; l'institut de physique expérimentale à l'administration scolaire le 11 octobre 1945
(archives de Hambourg).
22. Toute la procédure se retrouve dans les archives de Hambourg.
143
La, science sous le Troisième Reich
socialiste des enseignants d'université refusa en 1938 le candidat de
la faculté, Otto Heckmann, arguant du fait qu'il « se plaçait sur le
terrain d'une vision du monde fondée sur la théorie de la relati-
vité». Il ne pouvait donc convenir, en tant que « défenseur de cette
position scientifique pour l'essentiel juive», à la chaire hambour-
geoise. Mais la faculté maintint sa proposition et rassembla de nom-
breux documents pour contrer ce rejet. C'est ainsi qu'elle recueillit
à la fois des témoignages sur la qualification scientifique de Heck-
mann et des attestations politiques certifiant qu'il était suffisam-
ment nazi. Sur la question de la vision du monde fondée sur la
théorie de la relativité, une commission de la faculté réunie exprès
pour la circonstance, et à laquelle participèrent également Koch et
Lenz, élabora une prise de position. La commission constatait dans
un premier temps l'existence d'une conception du monde relativiste
à combattre. Mais il fallait se garder de la confondre avec la théorie
scientifique de la relativité. Il s'agissait au contraire de distinguer
les éléments physiques et cosmologiques de la théorie de la relati-
vité des « éléments juifs accessoires». Différencier de la sorte les
composantes scientifiques et idéologiques était nécessaire car « les
connaissances des sciences de la nature peuvent à tout moment
trouver des applications pratiques et techniques, indispensables à la
lutte pour l'existence du Reich et du peuple allemands». Et d'illus-
trer cela:
146
Monika Renneberg
du Conseil de recherche, afin de rattraper le retard allemand dans la
technique du radar. Au printemps 1945, l'institut employait environ
trente hommes 25 • Et les collaborateurs de l'institut de chimie phy-
sique faisaient eux aussi de la recherche « nécessaire à la guerre».
Fin 1934, Paul Harteck, succédant à Otto Stern (chassé en 1933),
était venu à Hambourg, et il y avait mis sur pied un groupe de tra-
vail pour la chimie et la physique nucléaires. Depuis 1939, Harteck
faisait partie des principaux scientifiques s'occupant du projet alle-
mand pour l'utilisation de l'énergie atomique. Jusqu'en 1945, ses
collaborateurs et lui-même travaillèrent essentiellement à la sépara-
tion des isotopes d'uranium et à l'obtention d'eau lourde 26 •
Il est clair que, pour certains scientifiques, les contrats de
recherche militaire représentaient la seule façon d'être à l'abri d'un
enrôlement dans l'armée. Et, de fait, aucun des scientifiques des
instituts de physique de Hambourg ne fut envoyé au front. Mais ce
n'était certainement pas la raison décisive pour laquelle les direc-
teurs des instituts s'efforcèrent d'obtenir ces contrats. Ils le firent
parce qu'il leur paraissait nécessaire de mettre leur discipline au ser-
vice de la guerre. Ce n'était là qu'une conséquence logique et pra-
tique des efforts d'avant guerre pour légitimer la physique sous
prétexte d'applications économiques et militaires, en vue de la
« lutte allemande pour l'existence ».
Conclusion
25. Archives de la RFA; lettre de Hagen au doyen du 12 août 1946 (archives de Ham-
bourg); compilation des informations parvenues aux archives de la RFA par l'ancien
Département de la recherche sur les hautes fréquences, association déclarée, Berlin-Gatow
(archives de la RFA).
26. A propos de l'histoire du projet d'utilisation de l'énergie nucléaire, voir Mark Wal-
ker, German National Socialism and the Questfor Nuclear Power, 1939-1949, Cambridge
University Press, 1989.
147
La science sous le Troisième Reich
Voilà ce qu'écrivait Mtmer fin 1945. A propos de Lenz, on peut
lire ceci : « Il est par nature tout à fait apolitique. Il entra au Parti,
cédant à des pressions répétées 27 • » Ce témoignage et d'autres réfé-
rences du même ordre à la nature prétendument apolitique de la
physique à laquelle les scientifiques s'étaient consacrés sont typiques
de la façon de régler le problème posé par le nazisme. De fait, tous
les physiciens de Hambourg avaient adhéré au NSDAP au plus tard
en 1937. Paul Harteck et l'assistant de physique théorique Kurt Art-
mann, auquel on refusa l'autorisation d'enseigner pour cette raison,
sont les seules exceptions 28 • Il est certain que seule une minorité de
scientifiques est entrée au Parti dans le dessein de se lancer dans
l'activisme politique. Là aussi, il y eut une exception: Koch, le
directeur de l'institut de physique expérimentale, se transforma
durant la guerre en membre actif du NSDAP, surveillant rigoureu-
sement les manquements politiques de ses collègues. En 1944, il
n'hésita pas à dénoncer Harteck à la Gestapo. Le gouvernement
militaire britannique le suspendit de ses fonctions et il s'empoi-
sonna au cyanure en octobre 1945. Mais Koch était une exception.
Par ailleurs, c'est moins l'appartenance politique au Parti qui
m'importe ici que la justification de cette démarche après la guerre:
c'était d'après eux une simple formalité qu'ils considéraient cepen-
dant comme nécessaire pour pouvoir continuer à faire de la phy-
sique. Encore cherchèrent-ils à justifier leur entrée au Parti.
L'intégration effectivement réalisée de leur discipline dans le
nazisme, l'alignement de la physique, tant au niveau de l'argumen-
tation que de la pratique, sur les desseins économiques et militaires
du nazisme ne firent l'objet d'aucune réflexion. Au contraire,
comme Moller par exemple, ils affichèrent une incompréhension
totale à l'égard du gouvernement militaire britannique qui amputa,
inflexible, la recherche autrefois destinée à la guerre. Puisqu'il ne
s'était agi que de science apolitique !
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1900 1910 1920 1930 1940 1950
155
La science sous le Troisième Reich
L'intense correspondance entre 1922 et 1933 est surtout une
source importante d'informations pour la biographie de Stark, qui
n'avait aucune fonction publique pendant ce temps-là. Par ses
lettres adressées à Lenard, nous apprenons dans le détail ce qu'il a
fait pendant les années où il était entrepreneur et industriel indépen-
dant en différents lieux de Bavière : successivement ou en même
temps, il a géré une usine de porcelaine, une briqueterie et une
entreprise de confection de produits à base de pommes de terre
séchées. Il a en outre rédigé des expertises pour l'industrie et publié
un journal politique d'extrême droite intitulé Volksgemeinschaft. En
plus de toutes ces activités, il a aussi réalisé des expériences de phy-
sique dans le laboratoire privé qu'il a installé chez lui.
Il rapporte régulièrement à Lenard ses disputes et ses querelles
avec des hommes politiques de toute obédience. De plus, ils discu-
tent naturellement de physique et de politique scientifique, et je me
limiterai dorénavant à ces deux sujets.
Il est bien connu que Lenard et Stark étaient des adversaires de la
physique théorique moderne, et j'ai déjà mentionné que tous deux
combinaient cette aversion d'une manière assez étrange avec l'idéo-
logie raciste des nazis, prétendant que la théorie de la relativité et la
mécanique quantique étaient des inventions de l'esprit juif, qui
allaient, si on ne s'y opposait pas, infecter la bonne physique alle-
mande. Il n'est donc pas surprenant de constater que ce sujet occupe
aussi beaucoup de place dans leur correspondance. Ce qui l'est, par
contre, c'est de voir comment cette discussion s'est déroulée. En
lisant leurs lettres, on constate que leur base scientifique commune
était en fait très réduite, et que chacun d'eux ne pensait qu'à ses
propres intérêts.
Les attaques de Stark se limitent essentiellement à la mécanique
quantique. Avant 1910, il avait été l'un des plus fervents défenseurs
de cette nouvelle physique et, en 1906, il avait même prévu un phé-
nomène, inexplicable autrement, qui découlait de la théorie des
quanta de la lumière : la forme du spectre des rayons X. Mais il ne
voulait pas accepter les théories abstraites qui furent développées
par la suite par Niels Bohr et Arnold Sommerfeld, sans parler de
l'élaboration ultérieure de la physique quantique par le disciple de
Sommerfeld, Werner Heisenberg. Pour rendre compte des phéno-
mènes atomiques, Stark avait élaboré sa propre théorie, qui avait
l'avantage d'être anschaulich («intuitive»): les phénomènes
étaient expliqués par des modèles concrets (l'électron, par exemple,
avait, selon Stark, la forme d'un anneau) et non pas, comme chez
les autres, par des expressions mathématiques dont la signification
physique n'était pas toujours évidente. Le seul inconvénient de la
156
Andreas Kleinert
théorie de Stark était que - contrairement à la mécanique quantique
- elle n'était pas en mesure de donner des valeurs numériques aux
résultats obtenus par l'expérience. Ceux de ses collègues qui l'esti-
maient l'ont comparé à un Faraday du xxesiècle, auquel devait suc-
céder un Maxwell. Mais les véritables « Maxwell du xxe siècle»,
c'est-à-dire les physiciens théoriciens qui ont créé la mécanique
quantique, n'ont même pas pris connaissance de cette « physique
atomique alternative» de Stark; et son nom ne figure pas, par
exemple, dans la très importante correspondance de Wolfgang Pauli
qui a été publiée il y a quelques années.
Le mépris de ses collègues n'ébranla pas la conviction de Stark
que sa théorie était la meilleure. Au cours des années 20, il y
travailla sans relâche pour démontrer qu'il avait raison, et il conti-
nua d'ailleurs ce travail presque jusqu'à sa mort. Sa dernière publi-
cation relative à ce sujet date de 1953. C'était donc une véritable
obsession.
Revenons à la correspondance. J'ai été très surpris de voir com-
bien les efforts de Stark pour réfuter et combattre la mécanique
quantique étaient indifférents à celui qui passe communément pour
son compagnon d'armes dans la lutte contre les théories modernes,
Philipp Lenard. A titre d'exemple, je citerai quelques passages des
lettres des années 1926 et 1927.
En 1926, Erwin Schrodinger publie ses premiers articles sur la
mécanique ondulatoire (Quantisierung als Eigenwertproblem), où
il propose sa fameuse équation. En lisant ces articles, Stark croit
voir en Schrodinger un collègue qui travaille dans le même esprit
que lui: enfin quelqu'un qui essaie de mettre quelque chose de
concret à la place de la théorie abstraite de Bohr et Sommerfeld.
Voici comment il s'exprime dans une lettre adressée à Lenard le
14 septembre 1926 :
Je suis convaincu que vous avez étudié comme moi les travaux de
Schrodinger avec beaucoup d'intérêt. Bien qu'ils soient assez abs-
traits, j'ai l'impression que leur point de départ se fonde sur des
idées saines.
(Sie scheinen mir von gesunden physikalischen Voraussetzungen
auszugehen.)
Enfin, Stark se réjouit que Wilhelm Wien, influencé par les publi-
cations de Schrodinger, ait ouvertement critiqué la théorie de Bohr
dans une conférence donnée peu avant à Munich.
La réponse de Lenard montre bien qu'il n'a rien étudié du tout et
que la théorie de Schrodinger lui est complètement indifférente. Sa
seule réaction aux remarques de Stark est la suivante:
157
La science sous le Troisième Reich
Le commentaire de Wien démontre que celui-ci aimerait bien offrir
la chaire de Munich [celle de physique théorique] à Schrodinger,
quand Sommerfeldprendra sa retraite.
161
La, science sous le Troisième Reich
Parti, ce qu'il fait effectivement en 1944. Lenard, par contre,
reste partisan de Hitler jusqu'à la fin du Troisième Reich. Il envoie
même un télégramme à Stark pour tenter de l'empêcher au dernier
moment de quitter le Parti. Mais il perd lui aussi ses illusions de
pouvoir exercer une influence sur la politique des sciences et, dans
une lettre de 1942, il se plaint que certains dirigeants nazis suivent
maintenant les conseils des Herren von der Welteislehre, « ces mes-
sieurs de la doctrine glaciaire du monde» (une théorie pseudo-
scientifique du début du siècle), et non pas ceux d'un prix Nobel de
physique comme lui.
Nous savons par le livre pionnier d' Alan D. Beyerchen, Scientists
under Hitler, que, dans les milieux des physiciens allemands, il y
eut une très forte opposition contre le projet de Lenard et de Stark
de « germaniser» la physique en supprimant la mécanique quan-
tique et la théorie de la relativité, et que leur tentative aboutit finale-
ment à un échec total bien avant la fin du Troisième Reich (voir ici
même le texte de Mark Walker). Je ne résumerai pas ici ce que
Beyerchen a déjà écrit à ce sujet et me contenterai d'ajouter
quelques détails au tableau qu'il dresse, puisque la correspondance
Lenard-Stark n'était pas à sa disposition.
Ces lettres sont pleines d'informations sur le combat pour et
contre la deutsche Physik. Nous apprenons notamment qui soutenait
Lenard et Stark dans leur tentative absurde pour discréditer la théo-
rie de la relativité; c'étaient souvent des personnes qui agissaient à
l'arrière-plan et dont les activités sont restées plus ou moins incon-
nues. Le philosophe et épistémologue Hugo Dingler, par exemple,
était un tel personnage, dont les attaques racistes contre la théorie
de la relativité étaient tout à fait équivalentes à celles de Lenard.
Mais, contrairement à nos deux physiciens, Dingler ne s'exprimait
pas souvent dans des publications imprimées ; plutôt dans des
mémoires et des rapports plus ou moins confidentiels. Ses activités
sont restées par conséquent longtemps inconnues, et il a tranquille-
ment pu poursuivre sa carrière après la guerre.
La correspondance est aussi un témoignage de l'isolement
presque total dans lequel Lenard et Stark se retrouvèrent bientôt, la
majorité de leurs collègues étant dégoûtée, à quelques exceptions
près, par leur comportement. A partir de 1936, ils furent même
abandonnés de ceux qu'ils considéraient comme leurs amis poli-
tiques, c'est-à-dire les dirigeants nazis. Voici deux événements
caractéristiques à cet égard.
En 1938, Stark publie un article dans la revue anglaise Nature,
revue qui jouissait (et jouit toujours) d'un grand prestige internatio-
nal. Il faut ajouter que Stark était l'un des rares physiciens alle-
162
Andreas Kleinert
mands de sa génération à maîtriser parfaitement l'anglais; déjà,
quand il était étudiant à Munich, il avait arrondi ses fins de mois en
faisant des traductions. L'article de Nature est intitulé « The Prag-
matic and the Dogmatic Spirit in Physics », et Stark y arrive à la
conclusion suivante:
Il est assez bizarre que les éditeurs de Nature aient accepté cet
article chauvin - les Annalen der Physik, par exemple, n'ont jamais
rien publié de pareil. Il y eut naturellement une vague de protesta-
tions. Parmi les lecteurs mécontents de l'article figurait aussi Phi-
lipp Lenard, à qui Stark avait envoyé un tiré à part.
163
La science sous le Troisième Reich
écrit avec un professeur de physique de Karlsruhe un manuel de
physique à l'usage des lycées. Ce livre avait beaucoup plu à
Lenard, qui en avait vu le manuscrit, mais le ministère de !'Éduca-
tion refusa de donner l'autorisation d'utiliser le livre en classe.
Averti par l'un des auteurs, Lenard s'occupa de l'affaire et apprit
par le libraire-éditeur que la raison du refus était que le livre conte-
nait des pensées (ou des idées) de ... Lenard (Lenardsche Gedan-
kengi:inge) - on imagine facilement ce que cela voulait dire. Il est
alors très fâché et écrit à Stark qu'il considère la raison de ce refus
comme une insulte personnelle et lui demande d'intervenir auprès
du ministre. Mais même l'intervention de Stark ne change rien - le
manuel scolaire écrit dans l'esprit de Lenard reste interdit aux
lycéens. C'est d'ailleurs la seule fois où l'entente entre les deux
hommes est temporairement troublée, car Lenard soupçonne Stark
de n'avoir pas agi avec suffisamment de conviction. Il conclut
l'affaire avec une lettre très brusque, la seule où il utilise le Heil
Hitler! dans la formule finale.
Avant de terminer, j'aimerais revenir en arrière pour évoquer les
deux lettres où il est question de la chaire de physique de l'univer-
sité de Strasbourg. Si Stark avait accepté d'aller à Greifswald en
1917, c'était surtout parce que, à cette époque, le passage d'une
Technische Hochschule (école d'ingénieurs) à une véritable univer-
sité était considéré comme une promotion (aujourd'hui, c'est sou-
vent l'inverse). Dès sa nomination à Greifswald, Stark essaya
d'aller ailleurs, et il discuta souvent avec Lenard sur ses chances
d'obtenir une chaire quelque part à l'ouest ou au sud de l' Alle-
magne. Lenard, qui avait beaucoup d'influence en ce temps-là, était
toujours prêt à l'informer et à soutenir éventuellement ses candi-
datures. Dans les lettres échangées en 1918 (dont une partie est
malheureusement perdue), il est aussi question de la situation à
Strasbourg, qui était la suivante.
Depuis 1895, la chaire de physique expérimentale y était occupée
par Ferdinand Braun, le troisième prix Nobel allemand de physique
après Rontgen et Lenard. En 1914, Braun avait fait un voyage à
New York. A cause du blocus anglais, il n'avait pas pu rentrer, et y
était décédé le 20 avril 1918. Comme il était à l'âge de la retraite (il
est mort à 68 ans), il est clair que des discussions sur son éventuel
successeur étaient engagées. Stark était l'un des candidats, et c'était
Lenard qui l'avait proposé. Le 20 mai 1918, un mois après la mort
de Braun, Lenard écrit ceci :
*
* *
*
* *
Il faut d'abord prendre au sérieux les écrits de Hitler: Mein
Kampf, qui date de 1924, et le« deuxième livre», rédigé quatre ans
après mais resté inédit. La confusion du style, l'hétérogénéité du
plan, tous ces défauts d'autodidacte, dont se sont gaussés les
conservateurs cultivés de l'époque et plus tard trop d'universitaires
dédaigneux, ne doivent pas masquer la terrible logique sous-
jacente: une philosophie négative, négatrice, qui ne cesse d'appeler
à une œuvre de destruction. L'auteur lui-même, dessinant le portrait
du grand homme, n'écrit-il pas qu'il doit être à la fois « program-
mateur » et « politique » ?
Or ce qui transparaît entre les lignes, c'est une vision pessimiste
de l'évolution de l'humanité. Pessimisme biologique en premier
lieu, fondé sur l'affirmation répétitive et maniaque d'une « loi éter-
nelle», que les hommes n'auraient cessé de violer. La nature exige
que chaque espèce ne s'accouple qu'avec elle-même; mais les
peuples n'en ont pas tenu compte, pas même l' Aryen supérieur;
conséquence :
169
La science sous le Troisième Reich
chaque fois quel' Aryen a mélangé son sang avec les peuples infé-
rieurs, il en est résulté sa fin en tant que porteur de culture.
*
* *
170
Pierre Ayçoberry
Dès lors, l'histoire en tant que regard sur le passé, la discipline
historique, se voit reléguée au rang de fournisseur d'exemples, et
purement et simplement manipulée. A chaque dirigeant nazi, à cha-
cune des organisations piliers du régime, le soin de se choisir ses
propres modèles ou repoussoirs parmi les individus marquants, les
courants d'idées et les collectivités des siècles passés. Ce qui ne
manque pas d'entraîner des contradictions, reflets tantôt des rivali-
tés d'ambitions, tantôt des changements de stratégie.
Hitler lui-même se borne, dans ses écrits et ses conversations, à
quelques remarques éparses sur la grandeur de Sparte ou de Rome,
du Saint Empire romain germanique, voire de l'Église catholique
(ce qui l'oppose à Rosenberg) : simples ornements rhétoriques, des-
tinés - au même titre que les mots d'origine étrangère, dont il
abuse- à impressionner soit des auditeurs qu'il sent plus cultivés
que lui-même, soit les masses, qu'il méprise. Il faut tout de même
signaler ses références particulièrement nombreuses au roi de
Prusse Frédéric II, surtout après Stalingrad, quand il soupçonne les
généraux de s'abandonner au découragement :
Nous ne devons pas cacher leurs faiblesses, mais il faut surtout devi-
ner par intuition et exposer de toute notre âme ce qu'il y a en eux de
mythique et d'éternel.
*
* *
Ces considérations rétrospectives n'ont rien d'ésotérique. Mais
leur pessimisme brutal les différencie des thèmes pseudo- ou an-his-
toriques présentés au grand public. Goebbels, qui préside à la com-
munication de masse, exprime parfaitement cette différence quand
il déclare à ses subordonnés: « La propagande cesse d'être efficace
quand sa présence devient visible. » L'analyse des textes littéraires,
des films et des spectacles de rue doit donc mettre en évidence non
pas des affirmations dogmatiques comme celles qui précèdent (et
qui ne visent qu'à aviver le fanatisme de gens déjà convaincus),
mais des allusions, des connotations, des traces subtiles provenant
d'une même exploitation du passé.
Il arrive quand même parfois que l'idéologie pointe plus que le
bout de l'oreille ; ainsi dans ces deux phrases, que L. Richard a
dénichées au détour d'un roman de W. Vesper:
Nous vivons déjà dans les générations les plus reculées de nos pères.
Nous ne sommes que le lit du fleuve dans lequel le sang éternel
coule en grondant.
*
* *
Les contemporains - conservateurs allemands, hommes d'État
français - se sont lourdement trompés quand ils n'ont vu en Hitler
175
La science sous le Troisième Reich
qu'un héritier (rassurant pour les uns, inquiétant pour les autres) de
Frédéric II et de Bismarck. Ils ont pris au pied de la lettre des rap-
pels historiques de pur opportunisme comme la cérémonie de Pots-
dam, et négligé ou ridiculisé la nostalgie des temps germaniques et
l'attente messianique d'un Reich millénaire, qui révélaient des pul-
sions autrement redoutables. Ils n'avaient pas entendu le fameux
juriste Carl Schmitt proclamer en janvier 1933: « Aujourd'hui on
peut dire que Hegel est mort. » Admirons par contraste la lucidité
de Max Horkheimer, qui, éclairé sans doute par l'expérience et par
l'exil, écrivait en 1943:
BIBLIOGRAPHIE
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Genèse institutionnelle
du génocide
Jean-Pierre Baud
177
La science sous le Troisième Reich
sion policière et de l'hostilité guerrière («brigands», «scélérats»)
et, chez les seconds, la manifestation de la répulsion physique, et de
l'horreur:« une forme extrême du dégoût, la crainte du contact, qui
se transforme en désir de détruire son objet 2 ». C'est là, très exacte-
ment, qu'on perçoit l'autre monde, ce monde sanitaire - scientifi-
quement et administrativement- où s'inscrit la logique du génocide
et qui le distingue radicalement des massacres de la guerre civile.
De tout temps les hommes en guerre ont parlé d'exterminer l'en-
nemi. Les conventionnels voulaient détruire la Vendée comme les
Romains voulaient détruire Carthage. Ils parlaient d'un incendie ou
d'un volcan qui menaçait la République: ils parlaient du feu de la
guerre. Ce n'est que très exceptionnellement qu'on trouve dans leur
discours l'allusion - fréquente chez les inquisiteurs et les nazis - à
une mesure sanitaire 3 •
Pourtant, le système intellectuel du génocide ne fut pas le fruit
d'une génération spontanée au sein del' Allemagne hitlérienne; et il
n'a pas disparu avec elle. Je vais tenter d'en reconstituer ici la
genèse en conviant le lecteur à prospecter une friche historique au
confluent de l'histoire du droit et de l'histoire des sciences. Mais ce
serait suivre le pire des exemples que d'entreprendre une recherche
sur l'origine de la mécanique institutionnelle du génocide avec
l'intention d'établir un lien de causalité entre tel précédent et les
abominations de l'Allemagne hitlérienne. Il n'y a pas de génocide
originel. Le prétendre conduirait à s'inscrire dans un courant révi-
sionniste plus dangereux que celui qui nie la réalité du génocide
nazi. On trouvera dans mon propos la description d'un précédent
dans l'inquisition médiévale. Il ne faudra y voir que la définition
d'un système d'extermination pouvant se rencontrer à nouveau,
lorsqu'une mécanique institutionnelle se met au service d'un fan-
tasme semblable (l'amputation thérapeutique de l'être collectif).
Mais il faudra éviter d'en déduire, comme on l'a fait à propos de la
guerre de Vendée, que nous trouverions là l'origine du « cancer
idéologique » produisant des métastases telles que « le génocide
arménien, l'holocauste hitlérien, le goulag soviétique 4 », etc. En
effet, cela reviendrait à affirmer qu'un premier génocide fut un mal
originel expliquant et, en un certain sens, excusant partiellement les
exterminations postérieures.
2. B. Müller-Hill, Science nazie, Science de mort, Paris, Odile Jacob, 1989, p. 103.
3. Une exception se trouve, parmi les textes cités par Reynald Secher (op. cit.), dans le
très violent discours de Barère : une allusion au « charbon politique qui dévore le cœur de
la République». Il n'est d'ailleurs pas tout à fait certain que Barère ait voulu parler de la
maladie. Compte tenu du reste de son discours, où il n'est question que du feu ( « volcan »,
« incendie »), il n'est pas impossible que Barère ait voulu faire référence au combustible.
4. P. Chaunu, L'Historien dans tous ses états, Paris, Perrin, 1984, p. 10.
178
Jean-Pierre Baud
Il faut surtout éviter, pour désigner un phénomène social, de par-
ler d'un mal semblable à une maladie. Tous ceux, et ils sont légion,
qui ont parlé de« peste», de« choléra», de« gangrène», de« can-
cer » et, depuis peu, de « sida » pour dénoncer un défaut de la
société, tous ceux-là ont entretenu inconsciemment l'idée majeure
du nazisme. Car ce qui est au cœur du mécanisme intellectuel qui
conduit à concevoir le génocide, et du système institutionnel qui le
réalise, est justement l'intervention du concept de maladie pour
définir ce qui menace l'être collectif. Comme nous allons le voir,
les savants nazis ont abondamment traité de la gangrène ou de la
tumeur cancéreuse dont il fallait débarrasser le peuple allemand. Tel
est bien le concept qui, au carrefour du juridique et du scientifique,
peut donner naissance au système institutionnel du génocide.
Le génocide est le produit de la rencontre de deux facteurs, ren-
contre qui ne s'est réalisée parfaitement que deux fois dans l'his-
toire occidentale, dont une fois dans l'Allemagne nazie :
- il faut d'abord un système de légalité scientifique dominé par
une théologie, à entendre comme une discipline qui développe une
érudition à partir d'un certain nombre de dogmes;
- il faut aussi que cette police du monde des sciences soit présen-
tée comme destinée à défendre ce qu'on peut appeler l'être collectif,
c'est-à-dire une réalité non seulement intellectuelle, mais encore
corporelle, regroupant les individus appartenant à une communauté
humaine.
Si l'on compare la légalité scientifique médiévale à celle de l' Al-
lemagne nazie, on aperçoit dans les deux cas un monde des sciences
dominé par une théologie fonctionnant comme un système défensif
de l'être collectif et pouvant conduire au génocide, l'originalité du
système nazi se limitant à une transcription médicale du pouvoir
théologique et à une définition raciale de la défense physique de
l'être collectif.
5. R. Jay-Lifton, Les Médecins nazis, Paris, Laffont, 1989, p. 42: « Si nous n'avons
plus la force de nous battre pour notre santé, nous n'aurons plus le droit de vivre dans
ce monde de lutte incessante. » Notons à ce propos la signification littérale du cri Heil
Hitler! : « Que Hitler soit en bonne santé ! » Dans la transcription médicale de la théologie
du pouvoir, le prince n'est plus un saint, il est sain.
180
Jean-Pierre Baud
sciences universitaires, après ce que nous appelons l' « enseigne-
ment secondaire » ; une médecine qui avait été oubliée dans la
représentation picturale du monde savant, faite au x1ve siècle en
l'église florentine de Sainte-Marie-Nouvelle alors que la théologie y
occupait cinq des quatorze chaires.
Pourtant, le pouvoir théologique faisait le lit du pouvoir médical.
Ce serait un divertissement érudit que de relever, dans la littérature
évangélique, apostolique et patristique, tous les passages où le rôle
spirituel du clergé est assimilé à une profession de santé, identifica-
tion expliquant la circulation au x1e siècle d'un manuel à l'usage des
confesseurs intitulé Le Correcteur ou le Médecin 6 •
Passant des soins de l'âme à ceux du corps, il faut encore ajouter
l'utilisation de la religion dans le cadre de la thérapeutique du corps.
Il n'est pas d'une grande originalité de relever que les soins du
corps (alimentation, hygiène, thérapeutique) ont toujours laissé
apparaître une concurrence-coopération entre la religion et la méde-
cine. Dans le contexte occidental, le phénomène laisse entrevoir au
chercheur autre chose que ce qui peut avoir été écrit sur la fonction
thérapeutique de l'exorcisme (entre autres dans la littérature concer-
nant le magnétisme de Mesmer). Il existe encore quelques belles
friches. Il faudrait, par exemple, en partant des remarquables
recherches d'Aline Rousselle sur la foi en Gaule dans l' Antiquité
tardive et de celles que Brigitte Caulier a consacrées aux liens entre
l'eau et le sacré 7, étudier comment les pratiques médico-religieuses
autour des sources annonçaient la localisation territoriale du miracle
chrétien, mais aussi l'évidente présence d'une ferveur religieuse
dans le thermalisme (culte des sources et rite de pèlerinage). Il fau-
drait aussi faire l'historique du sacrement de l'onction des malades
dans ses rapports avec la thérapeutique médicale, pour voir com-
ment une pratique sacramentelle, présentée par saint Jacques
comme devant soulager d'abord les maux corporels, est devenue,
dans l'usage commun, l'extrême-onction, c'est-à-dire un sacrement
ayant la réputation erronée, du fait d'une confusion avec le saint
viatique, de n'être que le sacrement de l'âme, quand il n'y a plus
d'espoir pour le corps 8.
En donnant au mot sa plus large acception, on peut dire qu'une
certaine biologie est au cœur des relations entre l'homme et la
181
La science sous le Troisième Reich
science, biologie à entendre comme une science globale, incluant
dans la connaissance de la vie sa préservation et la révélation de son
avenir. Une telle biologie est, dans le système médiéval de légalité
scientifique, le point commun entre l'illégal et le légal, et aussi, au
sein de celui-ci, entre la première et la dernière des sciences. On la
rencontre aussi bien dans la divination et la thérapeutique empirico-
magique de la culture populaire («livres des secrets » du genre
Grand Albert) que dans la théologie et la médecine. Ainsi, la pro-
motion moderne de la médecine au sein des sciences officielles
n'est pas une révolution scientifique. Ce n'est qu'une des consé-
quences de la formidable révolution politique qui, à partir du
x1v• siècle, mit un terme à cette première expérience du totalita-
risme que fut la théocratie pontificale.
182
Jean-Pierre Baud
indispensable aux bons bergers 10 qui donnera un jour la santé
publique.
Si les relations privilégiées entretenues par l'État, entre le xv1eet
le xvme siècle, avec les sciences médicales (médecine, chirurgie,
pharmacie, chimie et sciences naturelles) ont contribué à asseoir la
puissance étatique, elles ont aussi institué le pouvoir médical. Le
fameux Avis au peuple sur sa santé (Liège, 1763) du médecin
Simon-André Tissot est un titre qui indique, derrière la science de
l'expert, la conscience d'exercer un pouvoir légitime: une ordon-
nance médicale destinée à l'ensemble d'une population.
Par là, on débusque l'hygiénisme, cette parfaite expression du
pouvoir médical. L'hygiénisme n'est pas totalement étranger à l'his-
toire des sciences, mais il appartient d'abord à l'histoire du droit. Si
le progrès des sciences médicales explique en partie son apparition,
et aussi sa décadence, son histoire n'est pourtant pas liée ontologi-
quement à la révélation de telle ou telle découverte. L'hygiénisme
existe, quel que soit l'état d'avancement des sciences médicales,
lorsque des médecins s'estiment en droit de dépasser la relation
médicale traditionnellement individualisée (avec tel patient) pour
atteindre le diagnostic, le pronostic et la thérapeutique collectifs 11•
Si l'on ajoute aux prétentions des aliénistes le programme des hy-
giénistes, on découvre que la médecine du x1xesiècle avait déclaré
sa candidature à la domination du monde du savoir, tout en s' asso-
ciant étroitement à l'exercice du pouvoir administratif. Les préten-
tions littéraires d'un Louis Lélut ou d'un Jacques Moreau de Tours
démontraient que le premier aliéniste venu se croyait en droit de
déclarer fou Pascal ou Socrate, entreprise qui signifiait clairement
que la médecine pensait devoir occuper, au sein du monde du
savoir, la place qui avait été celle de la théologie dans l'ordonnance
intellectuelle médiévale 12• Quant au programme hygiéniste - dont il
ne faut pas oublier qu'il était présenté avec insistance comme étant
à la fois d'hygiène morale et physique, voire d'hygiène politique ! -,
il ne proposait pas moins que d'adapter les êtres et les choses à la
10. Sur la réalité du savoir vétérinaire des bergers, le document essentiel est Le Bon
Berger de Jehan de Brie, Paris, Liseux, 1879 (écrit en 1379).
11. Annales d'hygiène publique, I, 1829, prospectus: « La médecine n'a pas seulement
pour objet d'étudier et de guérir les maladies, elle a des rapports intimes avec l' organi-
sation sociale ; quelquefois elle aide le législateur dans la confection des lois, souvent
elle aide le magistrat dans leur application, et toujours elle veille, avec l'administration,
au maintien de la santé publique. »
12. L.-F. Lélut, Le Démon de Socrate, Paris, 1836, et L'Amulette de Pascal, Paris,
1846; J. Moreau de Tours, La Psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie
de l'histoire, Paris, 1859; réponse de E. Pelletan à Lélut dans La Presse (21 décembre
1846): « Nous abandonnons volontiers le corps de Pascal à l'autopsie des médecins, mais
nous ne leur abandonnons pas son intelligence. »
183
La science sous le Troisième Reich
société industrielle grâce à une législation et à une réglementation
administrative dont il était l'inspirateur. Dominant le monde des
sciences et des lettres, le médecin se serait présenté en outre comme
l'expert quasi exclusif auprès du pouvoir politique, reléguant à une
position subalterne le prêtre, le juriste et l'ingénieur.
Laissons à l'histoire sociale le soin de décrire comment, mis pro-
gressivement à l'écart des instances consultatives, les médecins,
après avoir été tentés de s'affirmer dans la société politique par la
voie électorale 13, se sont finalement répartis, peut-être par dépit, en
libéraux jouant la carte de l'insertion dans une bourgeoisie parfois
aisée et en hospitalo-universitaires exerçant, dans le microcosme
hospitalier, un pouvoir en forme d'archétype. Laissons encore aux
historiens des sciences le soin de montrer le rôle qu'a joué la méde-
cine pasteurienne dans la disparition de l'hygiénisme, ou dans sa
mutation 14• Et, nous limitant à ce qui, là-dedans, est institutionnel, il
nous faut reconnaître qu'à la fin du x1xesiècle les médecins n'ont
pas pris le pouvoir, mais que la médecine l'a emporté. Cette distinc-
tion signifie que la langue du pouvoirs' est nourrie, dans le courant
du x1xesiècle, d'un vocabulaire médical laissant entendre que cer-
taines mesures politiques et administratives ne devaient pas être
soumises à des considérations juridiques, morales ou religieuses
quand il en allait de la survie d'une collectivité humaine: une
mesure de défense sanitaire devrait toujours être de légitime
défense. Tel est, en ce qui concerne la présente étude, le résultat le
plus important de la promotion institutionnelle des sciences médi-
cales : que le langage politique de la fin du x1xesiècle ait été envahi
par le thème de la dégénérescence 15• Il y a dans ce discours sur la
dégénérescence quelque chose qui cherche à s'exprimer, et qui
conduit au génocide quand ça s'exprime.
L'avancée des sciences médicales fut, dans les pays autres que
l'Allemagne nazie, une victoire incomplète. Il fallait, pour que le
monde médical puisse prétendre à une hégémonie scientifique, qu'il
puisse fournir une nouvelle théologie. La déontologie médicale, qui,
jusqu'au procès de Nuremberg, était essentiellement, au-delà d'une
13. J. Léonard, La Médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier, 1981,
p. 187-235.
14. Voir sur ce point B. Latour, Les Microbes, Guerre et paix, Paris, A.-M. Métailié,
1984.
15. A.-M. Moulin, « La biologie s'en mêle», L'Histoire, LXXVI, 1985, p. 100-103.
184
Jean-Pierre Baud
référence culturelle à l' Antiquité grecque, un mélange de doctrine
chrétienne et de (fortes) préoccupations corporatistes, ne pouvait
remplir cette fonction 16 • Les États modernes pratiquaient une reli-
gion, le patriotisme, qu'on pouvait déceler derrière une religion
d'État ou dans les sacralités d'un culte des morts, religion dont on a
tenté d'exprimer quelques dogmes du genre « la France pays du
droit» ou« la mission civilisatrice de la France», articles de foi qui,
malgré leur récurrence, n'ont pas fait l'objet de profondes analyses.
C'est que le patriotisme est d'autant plus efficace qu'on ne
l'explique pas : ça fonctionne liturgiquement, à coup de stimuli
(musique, invocations, emblèmes). Même au temps de la Revanche,
l'opinion dominante était qu'il était« vain et sacrilège» de parler
de cet « instinct sublime» 17 • Dans un système de légalité scienti-
fique, une théologie ne peut prétendre qu'à la première place, sauf à
se perdre, ô ironie, parmi les sciences humaines ! Contredits scienti-
fiquement par le pasteurisme, entravés administrativement par la
promotion des ingénieurs et des architectes-urbanistes, ainsi que par
le retour en force des juristes (qui leur prennent la criminologie, la
science pénitentiaire, et s'installent dans l'administration de la
santé), les hygiénistes, dont la raison d'être était le pouvoir sur les
populations, n'avaient au début du siècle d'autre espoir de survie
que le racisme. L'hygiénisme devait devenir racial ou ne plus être.
Il est d'usage d'accompagner l'évocation des médecins nazis de
signes typographiques - du genre: « médecins (?!) » - destinés à
faire partager la plus intense stupéfaction 18 • C'est ne pas com-
prendre que la médecine est au cœur du système nazi, du fait de la
rencontre de l'hygiénisme et du racisme, laquelle a donné cet hygié-
nisme racial qui explique toute l' œuvre de la médecine nazie 19 • De
même que l'hygiéniste du x1xesiècle avait besoin de l'administra-
tion pour détruire les miasmes qui menaçaient la santé publique, de
la même façon le médecin nazi a eu besoin de l'administration hit-
lérienne pour mettre en œuvre sa thérapeutique de la race : stérilisa-
tion, euthanasie et génocide. Le système nazi fut le résultat, à la
fois, de la prise du pouvoir politique par le parti hitlérien et de la
prise du pouvoir scientifique par les disciplines médicales.
Il est maintenant démontré que les théories racistes, les pro-
grammes d'eugénisme, et même d'euthanasie, avaient touché la
plupart des pays occidentaux 20 • Ce qu'il y eut en plus dans l'Alle-
16. J.-R. Debray, Le Malade et son médecin, Paris, Flammarion, 1965, p. 10.
17. C. Bouglé, in La Grande Encyclopédie, art. « Patrie ».
18. F. de Fontette, Le Racisme, Paris, PUF, « Que sais-je?», p. 88.
19. R. Jay-Lifton, op. çit., p. 40-50 et 515-518.
20. C. Ambroselli, L'Ethique médicale, Paris, PUF, « Que sais-je?», p. 45-56.
185
La science sous le Troisième Reich
magne nazie, ce fut, outre la conscience d'appartenir à une race
supérieure, l'installation d'un réel système de légalité scientifique.
C'est ce qu'on peut déceler dans les analyses de Benno Müller-
Hill21établissant que Hitler s'était contenté de « créer, dans un pre-
mier temps, le simple cadre général - et non pas le plan détaillé -
qui permettait de mener à bien l'extermination totale des "diffé-
rents", la solution finale». Ce« cadre général» n'était rien d'autre
qu'un système parfait de légalité scientifique, le seul qui ait été réa-
lisé depuis la disparition de l'ordonnance médiévale du savoir.
Benno Müller-Hill fait remarquer que« la tentative du professeur
Heidegger de devenir le premier philosophe du national-socialisme
était d'emblée vouée à l'échec», parce qu'il revenait aux médecins
formés à l'anthropologie et aux psychiatres biologistes d'être les
« théologiens du culte de l'extermination » : « La blouse blanche
était leur soutane» 22 • Des théologiens? Évidemment, puisqu'il
s'agissait de rappeler inlassablement le dogme de l'existence d'une
réalité aryenne autre que linguistique.
Sous la domination de cette théologie définie par la médecine
anthropologique et psychiatrique, venait se ranger la philosophie,
avec en particulier une morale transcrite de l'œuvre d'Alfred
Rosenberg : le bien est ce qui est bon pour la race nordique, le mal
est ce qui lui nuit. S'inspirant de cette théologie et de cette morale,
la médecine ordinaire appliquait le programme de stérilisation,
d'euthanasie et de génocide, lequel - on ne le rappellera jamais
assez - a fonctionné, dans les camps de la mort, comme une procé-
dure soumise en permanence au contrôle médical. Puis les juristes
étaient conviés à faire fonctionner, en tant que juges (un juriste
contre deux médecins) et avocats, des tribunaux de santé chargés
de prononcer des « condamnations-diagnostics » pour les cas rele-
vant de la stérilisation. Enfin, les sciences physico-chimiques et la
technologie industrielle devaient donner au Reich la puissance
matérielle que nécessitait sa politique raciale.
Depuis que l'ordre intellectuel médiéval était entré en décadence,
on percevait dans les institutions scientifiques des États modernes
trois domaines privilégiés: la médecine, le droit et la technologie
industrielle. Cette domination tricéphale ne permettait pas d'instal-
ler un système de légalité scientifique comparable à l'empire théo-
logique médiéval. Quelque chose s'était dessiné, au x1xesiècle,
lorsque les hygiénistes avaient prétendu être les experts types de la
186
Jean-Pierre Baud
société industrielle, à la fois médecins, juristes et ingénieurs 23 •
Mais, si les hygiénistes purent se féliciter de nombreuses réalisa-
tions sanitaires et urbanistiques, leur volonté de pouvoir fut en
revanche déçue partout où ils ne parvinrent pas à se transformer en
hygiénistes de la race, c'est-à-dire en médecins de cet être collectif
que l'on croyait enfin identifiable, mesurable et susceptible de faire
l'objet de diagnostic, pronostic et thérapeutique.
187
La science sous le Troisième Reich
créée pour représenter un corps mystique sur la scène juridique. En
effet, la personne morale est un être façonné par l'homme pour être
mis à son service, alors que le corps mystique a été voulu par une
puissance transcendante : ce sont les hommes qui sont à son service.
Notons aussi que le corps mystique, qui existe réellement pour ceux
qui adhèrent à une croyance religieuse, et parfois étatique, s'il ne
peut évidemment pas être scientifiquement décrit au regard de
l'acception moderne de la science, peut cependant faire l'objet
d'une érudition spécialisée, qualifiée de« science» dans le contexte
d'un ordre scientifique dominé par une théologie.
On a aussi, de tout temps, cru entrevoir l'être collectif dans une
réalité sensible, qu'on a d'abord appelée le sang et qu'on a pu
ensuite nommer famille, tribu, peuple ou race, sans faire disparaître
l'ancienne désignation. Avec le sang ou la race nous sommes en
face de quelque chose qui peut faire l'objet d'une approche scienti-
fique de type expérimental (mensurations, analyses, etc.). Mais,
comme il s'agit de quelque chose qui touche de près à l'essence de
la vie, le sang est empreint d'une sacralité primitive faisant en parti-
culier intervenir la notion de pureté. Quand l'irrationel est aussi inti-
mement lié à ce qui peut être scientifiquement étudié, on a les
éléments pour que se constitue une théologie, condition indispen-
sable pour que s'établisse un système de légalité scientifique suffi-
samment solide pour conduire au génocide.
Nous allons voir que, tant dans le sytème de répression inquisito-
rial25 que dans celui del' Allemagne nazie, l'objectif visé était la
défense de l'être collectif, les deux systèmes ne se distinguant que
par l'identification de celui-ci : théologique chez les inquisiteurs,
médicale chez les nazis. Ce qui donne, d'une part, un système
défensif judiciaire à participation médicale et, d'autre part, un sys-
tème défensif médical à participation judiciaire.
188
Jean-Pierre Baud
minabilis, secta detestabilis, exsecrandi errores et, pour couronner
le tout, haeretica pestis 26 • L'hérésie est une peste, un mal qui
attaque le corps mystique et qui nécessite des mesures thérapeu-
tiques radicales. L'hérésie est une notion générique désignant en fait
un amalgame composé d'hérésie proprement dite, de judaïsme,
d'islam et de sorcellerie. La répression qui a frappé cet ensemble
doit être qualifiée de génocide, quel que soit le nombre des vic-
times, si on rencontre les trois éléments suivants:
a) l'existence d'un peuple maudit;
b) une étude scientifique de la population menaçant le corps mys-
tique;
c) l'affirmation de la nécessité d'une intervention de type chirur-
gical.
a) Le peuple maudit
On ne peut pas trouver une unité chez les persécutés au sens de
l'ethnologie moderne. La question n'est pas là, puisqu'il s'agit de
définir ce par rapport à quoi ils sont distingués : le peuple de Dieu,
lequel n'a pas plus d'homogénéité ethnique que celui des persé-
cutés.
Il serait tentant de dire que les êtres collectifs envisagés dans le
cadre de la persécution de la sorcellerie étaient des corps mystiques,
alors que le contexte du génocide nazi fut celui d'une croyance dans
une réalité biologique : les races et leur hiérarchie. En fait, il faut se
méfier d'une distinction aussi tranchée. La doctrine catholique a
toujours affirmé que le corps mystique dans la chrétienté allait plus
loin que l'union purement morale d'un corps social; de nos jours,
on fait état de certaines interprétations accréditant l'idée d'une
« union physique 27 ». On a été plus explicite. Il y avait bien quelque
chose de physique dans le corps mystique de l'Église médiévale,
que l'on soupçonne dans le culte des reliques et qui s'est exprimé
au moins une fois, lorsque Victrice de Rouen expliqua, à la fin du
ive siècle, l'effet thérapeutique du contact avec les reliques par le
fait que les fidèles, les saints et le Christ formaient un seul corps et
un seul sang 28 •
Le peuple maudit, celui des sorciers et assimilés, se présente aussi
comme une réalité physique. Si l'on considère le titre qui s'est
imposé, dans l'hiver 1486-1487, comme le maître livre en matière
189
La science sous le Troisième Reich
de répression de la sorcellerie, on constate que le Marteau des sor-
cières de Sprenger et Institor fait beaucoup moins cas de l'adhésion
mystique par le pacte satanique que de la multiplication génétique
des sorciers et sorcières du fait de l'intervention des démons
incubes (mâles) et succubes (femelles). On y rencontre même, s'ap-
puyant sur la haute autorité de Thomas d'Aquin, de longs dévelop-
pements sur ce qu'on appellerait maintenant la « procréation
assistée » : prélèvement de sperme par un succube et insémination
par un incube. Sprenger et lnstitor précisent d'ailleurs que l'on doit
aux relations sexuelles avec les démons et à la consécration sata-
nique des nouveau-nés la multiplication des sorciers à l'époque où
ils ont entrepris leur œuvre judiciaire et littéraire 29 • Ils savent que là
est le véritable danger pour la chrétienté. Ne répète-t-on pas depuis
des siècles que les Huns naquirent de l'accouplement d'humains
avec les démons, et que des monstres de ce genre peupleraient
entièrement une île de Méditerranée 30 ? Aux xve et xv1esiècles, le
thème de l'envahissement de la société chrétienne par les sorciers
et leurs assimilés sera constant, ainsi que celui de l'urgence d'une
solution, qui pourrait déjà s'appeler la« solution finale».
190
Jean-Pierre Baud
191
La science sous le Troisième Reich
manie des sorciers : « Il faut appliquer les cautères et fers chauds et
couper les parties putréfiées. » Que le sauvetage du corps mystique
exige une amputation, c'est encore ce que dit Alexandre VI
lorsqu'il traite Savonarole de« membre pourri», et c'est une pensée
de ce genre qui souffle à Bernard de Luxembourg l'idée selon
laquelle exécuter un hérétique, c'est arracher un« vice pestiféré 34 ».
On retrouvera un jour le même vocabulaire chez les théoriciens
nazis du génocide.
*
* *
Nous avons vu comment le pouvoir religieux avait annoncé le
pouvoir médical. Nous en avons ici une illustration, avec une antici-
pation sur l'hygiénisme racial. Pourtant, ce sont les médecins qui
contribuèrent le plus à ce qu'on mette fin aux procès de sorcellerie.
Illustrant le fait que l'engagement du sorcier ou de la sorcière était
d'abord de nature corporelle, la littérature et la jurisprudence
répressive faisaient grand état du stigma diaboli, ce point du corps
devenu insensible parce que Satan l'avait touché pour estampiller
son sectateur. Les juges ecclésiastiques demandaient donc à un chi-
rurgien de piquer tout le corps jusqu'à ce qu'il découvre le punctum
diabolicum 35 • Réalité corporelle, la sorcellerie était donc avouée par
le corps lui-même: en approfondissant cette idée, on trouve dans la
torture la signification du corps contraint à confirmer par la bouche
ce qu'il a déjà avoué par son insensibilité locale.
Mais, collaboratrices des juges, les professions de santé devinrent
en fait l'autorité qui attaqua de front le principe d'une telle répres-
sion. Le mouvement fut inauguré au milieu du xv1•siècle par le
médecin rhénan Jean Wier, identifiant les tromperies et les maladies
mentales interprétées comme des faits de sorcellerie. Jean Bodin lui
répondit en 1580 avec sa Démonomanie des sorciers, mais il y avait
dans le vocabulaire utilisé par ce juriste l'indice de la victoire médi-
cale: la démonomanie sera un siècle plus tard l'une des rubriques
classiques de la nosologie psychiatrique. Victoire de la science sur
le fanatisme? Non : tentative de mise en place d'une nouvelle léga-
lité scientifique, pouvant elle-même conduire à cette amputation de
l'être collectif appelée génocide.
192
Jean-Pierre Baud
193
La, science sous le Troisième Reich
y trouve aussi une signification religieuse en ce que le rôle des races
dans l'histoire des hommes a été perçu comme devant remplacer
celui de la volonté divine. Un argument pour la pensée anti-cléri-
cale37? Peut-être. Mais surtout de quoi fonder à la fois une religion
et une science de l'être collectif.
Le médecin nazi est un médecin du peuple ; pas de cet ensemble
d'individus qui relève d'une administration sanitaire, mais d'un être
collectif individualisé, le Volk, d'un être possédant un corps, le
Volkskorper. Pour le médecin nazi, le concept de la guérison est
celui de la guérison totale, la guérison du Volk par tous les moyens
thérapeutiques, même par l'intervention chirurgicale pratiquée sur
le Volkskorper 38 •
Dans un tel contexte, les juristes ne pouvaient être qu'une force
d'appoint, apportant leur concours à l'ordre policier et simplement
tolérés dans ces tribunaux de santé dont la désignation indiquait
qu'il ne s'agissait pas d'un lieu pour les hommes de loi. Les méde-
cins estimaient d'ailleurs que la présence des juristes ôtait de l'effi-
cacité à ces juridictions : les tribunaux de santé auraient fonctionné
beaucoup plus efficacement sans ce que les médecins-juges appe-
laient le « sabotage » des hommes de loi 39.
Désormais, tout était en place pour le génocide. Une nouvelle
légalité scientifique était là pour conférer au savant nazi innocence
et bienfaisance dans l'exécution d'une mission semblable à celle qui
avait été confiée à l'inquisiteur: sauver chirurgicalement l'être col-
lectif par amputation des populations malfaisantes. Il suffisait alors
au médecin nazi d'effacer la dernière trace de l'ancienne légalité
théologique en faisant disparaître ce qui subsistait de charité chré-
tienne dans sa déontologie : il était mauvais pour la santé du Volk de
soigner les faibles. En revanche, pour ce docteur Klein, qui supervi-
sait des exécutions massives, l'éthique hippocratique pouvait être
transposée :
Mon serment d'Hippocrate me dit de faire l'ablation d'un appendice
gangréneux d'un corps humain. Les Juifs sont l'appendice gangré-
neux de l'humanité. C'est pourquoi j'en fais l'ablation 40 •
194
Jean-Pierre Baud
*
* *
Ne survivant qu'à titre de curiosité dans les États des USA qui
condamnent l'enseignement de l'évolutionnisme, la légalité scienti-
fique médiévale n'a pas pu surmonter ses défaites sur le terrain de
l'origine du monde. Depuis, le théologien adapte modestement son
discours à l'évolution de la science expérimentale. Les croyances
religieuses du savant sont devenues une affaire de conscience, et
presque de vie privée.
L'énorme succès, depuis le xv1esiècle, du thème littéraire du
savant fou, représenté d'abord par Faust puis par le médecin abo-
minable (le docteur Frankenstein et ses successeurs), montre ce que
fut la formidable angoisse de l'Occident quand il découvrit que la
science pouvait ne plus être gouvernée par une théologie. L'État
pouvait-il remplacer l'Église dans l'orientation de la science vers
une défense de l'être collectif? Encore fallait-il qu'il soit capable
de mettre à la tête de celle-ci quelque chose qui lui serve de théolo-
gie. Pour l'Allemagne nazie, ce quelque chose ne pouvait être que
l 'hygiénisme racial.
La suite est connue, entre autres la réaction du monde médical,
qui a accepté de fonder une nouvelle déontologie sur la base du
Code de Nuremberg de 194741 • Or qu'est-ce que le Code de Nurem-
berg? Dans un parlement d' Ancien Régime, on l'aurait appelé un
arrêt de règlement: constatant l'insuffisance de la législation, une
juridiction décide de fixer le droit. La décision du tribunal militaire
américain - qui, quoique militaire, était dominé par des juristes - a
une grande signification dans l'optique de l'histoire de la légalité
scientifique : il s'agit en fait d'une tentative des juristes pour établir
un système moderne de légalité scientifique. Dans la légalité scien-
tifique médiévale, les juristes traduisaient en règles applicables les
préceptes de la théologie chrétienne. Dans le système issu du Code
de Nuremberg, la référence suprême est celle des Droits de
l'homme, ces Droits de l'homme qui, sous de nombreux aspects,
font figure de théologie. Mais, s'il semble avéré qu'il faille une
théologie pour gouverner la science, disons, en transposant une for-
mule célèbre, que c'est la pire ... à l'exclusion de toutes les autres.
197
La science sous le Troisième Reich
La biologie constituait pour tous le pilier central sur lequel repo-
sait la conception nazie de l'homme. Dans Les Fondements
biologiques de la raciologie et de l'eugénisme, l'anthropologue
H. Weinert ( 1887-1967) jugeait que la biologie formait la « pièce
centrale de la conception du monde national-socialiste» et que, de
toutes les disciplines biologiques, l'anthropologie, « avec l 'exploi-
tation pratique de la raciologie et de l'eugénisme, occupait la place
centrale 4 ». Nombreux furent les raciologues et eugénistes à célé-
brer l'avènement du nouveau régime. Dès 1931, l'eugéniste et
généticien humain F. Lenz (1887-1976) déclarait, dans la nouvelle
édition du «Baur-Fischer-Lenz», le plus célèbre manuel de bio-
anthropologie de la période weimarienne, que le national-socia-
lisme pouvait être considéré comme une « biologie appliquée, une
raciologie appliquée 5 ». Le slogan fut ensuite repris par les hauts
dignitaires du régime. L'anthropologue munichois Mollison (1874-
1952), directeur du plus ancien institut d'anthropologie en Alle-
magne, constatait en 1934 :
La nouvelle conception du monde de notre Peuple a permis que des
résultats de la recherche scientifique, qui étaient soit indifférents soit
une source d'exaspération pour les régimes précédents, aient été
appliqués 6.
198
Benoît Massin
En 1943, au moment où les internements, les stérilisations et les
exterminations de Juifs, de Tziganes, de criminels et d' « asociaux »
«biologiques», de handicapés mentaux et d'homosexuels battaient
leur plein, le tout sous les recommandations, le contrôle ou avec
l'assistance des médecins, psychiatres, généticiens eugénistes et
anthropologues, le professeur E. Fischer, leader de l'anthropologie
biologique en Allemagne, constatait :
C'est une chance rare et toute particulière, pour une recherche en soi
théorique, que d'intervenir à une époque où l'idéologie la plus
répandue l'accueille avec reconnaissance et, mieux, où ses résultats
pratiques sont immédiatement acceptés et utilisés comme fondement
des mesures prises par l'État 9.
tout se passe comme si, par honte ou par peur d'être raciste, l'Occi-
dent ne veut plus l'avoir jamais été, et délègue à des figures
mineures la fonction de boucs émissaires 10•
199
La science sous le Troisième Reich
scientifiques avaient pu dire ou faire de répréhensible entre 1933 et
1945 leur avait été dicté par les circonstances de la vie de tous les
jours sous un régime totalitaire. La science sortait exempte, « vic-
time», d'une idéologie qui l'avait falsifiée. Par exemple, l'anthro-
pologue Wilhelm E. Mühlmann, auteur de la principale histoire de
l'anthropologie, en Allemagne, après 1945 12, tend à disculper sa
discipline de toute compromission avec l'idéologie et les actes du
régime national-socialiste. Son argumentation peut se résumer en
deux points :
1) A ses yeux, le racisme formant le noyau de l'idéologie natio-
nal-socialiste était
200
Benoît Massin
phique, sur une déclaration de 1943 du directeur de l'office de la
politique raciale du NSDAP:
L'émergence d'une conscience ethno-raciste (rassisch-volkische
Denkweise) ne résulte pas des découvertes des sciences biologiques.
La biologie et l'anthropologie des dernières décennies ne peuvent
revendiquer le mérite d'avoir éveillé la nouvelle conception du
monde de notre mouvement 14 •
201
La science sous le Troisième Reich
à notre connaissance, il n'y eut pas un seul anthropologue en Alle-
magne qui se dressa, en paroles ou en écrits, contre l'idéologie
raciale du national-socialisme. Au contraire! Les anthropologues
les plus éminents de leur discipline fournirent une justification
scientifique à la folie raciste du national-socialisme 19•
202
Benoît Massin
en activité dans les années 30, une demi-douzaine seulement émi-
grèrent, résistèrent ou furent persécutés par le régime. Si l'on réunit
les informations éparses, six 22 seulement durent quitter l' Alle-
magne, dont quatre en raison de leurs origines juives qui les dépos-
sédaient du droit d'enseigner en université: F. Weidenreich,
H. W. K. Friedenthal, H. Poli et Stephanie Oppenheim-Martin
(loi du 7 avril 1933). Deux durent émigrer à cause de leur femme:
W. Brandt et H. Münter. Il semblerait donc qu'aucun anthropologue
allemand n'émigra pour opposition politique directe, ce qui est
assez symptomatique de l'état d'esprit politique de cette corpora-
tion scientifique.
Les persécutions et exclusions furent également assez limitées
chez les anthropologues raciaux restés sur place, et à peu près aussi
rares que les cas de résistance. Le cas le plus célèbre est celui de
Karl Saller, disciple de R. Martin et alors Privat-Dozent à l'univer-
sité de Gottingen. K. Saller s'était élevé avec véhémence contre le
nordicisme de H.F. K. Günther avant 1933; il avait tenté d'y
opposer la contre-idéologie d'une « race allemande». K. Saller
appartenait au courant volkisch, probablement proche des natio-
naux-bolchevistes comme son ami Merkenschlager 23, et se récla-
mait de Moeller Van den Bruck 24 • De 1933 à 1935, il continua à
célébrer la « race allemande » et sa conception « dynamique » de la
race dans ses cours et ses ouvrages. Deux des livres de Saller
(La Voie de la race allemande et Biologie du corps ethnique alle-
mand, 1934) ainsi que les deux autres qu'il écrivit avec le botaniste
Merkenschlager (Offnet, 1934, et Vzneta, 1935) furent interdits. Sal-
ler fut finalement dépossédé de son droit d'enseigner en 1935 après
plusieurs campagnes de la presse nordiciste et nazie. Il termina son
cours en s'exclamant une dernière fois:« Vive la race allemande en
22. De ces six scientifiques, cinq seulement peuvent véritablement être considérés
comme anthropologues. Heinrich Poli, bien que membre de la Société allemande d'anthro-
pologie physique, est plutôt un généticien et un anatomiste qu'un anthropologue.
23. La lettre de la Gestapo signalant l'interdiction du livre Vineta (1935) à la maison
d'édition parle de « tendances national-bolchevistes camouflées» (cité in Saller, 1961,
p. 61). Le national-bolchevisme était l'un des multiples courants de la nébuleuse« révolu-
tion conservatrice» dont est issu le nazisme. Par anti-libéralisme et anti-occidentalisme,
les nationaux-bolchevistes s'alliaient avec le bolchevisme slave pour défendre les valeurs
nationales allemandes (L. Dupeux, National-Bolchevisme. Stratégie communiste et dyna-
mique conservatrice, Paris, Honoré Champion, 1979). Son principal représentant, E. Nie-
kisch, fut envoyé en camp de concentration sous le Troisième Reich. A. Mohler (1989,
p. 467) range d'ailleurs Saller parmi les auteurs «nationaux-bolchevistes» de la« révolu-
tion conservatrice».
24. Sur les idées du «jeune-conservateur» Moeller Van den Bruck, auteur de :
« Le style prussien» (1916) et« Le III• Reich» (1923), voir D. Goeldel, A. M. v.d. B.
( 1876-1925). Un nationaliste contre la Révolution, Francfort, Peter Lang, 1984; F. Stern,
The Politics of Cultural Despair, 1974; J. P. Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann,
1972.
203
La science sous le Troisième Reich
mouvement 25 ! » Il se retira ensuite de l'anthropologie pour se can-
tonner à une activité de recherche strictement médicale 26 • Tout en
s'opposant au régime, sur le plan de la théorie raciale, Saller tenta
de faire preuve de bonne volonté politique. Dans son livre de 1935
avec Merkenschlager, il évoque les « régiments clairement étran-
gers à l'Allemagne» au sujet des révolutionnaires - souvent d'ori-
gine juive - de 1919 et parle, à propos des événements de 1933,
de la « nouvelle Allemagne qui se dressa à partir de l'expérience
de la communauté du Peuple de 1914 » 27 • Ces précautions de style
ou convictions réelles lui permirent en tous les cas d'échapper à
des mesures plus sévères. Il semblerait que l'anthropologue Paud-
ler, découvreur de la « race dalique » et Dozent depuis 1923 à
l'université allemande de Prague, dont les vues en matière de pré-
histoire indo-germanique ne concordaient pas avec celles du
régime, ait été privé de son autorisation d'enseigner vers 1944-
1945. Toutefois, il avait d'abord été promu en 1936 en étant
nommé professeur titulaire de « raciologie, ethnologie et préhis-
toire», et ne fut réduit à la seule ethnologie qu'en 1944. Les cir-
constances de sa mort (probablement en 1945) ne sont pas encore
clairement établies.
Saller fut sans aucun doute le plus bruyant des opposants au nor-
dicisme nazi. Les autres cas de « résistance » d'anthropologues
furent beaucoup plus circonspects et relèvent davantage de l' « émi-
gration intérieure» ou de la« résistance passive». Mühlmann, tout
en faisant partie des SA, manifesta son « opposition » dans un car-
net secret qu'il publia après la chute du régime. Scheidt, le seul
anthropologue d'importance dont on est sûr qu'il ne s'inscrivit
jamais au NSDAP, refusa de délivrer des « certificats raciaux »
(Abstammungsgutachten) ou eugéniques 28 et osa critiquer, en 1941,
la dégradation politique de la raciologie dans une lettre à un recteur
d'université 29 • La résistance consistait parfois tout simplement dans
le rejet, plus ou moins discret, dans leurs textes scientifiques publiés
entre 1933 et 1945, du concept de« race» ou de« race pure», de la
théorie de la« race aryenne», ou du manichéisme racial du régime
204
Benoît Massin
(Fick, Scheidt, Eickstedt, Mühlmann 30 }. Aucun n'eut à souffrir
grandement d'une opposition aussi prudente.
Tous les autres anthropologues« suivirent leur Führer». Ils s'ins-
crivirent au NSDAP, dans la SA ou la SS, ou, au minimum, se
contentèrent de chanter les louanges du nouveau régime et de sa
politique « biologique » dans leurs publications scientifiques 31 • Ils
eurent tous l'opportunisme de se rallier au national-socialisme (au
moins formellement, mais le plus souvent par conviction réelle ou
affinité) une fois celui-ci au pouvoir, ce qui leur permit de rester en
place et d'occuper les nouveaux postes.
30. Fick, 1935 ; sur Eickstedt: Schwidetzky, 1982, p. 92; sur Scheidt: Seidler, 1983, et
Lilienthal, 1984, p. 153; Mühlmann, 1942.
31. Si l'on écrème la littérature anthropologique allemande parue entre 1933 et 1945, il
ne semble pas qu'un seul anthropologue y échappe, y compris chez les «modérés» et
«déviationnistes» discrets. W. Scheidt, donné en exemple d'anthropologue« propre»
(Müller-Hill, 1989, p. 115), publia en 1934 un livre reprenant le contenu de ses cours
d'eugénisme à l'université de Hambourg, Les Porteurs de culture. Dès la première page,
Scheidt rend hommage au Führer: « L'action historique sur le plan mondial de notre
Führer Adolf Hitler a été de faire, de ce qui n'était que théorie pour quelques-uns, une réa-
lité pour tous. Son succès rend bien pâles toutes les autres tentatives de persuasion.
L'époque où les enseignements de la biologie raciale suscitaient moqueries, doutes et
attaques est, désormais et à jamais, loin derrière nous » (Scheidt, 1934, p. 5). Voir égale-
ment Scheidt, Rassenbiologie und Kulturpolitik (2• éd., sans date, I, p. 71): « C'est le
grand mérite du soulèvement national-socialiste en Allemagne, d'avoir aidé la pensée
raciale à s'imposer.» Comme beaucoup d'anthropologues allemands, Scheidt applaudit
l'arrivée au pouvoir de Hitler. Il signa en novembre 1933 une pétition des professeurs
<l'Université allemands en faveur de Hitler et du nouveau régime. Mais le NSDAP se déso-
lait de son manque d'engagement politique:« le professeur Scheidt n'est pas membre du
Parti, peut-être cela découle-t-il de sa juste impression que le national-socialisme constitue
pour lui un monde étranger - particulièrement regrettable chez un raciologue » (jugement
du NSDAP, cité in Weingart, Kroll et Bayertz, 1988, p. 536-537).
32. Le Comité d'hygiène raciale et de démographie (Aµsschussfür R~ssenhygiene und
Bevolkerungswesen) auprès du Secrétariat à la santé de l'Etat de Prusse (Etat gouverné par
un social-démocrate sous Weimar), créé en 1922 et succédant au Conseil en hygiène
raciale (Beiratfür Rassenhygiene), était surtout composé de médecins, généticiens et psy-
chiatres et comprenait assez peu d'anthropologues (Weindling, 1985, p. 304; Weingart,
1989, p. 262).
205
La science sous le Troisième Reich
La majeure partie d'entre vous a dû vivre avec une certaine grati-
tude le fait que votre science soit brusquement sortie d'une certaine
obscurité pour se retrouver dans la pleine lumière du jour et com-
ment [ ... ] [elle] fut projetée soudainement en plein milieu des
intérêts scientifiques et de l'opinion publique. Un tel événement
a certainement dû amplement réjouir un grand nombre d'entre
vous[ ... ]33•
La raciologie [... ] grâce à notre Führer est devenue l'un des fonde-
ments les plus importants de la nouvelle Allemagne [... ]. Les cul-
tures sont le reflet des qualités raciales. Aussi les résultats de la
raciologie représentent-ilsles bases les plus cruciales de la politique
culturelle. Si, aujourd'hui, notre science des races humaines peut
poursuivre ses recherches et travailler sans entraves, si elle se voit
encouragée et peut se mettre complètement au service du peuple
allemand, cela nous le devons en premier lieu à notre Führer Adolf
Hitler : il a donné à notre peuple une nouvelle Weltanschauung et
par répercussion nous a fourni les bases solides pour notre travail.
Pour tout cela, à notre Führer : un triple Sieghei/ 34 !
206
Benoît Massin
ment 35, réalisant leurs utopies les plus folles en matière de politique
raciale, d'eugénisme et de contrôle bio-médical de la population-,
mais il alla même parfois au-delà de ce qu'ils pouvaient imaginer.
35. Sur le plan institutionnel, la raciologie profita grandement de l'intérêt que lui portait
le nazisme. Dans les seules trois premières années du régime, cinq nouveaux instituts
d'anthropologie furent créés. Par la suite, presque chaque université obtint son propre ins-
titut ou au moins une chaire de « biologie raciale» (combinant raciologie et eugénisme).
36. Le dernier en date sur la population des« Sekutes » en Estonie (Homo, 1989, 55,
p. 159-175). de l'anthropologue Sophie Ehrardt, une ancienne collaboratrice du docteur
Ritter qui «travailla» sur les Tziganes, provoqua un petit scandale au sein de la commu-
nauté anthropologique allemande. L'enquête datait de 1942 et avait été faite dans le cadre
du « ministère du Reich pour les Territoires occupés de l'Est» pour savoir si cette popula-
tion était« germanisable » ou non. Le directoire de la Société allemande d'anthropologie
207
La, science sous le Troisième Reich
dans leurs articles et ouvrages scientifiques, la politique eugénico-
raciale du régime, ne se permettant de la critiquer que lorsqu'ils la
trouvaient «insuffisante». Pratiquement, ils furent avec les méde-
cins, les généticiens humains et les psychiatres, les auxiliaires les
plus zélés de la politique raciale nazie. Ils fournirent, avant même
qu'on le leur demande, le moyen« scientifique» - avec les« certi-
ficats raciaux» - de détecter les parents «biologiques» des indivi-
dus contestant leur appartenance «juive» ou «métisse-juive», et
décidèrent ainsi en techniciens du sort professionnel puis, à partir
de 1941, de la vie de ces individus. Ils recensèrent anthropologique-
ment les minorités métisses ou ethniques («bâtards de Rhénanie »,
Tziganes, Juifs «litigieux», etc.) destinées à être privées de leurs
droits, stérilisées ou déportées en camp de concentration puis
d'extermination. Ils formèrent les experts, quand ils ne se déplacè-
rent pas eux-mêmes, fixant le destin des populations slaves dans le
cadre du vaste programme de « repeuplement » des territoires occu-
pés de l'Est (germanisation des éléments «nordiques», mise en
esclavage économique ou déportation en Sibérie des éléments
«inférieurs», politique démographique «négative», stérilisations,
extermination des handicapés et des Juifs).
Il existait donc une véritable symbiose entre la communauté bio-
anthropologique allemande et le nazisme. Le nazisme pouvait
s'appuyer sur la première pour articuler son programme de « révo-
lution biologique». Les scientifiques se voyaient offrir, au prix de
quelques concessions politiques, des positions de pouvoir et des
moyens de recherche comme ils n'en avaient bénéficié sous aucun
des régimes précédents.
208
Benoît Massin
d' «adaptation» en régime totalitaire. A cela s'ajoutent des facteurs
idéologiques. Les universitaires allemands sous Weimar, et les
anthropologues comme les autres, professaient un prétendu« apoli-
tisme» combiné à une conception de la loyauté due à l'État. En fait,
la majorité des anthropologues relevait, sur le plan politique, de la
mouvance volkisch, un nationalisme organiciste fréquemment bio-
logisant et raciste. Mais tout cela ne suffit pas pour aller jusqu'à
proclamer à l'unisson que la politique eugénico-raciale nazie était
une simple « biologie raciale appliquée». On ne peut manquer de
s'interroger, au-delà de ce voisinage politique et des phénomènes
d' «adaptation», sur les raisons plus profondes d'une symbiose
aussi complète. Si on émet l'hypothèse, avec B. Müller-Hill, que
cette collusion n'est « pas uniquement le fruit de l'égarement de
quelques individus, mais qu'elle avait pour origine des défaillances
[... ] de l'anthropologie elle-même 37 », on doit alors admettre
qu'existaient un certain nombre d'affinités entre l'anthropologie
raciale et la« vision du monde» national-socialiste.
De fait, on peut détecter cinq secteurs d'affinité: eugénisme,
métissage racial, nordicisme, antisémitisme et primat de la race. En
matière d'eugénisme, si l'on considère les anthropologues alle-
mands sous Weimar ou sous le Troisième Reich, la quasi-totalité
d'entre eux avait rejoint la cause eugénique, à tel point qu'il est
presque impossible de trouver un seul texte d'anthropologue alle-
mand qui s'y soit opposé 38 • L'eugénisme constituait le « plus petit
dénominateur commun» de l'époque dans les milieux bio-médi-
caux allemands, de l'extrême gauche à l'extrême droite du spectre
politique. La législation eugénique national-socialiste représente
l'aboutissement des efforts des scientifiques sous Weimar et fut éla-
borée par ces scientifiques avant l'arrivée de Hitler au pouvoir. Le
programme d'euthanasie, en revanche, fut l' œuvre exclusive des
médecins psychiatres. Les anthropologues et eugénistes ne le reven-
diquaient ni avant ni après 1933 et n'y furent pas mêlés, à une
exception près. Pour ce qui concerne le métissage racial, probable-
ment la moitié au moins des bio-anthropologues allemands des
années 20-30, et souvent ceux qui avaient la plus grande audience
scientifique, pensaient que celui-ci comportait des effets néfastes
sur le plan biologique (théorie «mendélienne» des « croisements
209
La science sous le Troisième Reich
disharmonieux ») 39 • Sur la question de la supériorité de la« race
nordique», on peut envisager que ce fut davantage une fraction
importante des milieux scientifiques qui influença le discours poli-
tique que l'inverse. Pour la genèse del' antisémitisme manichéen du
régime, par contre, non seulement ce ne fut pas l'anthropologie
raciale qui l'inspira, mais ce fut le discours scientifique qui dut
s'adapter. L'écart étant parfois trop grand entre l'idéologie ultra-
antisémite des pontes du régime et les conceptions scientifiques des
anthropologues - même membres du NSDAP-, l'harmonisation se
fit dans certains cas au prix de quelques frictions 40 • Mais elle fut
facilitée par le fait que les bio-anthropologues, y compris les anthro-
pologues juifs 41 , considéraient que les Juifs formaient un peuple
racialement étranger à l'Europe (principalement composé des races
« proche-orientale » et « orientale »). De par leur biologisme racial,
les anthropologues jugeaient que les Juifs possédaient un « habitus »
psycho-comportemental spécifique et biologiquement immuable et
ne pouvaient s'intégrer dans le « corps ethnique» allemand sans le
modifier. Aussi, tout en rejetant l'antisémitisme manichéen, agressif
et trop grossier du nazisme avant 1933, admettaient-ils alors parfois
la nécessité d'un certain type d'apartheid biologique. Après 1933,
cela devint la règle. Enfin et surtout, les bio-anthropologues fai-
saient preuve d'un« biologisme 42 » racial extrême en considérant la
« race » comme un facteur prédéterminant dans les phénomènes
sociaux, historiques et culturels. Pour eux comme pour le nazisme,
la race était le principe suprême qui expliquait tout et auquel tout le
reste devait être subordonné. Nous nous bornerons à ce dernier
point, car la « race » constituait la colonne vertébrale de toutes ces
théories. Tout en découlait et, sans elle, tout s'écroulait.
Cependant, avant d'étudier les conséquences idéologiques du
paradigme de la« race», il apparaît nécessaire d'examiner son évo-
lution dans l'anthropologie allemande avant et après 1933.
210
Benoît Massin
43. Mühlmann (1986, p. 96-99) parle de Sackgasse (p. 98); Stocking (1982, p. 163-
169), de blind alley (p. 163). Cette situation était bien perçue par les anthropologues phy-
siques de l'époque eux-mêmes, témoin cette allocution du président de la Société
d'anthropologie physique, le professeur O. Aichel, lors de l'ouverture de la V• assemblée
de cette société: « La recherche sur les caractéristiques corporelles de l'homme se heurte à
des limites, les espoirs exagérés que l'on avait fondés sur cette orientation de la recherche
ne se réalisèrent pas [ ... ] l'anthropologie était tombée dans une impasse» (Aiche!,
Verhandl. GPA, 1931, p. 3).
44. Mühlmann, 1986, p. 98; sur von Torok et l'anthropologie hongroise, voir Eicks-
tedt, 1940, p. 178-179.
45. Stocking, 1982, p. 57.
211
La, science sous le Troisième Reich
mais comme un « type » statistique obtenu par reconstruction. Cette
métamorphose se traduisit par un certain « nominalisme » en
matière d'anthropologie 46 • Topinard (1830-1911), la figure domi-
nante de l'anthropologie physique française après Broca ( 1824-
1880), considérait que, si l'on pouvait faire dériver un « type
théorique» de l'analyse des caractéristiques physiques d'un grand
nombre d'individus d'un même groupe ethnique, celui-ci restait une
pure construction de l'esprit et ne se réalisait jamais pleinement
dans un individu: « les races existent[ ... ] mais nulle part on ne les
touche du doigt 47 ». Tout en poursuivant l'établissement de leurs dif-
férentes classifications raciales, de plus en plus complexes, et en
tentant de les concilier, les principaux anthropologues européens
finirent parfois par adopter une attitude plutôt sceptique quant au
concept central de leur discipline - la « race 48 » - ou quant à la
valeur des classifications raciales. J. Ranke, détenteur de l'unique
chaire d'anthropologie en Allemagne à la fin du x1xesiècle, décla-
rait en 1887 :
Dans l'état actuel de nos connaissances, tous les essais de séparer
l'humanité en groupes tranchés (races ou variétés), ayant chacun des
propriétéscorporellesqui ne se retrouventpas chez les autres, ne peu-
vent avoir qu'une valeur provisoire.Dans cette question,personne ne
voit encore clair, parce qu'il est encore impossibled'y voir clair.
Par conséquent, il renonçait à se lancer lui-même dans une nou-
velle tentative qui ne ferait qu' « augmenter le nombre des classifi-
cations schématiques qui ne peuvent être fondées avec exactitude
sur le plan scientifique 49 ». Von Baelz, en 1912, à l'assemblée
annuelle de la Société allemande d'anthropologie, d'ethnologie et
de préhistoire, alla jusqu'à critiquer la possibilité même d'une clas-
sification en différentes races humaines : toute taxonomie repose sur
une hiérarchie de critères, or le choix du premier critère servant à
établir un arbre taxonomique («grand-race», «race», « sous-
race ») n'a jamais découlé que de l'arbitraire du chercheur (couleur
de la peau pour tel anthropologue, forme des cheveux pour tel autre,
de la mâchoire pour un troisième, de l'indice céphalique combiné à
l'angle facial pour un quatrième, etc.) 50 • En 1922, dans un livre qui
46. Mühlmann 1986, p. 99.
47. Topinard, Êléments d'anthropologie générale, Paris, 1885, p. 202.
48. Stocking, 1982, p. 163.
49. J. Ranke, Der Mensch, Leipzig, Verlag des Bibliographischen Institute, 2 vol.,
1886-1887, vol. 2, p. 236.
50. E. von Baelz, « Kritik der Einteilung der Menschenrassen », Correspondenz-Blatt
der Deutschen Gesellschaft für Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte ( CBdGAEU),
1912,43<année,p. 110-113.
212
Benoît Massin
fut en quelque sorte le chant du cygne de cette anthropologie phy-
sique libérale et positiviste, von Luschan, l'avant-dernier grand
représentant de cette tradition, jugeait que le mot « race »
213
La science sous le Troisième Reich
Le changement de paradigme :
l'émergence de la« bio-anthropologie » (1905-1925)
214
Benoît Massin
l'impulsion communiquée par des disciplines connexes: d'une part,
la théorie de l'évolution darwinienne, et son paradigme sélection-
niste, popularisée par la biologie de Haeckel, affinée par Weismann
(le « néo-darwinisme ») et renforcée par la paléo-anthropologie (les
travaux de G. Schwalbe sur l'homme de Néanderthal et le pithécan-
thrope, par exemple, datent de la fin du x1xesiècle); d'autre part, la
théorie de l'hérédité de Weismann réfutant l'hérédité des caractères
acquis, et surtout la toute nouvelle génétique mendélienne, redécou-
verte en 1900 par l' Allemand Carl Correns, le Hollandais Hugo
De Vries et l' Autrichien Erich Tschermak; enfin, l'eugénisme, qui
introduisit un nouveau concept de « race » et une nouvelle métho-
dologie : la biométrie 61 •
Le premier anthropologue européen à appliquer les principes de
transmission mendélienne à l'homme pour des caractères non
pathologiques fut l' Allemand Eugen Fischer (1874-1967), dans une
étude de 1908 sur les croisements raciaux entre colons boers et hot-
tentots dans le Sud-Ouest africain allemand. Son livre sur les
« métis de Rehobot 62 », publié en 1913, lui valut alors une recon-
naissance internationale et le fit considérer, sur le Vieux Continent,
comme le fondateur de l'anthropologie biologique et de la« géné-
tique humaine » appelées à succéder à la pure anthropologie phy-
sique 63. Eugen Fischer présentait lui-même son ouvrage, dans
l'introduction de 1913, comme une« petite contribution» à ce qu'il
nommait « anthropobiologie » et non plus « anthropologie phy-
sique» 64. Le changement de dénomination n'était pas anodin, il
signifiait un retournement complet dans la méthodologie et les
61. Pour l'importance de la biométrie, inaugurée par Galton et Pearson, et qui fut, avec
le mendélisme, l'un des deux paradigmes scientifiques dans l'histoire de la génétique
jusqu'aux années 30, voir Vogel et Motulsky, 1979, p. l-3 et 10.
62. Fischer, 1913.
63. Le terme de« génétique humaine» n'existait pas encore en Allemagne, la discipline
s'intitulait en fait « théorie de l'hérédité humaine» (menschliche Erblehre). La première
occurrence du terme « génétique humaine» (menschliche Genetik) date, selon nos
recherches, de 1930 (in Scheidt, 1930b, p. 7). A la fin des années 30 et au début des an-
nées 40, les Allemands utilisent beauco9p l'expression Erbbiologie pour« génétique». Le
terme de Humangenetik, importé des Etats-Unis, s'imposera après 1945. Cependant, il
apparaît une première fois sous la plume du généticien G. Just, dans son gigantesque
manuel de biogénétique en 1939 (Just, 1939-1940, vol. 5, I, 1). Sur le rôle de Fischer, voir
O. Aichel, Verhandl. GPA, 1931, p. 3: « E. Fischer a le premier montré comment les pro-
blèmes anthropologiques pouvaient être résolus en utilisant la génétique moderne » ;
Weninger, 1933, p. 258: « Aujourd'hui, l'anthropologie a adopté une orientation essen-
tiellement biologique. E. Fischer inaugura l'un des tout premiers cette voie et est le leader
de cette orientation» ; Nachtsheim, 1951, p. 6 ; Verschuer, 1955, p. 308-316; Schaeuble,
1967, p. 214-217.
64. Fischer, 1913, p. v; Verschuer, 1955, p. 312. Selon une histoire de la génétique
publiée par le généticien Widukind Lenz (le fils de Fritz Lenz) en 1968, l'étude de Fischer
comportait un certain nombre de défauts méthodologiques (W. Lenz, 1968, p. 93-94). Mais
ceux-ci ne furent pas perçus à l'époque.
215
La, science sous le Troisième Reich
objectifs de la recherche - retournement de problématique qu'il
explicita en 1929 au congrès des généticiens allemands :
Il faut dire clairement et une fois pour toutes que les anthropologues
doivent laisser de côté tout ce qui pourra être fait plus tard afin de se
consacrer essentiellement à établir une base solide à la génétique
humaine. Cela n'a plus aucun sens de multiplier les observations de
détail sur l'index céphalique de séries de crânes tant que nous ne
savons pas si la forme et le volume de la tête sont héréditaires ou
déterminés par le milieu, constants ou plastiques, et dans quelle
mesure tout cela se passe 65 • Et cela vaut pareillement pour d'innom-
brables autres caractéristiques. Ce qu'il faut de façon urgente à
l'anthropologie, c'est de la recherche sur l'hérédité et encore de la
recherche sur l'hérédité 66 •
65. F. Boas avait montré (en 1908-1911) que l'index céphalique des immigrants italiens
et juifs de l'Est se modifiait à la première génération née sur le sol américain. Il ne pensait
pas toutefois que ce phénomène était héréditaire mais purement phénotypique(=« parava-
riation » ).
66. Ficher, 1930, p. 234 (également cité par Weninger, 1933, p. 258). Ces paroles
avaient d'autant plus de poids qu'elles furent prononcées par le directeur du principal
centre de recherche scientifique en anthropologie d'Allemagne. Elles avaient donc valeur
de programme d'orientation de la recherche (et des crédits).
67. Lenz (inAfRGB, 1913, p. 363 etAfRGB, 1914, p. 523), cité in Scheidt, 1925, p. x1;
Martin, 1928, vol. 1; Proctor, 1988b, p. 147.
68. Weingart, Kroll et Bayertz, 1988, p. 354.
69. Scheidt, 1925, p. x-xn (cité également in Proctor, 1988b, p. 147).
216
Benoît Massin
logiques de ses représentants. Surtout le Pr. Dr. Fritz Lenz de
Munich70 •••
une «vérité» scientifique ne s'impose pas tant par le fait que ses
adversairessoient convaincusde sa valeur et s'y convertissent,mais
bien plutôt que ses adversaires disparaissent progressivement en
passant de vie à trépas et que la nouvelle génération fait d'office
confianceà cette« vérité».
La « race » ressuscitée
217
La science sous le Troisième Reich
typologique » ( Systemrasse) des anthropologues physiques - les
traits héréditaires distinguant une population d'une autre. Si
l'anthropométrie, dont R. Martin faisait dépendre « le destin de
notre science 74 », avait plus ou moins fini par «tuer» la race en
décomposant l'humanité à l'infini, la nouvelle appréhension de la
«race» à travers les phénomènes d'hérédité la ressuscita. Désor-
mais, pour les bio-anthropologues,
218
Benoît Massin
inaliénables et non modifiables ? On peut désigner par « anthropo-
biologie » la discipline qui s'affaire à répondre à toutes ces ques-
tions. L' anthropobiologie a donc pour mission de rechercher, dans
ce qui distingue les individus et les groupes - qu'on appelle le plus
souvent « différences raciales » pour les derniers -, ce qui relève des
« paravariations » [variations purement phénotypiques], des« mixo-
variations » [variations résultant de l'interaction de plusieurs gènes]
et des « idiovariations » [ variations héréditaires, mutations] 77•
Le programme de la « Rassenkunde »
219
La science sous le Troisième Reich
l'analyse de l'interaction entre« race» (au double sens du terme) et
culture, dénommée « anthroposociologie » (Sozialanthropologie),
« bio-sociologie » (Gesellschaftsbiologie), puis « ethno-biologie »
(Kulturbiolo gie) par Scheidt ; et l'examen des modalités pratiques
qu'il fallait tirer de cette analyse dans la politique sociale,
«raciale» et médicale des États, l'eugénisme proprement dit,
encore appelé « hygiène raciale », « hygiène de la reproduction»,
ou « entretien de la race» (eugénique raciale). L'ensemble de
ces branches d'études se réunissait sous le nom de «raciologie»
(= science de la race), ou Rassenkunde en allemand. La Rassen-
kunde associée à la Rassenhygiene formaient, à elles deux, la Ras-
senbiologie, ou« biologie raciale 80 ».
220
Benoît Massin
Par ailleurs, la même année fut fondée la Société allemande d'an-
thropologie physique, sous l'impulsion de R. Martin. Les liens
entre les trois branches de la Société allemande d'anthropologie,
d'ethnologie et de préhistoire, fondée en 1870, s'étaient par trop
distendus, surtout après la Première Guerre mondiale. R. Martin
mourut sans avoir eu le temps d'assister à la première assem-
blée de la nouvelle société. Celle-ci, malgré sa dénomination
«archaïque» (elle fut rebaptisée Société de recherche raciologique
en 1938), fut donc, dès 1925, dominée par les bio-anthropologues,
tous ralliés au nouveau courant. Fischer, qui prit la succession
de Martin à la tête de la société, allait devenir la figure dominante
de l'anthropologie biologique allemande jusqu'au début des an-
nées 40. A partir de 1935, E. von Eickstedt entama légèrement la
prééminence de Fischer en créant un deuxième pôle dans l'an-
thropologie allemande, d'orientation moins génétique et plus
«classique». Symboliquement, Eugen Fischer, le «fondateur»
de l'anthropobiologie, fut appelé, en 1927, à remplacer F. von
Luschan à la prestigieuse chaire d'anthropologie de l'université de
Berlin et nommé directeur du plus important et du plus moderne
des instituts de recherche en anthropobiologie en Allemagne, le
tout nouveau « institut Kaiser-Wilhelm d'anthropologie, de géné-
tique humaine et d'eugénisme», fondé la même année 83 • Celui-ci,
comme son nom l'indique, associait les trois disciplines en une
seule branche de la recherche.
Globalement, si on la compare avec celle des autres nations,
l'anthropologie allemande s'engagea dans une « voie particulière »
(Sonderweg) 84 • Elle se coupa de l'ethnologie (les ethnologues se
réunirent dans leur propre société à partir de 1929) et, faisant preuve
d'une très grande modernité scientifique, se rallia à la génétique
humaine avant tout autre pays au monde. Le détachement de l'eth-
nologie entraîna un transfert du discours anthropologique aux seuls
biologistes, qui, souvent moins avertis en matière d'anthropologie
culturelle, tendaient à accorder un poids prépondérant aux facteurs
biologiques. Le rattachement à l'eugénisme et à la génétique
humaine ne fit que renforcer cette tendance. En outre, l'Allemagne
étant privée de ses colonies après 1918, les anthropologues se tour-
nèrent vers l'étude raciale de l'Europe et plus particulièrement de
83. Sur l'IKW d'anthropologie, voir O. von Verschuer, 1964; Weindling, 1985; Berg-
mann et al., 1989.
84. Certains pays suivirent la même évolution : l'Autriche et la Suisse allemande, qui
formaient en fait, avec l'Allemagne, une seule « nation scientifique » pour l' anthropolo-
gie, les étudiants et professeurs circulant sans cesse, depuis le x1x•siècle, entre les univer-
sités de ces trois pays. La Suède et la Norvège présentent également de grandes
similitudes.
221
La, science sous le Troisième Reich
l'Allemagne. Cette attention portée à la composition raciale du
peuple allemand fut accentuée par des motifs idéologiques.
85. H.F. K. Günther (1891-1968) fut le plus connu des théoriciens de la race et le lea-
der intellectuel du nordicisme dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres. Il publia, entre
1920 et 1944, une trentaine de livres, dont le plus connu, La Raciologie du peuple alle-
mand (1922), fut réédité seize fois et vendue, avec sa version abrégée, à près de trois cent
mille exemplaires. L'anthropologue Gieseler disait de lui dans l'Anthropologischer Anzei-
ger en 1929: « Si l'on parle en tout lieu aujourd'hui d'anthropologie et si, apparemment,
l'établissement académique de notre science semble en voie de réalisation, le mérite de
Günther n'y est pas pour peu de chose. Il faut le reconnaître» (W. Gieseler, Anth. Anz.,
1929, 6, p. 42).
86. Massin, 1990a, p. 128-133.
87. Voir Weindling, 1989, p. 464-467; Reche, 1936.
222
Benoît Massin
lièrement importants dans l'émergence de cette nouvelle disci-
pline88.Plus en marge de la science, les adeptes du mouvement nor-
diciste (cultivant la race et la culture nordiques) publient différentes
revues comme Die Sonne (Le Soleil), « pour la vision du monde et
la forme de vie nordiques», où un certain nombre d'universitaires
ne dédaignent pas d'écrire aux côtés de théoriciens de la race
comme l' anthroposociologue français Vacher de Lapouge. Des
journaux ou revues grand public ouvrent leurs colonnes à ces nou-
velles questions. Par exemple, les Süddeutsche Monatshefte, pour-
tant dirigés par N. Cossmann, d'origine juive 89, se font l'écho de ces
courants volkisch et eugéniques, consacrant parfois des numéros
entiers à la« question raciale», avec des articles de Ploetz, Scheidt,
Verschuer, Reche, Lenz, Günther et le socialiste raciste K. V. Mül-
ler90. Les atlas raciologiques du peuple allemand, en particulier,
deviennent une véritable passion. Comme Günther, le premier, de
nombreux anthropologues iront de leur petite contribution pour
satisfaire l'appétit du public. Que ce soit donc par le biais de la poli-
tique et des mouvements nordiciste, volkisch, antisémite et nazi
dans le public, ou par celui de la vogue de la bio-anthropologie et de
l'eugénisme chez les scientifiques, on assiste simultanément à
l'émergence d'une pensée universitaire accordant plus de poids aux
facteurs biologiques et raciaux et à une accélération de l'institution-
nalisation de l'anthropologie biologique comme discipline uni-
versitaire.
223
La, science sous le Troisième Reich
tutionnel sans précédent 91 • En dix ans, trois nouveaux instituts indé-
pendants furent créés. Tandis que de 1880 à 1920- en quarante ans
- il n'y avait eu que deux habilitations (l'équivalent d'un doctorat
d'État ou d'une agrégation pour enseigner en université) pour
l'anthropologie en Allemagne (Martin et Mollison avaient, eux,
passé leurs habilitations à Zurich, en Suisse allemande), leur
nombre monta à sept dans la décennie de 1923 à 1933 92 , soit un
quasi-quadruplement dans une période quatre fois plus courte. Le
nombre d'instituts passa de un en 1920 à six en 1932.
Après 1922 (année de parution du premier best-seller de
H. F. K. Günther), les anthropologues, pour se mettre au goût du
jour, continuèrent de modifier l'intitulé de leurs cours - qu'ils dési-
gnaient de plus en plus comme «raciologie» plutôt qu' « anthropo-
logie». Aichel, à Kiel, en 1925, fait son cours sur « génétique
humaine et raciologie». Friedenthal (qui émigrera après 1933 car
juif), à Berlin, qui dénommait auparavant son cours « science de
l'humanité» (Menscheitkunde), s'adapte au nouveau vocabulaire et
1'appelle à partir de 1926 « anthropologie et raciologie ». En 1927,
Münter (qui émigrera également après 1933) à Heidelberg, Pratje à
Erlangen, Wegner à Francfort, Scheidt (qui refusera de collaborer à
la politique raciale nazie) à Hambourg intitulent à leur tour leurs
cours «raciologie» ou « biologie raciale». Le mouvement se géné-
ralisera jusqu'à l'arrivée des nazis au pouvoir: Saller (qui fut chassé
de l'université en 1935) et Eickstedt en 1929; Spuler, Hahne,
Brandt (qui émigra aussi après 1933) et Gieseler en 1931 ; etc.
Il est donc faux de considérer la « science de la race » comme
une création de toutes pièces des nazis après leur arrivée au pouvoir
en 1933 ou comme la « pseudo-science » de quelques théoriciens
de la race académiquement marginaux. La « raciologie » for-
mait l'aboutissement de l'anthropologie physique allemande sous
l'influence de la biologie darwinienne et de la nouvelle génétique
dans le premier tiers du xxe siècle. Elle constituait une « science
normale» au sens kuhnien du terme, enseignée dans les universités
par les plus grands spécialistes de la discipline - y compris ceux qui
s'opposèrent ou émigrèrent après 1933, comme K. Saller, Münter,
Brandt, Friedenthal et Weidenreich.
224
Benoît Massin
93. Scheidt, 1925, p. 331-332; Saller considère que le concept génétique de race au
sens de« masse héréditaire» provient de l'eugénisme (Saller, 1930, p. 515).
225
La science sous le Troisième Reich
société 94 • L'eugénisme, inextricablement lié à la génétique au début
du xxe siècle, avait stimulé la révolution de Fischer :
l'objectif posé par l'eugénisme à l'anthropologie, la connaissance
génétique [ ... ], a fait de l'anthropologie une génétique humaine
(une histoire génétique de l'homme) portant principalement sur la
recherche raciale 95 •
Fournie par l'eugénisme, cette conception génétique et weismanno-
darwinienne de la « race » en évolution perpétuelle lui resta intime-
ment associée :
désormais, anthropologie physique, génétique humaine et eugé-
nisme étaient confondus dans une seule et même branche scienti-
fique 96.
En même temps, cette nouvelle définition de la race allait peu
à peu faire exploser l'approche typologique raciale. Elle fut lancée
dans le débat scientifique en 1913-1914 par F. Lenz, développée par
son disciple, l'anthropologue W. Scheidt, en 1923, reprise en 1929
par l'anthropologue K. Saller, et déboucha sur une conception
« dynamique » et purement génétique de la race, résolument oppo-
sée à la conception« statique» de la typologie raciale de l'anthro-
pologie physique. Tous trois - ce n'est pas un hasard - étaient
également eugénistes et généticiens. La «race», dans l' anthropolo-
gie physique classique comme pour les bio-anthropologues conser-
vant la typologie raciale, dérivait de la taxonomie anthropométrique.
Elle supposait une stabilité, une fixité minimale des types, car elle
reposait sur des corrélations. Les représentants du« courant généti-
cien» (Lenz, Scheidt, Saller) la concevaient au contraire comme un
« bouquet 97 », une« mosaïque 98 » d'hérédités, fluctuant, à plus ou
moins long terme, dans le temps et dans 1'espace sous l'action des
mutations, du milieu, de l'isolation et de sélections internes et
externes. La race devenait donc une entité dynamique. Partant des
gènes, cette définition n'allait pas tarder à disqualifier toute
approche « externe » fondée sur la comparaison morphologique de
groupes humains.
94. A. Ploetz, 1904, p. m-v1et 1-20.
95. Scheidt, 1930b, p. 7.
96. O. Aichel, Verhandl. GPA, 1931, p. 3.
97. Scheidt, 1930-1931, p. 7 : « la race est un groupe (un bouquet) de traits héréditaires
(typiques) sélectionnés et non un groupe d'hommes.»
98. F. Lenz (AfRGB, 1924, p. 108), dans une critique du livre de H.F. K. Günther:
« d'ailleurs, même la masse héréditaire (Erbmasse) des races pures ne constitue pas une
unité stable, mais une mosaïque d'unités génétiques qui se continue de génération en géné-
ration».
226
Benoît Massin
227
La science sous le Troisième Reich
maires et digitales ou de groupes sanguins entre les diverses
«races» ou populations européennes, etc.). La bio-anthropologie
qu'il préconise à cette époque n'a plus grand-chose à voir avec
l'anthropologie physique du début du siècle. Il s'agit d'une
génétique humaine soit« raciale», soit fondamentale, où les cher-
cheurs se concentrent essentiellement sur un nombre limité
de caractères disséminés à travers les populations. D'un côté,
l'approche menait peu à peu à une dissolution des typologies
raciales fixistes, mais de l'autre elle renforçait le concept de
«race» en montrant la spécificité «raciale» d'un nombre impor-
tant de traits humains. Toutefois, l'institut de Fischer et quelques
autres instituts universitaires (Francfort, Hambourg, etc.) consti-
tuaient le « fer de lance » de la recherche au sein de la raciolo-
gie allemande. Dans les instituts universitaires de moindre enver-
gure, bien qu'enseignant la génétique, la plupart des raciologues
restaient encore attachés à la classification raciale. Comme le
déclarait sans tergiversation H. Weinert, directeur de l'institut
d'anthropologie de l'université de Kiel:
228
Benoît Massin
de la nouvelle « génétique des populations», au diapason des
travaux anglo-saxons, devant l'assemblée des généticiens alle-
mands 103. Plusieurs d'entre eux lui emboîtent immédiatement le pas.
Deux ans plus tard, le généticien Nachtsheim, de l'institut de
Fischer, un des leaders de la génétique humaine allemande avec
Verschuer, reprend dans son article « Fondements de la biologie
raciale» du gigantesque manuel de Biogénétique de G. Just la défi-
nition de la race de Dobzhansky, laquelle désigne « des groupes dis-
tincts, apparentés au sein de l'espèce et composés d'individus
possédant en commun certains caractères héréditaires 104 » (1939).
En 1940 donc, même pour un généticien à la pointe de la recherche
scientifique internationale en matière de génétique humaine et en
accord avec la génétique des populations, le concept de « race »
avait toujours une valeur scientifique. Certes, en plein Troisième
Reich, à l'occasion d'une session de l'Académie prussienne des
sciences, l'anatomiste également versé en anthropologie R. Fick 105,
un survivant de l'anthropologie classique âgé de près de 70 ans,
proposa tout simplement de se débarrasser du concept « peu clair »
de «race», parfois difficile à distinguer de celui d' «espèce» 106 •
Partisan par ailleurs du lamarckisme, comme Weidenreich, et auteur
de théories assez curieuses en matière de génétique, il ne semble
pas que son appel ait eu un impact très important sur la commu-
nauté bio-anthropologique allemande. Cependant, si le mot n'était
pas périmé, il avait évolué quant à son contenu.
229
La science sous le Troisième Reich
Eickstedt. Bien que convertis superficiellement à la nouvelle
approche « biologique », les défenseurs du courant néo-classique
continuaient d'appréhender la race de façon« externe», comme les
anthropologues de l'école classique du x1xesiècle, et non de façon
« interne » ou génétique. Enfin, entre ces deux pôles qui poussèrent
jusqu'au bout leur antagonisme et aiguisèrent leurs concepts, la plu-
part des anthropologues, y compris le leader de la bio-anthropolo-
gie, E. Fischer, ne réfléchirent pas tant à la question et restèrent
dans le flou, tentant de combiner les deux approches, typologique
et génétique, sous couvert de« biologie raciale». Empêtrés dans les
compromis résultant de l'attachement à deux paradigmes antago-
nistes, ils mirent un certain temps à saisir qu'ils étaient contradic-
toires et à renoncer aux typologies raciales - quand ils le firent.
Sous le Troisième Reich, bien que le régime nazi ait éliminé de la
scène scientifique le plus virulent représentant du « courant géné-
tique» en la personne de K. Saller, l'évolution se poursuivit et un
nombre croissant d'anthropologues du groupe intermédiaire, stimu-
lés par les généticiens, se rapprocha de plus en plus de la conception
« génétique ».
231
La, science sous le Troisième Reich
le processus de raciation ne produit pas nécessairement au bout du
compte une multiplicité close et clairement délimitée de porteurs de
la race concernée 112•
232
Benoît Massin
il s'avère que les populations dont on sait par d'autres sources
(par exemple historiques) qu'elles ne sont pas «homogènes» ne
présentent pas forcément une plus grande variabilité des caractères
concernés et que les corrélations attendues dans les populations
«homogènes» ne sont pas trouvées dans la plupart des cas ...
La définition commune de la race[ ... } conduit soit a) à une dissolu-
tion du concept de «type», où l'objet de la recherche n'est plus
fourni par des populations mais par des « groupes » artificiellement
construits, et où la supposition de « race » et de « métis » devient
arbitraire ; soit b) à une conception ( [... ] généalogique) impropre
selon laquelle la « pureté de la race » d'une population équivaudrait
à son «homogénéité», ce qui est réfuté par les outils de recherche
reposant sur cette conception. L'hypothèse d'un fort métissage dans
le présent (ou dans une période accessible à la recherche) opposé à
des « races plus pures » dans le passé est dénué de tout fondement
théorique empiriquement avéré 114 •
233
La science sous le Troisième Reich
classifier les populations, car l'espèce constitue l'unité de reproduc-
tion, et il n'y a pas arbre, mais« réseau». Du fait de ces relations en
« réseau » des variétés entre elles, on ne peut bâtir une classification
raciale. Le biologiste reste désarmé face au flot continu des varia-
tions. Il ne peut établir que des cartes de fréquence de caractères
(géotypes, écotypes, etc.). Pour l'avenir, la raciologie la plus solide
restait la « raciologie générale » (allgemeine Rassenkunde ), qui,
employant les outils de la génétique, ne s'occupait que des carac-
tères pris isolément. La « raciologie systématique » (spezielle Ras-
senkunde ), qui tâchait de classifier la surface apparente de la variété
génétique humaine, se heurtait à des difficultés insurmontables: « la
classification raciale de l'humanité reste encore aujourd'hui un pro-
blème insoluble 116 ».
234
Benoît Massin
gnées comme «races». Le postulat selon lequel la complexité
raciale actuelle résulterait simplement du métissage de formes ori-
ginellement homogènes n'est pas confirmé par l'anthropologie pré-
historique. Les populations préhistoriques étudiées présentent
également une grande variabilité et des formes intermédiaires. Par
conséquent,
De plus, les travaux sur le métissage (Fischer) ont montré que les
caractères raciaux étaient transmis indépendamment les uns des
autres. Étant donné le métissage de l'Europe, il est donc impossible
de reconstituer les types postulés à partir de la population. Pour ces
raisons,
235
La science sous le Troisième Reich
maintenir séparées que grâce à des barrières aléatoires. Le concept
de la race typologique cherche en vain, « de par sa définition, à
séparer des groupes aux frontières fixes à partir des transitions
fluides entre les variations des caractères humains 122 ». Saller, de par
son opposition au nordicisme, s'acharna à démontrer que la « race
nordique» tant vénérée par les raciologues nordicistes (Günther,
Fischer, Reche, Lenz, Heberer, etc.) n'existait pas comme groupe
homogène. S'appuyant sur les travaux de Paudler, qui avait mis en
évidence la race « dalique », il en concluait que l'on rangeait sous le
terme de « race nordique» plusieurs populations d'origines dis-
tinctes 123. Il n'acceptait que la définition de Remane (1927):
La race est une combinaison de caractères héréditaires sujets à une
certaine variabilité, qui apparaissent du fait d'une certaine isolation
géographique,et par laquelle les membres d'une race se distinguent
de ceux d'une autre race 124 •
Saller, de fait - et c'était le point principal où il se distinguait de
Scheidt -, insistait surtout sur l'isolation et non sur la sélection
comme facteur primordial de la raciation. L'isolation était la
« condition sine qua non », sans laquelle, « avec la panmixie, les
différences caractérisant les races ne peuvent se développer 125 ».
Des communautés humaines génétiquement homogènes n'exis-
tent pas, il n'y a que des «biotypes» (Johannsen) partiels, à diffé-
rents niveaux, depuis les « grands groupes raciaux» jusqu'aux
« formes locales » et « types familiaux » en passant par les « types
raciaux » 126• Cependant, bien que rejetant la conception fixiste des
races de Günther, Saller conserve simultanément, comme Scheidt,
l'idée de« types raciaux»(« type nordique»,« type est-baltique»,
« type dinarique », etc.), et même d'une certaine typologie raciale
puisqu'il parle, pour le présent, de « race dinarique », « race
alpine», « race méditerranéenne », etc., et, pour la période préhis-
torique, de « race de Cromagnon », « race de Chancelade», et
autres 127 • Une révolution scientifique ne se fait pas en un seul coup.
Chacun de ses acteurs successifs s'attaque à un secteur particulier
de 1'ancien paradigme tout en en conservant par ailleurs des struc-
122. Ibid., p. 385.
123. Saller, 1927.
124. Ibid., p. 382.
125. Saller, 1931, p. 384.
126. Saller, 1930, p. 133.
127. Voir « Spezielle menschliche Rassenkunde », in Saller, 1930, p. 137-224. Il
reprend également, dans son manuel, les cartes anthropologiques que Struck avait dessi-
nées pour les atlas raciologiques de Günther (ibid., p. 216-217). Pour les races préhisto-
riques, voir Saller, 1927.
236
Benoît Massin
tures conceptuelles. Une fois la première percée établie, le nouveau
paradigme gagne une assise d'où, plus solidement installés, les suc-
cesseurs peuvent pousser plus loin l' œuvre de critique et de recons-
truction.
237
La, science sous le Troisième Reich
les races [... ]ne sont pas des unités statiques, mais des stades dans
un processus, ce n'est pas l'être qui est essentiel chez elles, mais le
devenir.
238
Benoît Massin
et du Parti, la plus grande enquête anthropologique du Troisième
Reich, portant, dans sa région, sur soixante-cinq mille individus et
huit cents villages sélectionnés 131 • Les résultats de l'enquête furent
publiés sous les auspices de l'Office de la politique raciale de Silé-
sie. Méthodologiquement, Eickstedt partait de la classification
raciale somato-psychologique popularisée par H. F. K. Günther.
Chaque « race » (nordique, alpine, dinarique, méditerranéenne, est-
baltique et dalique) avait une série de caractères bien spécifiques· et
associés entre eux. Grâce à la typologie fixiste, le « diagnostic
racial » devenait un véritable jeu de puzzle. Comme la typologie
raciale en question avait en outre l'avantage de signaler les traits
psychologiques de chaque race, on pouvait ainsi déterminer à
l'avance la personnalité de l'individu en question. L'homme nor-
dique était «actif», «retenu», « froidement objectif», « entrepre-
nant», «déterminé», « doué pour l'organisation» et «idéaliste».
L'homme est-baltique au contraire était «lourd», «lunatique»,
«méfiant», «fataliste», « mécontent de la vie». Etc. 132 • Ce schéma
somato-psychologique très clair et très simple pouvait même être
retourné dans les « diagnostics raciaux » de certains raciologues
amateurs, comme H. F. K. Günther, qui déterminaient l'appartenance
raciale des individus en s'aidant également de leurs traits psycholo-
giques. Eickstedt n'allait pas aussi loin dans le schématisme et se
contentait de déterminer l'appartenance raciale des individus,
au pour cent près, d'après leurs caractéristiques physiques. Il désap-
prouvait le flou artistique des diagnostics raciaux des raciologues
amateurs affirmant que tel individu était «plutôt» nordique mais
« un peu» dinarique. Tout cela« n'[était] pas encore de la science»:
239
La science sous le Troisième Reich
sur la possibilité d'une telle précision. La masse héréditaire de
l'homme est constituée d'un très grand nombre de gènes, « peut-
être quelques milliers». Ces gènes sont des « unités élémentaires
qui conservent leur particularité au cours des générations et se
recombinent sans cesse pour former de nouvelles mosaïques dans
des populations hétérogènes». La majeure partie de tous ces gènes
est commune à l'ensemble de l'humanité et, même, se retrouve pour
une bonne partie chez les singes anthropoïdes et autres mam-
mifères.
240
Benoît Massin
longtemps de corrélations très claires. On peut trouver des cor-
rélations dans une population dont on sait qu'elle est métissée. De
nouvelles corrélations, ne correspondant pas à des races « origi-
nelles», peuvent apparaître. « Dans de telles circonstances, il est
impossible de définir en pourcentage la composition raciale d'un
individu dans une population métissée. » L'arbitraire de ces classifi-
cations raciales apparaît quand on regarde comment les anthropo-
logues en question étiquettent « racialement » un individu pour les
mêmes caractéristiques. Les yeux clairs sont attribués tantôt à la
présence de la race nordique, tantôt à la race est-baltique; les che-
veux bruns relèvent ici de la race dinarique et ailleurs de la race
alpine. A quelques millimètres près, s'agissant de la taille d'un indi-
vidu, l'anthropologue le classe« dinarique », «nordique» ou« da-
lique ». En fait, les anthropologues s' «aident» de la présence des
autres caractères et du « coup d'œil » pour décider si les cheveux
bruns relèvent de la race alpine ou de la race méditerranéenne. La
boucle est bouclée :
241
La science sous le Troisième Reich
spécificité en partant du type extérieur». Lenz s'attaque ensuite au
schématisme psycho-racial qu'il avait pourtant contribué à diffuser
jusqu'en 1936 et qui était devenu quasi-parole d'évangile sous
le Troisième Reich. Il juge que les différences de couleur de che-
veux et d'yeux au sein d'une population n'ont aucune signification
pour les dispositions mentales: « C'est un préjugé de penser
que les hommes bruns possèdent plus de "tempérament" que
les blonds 139 • » La physionomie est beaucoup plus importante
pour déterminer la nature psychologique d'un homme. Mais cela a
bien peu à voir avec les différences des races de nos manuels sco-
laires. Il y a bien davantage de différences de physionomies que de
différences entre les races scolaires. Les cheveux blonds ne consti-
tuent aucunement un indice de la spécificité mentale d'un individu
au sein de notre population. Probablement, la blondeur a été asso-
ciée à la dolichocéphalie dans le passé. Mais cette combinaison ne
présente plus qu'un intérêt historique de nos jours. Seule la masse
héréditaire réelle d'un individu détermine sa spécificité, et non ce
qui a pu être associé à l'occasion chez ses ancêtres. [ ... ] On peut
dire: la combinaison originelle des traits héréditaires tels qu'ils se
réunissaient à un moment donné chez les ancêtres n'a plus aucune
signification pour fixer la nature d'un homme. Il peut être aussi
blond qu'il voudra, il n'a pas plus de raison d'avoir la vigueur des
anciens Germains que leur dolichocéphalie. Vis-à-vis de nos com-
patriotes allemands, nous devons faire attention à ne pas trop exagé-
rer l'importance du type extérieur 140 •
242
Benoît Massin
L'hétérogénéité des populations ne résulte qu'en partie du métissage
des races qui auraient été homogènes à un moment donné ; en
grande partie cette hétérogénéité est aussi primaire. Une certaine
hétérogénéité est même favorable du point de vue de la survie du
groupe.
243
La science sous le Troisième Reich
gigue des groupes humains devenait une simple génétique des
populations. Ce que revendique d'ailleurs Lenz, qui définit dans son
article l'anthropologie comme une « génétique humaine 143 ». Une
critique aussi radicale de la raciologie dominante sous le Troisième
Reich, par un généticien rallié au régime, est exceptionnelle. On ne
la trouve nulle part ailleurs, sauf chez Scheidt qui, à cause de sa
marginalité politique, l'exprime beaucoup plus discrètement. Mais
en fait, depuis 1933, les généticiens n'avaient pas quitté cette posi-
tion - témoin ce texte de 1934 de Verschuer, à l'époque où il n'était
pas encore en odeur de sainteté au parti nazi :
244
Benoît Massin
socialiste, Reche n'en intègre pas moins quelques éléments dissol-
vants pour la typologie raciale « essentialiste ». Il relativise le
concept de «race» comme celui d' «espèce», soulignant, en citant
Héraclite, que« tout coule». Il estime que
146.Reche, 1943,p.687.
147. Ibid., p. 704-705.
148. Provine, 1973.
245
La science sous le Troisième Reich
Une grande partie des recombinaisons génétiques ainsi créées [chez
les métis] sont disharmonieuses, mal adaptées à l'environnement, et
seront éliminées par la sélection 149 ?
149. Dobzhansky, Die genetischen Grundlagen der Artbildung, Iéna, G. Fischer, 1939,
p. 26.
150. Lenz, in Baur, Fischer et Lenz, 1936, vol. l, p. 737.
151. Scheidt, 1939, p. 204-205.
152. Baur, Fischer et Lenz, 1923, vol. 2, p. 334.
246
Benoît Massin
247
La science sous le Troisième Reich
« psychologie raciale» déterminante 156, permettait de « comprendre
le déroulement de l'histoire» et, donc, de prévenir le déclin mena-
çant l'Allemagne. Elle transformait l'anthropologie, jusque-là pure-
ment théorique, en une science pratique,« éminemment[ ... ] utile à
l'État et à la société 157 ». Trois ans plus tard, Eugen Fischer publiait
un petit ouvrage : L'Anthroposociologie et sa signification pour
l'État 158 , où il affirmait:
156. « Il est clair que les membres de la race nordique révèlent, entre autres, un autre
tempérament, d'autres critères moraux, d'autres façons de penser, une autre manière de
concevoir le monde que ceux de la race méditerranéenne» (ibid., p. 67).
157. Ibid.
158. Fischer, 1910, p. 22.
159. Von Luschan, CBdGAEU, 1912, p. 53-54.
160. Von Luschan, CBdGAEU, 1913, p. 63.
248
Benoît Massin
revue volkisch, sur le« renouveau de l'éthique». Il y propose d'éri-
ger une nouvelle éthique fondée sur la race, car « que reste-t-il »
quand tous les prétendus fondements de la morale s'écroulent :
161.Lenz,1917,p.38,42,51et56. ,
162. Hitler, Mein Kampf, Paris, Nouvelles Editions latines, 1934, p. 289.
163. Lenz (1933), cité in Saller, 1961, p. 75.
249
La science sous le Troisième Reich
direction des États-Unis[ ... ] les temps ne sont pas encore mûrs pour
une internationale blonde.
Par conséquent, quelle que soit l'évolution future,
on doit obtenir des hommes d'État futurs la compréhension du fait
que la prospérité de la race constitue la base sine qua non de la pros-
périté de l'État, et qu'ainsi ils orientent selon ce principe aussi bien
la politique intérieure qu' extérieure de l'État 164 •
Il semblerait que Hitler ait bien entendu la leçon. Dans un autre
article, Lenz déclarait :
Les sciences biologiques nous montrent les événements réels. Elles
ne connaissent ni le Bien ni le Mal. Elles sont totalement indiffé-
rentes au monde des valeurs 165•
Une « politique biologique» n'avait donc pas à être morale.
Tout cet édifice du primat de la race reposait sur l'existence de psy-
chologies raciales distinctes. Aucun anthropologue allemand ne
contestait l'existence d'une telle psychologie. Les plus critiques
(comme Weidenreich), peu nombreux, considéraient simplement
que l'on n'était« pas encore sorti des tout premiers débuts de la
recherche 166 ». R. Martin, qui préférait s'abstenir en la matière par
rigueur positiviste, n'en pensait pas moins, dans la revue eugéniste
AfR.GB, que « nier les dispositions mentales héréditaires serait ridi-
cule, et [qu']on ne peut négliger leur portée pour l'évolution des
peuples 167 ». Friedenthal, dans une comparaison assez plaisante
(mais tout à fait sérieuse) qu'il fit au congrès des anthropologues,
ethnologues et préhistoriens de 1926 entre les trois grandes races
humaines et les trois principales espèces de primates anthropoïdes,
reprenait tous les clichés sur les « races blanches», «asiatiques» et
«nègres». Il trouvait que les « similitudes de tempérament» entre
« certaines races nègres et certaines races de gorilles » étaient
encore plus « surprenantes » que leurs similitudes morpholo-
giques168.Franz Boas, un anthropologue américain d'origine juive
250
Benoît Massin
allemande qui intervenait de temps à autre dans le débat allemand et
était, avec Weidenreich, le plus critique en la matière, n'en acceptait
pas moins une certaine psychologie raciale :
169. F. Boas, The Mind of Primitive Man, New York, Macmillan, 1911, p. 271-272.
170. Lowie, 1971, p. 238.
171. Scheidt, 1926, p. 3-4 (nous soulignons).
172. Günther, 1982, p. 45.
251
La science sous le Troisième Reich
W. Scheidt, qui refusa de s'inscrire au NSDAP et de collaborer à
la politique raciale nazie, dirigea, avant Reche, la revue Volk und
Rasse. Il avait critiqué à plusieurs reprises l'individualisme libéral
dans ses écrits d'avant 1933 173 • Il précisait clairement que la« poli-
tique culturelle biologique» qu'il entendait fonder
252
Benoît Massin
mixie. Partisans de l'unité du peuple allemand menacée par le
nordicisme au nom d'un nationalisme multiracial mais anti-libéral,
Saller et le biologiste Merkenschlager adoptèrent un style quasi
mystique dans les deux livres qu'ils écrivirent ensemble 179• La
« psychologie raciale » de Merkenschlager, envoyé quelque temps
en camp de concentration pour se rééduquer de son anti-nordicisme,
était peut-être encore plus caricaturale que celle de Günther, contre
lequel il publia un pamphlet 180 • Il reconnaissait:
253
La science sous le Troisième Reich
de la conscience de la communauté populaire (Volksgemeinschaft),
qui est une communauté raciale et une communauté d'idée, nous
pourrons ainsi, en rattachant au vieux terroir la branche dégénérée
de notre développement culturel et ethnique que constitue la grande
ville, rétablir l'unité originelle du Peuple et de la race, de l'hérédité
et de la terre, qui caractérise tous les peuples jeunes et sains et fait
leur force 186 •
186. Ibid., p. 44. « La grande ville a apporté avec son apparition le danger du déracine-
ment de notre peuple du terroir» (ibid., p. 57).
187. Ibid., p. 61-62.
188. Ibid., p. 63. Après 1945, Saller se rallia, comme le national-bolcheviste Niekisch,
à la RDA. Il publia son livre de 1961 chez un éditeur communiste.
189. K. Saller, dans le livre de 1934: « Par conséquent, nous devons faire attention de
ne pas dévaloriser les autres peuples et races du point de vue de notre culture et de les
déclarer inférieurs» (p. 47). Toutefois, nous ne détenons pas encore toutes les pièces du
« dossier Saller ». Dans le cas de Scheidt, il semblerait qu'il évolua en 1939. Avant, nous
n'avons trouvé aucune trace d'antisémitisme dans ses articles et ouvrages, et il critiqua en
1927 les« lubies» des nordicistes avec qui il avait rompu (Scheidt, 1927a, p. 62).
190. Eickstedt, 1934, p. 7.
254
Benoît Massin
[... ] tenons-nous-enpar conséquent fermement à ce qui est essentiel
pour la situation biologique de notre ethnicité allemande : la race
forme le fondement originel de notre essence [ ... ], elle détermine
aussi l'expression générale corporelleet spirituellede notre ethnie 191 •
255
La, science sous le Troisième Reich
science avaient des difficultés à voir le monde à travers d'autres
«lunettes» 193 •
256
Benoît Massin
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et enseignement de l'eugénisme
sous le Troisième Reich
Sheila Faith Weiss
1. Peukert, 1987, p. 208. Son chapitre intitulé« Racialism as Social Policy » traite très
bien de la question de la dichotomie entre Volksgenossen (membres de la communauté) et
Gemeinschaftsfremde (étrangers à la communauté) et montre comment l'eugénisme a
contribué à la construire. Son travail n'aborde pas, cependant, la question de la fonction
spécifique de l'enseignement de l'eugénisme. En fait, il n'existe pas à ce jour d'historio-
graphie de l'enseignement de l'eugénisme en Allemagne.
2. On trouve ces termes in Kruse et Wiedow, 1942, p. 97.
263
La, science sous le Troisième Reich
mands, ainsi que des manuels utilisés par les professeurs. Cepen-
dant, dans la mesure où il est impossible de comprendre l'ensei-
gnement de l'hygiène raciale en dehors de ses relations avec
l'enseignement de la biologie, j'examinerai dans une première par-
tie les motivations professionnelles et intellectuelles qui sous-ten-
dent l'alliance entre l'eugénisme et la biologie dans le secondaire
juste avant la prise du pouvoir par les nazis.
264
Sheila Faith Weiss
raciale, plus important que toutes les lois et que n'importe quelle
mesure particulière. Quand on sera parvenu à gagner la jeunesse à
l'idéal de l'hygiène raciale, on trouvera bien les moyens et la
manière de faire passer celle-ci dans les faits4.
265
La science sous le Troisième Reich
de l'eugénisme semble relever du corporatisme. Les professeurs
allemands de biologie se plaignaient depuis longtemps que leur
matière était grossièrement sous-évaluée par les responsables des
programmes scolaires, et en particulier dans le plus grand des États
allemands, la Prusse. Généralement considérée par les pédagogues
non biologistes comme à peine plus qu'une science descriptive,
sans valeur éducative réelle, la biologie était incapable de concur-
rencer les prétendues« disciplines culturelles» - la religion, l'alle-
mand et l'histoire - dans la lutte permanente pour les heures de
cours 7 • En 1879, en grande partie en raison de la crainte des coûts
idéologiques d'un enseignement du darwinisme dans le cours de
biologie, cette dernière fut même bannie complètement du troisième
degré de tous les lycées de Prusse 8 • Malgré quelques progrès pen-
dant la première décennie de ce siècle, les réformes de l'enseigne-
ment de la République de Weimar furent loin d'accorder aux
enseignants en biologie les deux heures hebdomadaires qu'ils récla-
maient pour tout l'enseignement secondaire 9 • Le programme sco-
laire prussien de 1925 n'accordait aucune place à la biologie dans
les quatrième et cinquième années du secondaire, et elle était égale-
ment absente dans la sixième année des lycées 10 • Qui plus est, seuls
les lycées à orientation scientifique offraient des cours de biologie
dans la treizième (et dernière) année 11 • Cela signifiait en pratique
266
Sheila Faith Weiss
qu'il y avait un trou de deux ou trois ans dans l'enseignement que
les élèves recevaient en biologie - situation que les enseignants per-
cevaient comme frustrante d'un point de vue pédagogique et
comme inexcusable d'un point de vue intellectuel 12•
Les enseignants en biologie déplorèrent publiquement la triste
condition à laquelle était réduite leur discipline au sein des pro-
grammes de l'enseignement secondaire. Philipp Depdolla, un
important porte-parole des biologistes du secondaire, vit peu
matière à réjouissance dans la prétendue réforme de l'enseignement
de la biologie en Prusse qui avait succédé aux jours sombres de son
élimination totale du troisième degré. Bien que, d'un point de vue
pédagogique, la biologie ait été réévaluée depuis le tournant du
siècle, Depdolla soutenait que « pratiquement, la biologie en tant
que matière d'enseignement était reléguée derrière toutes les autres
disciplines 13 ». Les professeurs de biologie des collèges prussiens
se montraient encore plus découragés que leurs collègues des
lycées techniques et classiques. L'un d'eux se plaignit que, dans de
nombreuses régions de Prusse, la biologie ne constituait plus un
enseignement à part entière au sein des collèges d'enseignement
général, mais faisait partie, avec la chimie et la physique, d'une
matière interdisciplinaire, la « science de la nature». Cet état de
choses compromettait sérieusement la valeur du cours de biologie,
comme facteur de culture et d'éducation, se plaignait le professeur
de collège Karl Oberkirch 14• A tous les niveaux du secondaire on
trouvait de nombreux cas où des non-biologistes, voire des non-scien-
tifiques, donnaient le cours de biologie. Le cas est peut-être extrême,
mais on cite l'exemple d'un homme, incapable de faire la différence
entre une araignée et un scarabée, qui enseignait la biologie 15 •
Mais si l'eugénisme devait trouver sa place dans les écoles secon-
daires prussiennes, il deviendrait impossible de justifier l'état peu
satisfaisant de l'enseignement de la biologie sur la base de son peu
de valeur éducative. Pour Depdolla, l'enseignement de l'eugénisme
relevait de l'éducation morale :
Les notions transmises aux élèves par l'eugénisme les amènent à
ceci (soutenait-il) que leur sens moral et leur volonté connaissent de
nouvelles stimulations,de nouvelles orientations, qui visent à amé-
liorer notre peuple, ou à prévenir sa détérioration au fil des généra-
tions 16•
12. Voir, par exemple, à ce propos les commentaires de Spilger, 1927, p. 68.
13. Depdolla, 1931-1932, p. 8.
14. Oberkirch, 1931-1932, p. 69-70.
15. « Mitteilungen » («Communications»), Der Biologe, 1 (1931-1932), p. 58.
16. Depdolla, 1930, p. 291.
267
La science sous le Troisième Reich
Qui plus est, l'enseignement de l'eugénisme
268
Sheila Faith Weiss
l'alcoolisme et les maladies vénériennes sur l'embryon, et leur éra-
dication 20.
269
La science sous le Troisième Reich
270
Sheila Faith Weiss
la dernière année toutes les écoles primaires 26 • Les professeurs de
biologie de toutes . s classes étaient fortement encouragés à se fami-
liariser avec la n · velle matière en assistant à des cours et à des
semmaires, conç dans ce but avec l'assentiment du Parti, qui
avaient lieu dans d s camps communautaires 27 •
La position ce traie que l'hygiène raciale et ses disciplines
connexes devaient désormais occuper dans le nouvel État volkisch
constituait, bien s r, un avantage non négligeable pour les eugé-
nistes professionn ls - au moins pour ceux qui étaient disposés à
adhérer à la théo ·e raciale aryenne. Ces hygiénistes raciaux se
montraient le plus souvent prêts à reconnaître en public leur dette
envers le nouveau régime. L'anthropologue racial Eugen Fischer,
par exemple, qu · était à la tête de l'institut Kaiser-Wilhelm
d'anthropologie, génétique humaine et d'eugénisme, ne perdit
pas son temps qu nd il publia un article à l'intention des ensei-
gnants du second re intitulé « L'identité du peuple allemand et la
race : la grande qu stion de la nation 28 », dans lequel il faisait ouver-
tement l'éloge des azis, pour avoir été les premiers, dans l'histoire,
à prendre en main 'avenir racial de leur peuple. Cependant, le nou-
veau crédit accordé à la science raciale était peut-être encore plus
important pour les enseignants en biologie du secondaire. L' ordon-
nance prise par Rust en septembre 1933 décrétait que la part du lion
dans la nouvelle « science raciale » échoirait naturellement à la
biologie. De manière plus concrète, dans la lutte pour des heures
complémentaires dans les programmes d'études, on accorderait à la
biologie deux à trois heures, « au besoin aux dépens des mathéma-
tiques et des langues étrangères», pour qu'elle puisse assurer le
succès de sa mission 29 •
Bien que les deux ou trois heures accordées à la biologie aient fait
piètre figure en comparaison du temps accordé à l'allemand, à l'his-
toire et à la géographie, matières dites deutschkundlich (concernant
l'enseignement de la langue et de la culture allemandes), les biolo-
gistes considérèrent le décret prussien comme annonçant des temps
meilleurs. Comme Erich Giesbrecht, un enseignant en biologie du
secondaire, l'énonça brutalement :
26. Ibid. On notera que, pendant le Troisième Reich, environ 90 % des élèves obte-
naient pour seul diplôme un certificat d'études primaires (Volksschulabschlufl). Rust
insista pour qu •on introduisît la science raciale dans la sixième année du secondaire, pour
la raison que la plupart des élèves s'engageant dans un cycle d'études secondaires de neuf
ans abandonnaient celui-ci au bout de la cinquième année.
27. Dans un décret daté du 15 décembre 1933, Rust annonça l'existence de ces cours et
recommandait aux maîtres de les suivre (ibid., p. 355).
28. Fischer, 1933, p. 263.
29. Dobers et Hielke, 1940, p. 354.
271
La science sous le Troisième Reich
Nous allons donc connaître dans tout l'enseignement et par là même
aussi dans l'enseignement de la biologie à l'école, et peut-être très
prochainement, des conditions toutes nouvelles et sans nul doute
plus favorables à la biologie que précédemment. Il convient donc
d'utiliser énergiquement et sans tarder le moment et l'occasion pour
obtenir pour la biologie à l'école tout ce qui semble, d'une manière
ou d'une autre, possible 30 •
272
Sheila Faith Weiss
33. Pour une étude de l'introduction de la science raciale dans les écoles de Hambourg,
on se reportera à l'excellente anthologie de Reiner Lehberger et Hans-Peter de Lorent
(dir.), 1986, p. 27-30 et 73.
34. Les huit livres examinés sont, par ordre chronologique: Steche, 1934; Hofmann,
1935 ; Schwarz et Wolff, 1936 ; Bauer, 1937 ; Feldkamp, 1937 ; Bareth et Vogel, 1939 ;
Kruse et Wiedow, 1942; Graf, 1943. Lehberger, 1986, p. 49.
273
La science sous le Troisième Reich
s'organisait à partir du concept de « communauté de vie ». Pratique-
ment d'un bout à l'autre du programme de biologie, la composition
et la structure des communautés végétales et animales étaient étu-
diées dans une perspective résolument écologique: comment les
organismes individuels fonctionnent à l'avantage de la communauté
considérée comme un tout 35 • Dans les classes supérieures, le thème
central était celui de la communauté supra-organique, la « commu-
nauté du peuple » ; il montrait comment les besoins et les désirs de
l'individu doivent, en vertu des prétendues lois de la vie, rester
subordonnés à ceux de la société. Selon les termes d'un ouvrage de
science raciale, ouvrage recommandé dans les écoles prussiennes :
Seul, l'être humain n'est rien d'autre qu'un simple maillon dans une
chaîne [ ... ]. Nous ne sommes pas sur Terre pour notre plaisir; cette
idée n'est que l'effet d'un délire individualiste 37 •
Bien qu'il soit aisé de discerner quelles étaient les fonctions idéo-
logiques de telles phrases dans le contexte du Troisième Reich, ce
qu'elles exprimaient n'était pas une invention des nazis. Les
attaques contre l'individualisme caractérisaient l'eugénisme alle-
mand depuis ses débuts. Ce qui avait changé, ce n'était pas l'accent
mis sur l'idée de communauté, mais plutôt l'apparition d'un titre
d'éligibilité raciale pour en faire partie. Les attaques contre ceux
qui, en raison de leur santé ou de leurs mœurs, avaient été exclus de
cette communauté dès avant 1933 dans les propos des eugénistes se
firent encore plus brutales. Cela peut être repéré facilement dans
quatre des disciplines sur les cinq qui composent la science raciale.
Je n'évoquerai pas ici la génétique, qui était considérée comme la
science fondamentale sous-tendant toutes les autres.
Les deux matières dans le nouveau domaine de la science raciale
les plus directement concernées par l'utilisation de la« santé géné-
274
Sheila Faith Weiss
tique » pour trouver un support à la distinction entre « membres de
la communauté» et« étrangers à la communauté» étaient l'hygiène
raciale et la politique démographique. Il s'agit aussi des disciplines
qui revêtaient le plus d'importance aux yeux de la plupart des eugé-
nistes, tant avant que pendant le Troisième Reich. On comprend
ainsi que la transmission de ces matières par les livres scolaires
reflète les préoccupations de longue date des eugénistes : la hantise
des mesures sociales allant à l'encontre de la sélection ; l'inquiétude
devant les taux de natalité différentiels des différentes classes
sociales et professions; l'irritation devant le coût prétendument
croissant de l'aide aux «handicapés»; et la peur devant les ten-
dances démographiques malsaines de l'Allemagne.
Cette brutalité nouvelle, à la fois dans les propos et dans les actes,
dirigée contre les Allemands génétiquement malsains, se reflétait
dans la terminologie des ouvrages scolaires, qui parlaient des« han-
dicapés » comme étant « de valeur inférieure » ou des « sous-
hommes » - des termes peu, voire jamais utilisés auparavant 38 •
Dans la nette hiérarchie des valeurs humaines dépeinte dans les gra-
phiques des livres scolaires, les élèves apprenaient très vite quels
groupes de gens étaient « très précieux » du point de vue du fonc-
tionnement efficace de la « communauté du peuple», et lesquels
étaient jugés « sans valeur». Tandis que la plupart des auteurs de
manuels, suivant en cela la tradition élitiste de l'eugénisme, présen-
taient la bourgeoisie cultivée et les autres classes sociales élevées
comme les plus précieuses, ils étaient tenus de sacrifier officielle-
ment à l'égalitarisme nazi. Particulièrement dans les textes destinés
aux élèves des écoles primaires, les préjugés de longue date étaient
atténués par cette vision de l'orthodoxie nazie selon laquelle la
valeur d'une personne ne se mesurait pas à l'emploi qu'elle occu-
pait, mais au degré d'engagement avec lequel elle œuvrait pour le
bien du groupe 39 •
38. Pour l'utilisation de ces termes on consultera, par exemple, Schwartz et Wolff,
1936, p. 66-67; Dobers, 1939, p. 68-69.
39. Pour une illustration du besoin de montrer aux enfants des classes laborieuses qu'ils
ont une valeur génétique, voir Dobers, 1939, p. 56-58; on trouvera des exemples de cette
atténuation de l'idéologie eugéniste élitiste pendant le Troisième Reich in Hoffmann,
1935, p. 22-23; et Steche, 1934, p. 69-70.
40. Steche, 1934, p. 69-70.
275
La science sous le Troisième Reich
Mais, pour les« improductifs», rien n'avait changé. Tout comme
avant, les groupes sociaux les plus désavantagés - stigmatisés
comme appartenant au lumpenproletariat - devinrent les boucs
émissaires pour tous les maux supposés, biologiques ou sociaux, de
l'Allemagne. Et, tout comme au temps de la République de Weimar,
les personnes désignées comme étant« sans valeur», et en particu-
lier les handicapés mentaux et physiques, furent étiquetées de la
sorte non seulement parce qu'elles diminuaient la vitalité génétique
de la« communauté du peuple», mais parce qu'elles étaient suppo-
sées coûter très cher. Comme Albert Bauer essayait d'en convaincre
les enfants des écoles :
276
Sheila Faith Weiss
tiles à des individus qui avaient précédemment fait l'objet de leur
pitié. Cette hostilité était induite en insinuant que les « handicapés »
soustrayaient à la société des fonds précieux - allant même jusqu'à
limiter virtuellement l'accès à la propriété. De telles déclarations ser-
vaient non seulement à légitimer la dichotomie, reconnue officiel-
lement, entre « membres de la communauté » et « étrangers à la
communauté», elles militaient également en faveur du soutien à la
loi de stérilisation, draconienne, de 1933.
Les ouvrages consacrés à la science raciale attiraient également
l'attention sur la nécessité de produire plus de « membres de la
communauté», et des membres génétiquement sains. Par l'utilisa-
tion de sentences lourdement chargées d'émotion, comme « un
espace sans peuple» et « un peuple sans jeunesse », ces ouvrages
brandissaient le spectre traditionnel des Slaves féconds occupant le
sol allemand et entretenaient la peur d'un« peuple moribond», où
un nombre de plus en plus restreint de jeunes adultes devrait pour-
voir aux besoins d'une population vieillissante 44 •
Le vieillissement qui menace (soutenait Hans Feldkamp, auteur de
manuels scolaires) constitue un fardeau social énorme pour la nou-
velle génération, trop peu nombreuse; de plus, il est le signe d'une
vigueur et d'une puissance sur le déclin45 •
Le message était clair : afin de prévenir soit la prise de possession
du Reich par les Slaves, soit l'effondrement de l'État-providence,
des garçons et des filles en bonne santé, du point de vue génétique
et racial, devaient se conformer aux mesures contraignantes de la
politique démographique nazie et avoir beaucoup d'enfants.
La famille - son histoire et son avenir - constituait le cœur de la
« science de la famille», la troisième matière relevant de la science
raciale. L'une des fonctions clés de cette matière était, sans aucun
doute, d'asséner à nouveau cette vérité nazie - que la communauté
revêtait plus d'importance que l'individu. En tant qu'unité constitu-
tive essentielle de l'État, et sa plus petite cellule, la famille permet-
tait d'opérer le lien avec la« communauté du peuple».
La science de la famille à l'école doit parvenir à ce résultat : que
l'appartenance à ces communautés que sont la famille, le clan, le
peuple, devienne essentielle au sentiment de 1'existence et s'intègre
dans la manière d'être au quotidien. De cette façon, la science de la
44. A propos des problèmes posés par le vieillissement de la société, voir Feldkamp,
1937, p. 85; Steche, 1934, p. 43; et Bauer, 1937, p: 167.
45. Feldkamp, 1937, p. 85.
277
La science sous le Troisième Reich
famille cultive les énergies vitales du mouvement national-socialiste
lui-même. C'est dans l'éducation à l'appartenance consciente à la
communauté que nous apercevons le couronnement de notre tâche
dans le domaine de la généalogie à l'école. Elle répond bien à notre
époque, qui est celle du« nous » 46 .
278
Sheila Faith Weiss
breux porte-parole de la droite volkisch ; elle pouvait aussi se vanter
de compter parmi ses partisans quelques eugénistes respectés, en
particulier l'hygiéniste racial munichois Fritz Lenz.
La principale leçon que la « science des races » essayait d' ensei-
gner était que le monde était peuplé par de nombreuses races à la
fois génétiquement différentes et fondamentalement inégales.
Comme le déclarait un manuel :
279
La science sous le Troisième Reich
Ces êtres humains-là [les gitans] émigrèrent un jour d'Asie en
Europe et menèrent alors une existence de vagabonds, se déplaçant
de-ci de-là. Ce qu'ils possèdent, ils se le procurent surtout en men-
diant, trompant et volant. Ils détestent la vie sédentaire et le travail
régulier ; les vertus qui sont les plus élevées à nos yeux, comme la
bonne foi et l'honnêteté, leur sont étrangères. Ils ont constamment
essayé d'échapper par la ruse et la rouerie aux tentatives administra-
tives qui visaient à les sédentariser, jusqu'à ce qu'aujourd'hui
l'administration national-socialiste entreprenne fermement de venir
à bout de cette tâche 52 •
280
Sheila Faith Weiss
ment le texte -, les auteurs d'ouvrages de science raciale pouvaient
alors exposer en détail les lois de Nuremberg de 1935 et les légiti-
mer. Beaucoup de manuels contenaient des graphiques et des
tableaux dans le but d'expliquer aux enfants ce qu'étaient un Juif
intégral, un demi-Juif, un quart-Juif, et qui, désormais, avait le droit
d'épouser qui. De plus, les justifications prétendument scientifiques
de ces mesures facilitaient le fait que « l'effort doit se poursuivre
pour amener une partie de plus en plus importante du peuple à dire
"oui" de bon cœur à la législation [de Nuremberg]5 5 ». Comme le
rapporte un manuel, « les lois de la vie ont montré que des gens
racialement éloignés les uns des autres ne vont pas bien en-
semble 56 ». On considérait qu'un mélange racial entraînait une très
grande disharmonie dans la progéniture.
Outre son rôle de « véhicule de transport de l'idéologie nazie»,
selon l'expression forgée par Mehrtens, la science des races servait
aussi, et peut-être en premier lieu, à induire un comportement indis-
pensable au bon fonctionnement du régime nazi. Il suffit de se pen-
cher sur les descriptions faites par les manuels de la composition
raciale des Français et, encore plus, de celle de l'armée soviétique
après 1941, pour voir comment la science raciale procédait pour
faire de l'ennemi un «sous-humain» - quelqu'un qui mérite la
mort 57 • Quand on a à l'esprit que ce matériau était enseigné pendant
la dernière année scolaire, juste avant que l'immense majorité des
écoliers soit expédiée sur le front de l'Est, la fonction utilitaire de
l'anthropologie raciale devient vite évidente.
On notera cependant avec intérêt que c'est à propos de la compo-
sition raciale des « membres de la communauté » que les manuels
de biologie et de science raciale révèlent le mieux la nature prag-
matique de la Rassenkunde. Une tension très nette existait entre la
théorie raciale volkisch et les exigences concrètes de l'État. D'une
part, la « race nordique » à la peau et aux cheveux clairs, dolichocé-
phale et aux yeux bleus, était saluée comme la plus noble de toutes
les races humaines - le couronnement de la Création. D'autre part,
on considérait que la quasi-totalité des Allemands était un croise-
ment de la race nordique et d'une ou de plusieurs des cinq autres
races européennes - l'existence d'une race pure constituant plutôt
l'exception que la règle. Mais, si l'idéal proclamé était celui de la
race nordique, comment cela affecterait-il les enfants allemands à la
peau et aux cheveux plus sombres, ceux qui exhibaient peu de
281
La science sous le Troisième Reich
signes visibles d'appartenance à la plus noble de toutes les races?
La supériorité de la race nordique conduirait-elle à des divisions
parmi les Allemands de souche aryenne? Allait-elle soulever les
uns contre les autres les « membres de la communauté », comme
l'avaient fait précédemment les clivages sociaux et professionnels?
Les pédagogues nazis prirent conscience de la gravité du pro-
blème eu égard à la stabilité de l'État, et entreprirent de le résoudre
d'une manière qu'on ne peut que considérer comme ingénieuse 58 •
Suivant en cela l'exemple de Fritz Lenz, les auteurs de manuels de
science raciale mirent l'accent non pas sur les attributs physiques
des races européennes - qui furent considérés comme revêtant peu
d'importance intrinsèque-, mais plutôt sur leurs prétendus traits de
caractère et qualités spirituelles. Comme l'écrit Albert Bauer:
282
Sheila Faith Weiss
digue: l'énergie, la véracité, l'objectivité, le courage, le sens du
sacrifice - bref, les valeurs prussiennes traditionnelles -, étaient
offertes en exemple 62• Les individus et les groupes politiquement
« conformes » se révélaient avoir un pourcentage important de sang
nordique - un manuel, par exemple, célébrait l' « attitude nordique »
des SA 63 • Pour que les enfants soient bien persuadés qu'ils possé-
daient un pourcentage important de ce précieux sang nordique, ils
devaient épouser ces traits - les caractéristiques mêmes qui garanti-
raient un Etat stable et efficace. L'eugéniste de vieille date Rainer
Fetsch faisait remarquer que l'hygiène raciale avait toujours été une
affaire de productivité, et non de forme crânienne 64 • De même que
les anciens calvinistes ne pouvaient jamais avoir la certitude de
faire partie des élus, excepté à travers leurs actes, les Allemands ne
pouvaient avoir l'assurance d'être de bonne race qu'en se confor-
mant aux idéaux nazis - et, en particulier, aux idéaux qui venaient
renforcer l'efficacité nationale.
En nous penchant sur les quatre composantes de l'enseignement
de la science raciale, nous avons vu comment ce nouveau domaine
globalisant servait les deux fonctions conjuguées de la légitimité
politique et de la conformité sociale. La science raciale s'est aussi
révélée être une aubaine pour l'enseignement biologique, en
accroissant le prestige d'une matière qui avait fini par se retrouver à
peu près au dernier rang des sciences naturelles, et quasiment de
tout l'enseignement classique. Mais, ironiquement, cette importance
retrouvée ne s'est pas traduite par un accroissement significatif des
heures consacrées au programme de biologie dans les écoles 65 •
Savoir si, oui ou non, les professeurs de biologie furent déçus par
cet état de choses ou si, au contraire, ils furent satisfaits de l'intérêt
supérieur que les nazis manifestèrent, à peu de frais, pour leur
importance dans le cadre de l'éducation volkisch demande un com-
plément de recherche.
62. Jakob Graf donne une liste de ces« traits nordiques» (1943, p. 121).
63. Schwarz et Wolff, 1936, p. 58.
64. Fetscher, 1934, p. 143.
65. Suite à la réforme de 1938 de l'enseignement secondaire, la biologie fut dotée au
total de seize heures pour la totalité du cursus de huit ans, soit deux heures pour chaque
année. Les programmes d'enseignement pour toutes les catégories d'écoles du secondaire
sont donnés par Dithmar, 1989, avant-propos, p. xv-xx1.
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La science sous le Troisième Reich
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La science sous le Troisième Reich
Sous le Troisième Reich, l'étude des technologies de la reproduc-
tion s'est effectuée sous l'impulsion d'une politique démographique
active, d'ailleurs très avancée dans certains domaines - comme la
protection prénatale. Elle fut également réalisée dans un nouveau
lieu de recherche qu'il faut ajouter aux traditionnels cliniques et
laboratoires : le camp de concentration et d'extermination. La
recherche menée à Auschwitz, ainsi que dans les deux hôpitaux voi-
sins, avait pour but, premièrement, de favoriser la vie « digne de se
reproduire» et, deuxièmement, d'éliminer la vie « indigne de se
reproduire 3 ». Ces deux objectifs sont indissociables de l'élabora-
tion des technologies elles-mêmes.
Nous aborderons ci-dessous les divers domaines de recherche
scientifique ainsi que les diverses techniques qui furent utilisées
pour mettre en œuvre les deux volets de la politique « démogra-
phique » du régime hitlérien.
Obstétrique et génétique
288
Heidrun Kaupen-Haas
génétique et eugénisme dans la société socialiste» en 19306, et Her-
mann Joseph Muller dans « La suprématie de l'économie sur
l'eugénisme » et « Au sortir de la nuit» en 1935 7 • La recherche fon-
damentale sur la génétique et la reproduction dans l'Allemagne hit-
lérienne, vivement encouragée au niveau national, trouva donc
à s'épanouir dans les voies tracées à l'échelle internationale,
du moins dans certains domaines. On connaît l'étroite collaboration
en génétique de la drosophile, dans les années 1932-1933, entre
H. J. Muller, prix Nobel en 1946, le directeur du département de
génétique de l'institut Kaiser-Wilhelm de recherche sur le cerveau
de Berlin-Buch, Nikolaj Vladimirovic Timoféeff-Ressovsky, qui
jouissait lui aussi d'une renommée internationale, et Elena Alexan-
drovna Timoféeff-Ressovsky 8• Le « comité d'experts du ministère
de l'Intérieur pour la politique démographique et raciale» mis en
place en 1933 avait, lui aussi, perçu très tôt l'importance de la
recherche génétique internationale moderne pour les recherches sur
l'hérédité et il encouragea leur extension au sein de l'institut Kaiser-
Wilhelm de recherche sur le cerveau. La Caisse d'assistance à la
science allemande (devenue en 1936 la Communauté allemande de
recherche), les fondations Rockefeller et Carnegie ainsi que l'indus-
trie allemande apportèrent leur soutien à l'institut.
289
La science sous le Troisième Reich
Au cours des deux premières décennies de ce siècle, on utilisa
également en clinique les rayons X et le radium sans protection
digne de ce nom, ni pour les thérapeutes ni pour les patients et
patientes. On traitait par cette méthode par exemple des femmes sté-
riles ou atteintes du cancer. C'est ainsi qu'on s'aperçut que, au
cours de leurs irradiations, elles étaient souvent stérilisées acciden-
tellement, temporairement ou durablement. Ces séquelles soma-
tiques et génétiques contribuèrent à fonder et à établir de nouveaux
domaines de recherche clinique, parmi lesquels la protection contre
les rayonnements. On débattit alors dans les milieux spécialisés des
nombreuses conséquences à en tirer, et en particulier de la possibi-
lité de stérilisation définitive, par mesure de prophylaxie génétique,
des femmes traitées par irradiations.
290
Heidrun Kaupen-Haas
contraint de partir à la retraite en 1934 à cause de ses origines
juives.
En 1939, on lui décerna le prix Nobel pour ses travaux sur les
hormones sexuelles. Il commença par le refuser, se conformant
ainsi à un décret de Hitler qui interdisait aux Allemands d'accepter
les prix Nobel, et ne le reçut officiellement qu'après guerre. Bute-
nandt travailla sur la question, déjà très controversée à l'époque, de
l'effet cancérigène de l'œstrone, hormone sexuelle femelle. Il réa-
lisa ce projet de recherche en collaboration avec Carl Kaufmann,
directeur à Berlin de la clinique gynécologique de la Charité, et
avec l'institut de recherche sur les rayons de l'université de Berlin.
En 1934, de concert avec le généticien Alfred Kühn, futur directeur
de l'institut Kaiser-Wilhelm de biologie (en 1937), il élabora le
projet d'un programme de recherche interdisciplinaire de grande
envergure, réunissant biochimie, biologie moléculaire et travaux cli-
niques - projet qu'ils mirent en œuvre entre 1937 et 1944 sous
l'égide de la société Kaiser-Wilhelm. Grâce au plan de quatre ans
et au soutien tout particulier des administrations compétentes du
Reich, ils bénéficièrent de conditions de travail extrêmement favo-
rables. Ils effectuèrent leurs travaux de génétique sur la mite de la
farine et la drosophile, examinèrent les mutations de la couleur des
yeux des chenilles de papillon, l'effet de certains gènes sur le méta-
bolisme, les phéromones sexuelles du papillon, la composition chi-
mique du ver à soie. En 1938, Butenandt se lança également dans la
recherche sur les virus, en collaboration avec l'institut Kaiser-Wil-
helm de biologie.
En 1941, en pleine guerre, fut fondé un « groupe de travail pour
la recherche sur les virus des instituts Kaiser-Wilhelm de biochimie
et de biologie» dans le cadre de l'institut Kaiser-Wilhelm de bio-
chimie, qui réunissait toutes les équipes s'occupant depuis 1937 de
chimie et de biologie des virus (les recherches entamées avant cette
date se poursuivant parallèlement). Ce groupe avait été conçu et
organisé pour une recherche interdisciplinaire ambitieuse, dans le but
de rattraper l'avance des Américains dans les travaux de biologie
moléculaire sur les virus des animaux (lapins, souris, insectes) et
des plantes. On partait de l'hypothèse que des substances chimiques
pouvaient modifier le patrimoine génétique des cellules. On fit des
recherches chimiques et sérologiques sur la mosaïque du tabac ainsi
que des essais fructueux pour isoler de nouvelles espèces de virus
de plantes qu'on caractérisa biologiquement et chimiquement. On
pratiqua le marquage de la mosaïque du tabac avec du phosphore
radioactif en coopération avec le département de génétique de l'ins-
titut Kaiser-Wilhelm de recherche sur le cerveau. On analysa les
291
La science sous le Troisième Reich
maladies causées par les virus chez différents insectes intéressants
du point de vue économique (vers à soie, papillons de nuit, bombyx
du pin, etc.), et on détermina les propriétés chimiques et physiques
de ces virus une fois isolés. On commença à faire des expériences
destinées à déterminer la pénétration de certains éléments chi-
miques dans le noyau des cellules (en pensant aux possibilités éven-
tuelles de déclencher des mutations par la suite). La recherche en
laboratoire faisait partie intégrante de la recherche sur l'élevage. On
s'efforçait d'élever des animaux et de cultiver des plantes capables
de résister aux parasites les plus divers et aux maladies virales.
Le ministère del' Alimentation et de l' Agriculture, le ministère
des Sciences, de !'Éducation et de la Culture du peuple, IG-Farben
- tous membres du comité directeur de la société Kaiser-Wilhelm -
et la Deutsche Bank (Banque allemande) pour l'industrie fournirent
l'équipement de base de ce « groupe de travail»~ le ministère de
l' Alimentation mit à sa disposition les millions qui en constituaient
le budget. A l'institut Kaiser-Wilhelm de biochimie, on poursuivit
les travaux en cours sur les agents du cancer, de même que la
recherche sur les virus et les protides, en dépit des conditions diffi-
ciles de la guerre totale. Butenandt disposa d'un équipement de pre-
mier ordre même durant la guerre. Manfred von Ardenne lui
apporta une aide technique en lui offrant un microscope électro-
nique pour l'étude des plus petites unités virales, IG-Farben fournit
des locaux, la Wehrmacht accorda les moyens financiers. Pourtant
- et cela confirme la grande importance de l'institut durant la
guerre -, une nouvelle consigne, valable pour tous les instituts
Kaiser-Wilhelm, exigeait à partir de 1942-1943 que le « niveau de
productivité atteint jusque-là» soit démultiplié « dans la perspective
des techniques d'attaque et de défense», mais « avec moins de per-
sonnel et avec un matériel limité». En 1941, seuls vingt-cinq instituts
sur trente-huit avaient été déclarés « importants pour la guerre 12 ». En
1943, ils étaient tous « sous la loi de la guerre totale 13 ».
Ainsi, grâce aux recherches menées en génétique, à celles sur les
hormones et le cancer, on jeta à cette époque les bases de l'analyse
du génome humain qui est actuellement à l'ordre du jour.
292
Heidrun Kaupen-Haas
14. Gesetz zur Verhütung erbkranken Nachwuchses (loi destinée à empêcher la trans-
mission des maladies héréditaires) prise par le Cabinet du Reich le 14 juillet 1933 pour
entrer en application le 1erjanvier 1934. En 1935, fut votée la loi sur les examens prénup-
tiaux (Ehegesundheitsgesetz) [NdR].
15. Roth, 1986, p. 14 et 17.
293
La, science sous le Troisième Reich
lisation d'enfants, de jeunes, d' « asociaux » ou d' « anti-sociaux ».
Les experts se servirent de tout, y compris de certains clichés passe-
partout de la recherche sur la génétique et les· mutations, afin de
pouvoir déclarer« existences parasites génétiquement sans valeur»
des parties de la population qui n'étaient pas malades.
On proposa de mettre la population tout entière sous contrôle,
d'imposer suivant le cas la stérilisation forcée, la « prudence
sexuelle», l'interruption de grossesse à but eugénique, le célibat ou
la stérilisation volontaire, ou la « sélection pour l'amélioration de la
race 16 ».
294
Heidrun Kaupen-Haas
295
La science sous le Troisième Reich
Et plus loin :
21. Mitscherlich et Mielke (dir.), 1978, p. 240 et 242. Voir aussi Hohmann, 1980, en
particulier p. 51 sq.; Czeslaw Madajczyk, « 100 Dokumente zum "Generalplan Ost"»,
in Rossler et Schleiermacher, 1992.
296
Heidrun Kaupen-Haas
22. Voir par exemple, parmi de nombreuses publications : Carl Clauberg, « Künstlich
erzeugtes Tubenwachstum, ein Mittel zur Behandlung des Eileiterverschlusses », Archiv
far Gyniikologie, 161 (1936), p. 140-143.
23. Sehn, 1959, p. 67. Le style télégraphique est d'origine (NdT).
297
La science sous le Troisième Reich
Par ailleurs, l'institut devrait disposer d'un « laboratoire pour
poursuivre la recherche à l'aide d'expérimentations animales»,
faire des « recherches alimentaires sur l'animal» et des essais ali-
mentaires sur l'homme (production d'alimentation spéciale pour les
détenus des camps).
La ferme expérimentale et le dispositif pour « stériliser les
femmes sans intervention chirurgicale et sans effusion de sang »
furent mis en place à Auschwitz. Par ses travaux, Clauberg en avait
fourni les prémisses scientifiques.
Et c'est dans ces locaux, à Auschwitz, qu'à l'aide des moyens
octroyés par le Conseil de recherche du Reich il pratiqua des expé-
riences sur les animaux pour trouver un produit qui, introduit dans
les trompes, provoquerait une inflammation laissant une cicatrice
ou entraînant même l'adhérence des parois. Il essaya plusieurs pro-
duits, notamment du formol à 5-10 % et du nitrate d'argent. La
société Schering livrait les préparations et lui apportait son concours
pour la recherche d'une substance de contraste qui, administrée
avec la substance inflammatoire, aurait été capable de maintenir
celle-ci le plus longtemps possible dans les trompes, afin d'empê-
cher que l'infection ne s'étende au péritoine et aux autres organes
du petit bassin. Le docteur Goebel, un chimiste de Schering, fournit
en 1941 une substance contenant du baryum, le Neo-Rëmtyum,
satisfaisant à ces exigences. En 1943-1944, on étendit cette série de
tests aux femmes juives et tziganes d'Auschwitz. Là, sous les toits
du bloc 10, Clauberg et Horst Schumann, ancien directeur d'un
« établissement d'euthanasie », rivalisèrent pour trouver la méthode
de stérilisation la plus efficace. La direction SS du camp mettait à
leur disposition le « matériel » - des femmes -, pour des expé-
- riences destinées à obtenir la stérilisation par la méthode la plus
rapide et la plus économique. Schering plaça le docteur Goebel
auprès de Clauberg : le chimiste pratiquait des tests sur les femmes
en suivant les instructions de ce dernier. En mars 1943, cent Juives
grecques furent leurs premières victimes. En avril, on déporta direc-
tement au bloc expérimental cent dix femmes belges; en juin, suivi-
rent soixante-cinq femmes de Berlin ; puis, en juillet, soixante-dix
Françaises et en août quarante Néerlandaises. Au cours des mois
suivants, les médecins du camp en vinrent de plus en plus souvent à
sélectionner directement à la rampe d'Auschwitz les femmes les
plus vigoureuses et en âge de procréer. A Ravensbrück, des cen-
taines de femmes, parmi lesquelles des jeunes Tziganes impubères,
furent stérilisées expérimentalement sous l'autorité, directe ou indi-
recte, de Clauberg. Soumises à la torture de ces expériences, les
298
Heidrun Kaupen-Haas
femmes tombèrent malades, furent mutilées, quelques-unes mouru-
rent du manque d'hygiène lors des stérilisations, d'autres furent
gazées. Refusaient-elles de se soumettre aux tests ou se révélaient-
elles impropres à la recherche ou inaptes à d'autres travaux, c'était
la mort qui les menaçait 24 •
Durant la guerre, Clauberg fit, également à Auschwitz, des expé-
riences sur le rapport entre les engrais artificiels et la fertilité.
Depuis 1940, il dirigeait deux services de gynécologie en Haute-
Silésie. Mais c'est comme directeur médical d'une maternité, mai-
son de repos de l'Organisation national-socialiste de bienfaisance
pour le peuple en Haute-Silésie, que Clauberg se fit connaître du
public en 1944. Cette institution, appelée La Ville des mères, avait
une capacité d'accueil de huit cents femmes et de deux cents
enfants en bas âge et était située à quelques kilomètres seulement
d'Auschwitz 2 5 •
Postérité : la continuité ?
299
La, science sous le Troisième Reich
mesure il influença après la guerre la politique moderne de la
recherche, à l'échelle nationale et internationale, demeure ouverte.
Il est en effet frappant de constater certaines coïncidences entre le
sujet principal sur lequel Butenandt a travaillé durant de longues
années et la recherche actuelle en génétique. L'étude des réactions
de l'organisme humain et du psychisme à des facteurs environne-
mentaux tels que les rayonnements, la dioxine, les insecticides et les
médicaments, en liaison avec le paradigme de la génétique, a fait
partie, en 1989-1990, d'une demande de subvention à la recherche
pour un montant de 1,5 milliard de D-marks; une commission de la
Communauté allemande de recherche a débloqué les fonds.
L'objectif général en est l'analyse du patrimoine génétique humain.
Grâce à l'analyse de tous les éléments constitutifs du génome, on
compte mettre en évidence le rapport entre les gènes, le phénotype
et les fonctions biologiques, en admettant l'existence de liens entre
les gènes et la régulation de l'alimentation par les hormones, les
facteurs sanguins, la couleur de la peau, le sexe et la résistance aux
maladies 28 •
Il convient tout autant de s'interroger sur la modernité des tra-
vaux de Clauberg en matière de recherche et de démographie.
Clauberg fut fait prisonnier par les Russes en 1945 et condamné à
vingt-cinq ans de travaux forcés au cours d'un procès sommaire. Il
fut libéré au bout de dix ans et refit surface à la faveur de plusieurs
passages spectaculaires à la télévision en sa qualité de rapatrié tar-
dif. En tant qu'ancien médecin chef de l'institut de recherche du
Reich pour la biologie de la reproduction, il prit des contacts et se
mit immédiatement à recruter du personnel auxiliaire sous le cou-
vert de son projet au Centre hospitalier universitaire de Kiel. Des
poursuites furent engagées contre lui et il fut arrêté en 1955. Ses
collègues de l'université de Kiel qui lui avaient donné refuge ne
purent rien pour lui 29 • En 1957, Clauberg décédait en détention pré-
ventive, peu avant l'ouverture du procès. Mais cela n'est qu'un
aspect du problème.
Après la guerre, les recherches de Clauberg sur les effets de la
progestérone furent reconnues au niveau international. Hans-Joa-
chim Lindemann, directeur de l'hôpital Élisabeth de Hambourg,
poursuivit les expériences de stérilisation à l'aide de la technique de
Clauberg qui consistait à cautériser les trompes, et ce, sans donner
aux patientes les informations nécessaires sur l'intervention. Linde-
mann débattit des résultats de ses travaux, destinés aux femmes du
28. Rainer Hohlfeld, « Die schone neue Welt der Humangenetik », 1999. Zeitschriftfür
Sozialgeschichte des 20. und 21. Jahrhunderts, 4 (1989), p. 74.
29. Sehn, 1959, p. 14 et 30-32.
300
Heidrun Kaupen-Haas
tiers monde, avec des confrères de nombreux pays. Kurt Semm,
directeur de la clinique gynécologique universitaire de Kiel, rivalisa
avec lui sur la meilleure façon de coller artificiellement les trompes.
Avec sa collègue Liselotte Mettler, Lindemann tente toujours
d'améliorer les techniques de fécondité par des expériences cli-
niques 30.
La société Schering prit connaissance des dossiers de l'enquête
menée contre Clauberg. En 1989, elle fit la déclaration suivante:
BIBLIOGRAPHIE 32
30. « Ais ob nichts gewesen wiire. Die Fraueniirzte Hans-Joachim Lindemann und Carl
Clauberg. Ein Beitrag zur Geschichte der Zwangssterilisation von Frauen in der NS-Zeit »,
Autonomie, 7 (1981), p. 56.
31. Gert J. Wlasich, Menschenversuche in Auschwitz unter angeblicher Beteiligung der
damaligen Schering A. G., Ôffentlichkeitsarbeit/Scheringianum du 17 avril 1989, p. 4.
32. Un certain nombre de références bibliographiques à caractère technique ont été sup-
primées afin d'alléger le texte. Elles concernent surtout les travaux scientifiques de Bute-
nandt et de Clauberg, ainsi que des références aux documents d'archives des associations
scientifiques. Le lecteur intéressé peut se mettre en rapport avec J. Olff-Nathan pour les
obtenir (NdR).
301
La science sous le Troisième Reich
Mitscherlich (Alexander) et Mielke (Fred) (dir.), 1978, Medizin ohne Men-
schlichkeit. Dokumente des Nümberger Arzteprozesses -1948, Francfort.
Osnowski (Rainer) (dir.), 1988, Menschenversuche, Cologne, Kolner Volks-
blatt Verlag.
Roth (Karl Heinz), 1986, « Schoner neuer Mensch. Der Paradigmenwechsel
der klassischen Genetik und seine Auswirkungen auf die Bevolkerungsbio-
logie des "Dritten Reich"», in Kaupen-Haas (dir.), 1986a.
Rossler (Mechtild) et Schleiermacher (Sabine) (dir.), 1992, Der Generalplan
Ost, Cologne, Kolner Volksblatt Verlag.
Schmacke (Norbert) et Güse (Hans-Georg), 1984, Zwangssterilisiert. Verleug-
net. Vergessen, Brême.
Sehn (Jan), 1959, « Carl Claubergs verbrecherische Unfruchtbarmachungs-
versuche an Haftlingsfrauen in den Nazi-Konzentrationslagem », Hefte von
Auschwitz, 2, Auschwitz.
Wagner (Marsden G.) et St. Clair (Patricia), 1989, « Are In-Vitro Fertilisation
and Embryo Transfer of Benefit to All? », The La.ncet, 28 octobre.
WeB (Ludger) (dir.), 1989, Die Tri:iumeder Genetik. Gentechnische Utopien
von sozialem Fortschritt, Nordlingen, Greno.
Science et espace vital :
l'histoire de la géographie (1933-1945)
Mechtild Rossler
303
La science sous le Troisième Reich
Une analyse des rapports entre la géographie comme science et
le nazisme englobe trois des domaines abordés ici : le domaine éco-
nomique et social, le domaine idéologique, et leur répercussion à
tous deux sur la pensée des géographes à travers l'expansion effec-
tive de l'État nazi vers l'est.
Ce sont ces divers facteurs pris séparément, bien plus que leurs
interactions, qui ont déterminé les travaux effectués jusqu'ici sur la
géographie entre 1933 et 1945 3• On peut, dès à présent, les classer
en trois phases très distinctes :
1) A partir de 1945, la phase dite« de dénazification», au cours
de laquelle ont surtout paru des comptes rendus d'études destinés
aux autorités d'occupation, mais également l'un des premiers
articles sur la science sous le Troisième Reich, le célèbre essai de
Carl Troll de 1947, « La science géographique de 1933 à 1945. Cri-
tique et justification».
2) On assista ensuite, dans les années 60, à un début de réflexion
qui se traduisit par des cycles de conférences et des réunions-débats.
S'il n'y a pas d'exemples concernant la géographie dans ce
contexte, en revanche des essais de géopolitique et d'autres sur le
rôle de Karl Haushofer n'avaient cessé de paraître entre-temps.
3) Il y eut enfin, dans les années 80, une troisième phase, au cours
de laquelle le rapport entre science et nazisme devint l'objet d'un
travail documenté, lorsqu'on eut accès pour la première fois à un
matériel assez important de sources et d'archives. C'est à partir de
là également qu'on a pu proposer des études détaillées sur le rôle
de la géographie.
L'analyse de la science sous le nazisme et l'analyse de la science
en exil se sont alors développées parallèlement, comme les deux
aspects d'un même problème. Dans ce contexte, on s'est mis à
poser des questions nouvelles touchant le rapport entre l'évolution
cognitive et les circonstances politiques, les traditions spécifiques à
une discipline et de nouvelles hypothèses de travail, la politisation
et l'instrumentalisation, la continuité et les ruptures dans l'évolution
des sciences.
Ce n'est qu'à une époque récente que l'on s'est intéressé à l'intri-
cation des modèles géographiques et de la politique expansionniste
nazie, telle que l'étudie Klaus Kost 4 pour la géopolitique et la géo-
graphie politique et telle que je l'envisage moi-même pour la
recherche géographique sur l'Est5. Je vais, dans ce qui suit, partir
3. Sandner, 1988, donne une bonne vue d'ensemble des études existantes.
4. Kost, 1988.
5. Rossler, 1990.
304
Mechtild Rossler
du travail que j'ai fait pour analyser les rapports entre les notions
de « peuple », d' « espace vital » et de « réorganisation de l'espace »
(principalement à l'Est), dans lesquels les géographes ont investi
leur savoir spécifique. Ce faisant, j'examinerai essentiellement deux
domaines distincts :
1) La sphère idéologique, c'est-à-dire les origines intellectuelles
des notions géographiques, les débats publics sur leur contenu sous
la République de Weimar et enfin leur place dans le cadre de l'idéo-
logie nazie. On peut citer les discussions suscitées en 1942 par des
géographes autour de l'idée d'espace vital comme un exemple de
conceptualisation et d'évolution d'une notion qui a joué un rôle
important sous le nazisme.
2) Je m'occuperai ensuite de la transformation de ces notions en
réalité politique, entre 1933 et 1945, grâce à l'influence d'experts
universitaires. Il s'agit, en d'autres termes, du travail concret des
géographes durant la phase où l'on appliqua ces notions à la réalité
pendant la Seconde Guerre mondiale.
A partir du début du siècle, les géographes ont élaboré et nuancé
leurs concepts scientifiques d'espace tout en les vulgarisant et en les
transformant en vue d'un usage public et politique. On peut décrire
cette évolution complexe comme une forme du « discours géogra-
phique-politique» :
Un concept, parmi les plus discutés et les plus vagues que la géo-
graphie ait jamais produits, acquit une importance éminemment
politique sous le nazisme: le concept d' « espace vital». Friedrich
Ratzel ( 1844-1904) le fit passer de la biogéographie, où il s'était
chargé de conceptions social-darwinistes, dans le discours politico-
géographique. Il fut repris par de nombreux géographes, des ethno-
logues, des écrivains même (tel Hans Grimm dans son roman
Peuple sans espace) et des politiciens qui lui donnèrent son aspect
de slogan politique populaire de l'idéologie nazie. Puis, dans la
305
La science sous le Troisième Reich
période préparatoire à l'expansion vers l'Est, et au cours de cette
expansion elle-même, il devint important pour la politique expan-
sionniste d'occupation.
C'est ainsi que se trouvent au centre de l'analyse les rapports spé-
cifiques entre les concepts clés 7 et les métaphores d'espace vital, de
poussée vers l'est, de « terroir populaire et culturel » (Volks-und
Kulturboden 8J, ce dernier conçu et défini par des géographes qui
ont travaillé à la Fondation pour la recherche sur le terroir populaire
et culturel de Leipzig.
Sous la République de Weimar, les géographes disposaient de
divers groupes de pression tels que la fondation citée, mais aussi
des sociétés de géographie importantes pour la bourgeoisie cultivée,
de la Société coloniale et de divers partis, comme le parti nazi et le
Parti de la Patrie. Beaucoup de ces organismes conservateurs et
attachés aux traditions étaient dirigés et influencés par des géo-
graphes de renom. Leur travail universitaire et scientifique et leurs
intérêts politiques se recoupaient de plus en plus. Des discussions
publiques sur le concept d'espace vital, concernant à cette époque le
domaine agraire, stimulèrent le travail universitaire dans ce secteur
et favorisèrent l'élaboration progressive de diverses représentations
de l' « espace vital». Certaines d'entre elles étaient associées à des
idées biologiques extrémistes qui n'avaient rien à voir avec le
concept originel, si ce n'est qu'un racisme latent était présent dans
toutes les idéologies impérialistes du x1xesiècle.
Les affirmations de base de l'idéologie du Lebensraum se concen-
traient sur la culture et l'environnement, pas sur la race. Le lien
fonctionnel entre le Lebensraum et le racisme biologique fut établi
dans les années 20, tant intellectuellementqu'en termes de construc-
tion d'une argumentationpolitiquement efficace9 •
A cette idée d'espace vital intégrée à l'idéologie nazie, on amal-
gama deux autres éléments: le racisme (sous la forme de la théorie
raciale nazie) et l'antisémitisme.
[... ]premièrement, la doctrine raciste d'un Herrenvolk [race de sei-
gneurs] révélé à travers la supériorité raciale des tribus germaniques
du Nord sur toutes les autres races, doctrine d'ailleurs renforcée par
l'antisémitisme et renfermant en second lieu l'idée d'un espace vital
à l'Est 10.
7. Voir Bracher, 1978.
8. Voir le lexique en fin de volume, en particulier pour les termes construits à partir de
Volk(NdR).
9. Voir Smith, 1986, p. 212.
10. Hauner, 1978, p. 16.
306
Mechtild Rossler
Mais le concept n'a pris sa forme définitive que sous le national-
socialisme, dans ce système bien spécifique alliant idéologie et poli-
tique 11 •
307
La science sous le Troisième Reich
peuple. Il reste à trouver le concept adéquat pour désigner l' exis-
tence de parasites qu'ils mènent actuellement partout dans le monde.
308
Mechtild Rossler
Pour lui, l'espace étatique et l'espace vital étaient étroitement liés, le
dernier résultant de facteurs économiques, culturels et politiques.
Suivait un texte intitulé: « Que veut dire "espace vital"? Une
élucidation nécessaire du concept 17 », contribution de Schnepfer que
dérangeait l'utilisation du concept comme slogan («terne, flou,
imprécis et ambigu ») revenant quotidiennement dans les médias. Il
se référait à la discussion sur la notion d'espace en général 18• Ratzel
aurait été le premier à introduire le terme en géographie avec le
concept politique d'espace, contribuant également à marquer de
façon décisive le concept d'espace vital dans son acception biolo-
gique, comme espace à trois dimensions, par opposition à la surface
plane de la géographie. Schnepfer s'opposait formellement à l'utili-
sation inflationniste du terme « espace » ; pour lui, il convenait de
limiter le concept aux domaines de la biologie et de l'économie
(espace de production). Il concluait par ces mots:
309
La science sous le Troisième Reich
La pratique de la géographie
et la politique expansionniste
rel», soutenant par leurs travaux la politique révisionniste de Weimar et de l'État nazi face
aux pays de l'Est. L'un des buts poursuivis était de détruire la culture polonaise et d'ins-
taller à la place une culture allemande sur des bases historiques.
21. En revanche, on ne créa pas une seule chaire de géopolitique à l'Est et on n'y orga-
nisa pas un seul séminaire sur ce sujet.
22. Volksdeutsch : voir le lexique en fin de volume.
310
Mechtild Rossler
statistiques démographiques, d'évaluer la densité de population
idéale et la capacité de peuplement et d'appliquer ces données à la
cartographie. Dans de nombreux cas, on disposait de ce type
d'inventaires avant l'invasion de la Pologne, mais on intensifia nota-
blement les recherches à ce niveau au fur et à mesure de la conquête
de nouvelles zones. La nécessité pour l'État nazi d'en savoir davan-
tage sur l'Est occupé favorisait cette direction de recherche. On créa
souvent de nouveaux groupes de travail et de nouvelles institutions
de recherche. Je ne citerai que la Communauté allemande de
recherche est-européenne, fondée en 1942 pour élargir la Commu-
nauté de recherche du Nord-Est et s'occupant en particulier de la
germanité en Russie et de la recherche sur l'Ukraine.
Les communautés de recherche disposaient de ce qu'on appelait
des « organes de publication » qui établissaient par exemple des
cartes ethniques très précises de l'Union soviétique et une réparti-
tion régionale de la civilisation allemande, allant jusqu'à répertorier
cartographiquement des villages allemands isolés. Cela était impor-
tant pour le retour des Allemands de souche, prévu et réalisé, du
moins en partie, dans le cadre du mouvement du « retour au sein du
Reich» (Heim ins Reich).
Une autre organisation, la Communauté du Reich pour la
recherche sur l'espace, s'était lancée dans les inventaires régionaux
d'espaces limités de l'ancien Reich. Créée en 1936 dans le contexte
du plan de quatre ans, elle nous renvoie à un nouveau domaine
d'investigation: celui de la recherche sur l'espace et de sa plani-
fication.
De par sa conception de la science comme travail collectif inter-
disciplinaire s'inscrivant dans un projet de politique nationale, elle
faisait éclater le cadre de la recherche universitaire traditionnelle et
réunissait des scientifiques de diverses facultés, panni lesquels de
nombreux géographes. La recherche spatiale se trouva représentée
dans toutes les universités dans les plus brefs délais et, dès sep-
tembre 1939, un programme de recherche d'intérêt militaire intitulé
« Est allemand» voyait le jour. La recherche et l'organisation spa-
tiale « furent confrontées à des tâches énormes», déclara l'écono-
miste Hesse :
312
Mechtild Rossler
La planification de l'habitat doit avoir pour but de germaniser tota-
lement l'espace [ ... ]. Mais un paysage culturel pleinement déve-
loppé ne pourra être que la conséquence d'une organisation claire et
nette de la ville et de la campagne, de sorte que nous nous trouvons
confrontés également à des tâches nouvelles au niveau de l' aména-
gement des villes.
25. Mechtild Rossler et Sabine Schleiermacher (dir.), Der Generalplan Ost, Cologne,
1990.
26. Célèbre guide touristique (NdT).
27. La Section de géographie devint Communauté de travail universitaire de recherche
sur l'espace, après accord passé avec la Communauté de travail du Reich.
313
La science sous le Troisième Reich
En 1941, fut fondée une université nazie modèle: l'université du
Reich de Poznan. Elle devait permettre la mise en œuvre de nou-
veaux projets de recherche scientifique. Walter Geisler était à la fois
directeur de l'institut de géographie et vice-recteur de l'université;
la chaire intitulée « science du peuple, germanité des frontières et du
peuple» (Volkslehre, Grenz- und Volksdeutschtum) dut, en revanche,
rester vacante : le géographe prévu pour le poste étant à cette époque
occupé par les transferts de population, il ne put rejoindre son
poste 28 •
Geisler créa à Poznan l'institut de recherche géographique
Warthegau et devint membre de la Commission de travail pour la
colonisation de l'Est qui s'occupait de la germanisation et de la
colonisation du Warthegau. Geisler y dirigeait en personne le
groupe de travail « projet de structure de colonisation et recense-
ment des besoins humains dans les districts ruraux ».
On fonda également un institut en Union soviétique, à Kiev : un
institut de géographie destiné à appréhender le territoire ukrainien à
l'aide d'études de géographie économique et régionale. On avait
prévu de l'intégrer directement à la Communauté de travail du
Reich pour la recherche sur l'espace. La planification dans l'URSS
occupée se fit au niveau des divers bureaux centraux pour l'organi-
sation de l'espace, chapeautés par le ministère du Reich pour les
territoires occupés de l'Est (Rosenberg). Là encore, on élabora
durant la guerre une série d'études pour les besoins du service.
Mais, la guerre se poursuivant, il ne fut plus question de planifier;
en 1943, Bormann demanda à l'organisme d'interrompre cette
activité.
De nombreux géographes participaient déjà aux travaux des orga-
nismes militaro-géographiques nouvellement créés durant la
Seconde Guerre mondiale: Mil-Geo et Mar-Geo. Il faut y ajouter à
partir de 1943 l' « envoyé spécial pour la recherche géographique au
sein du Conseil de recherche du Reich», qui disposait de différents
groupes d'intervention et d'unités de recherche. Dans le cadre de
ces organisations, des géographes et des cartographes effectuaient
des missions à bord d'avions spéciaux, prenant des vues aériennes
et les exploitant. C'est à cette époque que l'étude des vues aériennes
géographiques devint une nouvelle branche de la recherche.
Mais c'est aussi dans le contexte d'une telle rapidité de l'évolu-
tion technologique qu'on prit conscience du fait qu'il était impos-
314
Mechtild Rossler
sible d'étudier, et a fortiori de dominer, à l'aide de moyens tradi-
tionnels, un espace aussi grand que l'espace vital conquis à l'Est :
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
316
Mechtild Rossler
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litik, 16, p. 638-639.
Lexique
319
Lexique
lient les mêmes fondements raciaux, la même culture, la même
langue, les mêmes coutumes, un sol, une patrie communs, et un
même destin. Les peuples sont les véritables unités de vie et
d'action dans l'histoire. L'individu singulier est toujours membre
d'un peuple et profondément marqué par ses caractéristiques spéci-
fiques (Volkstum). Les mœurs, le droit, la langue et la religion sont
déterminés par ces caractéristiques que même la séparation poli-
tique avec la terre mère ne peut faire perdre ; au contraire, les
citoyens rattachés à l'État d'un peuple étranger demeurent des
Volksgenossen (cf. Volksdeutsch). C'est précisément le fait que le
sol natal du peuple allemand (deutscher Volksboden) est déchiré au
niveau étatique qui a permis la prise de conscience de l'autonomie
du peuple par rapport à toute frontière étatique. Le nazisme a
approfondi l'idée de la nation-État dans le sens volkisch: l'État
ne sert qu'aux nécessités vitales du peuple.»
320
Lexique
le Gemeinschaftsfremde, est littéralement un « étranger à la commu-
nauté».
323
Principales institutions citées
fonctionnaire (Beamteterlnicht beamteter Extraordinarius). De
même, le titre de Privat-Dozent n'implique pas de poste, mais
donne le droit d'enseigner (venia legendi) à quelqu'un qui a son
habilitation.
Les auteurs
325
Les auteurs
Benoît Massin: Prépare un doctorat à l'EHESS (Paris) sur l'his-
toire de l'anthropologie et des théories raciales en Allemagne de
1860 à 1945 et est actuellement allocataire de recherche de la
mission historique française en Allemagne. A publié divers
articles sur l'histoire de l'anthropologie (entre autres dans la
revue Gradhiva) et prépare la publication d'un ouvrage collec-
tif sur l'histoire de l'eugénisme en Allemagne (à paraître à
La Découverte).
329
Index
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Corps francs de Lützow, 112. EINSTEIN, A., 8, 74n., 81, 105, GILES, G. J., 140n.
CORRENS,C., 215,227. 108, ll7, 121, 125, 127, 150, GIMBEL,J., 130.
COSSMANN,N., 223 et n. , 151, 155, 159. Gleichschaltung (mise au pas),
COURANT, R., 56, 57 et n., 58 Electricité de Hambourg, 139. 20, 94 et n., 319.
et n., 59n., 62 et n., 63, 64n., ERZBERGER,M., 61. GOEBBELS, J., 102, 123, 174,
66, 74 et n., 75, 79n., 80n. ESTERMANN,1., 137 et n. 175.
COURTADE,F., 176. GOEBEL,docteur, 298.
CURIE,E., 289n., 301. Faculté de mathématiques et des GoLDSCHMIDT,R., 219n., 227.
CURIE,P., 153, 289. sciences de la nature de Ham- GOELDEL,D., 203n.
CURIE-SKLODOWSKA,M., 153, bourg, 135. GORDON, W., 134, 136 et n.,
289. FAUST, 195. 138, 142.
CZARNOWSKI, G., 257. FAYE,J. P., 203n. GôRING, H., 23, 98, 102, ll9,
FELDKAMP,H., 273n., 276 et n., 120.
DAHMS,A., 5ln., 52 et n., 55n., 277 et n., 282n., 284. GôRTLER, JO1.
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DAMES,W., 109, llO. FETSCH,R., 283. et n., 61.
DEBRAY,J. R., 185n. FETSCHER,R., 283n., 284. Gottinger Zeitung, 58n., 59n.,
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FICK, R., 205 et n., 229 et n., GRAF, J., 269 et n., 273n., 280
DELUMEAU,J., 192n. et n., 28ln., 282n., 283n., 284.
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DENIKER,J., 231,232. FINKELNBURG, W., 114, 115, GRIMM,H., 305.
DEPDOLLA,Ph., 267 et n., 268 ll6, 120, 123, 129. GRONEFELD,G., 299n., 301.
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Deutsche Arbeitsfront (Front du 236, 238, 243, 248 et n., 257, GÜNTHER,H. F. K., 200n., 203,
travail allemand), 312 et n. 271 et n., 284. 222 et n., 223, 226n., 234, 236
Deutsche Demokratische Partei FISCHER,H., 217n., 257. et n., 237, 239, 243, 246,
(DDP), 58 et n. FISCHER,K., 129. 25ln., 252,253,257,282 et n.
Deutsche Forschungs-Gemein- FLEISCHMANN, R., 114. GÜNTHER,M., 257.
schaft (Communauté alle- FLEXNER,A., 81, 85, 88. GüsE, H. G., 294n., 302.
mande de recherche), 126, FLOHR,E. F., 307,308,316.
151,300,323. Fondation de géographie du HABER,F., 10.
Deutsche Mathematiker Vereini- Reich, 310. HABERER,J., 21, 22.
gung (Union des mathémati- Fondation de Leipzig pour la HAECKEL,E., 214,215.
ciens allemands), 37, 38, 39, recherche sur le terroir popu- HAHN, 0., 123.
40, 41, 42, 45, 67, 69, 77, 78n., laire et culturel, 306, 31 O. HAHNE,H., 224.
94,96,98, 100,101,323. Fondation Rockefeller, 289, HALDANE,J. B. S., 228n., 288,
Deutscher Biologen-Verband 290. 289n.
Fondation Carnegie, 289. HALFMANN,F., 52 et n., 58n., 88.
(Union des biologistes), 27.
FONTETTE,F.de, 185n. HAMEL,G., 44, 71 et n.
DICK, A., 88. FORMAN,P., 68n., 88, 130. HARDY,G. H., 92.
Die Sonne, 223. FRANCK(Reichsminister), 17. HARTECK,P., 147, 148.
DIEUDONNÉ,J., 69n., 88. FRANK,W., 171. HARTMANN, G., 33n., 48.
DINGLER,H., 68, ll7, 162. FRANKENSTEIN, 195. HASSE, H., 44, 65, 66n., 80n.,
Direction de la recherche de FREEMAN,M., 303. 88, 101.
l'armée de l'air, 146. FREI, N., 130. HAUNER,M., 306n., 316.
DITHMAR,R., 283n., 284. FREISE,G., 20n. HAUSCHILD,W., 220.
DoBERS, E., 270n., 271n., 275n., FREWER,M., 60n., 88. HAUSDORFF,F., 72.
280n., 281n., 284. FRIEDENTHAL,H., 203, 209n., HAUSHOFER,C., 304.
DOBZHANSKY,T., 228n., 229, 224,238,250 et n., 257. HEBERER,G., 227,236,244.
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330
Index
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HEYDRICH,R., 108, 174. Institut de chimie physique de 295n., 301.
HIELKE,K., 270n., 271n., 284. Hambourg, 134, 147. KECKSTEIN, R., 266n., 285.
HILBERT,D., 8, 54, 57 et n., 58, Institut de physique appliquée KEITER,F., 247 et n.
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109, 118, 119, 127, 186n., 247 Institut de recherche du Reich KLEIN, F., Sn., 56, 57n., 68, 69,
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duction, 300. KLEINERT, A., 21, 68n., 131,
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Institut de recherches appliquées JAY-LIPTON,R., 28 et n., 180n., LATOUR,B., 15n., 17n., 184n.
pour les sciences militaires, 185n., 186n., 194n. LAUE,M.von,20, 109.
département de mathéma- JoHANNSEN,W., 218. LEA, H. C., 190n., 191n.
tiques, 102. JOHST,H., 14 et n. LEHBERGER, R., 273 et n., 285.
Institut d'agronomie et de poli- Joos, G., 120. LEHMANN,E., 197 et n., 222.
tique agricole, 312. JORDAN,P., 134. LÉLUT,L.-F., 183 et n.
Institut d'anthropologie de Hei- Journal de Cracovie, 312. LENARD,Ph., 21, 22, 68 et n.,
delberg, 251. JUILPS,J., 109, 116, 126, 128. 105, 106, 109, 111, 114, 115,
Institut d'anthropologie de l'uni- JULIA,G., 100. 116, 118, 120, 124, 125, 126,
versité de Breslau, 238. JÜNGER,E., 256. 129, 149-166.
331
Index
LENZ,F., 198 et n., 199n., 201n., 55n., 67, 69n., 70 et n., 71 NEUMANN,F., 39n., 49, 91 el n.
217 et n., 223, 226 et n., 227, et n., 72, 74n., 75 et n., 78n., Niedersiichsischer Beobachter,
229, 230, 231 et n., 234, 235, 88, 92n., 93n., 94n., 98n., 63.
236, 238 et n., 239, 240, 241, lOln., l02n., 133n., 276 et n., NœKISCH,E., 203n., 252, 254n.
242, 243n., 244, 245, 246n., 281,285. NOETHER,E., 57 et n., 62, 63,
248, 249 et n., 250n., 258, Mein Kampf, 14, 169, 176,249. 66, 79n., 80n., 92.
264, 265, 279, 282. MENTZEL,R., lOln., 124. NOETHER,F., 55.
LENZ,W., 215n., 258. MERKENSCHLAGER, F., 203, 204, NOLTE,E., 176.
LENZ, W., 134, 137 et n., 142, 253 et n., 258. Notgemeinschaft der deutschen
143n., 144, 146 et n., 148. MERSCH,E., 189n. Wissenschaft (Caisse d'assis-
LÉONARD,J., 184n. MESMER,F. A., 181. tance à la science allemande),
LÉVY-LEBLOND, J.-M., 16 et n. MESSERSCHMIDT, M., 176. 289, 290, 323.
Librairie du peuple de Gottin- METTLER,L., 301. NSDAP, 65, lll, 115, 148, 198,
gen, 63. METZ, F., 310. 204, 205 et n., 210 et n., 237,
LILIENTHAL,G., 204n., 205n., MEYER,K., 312. 251, 252 ; chancellerie du
258. MEYNEN,E., 310. Parti, 110, 111, 112, 114;
LINDE,P., 272 et n., 285. MIELKE,F., 295n., 302. office de la politique raciale
LINDEMANN, H. J., 300, 301n. MILCH,E., 120. du-, 201,205,207, 210n.
LINDNER,H., 69n., 88. MINKOWSKI,R., 134, 136 et n., Nuremberg (procès de), 184,
LIPIANSKY,E. M., 193n., 194n. 138. 296,304.
LoEFFLER,L., 210n., 227. MISES,L. E. von, 75. NYSSEN,E., 43n., 49.
Lois, sur la reconstitution de la MITSCHERLICH, A., 295n., 302.
fonction publique (7 avril 1933), MOELLERVANDEN BRUCK, 203 OBERKIRCH, K., 267 et n., 285.
20,53-57,63,136,203;contre et n., 252. OBST, E., 308,317.
la transmission des maladies MOHLER,A., 203n., 223n., 258. Office généalogique du Reich,
héréditaires (1933), 293,294; de MOHR,E., 102. 204n., 207.
Nuremberg (1935), 44, 45, 56, MôLLER, H. G., 134, 139 et n., OLFF-NATHAN, J., 7, 301n.
66, 96,281,297. 142, 143, 146, 148 et n. ONG, W., 12n.
LoRENT,H. P. de, 273n., 285. MOLLISON,T., 198 et n., 220, OPPENHEIM-MARTIN,S., 203,
LORENTZ,H. A., 117. 222, 223, 259. 209n., 214n.
LORENZ,K., 244. MOMMSEN, H., 46, 47n., 49, Organisation syndicale des étu-
Lowœ, R., 251 et n., 258. 55n., 89, 131. diants (Allgemeiner Studenten
LUDWIG,K. H., 23 et n., lOOn., MOREAUDETOURS,J., 183 et n. AusschuB - AStA), 55 et n.
146n. MossE, G. L., 20ln., 213n., 259. Organisation national-socialiste
LUNDGREEN, P., 22n., 136n. MOTULSKY,A. o.. 215n., 223n., de bienfaisance pour le peuple,
LUSCHAN,F. von, 213 et n., 217, 261. 299.
221, 248 et n., 258. MOUFANG,R., 98. ORWELL,G., 13 et n., 15.
LUSTIGER,J.-M., 181n. MOULIN,A. M., 184n. OSIETZKI,M., 129, 131.
LUTHER,M., 14. MÜHLESTEIN, 59n. OSNOWSKI, R., 295n., 302.
LUTZHôFf, H. G., 204n., 252n., MüHLMANN, W. E., 200 et n., OSSIETZKY, 107.
253n., 258. 204, 205 et n., 211n., 212n., OURISSON,0., 27n.
LUXEMBOURG,8.de, 192. 214,259.
LYSSENKO, T. D., 40. MÜLLER,H. J., 228n., 289 et n. PAINLEVÉ, P., 74.
MüLLER, K. V., 223. PAIS,A., 132.
MACLANE,S., 88. MÜLLER,W., 109, 114, 119, 125. PARENT-DUCHATELET, A., 187n.
MACRAKIS,K., 131. MÜLLER-HILL,B., 9, 178n., 186 Parti de la Patrie, 306.
MADAJCZYK, C., 296n. et n., 194n., 199n., 201 et n., PATZIG,B., 227.
MAN, P. de, 33 et n. 205n., 209 et n., 259. PAUDLER,F., 204, 236.
MANDROU,R., 192n. MONTER, H., 203, 209n., 224, PAUL,D. P., 24n., 228n.
MANN,0., 210n. 251. PAULI,W., 134, 157.
Mar-Geo & Mil-Geo, 314. PEARSON,K., 215n.
MARSHALL,B., 58n., 62n., 88. NACHTSHEIM, H., 215n., 229 et n., Peenemünde, 101.
MARTIN, R., 203, 214 et n., 238 et n., 259. PELLETAN, E., 183n.
216n., 217, 218 et n., 220, NANCY,J.-L., 13n. PENCK,A., 310, 320.
221,222,223,230,234,250 Nationalsozialistischer deutscher Persilscheine, 126.
et n., 256, 258. Dozentenbund (Ligue natio- PEUKERT,D., 263 et n., 285.
MASON,T. W., 38 et n., 48. nal-socialiste des enseignants l'FÂFFLIN,F., 294n.
MASSIN, B., 9n., 24, 26, 197, d'université), 109, 115, 116, l'FuHL, W., 220.
217n., 219n., 222n., 258. 121, 125, 135, 143, 144, 323. Physikalisch-Technische Reichs-
Mathematical Review, 99. Nationalsozialistischer Lehrer- anstalt (Institut physico-tech-
Mathematische Annalen, 54, 55, bund (Ligue national-socia- nique du Reich), 126, 151,
74 et n., 76, 77, 99. liste des enseignants), 114, 161, 323.
Mathematische Z,eitschrift, 99. 323. Plan général Est (Generalplan
Mathcmatischer Reichsverband Nature, 162, 163. Ost), 313.
(Association mathématique du NEEDHAM,J., 18n. PLANCK,M., 10 et n., 21, 152,
Reich), 37, 39, 40, 41, 42, 44, NELSON,L., 58, 59 et n. 217.
45, 7ln., 94, 98,323. Neo-Rontyum, 298. PLATE,L., 227.
MAXWELL,J. C., 117, 157. NEUBERG,C., 290. PLATON, 182.
MEHRTENS,H., li, 19, 22 et n., NEUFELD,M., 283. PLOETZ, A., 223, 225, 226n.,
33, 37n., 42n., 44n., 48, 52, NEUGEBAUER, 0., 62n. 231,235,259.
332
Index
POHL,R., 114. RôHM,E., 175. SCHULTZ, B. K., 198, 222, 237
POINCARÉ, H., 70, 72, 117. ROHRBACH, 101. et n., 260.
POLIAKOV, L., 199 et n., 259. ROMMEL, E., 123. SCHULTZE, W., 109.
PoLL,H., 203 et n., 209n., 227. RôNTGEN,W.C., 134, 149, 152, SCHUMANN, H., 298.
POLLAK, M., 9 et n. 164. SCHWALBE, G., 214, 215, 217,
POPPER,K., 17. ROSENBERG, A., 115, 124, 163, 231n., 247 et n., 248n.,.
POPPLOW, U., 58n., 89. 171, 172,186,308,312,314. SCHWARZ,M., 273n.. 275n .•
PRAETORIUS, E., 62. RôSSLER,M., 11, 296n., 302, 279n., 283n., 285.
PRANDTL,L., 107, 108, 119, 303, 309n., 314n., 317, 320n. SCHWARZ, W, 98n.
120, 122, 125, 129. ROSSMEISSL, D., 278n., 285. Das Schwarze Corps, 106, 163.
PRATJE, A., 224. ROTH,K. H., 24 et n., 25, 47n., SCHWARZSCHILD, K., 144.
PRICHA, W., 129. 48, 228n., 244n., 259, 288n., SCHWIDETZKY, 1., 205n .• 214n.,
PRIGGE, W., 305n., 317. 289n., 293n., 302. 223n., 224n., 239, 260.
PROCTOR, R., 197n., 199n.,210n., ROTHMALER, C., 294n. SECHER, R., 177n., 178n.
216n., 217n., 220n., 255, ROUSSELLE, A .• 181 et n., 189n. Seefeld (retraite de), 116.
256n., 259. ROWE,D., 69n., 73n .• 89. SEGAL,S. L., 89.
Progynon, 290 et n., 297. RODIN,E., 227. SEHN,J., 288n., 297n .• 299n .•
Prolutin, 290. RUNGE,C., 60, 61, 62. 300n., 302.
PROVINE,W. B .• 210n .• 245n., RuSHA SS, 207, 237. SEIDLER,H., 201, 202n., 204n .•
259. RUST,B., 8, 27, 96, 97 et n., 110, 205n., 258, 260.
PuoELKO,A., 278n., 284. 119, 120, 121, 270, 271 et n., SEIFERT, H.• 100.
278. SEMM,K .• 301.
QUÉTELET,
A., 211. RUTHERFORD, E., 153. SEREBROVSKU, A. S., 288, 289n.
Service du Reich pour la tech-
RADEMACHER, H., 55. ST. CLAIR,P., 287n., 302. nique des hautes fréquences,
RAMSAUER, C., 116, 119, 120, SALLER, K.. 201 et n .• 202 et n., 146.
121,122,124,125,129. 203 et n., 204 et n., 224, SIEGEL,C. L., 45.
RAMSAY, W., 153. 225n., 226,227,229, 234-238, SIEGMUND-SCHULTZE, R., 21, 41,
RANKE,J., 212 et n.• 217, 223. 244n., 249n., 251, 252, 253 69n., 74n., 89, 91, 99n., 100n.
RATZEL, F., 305,309. et n., 254 et n., 256n., 259. SMITH,W., 306n., 317.
RATZKE, E., 59n., 89. SANDNER, G., 304n., 317. Société allemande d'anthropolo-
RECHE,o.. 198, 199n., 204n .• SCHAEUBLE, J., 215n., 260. gie physique, 206, 221, 227n.,
206 et n., 219, 222 et n., 223, SCHAPPACHER, N., Sn., 20n., 233,256.
234, 236, 243, 244, 245 et n., Société allemande d'anthropolo-
256 et n., 259. 41n., 49, 51, 55n., 56n., 57n., gie, d'ethnologie et de préhis-
Rehobot, 215. 62n., 63n., 65n., 66n., 67n., toire, 212, 213, 220.
Reichsforschungsrat (Conseil de 69n., 78n., 80n., 89, 94. Société allemande d'hygiène
recherche du Reich), 96, 100, SCHEELE, 1.• 265n., 266n .• 269n., raciale, 265.
101, 113, 123, 146, 298, 314, 285. Société allemande de génétique,
323. SCHEIDT, W., 198 et n., 204 et n .• 227.
REIN,F., 137n. 205 et n., 215n., 216 et n., Société allemande de gynécolo-
REINGOLD, N., 99n. 217n., 219, 220et n., 222,223, gie, 297.
RELLICH, F., 66, 80n. 224, 225n., 226 et n., 227, 229, Société allemande de physique,
REMANE, A., 229, 233, 234 et n., 231-238, 244, 246 et n., 251 119, 120.
236,259. et n., 252 et n., 254 et n., 260. Société coloniale, 306.
RENNEBERG, M., 19, 132, 133. SCHEMM, H., 26. Société de mathématiques appli-
RENNER,154. Schering-Kahlbaum (société), quées et de mécanique, 39, 40,
RETT,A., 201, 202n., 260. 290,297,298,301. 45.
RETZIUs,A., 230. SCHERZER, o..34 et n., 49. Société de recherche raciolo-
Revue de physiologie raciale, SCHLEIERMACHER, S., 296n., gique, 221.
222. 302, 313n. Société Kaiser-Wilhelm pour la
RICHARD, L., 13 et n., 174, 176. SCHLICKER, W., 131. promotion des sciences, 288,
RICHTER, S., 132, 133n. SCHMACKE, N., 294n., 302. 289.
Richtlinien fllr die Lehrpliine SCHMIDT, E., 93n. SODDY,F., 153.
der hoheren Schulen Preu- SCHMIDT, F. K., 75, 79 et n .• 87, SOMMERFELD, A., 74n., 104,
j3ens, 268 et n., 269n., 285. 100. 109, 110, 116, 118, 134, 136,
RIDER,R., 132. SCHMITT, C., 33, 33n., 175. 137, 138n., 156, 157, 158. '
RIECKE,E., 154. SCHMITTHENNER, H., 308 et n., SORITSCH, A., 260.
RIEFENSTAHL, L., 175. 309n., 317. Source de vie (Lebensborn),
RIEHL,N., 132. SCHNATH, G., 58n., 89. 295.
RIEMANN, B.• 65, 74. SCHNEPFER, 309. SPD (Parti social-démocrate),
RINGER,F., 132. SCHNURMANN, R., 137. 59,62.
RIPLEY,W. Z., 231. SCHOLZ, E., 66n., 89. SPEER,A., 102, 122, 123, 124.
RISSOM, R., 250n., 259. SCHREPFER, H., 317. SPIEGEL-RôsING, 1., 224n., 260.
RITTER,docteur, 207n. SCHRôDER, K., 101. SPILGER, L., 265n., 266n., 285.
RODENWALT, E., 227. SCHRÔDER-GUDEHUS, B., 7n., SPRENGER,J., 190 et n.; édi-
RôDER,W.. 132. 132. tions-, 76n., 77, 99.
ROGUET, A.-M., 181n. SCHRÔDINGER, E., 20n., 157, SPULER, A., 224.
RôSSLER,M., 11, 303, 304n., 158. STARK,J., 21, 22, 38, 68n., 105,
313n. SCHUBERT, H., 129. 106, 107, 108, 109, 110, 111,
333
Index
112, 114, 115, 116, 118, 125, du Reich de Poznan, 314 ; 57, 62,67, 72, 73, 75, 78, 92,
126, 127, 128, 129, 149-166. technique de Hanovre, 126. 93, 95, 105, 109, 117, 133,
Station d'essai allemande de USPD (Parti social-démocrate 134, 264, 265, 276, 305, 306,
recherches aéronautiques, 143. indépendant), 62. 315.
Station d'essai allemande pour WEINDLING,P., 24, 205n., 213n.,
l'aéronautique à Berlin/Adler- VACHERDE LAPOUGE,223. 221 n., 222n., 223, 261.
shof, 98. VALENTINER, J. T., 64n. WEINERT, H., 198 et n., 228
STECHE, 0., 273n., 275 et n., Valvo (usine), 139. et n., 244,261.
277n., 285. VAN DALEN, D., 74n., 76 et n., WEINGART,P., 24, 205n., 216n.,
STERN,F., 20n., 203n. 88, 89. 220n., 256n., 261.
STERN,0., 134, 137 et Il., 147. VANDERWAERDEN,B., 92, 97. WEINREICH,H., 163.
STOBBE,M., 87. VANKARMAN,T., 74n. WEISMANN,A., 214, 225.
STOCKING, G. W., 211 et Il., Vendée (guerre de), 177, 178. WEISS, Sh. F., 24, 27, 263.
212n., 213n., 260. VERSCHUER,o. von, 197n., 198 WEISSINGER, J., !Oin.
Strasbourg, 67, 113n., 114,115, et n., 215n., 22ln., 223, 227 WEIZEL,W., 20.
164, 165. et n., 229, 244 et n., 261. WEIZSACKER, E. von, 114.
STRAUSS,H., 132. VESPER,W., 174. WEIZSACKER, C. F. von, 114,
STREICHER,210n., 255. VÉZINA,B., 55n., 89. 116, 129.
Süddeutsche Monatshefte, 223. VICTRICEDE ROUEN, 189. WENINGER, J., 209n., 215n.,
Süss, W., 34 et n., 100, 101 et n., VIRCHOW, H., 213 et n., 214, 216n., 261.
102. 217,220. WERNER,K. F., 176.
VIRCHOW,R., 220. WEB, L., 289n., 302.
Technische Hochschule (Aix-la- VOGEL,C., 181n. Westdeutsches Grenzblatt, 54.
Chapelle), 54, 55n., 150. VoGEL, F., 215n., 223n., 261, WESTPHAL,0., 140n.
WETTSTEIN,F., 227.
TEICHMÜLLER,Ü., 64, 65, 66 273n., 284.
et Il. WEYL, H., 57, 64, 65, 66, 75,
VôGLER,A., 119, 122, 124.
78, 79n., 80n., 81 et n., 85, 86
Telefunken (firme), 139. VOGT,C., 214. etn., 89.
Teichmüller (théorie de), 65. VOIGT,W., 150.
WEYLAND,P., 155.
THOMASD'AQUIN, 190. Volk und Rasse, 222,252. Wœoow, P., 263n., 273n., 278n.,
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Table
Introduction
par Josiane Olff-Nathan ........................................................ 7
I. DE L'OPPORTUNISME POLITIQUE
DES SCIENCES «DURES» ...
.;
11111111111
9 782020
141352 ISBN 2.02.014135-3 / Imprimé en France 1.93 149 F