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Lascience

sousle
TroisièmeReich
sous la direction de Josiane Olff-Nathan

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Seuil
LA SCIENCE
sous
LE TROISIÈME REICH
Pierre Ayçoberry, Jean-Pierre Baud, Heidrun Kaupen-Haas,
Andreas Kleinert, Benoît Massin, Herbert Mehrtens,
Monika Renneberg, Mechtild Rossler, Norbert Schappacher,
Reinhard Siegmund-Schultze, Mark Walker, Sheila Faith Weiss

SOUS LA DIRECTION DE
Josiane Ol.ff-Nathan

LA SCIENCE
sous
LE TROISIÈME REICH
Victime ou alliée du nazisme ?

OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS


DU CENTRE NATIONAL DES LETTRES

ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VI•
Les textes de Mechtild Rossler, Herbert Mehrtens,
Reinhard Siegmund-Schultze, Monika Renneberg,
Heidrun Kaupen-Haas et Norbert Schappacher
ont été traduits de l'allemand par Françoise Willmann.
Ceux de Mark Walker et de Sheila Faith Weiss
ont été traduits de l'anglais par Robert Casel.

ISBN 2-02-014135-3

© ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 1993

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une


utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par
quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite
et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
Introduction
Josiane Olff-Nathan

La science allemande était, dans l'entre-deux-guerres, la première


du monde, elle collectionnait les prix Nobel, et il n'était pas rare,
comme le souligne Kevles, de voir « à Berlin, le Berlin cosmopo-
lite, jusqu'à sept prix Nobel dans un même colloque 1 ». Malgré le
sévère boycott infligé par les Alliés à la science allemande après la
Première Guerre mondiale, l'Allemagne resta jusqu'en 1933 la
patrie de la science, centre d'attraction internationale où les jeunes
physiciens américains aimaient à venir se former. Publications et
correspondances scientifiques se faisaient en allemand, langue dont
la connaissance était aussi indispensable que, de nos jours, celle de
l'anglais 2 • Jusqu'en 1933, le nombre de prix Nobel de physique et
chimie attribués à ses savants témoigne clairement de la puissance
scientifique del' Allemagne: de 1901 à 1933, 23 prix Nobel alle-
mands sur 71 attribués, soit 32,4 %. Dès 1933, par contre, cette pro-
portion chute brusquement et ne retrouvera plus le niveau antérieur:
de 1933 à 1986, 15 prix Nobel allemands sur 165 attribués, soit
9%3.
Si le développement rapide de la science américaine et ses résul-
tats remarquables grignotèrent progressivement la place occupée
sur la scène internationale par la science européenne, ce facteur ne
suffit pourtant pas à expliquer le déclin de la science allemande
sous le nazisme. Déclin qui aurait certainement pu conduire à une
destruction plus profonde si la communauté scientifique allemande
n'avait pas conjugué ses efforts pour tenter de se maintenir. La
«résistance» très passive qu'elle opposa au nazisme relève
d'ailleurs davantage de l'enkystement que de l'action. Par rapport
à l'indiscutable hégémonie antérieure de la science allemande
et à l'image que nous a laissée sa glorieuse cohorte d'illustres

1. Daniel J. Kevles, Les Physiciens. Histoire de la profession qui a changé le monde


(1971), Paris, Anthropos, 1988, p. 185.
2. On trouvera une analyse des publications avant 1914 in Brigitte Schroeder-Gudehus,
Les Scientifiques et la Paix, Presses de l'université de Montréal, 1978, p. 137 sq.
3. Chiffres tirés de Roger Caratini, L'Année de la science, Paris, Seghers-Laffont, 1987.

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La science sous le Troisième Reich
savants, le contraste avec la situation léguée par le nazisme est
frappant.
En 1934, par exemple, lorsque Bernhardt Rust, le nouveau
ministre de la Science, de !'Éducation et de la Culture populaire du
Reich, demanda au mathématicien David Hilbert si son institut de
Gottingen 4 avait vraiment souffert du départ des Juifs et des Juden-
freunde (amis des Juifs), celui-ci lui répondit: «Souffert? Mais il
n'a pas souffert, monsieur le ministre! Il n'existe plus!» Si une
destruction aussi radicale reste néanmoins l'exception, les dégâts et
les souffrances causés par les lois raciales à une communauté scien-
tifique comprenant de nombreux savants juifs furent immenses.

*
* *
Or que sait-on aujourd'hui, en France, de la science allemande
dans l'Allemagne hitlérienne? Si l'histoire du nazisme a suscité tant
de travaux qu'il devient impossible au lecteur d'en maîtriser le flux,
la science apparaît comme la grande oubliée des chercheurs. Peu de
champs d'investigation de l'histoire récente ont été aussi largement
laissés en friche 5 • Seules quelques polémiques ou controverses, sou-
vent très vives, nous rappellent parfois qu'il y a là encore quelque
chose à chercher : l' « affaire Heidegger» en 1988 en France, les
doutes toujours persistants sur le rôle de Heisenberg pendant la
guerre ou les débats récents, encore trop confidentiels, sur l'usage
éventuel des résultats « scientifiques » des médecins et anthropo-
logues nazis, etc.
Curieusement, il apparaît qu'en France la science nazie a été
négligée tant par les historiens des sciences que par les sociologues.
Quelques récits (auto)biographiques qui, même honnêtes, sont tou-
jours le résultat de reconstructions, et surtout quelques images
choc, tiennent le plus souvent lieu de savoir: la lutte contre la
science «juive» personnifiée par Einstein, les expériences médi-
cales dans les camps, le combat pour l'eau lourde, la construction
de fusées ou d'armes nucléaires et, surtout, l'image de la fameuse

4. Créé par Felix Klein, cet institut devint rapidement un centre mondialement célèbre,
sinon le meilleur institut de mathématiques au monde. Dans sa contribution à ce volume,
Norbert Schappacher reconstitue les conditions de sa quasi-disparition, en évoquant en
particulier le contexte politique qui l'a précédée.
5. Il est bien entendu que je n'inclus pas dans ce constat les nombreux travaux concer-
nant la médecine nazie, suite en particulier aux procès de Nuremberg. Bien que proche de
notre sujet- l'une des contributions l'aborde-, la question de l'expérimentation humaine
en médecine pose des problèmes qui relèvent de l'éthique et de la justice, c'est-à-dire des
problèmes d'ordre assez différent de ceux que posent les sciences dites« dures».

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Josiane Olff-Nathan
efficacité technique germanique. Jusqu'à la parution du livre de
Benno Müller-Hill, Science nazie, Science de mort, qui a indiscuta-
blement renouvelé l'intérêt pour ce domaine, seuls un article de
Pierre Thuillier dans La, Recherche et les travaux sur le droit et la
biologie de Michael Pollak faisaient exception à cette négligence
quasi générale 6• Ce maigre bilan a été heureusement compensé
récemment par un dossier paru dans La, Recherche 7. En Allemagne
même, l'étude de cette période a débuté il y a une quinzaine
d'années seulement, portée sans doute par le nouveau courant
d'intérêt pour les études sur la science - comprise comme un sys-
tème social-, et surtout sous l'impulsion d'une nouvelle génération
d'historiens des sciences nés après la guerre. Et encore, ce n'est
qu'en 1980 que des médecins allemands organisèrent eux-mêmes
une première réunion critique sur la médecine nazie. En revanche,
et comme en témoignent les textes qui suivent, dans l'Allemagne
des années 90, il s'agit d'un domaine de recherches à part entière,
en comparaison duquel les rares études sur les institutions scienti-
fiques de la France de Vichy font piètre figure.
Cette ignorance en France des travaux allemands les plus récents,
conjuguée à la question encore sans réponse de la responsabilité de
la science dans les génocides perpétrés par l'État national-socialiste,
m'a amenée à organiser en 1989-1990 une série de séminaires sur le
thème« Nazisme et science» dans le cadre du GERSULP 8 à Stras-
bourg. La plupart des textes rassemblés dans ce livre en sont issus.
Et c'est bien autour de cette question de la responsabilité de la
science, en tant que sous-système social en interaction constante
avec le reste de la société, que s'organise ce livre.
De plus en plus on reconnaît aujourd'hui le rôle essentiel que
jouent une science et une technique omniprésentes dans l'organisa-
tion et l'histoire de nos sociétés industrielles. Mais, au-delà des
signes visibles que sont les éléments de notre confort matériel et la
transformation de notre environnement, la science agit aussi sur nos
représentations et notre perception du monde, elle participe à l'évo-
lution des mentalités, à celle de la culture. Il est devenu impensable

6. Pierre Thuillier, « Le nazisme et la science juive», La Recherche, mars 1987, p. 378-


383 (repris dans Les Passions du savoir, Paris, Fayard, 1988, p. 172-187). Michael Pollak,
« La science nazie», L'Histoire, 118 (numéro spécial sur l'Allemagne de Hitler), janvier
1989, p. 86-89; « Une politique scientifique: le concours de l'anthropologie, de la biologie
et du droit», in F. Bédarida (dir.), La Politique nazie d'extermination, Paris, Albin Michel,
1989.
7. Benoît Massin, « De l'eugénisme à !'"opération euthanasie": 1890-1945 », et Pierre
Thuillier, « Les expérimentations nazies sur l'hypothermie», La Recherche, 227 (dossier
« Le nazisme et la science»), décembre 1990, p. 1562-1575.
8. Groupe d'étude et de recherche sur la science de l'université Louis-Pasteur, labora-
toire interdisciplinaire dont les travaux s'articulent autour du thème« science et société».

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La science sous le Troisième Reich
qu'un travail sérieux sur notre monde et son évolution puisse faire
l'économie d'une réflexion sur la science. Il est donc d'autant plus
curieux que le rôle, l'influence, la place de la science soient à ce
point exclus des recherches menées sur les causes mêmes du
nazisme, comme si, l'espace d'une catastrophe, la science s'était
cantonnée à n'être que la caisse de résonance de quelques médecins
fous ou d'une poignée de savants dévoyés. Et pourtant le nazisme,
système politique du xxe siècle, a, bien sûr, dû compter avec la
science : malgré une volonté initiale de négation, liée à un profond
dédain idéologique, les tentatives de « nazifier » jusqu'au contenu
même des sciences les plus « dures » se sont associées, dans la pra-
tique, à l'exploitation de l'efficacité scientifique par la voie du
développement technique.
Cette image de la fameuse efficacité technique germanique n'est
d'ailleurs pas le seul fait des Français, puisque certains jeunes his-
toriens allemands cherchent aujourd'hui à mettre en avant la moder-
nité du Troisième Reich pour lui attribuer un rôle décisif dans
l'industrialisation de la République fédérale allemande. Il est vrai
que, au nom de son idéologie corporatiste, le gouvernement de
Vichy réorganisa de façon analogue l'industrie française en y intro-
duisant la notion de « branche » économique, et qu'il en modifia
profondément la structure par la création de grands organismes
d'État, pour la plupart toujours existants (Charbonnages de France,
Institut français du pétrole, CNET, etc.). On connaît également le
rôle essentiel joué par la chimie allemande dans le soutien au
régime nazi: alors que le trust IG-Farben n'avait pas favorisé l'arri-
vée de Hitler au pouvoir, il s'y rallia très rapidement après 1933,
expulsa ses directeurs juifs et se tailla la part du lion dans l'industrie
allemande et sa direction, au point que le fameux plan de quatre ans
de militarisation de l'industrie (1936-1939) fut ironiquement sur-
nommé« IG Plan». En effet, ce plan avait été élaboré sous la direc-
tion de Carl Krauch, délégué général à la chimie et futur patron
d'IG-Farben, alors que son prédécesseur à la tête du trust chimique
était nommé en 1937 président de la Kaiser-Wilhelm Gesellschaft,
la célèbre organisation de recherche allemande. On sait aussi qu'IG-
Farben prit une part active dans l'organisation et l'exploitation des
camps de concentration, grâce en particulier à la construction de la
sinistre usine BUNA d'Auschwitz.
Malgré l'importance de la chimie pour l'industrie allemande,
lorsque Planck, venu intercéder auprès du Führer pour les savants
juifs licenciés et en particulier pour le célèbre chimiste Fritz Haber,
fit remarquer à Hitler que ces mesures mettraient la science alle-
mande en grave danger, celui-ci lui répondit avec colère que si le
10
Josiane Olff-Nathan
prix à payer pour les mesures antisémites était la science allemande,
eh bien, on ferait sans science pendant quelques années 9 ! Le dédain
de Hitler et des idéologues du nazisme pour la science est bien
connu. Et, en effet, le prix fut élevé: vingt prix Nobel quittèrent
l'Allemagne au cours des premières années du régime, et on estime
le nombre de scientifiques démis de leurs fonctions à 20 % environ
du nombre total des scientifiques allemands. La physique, à elle
seule, perdit 25 % des siens.
Alors ? Qu'en est-il? La science a-t-elle été une victime inno-
cente des persécutions nazies ou, au contraire, s'est-elle ralliée au
vainqueur? Dans ce cas, était-ce par opportunisme ou par convic-
tion? Question plus ambitieuse encore : la science en tant que telle
a-t-elle joué un rôle quelconque - et lequel - dans le développement
du nazisme, et quelle place celui-ci lui a-t-il faite? Voilà le type de
questions que nous nous posions en abordant ce sujet. Il va sans dire
que, même si quelques éléments du puzzle commencent à se mettre
en place, nous savons que nos réponses ne sont pas définitives.
Nous espérons par contre que les contributions rassemblées ici se
fertiliseront mutuellement, en offrant la possibilité au lecteur
d'aborder le sujet selon des angles divers et de bénéficier ainsi
d'une palette d'approches, théoriques et empiriques. En effet, les
études de cas sont indispensables à une compréhension fine de
l'histoire, et ce sont elles qui fournissent aux réflexions plus théo-
riques et globales leur substance. Mais, dans le cas d'une histoire
aux conséquences aussi tragiques, la vigilance s'impose, et la forêt
doit rester présente derrière l'arbre étudié ... Comment en effet,
s'interroge avec émotion Herbert Mehrtens, rechercher la confron-
tation avec « la banalité et la quotidienneté du mal, quand le mal
absolu se compose de millions de détails réunis » ? Peut-on cons-
truire des garde-fous de la mémoire, si ce n'est les trouver en nous-
même? Les contributions de Pierre Ayçoberry et de Mechtild
Rossler au présent volume nous aident à retracer quelques-uns des
contours de l'idéologie national-socialiste en proposant, pour l'un,
une image novatrice de ses concepts d'histoire et de temps, pour
l'autre, une analyse du leitmotiv bien connu d' « espace vital», et de
son influence sur l'histoire de la géographie.
Mais avant de laisser la parole aux auteurs je me permettrai

9. Voir Alan D. Beyerchen, Scientists under Hitler, New Haven et Londres, Yale Uni-
versity Press, 1977, p. 43. C'est également ce qu'il aurait répondu à Carl Bosch, prix
Nobel et patron d'IG Farben, qui, après avoir obtenu l'assurance du soutien de Hitler à son
projet de synthèse d'essence artificielle, avait évoqué les risques qu'il y aurait pour la
science allemande à renvoyer tant de savants juifs; voir Joseph Borkin, The Crime and
Punishment of IG Farben, New York, The Free Press, 1978, p. 56-57.

11
La science sous le Troisième Reich
d'ouvrir le débat dans cette introduction en entraînant le lecteur
dans quelques détours visant à resituer la problématique des rap-
ports entre la science et le nazisme dans un cadre plus général, ins-
piré par l'intervention de Baudouin Jurdant lors du premier
séminaire sur « Nazisme et science » 10•
Après janvier 1933, qu'on appelle« révolution» ou non la prise
du pouvoir par Hitler, tout bascule dans le monde politique : le per-
sonnel politique est remplacé, les opposants sont jetés en prison,
partis et syndicats interdits, la terreur généralisée, les lois raciales
promulguées, toutes les valeurs bouleversées et soumises à l'idéolo-
gie officielle. La notion même d'histoire perd son sens dans la phra-
séologie national-socialiste. Car le rêve démoniaque d'une fusion,
en un éternel présent, du Reich de mille ans avec l'esprit des Ger-
mains ancestraux marque la fin de l'histoire.

Le fascisme, par l'exaltation même qu'il fait du passé, est anti-histo-


rique. Les références à l'histoire signifient seulement que les puis-
sants doivent diriger, et qu'il n'y a pas moyen de s'émanciper des
lois éternelles. Quand les nazis disent: «l'histoire», ils veulent dire
exactement le contraire : « la mythologie » 11•

Or l'histoire n'existe qu'à travers l'écriture: les sociétés orales


n'ont pas d'histoire, au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Les
mythes de l'origine y sont constamment réadaptés par la parole des
conteurs aux événements du présent, afin de préserver leur contenu
de vérité et l'efficacité de leur rôle dans la structure des sociétés.
Alors que la parole ne connaît que le présent de l'acte de parler et
qu'elle ne laisse aucune trace derrière elle, l'écriture, tout comme
l'histoire, implique un découpage du temps en passé, présent, futur.
Dans les sociétés orales traditionnelles, la parole est éminemment
sociale, elle est l'expression d'un rapport humain. Contrairement à
ce que le sens commun nous suggère, la parole n'y est pas une
affaire personnelle 12, elle a pour rôle d'organiser le tissu social.
Dans nos sociétés alphabétisées, l'écriture, paradoxalement, implique
le développement d'une pensée individuelle. Elle est le fait d'un
individu solitaire, confronté à son propre psychisme, avec son cor-
tège de fantasmes, de souvenirs, de projets et de sentiments. Non

10. Cette intervention, intitulée« Écriture scientifique et parole totalitaire», n'a mal-
heureusement pas pu être intégrée dans le présent volume. Elle fera l'objet d'une publica-
tion ultérieure.
11. Voir Max Horkheimer, cité par P. Ayçoberry.
12. Voir Walter J. Ong, Orality and Literacy, The Technologizing of the World, Londres,
Routledge, 1989 (2• éd.).

12
Josiane Olff-Nathan
seulement l'écriture individualise, mais elle constitue un témoi-
gnage durable de l'histoire des hommes auquel chacun peut à tout
moment se référer. La littérature en est l'expression la plus parfaite
et, à ce titre, elle met en danger les systèmes totalitaires. Orwell
l'avait bien compris lorsque, écrivant 1984, il mettait l'humanité en
garde contre la menace que le totalitarisme faisait peser sur la litté-
rature 13. Les nazis aussi l'avaient compris, et l'on sait ce qu'il en
advint: la Shoah, c'est-à-dire l'extermination du « Peuple du
Livre», les gigantesques autodafés où brûlèrent les chefs-d' œuvre
de la littérature allemande, la censure rigoureuse et l'apologie de
romans mièvres exaltant héros positifs et valeurs paysannes.
Comme le dit Lionel Richard, sous Hitler « la littérature et les arts
n'ont plus été, le plus souvent, qu'un reflet et un support du
mythe 14 ».

Les éléments mythiques étaient d'autant plus requis par les nazis
qu'ils y puisaient de quoi provoquer sur du vide un nécessaire dyna-
misme social, sans qu'ils fussent obligés d'apporter une quelconque
justification concrète à leurs slogans pas plus qu'une vérification
scientifique à leurs théories : « mythes de la Race, du Sang, du Sol,
de la Supériorité de l'Homme aryen, ou du Néo-paganisme, tous
indémontrables, mais qui entraînent, électrisent et galvanisent ins-
tantanément les esprits sans que la raison ait le moins du monde à
intervenir » 15•

Négation de l'histoire, du temps et de l'écriture ... Glorification


du mythe, aspiration à un éternel présent, fusion de l'individu dans
une communauté unie par la force d'une volonté unique et sub-
juguée par la voix de son Führer, voilà l'idéal nazi. En joignant la
parole au mythe, tout se passe comme si les nazis avaient voulu
abolir l'écriture et ses effets de personnalisation pour revenir à une
société fonctionnant sur des bases analogues à celles des sociétés
13. Dans une conférence donnée à la BBC le 19 juin 1941, Orwell disait: « La littéra-
ture peut-elle survivre dans un tel climat? [ ... ] Si le totalitarisme s'installe de façon per-
manente à l'échelle mondiale, ce que nous avons connu sous le nom de "littérature"
disparaîtra» (cité par Baudouin Jurdant, « De Platon à Orwell: un symptôme de l'écriture
occidentale», Conseil de l'Europe, 2-4 avril 1984, Strasbourg).
14. Lionel Richard, Le Nazisme et la Culture, Bruxelles, Complexe, 1978, p. XI. Lire
également les réflexions de Philippe Lacoµe-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans leur opus-
cule, Le Mythe nazi, La Tourd' Aigues, Ed. del' Aube, 1991. Ils y définissent ce qu'ils
entendent par« mythe nazi», « c'est-à-dire ce qui ne représente pas le mythe des nazis,
mais le nazisme, le national-socialisme lui-même en tant que mythe ». « La caractéristique
du nazis,me [ ... ] est d'avoir proposé son propre mouvement, sa propre idéologie, et son
propre Etat, comme la réalisation effective d'un mythe, ou comme un mythe vivant»
(p. 50).
15. Richard, op. cit., p. XI-XII.

13
La science sous le Troisième Reich
traditionnelles. La parole, en effet, joua un rôle crucial dans le suc-
cès de Hitler. Beaucoup d'auteurs l'ont souligné, et le discours que
Hans Johst prononça en 1937 pour l'anniversaire de Hitler l'illustre
on ne peut plus clairement. C'est pourquoi, malgré sa longueur, j'en
reproduis intégralement le passage concerné :

Les milieux étrangers à l' Allemand dans sa nature intrinsèque, qui


font partie de ce qu'on appelle l'opinion mondiale, aiment à carica-
turer Adolf Hitler sous les traits d'un tyran, tout simplement parce
qu'ils ne comprennent pas la parole, le dict, la prédiction [prédica-
tion ?] de cet homme dans leurs bases les plus profondes, dans leurs
motifs, dans leur raison - tout simplement parce qu'ils sont inca-
pables de comprendre l'allemand. Adolf Hitler parle allemand, rien
qu'allemand; il s'y montre un maître, et c'est pourquoi non seule-
ment il est le Führer de tous les Allemands, mais que tout, absolu-
ment tout ce qui est allemand est attiré et dominé par lui. Grâce à ce
pouvoir, l' Allemand de tendances autrefois centrifuges a accédé à
une unité, à un nouveau champ de forces. Il faudra bien que le
monde débatte des idées de cet Allemand, tout comme il a dû le
faire avec Martin Luther, cet Allemand éternel. La revendication
posée au monde par Hitler n'est pas celle d'une puissance brutale et
agressive, Hitler ne fait pas de propagande, non, il ne se donne pas
pour mission des intérêts de puissance politique, ses exigences sont
simplement celles de la conscience allemande, elles portent sur une
politique culturelle. Il parle allemand, uniquement allemand, c'est-à-
dire qu'il parle uniquement à tous les Allemands du monde. Mais il
le fait inexorablement - il parle à tous les Allemands. Sa langue est
l'appel le plus inouï que le monde ait jamais entendu de la part d'un
Allemand 16•

La parole est capable, à elle seule, de galvaniser les foules, mais


son efficacité va bien au-delà d'un effet rhétorique. Hitler en a non
seulement usé en toute conscience, mais il en a lui-même théorisé la
pratique dans Mein Kampf 11suffit de l'écouter:

Que les snobs et chevaliers de l'encrier de nos jours se disent bien


que jamais les grandes révolutions de ce monde ne se sont faites
sous le signe de la plume d'oie!
Non, il fut seulement réservé à la plume d'en donner en chaque cas
les causes théoriques.

16. Discours de Hanns Johst reproduit le 20 avril 1937 par le journal Münchner Neueste
Nachrichten (citation tirée de Richard, op. cit., p. 234-235).

14
Josiane Olff-Nathan
La force qui a mis en branle les grandes avalanches historiques dans
le domaine politique ou religieux fut seulement, de temps immémo-
rial, la puissance magique de la parole parlée.
La grande masse d'un peuple se soumet toujours à la puissance de la
parole. Et tous les grands mouvements sont des mouvements popu-
laires, des éruptions volcaniques de passions humaines et d'états
d'âme, soulevées ou bien par la cruelle détresse de la misère ou bien
par les torches de la parole jetée au sein des masses - jamais par les
jets de limonade de littérateurs esthétisants et de héros de salon 17 •

Hitler fait ici appel à la « puissance magique » de la parole parlée


dans un monde déjà façonné par l'écriture. Il s'agit évidemment
d'une parole mise au service d'une volonté de puissance, une parole
de tyran, une parole appropriée. Rien à voir, donc, avec une parole
circulant librement - avec tout ce que cela comporte de risques, de
dérapages, d'errances -, celle des sociétés démocratiques. Rien à
voir non plus avec la parole impersonnelle des sociétés tradition-
nelles, vecteur de la permanence des structures sociales. Émergeant
de cette période chaotique où s'est exercée la première démocratie
allemande, la République de Weimar, tout à la fois creuset four-
millant d'idées novatrices et siège de conflits sociaux et de catas-
trophes économiques, le peuple allemand aspire à une remise en
ordre de la société. Fasciné par la parole de Hitler, il ne peut que
répéter la langue du pouvoir - celle qu'on nommera plus tard
« langue de bois » -, selon un code qui ressemble beaucoup au par-
lécrire parfaitement codifié du monde mis en scène par Orwell.
Mais laissons là Orwell et la parole charismatique d' Adolf Hitler
pour nous souvenir que nous sommes au xxe siècle, celui de la
science triomphante et de la toute-puissante technologie. Quels rap-
ports cette science occidentale entretient-elle avec la parole et
l'écriture?
La science est une écriture. Sans les correspondances scienti-
fiques, sans les minutieux relevés expérimentaux 18, sans l'énorme
masse des publications, la science ne serait qu'une pratique parmi
d'autres et n'aurait jamais acquis les capacités de développement
qu'on lui connaît. Mais c'est une écriture particulière. Elle produit
des textes dont les auteurs replongent dans l'anonymat dès que
leurs résultats sont intégrés dans le corpus toujours en chantier de la
science. Des textes que, contrairement à ceux de la littérature, on

17. Adolf Hitler, Mein Kampf (Mon combat), Paris, Nouvelles Éditions latines, 1934,
p. 111 (trad. de J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes).
18. Voir l'article de Bruno Latour,« Les vues de l'esprit, une introduction à l'anthropo-
logie des sciences et des techniques», Culture technique, 14, juin 1985, p. 5-29.

15
La science sous le Troisième Reich
tente d'expurger de tout signe lié à la personnalité de l'auteur afin
de leur donner ce caractère impersonnel qui permet en principe à
n'importe qui de se les réapproprier. Il s'agit donc d'une écriture
particulière qui a pour effet de faire oublier son auteur, une écriture
qui dépersonnalise, qui universalise, même si elle fait l'objet de
conflits personnels et de « querelles de priorité» d'autant plus
acharnés peut-être que rien ne permet aux scientifiques d'y attester
leur paternité.
De ce fait découlent plusieurs traits caractéristiques de la science
occidentale qu'on pourrait, curieusement, faire coïncider avec cer-
tains éléments de la parole traditionnelle. Tout se passe comme si
la science avait à assurer, dans nos sociétés, certaines fonctions
sociales remplies auparavant par la parole dans les sociétés orales,
système que l'apparition de l'écriture aurait fait vaciller 19 •
Car, comme la parole, la science vit au présent. S'il n'est pas nié,
le passé fait l'objet de remaniements constants de la part des scien-
tifiques. D'autres l'ont déjà dit:

L'oubli est constitutif de la science. Impossible pour elle de garder


la mémoire de toutes ses erreurs, la trace de toutes ses errances. La
prétention à dire le vrai force à oublier le faux. La positivité de
la science l'oblige à nier son passé 20 •

Alors que la philosophie s'interroge inlassablement sur les


mêmes questions dont les réponses s'accumulent et coexistent, la
science procède tout autrement. Dans La Structure des révolutions
scientifiques, T. S. Kuhn montre comment les manuels scienti-
fiques, par exemple, sont soumis à des réécritures constantes, au gré
des changements paradigmatiques. Jean-Marc Lévy-Leblond, dans
l'article déjà cité, a fait le calcul de la longévité moyenne d'un
article scientifique: sur les centaines d'articles cités dans trois
revues de nature différente, plus des deux tiers ont moins de six
ans! Pour poser ses questions d'aujourd'hui, la science doit oublier
son passé. Elle vit dans un présent toujours précaire, puisque tou-
jours à nouveau remis en cause, comme en atteste la fameuse condi-
tion de « réfutabilité » de Popper.
Ce questionnement critique permanent est l'une des conditions

) 9. P!us précisément, et en suivant l'hypothèse développée par B. Jurdant dans sa thèse


d'Etat (Ecriture, Monnaie et Connaissance, Strasbourg, 1984), il s'agit de l'écriture alpha-
bétique telle que les Grecs l'ont utilisée après leur emprunt du système aux Phéniciens.
20. J.-M. Lévy-Leblond, « Un savoir sans mémoire», Le Genre humain, 18, « Poli-
tiques de l'oubli», automne 1988, p. 195-210 (ici, p. 197). Cet article contient de magni-
fiques citations de Victor Hugo sur le même thème.

16
Josiane Olff-Nathan
essentielles de la créativité scientifique. Pourtant, les idées et résul-
tats nouveaux qui en découlent doivent se heurter à la résistance
prudente et légitime des communautés scientifiques. Cette « résis-
tance au changement», qui se trouve au cœur même des ortho-
doxies disciplinaires, n'est pas un frein à la créativité. Elle l'associe
au contraire au débat, à la négociation, à la traduction 21 , à la com-
munication 22 , bref, à toutes les caractéristiques du fonctionnement
social. Résultats et faits nouveaux, aussi minimes soient-ils, contri-
buent ainsi à remodeler constamment le paysage de la science
contemporaine, traces évanescentes du passage du temps.
Dans un monde où la domination de l'écriture donne au décou-
page linéaire du temps entre présent, passé et futur une importance
nouvelle dont les sociétés orales n'avaient pas idée, la créativité
scientifique serait la seule façon pour les hommes de rester en prise
avec l'actuel présent de leur monde en mutation 23 • La science,
autrement dit, constituerait un facteur d'équilibre structurel essen-
tiel pour les sociétés occidentales.
Allons au bout de cette hypothèse : si effectivement la science
joue, dans nos sociétés, un rôle de structuration sociale analogue à
celui que jouait la parole dans les sociétés traditionnelles, alors un
régime qui voudrait rendre ce rôle à cette dernière susciterait une
situation paradoxale où science et parole seraient en quelque sorte
mises en compétition pour la maîtrise de la régulation sociale. Il ne
nous semble pas, en effet, que les explications traditionnellement
données rendent pleinement compte du comportement apparem-
ment incohérent de l'Allemagne nazie à l'égard de la science :
depuis la négation pure et simple de son rôle, en passant par le
développement de « sciences allemandes » (la deutsche Physik, ou
la deutsche Mathematik), jusqu'à la tolérance, voire l'encourage-
ment, d'une pratique scientifique bien encadrée. Le sort que le
nazisme voulait idéalement réserver à la science ne saurait être
mieux illustré que par ces phrases du Reichsminister Franck, chef
de file des juristes allemands, lors d'une conférence qu'il fit à
Tübingen en 1936 :

Les idées d' Adolf Hitler contiennent les vérités finales de toute
connaissance scientifique possible. Le nazisme a fourni l'unique
possibilité qui restait de faire de la recherche scientifique en Alle-

21. Sur les opérations de traduction et de négociation, voir B. Latour, La Science en


action, Paris, La Découverte, 1989.
22. B. Jurdant, « La science et l'arbitraire ,du signe», Alliage, 4, été 1990, p. 63-69.
23. Voir B. Jurdant, « Le Witz du dieu - Ecriture et oralité chez Hérodote», Apertura,
vol. 4, 1990, p. 101-113.

17
La science sous le Troisième Reich
magne. A notre avis, il ne peut y avoir qu'un seul présupposé de
départ pour l'historien allemand du droit, comme pour tout scienti-
fique, à savoir le devoir de ne concevoir l'histoire allemande que
comme la préhistoire du nazisme allemand. Nous croyons que tout
travail scientifique (dont le but est, après tout, de servir la recherche
de la vérité) doit coïncider dans ses résultats avec le présupposé de
départ du nazisme. Le programme du parti nazi est devenu par
conséquent la base unique de toute recherche scientifique. Le véri-
table esprit du Mouvement [nazi] est plus important que le débat
scientifique 24 •

Le lien est ici clairement établi entre une conception téléologique


et mythologique de l'histoire et le mépris pour une vérité scienti-
fique indépendante. Or de pareilles déclarations idéologiques furent
monnaie courante au début du régime nazi. Elles peuvent également
être trouvées sous la plume d'éminents mathématiciens et de scienti-
fiques de renom. Mais si la logique de l'idéologie nazie allait bien
dans le sens d'une négation de la science, ce n'est pas l'idéologie qui
permet de faire fonctionner un pays de haut niveau technologique.
On verra ainsi se mettre en place, sous l'effet des réalités et des
conflits socio-économiques, toutes sortes de solutions intermédiaires :
depuis les tentatives de nazification des sciences jusqu'au primat de
la logique de guerre et de la production d'armes nouvelles.

*
* *
Après cette brève exploration de nouvelles pistes de réflexion,
venons-en à des considérations plus concrètes. La question de
l'espace, d'abord, est importante à plusieurs titres pour notre pro-
pos. Seconde composante du pessimisme hitlérien, selon P. Ayço-
berry, elle s'inscrit dans la stratégie politique violente destinée à
dépasser les limites imposées par les circonstances historiques au
peuple allemand. Mais la mise en œuvre de cette politique de
conquête territoriale ne partage avec ses précédents historiques que
la bestialité et la cruauté des massacres. Il s'agit maintenant de tout
autre chose. La conquête de l'Est est méthodiquement préparée,
organisée avec le concours d'un grand nombre de scientifiques.
C'est une entreprise proprement pluridisciplinaire, puisque y sont
mis à contribution surtout des géographes, mais aussi des démo-
24. Cité par J. Needham, History is on Our Side, Londres, Mac Millan, 1947, chap. 10,
«The Nazi Attack on International Science», p. 187-188 (la citation est traduite de
l'anglais).

18
Josiane Olff-Nathan
graphes, des urbanistes, des anthropologues, des généticiens, voire
des botanistes. Des instituts de recherche spécialisés sont créés, en
Pologne par exemple, destinés à optimiser l'exploitation des terri-
toires conquis, à penser leur restructuration et l'installation des
colons allemands, à trier les populations en fonction de leur « valeur
raciale» et à préparer les divers transferts qui doivent s'ensuivre -
vers les camps de concentration entre autres. Parfait exemple, s'il
en est, d'une symbiose totale entre sciences, idéologie et poli-
tique25!
Mais, dira-t-on sans doute, il s'agit là surtout de sciences sociales,
plus faillibles, plus fragiles, livrées, dans un État totalitaire, à
l'alternative de la soumission ou de la quasi-disparition. Les
sciences plus exactes, plus « dures », ne se laissent pas manipuler
ainsi, assurées qu'elles sont que leur objet, sinon leurs auteurs,
échappe aux enjeux idéologiques et politiques. Sans doute est-ce
partiellement exact. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui nous
ont conduit à organiser ce livre selon ce « grand partage». Car le
contraste est grand entre les problèmes en jeu dans certaines disci-
plines comme la géographie, l'anthropologie, voire la génétique, et
ceux auxquels ont affaire la physique ou les mathématiques. Les
unes peuvent aller- et elles l'ont fait - jusqu'à mettre en danger la
vie même de populations entières, alors que les autres n'auront que
des effets indirects, mais néanmoins bien réels. C'est du moins
l'argument de Herbert Mehrtens, lorsqu'il souligne le rôle joué par
les mathématiques dans le dénombrement des populations, dans le
calcul des espaces à coloniser en Europe de l'Est, celui des rations
alimentaires ou celui qui comptabilise l'élimination des «fous».
Pire, dit-il: de même qu'à l'école on soumet à la sagacité des
enfants des problèmes mathématiques dont l'objet peut être aussi
bien le calcul du pourcentage de sang juif chez un individu que le
nombre d'HLM qu'on pourrait construire avec les sommes dépen-
sées pour les malades mentaux, de même « tout est soumis au calcul
de la même façon et, par là, à la rationalité normale de la bureaucra-
tie administrative. Ainsi se côtoient le quotidien et ce qu'on va faire
glisser vers l'exclusion, l'assujettissement et l'extermination».
Ce qui frappe en effet à la lecture du patient travail des historiens
des sciences, c'est bien l'extraordinaire « normalité » à laquelle ils
ont affaire, malgré le tintamarre idéologique environnant. L'univer-
sité de Hambourg, étudiée par Monika Renneberg, en est la parfaite
illustration. Car la vie continue : les universitaires enseignent, les

25. Lire à ce sujet Michael Burleigh, Germany tums Eastwards, Cambridge University
Press, 1978.

19
La science sous le Troisième Reich
chercheurs cherchent, les étudiants étudient, la science progresse. Il
y a bien quelques changements, des étudiants et des professeurs dis-
paraissent - mais ces derniers n'ont-ils pas été évincés légalement
dès la première loi du 7 avril 1933 26 ? -, des matières nouvelles
apparaissent ou se développent (comme l'hygiène raciale, les
sciences et l'entraînement militaires), des organisations scienti-
fiques naissent, d'autres sont sabordées ...
A la surprise des nazis eux-mêmes, il y eut peu de résistance à la
« mise au pas» (Gleichschaltung) des universités. Et si l'on parle
souvent de la « neutralité » de la majorité des scientifiques vis-
à-vis du régime, leur soumission politique fut assurée en grande
partie par la sélection des enseignants, dont on exigeait au mini-
mum une neutralité bienveillante à l'égard du pouvoir. De plus, les
mesures s'appuyaient toutes sur des lois votées par l'État, fût-il
national-socialiste. Les contester, voire les enfreindre, revenait à se
mettre hors la loi, situation particulièrement insupportable pour le
conservatisme légaliste de la majorité des élites intellectuelles. A
l'évidence, les scientifiques ne furent pas des héros (à l'exception
d'un très petit nombre d'hommes courageux comme, par exemple,
le physicien Max von Laue, le prix Nobel de chimie Heinrich Wie-
land, le professeur de physique théorique Walter Weizel, etc. 27 ).
Pour mieux comprendre une telle facilité d'adaptation, rappelons
le rôle essentiel joué par une Kultur fondée sur un idéalisme apoli-
tique dans le processus d'élaboration d'une identité allemande 28 •
C'est ainsi que, après le désastre de la Grande Guerre, l'humi-
liation du traité de Versailles et la catastrophe économique qui
s'ensuivit, il ne restait plus, aux yeux de l'élite intellectuelle (les
Gebildeten), que deux moyens de restaurer la grandeur del' Alle-
magne: la science et l'industrie. L'extrême importance accordée
par les savants à ces deux thèmes fournit peut-être une piste pour
comprendre cette surprenante expression d'allégeance qu'est le

26. Norbert Schappacher détaille, dans sa contribution, les attendus de cette« loi sur la
reconstitution de la fonction publique». Voir ci-dessous p. 53 sq.
27. Voir l'article de Gerda Freise, « Der Gelehrte kommt in der Regel unter die
Rader ... », Forum Wissenschaft, 2, 1985, p. 8-17. Planck lui-même, alors président de la
Kaiser-Wilhelm Gesellschaft, bien qu'il ait témoigné de positions courageuses (en décer-
nant une médaille à l'exilé Schrëidinger, par exemple), fut amené en 1936 à s'abaisser au
point d'envoyer à Hitler le télégramme suivant:« Mon Führer! La science et l'économie
sont fidèles au nouveau Reich allemand que vous avez édifié et savent que ce n'est que
sous votre direction et sous la protection de l'armée allemande qu'elles peuvent fournir un
travail utile» (cité par le mathématicien émigré Emil Julius Gumbel, Freie Wissenschaft,
ein Sammelbuch aus der deutschen Emigration, Strasbourg, Sebastian Brant Verlag, 1938,
p. 252).
28. Lire Fritz Stem, Politique et Désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans
l'Allemagne préhitlérienne, Paris, Armand Colin, 1990 (1reéd. 1961) [trad. de l'américain
par Catherine Malamoud].

20
Josiane Olff-Nathan
télégramme envoyé par Planck à Hitler (voir n. 27). De plus, le
nationalisme et l'attachement au pays constituaient des valeurs pre-
mières qui ne pouvaient être remises en question. Il fallait donc
rester en Allemagne et tout faire pour sauver ce qui constituait
l'essentiel pour les scientifiques, c'est-à-dire la poursuite d'une
science allemande. Ils s'adaptèrent ainsi aux conditions de travail
nouvelles, acceptant les compromis et compromissions qui se révé-
laient nécessaires. On appela cela la « résistance passive», ou,
selon le mot de Joseph Haberer, la « résistance par la collabora-
tion». Nous parlerons del'« opportunisme politique» des sciences
«dures».
Les attaques du système national-socialiste contre la science ne
se limitèrent pas aux hommes, bien sûr. La tentative de nazifier
jusqu'au contenu des sciences, la fameuse deutsche Physik par
exemple, est illustrée ici par la correspondance extraordinairement
prolixe - que présente Andreas Kleinert - entre ses deux zélateurs,
les prix Nobel Philipp Lenard et Johannes Stark, nazis de la pre-
mière heure. La deutsche Physik connut en effet quelques beaux
succès au début du régime : la nomination de ses partisans aux
postes les plus élevés, par exemple, ou l'interdiction de l'enseigne-
ment de la mécanique quantique et de la relativité, ainsi que de
toute allusion à celles-ci. Et pourtant l'historien américain Mark
Walker montre comment, malgré une adéquation idéologique par-
faite au régime, la physique « aryenne » finit par perdre le combat
acharné que livra contre elle la communauté des physiciens alle-
mands et dut officiellement reconnaître, lors de deux réunions de
confrontation en 1940 et 1942, la validité des théories auxquelles
elle s'était si violemment opposée. Les mathématiciens, quant à
eux, tentèrent d'amadouer le pouvoir en faisant valoir les immenses
capacités d'application (entre autres militaire) de leur discipline et
les qualités éducatives qu'elle recelait pour le régime. C'est ainsi,
dit Reinhard Siegmund-Schultze, que fut protégé le cœur du sys-
tème, les« mathématiques pures».
Mais en fait, de même que celle de la deutsche Physik, l'histoire
de la deutsche Mathematik est un inextricable écheveau où se
mêlent causes et effets de toute nature : positions idéologiques et
politiques mises au service de la carrière, luttes politiques indis-
sociables de conflits professionnels, règlements de comptes per-
sonnels par voie politique ... Mais l'évolution de cet imbroglio d'in-
térêts divergents semble dominée par la succession de deux phases
principales dans l'histoire des sciences sous le nazisme, que nous
nommerons les phases « idéologique » et « réaliste » et dont il faut
dire quelques mots.
21
La science sous le Troisième Reich
La phase idéologique est bien sûr celle de la science «aryenne»,
dont le résultat essentiel n'est pas d'ordre scientifique, ni même
seulement d'ordre idéologique: en accord avec l'analyse de
Mehrtens 29 , je pense que son rôle fut surtout politique et qu'il
consista à conduire les organisations scientifiques dans les bras du
régime. Des gens comme Stark ou Bieberbach, grâce aux fonctions
qu'ils occupaient, à la fois dans les instances professionnelles et au
Parti, jouèrent pour les communautés scientifiques le rôle de
repoussoir. Les idées qu'ils tentèrent d'imposer, assorties d'une
volonté de pouvoir manifeste, ne pouvaient pas être acceptées par la
majorité de leurs collègues. Cette majorité conservatrice préféra se
placer sous l'autorité moins radicale des administrations ministé-
rielles - c'est-à-dire de l'État - plutôt que d'avoir affaire au parti
nazi. C'est sans doute le sens que Haberer donnait à son expression
Widerstand durch Kollaboration.
Une fois le pouvoir consolidé et les organisations scientifiques
« mises au pas», le régime pouvait s'engager dans la phase réaliste.
Le développement d'une société moderne ne pouvait se contenter
d'idéologues bien longtemps; il exigeait des techniciens hautement
spécialisés et des scientifiques compétents. Le langage lui-même
subit une évolution: d'une science volkisch, on passa à la science
« comme devoir national», « au service du peuple». De fait, c'est
au service de l'industrie et de la guerre que durent se mettre les
scientifiques. Soulagés par l'éloignement de la menace que repré-
sentaient les Lenard, Stark, Bieberbach et consorts pour «leur»
science, ils prirent pour une victoire de « la » science ce qui était
en fait leur assujettissement au régime national-socialiste et à
ses objectifs. C'est la seconde forme, souvent sous-estimée, de
l'idéologie nazie. Les scientifiques pouvaient sans doute trouver une
certaine liberté de recherche dans l'industrie; mais, dans les insti-
tutions publiques, on ne finançait quasiment plus que la recherche
appliquée ou finalisée (Zweckwissenschaft) et la recherche militaire.
En 1940 par exemple, Goring exigea que dans les centres de
recherche de l'armée ne soient entrepris que les projets réalisables
en moins d'un an 30 • La science n'intéressait le pouvoir que dans la
mesure où elle pouvait être immédiatement efficace, et ce n'est
qu'avec ces restrictions qu'elle fut soutenue. Le rôle culturel que
les sociétés démocratiques lui attribuent généralement resta totale-

29. Herbert Mehrtens, « Ludwig Bieberbach and "deutsche Mathematik" », in


E. R. Phillips (dir.), « Studies in the History of Mathematics », Studies in Mathematics,
26, New York, 1985, p. 195-241.
30. Voir Peter Lundgreen (Hg.), Wissenschaft im Dritten Reich, Francfort, Suhrkamp,
1985, p. 16.

22
Josiane Olff-Nathan
ment absent des préoccupations du Troisième Reich, on s'en doute.
Cette exigence d'efficacité immédiate s'explique évidemment par
les circonstances: la guerre pouvait d'autant moins attendre que,
dès la fin de 1941, elle commençait à tourner mal pour les Alle-
mands sur le front russe; de plus, l'entreprise militaro-industrielle
de l'extermination nécessitait de gros moyens techniques. Mais
elle peut aussi s'interpréter différemment: dans la mesure où une
science contrôlée pouvait être réduite à un processus technique,
même très élaboré, l'idéologie national-socialiste s'y retrouvait
pleinement. Le pouvait-elle réellement? On peut en discuter.
Mais, en tout état de cause, le régime avait consenti suffisamment
d'efforts pour s'en convaincre. Or la technique n'implique que la
question des moyens et laisse celle des fins à la politique et à l'idéo-
logie. Comme elle ne produit pas, par elle-même, de nouvelles
représentations du monde, elle ne questionne pas non plus celles
qui sont imposées par le régime. C'est pourquoi la contradiction
souvent évoquée à propos du Troisième Reich entre une idéologie
prônant le retour aux traditions et aux modes de pensée antérieurs,
en dépit d'une phraséologie révolutionnaire, et le développement
d'une technologie moderne n'est qu'apparente. Ludwig 31 montre
clairement l'importance accordée par le régime au bout de quelques
années aux grands technocrates - pas aux scientifiques, s'entend.
Ce manque d'intérêt du régime pour les scientifiques « purs et
durs » contribue sans doute à expliquer que, en physique comme en
mathématiques, ceux-ci parvinrent à conquérir des plages de rela-
tive tranquillité. Quelles qu'en fussent les vicissitudes et les diffi-
cultés particulières, l'histoire de la deutsche Physik comme celle de
son sosie en mathématiques montrent que les communautés scienti-
fiques finirent par rejeter elles-mêmes des greffons idéologiques qui
ne résultaient pas du développement paradigmatique normal des
disciplines.
Si l'on retient l'argument du rejet-en-fin-de-compte-inéluctable,
il faut alors admettre que, là où l'histoire ne s'est pas fait l'écho de
pareilles luttes, on est en présence de disciplines qui ont pu conti-
nuer à se développer « normalement » sous la férule hitlérienne.
C'est vraisemblablement le cas de la chimie, qui, à l'exception du
trust IG-Farben, n'a fait l'objet jusqu'ici que de quelques très rares
travaux. C'est également celui de ces sciences qui, de l'anthropolo-
gie à la génétique en passant par l'eugénisme, traitent de l'espèce
humaine, de l'homme, de la santé de son corps, de son esprit et de

31. Karl-Heinz Ludwig, Technik und /ngenieure im Dritten Reich (1974), Düsseldorf,
Athenaum Verlag-Droste Verlag, 1979.

23
La science sous le Troisième Reich
sa descendance; ces sciences sur lesquelles s'est fondée la politique
eugénico-raciale nazie. Les travaux de Benoît Massin en France et
d'autres spécialistes à l'étranger (Sheila Faith Weiss aux USA, Paul
Weindling en Grande-Bretagne, Peter Weingart et K. H. Roth en
Allemagne, etc.) nous obligent à remettre en question bien des pré-
jugés à l'égard de leur développement. Nul besoin de « pseudo-
science » ou de «déviation» anti-scientifique pour expliquer
comment le concept de race, par exemple, était bien au cœur des
préoccupations des communautés scientifiques internationales
depuis la fin du x1xesiècle. Objet de recherche des anthropologues
physiques qui essayèrent vainement d'élaborer des typologies
incontestables, ce concept était essentiel pour les eugénistes, dont
les tentatives d'amélioration et de protection des races passaient par
la définition du terme. Eugénistes et anthropologues européens et
américains entretenaient au cours de ce premier tiers de siècle un
climat de pessimisme et d'inquiétude quant à l'évolution de
l'espèce humaine. Convertis au paradigme darwinien, ils considé-
raient tous que le développement de l'hygiène et de la médecine
contrecarrait le processus de la sélection naturelle. Malades et tarés
n'étant plus «éliminés», l'espèce serait ainsi vouée à une dégéné-
rescence rapide. A cela s'ajoutait pour la plupart la crainte de voir
les races - ou les classes - supérieures dépérir au contact des races
inférieures, crainte renforcée en Allemagne après la Grande Guerre
par le faible taux de natalité de la population, en particulier parmi
les élites.
Et pourtant, dit Benoît Massin, dans les années 30 les concepts
étaient prêts, chez les anthropologues, pour l'abandon de l'idée de
race elle-même, en tout cas d'une idée de race fondée sur une typo-
logie statique. La révolution de la génétique était passée par là qui,
paradoxalement, allait pourtant renouveler les alarmes des eugé-
nistes en leur apportant un « véritable fondement scientifique». En
effet, selon la très sérieuse étude de K. H. Roth 32 , les découvertes
de la génétique des populations, en particulier les travaux sur les
mutations induites et spontanées 33 et leur extrapolation à l'homme

32. Karl Heinz Roth, « Schoner neuer Mensch », in H. Kaupen-Haas (dir.), Der Griff
nach der Bevolkerung, Nordlingen, Franz Greno Verlag, 1986, p. 11-63.
33. L'un des principaux artisans en fut le généticien Nikolai V. Timoféeff-Ressovsky, dont
l'extraordinaire destin est conté par Diane B. Paul et Costas B. Krimbas dans un article paru
récemment in Scientific American (février 1992, p. 64-70). En 1925, alors qu'il n'avait que
25 ans, ce généticien soviétique fut invité (ainsi que sa femme) par les Allemands à créer à
Berlin un département de génétique expérimentale. Timoféeff émigra malgré son attache-
ment pour l'Union soviétique et devint rapidement l'un des meilleurs généticiens « alle-
mands». En 1937, il refusa d'obtempérer à l'ordre de rentrer dans une URSS stalinienne et
lyssenkoïste, et resta en Allemagne où il continua à diriger son institut de recherche sur le
cerveau durant toute la guerre. Dans quelle mesure a-t-il collaboré avec les nazis ou résisté

24
Josiane Olff-Nathan
- jamais contestée à l'époque-, induisirent dans la communauté
internationale des généticiens la conviction que le potentiel géné-
tique de l'humanité était gravement menacé par la prolifération sou-
terraine possible d'un grand nombre de gènes nocifs. Toujours selon
Roth, « le changement de paradigme de la génétique (expérimentale
et des populations) a infiniment radicalisé la pensée eugénique par-
tout dans le monde». Lors du congrès international d'août 1939 (!)
à Édimbourg, les généticiens progressistes ne sont-ils pas tombés
d'accord avec leurs collègues del' Allemagne nazie pour lancer au
monde un appel à la vigilance, connu comme le « manifeste des
généticiens » ?
Sciences normales, alors, que la bio-anthropologie et la génétique
dans l'État nazi? Science normale, assurément, que la génétique,
puisqu'en 1939, alors que la stérilisation des malades mentaux bat-
tait son plein en Allemagne, les savants du monde se retrouvaient
en congrès, y confrontaient leurs points de vue et y cosignaient un
manifeste ! Sciences normales que l'anthropologie et l'eugénisme,
dont les concepts comme le métissage, les typologies et les croise-
ments raciaux préoccupaient aussi la science anglaise à la même
époque, si l'on en croit par exemple l'exposé des buts de la Société
d'eugénisme britannique en 1937, qui met prudemment en garde
contre les métissages, « connus pour être mauvais dans certaines
circonstances». Science normale que la psychiatrie, puisque dans le
monde « développé » tout entier on discutait de la nécessité de
mettre en œuvre des mesures telles que la stérilisation des aliénés,
ce qui fut fait dans plusieurs pays ... Sciences normales, donc, que
toutes ces sciences, biologiques et humaines, qui incorporent dans
leurs concepts mêmes des notions propres à l'idéologie alors domi-
nante.
Comment la pratique d'une science normale - et d'une science de
premier plan! - a-t-elle pu déboucher sur l'anormal de l'horreur,
dont témoigne l'article de Heidrun Kaupen-Haas? H. Kaupen-Haas
va d'ailleurs jusqu'à accuser la science contemporaine d'être l'héri-
tière à peine masquée des pratiques scientifiques nazies. Quoi qu'il
en soit, lorsqu'on est en présence d'un «dérapage» aussi généra-
lisé, et même si ce sont les hommes qui sont pleinement respon-
sables de leurs actes devant la justice, il ne peut plus être question
de la seule responsabilité individuelle. Alors, la science elle-même
est-elle responsable, et quelle est sa part de responsabilité?

(son fils aîné, résistant, fut arrêté et mourut dans un camp de concentration)? Le débat est
encore ouvert. Arrêté en 1945 par les Soviétiques, et après avoir subi deux ans de goulag, on
lui confia un laboratoire militaire de recherches en biologie des radiations. Il ne quitta plus
l'Union soviétique jusqu'à sa mort en 1981.

25
La science sous le Troisième Reich
Concernant celle de l'anthropologie dans la politique eugénico-
raciale nazie, Benoît Massin répond sans ambages : « oui, oui,
oui ! », « sur le triple plan de la collaboration politique, scientifique
et "pratique"». Dès lors, si responsabilité de la science il y a, et si la
science allemande n'était pas fondamentalement différente de celle
des autres pays, pour quelles raisons le glissement vers l'extermi-
nation et le génocide ne s'est-il produit qu'en Allemagne? De nom-
breuses réponses (politiques, militaires, économiques ... ), issues
d'horizons divers et toujours partielles, existent, bien entendu. Mais
une autre réponse partielle est sans aucun doute à trouver dans la
place particulière occupée par la biologie dans la liturgie national-
socialiste. Le national-socialisme n'était-il pas « de la biologie
appliquée à la politique», selon le mot fameux de Hans Schemm?
Et c'est en 1943 que le professeur Eugen Fischer, chef de file de
l'anthropologie biologique en Allemagne et directeur de l'institut
Kaiser-Wilhelm d'anthropologie, de génétique humaine et d' eugé-
nisme, écrivait:

C'est une chance rare et toute particulière, pour une recherche en


soi théorique, que d'intervenir à une époque où l'idéologie la plus
répandue l'accueille avec reconnaissance et, mieux, où ses résultats
pratiques sont immédiatement acceptés et utilisés comme fondement
de mesures prises par l'État.

« Presque tous les anthropologues suivirent leur Führer», écrit


Massin. Les exemples sont légion qui démontrent l'interaction per-
manente de la biologie et du nazisme pour le bénéfice réciproque
des deux parties : la raciologie, fondement idéologique du nazisme,
lui fournissait de plus la légitimité scientifique, pendant que les bio-
anthropologues jouissaient enfin d'une reconnaissance et d'une
position sociale inespérées.
Risquons encore une hypothèse. Dans l'Allemagne hitlérienne,
les sciences biologiques s'étaient mises au service d'un État et
d'une idéologie totalitaires où le libre jeu des indispensables contro-
verses scientifiques ne pouvait s'exercer pleinement. Ce jeu exige
en effet un espace où s'épanouir, espace dont la seule caractéris-
tique est que les sciences y sont considérées comme des représenta-
tions humaines, et non comme la réalité elle-même. Car on peut
discuter des représentations, les modifier, voire en changer. On ne
peut en faire autant de vérités établies. La science ne peut rester
fidèle à elle-même, à l'éthique dont elle est porteuse, que dans la
mesure où les hommes sont conscients de ses limites, de la contin-
26
Josiane Olff-Nathan
gence et de la fragilité de ses acquis toujours provisoires. Or dans
l'Allemagne hitlérienne, avant même que les résultats sortent des
laboratoires et fassent l'objet des négociations habituelles au sein de
la communauté scientifique, ils étaient jetés sur le marché social et
politique, destinés à alimenter la machine idéologique. Un grand
nombre de publications de vulgarisation scientifique, d'articles dans
les journaux et de prises de position des scientifiques eux-mêmes
contribuaient à ce vaste marchandage machiavélique qpi s'était ins-
tauré entre la biologie - au sens le plus large - et l'Etat national-
socialiste. Sheila Faith Weiss insiste, quant à elle, sur la très grande
importance - sous-estimée par les chercheurs jusqu'à présent -
accordée par le régime dès la prise de pouvoir tant à la vulgarisa-
tion qu'à l'enseignement de l'hygiène raciale:

La connaissance des faits biologiques fondamentaux, et leur appli-


cation à chaque individu et à chaque groupe, est une condition sine
qua non du renouveau de notre peuple (affirmait le ministre de
['Éducation, Bernhardt Rust, dans un décret de septembre 1933).
Aucun élève, garçon ou fille (continuait-il), ne devrait être autorisé à
quitter l'école et à s'intégrer dans la vie active sans cette connais-
sance fondamentale.

C'est ainsi, pour citer un exemple différent, que le Deutsche Bio-


logen-Verband, union des biologistes créée en 1932 et qui se place
en 1939 sous la direction directe de Himmler en rejoignant l'organi-
sation de recherche des SS, la Ahnenerbe 34 , exprime un souci per-
manent pour la vulgarisation des résultats de la recherche en
biologie et ne ménage pas ses efforts pour l'organisation de « camps
d'éducation en biologie» et la diffusion des thèses racistes à tous
les niveaux de la société 35 • Or une fois «vulgarisés», les faits, les
découvertes ou les résultats scientifiques perdent vite leur statut de
« représentations humaines » de la réalité pour devenir des vérités
figées, durcies par un rapport direct au réel, un rapport qui tend à
minimiser le rôle des hommes dans la construction de ces représen-
tations 36. Le doute et l'incertitude, qui, dans le cadre d'un fonction-

34. Littéralement:« héritagi::_desancêtres».


35. Voir les deux articles de Anne Baumer parus in Biologie in unserer Zeit: « Die Poli-
tisierung der Biologie zur Zeit des Nationalsozialismus », 1989, 3, p. 76-80, et« Die Zeit-
schrift Der Biologe als Organ der NS-Biologie », 1990, l, p. 42-47. Je remercie le
professeur Guy Ourisson de me les avoir fait connaître.
36. Voir à ce sujet B. Jurdant, « Vulgarisa!ion scientifique: la science est-elle un bien
public?», in Nicolas Witkowski (dir.), L'Etat des sciences et des techniques, Paris,
La Découverte, 1991, p. 101-103.

27
La, science sous le Troisième Reich
nement normal de la science, sont les moteurs d'un questionnement
toujours renouvelé, n'y ont alors plus de place, ce qui permet d'agir
sur le monde sans arrière-pensées, au nom d'une vérité devenue
quasi théologique, la « sacro-sainte » vérité.
Dans son approche originale issue du« confluent de l'histoire du
droit et de l'histoire des sciences», Jean-Pierre Baud fait également
intervenir la question de la vérité. Sur la base d'un parallèle avec un
autre grand processus d'extermination de l'histoire dont on sous-
estime généralement l'ampleur, celui mis en œuvre par l'inquisition
médiévale, il définit ainsi les « conditions de possibilité» princi-
pales du génocide : l'existence d' « un système de légalité scien-
tifique dominé par une théologie, à entendre comme une disci-
pline qui développe une érudition à partir d'un certain nombre de
dogmes » et la présentation de cette police du monde des sciences
comme étant« destinée à défendre ce qu'on peut appeler l'être col-
lectif, c'est-à-dire une réalité, non seulement intellectuelle, mais
encore corporelle, regroupant les individus appartenant à une com-
munauté humaine». C'est ainsi, par exemple, que Robert Jay-
Lifton cite le témoignage du docteur Klein, médecin à Auschwitz,
répondant à une prisonnière-médecin qui lui demandait s'il ne se
souvenait pas de son serment d'Hippocrate:

Mon sermentd'Hippocrate me dit de faire l'ablation d'un appendice


gangreneuxdu corps humain.Les Juifs sont l'appendice gangreneux
de l'humanité, c'est pourquoij'en fais l'ablation37 •

Qu'une telle théologie, fondée depuis l'époque moderne sur les


sciences médicales, soit effectivement mise en œuvre par le natio-
nal-socialisme, nombreux en sont les témoignages. « Une Weltan-
schauung, dit Anne Baumer, scientifiquement légitimée tout en
étant fêtée comme une religion. »
Notons que, malgré leurs étroites relations, il semble légitime de
distinguer la médecine des autres sciences, et pas seulement en
vertu du statut de nouvelle théologie que lui accorde Jean-Pierre
Baud. Les disciplines médicales ne sont-elles pas les seules à offrir
la possibilité d'actes criminels commis directement sur des hommes?
Si les autres domaines de la science peuvent, certes, apporter leur
concours plus ou moins empressé à l'entreprise de mort, ils se

37. Robert Jay-Lifton, Les Médecins nazis. Le meurtre médical et la psychologie du


génocide, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 266. Le meurtre médical est à opposer à l'inter-
diction de la vivisection animale par les nazis: selon Borkin (op. cit., p. 58), les branches
pharmaceutiques de Hoechst et de Leverkusen furent poursuivies pour l'usage d'animaux
dans les essais pharmaceutiques !

28
Josiane Olff-Nathan
contentent pourtant de fournir les armes et ne frappent pas eux-
mêmes. Et on verra, au fil des contributions à ce livre, de quelle
façon ils le firent.
Au-delà des lâchetés individuelles, des petites ou grandes com-
promissions de la vie quotidienne qui ne permettent pas de distin-
guer les scientifiques des autres citoyens, c'est la science en tant
que système qui est ici mise en cause. Que les justifications en
soient la défense d'une corporation, la participation active à l'effort
de guerre, la possibilité de profiter «légalement» de conditions
extraordinaires en vue du progrès des connaissances, ou encore
l'exploitation de concepts directement liés à l'idéologie dominante,
la science sort profondément compromise de l'épisode national-
socialiste. A travers une meilleure connaissance de notre histoire
récente, ce sont les causes profondes d'une telle compromission que
ce livre vise à élucider. L'enjeu n'en est autre que les rapports entre
la science et la démocratie.
PREMIÈREPARTIE

De 1'opportunisme politique
des sciences « dures » ...
Mathématiques, sciences de la nature
et national-socialisme:
quelles questions poser?
Herbert Mehrtens

Introduire dans l'histoire des sciences le questionnement sur


l'époque nazie revient à s'engager sur un terrain politique. Voilà qui
n'intéressera ni les bouquinistes ni les collectionneurs d'objets rares
et qui ne donnera matière ni à des biographies de héros ni à une his-
toire des exploits de la science. Face aux symboles que sont Ausch-
witz et Hiroshima, on ne peut plus se contenter des évidences, ou
accepter les interprétations communes de l'histoire des sciences
telle qu'elle s'écrit couramment. Le« comment cela a-t-il pu se pro-
duire ? » remet aussi nos propres certitudes en question, à propos de
la science et de nous-mêmes en tant qu'historiens. Ce qu'on a
appelé la « querelle des historiens » en 1986 en RFA, de même que
les violentes discussions qui éclatèrent en France, en Allemagne et
aux États-Unis autour de Heidegger, de Carl Schmitt ou de Paul de
Man montrent combien ce thème est actuel 1• Le national-socialisme
et ses crimes ont un pouvoir de fascination et une puissance symbo-
lique énormes: « Pour l'imaginaire contemporain, le nazisme est
devenu 1'une des métaphores suprêmes, celle du Mal 2• »
On a généralement esquivé le thème du nazisme dans l'histoire
des mathématiques et des sciences. La méthode la plus simple, tou-
jours en usage, consiste à séparer soigneusement le bien du mal. Ce
faisant, on se raccroche solidement à la métaphore du mal afin de
s'assurer à soi-même la proximité du bien. On érige la« science»
en contre-métaphore. Cette méthode permet de définir le« national-
socialisme » par ses dirigeants politiques et son idéologie irrationa-
liste, antisémite et volkisch 3 • Les sciences et les rapports à la
science en sont ainsi exclus par définition. Des scientifiques qui se
sont identifiés au régime nazi et à l'idéologie d'une « science alle-

1. La controverse autour de Heidegger est bien connue, la littérature à ce sujet


immense. A propos de Schmitt, voir par exemple Hufnagel, 1988. A propos de Paul de
Man, voir Hartmann, 1989.
2. Friedlander, 1982, p. 119.
3. Mot intraduisible: voir le lexique en fin de volume (NdR).

33
La science sous le Troisième Reich
mande» ou «aryenne», on a fait les symboles d'une politisation
coupable de la science. A cela s'oppose alors la « science pure » qui
n'a rien à voir avec la politique, dont l'objet est la connaissance
désintéressée, véritablement humaine et progressiste. Voilà ce qui
tient lieu de contre-métaphore; il ne s'agit pas de la science réelle,
ancrée dans une pratique historique, mais d'une construction en
parallèle, symbole de valeur et d'identité.
Le mathématicien Wilhelm Süss, éditeur des rapports FIAT sur
les mathématiques pures en Allemagne durant la période de la
guerre, écrit ainsi dans sa préface :

Ce rapport va montrer que le jardin de la véritable recherche scienti-


fique a été cultivé à l'écart par ses amis, même pendant le temps que
dura cette funeste guerre 4.

Et l'éditeur Alwin Walther écrit ce qui suit à propos du volume


sur les mathématiques appliquées :

La «duplicité» de certains travaux, décelable aujourd'hui par la


comparaison avec d'autres pays, témoigne merveilleusement de
l'existence indépendante et de la force des idées mathématiques,
par-delà toutes les frontières 5 •

Le jardin de la « véritable recherche scientifique » et l' « existence


indépendante des idées mathématiques» sont l'expression évidente
de l'invocation d'un imaginaire de la science. La dichotomie
n'apparaît pas moins nettement chez le physicien Otto Scherzer:

Il était si facile à des jeunes gens de conclure à partir de l'immuabi-


lité des lois de la nature à l'immuabilité d'autres lois, des lois
morales par exemr le ! C'était donc au fond le choc de deux préten-
tions totalitaires qm rendait inévitables les frictions entre la physique
et l'idéologie nazie 6.

Et Scherzer renforce cette opposition en la personnalisant :

Cependant le regard critique desjeunes chercheurs lui gâchait [à


Hitler] régulièrement sa bonne humeur. Je n'eus quant à moi que

4. « Études de la nature et médecine en Allemagne de l 939 à 1946 », édition de la FIAT


Review of German Science destinée à l'Allemagne, 84 volumes, Weinheim, 1947-1949,
Wiesbaden, 1953; il s'agit ici du volume 1: Mathématiques pures, édité par Wilhelm Süss,
préface non paginée.
5. Alwin Walther (dir.), 1953.
6. Otto Scherzer, 1965, p. 47.

34
Herbert Mehrtens
deux fois l'occasion de le regarder droit dans les yeux, à quelques
mètres de distance seulement. Chaque fois sa réaction fut la même :
un regard glacial et l'air d'étouffer dans un col trop serré 7 •

La « véritable science » est comme un totem tutélaire. Dans son


«jardin, à l'écart », on est à l'abri ; son « existence indépendante »
donne à celui qui en est la force de soutenir victorieusement
jusqu'au regard d'un Hitler. Ces textes nous introduisent au cœur de
l'imaginaire de la science, dans le domaine de la pureté et du tabou
- lieu idéal du refoulement de la participation à la catastrophe du
nazisme.
Aujourd'hui, la situation de la science a changé. Certaines de ses
évidences sont mises en doute publiquement, mais son imaginaire,
lui, n'a pas changé, tant s'en faut, et d'aucuns le défendent opiniâ-
trement. Lorsqu'on est confronté aux mathématiciens, aux physi-
ciens et à d'autres scientifiques en tant qu'historien, on se heurte
sans cesse aux limites taboues et on est condamné à écouter les for-
mules conjuratrices. Et on rencontre ces discours et ces silences
jusque chez les professionnels de l'histoire des sciences. En fait,
plus personne ne devrait pouvoir juxtaposer ou opposer les termes
«national-socialiste» et «science» sans émettre des réserves ou
des précisions lorsqu'il traite sérieusement de ce sujet. Mais nous
vivons, nous aussi, dans cet imaginaire et avec ce fantasme de la
« science pure». Si nous voulons nous pencher sur le sujet de façon
réfléchie, il nous faut clarifier nos perspectives, mettre en doute les
évidences de la langue quotidienne, rejeter les distinctions trop
nettes et tenter de dire comment nous posons nos questions, dans
quel but, et ce que nous en attendons.
Pourquoi donc, en effet, poser la question des mathématiques
dans l'Allemagne nazie ? Il est évident qu'il y a là, comme pour tout
historien engagé, une interrogation me concernant moi-même. Il
s'agit aussi pour moi de résoudre le problème de ma propre iden-
tité, de ce que cela signifie pour moi d'être allemand, intellectuel,
historien des mathématiques, mathématicien de formation. Ce fai-
sant, je ne travaille pas seulement à mon identité propre, mais aussi
à la mémoire collective des groupes auxquels je suis intégré. C'est
un réseau complexe dans lequel je suis pris et qui détermine mon
regard sur l'histoire. On pose donc la question des mathématiques et
du nazisme parce qu'on est mathématicien ou historien des
sciences, poussé par un intérêt politique et impliqué affectivement,
à la fois sur le plan personnel et sur le plan collectif.

7. Ibid., p. 49.

35
La science sous le Troisième Reich
La question suivante est celle du point sur lequel se focalisera le
questionnement historique. Dois-je rechercher la confrontation avec
le mal, sous ses deux formes, quotidienneté et banalité d'une part,
quand le mal absolu se compose de millions de détails réunis, actes
horribles que la catégorie de« crime» permet à peine d'appréhen-
der d'autre part 8 ? Le problème de savoir sije peux répondre ration-
nellement à cette question et en tirer des conséquences théoriques
et méthodologiques reste à résoudre, et c'est ce que je tenterai
d'amorcer ici. En optant pour ce sujet, je me retrouve face à cette
puissante métaphore du mal; je suis au cœur de l'histoire politique
de la science. Je ne peux pas me laisser capter par l'étude des
mathématiques, je dois étudier le nazisme.
Mais, comme il s'agit de mathématiques, il faudra bien s'occuper
de la banalité du mal, sans oublier pour autant les crimes sans pré-
cédent du nazisme. Les structures et les activités courantes par les-
quelles le fonctionnement de la science était intégré à la structure
du régime nazi soulèvent des questions qui ne peuvent se limiter à
ces douze années de 1933 à 1945. Il faudra s'intéresser également à
des phénomènes et à des problématiques qui s'étendent sur une plus
longue durée, et qui sont historiquement liés avec ce qui est consti-
tutif du nazisme comme mouvement, idéologie, forme de domina-
tion et acteur criminel de l'histoire. Il faut traiter des processus à
long terme et des événements concrets dans leur contexte. Il s'agit
de l'intrication du normal, de l'historique et de l'horreur. Voilà ce
qui fait problème et qui explique l'effroi qui mène aux nombreuses
tentatives d'éviter le sujet, de s'en défendre ou de le refouler.
Lorsqu'on s'attaque au rapport entre « science et société», la
question du nazisme est l'un des plus grands défis auxquels on
doive faire face. Toutefois, cette opposition entre science et société
induit en erreur. Car qu'est-ce que la science? Je m'en tiens ici à la
question de savoir de quoi l'on parle ou de quoi l'on devrait parler
lorsqu'il est question de science, des mathématiques ou de la phy-
sique. Une science - prenons les mathématiques, par exemple -
c'est, dans le langage courant, deux choses: le champ d'activité de
scientifiques qui se définissent comme des mathématiciens, et le
système du savoir dont ils disent que ce sont des mathématiques. Ce
savoir est enseigné, appris et utilisé sous les formes les plus
diverses. Et là encore, dans l'enseignement ou dans l'application
pratique, on parle de «mathématiques». Il faut donc distinguer
entre les mathématiques savoir culturel et les mathématiques savoir

8. Sur ces questions concernant les perspectives et leur incompatibilité, le point de


focalisation et la distanciation historiographique, voir Broszat et Friedlander, 1966.

36
Herbert Mehrtens
scientifique. Et il faut faire une distinction supplémentaire entre les
mathématiques, savoir professionnel dont dispose l'ingénieur ou le
professeur ou encore l'économiste, et le savoir professionnel scien-
tifique, outil et base de travail d'un chercheur en mathématiques.
C'est cette dernière dimension seule que nous appelons la« science
mathématique». En outre, les diverses formes du savoir mathéma-
tique sont toujours liées à des pratiques et à des discours différents.
Le savoir qui a un intérêt historique vit dans les discours ; ce n'est
pas dans la.bibliothèque mathématique qu'on le trouvera.
L'historiographie des sciences se concentre sur l'histoire de la
production de savoir scientifique nouveau et se cantonne en règle
générale dans les limites des disciplines, des discours bien circons-
crits des différentes sciences. Mais est-ce ainsi que l'on peut écrire
une histoire politique des sciences et poser la question du nazisme ?
Prenons un premier exemple. Le compte rendu de séance de
l'assemblée annuelle de l'Union des mathématiciens allemands de
1933 ne contient aucun élément qui renvoie à la situation politique
de l'époque, si ce n'est la mention d'un don en faveur du« travail
national». Mais, dans le rapport annuel qui suit, figure le compte
rendu de la réunion de l'Association mathématique du Reich. Celle-
ci adopta en 1933 le Führerprinzip, « principe du chef 9 », et son
(ancien et nouveau) président formula les choses ainsi 10 :

Nous allons donc collaborer sincèrementet fidèlement dans l'esprit


de l'État total. Nous nous mettons avec enthousiasme et sans
réserve, comme cela va de soi pour tout Allemand, au service du
mouvement national-socialiste,à la suite de son Führer, notre chan-
celier du Reich, Adolf Hitler.

Cette association édita peu après un manuel de devoirs scolaires


imbibé d'idéologie nazie sur lequel nous reviendrons ultérieure-
ment.
La politique fit son entrée à l'Union des mathématiciens alle-
mands lors de l'assemblée générale de septembre 1934, Ludwig
Bieberbach, son secrétaire, s'étant affiché comme nazi et ayant
dupé les autres membres du comité directeur. Le résultat de la
séance fut une réprimande très prudente, pour ne pas dire lâche,
pour Bieberbach. On élut un nouveau président qui devait être
investi des droits d'un Führer, avec des réserves cependant, et cela
grâce à une modification des statuts. Bieberbach lui-même avait

9. Voir le lexique en fin de volume.


10. Voir Mehrtens, 1985.

37
La science sous le Troisième Reich
plaidé pour le Führerprinzip et avait été proposé pour la présidence.
Les votes reflètent à peu près les positions : alors qu'un sixième des
voix allèrent clairement aux nazis et un sixième à leurs adversaires,
il y eut une majorité de deux tiers pour s'en tenir à une politique
prudente d'adaptation. Néanmoins, le rejet de la position politique
très exposée de Bieberbach est net. Le Führerprinzip, sous cette
forme atténuée, était un stratagème : les nouveaux pleins pouvoirs
qui devaient être octroyés au président avaient pour but de le mettre
à même d'exclure Bieberbach. Un conflit éclata autour de la
modification des statuts, que le secrétaire Bieberbach devait, juridi-
quement, faire approuver. Ce conflit se solda début 1935 par un
compromis avec le ministère. Aussi bien Bieberbach que ses adver-
saires durent quitter le comité directeur de l'Union des mathémati-
ciens allemands et on put faire l'économie de nouveaux statuts
adaptés au nazisme. En revanche, on fit figurer dans le compte
rendu un accord informel de coopération entre le ministère et le
comité de l'Union qui fut respecté jusqu'en 1945.
J'interprète cette histoire de l'Union des mathématiciens alle-
mands comme une évolution que beaucoup d'associations et d'ins-
titutions ont connue sous une forme analogue dans ces années-là et
que T. Mason résume comme suit :

Dans un premier temps, les forces conservatricescommencèrentpar


mettre l'ordre étatique et social à l'abri de l'emprise du nazisme et,
ce faisant, elles le préservèrent pour le nazisme11•

L'Union des mathématiciens allemands, en tant qu'élément de


l'ordre social, fut attaquée par l'extrémiste nazi Bieberbach et
remise en question dans son identité traditionnelle, voire dans son
existence même. On se préserva de cette attaque par un compromis
avec le ministère nazi, auprès duquel on pouvait espérer trouver un
peu de rationalité bureaucratique et légaliste. C'est ainsi que
l'Union parvint à un accord avec le régime nazi sans être obligée de
se définir elle-même comme «national-socialiste». Il en résulta un
rapport de coopération au sein duquel on maintint les frontières
entre l'union scientifique, le mouvement politique et la bureaucratie
étatique.
Le maintien de ces frontières était la règle et non pas l'exception.
Quiconque les franchissait par trop ouvertement, comme Bieber-
bach précisément, ou alors Johannes Stark en physique ou le philo-
sophe Martin Heidegger, se trouvait presque toujours confronté à

11.Mason, 1978,p. 106.

38
Herbert Mehrtens
l'impossibilité de sauvegarder concrètement cette unité et voyait le
rôle influent qu'il avait tenté de jouer lui échapper. Le système nazi
n'était nullement totalitaire au sens strict. C'était bien plutôt une
dictature personnelle, associée paradoxalement à un polycratisme
sans règles, qui s'appuyait aussi bien sur des structures et des fron-
tières traditionnelles et dont le développement était soutenu par plu-
sieurs foyers de pouvoir à la fois antagonistes et coopérants. C'est
ce type de développement qui fit de ce système un« Behemoth 12 ».
Vue sous cet angle, l'histoire de l'Union des mathématiciens alle-
mands n'est en aucune façon caractéristique de la science, elle fait
au contraire partie d'une évolution des structures pendant les pre-
mières années du régime, au cours desquelles celui-ci consolida son
pouvoir en trouvant les formes les plus variées pour intégrer les ins-
titutions sociales traditionnelles. Dès ce stade, l'historiographie
politique des sciences exige qu'on quitte l'étroite perspective habi-
tuelle de la science comme ensemble de disciplines et qu'on la
conçoive comme l'un des nombreux systèmes et institutions de la
société.
L'histoire del' Association mathématique du Reich, que j'ai évo-
quée brièvement avant celle de l'Union des mathématiciens alle-
mands, montre encore autre chose. Cette association, un rejeton de
l'Union des mathématiciens allemands né d'intérêts corporatistes,
avait été fondée en 1921. Elle avait une activité tout à fait autonome
et presque exclusivement consacrée au domaine scolaire. La tâche
des universitaires mathématiciens consistant avant tout à former des
enseignants, les mathématiques scolaires sont indirectement leur
champ de travail le plus important, avec la recherche. Ce sont
essentiellement les heures de cours assurées dans l'enseignement
supérieur qui fournissent des emplois aux chercheurs. Le vif con-
traste entre la prise de position politique de l'Association et celle de
l'Union s'explique si l'on distingue l'institution orientée vers la
politique éducative de l'union scientifique. Création de groupes de
pression et politique corporatiste sont exclues de cette dernière et ne
font pas partie des activités normales du mathématicien, mais sont
du ressort de quelques personnes, peu nombreuses, au sein d'insti-
tutions spécifiques telles que l'Association mathématique du Reich.
A cette époque, la politique corporatiste prenait une importance
toute particulière étant donné la menace pesant sur les programmes
d'enseignement. Que la Société de mathématiques appliquées et de
mécanique, qui n'affichait pas davantage de sympathies nazies, se
rattache en 1934 à l'Association mathématique du Reich montre

12. Neumann, 1944.

39
La, science sous le Troisième Reich
l'importance qu'on attribuait à ses manœuvres de soumission et
d'accommodement, dictées par les intérêts corporatistes. Comme
d'autres travaux de cette association, le manuel déjà évoqué fut
rédigé à la fois par des enseignants du secondaire et du supérieur,
et, là encore, il s'agissait d'une petite minorité.
La séparation des institutions et des tâches avait ses avantages.
En tant qu'associations scientifiques, l'Union des mathématiciens
allemands et la Société de mathématiques appliquées et de méca-
nique pouvaient, avec toutes sortes de compromis, sauvegarder leur
autonomie traditionnelle et l'image «apolitique» qu'elles avaient
d'elles-mêmes. Ce type de séparation est resté dans la mémoire col-
lective de la discipline. J'ai interrogé beaucoup de mathématiciens
âgés sur leurs souvenirs. La plupart d'entre eux ignoraient l'exis-
tence de l'Association mathématique du Reich. Les rares qui la
connaissaient avaient tout oublié de son histoire. Et ils ne se souve-
naient pas tous des événements de 1934 au sein de l'Union des
mathématiciens allemands. Mais tous connaissaient Bieberbach et
ses activités. Dans le tableau des événements que retrace la
mémoire, il reste une union « apolitique» et, à l'opposé, Bieberbach
et ses mathématiques nazies. Tout ce qu'il y eut entre les deux,
l'Association mathématique du Reich et bien d'autres choses, est
oublié.
L'historien qui pose des questions découvre très vite que la
mémoire est une construction où s'imbriquent une composante per-
sonnelle et une histoire universelle.L'histoire universelleest com-
posée des histoires écrites, des récits officiels et des commérages
historiques non officiels que les mathématiciens se plaisent à appe-
ler leur« folklore». La mémoire collective, dans sa dimension non
officielle, est pleine de commérages et parfaitement impure. Dans
sa structure profonde, cependant, elle ne cesse de reproduire l' oppo-
sition au sein de laquelle Bieberbach fonctionne comme un sym-
bole, comparable en cela à ce qu'est devenu le nom de Lyssenko.
La dimension symbolique s'accorde avec la structure institution-
nelle pour gommer, grâce aux différentes distinctions opérées, le
fait que l'opportunisme corporatiste était partie intégrante des acti-
vités des mathématiciens en tant que groupe social. C'était le cas en
1933-1934 et cela reste le cas dans la mémoire de la discipline.
Un rapport semi-officiel sur l'évolution de l'Union des mathéma-
ticiens allemands décrit cette époque comme suit :

En 1933 et au cours des années qui suivirent, l'Union des mathéma-


ticiens allemands subit, elle aussi, de graves bouleversements.
Disons, pour ne pas entrer dans les détails, qu'un faux pas dans le
40
Herbert Mehrtens
rapport annuel de 1934 fit que l'Union prit ses distances par rapport
à certains de ses membres par trop actifs et qu'au sein de sa direc-
tion ce fut la tendance qui ne s'intéressait qu'à la science et à rien
d'autre qui prit la tête 13•

Il n'est pas question ici del' Association mathématique du Reich.


La citation montre assez clairement comment on évite le sujet, en
se repliant sur la« science». Ce rapport parut une première fois en
1966 et fut réédité à l'occasion du quatre-vingt-dixième anniver-
saire de l'Union des mathématiciens allemands. Une présentation
plus détaillée, fondée sur des documents d'archives, de certains
aspects de son histoire politique est parue pour son centième anni-
versaire 14 • Là encore, on ne cite l'Association mathématique du
Reich que dans une note. La structure institutionnelle et le collectif
qui forge ici sa mémoire empêchent et évitent toute analyse poli-
tique plus précise.
Tout comme R. Siegmund-Schultze dans sa contribution au pré-
sent volume, je conçois le rapport entre l'Union des mathématiciens
allemands et l'Association mathématique du Reich comme relevant
d'une division du travail au sein de laquelle l'Association mathé-
matique du Reich se charge d'une fonction de légitimation. Pour
analyser les choses ainsi, il ne faut pas mesurer les mathématiques à
l'aune des définitions que donnent d'eux-mêmes les mathémati-
ciens, il faut au contraire les considérer comme un système social
dont la fonction essentielle est la production de savoir mathéma-
tique nouveau, c'est-à-dire la recherche. Il apparaît alors clairement
que ce système est relié à d'autres systèmes par tout un réseau de
liens dans le but de préserver sa fonction. Dès lors, ce qui frappe le
plus, c'est la nature double du travail des mathématiciens. Ils sont
en effet à la fois chercheurs et enseignants du supérieur, et par là
même insérés dans le système d'éducation étatique. En Allemagne,
en tant que professeurs d'université, ils sont fonctionnaires et donc
soumis au contrôle de la bureaucratie de l'État et exposés à une
révocation. Mais c'est ce même statut, et lui seul pratiquement, qui
leur donne leur position de chercheurs. Là encore, le lien avec l'État
se voit à peine dès qu'il s'agit de la science« à proprement parler»,
alors qu'il est une condition de possibilité décisive pour qu'existe
une entreprise scientifique à vocation de recherche. L'analyse du
système social est incontournable si l'on veut s'interroger sur le
rapport entre science et politique. Dans cette perspective, on s' aper-
çoit très vite que le discours scientifique et la structure institution-
13. Gericke, 1966, p. 19.
14. Schappacher, 1990.

41
La science sous le Troisième Reich
nelle fabriquent et protègent conjointement l'imaginaire d'une
« science pure», c'est-à-dire avant tout d'une science sans poli-
tique 15.
Je ne reprendrai pas ici cette analyse car je me demande s'il ne
faudrait pas d'abord poser encore différemment la question poli-
tique de la science dans l'État nazi. Il est vrai qu'en passant à l'ana-
lyse du système social on s'affranchit de l'image qu'il veut donner
de lui-même. C'est ainsi que l'on perçoit mieux par exemple l'im-
portance de l'Association mathématique du Reich, à l'ombre de
laquelle l'Union des mathématiciens allemands a pu préserver sa
scientificité et se ménager une certaine autonomie dans un « jardin »
relativement à l'écart de la politique. Mais, même en considérant le
système sous cet angle, c'est la fonction centrale de la recherche, la
production de savoir nouveau, qui définit l'objet historique du ques-
tionnement. Si l'on s'interroge sur les questions politiques qui se
posent à partir de la prise en compte du nazisme, on élargit une nou-
velle fois la perspective. Jusqu'ici, notre exemple nous a permis de
voir, d'une part, comment les institutions des mathématiques ont été
intégrées, à travers une dynamique entre un nazisme radical et un
nazisme étatique et bureaucratique, et, d'autre part, comment le sys-
tème scientifique construit sa politique et comment il s'est adapté
au système politique grâce à une division du travail. On pourrait
encore élargir ce point de vue par une interprétation de la « mathé-
matique allemande» nazie défendue par Ludwig Bieberbach et
quelques-uns de ses partisans, institutionnalisée à l'université de
Berlin et dans la revue Deutsche Mathematik. Après une phase ini-
tiale de conflits, ce mouvement se fondit dans le système global de
la discipline, en tant que groupe marginal bien établi. Il absorba
l'élan idéologique et servit pour ainsi dire de vitrine, dans laquelle
les mathématiques montraient qu'elles avaient, elles aussi, des
convictions national-socialistes, et enfin, dernier point, il s'occupa
de créer quelques canaux supplémentaires exploitables pour les
intérêts corporatistes de la discipline. Tout cela ne se fit pas sans
heurts. Néanmoins, en dépit des glissements, des luttes et des
contradictions, cette « mathématique allemande » devint pour un
temps un élément de la normalité du système des mathématiques
dans l'État nazi, qui fut fonctionnel également pour le système dans
son ensemble 16•
Ce type d'analyse concerne le système social des mathématiques.
Mais comme il s'agit également de production, d'interprétation, de
15. Voir Mehrtens, 1987a, 1988 et 1990a. A propos du discours des mathématiques et
de la réflexion sur son imaginaire dans la préhistoire du nazisme, voir Mehrtens, 1990b.
16. A propos de Bieberbach, voir Mehrtens, 1987b.

42
Herbert Mehrtens
transmission et d'utilisation d'un type spécifique de savoir, il faut
aussi poser la question de ce savoir, que j'ai déjà divisé plus haut en
savoir professionnel scientifique et en savoir culturel, public et élé-
mentaire. Le manuel de problèmes produit par l'Association mathé-
matique du Reich nous permettra d'avancer dans notre analyse. J'en
citerai trois exemples 17 •

Exercice n° 59: Quelle doit être l'inclinaison sur l'horizontale du


virage d'une autoroute dont le rayon moyen vaut r = 300 m, si elle
doit être conçue pour une vitesse V = 130 km/h?

Exercice n° 95: La construction d'un asile d'aliénés a coûté 6 mil-


lions de Reichsmark. Combien de pavillons à 15 000 Reichsmark
chacun aurait-on pu construire pour cette somme?

Exercice n° 262: 2 races Rl et R2 se mélangent dans un rapport


p : q où p + q = 1 [ ... ]
b) Ce n'est qu'au bout de deux générations de métissage libre qu'on
se rend compte qu'il est néfaste. On interdit aux personnes de race
pure et aux personnes ayant des grands-parents Rl et R2 de se
marier avec des personnes ayant deux grands-parents R2 ou plus.
Quelle est la répartition des ascendants après deux nouvelles généra-
tions n - 2?

La préface de ce livre est on ne peut plus explicite sur le souci


qu'ont les éditeurs de faire comprendre aux dirigeants l'intérêt de
l'enseignement des mathématiques pour leurs objectifs. Le livre fut
bien sûr transmis au ministère et aux administrations scolaires et
devait y produire l'effet escompté. Nous avons là un aspect impor-
tant de ce type d'information du public, dicté par les intérêts cor-
poratistes.
L'autre aspect des choses, c'est que ces exercices furent introduits
dans des livres de calcul, pénétrant ainsi à l'école et donc dans les
cours 18• On dit communément que ce type de devoirs représente un
endoctrinement des élèves 19 :

17. AdolfDomer (dir.), 1935, p. 35, 42; 1« appendice (1938), Harald Geppert et Sieg-
fried Koller, Aufgaben zur Erbgesundheitslehre, p. 5.
18. Il est néanmoins très difficile de déterminer comment l'enseignement se déroulait
concrètement et dans quelle mesure les professeurs posaient de tels problèmes. Voir aussi
Genuneit, 1984.
19. Par exemple, Nyssen, 1979, p. 114.

43
La science sous le Troisième Reich
Dans les livres de calcul, on apprenait aux élèves les opérations
mathématiques et, simultanément,on leur transmettait l'idéologie
nazie.

Mais qu'entend-on par « simultanément » ? Et est-ce là tout? Au


même moment, on construisait des autoroutes après avoir effectué
les calculs nécessaires ; dans les établissements psychiatriques, on
préparait des mesures d'euthanasie intimement liées à un calcul
économique; et l'appendice dont est tiré le troisième exercice se
référait à une réalité concrète fondée sur les lois de Nuremberg. La
loi exigeait que le citoyen du Reich soit « de sang allemand ou
d'une espèce apparentée». Une telle règle demandait à être imposée
administrativement et devait de surcroît être rendue calculable. La
conséquence en fut la« preuve d'appartenance à la race aryenne»,
devenue monnaie courante. Le cas grotesque de Helmut Hasse,
mathématicien réputé qui sollicita son admission au parti nazi et
dont la demande fut repoussée parce qu'il était juif« à 1/16 », aurait
bien pu servir de matériau à un exercice sur les fractions 20 • La
simultanéité dont nous avons parlé ne concerne pas seulement la
transmission d'une compétence en calcul mathématique et l'assimi-
lation des règles langagières et des valeurs nazies, elle sert aussi à
rendre visibles les éléments de calcul dans la pratique politique
concrète. On peut citer un autre exemple, celui de l'institut de calcul
mis en place à l'automne 1944 au camp de concentration de Sach-
senhausen, sous la direction d'un mathématicien diplômé, destiné à
exploiter le travail de scientifiques réduits en esclavage. Les tâches
à remplir ne relevaient pas seulement des mathématiques en tant
que science ; on s'occupait également des mathématiques élémen-
taires nécessaires à la bureaucratie. C'est ainsi qu'on y calculait le
montant du salaire de ces esclaves : un Reichsmark pour une heure
de travail qualifié 21 •
Le savoir culturel mathématique participait de la pratique du
régime nazi. Les auteurs des livres scolaires et des manuels d'exer-
cices se référaient à cette pratique, la rendaient explicite et rece-
vable tout en renforçant son assise. Il se forme là un contexte
politique particulier qui ne concerne pas seulement l'école. Mais,
dans ce nœud d'enjeux politiques, se rencontrent plusieurs facteurs:
la signification sociale et politique ainsi que l'évaluation du savoir
mathématique d'un point de vue idéologique et pratique, la pratique

20.Mehrtens, 1986,p.327.
21. Ibid., p. 243-245.

44
Herbert Mehrtens
de l'enseignement dans les écoles, le corporatisme des professeurs
et des scientifiques, et enfin l'intégration systémique de la science
mathématique dans cette société et à cette époque. En y regardant
de près, on trouvera des convictions et des attitudes très diverses :
une mentalité de démarcheur sans scrupule chez le président de
l'Association mathématique du Reich, Hamel, ou un investissement
plus actif en faveur de la politique nazie chez Geppert et Koller, res-
ponsables du troisième exercice cité. Certains membres de l'Union
des mathématiciens allemands ou de la Société de mathématiques
appliquées et de mécanique auront toléré les activités et les produc-
tions de l'Association mathématique du Reich ou en auront profité
avec mauvaise conscience, ou tout simplement en ignorant la réa-
lité. On connaît du moins le cas d'un homme qui livra une résis-
tance active: l'institut de mathématiques, dirigé par Carl Ludwig
Siegel à Francfort, quitta l'Association mathématique du Reich dès
1934. Dans l'ensemble cependant, il faut faire abstraction des moti-
vations et des attitudes individuelles et constater qu'il y a eu un rap-
port étroit entre la pratique de la science mathématique et la
pratique politique administrative du régime nazi dans l'utilisation et
l'évaluation du savoir mathématique, qu'il soit de nature élémen-
taire ou professionnel non scientifique. A l'aide des exercices, qui
ne révèlent que l'un des points nodaux de ces connexions multiples,
on transmet la compétence de calculer et d'évaluer en calculant. Ces
exercices permettent de construire une réalité calculable et présen-
tent cette « calculabilité » comme une rationalité inhérente à des
actes politiques dont il était clair qu'ils menaient à la barbarie.
Le cours de mathématiques, la bureaucratie et le calcul sont des
éléments constitutifs « normaux » des sociétés modernes. Mais
l'assassinat systématique de malades mentaux, les lois de Nurem-
berg et le génocide, l'impérialisme fasciste et la guerre d'extermi-
nation sont des événements qui échappent à toute normalité.
Comment cela a-t-il pu se produire en pleine normalité et à partir
d'elle? C'est l'une des questions politiques qu'il nous faut poser.
La science en tant que travail de mathématiciens qui font de la
recherche, enseignent, sont actifs au sein de leurs organisations et
de l'administration et défendent leurs intérêts de groupe, fait partie
aussi de notre quotidien. Le fait que cet ensemble d'activités ait sa
place dans la société, et la façon dont elles s'y intègrent, repose sur
l'existence et l'importance du savoir mathématique culturel et pro-
fessionnel non scientifique. La question politique ne peut se limiter
à la pratique des scientifiques et encore moins à ce secteur réduit
qu'est le travail de recherche.
Posons donc autrement la question des mathématiques sous le
45
La science sous le Troisième Reich
régime nazi. Où et comment le savoir mathématique joue-t-il son
rôle, dans l'évolution du régime et dans la normalisation de la voie
qui mène au génocide et à la guerre de conquête? Les titres de cha-
pitre de notre manuel d'exercices donnent une réponse à cette ques-
tion : « Science du peuple allemand » (Volkswissenschaft ), « Travail
d'édification national-socialiste» (concerne avant tout l'économie,
mais contient aussi le sens de « science du peuple allemand»,
ainsi que ceux de « race et parenté [Sippe] » et de «colonies»),
«Topographie», «Photogrammétrie» et« Repérages d'avions»,
« Défense anti-aérienne », « Mathématiques militaires et spor-
tives»,« Télémétrie acoustique»,« Science de la santé et de l'héré-
dité», « Repérage de bateaux», « Technique de vol». Il s'agit
d'attirer l'attention sur deux champs surtout, la technique et l'or-
ganisation militaires et le « peuple allemand » (Volk 22), et d' exer-
cer le regard que l'on y porte à être normalement calculateur.
Dans les devoirs, le « peuple allemand» est présenté de diverses
façons : il est cette armée qui va au travail comme on se jette dans la
bataille ; il habite des espaces géographiques ; il est un ensemble de
citoyens dont s'occupe l'État social; l'objet d'une politique de santé
et donc d'une séparation entre individus malades et individus sains;
une communauté génétique ; il est une unité raciale confrontée au
danger que représente l'autre race. Tout tourne toujours autour de
la politique de l'État, politique de contrôle et d'ordre, depuis la
simple construction de routes ou l'approvisionnement en denrées
alimentaires jusqu'au calcul des espaces à coloniser en Europe de
l'Est, jusqu'à l'exclusion et à l' « élimination » implicite des « fous »
et au maintien de la « pureté de la race ». Tout cela est soumis au
calcul de la même façon et, par là, à la rationalité normale de la
bureaucratie administrative. Ainsi se côtoient le quotidien et ce
qu'on va faire glisser vers l'exclusion, l'assujettissement et l'exter-
mination, et c'est aussi en cela que consiste la normalisation qui
seule rend possible l'indicible horreur.
La séparation entre «Aryens» et «non-Aryens», individus
«sains» et individus «malades», la stigmatisation et l'extermina-
tion de ce qu'on a catalogué comme étranger, différent, dangereux,
tout cela n'est pas l'affaire des mathématiques. Mais tout cela n'a
effectivement pu se produire, et dans ces proportions inconcevables,
que parce que la rationalité calculatrice et classificatrice qui se sert
du savoir mathématique et en fait partie a été profondément impré-
gnée de dichotomies et de valeurs. La rationalité normale de la pen-
sée calculatrice mathématisante oblige à des schémas de pensée et

22. Voir le lexique en fin de volume pour tous les termes construits à partir de Volk.

46
Herbert Mehrtens
d'action qui font largement abstraction des objets de cette pensée et
de ces actions. C'est là que réside le scandale. Hans Mommsen
résume ainsi son évaluation du nazisme :

La cause décisive de la catastrophe allemande n'est pas une manipu-


lation d'en haut ou une technique de domination, mais le manque de
résistance de la société allemande à la liquidation de la politique, et
c'est de ce point de vue qu'il faut une historicisation, sans qu'il
s'agisse pour autant de remettre en question la signification spéci-
fique du nazisme 23 •

La pensée et le savoir mathématiques sont un facteur dépolitisant


dans la pratique sociale, la question politique du sens et des objec-
tifs ne devant pas y intervenir. Sous le nazisme (la militarisation de
la société et de la science mise à part), c'est avant tout au niveau de
la « politique nationale», c'est-à-dire du contrôle, de la surveil-
lance, de l'exclusion, de l'extermination, que la normalité des actes
bureaucratiques administratifs mena à l'anormal du mal absolu, à
l'aide à la fois d'un savoir culturel mathématique et d'un savoir pro-
fessionnel et technique des mathématiques 24 •
Les professeurs et les didacticiens des mathématiques, les scienti-
fiques et toute la palette des professionnels formés par eux vivaient
et agissaient dans ce contexte. On ne trouve pas beaucoup de cas où
une conscience politique de ces problématiques aurait mené au
refus et à une volonté de résistance. Nombreux sont en revanche
ceux qui ont exploité la possibilité de se référer aux lieux « nor-
maux » du savoir mathématique dans la pratique politique du
nazisme pour se faire ou se garder une place au sein du système, à
eux-mêmes et à leur discipline. La « science pure» en tant que
métaphore du bien, en tant que totem tutélaire contre la « saleté » de
la politique, est une façon de refouler profondément la pensée poli-
tique. La problématique de l'histoire des sciences ne peut se limiter
à la science : pour parvenir à une évaluation politique, elle doit aller
examiner dans la pratique quotidienne de l'époque le genre de
savoir que la discipline gère et manipule.

23. Hans Mommsen, 1990, p. 46.


24. Dans cette optique, les historiens des mathématiques devront prendre connaissance
d'un certain nombre d'ouvrages. A noter particulièrement: Aly et Roth, 1984; Aly et
Heim, 1987; Kaupen-Haas (dir.), 1987.

47
La science sous le Troisième Reich

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Questions politiques
dans la vie des mathématiques
en Allemagne (1918-1935)
Norbert Schappacher

Le but de cet article est de montrer, à travers l'étude de deux


exemples précis, comment des éléments de la vie politique de la
République de Weimar ont affecté de façon essentielle la vie de la
communauté mathématique allemande pendant les années 1933-
1935.
Le premier exemple concerne le démantèlement particulièrement
rapide et total de l'institut de mathématiques de l'université de
Gottingen par les nazis, entre avril et novembre 1933. Je montrerai
que les mesures tout à fait exceptionnelles prises à l'encontre des
mathématiciens de Gottingen - mesures fréquemment évoquées
dans la littérature biographique, mais peu étudiées de manière histo-
rique - s'expliquent uniquement par la connotation politique que
cet institut avait acquise aux yeux des adhérents de l'extrême droite
dès la fin de la Première Guerre mondiale. Il n'y a aucun rapport,
sur le fond, entre la qualité scientifique extraordinaire du centre de
Gottingen et le traitement exceptionnel qui lui fut réservé par le
régime national-socialiste. C'est précisément cette importance mon-
diale de l'institut détruit en 1933 qui justifie notre étude. Cette étude
se fera à travers des anecdotes, souvent elles-mêmes passablement
marginales, de la politique locale de la petite ville et de son univer-
sité, car c'étaient ces histoires qui alimentaient, dans l'imaginaire
des nazis militants, l'image de la « forteresse du marxisme»
qu'aurait été cet institut de mathématiques.
J'ai commencé à étudier l'histoire de l'institut de Gottin-
gen dans le cadre du groupe de recherche qui a publié en 1987
le livre Die Universitat Gottingen unter dem Nationalsozialis-
mus 1. Une partie de ce groupe a continué de travailler sur ce sujet
après la publication du volume, et la mise en évidence des racines
politiques du démantèlement de l'ancien institut de mathéma-
tiques de Gottingen s'appuie entre autres sur des recherches de

1. Ouvrage publié sous la direction de Becker, Dahms et Wegeler, 1987.

51
La science sous le Troisième Reich
Dahms et Halfmann qui ne sont publiées que partiellement 2 •
Le second exemple que je présente dans cet article reprend
une analyse, suggérée par Herbert Mehrtens, de la pensée de Lud-
wig Bieberbach à travers les grands clivages, politiques et autres,
qui divisaient la communauté mathématique allemande dans les
années 20. On comprendra mieux ensuite les attitudes de Bieber-
bach en 1933-1934.
Étudier l'histoire du Troisième Reich en s'appuyant sur les évé-
nements des périodes antérieures de l'histoire allemande n'a rien
d'original. Que cela donne en revanche de nouveaux éclairages sur
l'histoire des mathématiques est sans doute lié au rôle assez particu-
lier que joue cette sous-discipline de l'historiographie. En effet,
leur sujet de base étant le développement des notions et des tech-
niques mathématiques, la plupart des historiens des mathématiques
s'adressent le plus souvent à un public plus ou moins initié - qu'ils
soient contraints par leur matière ou par des habitudes acquises. Or
les mathématiciens, à la fois préoccupés et quelque peu grisés par le
succès de leur propre travail, n'accordent en général aux recherches
historiques qu'une valeur anecdotique. Un historien des mathéma-
tiques essayant de mettre en évidence des rapports entre l'histoire
générale et celle des mathématiques risque de n'être écouté que par
un petit cercle de collègues historiens des sciences, un cercle qui
paraît trop limité, même s'il s'avère encourageant.
De façon plus générale, j'espère que les exemples de cet article
pourront sensibiliser le lecteur à d'autres situations passées ou
contemporaines, où le domaine politique exerce une influence à la
fois démesurée et inévitable sur celui des sciences, considéré à tort
comme étant à l'abri de la politique.

L'institut de mathématiques
de Gottingen en 1933

Quand on étudie l'histoire des mathématiques sous le nazisme, il


semble essentiel de déterminer la façon dont l'idéologie nazie a
donné lieu à une politique des sciences. Or force est de constater
l'absence quasi totale de toute politique des sciences digne de ce
nom sous le Troisième Reich, du moins en ce qui concerne les
mathématiques dans les universités! En effet, malgré l'introduction,

2. Voir Dahms et Halfmann, 1988.

52
Norbert Schappacher
vers la fin des années 30, du titre de Diplommathematiker et la
reconnaissance des mathématiques appliquées comme sujet d'exa-
men à part entière, on ne voit nulle part trace d'un plan national-
socialiste pour la restructuration des mathématiques.
Au contraire, ce qui affecta gravement la vie des mathématiques
comme de toutes les sciences dans les universités allemandes, ce fut
l'application des lois par lesquelles les nazis purgèrent le corps des
fonctionnaires dans son ensemble de ses membres indésirables en
raison de leur race, de leurs opinions politiques ou encore de leurs
tendances sexuelles.
Les lois touchaient donc les professeurs de faculté au même titre
que n'importe quel autre fonctionnaire de l'État, et elles ne tenaient
même pas compte de ce que certains idéologues parmi les mathé-
maticiens allemands de l'époque considéraient comme des particu-
larités raciales du style mathématique. Ce caractère formel et
légaliste des purges est étroitement lié à l'importance que pouvaient
acquérir des catégories politiques particulières dans le sort d'un ins-
titut. C'est ce qu'on voit dans le cas de Gottingen. Comme notre
étude concerne la période qui suit l'arrivée au pouvoir des nazis, la
loi à laquelle nous avons affaire est la suivante.

La loi sur la reconstitution de la fonction publique


du 7 avril 1933

Cette loi, avec son article 3 sur les Aryens, fut la première des
lois promulguées contre les Juifs par les nazis. Mais avant qu'un
fonctionnaire « non aryen » soit révoqué en raison de sa race,
conformément à l'article 3, il fallait, dans chaque cas particulier,
vérifier si on ne pouvait pas l'écarter pour manque de loyauté
envers le régime (articles 2a et 4). Il était plus désavantageux, au
regard des droits à la retraite, d'être congédié en vertu de l'article 4,
qui permettait notamment de révoquer des fonctionnaires dont on
ne pouvait être assuré qu'ils « prennent parti sans réserve, à tout
moment, pour l'État national». L'article 6, extensible à souhait,
autorisait à mettre un fonctionnaire à la retraite « pour simplifier
l'administration»: il devenait donc possible de supprimer sans
autre forme de procès des postes considérés comme superflus.
Grâce à l'article 5, on pouvait rétrograder ou muter un fonction-
naire. Il est vrai qu'on s'en servait davantage dans le domaine sco-
laire qu'à l'université. Mais on entrevoyait là une intervention plus
directe du ministère dans les nominations au niveau de chaque uni-
versité.
53
La, science sous le Troisième Reich
En vertu de l'article raciste n° 3, tous les fonctionnaires non
aryens devaient être révoqués - à moins qu'ils ne soient concernés
par les mesures d'exception imposées surtout par Hindenburg, lors
de l'élaboration du texte de loi, à la demande del' Association des
anciens combattants juifs. Ces mesures épargnaient les « non-
Aryens » qui étaient déjà fonctionnaires avant le mois d'août 1914
(et que nous désignerons dans ce contexte de la loi du 7 avril 1933
par l'appellation « anciens fonctionnaires ») et les anciens combat-
tants de la Première Guerre mondiale. On avait également débattu,
lors de l'élaboration de cette loi, d'une autre mesure d'exception
devant concerner les « scientifiques de premier plan», mais elle ne
fut pas retenue pour des raisons que nous ignorons.
Comme conséquence de ces mesures d'exception s'instaura par
exemple la pratique d'employer l'article 6 pour mettre à la retraite
les anciens fonctionnaires d'origine juive qu'on ne pouvait révoquer
en vertu de l'article 3. On se servait ainsi malgré tout de la nouvelle
loi, pour peu qu'on trouvât un motif justifiant cette démarche.
Néanmoins, cette procédure ne permettait plus, en principe, de
pourvoir à nouveau le poste laissé vacant. Dans toute une série de
cas, on contourna cette impossibilité par des décisions ad hoc.
Il est probable que la loi ait été conçue au départ pour permettre
des révocations en nombre limité dans des cas considérés comme
importants. Entraient dans cette catégorie notamment les profes-
seurs qui n'étaient pas du goût des étudiants, ou d'autres membres
de l'université défendant des opinions nazies. Il s'agissait de céder à
des actions spontanées de la « base » par des mesures souveraines,
ou éventuellement de prendre les devants. A cet égard, la loi sur les
fonctionnaires représente l'une des premières mesures d'importance
pour contrer le malentendu qui consistait à considérer la prise de
pouvoir comme une révolution, au lieu d'y voir une restauration de
la forme autoritaire de l'État.
Un cas typique qui nous conforte dans cette interprétation est
celui d'Otto Blumenthal, disciple de Hilbert et coéditeur des Mathe-
matische Annalen, employé à la Technische Hochschule d'Aix-la-
Chapelle (université technique). Blumenthal est l'une des premières
victimes, parmi les mathématiciens, de l'arbitraire nazi. On le pour-
suivit à la fois en raison de ses origines juives et pour des raisons
politiques. (Ce qu'on lui reprochait sur le plan politique nous paraî-
trait ridicule aujourd'hui, mais cela donne un avant-goût des phéno-
mènes analogues que nous rencontrerons à Gôttingen.)
Dès le 1er février 1932, le journal Westdeutsches Grenzblatt
publiait un article de propagande sur le prétendu « bolchevisme de
salon» de mise à la Technische Hochschule d'Aix, article dans
54
Norbert Schappacher
lequel il était question, entre autres, de Blumenthal. On lui repro-
chait d'être membre d'une Association des amis de la nouvelle Rus-
sie. Le 18 mars 1933 - la loi du 7 avril 1933 n'était donc pas encore
promulguée-, l'organisation syndicale des étudiants 3 d'Aix exi-
geait, dans une lettre adressée au ministère, la suppression de
l'habilitation à faire passer les examens pour cinq professeurs com-
munistes et juifs, parmi lesquels Blumenthal. Peu de temps après,
on le mettait en « détention par mesure de sécurité». Le 10 mai
1933 on le suspendait de ses fonctions et, le 22 septembre, on pro-
nonçait sa révocation, conformément à l'article politique n° 4. Il
resta d'ailleurs à Aix jusqu'en 1938, demeurant l'un des éditeurs
des Mathematische Annalen. En 1939, il émigra en Hollande, mais
fut déporté par la suite et assassiné en 1941 au camp de concentra-
tion de Theresienstadt 4 •
Les mathématiciens pacifistes Fritz Noether et Hans Rademacher
subirent à Breslau le même sort que Blumenthal 5•
Étant donné son objectif limité, la loi sur les fonctionnaires ne
devait être valable, dans un premier temps, que jusqu'à la fin sep-
tembre 1933. Mais comme on avait fini malgré tout par mettre tous
les cas sur le tapis, son application à des révocations en instance fut
finalement rendue possible au terme de six amendements, jusqu'à
l'entrée en vigueur, le 1erjuillet 1937, de la nouvelle loi allemande
sur les fonctionnaires. Ainsi s'instaura systématiquement un climat
de grande insécurité dans les instituts d'abord épargnés par les
licenciements, qui n'était pas dans l'intention de la loi au départ 6 •
Mis à part le cas de villes comme Aix et Breslau, l'article 4 avait,
dans son application aux mathématiciens, avant tout la fonction
d'une épée de Damoclès, qui n'avait du reste pas besoin de s'abattre
sur quelqu'un pour créer un effet d'intimidation. Car, si le ministère
de l'Éducation hésitait souvent à recourir vraiment à cette possibi-
lité, il ne se privait pas d'y faire référence, implicitement ou expli-
citement.
Afin de ne pas perdre de vue, en étudiant l'histoire de Gottingen,
le plan d'ensemble des révocations à travers le Reich tout entier,
notons ceci :
1) Il y avait un certain nombre d'instituts de mathématiques,
comme ceux de Heidelberg et de Francfort, où la loi du 7 avril 1933

3. AStA: Allgemeiner StudentenausschujJ.


4. Archives de la Technische Hochschule d'Aix-la-Chapelle à Düsseldorf (référence
obtenue grâce à H. Mehrtens).
5. Pour plus de détails à propos de ces cas particuliers et de quelques autres, voir
Schappacher et Kneser, 1990.
6. Voir par exemple Mommsen, 1966; Vezina, 1982; Dahms, 1987a, p. 26 sq.

55
La science sous le Troisième Reich
n'a commencé à se faire sentir qu'en 1935, suite à des actions de
nazis militants sur place. Je ne connais pas d'explications satisfai-
santes à ce décalage de deux ans par rapport à d'autres endroits
(comme Gottingen surtout).
2) La loi du 7 avril 1933 fut essentiellement supplantée par la loi
de Nuremberg (Reichsbürgergesetz de septembre 1935), selon
laquelle la définition même d'un citoyen du Reich comportait un
critère racial. Cela concernait a fortiori les fonctionnaires, la qua-
lité de citoyen étant indispensable pour entrer dans la fonction
publique. Par conséquent, il n'y avait plus d'enseignant juif - au
sens de la loi de Nuremberg- dans les universités allemandes après
1935. Il est vrai que, dans cette loi, la définition de ce qui constitue
un «Juif» était plus restrictive que celle du «non-Aryen» de la loi
du 7 avril 1933. Et il est vrai aussi que les non-Juifs au conjoint juif
ou non aryen n'étaient visés par aucune des lois dont il est question
ici; on leur réservait en 1937 un traitement particulièrement gro-
tesque du point de vue juridique 7 •

Gottingen, avril 1933

Le démantèlement par les nazis de l'institut de mathématiques de


Gottingen en moins de huit mois, entre avril et novembre 1933, doit
retenir l'attention à plus d'un titre: à cause de l'importance excep-
tionnelle de l'institut en tant que centre mathématique, mais aussi
en raison de la rapidité et de la radicalité de cette destruction. Nulle
part ailleurs un institut de taille comparable ne fut anéanti par les
nazis dès 1933.
Considérons l'anatomie précise de ce démantèlement. Du point
de vue légal, il s'annonce comme une application de la loi du 7 avril
1933. Pourtant, aucun des professeurs titulaires de Gottingen n'était
menacé par l'article 3 de cette loi. Le mathématicien et statisticien
Felix Bernstein ainsi que le spécialiste de théorie analytique des
nombres Edmund Landau étaient d'anciens fonctionnaires; Richard
Courant, successeur de Felix Klein au poste d'organisateur et de
directeur gestionnaire permanent de l'institut de mathématiques,
était ancien combattant; et Gustav Herglotz (le seul professeur titu-
laire 8 de l'institut à ne pas quitter Gottingen en 1933), de même que

7. Pour plus de détails, nous renvoyons à Schappacher et Kneser, 1990, § 3.


8. Il sera question ici de trois types d'enseignants de l'Université: au sommet de la hié-
rarchie, le professeur titulaire d'une chaire et, du moins à Gottingen, (co)directeur d'un
institut, Ordentlicher Professor, ou Ordinarius ; puis le professeur extraordinaire ou asso-
cié, d'un échelon inférieur au professeur titulaire, aufterordentlicher Pro/essor, Extraordi-

56
Norbert Schappacher
Hermann Weyl, successeur de David Hilbert (mis à la retraite en
1930), n'étaient pas d'origine juive.
Et pourtant, Bernstein et Courant furent avisés dès le 25 avril
1933 par télégramme (!) qu'on les suspendait de leurs fonctions
«jusqu'à ce que soit prise la décision définitive en vertu de la loi
sur les fonctionnaires » (ils conservaient le bénéfice de leur traite-
ment). Emmy Noether, fondatrice de l'algèbre moderne, la plus
grande mathématicienne de tous les temps, fut, elle aussi, l'objet de
ce traitement spécial par voie télégraphique, alors qu'elle n'était pas
même concernée par les dispositions de la loi du 7 avril 1933,
n'étant alors que Extraordinarius non fonctionnaire 9. Ce fut la seule
fois où le ministère eut à son égard une attention digne de sa dimen-
sion scientifique 10•
On avait donc tout lieu de penser que l'administration enten-
dait appliquer l'article 4 pour ces personnes suspendues par télé-
gramme. Et cela d'autant plus qu'une campagne publique, soutenue
par des étudiants et des enseignants nazis, s'était alors polarisée sur
l'institut de mathématiques, traité notamment de « haut lieu du
marxisme"». Ainsi s'explique l'action précipitée d'une administra-
tion soucieuse de garder le contrôle de la situation. Le 28 mars
1933, les sections locales des SA et des SS avaient montré de quoi
les militants nazis de Gôttingen étaient capables, en boycottant les
magasins juifs et en molestant des commerçants, alors que la plani-
fication centrale des actions anti-juives ne prévoyait de tels agisse-
ments que pour le 31 du même mois 12 •
Si l'attitude de l'administration s'explique par l'ambiance poli-
tique locale, il reste à expliquer cette campagne contre l'institut de
mathématiques de Gôttingen. Comment se fait-il qu'on ait pris pré-
cisément les mathématiciens pour cible, eux qui d'ordinaire ne sont
pourtant pas au centre de l'intérêt du public? Pour comprendre cela,
il faut remonter aux années qui suivirent la Première Guerre mon-
diale et à la République de Weimar.

narius; il s'agit ici d'un simple titre, la différence essentielle résidant dans le fait que
la personne est - ou non - fonctionnaire (Beamteterlnicht beamteter Extraordinarius).
De même, le titre de Privatdozent n'implique pas de poste, mais donne le droit d'ensei-
gner (venia legendi) à quelqu'un qui a son habilitation (NdT).
9. Se reporter à ce propos et pour la suite de notre exposé à la relation détaillée des évé-
nements de Gôttingen in Schappacher, 1987.
10. Klein et Hilbert ne purent obtenir l'habilitation à enseigner pour Emmy Noether
lors d'une première tentative faite en 1915, en raison de la loi de 1908 réglementant
l'accès aux carrières universitaires et qui ne prévoyait que des candidats hommes, le
ministre refusant de faire une exception dans ce cas. Leurs efforts n'aboutirent qu'en
1919. Voir Tollmien, 1991.
11. Propos rapportés à Kneser par Courant le 28 avril 1933.
12. Voir Wilhelm, 1978, p. 41 sq.

57
La science sous le Troisième Reich

Hilbert et Courant
Bernstein et Courant étaient parmi les rares professeurs de Got-
tingen à avoir pris position publiquement à plusieurs reprises contre
les partis bourgeois après la révolution de novembre 1918, et
notamment lors de la campagne mouvementée pour les élections à
l'Assemblée nationale du 19 janvier 1919. Les journaux de l'époque
parlaient de Courant comme d'un « socialiste bien connu 13 ». Bern-
stein avait été temporairement président adjoint du Parti démocrate
allemand à Gottingen (Deutsche Demokratische Partei, DDP), parti
libéral de gauche, et il avait pris la parole lors de meetings étu-
diants, tout de suite après la révolution de novembre 14•
Hilbert, quant à lui, ne tint pas de discours politiques, mais s'en-
gagea pour le DDP. Il signa l'appel du 28 décembre 1918 à entrer
dans ce parti 15, et on put le voir par exemple le 7 janvier 1919 à la
réunion électorale du DDP pour les universitaires: dans le tumulte
qui suivit une déclaration antisémite de Hugo Willrich, professeur
honoraire d'histoire, « des participants assis dans les premières ran-
gées près du podium, parmi lesquels le célèbre mathématicien David
Hilbert, [ ... ] se levèrent d'un bond en scandant: "Des excuses, des
excuses !" 16 ». Ce côté libéral de Hilbert et de Courant dans les ques-
tions politiques et sociales se reflète également dans la procédure de
nomination du philosophe Leonard Nelson. Cette affaire et les vio-
lents conflits qu'elle suscita déclenchèrent le processus qui entraîna
en 1922 la séparation de la faculté de mathématiques et des sciences
de la nature de la faculté de philosophie 17•
Hilbert et Courant avaient, dès avant la guerre, d'étroites relations
avec Nelson. Celui-ci avait fondé en 1917 l'Union internationale
des jeunes (lnternationaler Jugend-Bund) devenue en 1925, à la

13. Voir en particulier les articles dans le Gottinger Tageblatt et le Gottinger Zeitung
après le discours de Courant du 11 janvier 1919 sur les voies et les buts du socialisme.
Voir aussi Dahms et Halfmann, 1988; Schnath, 1976, p. 188 et 201; Popplow, 1976,
p. 230 sq.
14. On consultera à ce propos Schnath, 1976, p. 180 et 185; et la thèse de Barbara Mar-
shall (1972, p. 118), qui retrace de façon impressionnante les activités politiques d'un cer-
tain nombre de professeurs de l'université de Gottingen. On déplorera simplement le fait
que Barbara Marshall n'ait pas eu accès, lors de ses recherches, aux archives de l'univer-
sité sur la période nazie, parce qu'un ancien nazi, devenu manifestement trop encombrant
pour tout autre poste universitaire, était toujours à la tête de ces archives quand elle s'est
rendue à Gottingen ...
15. Voir Dahms et Halfmann, 1988, p. 71.
16. Popplow, 1976, p. 231, n. 202. A propos de Willrich, voir aussi Dahms, 1987a,
p. 17 sq.; à propos du Parti démocrate (DDP) comme cible de l'antisémitisme, voir Dahms
et Halfmann, 1988, p. 74sq.
17. Archives de Gottingen, dossier sur la scission à l'intérieur de la faculté.

58
Norbert Schappacher
suite de la décision d'incompatibilité avec le SPD, la Ligue socia-
liste internationale (lnternationaler Sozialistischer Kampfbund,
ISK), dont il resta jusqu'à sa mort, en 1927, le chef charismatique.
Les rapports entre les trois hommes n'étaient pas seulement profes-
sionnels. C'est ainsi par exemple que Hilbert et Courant témoignè-
rent en faveur de Nelson lors du procès en diffamation que celui-ci
intenta pour se défendre contre l'accusation portée contre lui d'une
attitude anti-nationale durant la guerre 18•
Dans l'enceinte même de l'université, les mathématiciens s'étaient
exprimés en faveur de Nelson, dans le cadre d'un vote spécial lors
de la succession d'Edmund Husserl à la chaire de philosophie. Dans
un texte d'ailleurs plutôt arrogant, rédigé par Hilbert, ils se plai-
gnaient globalement de la plupart des philosophes allemands,
recommandaient en vain Nelson (dont l 'Éthique publiée peu de
temps auparavant était dédiée à Hilbert), le présentant comme un
spécialiste aux talents multiples, capable également de faire le lien
avec les développements récents des mathématiques. Cette constel-
lation se renouvela en 1919, et on finit par créer pour Nelson un
poste de professeur extraordinaire, sans statut de fonctionnaire, de
philosophie systématique des sciences exactes, intégré par la suite à
la faculté de mathématiques et de sciences de la nature 19•
Les journaux de Gottingen des mois de décembre 1918 et janvier
1919 donnent une image saisissante de la façon dont se répercuta
politiquement le choc d'une capitulation non comprise: dans la
recherche des coupables, l'antisémitisme servit très souvent de sou-
pape de sécurité immédiatement disponible. La presse accusait quo-
tidiennement les citoyens d'origine juive de s'être «planqués»
durant la guerre. Lors de nombreux rassemblements politiques aux-
quels il participa, Courant se présenta à plusieurs reprises comme
contre-exemple, lui qui avait été blessé au ventre et à l'avant-bras
en septembre 1915 sur le front Ouest2°. Une lettre de lecteur parue
le 24 décembre1918 en page 3 du quotidien Gottinger Tageblatt,
signée « Docteur R. », accusait Edmund Landau d'être un « plan-
qué » - mais, dans ce cas (exceptionnel), le journal s'excusa en
bonne et due forme dès le lendemain 21 • Hormis l'antisémitisme,
c'était bien sûr une méfiance profonde à l'égard de l'État républi-
cain qui motivait les attaques contre les participants libéraux ou de
gauche à la bataille électorale.
18. Gottinger Tageblatt du 26 février 1920; Hilbert et Courant attestèrent que Nelson
était tout à fait nationaliste, qu'il était« revenu de ses convictions pacifistes» et qu'il avait
fait abandonner ses opinions communistes à un certain Mühlestein.
19. Voir Dahms, 1987b, p. 171 sq.; Ratzke, 1987, p. 202sq.; Dahms, 1987a, p. 16sq.
20. Voir par exemple Gottinger Zeitung du Jerjanvier 1919, p. 6; Gottinger Tageblatt
du 7 janvier 1919, p. 4.
21. P. 3.

59
La science sous le Troisième Reich

L'affaire Felix Bernstein

Les événements autour de Felix Bernstein, entre 1919 et 1922 (et


même plus tard) à l'intérieur de la faculté de philosophie, montrent
bien comment des contentieux politiques liés à la république nais-
sante pouvaient se régler sous le couvert de problèmes internes à
l'université.
Depuis le début avril 1911, Bernstein était Extraordinarius, fonc-
tionnaire, directeur et unique enseignant de l'institut universitaire
de statistiques mathématiques et de mathématiques des assurances.
Le 7 juin 1919, il s'adressa directement au ministère pour solliciter
lui-même sa nomination comme professeur titulaire. Le départe-
ment de mathématiques et des sciences de la nature de la faculté
de philosophie n'apprécia pas le caractère individuel de cette ini-
tiative. Elle repoussa la demande, arguant tout d'abord du fait que
« la voie empruntée par le professeur Bernstein n'était pas régle-
mentaire [ ... ], la promotion des Extraordinarius représentant une
discipline autonome » étant prévue de toute manière en vertu de
réformes globales imminentes 22•
On ne se contenta pas cependant d'un rejet pour des motifs for-
mels, on profita de l'occasion pour tenter de discréditer Bernstein
sur le plan professionnel :

Les spécialistes de mathématiques de notre université reconnaissent


certes le talent particulier du professeur Bernstein, son travail
d'enseignement et d'organisation, ils n'en considèrent pas moins
qu'une chaire de mathématiques digne de la tradition éprouvée de
Gottingen requiert un autre niveau de compétence 23•

Mais cette formulation ne correspond pas aux propos tenus lors


de la réunion du département de mathématiques et des sciences de
la nature, propos qu'elle devrait pourtant rapporter fidèlement 24• La
faculté comptait donc, dès ce moment-là, une majorité de membres
opposée aux mathématiciens Courant, Hilbert et Runge, lesquels
soutenaient Bernstein, du moins sur le plan professionnel.
22. Archives de l'université de Gottingen, compte rendu de la séance du 7 juillet 1919.
23. Toutes les citations proviennent des archives de l'université de Gottingen, sauf
mention spéciale. Ici, rapport du 10 juillet 1919 de l'assemblée évoquée du département
de mathématiques et de sciences de la nature. A propos des travaux mathématiques de
Bernstein, d'une diversité exceptionnelle, voir Frewer, 1978 et 1981.
24. La faculté au curateur, 12 mai 1921 (voir vote pour Bernstein, section des manus-
crits à la bibliothèque universitaire de Gottingen, fonds Hilbert n° 460).

60
Norbert Schappacher
Entre août 1919 et janvier 1920, Bernstein conçut, pour le
ministre des Finances du Reich, Matthias Erzberger, un projet
d'emprunt sur plan d'épargne, et il rédigea aussi une brochure de
propagande. Pour apprécier l'enjeu politique de ce service rendu par
Bernstein, il faut se rappeler que le centriste Erzberger avait
réclamé ttne paix sans annexion dès l'été 1917. En 1918, il avait
présidé la commission d'armistice de Compiègne et, en 1919, il réa-
lisait une réforme financière draconienne, l'un des renouvellements
administratifs les plus importants de la jeune république, qui devait
notamment peser davantage sur les revenus élevés. Jusqu'à son
assassinat en août 1921 par des extrémistes de droite, Erzberger fut
l'un des politiciens partisans du respect du traité de Versailles les
plus particulièrement haïs dans les milieux nationaux (E,füllungs-
politiker ). D'ailleurs, la presse de droite n'avait cessé, durant
des années, d'appeler ses lecteurs à l'assassiner, et ce, en ce qui
concerne le Gottinger Tageblatt, jusqu'à la veille même de l'at-
tentat.
On chargea une commission parlementaire d'enquêter sur les
dépenses de propagande faites pour l'emprunt élaboré par Bern-
stein. A l'été 1920, la nomination de Bernstein comme professeur
titulaire 25 étant une nouvelle fois à l'ordre du jour, la faculté de phi-
losophie soutint, en se fondant sur des comptes rendus (officieux)
de la commission d'enquête, que l'intéressé avait cherché à s'enri-
chir grâce aux honoraires obtenus pour la brochure publicitaire.
Bernstein s'en défendit, sans réussir apparemment à convaincre la
majorité de la faculté, si l'on en croit des notes au crayon du cura-
teur figurant en marge des pages 24 et 25 du dossier UAG K XVI
IV Aa 117 des archives de l'université de Gottingen, qui reprodui-
sent probablement une discussion avec des membres de la faculté
de philosophie après le 16 septembre 1921. On y lit notamment :

Runge lui-même croit que Bernstein ment; à moi, il me dit que nous
ne pouvons rien prouver, par conséquent nous ne pouvons pas le
traiter comme si la procédure disciplinaire l'avait condamné. [... ]La
faculté est presque unanime quant à son manque de sincérité.

Ainsi donc, la grande majorité de la faculté saisit l'occasion de


s'unir contre Bernstein en se fondant sur son propre code de valeurs
et en s'opposant à l'administration républicaine de l'université et du
ministère (représentée par le curateur), et ceci en fin de compte
25. Il s'agit dans ce cas d'un poste transformé en chaire pour un professeur particulier,
chaire qui disparaît par conséquent avec le départ de son titulaire provisoire (personlicher
Ordinarius) {NdTJ.

61
La science sous le Troisième Reich
contre les seules voix de Courant, Hilbert et Runge 26 • Bernstein
demanda qu'on entame une procédure disciplinaire à son encontre,
proposition que le ministère rejeta. Le 13 octobre 1921, on finit par
le nommer professeur titulaire (personlicher Ordinarius), décision
que le ministre justifia en faisant savoir que, après examen appro-
fondi de la question, il n'avait pas jugé fondés les soupçons de la
faculté. Tout cela ne parvint pas pour autant à ramener le calme
dans la faculté. Les dossiers font état du retentissement de cette
affaire jusqu'en 1929 27 • L'identité des personnes impliquées et le
ton des conflits montrent à l'évidence que la toile de fond de ces
démêlés était fondamentalement de nature politique 28 •

Les années 20

Emmy Noether ne prit pas position publiquement en 1918-1919,


mais elle avait milité, aux débuts de la République de Weimar,
d'abord au Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne (USPD),
puis au Parti social-démocrate (SPD), et passait en 1933 pour être
marxiste ou communiste.
Les nazis ne se gênèrent pas en 1933 pour attribuer un contenu
politique à son séjour à Moscou en 1928-1929. L'histoire grotesque
d'un vol de manuels élémentaires, qui n'avait en réalité rien de poli-
tique, commis dans la salle de lecture de l'institut de mathématiques
début mars 1933, jette une lumière révélatrice sur le caractère
absurde de la campagne politique menée contre les mathématiciens.
Dans l'ambiance surchauffée du moment, on interpréta ce larcin
comme un« acte de vengeance communiste», et la conséquence(!)
en fut par exemple« une perquisition au domicile de Mlle Noether,
parce qu'elle avait fait à l'époque un exposé sur des questions
d'enseignement en Russie 29 ».
Un autre scandale plutôt grotesque datant de la République de
Weimar fut exploité, dès avant 1933, par les milieux nationalistes
pour discréditer Richard Courant. A la suite de son échec aux exa-
mens oraux, Elisabeth Praetorius, étudiante en mathématiques, avait
d'abord porté plainte contre le président du jury. En vain. Puis elle
avait engagé par deux fois une action civile contre Courant, l'un des

26. Vote pour Bernstein, section des manuscrits à la Bibliothèque universitaire de Gôt-
tingen, fonds Hilbert n° 460.
27. Schappache½ 1987,p. 348.
28. Marshall, 1972, p. 118.
29. Neugebauer à Courant, 25 mars 1933 (archives de l'institut de mathématiques de
Gôttingen).

62
Norbert Schappacher
examinateurs, pour injure. Elle avait appris notamment que Courant
avait inscrit dans le compte rendu d'examen qu'elle avait été
« agressive à son égard», d'où l'hypothèse de « tendances psy-
chopathes». (On trouvera plus tard dans les dossiers du procès un
certificat psychiatrique confirmant que la plaignante souffrait de
« graves troubles nerveux».) L'affaire alla jusqu'au tribunal de
grande instance de Celle, sans que la procédure souhaitée par la
plaignante soit ouverte. On l'exploita politiquement dans un article
paru le 22 mai 1926 dans le journal Niedersiichsischer Beobachter
sous le titre: « Ce qui peut arriver dans les universités allemandes».
L'article du numéro, par ailleurs épuisé, figura longtemps, encadré,
dans la vitrine de la Librairie du Peuple de Gottingen. On y atta-
quait Courant avec virulence sur la gestion de sa charge. En mars
1927, au parlement du Land de Prusse, le groupe du Deutsch-natio-
nale Volkspartei interpella le ministère de l'Éducation au sujet de
cette affaire 30 • Celle-ci est retenue dans le dictionnaire antisémite
Semi-Kürschner, sous le nom de Courant, comme un« manquement
professionnel grave et un abus de pouvoir», ce qui prouve que
l'accusé n'en est pas sorti indemne aux yeux de certains milieux 3 1•

Retour en été 1933

Bien que le curateur ait suggéré au ministère de faire usage de


l'article 4 de la loi du 7 avril 1933 32 , aucun mathématicien de Got-
tingen ne fut en fin de compte révoqué sous prétexte que, politique-
ment, il n'était pas fiable.
Emmy Noether le fut en vertu de l'article 3 - comme elle n'avait
de toute manière pas droit à une pension, il n'y aurait pratiquement
pas eu de différence dans son cas entre les utilisations de l'un ou
l'autre des deux articles.
Lorsqu'il fut évident que Bernstein ne rentrerait pas des USA, on
le révoqua en se fondant sur l'article 6.
Nombre des anciens étudiants et des collègues de Courant, y
compris le curateur en personne, intercédèrent en sa faveur auprès
du ministre. Mais il était par trop le symbole de l'ancien institut et,
en tant que tel, les nouveaux hommes forts de l'université ne pou-
vaient tolérer sa présence 33 • En 1934, on finit par lui faire com-
prendre qu'il devrait demander lui-même qu'on le mette à la

30. Archives de l'université de Gottingen, K. XVI IV Aa106, feuillet 43 sq.


31. Schappache~ 1987,p. 362,n. 7.
32. Ibid., p. 351.
33. Ibid., p. 350-352.

63
La science sous le Troisième Reich
retraite, ce qu'il fit en effet. Que le ministère ait renoncé à employer
contre lui l'article 4 pourrait s'expliquer du fait que les accusations
politiques à son encontre remontaient à des événements fort loin-
tains qu'il aurait été difficile de vérifier pour les années 30 34 •
Quant à Hermann Weyl, les nazis ne l'attaquèrent pas de front. Il
aurait donc pu, en principe, s'adapter aux circonstances et rester en
poste jusqu'à la révocation en 1937 de tous les fonctionnaires
mariés à un Juif 35 • Cependant, au vu des débris qui restaient de
l'institut, il préféra démissionner en 1933 et accepter un poste à
l'Institute for Advanced Study nouvellement créé à Princeton. Sa
décision reflète son mécontentement, politique autant que person-
nel, accentué par le fait que son épouse était juive. Comme Weyl
était en 1933 le mathématicien le plus éminent en exercice à Gottin-
gen, nous donnons en annexe, avec quelques commentaires, la lettre
dans laquelle il demande à être révoqué de son poste.

Le boycott d 'Edmund Landau

Edmund Landau eut le triste privilège d'être la victime de


l'unique boycott nazi organisé contre un mathématicien de Gottin-
gen. Qu'il n'y ait eu qu'une seule action estudiantine de ce type est
sans doute dû à l'intervention rapide du ministère, lequel, appré-
ciant correctement la situation, expédia les télégrammes dont il a été
question ci-dessus et fit comprendre en plus à tous les professeurs
impopulaires auprès des étudiants nazis qu'ils feraient mieux de ne
pas exercer leurs fonctions durant le semestre d'été. A l'automne
1933, la majorité d'entre eux avait déjà quitté Gottingen. Seul Lan-
dau voulut en avoir le cœur net et tenta d'assurer lui-même son pre-
mier cours du semestre d'hiver, le 2 novembre 1933. Le boycott
(avec piquets SA aux entrées de l'amphithéâtre) fut mené par un
brillant étudiant de mathématiques, Oswald Teichmüller. A la suite

34. Cette interprétation peut s'appuyer sur des jugements politiques portés sur Courant
en 1933-1934. L'évaluation du cas Courant par Je curateur de l'université de Gèittingen,
Valentiner (cité par Schappacher, 1987, p. 351), pourrait être contestée dans la mesure où
Valentiner était très favorable à une réinstitution de Courant dans ses anciennes fonctions.
Mais j'ai récemment eu connaissance d'une lettre de Doetsch (Fribourg) à Kamke (Tübin-
gen), du 8 janvier 1934 (« Handakte Landau » de E. Kamke ), dans laquelle Doetsch refuse
(en donnant des raisons purement national-socialistes, voire racistes) de participer à une
action de solidarité en faveur de Landau après le boycott de celui-ci (voir plus loin), et
explique qu'il a participé aux actions en faveur de Courant en 1933 parce qu' « il s'agissait
alors de tout autre chose» : les reprochescontreCourantétaientde naturepolitique,« et je
savais parfaitement qu'elles étaient infondées».
35. Voir Schappacher et Kneser, 1990, § 3. 9.

64
Norbert Schappacher
de cet événement, Landau demanda « le statut de professeur émé-
rite ou la retraite », et on opta pour la seconde solution en ayant
recours à l'article 6 36 •
Pour les lecteurs mathématiciens, ce nom de Teichmüller (1913-
1943) évoquera tout de suite la « théorie de Teichmüller» concer-
nant l'espace de modules des surfaces de Riemann, qu'il a
effectivement conçue - de façon encore très heuristique - à partir
de 1938. Teichmüller fut le seul vrai génie mathématique qui fut en
même temps un nazi convaincu et militant. De milieu petit-bour-
geois, voire pauvre, il devint membre du NSDAP et des SA dès
1931 et continua de militer pour ses convictions politiques avec
l'extrême intensité qu'il consacrait à son travail mathématique.
En dehors de ses articles sur la théorie des fonctions et des surf aces
de Riemann, ce travail compte d'ailleurs des contributions tout à
fait originales à des domaines aussi variés que la théorie des espaces
de Hilbert, l'algèbre et l'algèbre homologique, la théorie des
ensembles ...
Teichmüller avait une attitude quasi schizophrénique dans sa
manière de séparer la lutte politique du travail mathématique. Ainsi,
en 1934-1936, sa recherche mathématique s'effectuait surtout dans
le cadre d'un séminaire à Gôttingen qui, bien que géré en principe
par les étudiants et les assistants eux-mêmes, était inspiré par
H. Hasse (le successeur de Hermann Weyl) quant au contenu
mathématique. Or, en même temps, Teichmüller luttait politique-
ment contre Hasse, qui ne lui paraissait pas suffisamment national-
socialiste. On constate ici une différence entre Teichmüller et
Bieberbach (voir plus loin) qui, lui, était davantage enclin à asso-
cier des critères politiques ou raciaux non seulement à des mathé-
maticiens, mais aussi à« leurs mathématiques».
De toute évidence, le boycott de Landau était, dans l'idée de
Teichmüller, une action politique dans l'intérêt de la« purification»
raciale et politique de l'institut de mathématiques, ouvrant la voie à
un institut remanié selon des préceptes révolutionnaires nationaux-
socialistes. En même temps, Teichmüller aurait probablement
volontiers participé (si une telle occasion s'était présentée) à un
séminaire avancé dirigé par Landau. En fait, nous savons que non
seulement Teichmüller avait assuré Landau de sa très grande estime
- tout en lui expliquant la «nécessité» du boycott -, mais qu'il
expliquait aussi que, contrairement à ses camarades, il ne voyait pas
d'inconvénient à ce que Landau reste à Gôttingen pour y donner des
cours avancés, ceux-ci ne formant pas la personnalité comme les

36. Schappacher, 1987, p. 352sq.

65
La, science sous le Troisième Reich

cours pour débutants 37 • Dans le même esprit, son ami personnel et


politique Ernst Witt assistait, en uniforme SA, au groupe de travail
sur la théorie du corps de classes dirigé en mai et juin 1933 par
Emmy Noether, et qui se tenait dans son appartement à elle.
Dans les commentaires, qui reposent sur l'histoire orale, le boy-
cott de Landau est souvent mal daté ; chez Bigalke on trouve même
mention de plusieurs boycotts 38 • Précisons, pour conclure le cha-
pitre Teichmüller, que c'est Bieberbach qui le fera venir à Berlin en
1936 et qui continuera de lui assurer des bourses (d'ailleurs assez
modestes). Bieberbach lui trouvera également un poste sûr dans le
déchiffrage à Berlin après la première année de guerre. Mais, pour
des raisons qu'on ne découvrira probablement plus, Teichmüller se
porta volontaire pour le front au printemps 1943 et mourut quelque
part dans les marais du Dniepr, vraisemblablement en septembre de
la même année 39 •
Des cinq professeurs titulaires de l'ancien institut de Gottingen,
Felix Bernstein, Richard Courant, Gustav Herglotz, Edmund Lan-
dau et Hermann Weyl, il ne restait plus, fin 1933, que Herglotz.
Dans un premier temps, ce fut Franz Rellich, disciple et assistant de
Courant, qualifié par les nazis de« dernier pilier de l'esprit libéral
dans l'institut», qui remplit les tâches de directeur gestionnaire 4°.
En janvier 1934, il fut remplacé par Werner Weber, qui avait été
étudiant d'Emmy Noether et assistant d'Edmund Landau. Insigni-
fiant sur le plan mathématique, il défendait de solides convictions
nazies, du moins depuis l'été 1933.
Le boycott de Landau marque donc pour l'essentiel la fin du
démantèlement du vieil institut de mathématiques de Gottingen. Si
cet institut avait eu moins de connotations politiques pour les mili-
tants nazis, il aurait peut-être pu demeurer plus ou moins intact
jusqu'aux lois de Nuremberg de 1935.
Par ailleurs, le dém. ntèlement brutal de ce centre mondial aurait
dû donner à penser aux mathématiciens allemands de l'époque. En
effet, quelques jours seulement après le boycott de Landau, Erich
Kamke (Tübingen) essaya (sans le moindre succès) de déclencher

37. Voir lettre de Teichmüller à Landau du 3 novembre 1933, en annexe de Schappa-


cher et Scholz (dir.), 1992. En réalité, cette lettre de Teichmüller à Landau, dont on savait
que Landau en avait transmis une copie au ministère, sans nommer l'auteur, était restée
introuvable jusqu'à l'automne 1991, lorsque D. Kamke nous communiqua obligeamment
la« Handakte Landau» de son père Erich Kamke. Il s'y trouvait une copie de la lettre que
Landau avait envoyée à son ancien étudiant Kamke.
38. Bigalke, 1988, p. 105.
39. Pour plus de détails sur la vie et l'œuvre de Teichmüller, voir Schappacher et
Scholz (dir.), 1992.
40. Weber, 1940, appendice 70: dossier« Auseinandersetzung Hasse/Weber», Bundes-
archiv Koblenz.

66
Norbert Schappacher
un débat sur les révocations de mathématiciens par les nazis, au
niveau de la direction de l'Union des mathématiciens allemands 41 •
Mais soit la plupart des mathématiciens allemands importants
étaient enthousiastes pour le nouveau régime, soit ils essayaient de
limiter l'influence des jeunes éléments «révolutionnaires» (SA et
SS) dans les instituts en se rapprochant du ministère de Berlin:
l'administration d'origine prussienne était souvent perçue comme
l'incarnation d'une tradition bonne et fiable; mais elle n'était en
réalité qu'un des piliers du Troisième Reich.
Ainsi, la fin catastrophique du vieux Gottingen n'avait pas vrai-
ment de quoi inquiéter ses destructeurs.

L'évolution de Ludwig Bieberbach

Dans notre récit des événements de Gottingen, nous avons insisté


sur la continuité de la pensée de la droite, à travers la République de
Weimar. Mais il s'agit là d'une continuité peu sophistiquée. Elle
reflète essentiellement l'origine immédiate de la propagande natio-
nal-socialiste: la capitulation incomprise de 1918, dont la respon-
sabilité fut aussitôt rejetée sur les sociaux-démocrates ou sur les
libéraux de gauche, ainsi que sur les citoyens juifs.
Le thème de cette seconde partie est légèrement plus délicat. Il
s'agit (en m'inspirant des études de H. Mehrtens) de retracer l'évo-
lution de la pensée de certains mathématiciens - dont Ludwig Bie-
berbach est l'exemple le plus extrême -, des années 20 aux
premières années de l'ère nazie.
A l'arrière-plan de cette évolution, il y a l'importance politique
nouvelle de la science elle-même, en Allemagne, après la Première
Guerre mondiale. Il ne s'agit plus ici des activités politiques de tel
ou tel mathématicien, pris comme individu - ce qui après tout
relève des opinions et des décisions privées des personnes concer-
nées -, mais de questions d'envergure nationale. Ainsi, le fait que
les mathématiciens allemands n'aient pas été invités aux deux pre-
miers congrès internationaux de mathématiques (à Strasbourg en
1920 et à Toronto en 1924) concernait chaque mathématicien alle-
mand, indépendamment de son attitude politique. Ce qui, au fond,
nous intéresse ensuite est la rationalisation de cette nouvelle dimen-
sion politique de la science dans la communauté mathématique alle-

41. Schappacheret Kneser, 1990, p. 53 sq.

67
La science sous le Troisième Reich
mande. La discussion autour de la personne de Bieberbach ne sert
qu'à fixer les idées.
Le boycott de la science allemande par les Alliés entraîna chez la
majorité des scientifiques allemands une attitude politique de facto,
sur laquelle de nombreux historiens et sociologues des sciences se
sont penchés car elle se fondait sur un curieux mélange de principes
en partie contradictoires 42 • S'y mêlaient : l'idée de la science alle-
mande comme dernier atout del' Allemagne et le mépris du gouver-
nement en place ; la profonde conviction du caractère supranational,
et donc international, de la connaissance scientifique et le refus de
toute coopération internationale (la faute en étant rejetée générale-
ment sur le partenaire potentiel); l'affirmation du caractère apoli-
tique de la science et la prise en compte explicite de critères de
politique nationale dans son fonctionnement (là encore, dans le
doute, on rendait responsable de la politisation la partie adverse
alliée). Parfois, cette réflexion sur l'internationalisme dans la
science, née de la situation politique, provoqua également des tenta-
tives pour mettre l'accent sur des différences nationales au niveau
des styles du travail scientifique 43 •

La philosophie de Ludwig Bieberbach

Rappelons d'abord brièvement le comportement de Bieberbach


en 1933-1934, car il explique pourquoi nous accordons tant de place
à son cas.
Dans une conférence donnée devant la classe de mathématiques
et de physique de l'Académie des sciences de Berlin, le 13 juillet
1933, Ludwig Bieberbach (1886-1982) établit pour la première fois
un lien entre la pensée intuitive et les races, en enchaînant sur une
remarque de Felix Klein à ce sujet. Un événement relevant de la
politique interne de la discipline peut expliquer qu'il ait creusé
davantage cette question : le physicien émérite Philipp Lenard (prix
Nobel en 1905), de Heidelberg, voulait réduire les mathématiques
universitaires à un modèle élémentaire de cours pour débutants,
bien suffisant d'après lui pour sa « physique allemande » puisque
celle-ci excluait les « productions juives » telles que la théorie de la
relativité 44 • C'est dans cet esprit qu'il soutint, en novembre 1933,
une offensive du philosophe Hugo Dingler contre une prétendue

42. Voir Formann, 1971 et 1973, et la bibliographie citée dans ces ouvrages.
43. Voir Formann, 1973, § III.
44. Voir à ce sujet, dans le présent volume, l'analyse par Andreas Kleinert de la corres-
pondance entre Lenard et Stark (NdR).

68
Norbert Schappacher
« conjuration juive » dans les mathématiques, qui aurait eu pour
centre Gottingen et pour fondateur Felix Klein. Mais Bieberbach
défendit Klein lorsque ce dernier fut accusé d'être juif et plaida la
cause des mathématiques pures dont le niveau élevé lui semblait,
d'une certaine façon, faire partie du patrimoine traditionnel alle-
mand 45.
Mais l'action de Bieberbach ne se limita pas à cela et, malgré la
grande influence, néfaste pour les mathématiques, qu'il acquit à
Berlin 46 et qu'il tenta en vain de conquérir au sein de l'Union des
mathématiciens allemands 47 , on ne saurait expliquer son comporte-
ment par une simple question de tactique au service de sa discipline.
Il reprit la typologie de la perception selon Jaensch, très prisée à
l'époque, la combina avec des catégories raciales et détermina de la
sorte différents styles dans la façon de fonder ou de transmettre les
mathématiques d'après la race, l'origine ou la nationalité du mathé-
maticien. Il ne se contenta pas de répartir superficiellement les
mathématiciens et leurs styles en fonction des catégories « alle-
mands » et « juifs ». Aux subdivisions plus subtiles des deux caté-
gories fondamentales J et S de Jaensch, il fit correspondre, en y
ajoutant des nuances, des traits caractéristiques de l'origine 48 •
Jaensch a d'ailleurs consigné lui-même par écrit sa conception des
différences de styles en mathématiques, prétendument inspirées par
Felix Klein en personne, dans la monographie Pensée mathéma-
tique et Forme de l'âme rédigée en collaboration avec F. Althoff 49 •
Ce débat autour des questions de style n'avait d'ailleurs rien
d'exceptionnel; il suffit de voir, par exemple, la caractérisation des
différents mathématiciens dans les Cours sur l'évolution des mathé-
matiques au J 9e siècle de F. Klein. Actuellement, on ne fait plus
guère intervenir le concept de race lors de discussions de ce type et,
lorsqu'on parle d'écoles nationales, on n'entend pas forcément par
là une classification en fonction de styles mathématiques 50 •
Par rapport à de telles réflexions occasionnelles, l'entreprise tout
entière de Bieberbach est bien sûr trop systématique, de sorte qu'il
rencontre de sérieuses difficultés lorsqu'il s'agit, par exemple, de
réserver - dans sa typologie - à l' «Aryen» Hilbert le mauvais sort
45. Mehrtens, 1987, p. 219 sq.; Rowe, 1986.
46. Mehrtens, 1987, p. 219 sq. ; Siegmund-Schultze, 1989; Schappacher et Kneser,
1990, § 3. 4.
47. Mehrtens, 1985; Schappacher et Kneser, 1990, § 4.
48. Lindner (1980) donne une présentation concise des détails de la classification; voir
aussi Mehrtens, 1987.
49. Supplément 81 (1939) à Zeitschriftfür angewandte Psychologie und Charakter-
kunde; voir à ce propos Rowe, 1986.
50. Voir par exemple la vue d'ensemble de Dieudonné, « La communauté mathéma-
tique» in Dieudonné (dir.), 1978.

69
La, science sous le Troisième Reich
qu'il souhaite probablement lui faire. S'il n'y avait que cela, on
pourrait en sourire. Mais Bieberbach n'en resta pas aux commen-
taires académiques.
Bien qu'il n'ait eu de cesse de répéter que ses typologies étaient
purement scientifiques et dénuées de tout jugement de valeur, il ne
les en utilisa pas moins pour demander l'éviction de collègues
juifs 51 • Le même Bieberbach qui, du temps où il était un professeur
titulaire influent à Berlin, avait soutenu activement de jeunes
mathématiciens d'origine juive, et cela durant des années, félicitait
maintenant publiquement les étudiants qui avaient participé au boy-
cott de Landau à Gottingen pour leur comportement « viril », et
devenait par la même occasion le symbole criant du scientifique
hautement qualifié et indigne de sa position sociale 52 •
Mais tout cela n'était guère prévisible au milieu des années 20.
Dans son étude biographique sur Bieberbach 53 , Herbert Mehrtens a
montré en détail comment, après la guerre de 1914-1918, ce mathé-
maticien se tourna petit à petit vers des idées à la fois intuitionnistes
et nationalistes. Rappelons en particulier la traduction faite à l'ini-
tiative de Bieberbach, et parue en 1927, du livre de Pierre Boutroux,
L'idéal scientifique des mathématiciens. (Les idées intuitionnistes
de Boutroux sont proches de l'intuitionnisme de Poincaré; mais
nous allons voir par la suite que, dans les luttes au quotidien, Bie-
berbach se rallia de plus en plus à Brouwer.)
C'est là l'une des activités par lesquelles Bieberbach essaya de
faire valoir sa conviction qu'il n'est pas légitime de séparer, à la
façon des formalistes, les concepts mathématiques de leur origine
dans l'intuition, intuition à laquelle ils doivent, à son avis, leur sens.
Il est évident du reste que cette préoccupation ne relevait pas de la
seule philosophie, mais aussi des intérêts de sa discipline, dans la
mesure où son domaine principal, la théorie géométrique des fonc-
tions, était bien plus proche du concept d'intuition que l'algèbre
abstraite, en plein essor dans les années 20.
Mais, malgré l'intérêt qu'il pouvait avoir dans cette philoso-
phie, Bieberbach se distingue de ses collègues qui essayaient de

51. Cette malhonnêteté intellectuelle de Bieberbach n'a-t-elle pas son pendant dans son
évolution privée en 1933? A 47 ans, en effet, cet homme qui avait été réformé durant la
Première Guerre mondiale se découvrit une inclination pour la discipline de fer et le sport,
participa avec ses quatre fils à une grande marche SA de Potsdam à Berlin, et gagna
l'insigne sportif SA.
52. La version publiée de la conférence donne une forme atténuée de ces félicitations.
Mais dans Bieberbach (1934b, p. 2), il parle à nouveau du « comportement viril des étu-
diants » qui « mit un terme à l'influence de Monsieur Landau comme éducateur de la jeu-
nesse allemande » ; voir Mehrtens, 1987, p. 217.
53. Mehrtens, 1987.

70
Norbert Schappacher
« vendre » les mathématiques aux gouvernements en faisant valoir,
par exemple, que les mathématiques exigent du mathématicien un
caractère fort et le pouvoir de lutter contre les obstacles - vertus
générales dont celui qui les évoque souhaite reporter la qualité sur
les mathématiques elles-mêmes. Après 1933, ce sont des tentatives
pour défendre le rôle des mathématiques vis-à-vis des principes
anti-intellectuels du nazisme. Citons, à titre d'exemple, l'attitude de
Georg Hamel 54 : il ne faut pas lire ses discours de la même manière
que ceux de Bieberbach qui, de toute évidence, était aussi réelle-
ment motivé par des problèmes philosophiques.
Il y a bien soixante ans, Bieberbach s'opposa par sa philosophie
au programme de Hilbert, dont le but était de fonder l'ensemble des
mathématiques sur une théorie de l'axiomatisation. Mais l'observa-
tion clé de Mehrtens est que cette divergence en matière de philoso-
phie des mathématiques est inséparablement liée à un autre clivage,
de nature politique celui-là. Et, pour compliquer le tout, la rivalité
traditionnelle entre Gottingen (le fief de Hilbert) et Berlin (où rési-
dait Bieberbach) joue également un rôle dans les luttes de 1928-
1929 que nous allons discuter plus loin.

« Modernisme et anti-modernisme »:
l'interprétation de H. Mehrtens

Cette imbrication de questions de principe, de conflits d'intérêts


au sein de la discipline et de luttes politiques, ainsi que les futures
activités nazies de l'intéressé, ont permis à Herbert Mehrtens,
déjà dans son étude biographique sur Bieberbach 55, de qualifier le
comportement de celui-ci à la fin des années 20 d' « anti-modeme »,
cette caractéristique recouvrant diverses significations. C'est ainsi
que, selon Mehrtens, l'orientation des mathématiques attaquée par
Bieberbach passe pour être à ce moment-là « le programme de
recherche le plus avancé en mathématiques », lequel fondait
l'algèbre sur une théorie des structures - et ce dans le « style Lan-
dau», dont la réputation de rigueur était proverbiale 56 •
Depuis, le même auteur a publié un livre important57, où il entre-
prend une vaste étude du développement des mathématiques depuis

54. Cela, bien sûr, ne justifie point les discours et les actions sans scrupule de Hamel
après 1933 à la tête du Mathematischer Reichsverband (MR), dont la déplaisante collec-
tion de problèmes mathématiques destinés aux lycées était imprégnée d'idéologie nazie.
55.Mehrtens, 1987.
56. Ibid., p. 207 et 232.
57. Mehrtens, 1990.

71
La science sous le Troisième Reich
la fin du XIX• siècle. L'étude est entièrement fondée sur l'analyse du
« modernisme » mathématique - conçu comme analogue au (ou
corollaire du) phénomène général de modernisme culturel- et sur la
réaction anti-moderne correspondante. Les grands mathématiciens
représentant pour Mehrtens le modernisme sont Hilbert, bien sûr,
Cantor, Zermelo et Hausdorff. L'anti-modernisme est représenté par
des personnages aussi divers que Kronecker, Klein, Poincaré et
Brouwer.
Il ne saurait être question ici du livre tout entier. Mais voyons
comment Mehrtens aborde le phénomène de Bieberbach et, plus
généralement, celui de la deutsche Mathematik national-socialiste.
Ce thème est évoqué par Mehrtens dans la courte section 4. 3.
(p. 308-314). Le passage se trouve vers le milieu du livre et traite la
deutsche Mathematik comme une suite (Fortsetzungsgeschichte)
parmi d'autres de ce qui précède. Autrement dit : pour Mehrtens,
l'épisode national-socialiste de la pensée mathématique est une
conséquence particulière de l'anti-modernisme de Klein et de Poin-
caré, modifiée bien sûr par les données spécifiques du Troisième
Reich.
C'est le rôle clé de la notion d'intuition (Anschauung) qui fournit
à Mehrtens un premier élément de continuité dans la pensée anti-
moderne. Chez Bieberbach, cette notion fut liée à des idées racistes
par l'hypothèse peu sophistiquée selon laquelle la race aryenne
serait naturellement inclinée vers l'intuitif. Sur ce point, Bieberbach
et Jaensch s'appuient sur les travaux de Felix Klein, qui faisaient
autorité.
En effet, cette théorie de l'intuition, comme propriété particu-
lière de la race aryenne, peut être appelée « anti-moderne » à deux
titres: d'abord parce que le recours à l'intuition pour justifier la
validité et le contenu des mathématiques constitue effectivement,
depuis Klein et Poincaré, la défense type contre une conception
formaliste des mathématiques qui, elle, représentait incontestable-
ment une tendance moderne depuis la fin du XIX• siècle. Ensuite,
l'intuition (en tant que source des mathématiques) ainsi que la race
sont des concepts anti-modernes dans la mesure où ils font partie
des idées utilisées par les nazis pour répondre à la nostalgie de la
sécurité, qui s'est répandue en particulier pendant les crises pro-
fondes (économiques aussi bien que morales) de la République de
Weimar.
Pourtant, il ne faut pas exagérer la continuité de la pensée anti-
moderne de Klein à Bieberbach - continuité d'ailleurs fièrement
revendiquée par Bieberbach. La différence énorme entre les deux
est, on le sait bien, que Klein trouvait fructueuse la collaboration de
72
Norbert Schappacher
mathématiciens de plusieurs races à un institut 58 , tandis que Bieber-
bach avançait ses théories dès 1933, pour justifier par exemple le
boycott de Landau. C'est là le grand revirement inattendu (et diffi-
cile à expliquer!) dans la biographie de Bieberbach, qu'il ne faut
surtout pas cacher derrière des explications historiques sur le long
terme.
Ainsi, le refus par Bieberbach de la méthode de Landau, qui dans
son cours pour débutants introduisait sans autre commentaire 1t
comme le plus petit nombre positif x, tel que cos (X/2) = 0 (cos étant
défini par son développement en série entière), serait partagé,
aujourd'hui comme à l'époque, par plus d'un de ses collègues, sans
qu'ils sympathisent pour autant avec ses commentaires sur le boy-
cott de Landau - collègue dont la titularisation à Gottingen en 1909
avait certainement aussi l'aval de Felix Klein.
Mehrtens essaie de tenir compte des incompatibilités évidentes
entre Klein et Bieberbach en établissant une distinction entre un
«contre-modernisme», représenté ici par Klein, et un« anti-moder-
nisme » agressif, représenté par Bieberbach (Gegenmoderne vs.
Antimoderne). A mon avis, une telle distinction est moins impor-
tante que de suivre de près le développement des idées, de Klein à
Bieberbach. Une fois cette évolution comprise, peu importe quelle
terminologie on adopte pour le début et la fin.
Or, entre Klein et le Bieberbach d'après 1933, il y a deux ruptures
majeures: la fin de la Première Guerre mondiale et 1933. Le
racisme militant de Bieberbach est inspiré par cette dernière date.
Mais le terrain philosophique et politique en est préparé par les
crises de la République de Weimar qui, elles, sont des conséquences
du traité de Versailles. Ces événements transforment effectivement
les idées kleiniennes, dont la première manifestation s'exprime dans
le débat sur « Nationalisme ou internationalisme scientifique» au
cours des années 20. C'est dans le cadre de ce débat, de ces luttes,
que Bieberbach se prépare au rôle qu'il jouera en 1933-1934. Et
c'est vers ce point que convergent les trois principaux clivages,
mentionnés plus haut, au sein de la communauté mathématique alle-
mande en 1928-1929. Passons aux faits.

Le congrès international de Bologne

Le titre de cette section fait allusion à l'une des deux affaires,


d'ailleurs liées entre elles, qui secouèrent la communauté mathéma-

58. Voir par exemple Rowe, 1986.

73
La science sous le Troisième Reich
tique en Allemagne : le débat autour de la participation allemande
au congrès international des mathématiciens à Bologne en sep-
tembre 1928, et ce qu'on a appelé la« controverse des Annalen »,
qui atteignit son paroxysme en 1928-1929. Voici donc un aperçu de
la première affaire 59 •
Tout commença en 1925 à propos d'un volume commémoratif
sur Riemann que projetaient les Mathematische Annalen et pour
lequel l'éditeur et gestionnaire Otto Blumenthal prévoyait aussi des
contributions françaises, sans sélection politique des auteurs. Bie-
berbach et le Hollandais germanophile L. E. J. Brouwer 60 , tous
deux coéditeurs, rejetaient catégoriquement Painlevé, dont il avait
été question par l'entremise d'Einstein, en raison des propos chau-
vinistes qu'il avait tenus durant la Première Guerre mondiale. Ce
premier conflit fut réglé grâce à un compromis consistant à sélec-
tionner les auteurs français selon des critères politiques.
Le deuxième acte, la querelle autour de la participation des
mathématiciens allemands au congrès international des mathémati-
ciens à Bologne en septembre 1928, se déroula devant la commu-
nauté mathématique tout entière et fixa les lignes de démarcation
pour la suite. Bieberbach et Brouwer se retrouvèrent à nouveau dans
le camp nationaliste qui, dans cette controverse, refusait la partici-
pation des Allemands, parce qu'il soupçonnait le Conseil interna-
tional de recherche, connu pour sa politique de boycott à l'encontre
de la science allemande, d'être partie prenante dans l'organisation
du congrès, et parce que le programme du congrès prévoyait notam-
ment une excursion dans le « Tirol du Sud libéré», ce qu'il estima
être un affront pour les Allemands.
A la tête de la partie adverse - et de la délégation allemande qui
devait en fin de compte se rendre effectivement à Bologne -, il y
avait David Hilbert, pour lequel les réserves de Bieberbach et de
Brouwer étaient sans fondement et qui n'était, nous le savons, pas
nationaliste. La délégation officielle de l'université de Gottingen se
composait de Courant, Hilbert et Landau; Berlin n'envoya per-
sonne. Globalement, les Allemands fournirent le plus fort contin-

59. Le récit que fait Mehrtens (1987, p. 211-217) des deux affaires, bien que très
ramassé, reste le meilleur. Van Dalen ( 1990) relate le conflit autour des Annalen de façon
très détaillée, mais il met en avant les points de vue individuels au détriment de la pers-
pective historique. Siegmund-Schultze (1986, p. 9) publie un document ministériel, dans
lequel le congrès de Bologne est évoqué d'un point de vue teinté de nazisme sans pour
autant qu'il y soit pris parti pour les opinions de Bieberbach.
60. Figuraient alors sur la page de couverture Hilbert, Einstein, Blumenthal et
Carathéodory en tant qu'éditeurs, et, sous la mention « avec la collaboration de Mes-
sieurs ... »: Bieberbach, Brouwer, H. Bohr, Courant, Dyck, Holder, Van Karman et Som-
merfeld.

74
Norbert Schappacher
gent étranger à Bologne, avec soixante-seize participants; on
compta cinquante-six Français.
Du fait de cette constellation opposant Bieberbach (soutenu par
le Hollandais Brouwer) à Hilbert, la rivalité des instituts de Berlin et
de Gottingen, ainsi que la controverse de principe entre l'intuition-
nisme et le formalisme, put se superposer au conflit politique.
De fait, tous les mathématiciens importants de Berlin - donc
E. Schmidt et R. von Mises également - se rangèrent derrière
Bieberbach, tandis qu'à Gottingen Courant et Landau au moins
défendirent activement la décision de Hilbert en faveur d'une parti-
cipation au congrès. Et Berlin fut la seule université allemande où
l'intuitionnisme de Brouwer trouva un écho important, surtout après
la série de conférences qu'il y donna en 1927 et qui furent ressenties
comme un « putsch », ce qui est significatif.
La convergence de ces trois différents clivages saute donc aux
yeux. Mais qu'est-ce que cela signifie du point de vue historique?
Je ne vois aucune raison contraignante à l'association internationa-
lisme-formalisme, nationalisme-intuitionnisme; car une polarisa-
tion inverse aurait été tout aussi concevable, comme en témoigne
l'exemple de Hermann Weyl, politiquement libéral tout en étant
proche de l'intuitionnisme. De plus, le parallélisme entre les deux
controverses et la rivalité entre Berlin et Gottingen n'avait rien de
prévisible. J'en veux pour preuve le simple fait que Brouwer s'était
vu proposer un poste à Gottingen en 1919; qu'il l'ait refusé ne sau-
rait être interprété comme une nécessité historique sous le signe des
polarités philosophiques.
De façon générale, je ne crois pas aux connotations politiques
naturelles des différentes philosophies des mathématiques 61 • Il est
vrai (voir la première partie de cette contribution) que Hilbert - le
roi du modernisme, dans le récit de Mehrtens - était effectivement
libéral, sur le plan politique aussi. Mais cela est déjà moins évident
chez Edmund Landau. A contrario, nous avons déjà cité l'exemple
de Hermann Weyl, adhérent d'une variante de l'intuitionnisme,
mais politiquement vrai démocrate.
Serait-ce donc un pur hasard si des conceptions politiques coïnci-
daient ici avec des points de vue philosophiques et la rivalité entre
deux villes? Pas tout à fait néanmoins. Il s'agit en effet de manier
avec prudence la notion d'explication historique. Il est impossible,
pour des raisons rappelées plus haut, de déduire les convergences
en question des principes de l'histoire de la République de Weimar
61. Mehrtens implique parfois de tels liens. Par exemple, il semble dire que la concep-
tion formaliste des mathématiques comporte naturellement des éléments « libéraux, démo-
cratiques, ou même socialistes» (1990, p. 314).

75
La science sous le Troisième Reich
(et de la philosophie des mathématiques). Mais, incontestablement,
ces convergences nous apprennent quelque chose sur le climat
intellectuel de l'époque, et c'est précisément dans ce sens-là qu'on
peut dire que la crise générale de la pensée bourgeoise dans les
années 20 en Allemagne explique comment le débat sur les fonde-
ments des mathématiques pouvait si facilement se glisser dans des
catégories politiques. C'est presque comme ces scènes de ménage
(souvent assez absurdes!) qui s'expliquent par le manque de som-
meil infligé aux parents par le bébé.
Les sciences étaient profondément politisées à cette époque ; les
principaux débats scientifiques n'échappaient donc pas à cette
dimension. Ou serait-ce les énormes problèmes politiques et socio-
logiques consécutifs à la Première Guerre mondiale qui auraient été
à l'origine de ce qu'on a considéré ensuite comme des débats scien-
tifiques?

Le conflit des « Mathematische Annalen »

Après le congrès de Bologne, le 25 octobre 1928, Hilbert adressa


la lettre suivante à Brouwer :

Cher Collègue,
Étant donné que l'incompatibilité de nos conceptions sur des ques-
tions fondamentales me met dans l'impossibilité de collaborer avec
vous, j'ai prié les membres de la rédaction des Mathematische
Annalen de m'accorder le droit- que MM. Blumenthal et Carathéo-
dory m'ont donné-de vous faire savoir que nous renonçons à l'ave-
nir à votre participation à la rédaction des Annalen et que nous ne
ferons donc plus figurer votre nom sur la page de couverture.
Je vous remercie par la même occasion, au nom de toute la rédaction
des Anna/en, du travail que vous avez accompli jusqu'ici dans
l'intérêt de notre revue.
Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de ma haute considération.
D. Hilbert

En analysant cette lettre étonnante, Van Dalen (1990) 62 insiste


beaucoup sur la maladie de Hilbert, qui serait à l'origine de la
62. M. Van Dalen eut l'amabilité de mettre à notre disposition une copie du double de
cette lettre qui se trouve aux archives Einstein (c/o Department of Manuscripts and
Archives, Jewish Nat. and Univ. Library, Jérusalem). Nous renvoyons à Van Dalen (1990)
pour les détails de l'affaire. Elle fut réglée finalement par un nouveau contrat entre Hilbert
et la maison Springer: à partir du volume 101, seuls les noms de Hilbert, Blumenthal et
Hecke allaient paraître sur la page de couverture.

76
Norbert Schappacher
démarche et qui aurait empêché ce dernier de suivre lui-même
l'affaire après le coup initial de la lettre. L'intérêt de cette présenta-
tion est sans doute d'expliquer la brutalité de la lettre, sans pour
autant évoquer des catégories politiques.
Or en réalité, dans cette affaire, la maladie n'a pas empêché Hil-
bert de prendre lui-même contact avec Hecke, par exemple 63 • La
colère de Hilbert semble donc moins pathologique que motivée par
une lutte politique acharnée. Ainsi Hilbert avait-il noté un jour, lors
des événements précédant Bologne :

Une méthode de chantage politique de la pire espèce a vu le jour en


Allemagne: tu n'es pas un Allemand, tu n'es pas digne d'être né en
Allemagne, si tu ne parles et agis comme je te le prescris. Il y a un
moyen très simple pour se débarrasser de ces maîtres chanteurs. Il
suffit de leur demander combien de temps ils ont passé dans les tran-
chées allemandes. Mais certains mathématiciens allemands sont
malheureusement tombés dans le piège de cette méthode de chan-
tage, comme Bieberbach, Brouwer a su tirer parti de cet état dans
lequel se trouvent les Allemands et, sans avoir été lui-même actif
dans les tranchées, il a su aviver d'autant plus les haines et diviser
les Allemands, afin de jouer lui-même les maîtres des mathémati-
ciens allemands. Avec le succès le plus entier. Il n'y parviendra pas
une seconde fois 64 •

Si Hilbert assumait donc ouvertement une lutte de caractère poli-


tique, on peut en dire autant de ses adversaires. Je relève en particu-
lier la visite inopinée du 13 novembre 1928 que Bieberbach et
Brouwer firent à Ferdinand Springer, propriétaire de la maison
d'édition des Mathematische Annalen à Berlin: en s'en allant, ils
menacèrent en effet Springer de répercussions désastreuses pour sa
maison d'édition au cas où son attitude dans le conflit autour des
Anna/en lui attirerait auprès des mathématiciens allemands la répu-
tation de manquer de sentiments nationaux.
En 1934, Bieberbach veut renforcer sa position à l'intérieur de
l'Union des mathématiciens allemands. Il utilise alors exactement
le même schéma d'argumentation que lors de sa visite à Ferdinand
Springer: si la majorité de l'assemblée des mathématiciens condam-

63. Lettre de Hilbert à Hecke, 4 décembre 1928, où il l'invite personnellement à


Gottingen. Cette lettre se trouve dans le fonds d'Erich Hecke à Hambourg. Son existence
m'a été signalée par Mme Stanik, Hambourg.
64. Fonds Hilbert, plan du 29 juin 1928 pour une circulaire concernant l'affaire de
Bologne.

77
La science sous le Troisième Reich
nait sa lettre (honteuse) à Harald Bohr 65 , elle agirait contre les inté-
rêts nationaux. Sa stratégie aboutit partiellement 66 • C'est seulement
plus tard - quand il ne recevra plus le soutien du ministère - que sa
deutsche Mathematik deviendra de plus en plus marginale.
La tentative d'influencer des décisions internes à la discipline en
arguant d'intérêts supérieurs d'ordre national n'est donc pas une
invention datant de l'époque nazie, mais une politique qui avait déjà
cours sous la République de Weimar. Bieberbach était d'ailleurs
conscient de cette continuité. Par exemple, dans une lettre à Knopp
du 7 juin 1934, il écrit :

[... ] ma lettre ouverte a pour but de résoudre quelques questions


fondamentales,telles que le rapport entre nationalisme et internatio-
nalisme, dans l'esprit de la position que j'ai prise, par exemple à
l'époque, à Bologne.

De la catastrophe de la Première Guerre mondiale, en passant par


l'intuitionnisme, jusqu'au racisme cynique et agressif, le parcours
de Ludwig Bieberbach représente une vie de mathématicien alle-
mand qui, malgré ses particularités individuelles considérables,
nous montre par ses choix extrêmes ce que les idées national-socia-
listes avaient à offrir à toute une génération d'intellectuels alle-
mands en quête d'une identité cohérente dont ils puissent être fiers.

APPENDICE
Une lettre de Hermann Weyl

En 1930, Hermann Weyl reprit la chaire de David Hilbert à l'ins-


titut de mathématiques de l'université de Gôttingen et, jusqu'en
1933, il contribua pour une part décisive à ce que Gôttingen soit

65. Frère de Niels Bohr. Celte « Lettre ouverte à Harald Bohr» initia le conflit entre
Bieberbach et l'Union des mathématiciens allemands, car elle fut publiée en 1934 par Bie-
berbach dans le Jahresbericht contre l'avis de ses coéditeurs. C'était une réponse à un
article que H. Bohr avait écrit dans un journal danois contre les thèses racistes exprimées
par Bieberbach lors d'une conférence publique. Dans sa« Lettre ouverte», celui-ci traitait
Bohr de « peste de la collaboration internationale » et l'accusait de « sentiments haineux à
l'égard de la nouvelle Allemagne» (NdR, d'après Mehrtens, 1987). Voir Bieberbach,
1934b.
66. Pour une analyse détaillée des événements déclenchés par Bieberbach au sein de
l'Union des mathématiciens allemands en 1934-1935, voir Mehrtens, 1985, et Schappa-
cher et Kneser, 1990, § 4.

78
Norbert Schappacher
alors le centre mathématique dominant dans le monde. Il occupait la
chaire de mathématiques la plus réputée d'Allemagne et en aug-
menta le prestige. En revanche, lui-même ne se sentait pas à l'aise à
Gottingen et, en 1933, il ne parvint à s'acquitter de sa tâche qu'au
prix d'une lutte contre divers symptômes physiques, et cela, au
semestre d'été, en tant que directeur d'un institut en plein déclin et
sous l'influence du nouvel ordre politique.
Nous jetterons quelque lumière sur cette période courte mais
pénible de la vie de Weyl en reproduisant ci-dessous la demande de
révocation qu'il adressa au ministre le 9 octobre 1933, accompa-
gnée de quelques notes et suivie d'un bref commentaire.

Monsieur le Ministre,
Voici qu'on me propose pour la seconde fois une chaire de mathé-
matiques à l'Institute for Advanced Study à Princeton, New Jersey,
USA, pour le 1erjanvier 1934. Ce poste est bien plus avantageux
pour moi que celui que j'occupe à Gottingen, tant du point de vue
scientifique que du point de vue économique. Je suis sur le point
d'accepter cette offre et vous serais reconnaissant de prolonger
jusqu'en décembre le congé qui m'a été accordé pour me rendre aux
USA au mois de novembre 67 • De même, je vous prie de bien vouloir
me démettre de ma fonction de professeur titulaire de mathéma-
tiques à Gottingen ainsi que de toutes les fonctions qui s'y ratta-
chent, pour la fin de l'année. Je suis prêt à renoncer à tous mes
droits, honoraires et retraite, à dater de ce moment-là, dès l'instant
que ma démission aura été acceptée et que plus rien ne s'opposera
au départ de ma famille et de mes biens vers l'Amérique 68 • Pour la
durée de mon congé, je vous prie de charger M. le Privat-Dozent, le
docteur F. K. Schmidt d'Erlangen, de me remplacer, comme en
novembre 69 • C'est à vous, Monsieur le Ministre, qu'il reviendra de

67. Weyl avait été invité pour les Cooper Lectures à Swarthmore College au printemps
1933. Pour des raisons de santé, il ne put s'y rendre à cette époque. L'invitation lui fut
renouvelée pour le mois de novembre et il envoya donc, le 16 juin 1933, une lettre très cir-
constanciée au ministère pour justifier sa demande de congé. Entre-temps, la situation
politique avait changé, et Weyl était maintenant directeur gestionnaire de l'institut,
Richard Courant ayant été mis en congé par les nazis. On sent nettement, en lisant les
explications détaillées et prolixes de Weyl, combien il craignait que les nouveaux maîtres
ne lui interdisent ses voyages à l'étranger. Cependant, son congé lui fut accordé comme il
l'avait souhaité le 6 juillet 1933.
68. On lui demandera effectivement de renoncer à tous ses droits de traitement et de
retraite pour que sa révocation de la fonction publique puisse être prononcée. La lettre cor-
respondante du ministère s'étant perdue dans le courrier pour New York, la révocation
finit par être prononcée le 25 janvier 1934 pour le 1erjanvier 1934, avec effet rétroactif.
69. Le 29 juillet 1933, Weyl avait contacté F. K. Schmidt à Erlangen pour lui demander
de bien vouloir venir à Gôttingen pour le semestre d'hiver, afin de compenser la perte
d'Emmy Noether au moins pour les cours proposés. C'est ainsi que Schmidt dut, à son

79
La science sous le Troisième Reich
décider qui devra prendre la direction de l'institut de mathématiques
qui me fut confiée à titre intérimaire pour le semestre passé 70 •
J'avais fini par refuser début janvier la première offre qui m'avait
été faite pour ce poste. Cependant, j'étais incapable à l'époque de
prendre une décision; une grave dépression me paralysait, due en
partie au conflit entre la pleine conscience des avantages incompa-
rables pour mon travail scientifique que m'offrait ce poste à Prince-
ton, comparé à celui de Gottingen, et l'amour qui m'attache à la
langue allemande par chaque fibre de mon cœur. J'ai vite compris
que je n'étais pas à ma place à Gottingen lorsque je m'y suis installé
pour prendre la succession de Hilbert après dix-sept années passées
à l'université de Zurich. Aujourd'hui, ma décision est sans ambi-
guïté, notamment par égard pour ma femme qui est d'origine juive,
et pour la santé morale et l'avenir de mes enfants. Étant donné que
les nouvelles lois veulent écarter de la fonction publique les Aryens
dont l'épouse est non aryenne, j'espère que le ministère approuvera
ma décision, et qu'il saluera l'assainissement de la situation qui en
résulte à Gottingen. Même en Amérique, je servirai l'Allemagne et
l'esprit allemand en mon âme et conscience et dans toute la mesure
de mes moyens, tout comme je l'ai fait jadis en Suisse. Je ne puis
que souhaiter que les nouvelles voies empruntées par le gouverne-
ment actuel puissent rétablir et élever le peuple allemand. En raison
de l'imbrication malheureuse (que je considère comme telle) avec
l'antisémitisme, il ne m'est pas permis de mettre personnellement la
main à la pâte, en Allemagne même. A l'heure où les universités
allemandes sont soumises à de profonds bouleversements, je m'es-
time heureux d'unir ma destinée à celle d'un institut de recherche
pour l'édification duquel les anciennes universités allemandes ont
été un modèle non négligeable 71 •
Le State Department américain étant au courant de mes affaires, je
vous prie de bien vouloir en informer également le Consulat alle-
mand à Washington, par l'intermédiaire du ministère des Affaires
étrangères ; je tiens à garder le contact avec les milieux allemands
en Amérique.

arrivée à l'institut quasi désert, assurer non seulement le cours sur les corps des fonctions
algébriques en remplacement de Noether, mais encore celui de Weyl sur la théorie des
fonctions.
70. C'est l'assistant Franz Rellich, assistant délégué venant de l'entourage de Courant,
qui se chargea de la gestion dans un premier temps. A partir du mois de janvier 1934, elle
fut confiée à Werner Weber, assistant délégué, national-socialiste, qui créa quelques
troubles à l'institut au printemps 1934, puis elle revint enfin à Helmut Hasse, qui prit alors
la direction de l'institut; voir Schappacher, 1987.
71. Voir Universities and Science in Germany, in Weyl, 1968. La caractéristique alle-
mande classique la plus importante qui manque à l'IAS est bien sûr l'unité de la recherche
et de l'enseignement; voir Schappacher, 1985.

80
Ab•phPittl

ZUrich, lidg.!echn,Hoch • chule})


n1
den 9,0ktober 198S,

An den Herrn Kint • ter t«•


Wi• een • chatt,Kun • t und Volk • bildung
durch den Herrn Kurator der Univer • itlt
q§ t t i P 1 1 P
K~ratoriu •, Pranz leldte-8tr.

lehr geehrter Kerr Kini • ter,


Von Neue• t • t mir eine Pl'Ot••••• tUr Kathe • atit am
In • titute tor Advanoed 8tudy in Princeton New Jer • •F,
U.S.A., aut 1.Januar 19Sf anr,eboten worden. Die 8tellung
iet in •iesen • chattlioher und wirt • chattlicher Hin • iobt
weitau • günettr•• al• die, welche ich 1n O&ttingen be-
kleide. Ich bin im Begritf, da • Angebot anzunehsen und
bitte dat"Um, den mir tUr den Monet Novemb•• sewlbrten
.AJaerika-Urlaub aut Dezember auerudehnen und • icb aut
Jahre • ende au • meiner !tellung al • o.Pl'Ote •• or der
Kath8!11attk in O&tttnr•n (und d•n duit verbundenen
Neb• ni • tern) zu entlassen, Ich bin bereit, aut alle
Oehalte-und Pen • ion • -Anspriiche von die • e • Zeitpunkte an
su verziohten -sobald die !ntlaeeung bewilllgt iet und
der Uebe••iedlung me1ner Pa• ilie und Habe naoh .AJaerika
niohtJ mehr 1• ••seeteht.
Pür die Zeit meiner Beurlaubung bitte lcb,•1•
i• November, Herrn Pr1v.Do1.Dr,P,K.Schmidt,lrlangen,
mit melner Vertretung zu beauttraren, Die lnteoheidung
dal'llb••• wer die Leitung de• Kathematiechen lnet1tut •
.IL
zu Ubel'llehmen hat, 4te • iP ia vel'fangenen 8eae1ter
1ateria1etiech anvertraut wap, mu11 ich 4em]Ht'll
Miai1t1r llberJa•1111. - ~
D•n bereit• ein~•l an mioh ergaarenen t batte
ich Antaag Jaauar 41e••• Jahre • 8ch11•••11oh abgelehnt.
Doch nr 4amal• meine lntechlu•ekratt gellhat 4urob
eine •rn•t• D•pr1111on, 411 zua !111 au•geloet nr
4urch 4en lontl 1kt zwi • chea 4er kl aren lrkenntn11, 4a••
41e Btellun~ iD Princeton tll'r lllliDI wt • 11nHhaftlioh1
!itigkeit unverrle1chl1oh viel ,Un•tigep 1•t al• O~ttin-
gen, un4 der ttebe, 41e mtch mit j141r raeer mein••
Herzen • an 41e deut • che lprache bindet. Dai • toh in
Ootting111 tehl am Platze bin, ilt mir • ehr bal4 auf-
gegangen, ale ich ia Herbet 19!0 nach 17-J&hriger flt11-
k11t an 4er 114g.!echniechen Hoch1ohul1 lllrioh 4orth1n
&li Nachtolger von Hilbert Œber11e1elte. Die lnt1oh11-
4UDI i • t fŒr mich jetzt vollig 11n4eut11. D&IIIIDtlioh
4uroh 411 RUoketoht auf seine rrau, welche JŒ411oh1r

1
Ab•t•~~ung
die teb1n1zukuntt
iet, un4 aut 41• 1e1li1oh1
meiner Kinder.
O••ua4heit
Da naoh 4en neuen 01-
un4

• et1ea Arter al• Staat • beamte unemn • cht 11n4, die


etne Nioht-Arierla zur rrau haben, hotte ioh, 4&11 da1

M1a1stertum meinen lnteohlus • billtgen un4 41e 4aduroh


h•rvorgerutene lntla1tung der Situation in Oottiagen
begrŒ1 • en wi r4.
Auch in Amerika werde ich, wie 1oh e1 trŒher in
der Sohweiz tetan habe, Deuteohland und dem 4euteohen
Oeiste atenen nach be1t1111Wie11n un4 Gewie•en. Ich
kann nioht ander• ale wffn • chen, da11 411 neuen Wege,
welche
welche die gegenwlrtige Regieruns beeohritten hat, aa•/7
4euteche Volk zu Oeeundung und Aufet1er führen • 5gen.(.;(~
Infolge der (meiner Ueberzeugung nachl ungl6okee11ren 'e/..
quiokung ait dem Antieemit1e • ue iet ee mir pere5nlioh ver-
eagt, diNkt und•••- in Deutschland eelbet mit Han4 anzu-
legen. Und ioh echltze m1ch glücklioh, in dem Augenbliok,
da in Deutechland dle Untversitltea eine gl'Undeltzliohe
U!Betellung erfahNa, mtoh el.ne • forechunge-Inetttut zu ver-
binden, deeeen !inrtchtung nicht zu • Wenigeten auf da• Yor-
bild der deutechen Univereitlt alten 8t11• zurilckgeht.
Da da• Amer1.kan1.eche ltate Department von meiner Angele-
genhei t in Kenntn1.s geeetzt ist, bitte ich, 4urch dae
Auewirt1ge Amt auch die Deutsch• Botecthaft in Waeh1D1ton
verstlndigen zu wollen. Be 11egt mir 4aran, • it den deutechen
lreisen in Amertka rtlhlung zu behalten.
Von dteeem Brief habe ioh etne Abechrlft de • R• kto•, de •
Dekan der • athemattechen-NatuMriseeneohaftliohen fakultlt
und der Deutechen Studenteneo~aft an der Univerettlt 05tttn-
gen zugeetellt, -der letzteNn, weil eie eich 1• vorigen
Jahre beean1ere war• tür ~•in Bleiben tn Oottingen • tneetzte.
Die 1eitlich llnget teetgeeetzten Vortr,ge in lwarth • ore
zwin,en m1ch, in den nloheten !agen naoh Amerika abzureieen.
Darum •sr ee mir letder unmoglioh, diesee Oeeuoh pere5nlioh
in Berlin vorzubrtngen, und darüber mit de • • inieterium Rück-
epraeh e zu ne"ll:nen.
rür eine raeche Ant~rt wlre ich dankbar unt•" der Adr••••
c/o Institut• ror Adeanced 8tud7, Princ•ton New J•r•tl
U.S.A.
(Kabel-Adreese, Vsnstttute, Princeton, newjeree7.)
Hochachtungsvoll
gez. Dr.Hermann W •.7
lin5escbri eben 1
La, science sous le Troisième Reich
J'ai fait parvenir une copie de cette lettre au recteur, au doyen de la
faculté de mathématiques et de sciences de la nature, ainsi qu'à
l'Association allemande des étudiants de l'université de Gë>ttingen,à
cette dernière pour son chaleureux engagement en faveur de mon
maintien à Gë>ttingen,l'an passé 72 • Les dates des conférences
à Swarthmore ayant été fixées depuis bien longtemps déjà, je
suis forcé de me rendre aux USA dans les prochains jours. C'est
pourquoi j'ai malheureusement été dans l'impossibilité de déposer
personnellementcette demande à Berlin et d'en traiter avec le minis-
tère.
Je vous serais reconnaissant de m'adresser une réponse dans les plus
brefs délais à l'adresse suivante :
C/o Institute for Advanced Study,
Princeton, New Jersey,
USA
(pour les câbles: Vanstitute, Princeton, New Jersey).
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mon profond
respect.
Dr Hermann Weyl
(On trouve plusieurs exemplaires ou copies de cette lettre dans
divers dossiers des archives universitaires de Gottingen, en particu-
lier dans le dossier personnel de Weyl, qui porte la référence
« Curatorium XVI IV Aa 142 » et d'où proviennent également
d'autres documents que nous citerons.)
Abraham Flexner, dont le nom reste attaché aux USA à des rap-
ports sur le système éducatif européen, fut chargé début 1932 par le
millionnaire Bamberger d'esquisser et de mettre sur pied ce qui
allait devenir par la suite l'lnstitute for Advanced Study à Prince-
ton. Très vite, il décida d'accorder la prééminence aux mathéma-
tiques (et à la physique). Des savants européens de ses amis lui
recommandèrent principalement Albert Einstein et Hermann Weyl
qu'il devait essayer d'attirer à Princeton. Il alla lui-même les voir
tous deux durant l'été 1932 et les trouva disposés à se faire nommer
à l'institut le cas échéant. Einstein s'y rendit au début de 1933.
Weyl en revanche eut énormément de mal à prendre sa décision.
Sa situation financière à Gottingen était loin d'être satisfaisante.
En 1931, par suite de la crise économique, les traitements des fonc-
tionnaires avaient été amputés, en trois étapes, de 23 %. Lors des
négociations qui avaient suivi la première proposition de poste à
Princeton, Weyl avait argumenté comme suit :
72. Voir à ce propos la note de Weyl concernant sa décision de rester à Gôttingen, parue
le 25 janvier 1933 dans la Gottinger Zeitung.

84
Norbert Schappacher
Il ne m'est certes pas facile de m'exiler durablement aux USA. Mais
vu les perspectives que m'offre l'institut de Flexner, il faudrait tout
de même qu'on accède à certains de mes souhaits sije devais envi-
sager de rester à Gottingen. C'est pourquoi vous m'avez prié de
faire savoir au ministère dans quel sens vont ces souhaits. Il s'agit en
premier lieu d'une augmentation sensible de mon traitement, du
moins du rétablissement des conditions fixées par mon contrat du
6 juin 1930, d'une assurance contre de nouvelles retenues, du moins
en ce qui concerne les frais de cour~, éventuellement sous forme
d'un contrat privé, et la prise en charge des impôts spéciaux actuels
ou éventuels comme les impôts de crise, etc. Ma situation ici est
actuellement plus défavorable que si j'étais resté à Zurich. Étant
donné que le climat de Gottingen me réussit fort mal, il faut que je
puisse passer mes vacances ailleurs, principalement en haute mon-
tagne, dans des conditions suffisamment confortables pour me per-
mettre de poursuivre mon travail scientifique en plus de la cure. Les
deux années passées à Gottingen ont passablement nui à ma santé et
à ma capacité de travail. Je considérerais comme un équivalent par-
tiel d'une augmentation de mon traitement que le gouvernement
prenne en charge les frais de construction d'une maison qui passerait
ensuite en ma possession. En deuxième lieu, j'aimerais bénéficier,
pour des raisons de santé et pour avoir le loisir de travailler, d'un
congé durant la seconde moitié du semestre d'hiver, tous les quatre
ans à peu près, à partir de l'année à venir.

Mais, dans cette même lettre, il s'était empressé d'ajouter plus


bas:

Globalement, j'ai l'impression que des exigences qui ne représen-


tent qu'un équivalent bien approximatif de la proposition de Flex-
ner paraîtront forcément démesurées et irréalisables en Allemagne.
Probablement n'y a-t-il qu'une conclusion à en tirer: si quelqu'un
de mon âge et de mon caractère peut aller à l'étranger dans des
conditions aussi favorables, il doit le faire, ne fût-ce que pour laisser
la place à la jeunesse allemande.

Le résultat des négociations fut loin d'être à l'avantage de Weyl.


On lui promit seulement d'examiner tous les trois ans s'il était pos-
sible d'augmenter son traitement, en fonction de la situation écono-
mique ; on transformait ses frais de cours - Weyl avait obtenu, lors
des négociations de nomination, un poste spécial de philosophie des
mathématiques - en indemnités de service; enfin, on accordait à

85
La science sous le Troisième Reich
l'institut une secrétaire à temps partiel. S'il avait décidé de rester à
Gottingen, ce n'est donc certainement pas pour en avoir évalué les
avantages matériels. Le tableau qu'il trace de l'affaire dans la pré-
sente lettre est confirmé par une dépression nerveuse, attestée par
un certificat du 17 janvier 1933 se trouvant dans le dossier, liée de
toute évidence à sa décision de renoncer à Princeton.
Weyl eut des ennuis de santé à Gottingen, mais c'est probable-
ment avant tout le climat social qui lui déplut. En fait foi son allo-
cution à l'Association mathématique de Gottingen à l'automne
1930 73 :
Ce n'est pas sans un serrement de cœur que je quitte son atmosphère
plus libre et plus détendue [celle de la Suisse et de sa tradition
démocratique], et que je me retrouve dans cette Allemagne
d'aujourd'hui, vide, assombrie et crispée.
S'ajoute à cette dimension sociale et politique le fait que Weyl ne
semble pas davantage avoir été comblé sur le plan mathématique.
C'est ainsi qu'il dit dans la lettre citée ci-dessus:
Si l'institut de mathématiques de Gottingen doit avoir un jour une
force intérieure qui soit à la hauteur de sa façade prestigieuse, il
serait de la plus haute importance de songer pour l'avenir à une nou-
velle chaire de mathématiquesréservée explicitement,s'il le faut par
une précision du grade, à un jeune mathématicien de talent.
Il ne faut pas négliger cependant le contexte de cette déclaration,
qui est aussi une revendication pour son maintien à Gottingen.
Lorsqu'il parle de sa femme et de ses enfants (juifs), Weyl fait
allusion à la « loi modifiant la réglementation en vigueur sur les
fonctionnaires, leurs traitements et pensions » du 30 juin 1933 qui
apportait une correction à celle du 31 mars 1873 par un article la,
précisant entre autres :
Ne peut entrer dans la fonction publique du Reich quiconque n'est
pas d'origine aryenne ou quiconque est marié à une personne qui ne
serait pas d'origine aryenne. Les fonctionnaires du Reich épousant
une personne d'origine non aryenne doivent être révoqués...
(Ce n'est qu'à partir de 1937 que les lois sur la fonction publique
exigèrent la révocation des fonctionnaires déjà en place ayant un
époux non aryen.) L'allusion de Weyl à l'« assainissement» de la
situation à Gottingen peut passer pour de l'ironie amère. Mais il me
73. Weyl, 1968, p. 651-654.

86
Norbert Schappacher
semble que transparaît surtout, dans ce passage, la crainte que
l'administration ne soit tentée de vouloir le retenir à Gottingen ou
de mettre des obstacles à son départ pour les USA.
Une lettre au doyen accompagnait la démission de Weyl:

Monsieur le Doyen,
Je vous prie de bien vouloir prendre connaissance de mon courrier
ci-joint à Monsieur le Ministre. J'espère que la faculté ne sera pas
sourde aux impératifs qui motivent ma démarche. Ce n'est ni la
faute de la faculté ni la mienne si nous sommes amenés à nous sépa-
rer, mais un épisode du destin allemand déterminé par les boulever-
sements nationaux. Je n'ai rien à ajouter si ce n'est l'expression de
ma gratitude pour l'amit(é et le soutien dont j'ai bénéficié durant les
années de notre activité cqmmune à la faculté. Puisse la faculté par-
venir à conserver et à accroître le niveau de son prestige scientifique
dans ces nouvelles conditions. S'il importe à la faculté d'avoir mon
avis pour pourvoir le poste vacant, je participerai volontiers à la
prise de décision.
Le cours que j'avais annoncé pour le semestre d'hiver sur la théorie
des fonctions sera assuré à ma place par M. le Privat-Dozent doc-
teur F. K. Schmidt d'Erlangen, quant au cours sur la mécanique des
champs et la mécanique quantique, il n'aura malheureusement pas
lieu, à moins que M. Stobbe ne veuille s'en charger.
Recevez, Monsieur le Doyen, mes salutations confraternelles et
l'expression de mon profond respect,
H. Weyl

PS : Je vous prie de ne rien communiquer à la presse du contenu de


cette lettre.
Ci-joint: une copie de la lettre à Monsieur le Ministre.

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La légitimation des mathématiques
dans l'Allemagne fasciste :
trois étapes
Reinhard Siegmund-Schultze

La science dans l'Allemagne nazie ne comprend pas que la


« science nazie». Cela est vrai, même si l'on donne à la notion de
« science nazie » un sens large englobant à la fois la part idéolo-
gique de la sphère cognitive de la science (notamment des théories
pseudo-scientifiques telles que les « mathématiques allemandes » et
la « physique allemande »), les formes politisées du domaine scien-
tifique, par exemple dans l'enseignement supérieur, et enfin les
applications pratiques pour l'armement et la guerre. Il est clair que
l'historien doit se garder de réduire l'évolution du système social de
l'Allemagne d'après 1933 à l'analyse du« national-socialisme». En
effet, le terme« national-socialisme» n'est en réalité qu'une expres-
sion démagogique désignant un mouvement politique, et son idéo-
logie irrationnelle et éclectique, qui s'est allié après 1933 aux élites
en place et aux groupes influents (capital, bureaucratie étatique,
armée) pour former un système fasciste. (Voir à ce propos la thèse
de l'État double et la théorie des quatre piliers de Franz Neumann 1.)
En ce qui concerne la science, seule une approche plus globale
permet de distinguer ce qui a vraiment changé après 1933 dans la
situation des sciences et ce qui est demeuré inchangé.
Dans l'Allemagne fasciste, la science continua de fonctionner
normalement, parallèlement au développement d'une « science
nazie». Ses critères immanents de sélection et d'évaluation, de
même que ses conditions de reproduction, furent maintenus dans
une large mesure. Ce fonctionnement normal est caractéristique pré-
cisément de la situation des mathématiques, du fait qu'elles
n'étaient pas d'un intérêt particulier pour le régime. Elles n'avaient
ni importance immédiate pour l'armement et l'économie de guerre,
ni utilité spéciale à des fins idéologiques. Ce qui ne veut pas dire
pour autant qu'à l'inverse la normalité du fonctionnement des
sciences doive être a priori un indice du désintérêt du système à
1. F. Neumann, Behemoth: The Structure and the Practice of National Socialism,
New York, Oxford University Press, 1944.

91
La science sous le Troisième Reich
l'égard de la science concernée. L'analyse des conditions dans les-
quelles l'autonomie du travail scientifique était possible me semble
un problème méthodologique crucial de l'histoire de la science sous
le fascisme. A quel prix les savants pouvaient-ils assurer l' autono-
mie de leur travail, et dans quelle mesure cela constituait-il, s'ils y
parvenaient, un élément d'opposition au système, voire un potentiel
de résistance ?
Il faut également mettre d'emblée en garde contre l'hypothèse
simplificatrice qui voudrait que l'intégration des sciences se soit
opérée au moyen d'un compromis ou d'une adaptation entre les
intérêts professionnels des scientifiques d'un côté, les intérêts poli-
tiques des détenteurs du pouvoir de l'autre. De fait, les représen-
tants du sous-système social « science » étaient eux aussi des
citoyens, avec leurs engagements politiques et sociaux propres, et
les ressentiments nationalistes et anti-démocratiques remontant à
l'époque de la République de Weimar jouèrent un rôle important.
Les attaques nazies contre la science existante étaient souvent le fait
de scientifiques eux-mêmes, bien placés pour la connaître et en
mesure d'en exploiter démagogiquement les contradictions, qu'elles
soient de nature cognitive ou sociale. La « mathématique alle-
mande » de Ludwig Bieberbach en est un exemple.
La démagogie n'exclut pas que les démagogues aient des convic-
tions sincères. Le théoricien des nombres G. H. Hardy a attesté que
Bieberbach était bien animé d'une telle sincérité subjective 2 • Après
tout, lorsque les nazis prirent le pouvoir en 1933, Bieberbach avait
déjà gravi les plus hauts degrés de l'échelle sociale. Il avait par
ailleurs critiqué le fonctionnement de la science mathématique dès
avant 1933, déplorant sa trop grande spécialisation, sa tendance,
qu'il trouvait exagérée, à l'abstraction et à l'axiomatique, et son
éloignement de l' «intuition». Ces idées, qu'il exprimait surtout
dans des comptes rendus, contenaient bien sûr un élément spéci-
fique de propagande propre à la politique de la discipline : en tant
que partisan de la théorie géométrique des fonctions, il voyait for-
cément les choses sous un autre angle que des algébristes comme
Emmy Noether et B. L. Van der Waerden par exemple.
Mais la critique de Bieberbach à l'encontre du fonctionnement
des mathématiques prenait également racine dans une conception
du monde plus globale.
Alors que, visiblement, la plupart des scientifiques s'accommo-
daient fort bien de la contradiction entre un pessimisme social et un
2. H. Mehrtens, « Ludwig Bieberbach and "deutsche Mathemathik" », in E. Phillips
(dir.), « Studies in the History of Mathematics », Studies in Mathematics, 26, Washington
DC, 1987, p. 195-241 (voir p. 195).

92
Reinhard Sie gmund-Schultze
optimisme scientifique, tant sous la République de Weimar que sous
le nazisme, Bieberbach, lui, faisait apparemment partie des
quelques scientifiques qui n'arrivaient pas à tracer une ligne de par-
tage nette entre convictions politiques et convictions scientifiques
et qui aspiraient à une conception du monde homogène. (Il avait,
dès la République de Weimar, travaillé sans relâche à l'organisation
des sciences, ce qui a certainement renforcé sa recherche d'une
conception du monde homogène, sans qu'elle dût fatalement en
découler.)
La majorité des scientifiques avait le souci d'empêcher l'intru-
sion de critères non scientifiques dans le domaine de la science,
domaine qu'ils ne remettaient pas en question en tant que tel 3 •
Pour les mathématiques, cela signifiait qu'il n'était pas question
d'abandonner leur autonomie cognitive. Celle-ci, étroitement liée à
l'autonomie sociale, résultait de la fonction déterminante de la
« modernité mathématique», fonction qui lui conférait son identité
à l'intérieur de la recherche « mathématique pure » depuis les
années 20 au moins. En revanche, cette attitude de la majorité des
mathématiciens n'était nullement contradictoire avec les stratégies
de « légitimation par rapport au monde extérieur à la science», par
la commercialisation de son produit, le savoir.
Bieberbach, par contre, croyait manifestement que la science
pouvait contribuer à dépasser la contradiction entre esprit et pouvoir
en éliminant ses problèmes intrinsèques. Son but était donc une
sorte de« légitimation interne» de la science passant par la modifi-
cation de son style. Dans ce contexte, le concept équivoque d' « in-
tuition» lui servit de trait d'union, lui permettant de donner un nom
à des parallèles, perçus instinctivement, entre des processus d'alié-
nation sociaux et scientifiques 4 • Un livre stimulant et de grande
qualité du Français Pierre Boutroux 5 l'influença fortement dans ce
sens. Il faut préciser que ni l'interprétation de plus en plus raciste
des styles mathématiques ni les conséquences pratiques que Bieber-
bach en a tirées ne sauraient être imputées au livre de Boutroux.
La question de la légitimation sociale des mathématiques, comme
celle d'autres sciences, se reposa avec plus d'acuité en 1933, une
fois la dictature fasciste en place. Ne fût-ce que parce que l'équi-
libre entre les différentes sphères de la vie demande à être redéfini
après tout bouleversement social.
Dès lors, les mathématiques se retrouvèrent dans une position

3. Voir par exemple E. Schmidt, Über Gewij3heit in der Mathematik, Berlin, 1930.
4. H. Mehrtens, « The Social System of Mathematics and National Socialism - A Sur-
vey », Sociological lnquiry, 57 (1987), 2, p. 159-182 (en particulier p. 167 sq.).
5. P. Boutroux, L'idéal scientifique des mathématiciens, Paris, 1922.

93
La science sous le Troisième Reich
politiquement très difficile. En effet, à l'heure où le système éduca-
tif était sous la coupe de l'État fasciste, elles durent, bien plus que
d'autres sciences, commencer par justifier leur existence en tant que
matière d'enseignement. Ce type de légitimation fut notamment
l'œuvre del' Association mathématique du Reich, fondée en 1921,
qui défendit les intérêts des mathématiciens en matière de pro-
grammes scolaires et universitaires. En 1933, cette association orga-
nisa sa propre mise au pas, au sens fàsciste, et favorisa dès lors,
entre autres, la propagation de l'idéologie nazie dans les manuels
scolaires. L'Union des mathématiciens allemands put, à l'ombre de
1'Association mathématique du Reich, échapper dans un premier
temps à la mise au pas fasciste, ce qui permit à la recherche normale
de se poursuivre dans les universités 6.
En revanche, les mathématiques étaient moins tenues à se justi-
fier que bien d'autres sciences, du fait que leurs contenus et leurs
objets étaient difficilement accessibles au jugement du profane.
L'erreur décisive de Bieberbach fut de croire que, grâce à sa
mathématique allemande raciste, il pouvait contribuer à légitimer
les mathématiques à l'intérieur du système fasciste. Cependant, ce
n'est pas les mathématiques qu'il servit, mais, temporairement(!),
le régime, en lui fournissant une pseudo-justification irrationnelle
pour chasser d'Allemagne environ un quart des enseignants de
mathématiques. Dans ses textes, il affirmait que les styles de pensée
« étrangers à la race», c'est-à-dire en dernier ressort ceux des
mathématiciens juifs, étaient impropres à l'éducation des jeunes
générations de mathématiciens allemands. Il mobilisa de la sorte les
étudiants contre le corps enseignant. Ces déclarations lui valurent
également d'entrer en conflit avec ses collègues, car elles trou-
blaient la communication mathématique internationale. Il convient,
à ce propos, de se remémorer en particulier les controverses au sein
de l'Union des mathématiciens allemands autour de la « Lettre
ouverte» de Bieberbach au mathématicien danois Harald Bohr, his-
toire relatée ci-dessus par Norbert Schappacher. A longue échéance,
Bieberbach et sa mathématique allemande ne servirent pas non plus
les intérêts du régime, et il ne tarda pas à se mettre tout le monde
à dos.
Comment expliquer la surprenante conversion de Bieberbach au
nazisme après 1933, et quelle fut la réaction de la majorité des
mathématiciens bourgeois conservateurs ?

6. Voir la contribution de H. Mehrtens au présent volume. Pour une étude plus détaillée,
on pourra se reporter à son article, « Die "Gleichschaltung" der mathematischen Gesell-
schaften im Nationalsozialistischen Deutschland», Jahrbuch überblicke Mathematik,
1985, p. 83-103.

94
Reinhard Siegmund-Schultze
Voici ce qui fut manifestement déterminant : lors de la prise du
pouvoir par les nazis en 1933, évidemment favorisée par l'opposi-
tion à la République de Weimar de la bourgeoisie conservatrice,
certains ressentiments traditionnels de ces élites conservatrices qui
comprenaient beaucoup de scientifiques (peur des étrangers et anti-
sémitisme, rejet de la lutte des classes, nationalisme, militarisme,
anti-modernisme social) devinrent partie intégrante de la politique
gouvernementale. C'est à ce moment seulement que la profonde
contradiction entre les conceptions scientifiques et les conceptions
sociales et politiques des savants bourgeois conservateurs apparut
clairement et, surtout, c'est là qu'il devint possible de faire l'expé-
rience de ses conséquences pratiques pour la science.
Cela étant, on pouvait en tirer deux conclusions. La première : ce
n'est pas cela que nous avons voulu; il n'était pas question que le
renouvellement de l'Allemagne se fasse de cette façon vulgaire et
avec ces conséquences pour la science. La plupart des scientifiques
tirèrent cette conclusion-là et se sentirent confortés dans leur straté-
gie traditionnelle de séparation de la politique et de la science, des
conceptions du monde et des conceptions scientifiques. Ce qui
n'excluait pas une démarche très sélective au niveau des opinions
politiques, ne fût-ce que pour des raisons d'autojustification: on
était impressionné par certains « succès » des nazis et on croyait res-
sentir une identité d'intérêts avec le régime fasciste dans certains
domaines, notamment celui de la politique culturelle étrangère.
En revanche, des scientifiques comme Bieberbach, qui aspiraient
à une conception du monde homogène, étaient d'une certaine façon
plus honnêtes et plus conséquents. Du fait que les contradictions
entre les conceptions scientifiques et les conceptions du monde de
la plupart des scientifiques bourgeois conservateurs éclataient
désormais au grand jour, ils tirèrent la conclusion qu'une harmoni-
sation de cette contradiction, une intégration de la science à la
société, n'était plus possible que par des transformations radicales
et fondamentales des deux sphères. C'est ainsi que des hommes
comme Bieberbach, qui ne pouvaient être comptés parmi les vieux
nazis et qui avaient certainement songé au départ avant tout à l'inté-
rêt de leur science, se précipitèrent aveuglément dans l'irrationalité
d'un national-socialisme dont ils n'avaient pas du tout compris, au
fond, la véritable nature.
La période de 1933 à 1935, que j'appellerai la phase des expul-
sions et de l'adaptation, n'apporta pas, tout compte fait, de chan-
gement décisif dans la position sociale des mathématiques. Les
expulsions touchèrent en premier lieu les scientifiques juifs. La
95
La science sous le Troisième Reich
seule spécificité des mathématiques fut le pourcentage particulière-
ment élevé des évictions, dû à la part importante, historiquement et
sociologiquement déterminée, de scientifiques juifs parmi les
mathématiciens. Certes, les attaques contre le côté « ésotérique » et
« intellectualiste » des mathématiques s'exprimèrent parfois de
façon particulièrement vive sous le nazisme, mais elles n'avaient au
fond rien de bien neuf par rapport à la situation des années 20.
Jusqu'en 1935, il n'y eut pas non plus de changements fondamen-
taux dans l'image qu'on avait de cette science en tant que profes-
sion. Il n'y avait donc pas de raisons véritables, qu'elles soient
sociales ou cognitives, pour une « révolution » national-socialiste
dans les mathématiques en particulier. En réalité, ce qui rendait la
situation explosive, c'était le contexte des conditions politiques et
économiques dans leur ensemble: la surcharge d'étudiants dans les
universités jusqu'en 1932-1933 et les désastreuses perspectives pro-
fessionnelles de leurs diplômés jusqu'en 1935 environ. Mais cela
concernait presque toutes les sciences.
En 1936 débute la deuxième phase de l'insertion des mathéma-
tiques dans le système fasciste. Elle coïncide avec la période de sta-
bilisation relative de la dictature ( 1936-1939) et les préparatifs de
guerre. Après les lois de Nuremberg de septembre 1935 et la loi sur
la fonction publique qui s'appuie sur elles, l'essentiel des expul-
sions était chose faite.
En 1936, Bieberbach démissionna de l'Union des mathématiciens
allemands, témoignant ainsi de l'insuccès de ses efforts pour intro-
duire le Führerprinzip fasciste dans cette société scientifique.
Le 16 mars 1937 était créé le Conseil de recherche du Reich au
sein duquel les mathématiques, au lieu d'obtenir un département
spécifique, furent subordonnées à la physique. Le but premier de ce
Conseil de recherche était le soutien au plan de quatre ans pour
l'armement et l'autarcie économique, rendu officiel en 1936. Dans
son discours, lors de l'ouverture solennelle du Conseil, le ministre
de !'Éducation du Reich, Rust, se déclara partisan de la« liberté de
la science». Il dit entre autres :

Ce qui garantit la liberté de la science, ce n'est ni l'universalité de


ses objets, ni qu'ils soient hors du temps, c'est au contraire le fait
qu'elle procède d'après ses lois propres. Les détracteurs libéraux de
la politique culturelle du national-socialismepartent de l'idée que le
nazisme est par nature hostile à la science, qu'il ne lui accorde droit
de cité que pour des raisons politiques, c'est-à-dire tactiques, non
sans l'avoir dépouillée de ce qui fait véritablement sa nature propre,
96
Reinhard Siegmund-Schultze
c'est-à-dire sa liberté. Car, pensent-ils, le nazisme se mettrait en
péril lui-même s'il laissait la science obéir à ses propres lois 7.

Il faut bien sûr tenir compte de la démagogie contenue dans cette


citation. Il apparaît néanmoins clairement que, du fait de la prépara-
tion de la guerre, la politique scientifique fasciste était désormais
tournée en premier lieu vers les résultats. Une « légitimation
interne» de la science, une science politisée à la Bieberbach, n'était
plus au premier plan de la propagande nazie.
Évidemment, Rust ne songeait guère, dans son discours, à une
science comme les mathématiques. Il se préoccupait avant tout de la
production des« matières dont la nature nous a privés», c'est-à-dire
de la production chimique de succédanés dans le cadre de la poli-
tique fasciste d'autarcie. Il n'y a bien sûr pas de commune mesure
entre une recherche de ce type, fortement orientée vers un objet et
des buts précis, et la méthode des mathématiques pures qui non seu-
lement obéit à ses propres lois, mais qui, d'une certaine façon, crée
ses objets elle-même. A la fin de son discours, Rust insista- un peu
contraint, certes, mais conformément à sa fonction dans le système
éducatif - sur le fait que la recherche était également « en dernière
analyse une tâche éducative», puisqu'il s'agissait aussi d'éduquer,
grâce à elle,

une jeune génération de chercheurs allemands qui soient prêts à une


ultime mobilisation de leur volonté, à un ultime effort de l'esprit, et
qui aient les capacités nécessaires8•

Dans ce cadre, en tant que tâche éducative, les mathématiques


pures avaient, elles aussi, le droit à l'existence dans les universités,
maintenant comme par le passé. Cependant, entre 1933 et 1939, le
nombre des étudiants de cette discipline avait fortement baissé,
tombant à 7 % du chiffre initial. Des mathématiciens éminents de
cette époque, comme Van der Waerden et H. Behnke, racontent que
jamais, au cours de leur vie de scientifiques, ils n'ont eu autant
de temps pour leurs recherches que dans la seconde moitié des
années 30, en raison du manque d'étudiants. Mais cette « norma-
lité » de la recherche scientifique n'aura été valable que pour les
professeurs titulaires. En revanche, le développement d'une relève
mathématique souffrit énormément du contexte politique et écono-
mique. Les problèmes chroniques de devises avaient contribué à
7. Discours du ministre du Reich, Rust, in Ein Ehrentag der deutschen Wissenschaft,
Berlin, 1937, p. 11-15 (ici, p. 13).
8. Ibid. p. 15.

97
La science sous le Troisième Reich
entraîner une réduction des contacts internationaux par rapport aux
années 20, raison pour laquelle il arrivait souvent que même des
professeurs ne puissent pas participer à des congrès.
La mise en place en 1934 d'une nouvelle réglementation des
nominations, valable pour tout le Reich, fit dépendre l'attribution
des postes dans les universités de conditions politiques. Les femmes
n'avaient quasiment aucune chance d'obtenir un poste, comme le
montre le cas de la mathématicienne de talent Ruth Moufang, de
Francfort, qui n'eut que le droit de passer son doctorat, après quoi
elle fut obligée d'aller dans l'industrie 9.
Que les jeunes mathématiciens désertent les universités tenait à
l'atmosphère étouffante qui y régnait, politiquement et socialement
parlant, mais également à de nouvelles possibilités de légitimation
pour leur science. La réintroduction du service militaire obligatoire
pour tous, en mars 1935, suscita un besoin accru de mathématiciens
pour la formation d'officiers dans les écoles militaires. On essaya
de créer la profession de« mathématicien de l'industrie 10 », encore
que, dans un premier temps, les possibilités d'emploi et de carrière
y aient été fort limitées. A la même époque, c'était d'ailleurs égale-
ment le cas aux États-Unis (d'après Fry 11, il y avait en 1941 à peu
près cent cinquante mathématiciens employés dans l'industrie amé-
ricaine). L'état actuel des recherches ne permet pas de déterminer si
les efforts déployés par l'Union des mathématiciens allemands et
par l'Association mathématique du Reich depuis le milieu des
années 30, en vue d'introduire une réglementation des examens
pour les mathématiciens des universités, reflétaient un besoin social
véritable ou s'ils relevaient plutôt d'une volonté de légitimation et
d'expansion de ces organisations 12• Quoi qu'il en soit, dans les uni-
versités, les mathématiques appliquées ne furent spécialement favo-
risées, dans ces années-là, que dans des cas exceptionnels, comme à
Rostock. L'essentiel, dans ce domaine, était du ressort du ministère
de l' Air du Reich, dépendant de Goring (station d'essai allemande
pour l'aéronautique à Berlin/Adlershof, KWI pour la recherche sur
les courants à Gottingen) et de certaines universités techniques
(Darmstadt, Aix-la-Chapelle). Cependant, on n'étoffa véritablement
9. W. Schwarz et J. Wolfart, Zur Geschichte des Mathematischen Seminars der Univer-
sitiit Frankfurt am Main von 1914 bis 1945, manuscrit inédit, 1988, p. 16.
1O. E. Kamke, « In welche Berufe gehen Mathematiker auBer dem Schuldienst noch
über und was muB auf den Hochschulen für sie geschehen? », Jahresbericht Deutsche
Mathematikervereinigung, 47 (1937), p. 250-256.
11. Th. C. Fry, « lndustrial Mathematics », The Bell System Technical Journal,
20 (1941), 3, p. 255-292 (voir p. 264).
12. H. Mehrtens, « Angewandte Mathematik und Anwendungen der Mathematik im
nationalsozialistischen Deutschland », Geschichte und Gesellschaft, 12 ( 1986), p. 317-34 7
(voir p. 331).

98
Reinhard Siegmund-Schultze
le potentiel de ces demièrts, si on le compare à la période précédant
1933, qu'avec le début de la guerre.
Avec ses collections de Résultats et de Cours fondamentaux, avec
ses Mathematische Annalen et sa Mathematische Zeitschrift, le
domaine des publications mathématiques allemandes - qui dans les
années 20 avait tenu un rôle de premier plan sur la scène internatio-
nale, grâce à J. Springer- se portait encore bien, en apparence. Dès
les années 30 cependant, apparurent des signes de déclin, entre
autres avec la diminution du nombre d'articles dans les revues. Et
c'est à cette époque également que le recul de l'allemand comme
langue mathématique mondiale devint manifeste. Dans la lutte pour
la suprématie que se livraient les deux revues mathématiques de
comptes rendus, le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik
et le Zentralblatt far Mathematik, se reflétait comme dans un prisme
une multiplicité de problèmes politiques et économiques, d'organi-
sation et de conception, de l'évolution du système des mathéma-
tiques dans l'Allemagne fasciste 13 • Le fait même que la culture
mathématique allemande ait pu se payer, dans le domaine des résu-
més, le luxe d'un travail si énorme et faisant double emploi mon-
trait l'importance des réserves dans lesquelles elle pouvait puiser.
Aussi, lorsque fut fondée la revue de résumés américaine Mathema-
tical Review, des voix s'élevèrent parmi les Américains 14, doutant
que l'on puisse venir à bout d'un travail de comptes rendus de cette
ampleur sans une infrastructure de personnel et sans une expérience
comparable à celles dont disposaient les mathématiques allemandes
grâce à leurs professeurs de lycées et de cours complémentaires.
Mais ces doutes s'évanouirent dans les années 40, la guerre ayant
engendré des conditions tout à fait nouvelles.
Dans la troisième phase de l'intégration des mathématiques au
système fasciste, durant la Seconde Guerre mondiale, émergèrent
de nouvelles exigences de légitimation à l'encontre des mathéma-
tiques et, en réponse à cela, de nouvelles stratégies de la part des
mathématiciens.
Dans les mathématiques, comme dans d'autres sciences, les deux
premières années de la guerre, celles de la guerre éclair, se caracté-
risent par l'absence d'initiatives nouvelles sur le plan de la politique
scientifique. Cela s'explique entre autres par la situation de crise
dans les universités (institution temporaire de trimestres, mobilisa-
tion de mathématiciens en tant que simples soldats).
13. R. Siegmund-Schultze, « Das Ende des Jahrbuchs über die Fortschritte der Mathe-
matik und die Brechung des deutschen Referatemonopols », Mitteilungen der Mathemati-
schen Gesellschaft der DDR, 1984, 1, p. 91-101.
14. N. Reingold, « Refugee Mathematicians in the United States of America, 1933-
1941 », Annals of Science, 38 (1981), p. 313-338 (voir p. 327).

99
La science sous le Troisième Reich
Les choses changèrent avec l'agression fasciste contre l'Union
soviétique, l'échec de la stratégie de la guerre éclair devant Moscou
et l'entrée des États-Unis dans le conflit. Il fallut se faire à l'idée
que la guerre allait durer et on assista à une espèce d'automobilisa-
tion de la science 15• D'emblée, son objectif fut sa propre survie, au
moins autant que le soutien à la guerre. C'est ainsi que le Berlinois
Harald Geppert, le mathématicien responsable des plans de « réa-
ménagement » de la science européenne élaborés au ministère de
!'Éducation du Reich 16 , tenta, en tant que directeur des deux revues
de comptes rendus, fusionnées durant la guerre, d'amener des
mathématiciens français comme Gaston Julia à collaborer, en pro-
mettant entre autres la libération de prisonniers de guerre français. Il
était clair, pour tous les mathématiciens instruits des faits, que le
véritable enjeu de ce type de manœuvre était de légitimer les mathé-
matiques pures, car le domaine des comptes rendus n'était d'aucune
importance immédiate pour la poursuite de la guerre.
Le président de l'Union des mathématiciens allemands, Wilhelm
Süss, poursuivait des buts analogues. Il voulait revaloriser les
congrès de l'Union en en faisant des congrès européens, projet
pour lequel la rivalité avec la France et l'Italie joua un rôle essen-
tiel. Süss était également directeur du groupe de travail « mathé-
matiques» à l'intérieur du département de physique du Conseil de
recherche du Reich, nouvellement créé en 1942. C'est avec son
soutien que fut mise en place dans les universités, en 1942, la
réglementation des examens en vue du diplôme de mathéma-
ticien (Diplommathematiker). Néanmoins, étant donné le nombre
réduit des étudiants en ces temps de guerre, elle demeura quasi
inopérante.
Par l'intermédiaire du Conseil de recherche, Süss lança, toujours
en 1942, un programme de publication de manuels de mathéma-
tiques, tournés plutôt, étant donné l'époque, vers les domaines des
mathématiques appliquées, mais qui offrait également à des repré-
sentants des « mathématiques pures » comme E. Schmidt, L. Bie-
berbach, H. Behnke et H. Seifert une occupation « nécessaire à la
guerre 17 ». Süss déclara dans ce contexte qu'il s'efforçait

d'obtenir pour le Conseil de recherche les travaux mathématiques


globalement importants pour la conduite de la guerre, abandonnant

15. K.-H. Ludwig, Technik und Ingenieure im Dritten Reich, Düsseldorf, 1974.
16. R. Siegmund-Schultze, « Faschistische Plane zur "Neuordnung" der europiiischen
Wissenschaft. Das Beispiel Mathematik », NTM-Schriftenreihe für Geschichte der Natur-
wissenschaft, Technik und Medizin, 23 (1986), 2, p. 1-17.
17. Expression consacrée; voir le lexique en fin de volume (NdR).

100
Reinhard Siegmund-Schultze
volontiers à la Wehrmachtle soin de promouvoiret de résoudre elle-
même les tâches spéciales, particulières à chacun c;leses corps 18 •

Évidemment, on avait aussi placé des mathématiciens dans des


secteurs directement utiles à la recherche militaire et à la conduite
de la guerre. Beaucoup travaillaient soit à la mise en code de mes-
sages, soit au déchiffrage de codes (cryptologie), d'autres servaient
dans la recherche aéronautique et dans la balistique. L'institut de
mathématiques pratiques de Darmstadt en particulier s'occupait de
calculs coûteux pour le projet de fusées à Peenemünde. Mais dans
leurs mémoires, à cette époque et plus tard, les mathématiciens
insistèrent beaucoup sur le fait qu'une formation vaste et approfon-
die en mathématiques pures permettait un accès rapide aux
domaines des mathématiques appliquées, et on citait des exemples à
l'appui (Hasse, Wielandt, K. Schroder, Gortler, Rohrbach, etc.) 19 •
On s'accordait en effet à définir le « mathématicien appliqué » par
opposition à l'ingénieur et au technicien puisqu'il maîtrisait des
méthodes et des modes de pensée lui venant des « mathématiques
pures». C'est ainsi qu'on a pu dire que d'une certaine façon, et
même dans les conditions propres à la guerre, les mathématiciens
étaient avant tout axés sur le « fonctionnement normal des mathé-
matiques » avec ses critères de sélection et d'évaluation immanents.
C'étaient des représentants des« mathématiques pures», comme le
président de l'Union des mathématiciens allemands, Süss, qui diri-
geaient la politique scientifique, exerçaient une influence détermi-
nante sur les nominations et mettaient tout en œuvre pour sauver le
potentiel restant.
Au cours des derniers mois de la guerre, Süss obtint, par le
Conseil de recherche, la fondation à Oberwolfach, en Forêt-Noire,
d'un institut de mathémathiques du Reich. C'est ainsi que fut satis-
faite, en temps de guerre, une vieille revendication des mathémati-
ciens allemands qui réclamaient pour les mathématiques pures
un institut de recherche comparable aux instituts de la société Kai-
ser-Wilhelm, sans obligations d'enseignement. L'institut d'Ober-
wolfach devint une source de survie pour les mathématiques
allemandes et c'est là que s'enracinent les mathématiques de la
République fédérale d'Allemagne 2°.
Süss critiqua ouvertement le retard de la science allemande sur la

18. Lettre de Süss à Mentzel du 18 novembre 1943 (archives de la RFA, Coblence R26
III, n° 213).
19. J. Weissinger, « Erinnerungen an meine Zeit in der DVL 1937-1945 », Jahrbuch
überblicke Mathematik, 1985, p. 105-129.
20. H. Mehrtens, « Angewandte Mathematik ... », art. cité, p. 340 sq.

101
La science sous le Troisième Reich
scène internationale, notamment par rapport aux États-Unis, lors
d'un discours à Salzbourg en 1943. D'un côté, c'était faire preuve
de courage; d'un autre côté, il était en accord avec ceux qui, parmi
les soutiens du régime fasciste (Speer, Goring, Goebbels), prenaient
de plus en plus conscience de l'importance de la science dans la
guerre technique moderne.
Tous ces efforts déployés par les mathématiciens avaient biç!n sûr
pour objectif la science elle-même, les tentatives d'expansion se
transformant petit à petit au cours de la guerre en stratégies de sur-
vie. Mais la lutte pour le maintien du fonctionnement de leur
science représentait un soutien pour le régime et en prolongea
la durée. Cette ambivalence se manifesta le plus nettement dans
l'appui qu'apportèrent des hommes comme W. Süss et A. Walther
au travail de l'institut de recherches appliquées pour les sciences
militaires, département de mathématiques (Institut für wehrwissen-
schaftliche Zweckforschung, Mathematische Abteilung), mis en
place par les SS au camp de concentration d'Oranienburg-Sachsen-
hausen. D'un côté, on y encourageait l'exploitation scientifique par
les SS, et au bénéfice du régime, des mathématiciens allemands ou
étrangers internés, en exigeant d'eux contributions et conseils. D'un
autre côté, Süss et Walther voyaient dans ces travaux un moyen de
sauver la vie de mathématiciens allemands en danger, comme dans
le cas d'Ernst Mohr, condamné à mort 21 • Ainsi apparaît clairement
l'impossibilité d'une « science apolitique». Et il devient évident
également que la domination politique totalitaire (du moins sous sa
forme « polycratique » fasciste) et le « fonctionnement normal de la
science », préoccupé avant tout de ses propres critères de valeur et
de sélection, ne se sont nullement exclus historiquement.

21. Ibid., p. 343 sq.


Une physique nazie?_
Mark Walker

Introduction

Quand on aborde la problématique de l'influence de l'idéologie,


et plus particulièrement de l'idéologie politique, sur la science, on
fait souvent référence à une manifestation récente de ce phéno-
mène : le mouvement de la deutsche Physik (littéralement, « phy-
sique allemande » ). On en est venu à considérer ce mouvement
comme la seule et unique manifestation de la« perversion» d'une
physique ayant apporté son soutien au régime national-socialiste.
Les appels virulents et souvent désordonnés à une science plus
« aryenne» et moins juive ne sont pourtant pas les seules manifesta-
tions de la pénétration de l'idéologie national-socialiste à l'intérieur
de la pratique de la physique. Bien plutôt, ce sont les rapports entre
la deutsche Physik, le national-socialisme et la communauté des
physiciens qui nous permettent de mesurer l'impact d'une idéolo-
gie sur la science et, aussi bien, la manière dont la science et les
scientifiques peuvent influencer cette idéologie en retour.
Une étude sur les physiciens allemands sous le national-socia-
lisme serait gravement handicapée au départ si elle cherchait à
identifier des « physiciens nazis » ou une « physique nazie ». De
la même manière, une histoire de la physique sous le régime hitlé-
rien ne doit pas focaliser son attention sur les cas de « résistance »
à l'égard du fascisme allemand. Pour prendre une juste mesure
de l'interaction entre le national-socialisme et les physiciens
allemands, il faut la comprendre beaucoup plus comme un spectre
d'attitudes où les scientifiques ayant opposé une résistance active
et délibérée au national-socialisme et ceux qui ont collaboré
consciemment et complètement avec le régime se retrouvent sur
une très fine frange à chaque extrémité du spectre - et en très petit
nombre par rapport à la grande majorité des physiciens que l'on va
trouver dans la zone centrale. Cette « zone grise » comprend les
physiciens qui se sont opposés ponctuellement à certains aspects
103
La science sous le Troisième Reich
limités du national-socialisme, en ont soutenu d'autres, mais en ont
surtout ignoré la plupart.
Au cours des premières années du Troisième Reich, Werner Hei-
senberg et d'autres partisans de la« physique moderne» - c'est-à-
dire, en gros, la physique quantique et la théorie de la relativité -
furent politiquement attaqués par les adhérents de la deutsche Phy-
sik. On a fait grand cas du fait que ce mouvement avait suffisam-
ment réussi à discréditer Heisenberg pour empêcher sa nomination
pressentie à Munich, à la succession de son maître Arnold Sommer-
feld. Mais, loin d'attester la puissance de la deutsche Physik, cette
affaire est au contraire l'exemple même d'une bataille gagnée dans
le cadre d'une guerre perdue.
Les tenants de la deutsche Physik tentèrent de porter atteinte à
l'honneur de Heisenberg à grand renfort de publicité; mais, ce fai-
sant, ils s'exposèrent aux représailles de la communauté officielle
des physiciens allemands, ce qui engagea le gouvernement à rééva-
luer avec soin la physique théorique moderne dans le contexte de la
Seconde Guerre mondiale.
L'État national-socialiste finit par apporter son soutien à une phy-
sique moderne comprise comme un élément nécessaire à l'effort de
guerre allemand. La communauté des physiciens allemands s' asso-
cia à son tour pleinement à l'État pour des raisons tenant à la fois du
patriotisme et d'un intérêt bien compris. Si la séduction joua un rôle
dans les rapports entre la physique allemande et le national-socia-
lisme, on peut dire que celle-ci opéra dans les deux sens.
Mais il est important aussi de resituer le mouvement de la
deutsche Physik dans un contexte que l'on pourrait résumer par ces
deux mots d'ordre : « révolution à partir de la base » et « évolution
plutôt que révolution». En effet, la consolidation du pouvoir natio-
nal-socialiste au cours des premières années du Troisième Reich
s'est développée selon la trame suivante: des attaques désordon-
nées et souvent violentes de la part des hommes de troupes du Parti,
particulièrement des sections d'assaut (Sturmabteilungen, SA), dis-
loquaient le potentiel d'opposition au pouvoir national-socialiste
tout en fournissant au gouvernement national-socialiste un alibi lui
permettant d'intervenir par des mesures« légales» pour« assurer»
la fin des désordres. C'est cette combinaison de poussée venant du
bas et d'action autoritaire depuis le haut qui conduisit à l'élimina-
tion des partis politiques, des syndicats et d'une presse libre.
Mais cette révolution désordonnée ne pouvait servir le régime
qu'un certain temps. Une fois que les nationaux-socialistes menè-
rent le pays, il leur fallut maintenir l'ordre, gagner à leur cause
l'armée et l'industrie, assurer des conditions intérieures favorables à
104
Mark Walker
leurs plans de réarmement et d'expansion territoriale. La persistance
des appels de la base pour une « deuxième révolution » allait à
l'encontre du programme hitlérien d' « évolution plutôt que [de]
révolution». La révolution national-socialiste dévora inévitable-
ment quelques-uns de ses enfants, cet état de choses culminant lors
de la fameuse Nuit des longs couteaux - la purge sanglante des
chefs des sections d'assaut qui décapita l'organisation.
Ce schéma d'une révolution désordonnée initiée par le peuple,
qui aida le parti nazi à prendre le pouvoir et qui fut suivie de sa fin
brutale imposée par les dirigeants nationaux-socialistes pour plaire
à leurs alliés conservateurs, ce schéma vaut aussi pour la deutsche
Physik, même si le processus mit plus longtemps à se développer
pour les physiciens que pour les membres des SA. Dans les pre-
miers temps, la deutsche Physik, qui agissait selon sa propre initia-
tive, sans coordination avec les chefs nationaux-socialistes, réussit
bien. Mais, dès qu'elle devint une menace pour l'armée et l'indus-
trie allemandes, la deutsche Physik fut mise hors d'état de nuire par
le pouvoir.

La grande époque de la « deutsche Physik »

Le mouvement de la deutsche Physik a d'abord été un mouve-


ment politique, pas un mouvement scientifique, et doit être envisagé
comme tel. Pour une grande part, ce mouvement est né de la frus-
tration et de l'amertume qu'avaient ressenties deux prix Nobel alle-
mands, Philipp Lenard et Johannes Stark, pendant la République de
Weimar. Ce que les circuits professionnels normaux n'avaient pas
donné à Lenard et Stark au cours de la brève démocratie allemande,
ils tentèrent de l'obtenir dans l'arène politique sous le Troisième
Reich. Lenard, tout comme Stark, faisait partie des physiciens expé-
rimentaux conservateurs qui rejetaient des aspects fondamentaux de
la nouvelle théorie des quanta et de la relativité. Mais, alors que les
objections de Lenard à la théorie relativiste d'Albert Einstein passè-
rent inaperçues pendant la République de Weimar, et que Stark se
voyait refuser la reconnaissance professionnelle à laquelle il esti-
mait avoir droit, leur colère fut canalisée, comme cela fut le cas
pour beaucoup d' Allemands, vers des sentiments antisémites et
anti-démocratiques qui rejoignaient ceux du Parti national-socialiste
ouvrier allemand d' Adolf Hitler.
En 1924, alors que Hitler était brièvement emprisonné à la suite
105
La science sous le Troisième Reich
de sa participation au putsch manqué de Munich cette même année,
Lenard et Stark exprimèrent publiquement leur soutien au dirigeant
national-socialiste. Hitler apprécia beaucoup l'appui qu'il recevait
de la part de deux scientifiques de réputation internationale en ce
moment difficile du développement de son mouvement politique ;
quand les nationaux-socialistes prirent le pouvoir en 1933, ils se
souvinrent de ceux qui étaient leurs amis au sein de la communauté
scientifique. Mais Lenard, âgé, avait alors déjà pris sa retraite
et Stark, malgré son ambitieuse politique scientifique, à travers
laquelle il aspirait à contrôler la science allemande, finit par tomber
sous les coups d'adversaires plus influents que lui et plus au fait des
rouages de la bureaucratie national-socialiste. Il perdit rapidement
les appuis politiques dont il avait bénéficié au début du Troisième
Reich - ainsi, à la fin de 1936, il avait été dépossédé de la plus
grande partie de son pouvoir. Cependant, Lenard et Stark avaient
réussi à rassembler autour d'eux un petit groupe de jeunes scienti-
fiques qui reprirent à leur compte les appels de leurs aînés pour une
science aryenne. Avec Lenard et Stark, ces adhérents du mouve-
ment de la deutsche Physik entreprirent d'influencer le développe-
ment de la physique allemande sous Hitler par tous les moyens à
leur disposition.
Le 15 juillet 1937, Stark attaqua Werner Heisenberg dans un
article de Das Schwarze Korps (la revue des SS). Heisenberg se
plaignit ouvertement et sans hésiter à ses supérieurs de l'université
de Leipzig de la manière « tout à fait éhontée » dont Stark l'avait
attaqué. Il insista pour être protégé contre de semblables attaques.
Si le ministère de !'Éducation était d'accord avec la teneur de
l'article, alors il donnerait sa démission. Sinon, Heisenberg pensait
qu'il avait droit à la protection que, « dans un pareil cas, les forces
armées accorderaient à leur plus jeune lieutenant ».
Comme on pouvait penser que l'article de Stark avait bénéficié,
au moins, de l'approbation tacite des SS, Heisenberg eut recours à
des relations familiales pour en appeler directement au commandant
en chef des SS, Heinrich Himmler. Néanmoins, en avril 1938, un
officier SS subalterne informa Heisenberg que ceux-ci ne pouvaient
rien pour lui. Heisenberg songea alors à émigrer, car il ne voyait pas
comment il pourrait éviter de donner sa démission de Leipzig et de
quitter l'Allemagne. Bien qu'il ne souhaitât pas émigrer, il n'avait
pas le moindre désir de rester en Allemagne en tant que citoyen de
second rang.
La bureaucratie allemande accueillit l'attaque de Stark comme
une regrettable ingérence dans ses affaires. Pendant le Troisième
Reich, beaucoup de gens perdirent leur poste ou se virent refuser
106
Mark Walker
des promotions pour des motifs politiques. Mais ces décisions, de
même que les plaintes pour manque de fiabilité politique d'un fonc-
tionnaire, devaient suivre la« voie officielle». Quiconque contour-
nait cette voie, comme Stark venait de le faire, était passible d'un
rappel à l'ordre. Il fallait, par exemple, éviter les attaques par voie
de presse, comme le décrétèrent en 1936 à la fois le ministère de la
Propagande et la chancellerie du Parti. Immédiatement après
l'attaque contre Heisenberg, le recteur de l'université se plaignit à
son supérieur hiérarchique de ce que ces attaques publiques étaient
dirigées en dernier ressort contre« les éléments mêmes du gouver-
nement national-socialiste qui avaient la charge de la politique du
personnel ».
Presque sept mois après avoir exigé une décision de principe de
la part du ministère de !'Éducation, Heisenberg lui envoya une nou-
velle lettre virulente : le ministère pensait-il réellement que Heisen-
berg méritait d'être traité de « Juif blanc» ou d' « Ossietzky de la
physique » ? Que ses supérieurs ne se décident pas à le protéger
contre des attaques injustes et le maintiennent à ce sujet dans une
incertitude prolongée « paralysait tout travail». A titre d'exemple,
Heisenberg racontait comment un étudiant avait en même temps
refusé un poste et une bourse dans son institut après l'attaque de
Stark: l'étudiant craignait que l'association avec Heisenberg ne lui
fasse politiquement tort.
Des amis influents, dont le très respecté ingénieur en aéronau-
tique de Gottingen, Ludwig Prandtl, finirent cependant par venir en
aide à Heisenberg et à la communauté des physiciens allemands.
Profitant de ce qu'il était assis à côté de Heinrich Himmler lors de
la réunion de l'Académie allemande de la recherche aéronautique
du 1ermars 1938, Prandtl défendit énergiquement la cause de la
physique moderne, et ce contre la deutsche Physik. Dans une lettre
qu'il lui envoya quatre mois plus tard, Prandtl rappela à Himmler
l'objet de ses préoccupations. Une clique réduite de physiciens
expérimentalistes, n'arrivant pas à suivre la physique dans ses avan-
cées les plus récentes, attaquait les nouveaux développements de la
discipline pour la raison principale que d'importantes parties en
avaient été créées par des Juifs. Utilisant le même langage que le
chef des SS, Prandtl reconnaissait que, parmi ces chercheurs non
aryens, il s'en trouvait quelques-uns de niveau inférieur qui« trom-
petaient leur marchandise talmudique» avec l' « industrie coutu-
mière à leur race». Cependant, Prandtl soulignait plus loin qu'il y
avait eu des chercheurs non aryens de tout premier rang qui avaient
fourni de grands efforts pour faire progresser la science et y avaient
vraiment réussi. L'expert en aéronautique de Gottingen sacrifia éga-
107
La science sous le Troisième Reich
lement à la pratique inévitable des attaques contre Einstein. En ce
qui concerne Einstein, écrivait-il, il fallait faire la distinction entre la
personne et le physicien : le physicien était de premier ordre mais,
toujours selon Prandtl, la gloire précoce d'Einstein lui était montée à
la tête, si bien que sa personne était devenue insupportable.
Ayant démontré que son propos était non de défendre les Juifs,
mais de soutenir la physique moderne, Prandtl se mit à plaider la
cause de Heisenberg. Les autorités au niveau le plus élevé de l'Etat
national-socialiste et les premières instances du Parti devaient énon-
cer clairement leur désaccord avec Stark, car sinon l'efficacité de
l'enseignement de Heisenberg serait compromise. Prandtl suggéra
entre autres que l'on permette à Heisenberg d'exprimer son point
de vue dans les pages de la revue Die Zeitschrift für die gesamte
Naturwissenschaft, principale tribune du mouvement de la deutsche
Physik. L'ingénieur de Gottingen conclut en soulignant l'impor-
tance qu'il accordait à l'affaire, non pas pour Heisenberg lui-même,
mais en raison du souci qu'il avait de la physique allemande.
Il ne fallut pas quinze jours pour que Heisenberg et Prandtl reçoi-
vent tous deux de bonnes nouvelles de la part des SS - en effet,
Heinrich Himmler leur écrivit personnellement. Le chef des SS se
rangea à l'avis de Prandtl, selon lequel Heisenberg était un homme
respectable et intègre. Himmler lui-même empêcherait à l'avenir
toute attaque contre la réputation de Heisenberg ; mais il exigeait
aussi que le physicien sépare dorénavant nettement l'admiration
qu'il pouvait avoir pour des résultats scientifiques de la personnalité
et des positions politiques du chercheur en question. Himmler atten-
dait de Heisenberg qu'il s'occupe de physique, pas de politique.
Parallèlement, Reinhard Heydrich, le chef du service de sécurité des
SS, reçut de Himmler l'ordre d'appuyer Heisenberg, car Himmler
considérait quel' Allemagne ne pouvait pas se permettre de« perdre
ou réduire au silence» ce physicien encore relativement jeune,
capable de former une génération de scientifiques.
La réponse de Heisenberg à Himmler fut immédiate ; il se déclara
prêt à distinguer dorénavant l'attitude politique d'un chercheur
d'avec ses recherches. Mais il demandait plus que d'être à l'abri
de toute attaque ultérieure. Il exigeait également une réhabilita-
tion officielle. Les choses en restèrent là pour quelques mois. En
novembre 1938 cependant, Himmler dépêcha un messager à Hei-
senberg pour recueillir de plus amples informations à propos de
cette« guerre de la physique», ce que Heisenberg considéra comme
étant de bon augure. Quelques jours plus tard, un fonctionnaire du
Parti annonçait à Ludwig Prandtl que le « combat » contre la théorie
de la relativité avait été stoppé par quelqu'un de haut placé.
108
Mark Walker
Au cours des premiers mois de 1939, Heisenberg se rendit plu-
sieurs fois à Berlin pour s'entretenir avec les SS. Il trouva les
membres du cabinet de Himmler particulièrement bien disposés à
son égard. L'un des SS qui l'interrogeait avait passé des examens
de physique avec lui dans la dernière année de la République de
Weimar et il était tout à fait d'accord avec son ancien professeur au
sujet de la physique moderne. Un autre officier SS, Johannes Juilfs,
était un physicien expérimentateur respecté. Ancien assistant en
physique théorique de Max von Laue, il soutenait énergiquement
Heisenberg dans son combat contre la deutsche Physik. Mais le pro-
blème était que Rudolf Hess, dauphin de Hitler et directeur poli-
tique du Parti, s'opposait à la nomination de Heisenberg à Munich.
Comme Heisenberg s'en rendit compte lui-même, l'affaire de la
succession de Sommerfeld était devenue un enjeu politique.
Un bureaucrate des SS apprit à Heisenberg que Himmler avait
tout fait pour qu'il soit nommé à Munich, mais que Walter Schultze,
le chef de la Ligue national-socialiste des enseignants d'université,
soutenait l'idée que le Parti avait d'ores et déjà pris position contre
Heisenberg en ce qui concernait le poste de Munich. Si on se déci-
dait néanmoins à nommer Heisenberg à Munich, le Parti perdrait la
face. Himmler n'était pas d'accord avec Schultze, mais ne tenait pas
du tout à s'aliéner le Parti pour un poste de professeur. Himmler
était tout prêt à appuyer la nomination de Heisenberg à un poste
prestigieux, ce qui entraînerait sa réhabilitation officielle, à condi-
tion que ce soit ailleurs qu'à Munich - une offre que le chef des SS
considérait sans doute comme le mot de la fin, de sa part, dans cette
affaire. En juin 1939, la direction des SS informa Heisenberg que,
dans le cadre de sa réhabilitation officielle, il serait appelé à un
poste prestigieux et autorisé à exposer son point de vue dans la
revue de la deutsche Physik. Les propositions de Prandtl avaient
donc été suivies à la lettre.
Mais si Heisenberg ne devait pas succéder à Sommerfeld comme
professeur de physique théorique à Munich, qui serait nommé à sa
place? Au cours du printemps 1939, des rumeurs circulèrent selon
lesquelles Wilhelm Dames, un physicien fonctionnaire du ministère
de !'Éducation, appuyait la candidature de Wilhelm Müller, ingé-
nieur en aéronautique proche du mouvement de la deutsche Physik,
quoique ce dernier ne fût pas physicien, et encore moins théoricien.
Il y avait bien d'autres candidats plus compétents que Müller,
envers lesquels le clan de Lenard et Stark se serait montré tout aussi
favorable, ce qui fit penser à Heisenberg que le poste de Munich
était également devenu l'enjeu d'un combat politique entre le
ministère de !'Éducation et la deutsche Physik. Selon la rumeur,
109
La science sous le Troisième Reich
comme le ministère était sous pression pour la nomination d'un par-
tisan de la deutsche Physik, Dames soutenait la candidature de Mül-
ler afin de mobiliser, à l'intérieur même de l'État, les forces qui
s'opposaient à la deutsche Physik. Et même si ce mouvement
d'opposition s'avérait impuissant, par le seul fait de la nomination à
Munich d'un adepte de la deutsche Physik que presque tout le
monde jugeait incompétent, Dames aurait réussi à exposer la fac-
tion de Lenard et Stark à la risée publique. Si telle était bien la stra-
tégie de Dames, celle-là fut pleinement couronnée de succès:
Müller succéda à Arnold Sommerfeld le 1er décembre 1939 et
s'attira immédiatement les foudres de ceux qui attaquaient en fait la
deutsche Physik.
Malheureusement, la bonne volonté des SS ne suffit pas à mettre
fin aux ennuis de Heisenberg. En décembre 1938, un fonctionnaire
du ministère de la Culture de Saxe rendit une visite officieuse à l'un
de ses collègues berlinois du ministère de l'Éducation du Reich
pour s'enquérir de l'affaire Heisenberg. Le physicien n'avait pas
encore reçu de réponse, parce que le ministre, Rust, n'avait pas
encore pris de décision. Le ministère ne se souciait pas seulement
de la personne de Heisenberg, mais était également préoccupé par la
controverse entre la« physique théorique» et la« physique expéri-
mentale».
Les deux bureaucrates tombèrent d'accord pour dire que Stark
était allé trop loin, mais, par ailleurs, ils étaient convaincus que Hei-
senberg avait cherché ce qui lui était arrivé. Au courant de l'été
1934, Johannes Stark avait orchestré un appel public de soutien à
Adolf Hitler, appel que Heisenberg refusa de signer. Les explica-
tions que présentait maintenant ce dernier ne justifiaient en rien son
attitude. Le fonctionnaire du ministère de Saxe s'empressa cepen-
dant de rassurer le recteur de l'université de Leipzig: Heisenberg
ne subirait pas de sanction disciplinaire pour sa « conduite politi-
quement inacceptable » ; il devait seulement « s'armer encore un
peu de patience».
Au mois de mai 1939, un document parut qui contribuera à réduire
au silence la deutsche Physik, à réhabiliter la physique théorique
moderne et à changer la vie de Heisenberg. Les SS avaient enfin
achevé leur enquête sur Heisenberg et la physique. Ils envoyèrent
leur rapport à la chancellerie du Parti, en transmirent une copie au
ministre de l'Éducation du Reich, et allèrent jusqu'à exiger du minis-
tère une nouvelle nomination pour Heisenberg, précisant quel devait
être ce nouveau poste et pour quelles raisons il devait en être ainsi.
Comme il n'était pas possible de nommer Heisenberg à Munich,
les SS choisirent pour lui le poste vacant de physique théorique de
110
Mark Walker
l'université de Vienne. La plupart des professeurs de physique de
Vienne s'étaient inscrits au NSDAP alors que celui-ci était encore
illégal en Autriche - ils étaient politiquement et idéologiquement
sûrs. Les SS pensaient que l'on pouvait raisonnablement espérer
que ce cercle de physiciens éveillerait l'intérêt de Heisenberg pour
la politique et l'amènerait à terme à adhérer au national-socialisme.
Ce rapport des SS est important en lui-même car non seulement il
devança une enquête parallèle de la part de la chancellerie du Parti,
mais il s'imposa comme définitif. Tout jugement postérieur sur Hei-
senberg s'inspira de ce rapport et, apparemment, l'affaire Heisen-
berg ne fut jamais rouverte.
Selon les SS, Heisenberg était un homme d'une réputation scien-
tifique sans égale. Sa force résidait dans l'école de physiciens qu'il
avait formée. Pour ce qui est de la « controverse à propos des fon-
dements de la physique qui faisait rage alors», Heisenberg était
d'avis qu'il ne pouvait y avoir de conflit entre la physique expéri-
mentale et la physique théorique, pour la raison que tout physicien
théoricien considérait la physique expérimentale comme absolu-
ment nécessaire à son propre travail. Qui plus est, la réciproque était
tout aussi fondée.
En ce qui concernait la physique théorique, Heisenberg préférait
nettement la distinction entre « les "bons" et les "mauvais" scienti-
fiques» et considérait comme médiocres les physiciens qui« s'étaient
éloignés de l'expérience immédiate» (ces derniers termes recou-
vrent une définition plutôt vague adoptée par les partisans de la
deutsche Physik). Le « mauvais physicien » de Heisenberg - tou-
jours selon les SS - pouvait être considéré comme l'équivalent du
penseur « étranger à la race » en physique. Heisenberg avait notam-
ment convenu que, parmi les physiciens juifs et les physiciens
aryens formés à l'école juive de la physique, qui avaient été atta-
qués par Lenard et Stark, c'est-à-dire critiqués par ses adversaires,
quelques-uns pouvaient être considérés comme appartenant à cette
catégorie du « mauvais physicien». Les SS reconnaissaient que
Heisenberg lui-même avait été formé à l'école de« la conceptuali-
sation et de la méthode juives en physique», ce qui expliquait que
ses premiers grands succès aient été influencés par une physique
« étrangère à la race». Cependant, disaient-ils, le travail de Heisen-
berg était devenu dans les derniers temps de plus en plus
« conforme à la race ».
En ce qui concerne le personnage et sa manière d'être, les SS le
considéraient comme convenable. Il s'agissait d'un « intellectuel
apolitique» typique. S'il se montrait néanmoins « prêt à servir
l'Allemagne sans condition et à tout moment», c'était, comme il le
111
La science sous le Troisième Reich
leur avait dit lui-même, « parce qu'on est né bon Allemand ou
pas». Qui plus est, ses états de service impressionnèrent favorable-
ment les SS. Il s'était battu avec les corps francs de Lützow contre
la gauche, lors de la révolution qui avait suivi la Première Guerre
mondiale ; il s'était porté volontaire pour le service armé et, pendant
la crise de septembre 1938, alors qu'une guerre avec la Tchéco-
slovaquie semblait imminente, Heisenberg avait été volontaire pour
le front.
Les SS ajoutaient que, malheureusement, l'attitude politique
de Heisenberg n'avait pas toujours été aussi claire. Il avait refusé
de prendre part à une réunion électorale national-socialiste en
1933 sous le prétexte que ses collègues étrangers auraient pu se
méprendre sur son acte. Quand on l'invita à signer le manifeste de
Stark en faveur de Hitler, il répondit par un télégramme :

Bien que personnellement j'opte pour le oui, je pense que les prises
de position politiques de la part de scientifiques sont une erreur
- d'ailleurs ça n'a jamais été dans nos coutumes. C'est pourquoi je
ne signe pas.

Mais depuis, selon les SS, Heisenberg s'était de plus en plus


laissé convaincre par les « succès du national-socialisme» et
« voyait celui-ci désormais d'un bon œil ». Il était cependant tou-
jours d'avis qu'un rôle politiquement actif ne convenait pas à un
professeur d'université. Pour finir, les SS espéraient qu'on pourrait
amener Heisenberg à accepter l'antisémitisme:« A l'heure actuelle,
même Heisenberg rejette complètement l'aliénation par les Juifs de
!'"espace vital" allemand.» Mais cette dernière affirmation expri-
mait au mieux un vœu pieux, et plus probablement une erreur de
jugement.
C'était pourtant bien le Parti, et non les SS, qui devait donner son
approbation dans le cas des nominations politiquement délicates ; le
ministère de !'Éducation ne pouvait envoyer Heisenberg nulle part
sans l'accord formel de la chancellerie du Parti. Le projet de le
nommer à Vienne avait été soumis au Parti peu de temps avant
Noël, mais la chancellerie refusa: la conduite politique de Heisen-
berg, et plus particulièrement son attitude après la prise du pouvoir
par les nationaux-socialistes, rendait cette nomination impossible
- pour le moment.

112
Mark Walker

La guerre et le déclin de la « deutsche Physik »

Avec l'intensification et l'allongement de la guerre, la politique


officielle national-socialiste tout comme l'attitude officieuse de
l'État vis-à-vis de la physique moderne se mirent à changer. Le gou-
vernement, le Parti et les forces armées commencèrent à se préoc-
cuper davantage de l'enseignement scientifique et de la production
d'armes que de l'influence des Juifs en physique. Cette évolution
ne pouvait que faire du tort à la cause de la deutsche Physik et jouer
en faveur de scientifiques comme Heisenberg. Pressés notamment
par l'industrie allemande et les chefs militaires, les nationaux-socia-
listes se montraient tout prêts à faire des compromis avec leur ligne
idéologique dure pour obtenir en retour des concessions de la part
de la communauté des physiciens. Les partisans de la deutsche Phy-
sik, dont la physique avait toujours été stérile et qui avaient fait
confiance au discours pour exercer leur influence dans le cadre du
nouvel ordre allemand, se trouvèrent écartés de la course à la mobi-
lisation totale de la science allemande pour la guerre.
Par exemple, bien que le nombre de postes d'enseignement en
physique théorique eût diminué pendant les six premières années du
Troisième Reich, plusieurs nouveaux postes de professeurs et
d'assistants furent créés dans cette matière pendant la guerre. Qui
plus est, ces nouveaux postes furent occupés par de jeunes physi-
ciens respectés par la communauté établie, et non par les adhérents
de la deutsche Physik. La création de la nouvelle université de
Strasbourg est l'exemple le plus frappant du prestige retrouvé de la
physique moderne. Située sur une terre «récupérée» par l' Alle-
magne, cette université était censée devenir une vitrine du national-
socialisme. Seuls des savants et des enseignants dont on pouvait
penser qu'ils étaient d'énergiques champions du national-socialisme
devaient être nommés à Strasbourg. L'exemple le plus extrême du
scientifique rentrant dans ce moule était l'anatomiste strasbour-
geois, le professeur August Hirt, qui, sous les auspices du Conseil
national de la recherche du Reich, pratiqua l'expérimentation
humaine pour étudier les effets de certaines « armes chimiques »
- ce sont les SS qui fournissaient des déportés du camp de concen-
tration du Struthof (dans les Vosges) pour servir de sujets d'expé-
rience dans le cadre de cette recherche scientifique 1•

1. Voir également la thèse de Patrick Wechsler sur La F acuité de médecine de la Reichs-


universitiit Straj3burg ( 1941-1945), Strasbourg, 1991 (NdR).

113
La science sous le Troisième Reich
On peut dire, bien sûr, que les sciences exactes étaient plus éloi-
gnées des applications pratiques de l'idéologie national-socialiste
que les sciences biologiques. On attendait néanmoins de la physique
- comme de toutes les matières enseignées à Strasbourg - qu'elle
soutienne le national-socialisme et qu'elle aide à son développe-
ment. Toutefois, de la même manière que la nomination de Müller à
Munich peut être considérée comme le point culminant de la
deutsche Physik, les nominations en physique en 1941 à Strasbourg
représentèrent une défaite majeure pour la faction de Lenard et
Stark. Les trois postes de professeurs créés à Strasbourg furent
occupés par des scientifiques de talent, adversaires de la deutsche
Physik. Ainsi, Rudolf Fleischmann, ancien élève du très respecté
physicien expérimentateur de Gottingen, Robert Pohl, et ancien
assistant de Walter Bo the, ainsi que Wolfgang Finkelnburg, qui était
déjà professeur à un poste moins prestigieux, devinrent tous les
deux professeurs associés (Extraordinariat) en physique expéri-
mentale.
Vu dans le contexte du débat de la deutsche Physik, le nouveau
poste de professeur associé en physique théorique représentait plus
qu'une simple création de poste. C'était une affaire de prestige.
L'université tenait à engager Carl Friedrich von Weizsacker, mais
sa candidature fut rejetée par des fonctionnaires du Parti. Bien
qu'on ne puisse rien lui reprocher de particulier, il montrait si peu
d'intérêt pour les événements politiques du temps que cette absence
de dispositions ne permettait pas de penser qu'il pût jamais prendre
une part active au mouvement national-socialiste. Cette manière
d'appréhender la personnalité de Weizsacker était cependant erro-
née. Bien qu'il se soit tenu à distance de l'activité politique, au sens
où l'entendaient les nationaux-socialistes, il montrait en même
temps beaucoup d'intérêt pour la politique en général et était en par-
ticulier très impliqué dans la politique étrangère du Reich. Ce juge-
ment émis par le Parti montrait justement à quel point Carl
Friedrich von Weizsacker était habile au jeu politique du Troisième
Reich.
Mais l'université de Strasbouri tenait à Weizsacker et ne renonça
pas aussi vite. Le ministre de l'Education, un doyen de l'université
de Strasbourg et le père de Weizsacker - secrétaire d'État aux
Affaires étrangères allemandes -, tous collaborèrent pour amener le
physicien Weizsacker à Strasbourg. Ainsi, Ernst von Weizsacker
demanda à la chancellerie du Parti d'examiner à nouveau le dossier
de son fils, en soulignant le fait que ce dernier appartenait à la Ligue
national-socialiste des enseignants et qu'il s'était porté volontaire
pour le service du travail ainsi que pour le service national. La
114
Mark Walker
Ligue des enseignants d'université soutint également la candidature
de Weizsacker. Bien que cet organe du Parti fût également d'avis
que les professeurs de Strasbourg devaient être prêts à prendre fait
et cause pour le national-socialisme, il appuya Weizsacker car, pour
ce qui était de la physique théorique, celui-ci était sans aucun doute
l'un des meilleurs scientifiques de sa génération.
La Ligue des enseignants d'université souligna le fait que Weiz-
sacker s'était engagé volontairement et que l'administration des
armées l'avait classé« uk 2 ». Elle suggéra qu'un membre énergique
de ses représentants à Strasbourg parviendrait peut-être à persuader
Weizsacker de jouer un rôle plus actif dans le mouvement national-
socialiste. Le bureau pour la politique étrangère du NSDAP
d'Alfred Rosenberg donna son accord pour que Weizsacker aille à
Strasbourg, mais il n'était pas dupe quant aux chances qu'il y avait
de l'amener à s'engager dans l'action politique pour le Parti. Le
représentant de Rosenberg fit référence à l'inactivité politique - au
sens du Parti - du physicien, mais ne vit pas d'inconvénient à la
venue de Weizsacker à Strasbourg, tant qu'on ne trouvait pas
d'autre candidat politiquement sûr et d'une stature scientifique
égale. Les références scientifiques étaient désormais devenues plus
importantes que la simple acceptabilité politique. L'État et le Parti
se rendaient également compte que les scientifiques apolitiques
n'étaient pas seulement acceptables, mais que, à défaut d'un
nombre suffisant de chercheurs qui feraient preuve à la fois de com-
pétence professionnelle et d'une loyauté sans faille à l'égard du
national-socialisme, on ne pouvait plus s'en passer.
Comme le montre clairement la nomination de Weizsacker à
Strasbourg, à partir de 1941 les partisans de la deutsche Physik bat-
taient en retraite. Pour Heisenberg, la nomination de Weizsacker
apportait une« bouffée d'air frais» à la physique allemande. Un an
plus tôt, un membre influent de la Ligue des enseignants d'univer-
sité, Wolfgang Finkelnburg, avait lancé l'offensive contre les dis-
ciples de Lenard et Stark en organisant à Munich, sous les auspices
de la Ligue, un débat sur la physique moderne.
Le dénouement de la conférence de Munich marquait une nette
victoire de la communauté des physiciens. Les défenseurs de la
deutsche Physik furent obligés de parler physique et non politique,
et un organe du Parti, la Ligue des enseignants d'université, recon-
naissait officiellement la théorie de la relativité et la mécanique
quantique comme des éléments à part entière de la science alle-

2. « Uk » = unabkommlich, qualificatif utilisé par l'armée pour désigner une personne,


jugée indispensable dans le civil, qu'on libère des obligations militaires (NdR).

115
La science sous le Troisième Reich
mande. On venait de briser les reins à la deutsche Physik. Munich
resta l'une des rares citadelles des disciples de Lenard et Stark, qui
se retrouvaient de plus en plus isolés. La deutsche Physik rendit son
dernier soupir lors d'une « retraite de physiciens» qui eut lieu sous
les auspices de la Ligue des enseignants d'université à Seefeld, au
Tyrol, au mois de novembre 1942.
Les rares partisans de Lenard et Stark qui participèrent à cette
retraite furent écrasés sous le nombre de leurs adversaires et réduits
au silence - on va comprendre pourquoi. Étaient présentes plusieurs
personnes qui s'opposaient depuis longtemps à la deutsche Physik
- comme Wolfgang Finkelnburg, Werner Heisenberg et Carl Frie-
drich von Weizsacker -, mais aussi Carl Ramsauer, un scientifique
du monde de l'industrie. Ce dernier défendit les intérêts de l'indus-
trie et de 1'armée dans une communication où il présentait le dange-
reux déclin de la physique allemande. En outre, la présence de
Johannes Juilfs montrait clairement quel parti les SS avaient pris
dans le débat de la deutsche Physik. Le compromis adopté lors du
débat de Munich de 1940 fut repris par les physiciens réunis. La
théorie de la relativité et la mécanique quantique furent reconnues
comme des éléments importants de la physique allemande. L'État
national-socialiste se voyait obligé d'en rabattre quant à la pureté
idéologique de l'enseignement de la physique s'il voulait obtenir le
plein appui de la communauté de la physique allemande.
Un appui politique sous le Troisième Reich, cependant, n'était
pas accordé à titre gracieux. En échange du libre choix des
programmes d'enseignement et des nominations à l'université, la
communauté des physiciens dut accepter de faire quelques conces-
sions en matières politique et idéologique. L'exposé faisant défini-
tivement autorité, quant aux règles à suivre en ce qui concerne
la physique moderne sous le national-socialisme, fut rédigé par
Heisenberg dans la Zeitschrift für die gesamte Naturwissenschaft
sous le titre: « L'évaluation de la "physique théorique moderne"».
Si les attaques de Stark et d'autres contre sa réputation scienti-
fique et sa loyauté à l'égard du pays avaient mis Heisenberg en
colère, les pertes du poste de Munich et de la succession de son
maître Sommerfeld 1'avaient ulcéré. Comme cela ressort clairement
du ton de son article, sec et dur, Heisenberg attendait depuis long-
temps le moment de prendre sa revanche. En lieu et place des
dichotomies en usage chez les partisans de la deutsche Physik pen-
dant les années qui avaient précédé - comme, par exemple,« prag-
matique» contre «dogmatique», «réaliste» contre «irréaliste», et
«clair» contre «formaliste» -, Heisenberg proposait une distinc-
tion plus claire pour juger de la physique: «vrai» ou «faux». Le
116
Mark Walker
sarcasme était évident dans sa façon de rejeter l'assertion que la
physique moderne n'avait pas encore été complètement vérifiée par
l'expérience. Bien que le soleil se levât tous les matins et que les
lois de la mécanique eussent toujours résisté à l'épreuve, il était
impossible de démontrer rigoureusement que le soleil allait se lever
le lendemain. Néanmoins, notait Heisenberg, la plupart des gens
étaient convaincus que le soleil allait bien se lever et se conten-
taient, dans la pratique, de ce degré de certitude.
Heisenberg démontrait que la théorie de la relativité restreinte et
la mécanique quantique avaient toutes les deux été couronnées de
succès. Engageant l'offensive, il mit au défi ses adversaires - qui,
comme il le souligna, avaient été incapables de suivre la physique,
tant expérimentale que théorique, dans les vingt dernières années de
ses développements - de prendre en défaut la physique moderne.
Seule une preuve expérimentale contradictoire pouvait renver-
ser une théorie scientifique, et non des discours philosophiques
ou polémiques. Son argument obéissait au langage de l'époque:
l'expérience devait être « sur le front ». La dernière phrase de son
article exprimait son aversion pour les pratiques de la deutsche Phy-
sik : utiliser des arguments et des moyens autres que scientifiques
dans une discussion scientifique était indigne de la science alle-
mande.
Mais le soutien des SS, sans lequel cet article n'aurait jamais
pu être publié, lui coûta cher. Heisenberg et toute la communauté
de la physique allemande furent obligés de désavouer la contribu-
tion d'Einstein à la physique moderne, et ce souvent de façon
mortifiante. Il fallait à tout prix séparer la physique allemande des
Juifs, comme Heisenberg entreprit de le faire. Il commença par atta-
quer la chapelle de la deutsche Physik pour son soutien à la phy-
sique juive(!), en citant un article écrit à l'époque de la République
de Weimar par un défenseur de la deutsche Physik, Hugo Dingler,
dans lequel ce dernier parlait favorablement d'Albert Einstein. Hei-
senberg poursuivait en soutenant qu'une théorie physique propose
des énoncés sur la réalité - et c'est tout. La réalité existe indépen-
damment des théories, quelle que soit leur origine. Même si Chris-
tophe Colomb n'avait pas existé, déclarait-il, on aurait découvert
l'Amérique. On aurait trouvé la théorie ~es phénomènes électriques
sans James Clerk Maxwell, et les ondes électriques sans Heinrich
Hertz, car celui qui découvre ne peut modifier la réalité. De la
même manière, la théorie de la relativité restreinte aurait vu le jour
sans Einstein. Puis Heisenberg remarquait que d'autres scienti-
fiques, comme Hendrik Antoon Lorentz et Henri Poincaré, s'étaient
penchés sur des questions voisines.et avaient été très près de décou-
117
La, science sous le Troisième Reich
vrir la relativité restreinte. Quand il s'agit de la justesse d'une théo-
rie, on peut, selon Heisenberg, ignorer son histoire.
L'article de Heisenberg et la reconnaissance officielle de la phy-
sique moderne que celui-ci impliquait ranimèrent le courage de
ses collègues. Le physico-chimiste munichois Klaus Clusius, qui
était confronté quotidiennement, à l'université, à l'influence de la
deutsche Physik, exprima son vif dégoût des disciples de Lenard et
Stark. Pour Clusius, la publication du papier de Heisenberg dans la
revue de la deutsche Physik, c'était Daniel descendant dans la fosse
aux lions! Clusius ajouta à l'intention de son collègue physicien
qu'il ne s'était abonné à la revue de la deutsche Physik que pour
rester au courant du « radotage » et du « venin que crachaient » leurs
adversaires. Ce pensum déplaisant était incontournable, car il faut
connaître ses ennemis. Clusius émit le souhait que ce « nid de
vipères » les laisse enfin en paix. Le mouvement de la deutsche
Physik, jadis puissant, n'était plus maintenant qu'une faction isolée
occasionnant de temps à autre quelque agacement.

Le pouvoir contre l'idéologie

L'existence d'un conflit entre l'idéologie et le pouvoir au sein de


l'État allemand se manifeste clairement dans les contre-attaques
répétées contre la deutsche Physik. Le 4 septembre 1939, juste
avant qu'il soit détaché par l'armée allemande en tant que membre
du programme de recherche sur les applications militaires et écono-
miques de la fission nucléaire, Werner Heisenberg écrivit à Arnold
Sommerfeld de sa maison de vacances en Bavière qu'il attendait
son ordre de mobilisation qui, «bizarrement», ne lui était pas
encore parvenu. Heisenberg ne savait pas ce qu'on allait faire de lui,
et sa famille resterait dans leur maison de vacances dans les mon-
tagnes en attendant la fin de la guerre. Il écrivait à son ancien maître
qu'il espérait que la guerre ne coûterait pas trop de vies humaines
- souhait qui, comme on le sait, ne se réalisera pas. Trois ans plus
tard, et après beaucoup de vies perdues, Heisenberg fut appelé à la
direction de l'institut Kaiser-Wilhelm de physique à Berlin-Dahlem.
Cette nomination, qui intervint au printemps 1942, fut considérée à
la fois par les SS et par Heisenberg lui-même comme l'accomplis-
sement de la promesse de Himmler. De la même manière que des
intrigues politiques avaient fait perdre à Heisenberg le poste de
Munich, il obtenait, six ans après, deux postes encore plus presti-
118
Mark Walker
gieux - la direction de l'institut de physique s'accompagnant auto-
matiquement d'un poste de professeur à l'université de Berlin - en
raison des appuis politiques que la physique théorique et la commu-
nauté des physiciens venaient de trouver dans l'Allemagne natio-
nal-socialiste. Il est certain que les mérites scientifiques de
Heisenberg justifiaient amplement les deux nominations berli-
noises, mais qu'il ne les devait pas pour autant à sa compétence pro-
fessionnelle.
La polémique suscitée par la nomination de Müller à Munich ne
s'était pas apaisée suite à la promesse de Himmler d'un poste de
professeur pour Werner Heisenberg. Qu'un important centre de
physique théorique allemand soit maintenant dirigé par quelqu'un
qui était incapable d'enseigner la physique était une épine dans le
pied de Ludwig Prandtl. Cela l'incita à trouver des alliés dans
l'industrie en vue d'un nouvel assaut, encore plus vigoureux, contre
le bastion de la politique scientifique national-socialiste en phy-
sique. Cette fois, Prandtl, le plus grand expert en aéronautique
d'Allemagne, aborda les rouages du pouvoir militaire en s'adressant
directement au Reichsmarschal Hermann Goring, second de Hitler
et chef de l'aviation militaire allemande. Prandtl se plaignit auprès
de Goring que, en raison des attaques contre la physique théorique,
l'enseignement de la physique s'était dégradé à tel point quel' Alle-
magne courait le danger de se retrouver loin derrière les Etats-Unis
dans ce domaine, vital d'un point de vue militaire comme d'un
point de vue économique. Et, concentrant plus particulièrement son
argument sur Müller, il qualifia sa nomination de « sabotage ».
Cependant, un secrétaire de Goring informa Prandtl que le
Reichsmarschal était malheureusement trop pris pour s'occuper
de sa requête et suggéra qu'il s'en entretînt directement avec le
ministre de l'Éducation, Rust (l'ingénieur réalisa par la suite que
Goring était probablement occupé à préparer l'invasion allemande
de la Russie). Prandtl répondit une semaine plus tard en faisant
remarquer que, dans la mesure où Rust lui-même avait approuvé la
nomination de Müller, toute tentative de consulter le ministre à ce
sujet ne rimerait à rien.
Goring ne répondit pas à Prandtl, et l'industriel Albert Vogler
suggéra à ce dernier d'emprunter une autre voie d'accès au pouvoir
- en mobilisant l'armée par l'entremise de l'industrie. Prandtl
s'assura ainsi le concours de physiciens influents et convaincus
dans le milieu de l'industrie- en particulier celui de Carl Ramsauer,
un physicien très en vue de la AEG (Allgemeine Elektrizitatsgesell-
schaft) qui venait d'être nommé à la présidence de la Société alle-
mande de physique. Le choix de Ramsauer avait cet avantage que
119
La, science sous le Troisième Reich
celui-ci était un ancien élève de Philipp Lenard, bien qu'il se fût
séparé de son ancien maître, et qu'on ne pourrait pas l'accuser
d'être sous la coupe de la physique juive.
Les infortunes guerrières de l'Allemagne faisaient également le
jeu de Ludwig Prandtl, de Carl Ramsauer et de leurs alliés. Peu
après que la défense russe eut figé dans la glace les percées
de la guerre éclair au cours de l'hiver 1941, la prise de conscience
que l'économie de guerre allemande devait être totalement repen-
sée et qu'il fallait la rendre plus efficace s'insinua dans toutes les
composantes de l'État. Ramsauer réussit à convaincre le général de
brigade Friedrich Fromm, commandant de l'armée de réserve alle-
mande et chef de la production d'armement, que la physique alle-
mande, et avec elle la capacité del' Allemagne à mener la guerre,
courait un grave danger. Deux semaines plus tard, Prandtl contacta
. le Feld-Marschall Erhard Milch, suppléant de Goring au ministère
de l' Air ; début décembre 1941, il reçut une réponse favorable, car
Milch avait lu sa lettre avec beaucoup d'intérêt. L'armée de l'air
avait mesuré le lien qui unissait la physique universitaire avec la
production industrielle d'armes modernes. Milch était d'accord
avec Fromm sur le fait que les forces armées allemandes et, si pos-
sible, d'autres instances du Reich se devaient de soutenir la cause
de Prandtl.
Ayant réussi à se doter d'appuis politiques de cette envergure,
Ramsauer entreprit d'imposer une réhabilitation officielle de la phy-
sique théorique. Il soumit au ministre de !'Éducation, Rust, un
mémoire de vingt-huit pages, comprenant six annexes, sur l'état
pitoyable de la physique allemande. Ni Ramsauer, ni Joos, ni Fin-
kelnburg n'attendaient de réaction de la part de Rust; mais le
ministre de !'Éducation n'était pas leur cible principale. Les scienti-
fiques étaient certains que le Parti et l'armée allemande entendraient
leur message. En sa qualité de président de la Société allemande de
physique, Ramsauer informa Rust qu'il considérait comme étant de
son devoir de porter à l'attention du ministre l'inquiétude qu'il
nourrissait quant à l'avenir de la physique allemande. Celle-ci avait
perdu son ancienne suprématie au profit de la physique américaine
et risquait de se faire distancer de plus en plus. Bien qu'il fût avéré
que les Américains employaient beaucoup de matériel, d'argent et
d'hommes pour leur physique, Ramsauer pensait que le déclin alle-
mand avait aussi une autre cause, tout aussi importante que celle
des moyens mis en œuvre. Les Américains avaient réussi à former
une génération entière de jeunes chercheurs, à la fois capables et
insouciants, qui prenaient plaisir à leur travail, dont les perfor-
mances individuelles étaient à l'égal de celles des meilleurs cher-
120
Mark Walker
cheurs que l'Allemagne ait connus, et qui étaient supérieurs aux phy-
siciens allemands par leur aptitude à travailler en groupe. Bien sûr,
notait Ramsauer, les universités allemandes, ainsi que leurs filières
techniques, ne recevaient qu'une fraction de l'argent indispensable
à la recherche et à l'enseignement de la physique, mais, qui plus est,
l'une des branches les plus importantes de la discipline, c'est-à-dire
la physique théorique, avait été reléguée à l'arrière-plan. En prenant
garde de sacrifier au rituel désormais obligatoire des attaques contre
la personne d'Einstein, Ramsauer protestait de ce que le« combat
justifié» contre le Juif Einstein et contre les « divagations de sa
physique spéculative» avait été reporté sur l'ensemble de la phy-
sique moderne. Il insistait particulièrement sur le fait que les nomi-
nations de professeurs ne se faisaient pas sur la base des
compétences professionnelles et que la carrière académique avait
perdu beaucoup de son attrait et de son intérêt pour un physicien. Il
fallait mettre un terme aux combats qui faisaient rage au sein de la
physique allemande, écrivait avec passion Ramsauer, si cette
science devait avoir quelques chances de rétablissement. Il termina
sa lettre à Rust en émettant ces deux propositions : que les deux fac-
tions de la physique se rencontrent en terrain neutre pour débattre
de leurs différends, et que l'on augmente considérablement le sou-
tien financier à la physique allemande. Le physicien industriel se
permit d'ajouter qu'il avait d'ores et déjà acquis l'appui de Fromm
ainsi que celui du ministère de l' Air, que l'armée était prête à aug-
menter son apport financier à la physique - et qu'il avait envoyé
copie de son mémoire à la Ligue national-socialiste des enseignants
d'université.
Les annexes au mémoire de Ramsauer développaient plusieurs
points essentiels pour son raisonnement. L'affirmation que la phy-
sique américaine avait devancé la physique allemande était démon-
trée de manière convaincante par une comparaison statistique du
nombre respectif des publications américaines et allemandes en phy-
sique, des prix Nobel, des articles de physique nucléaire - « le terrain
à l'avenir le plus prometteur» - et du nombre de cyclotrons. Dans
tous les domaines, l'Allemagne avait perdu la plus grande part de
l'avance considérable qu'elle avait eue par rapport aux Américains,
voire était déjà à leur traîne. L'importance stratégique décisive
qu'avait prise la physique théorique moderne était soulignée par une
référence ouverte à sa signification militaire et, plus particulière-
ment, à son application la plus guerrière, la puissance nucléaire.
Ramsauer insistait sur le fait que les enjeux en présence allaient bien
au-delà de divergences d'opinions scientifiques, et qu'il en allait
peut-être de l'affaire la plus importante pour l'avenir de l'économie
121
La, science sous le Troisième Reich
et de l'armée allemandes : la libération de nouvelles sources d' éner-
gie. A cet égard, le potentiel connu de la physique et de la chimie
classiques était épuisé. Seule la physique nucléaire permettait d' es-
pérer en de nouvelles ressources en énergie et en explosifs.
En d'autres termes, la deutsche Physik n'était pas à même de pro-
duire de nouvelles armes de destruction : seule la physique théo-
rique moderne pouvait le faire. Il fallait choisir entre l'idéologie et
la puissance et, étant donné la situation tendue de la guerre, l' avan-
tage allait à cette dernière. Le message du mémoire de Ramsauer
était clair : il convenait de soutenir la physique allemande et de la
laisser travailler en paix, non en raison d'une quelconque opposi-
tion de la communauté des physiciens au national-socialisme, car ce
n'était pas le cas, mais bien plutôt pour permettre aux physiciens
allemands de mieux aider l'Allemagne à gagner la guerre et à
reconquérir sa place de puissance mondiale.
Le ministère de !'Éducation ne répondit pas directement aux cri-
tiques de Ramsauer, mais son mémoire circula très largement, et
avec beaucoup de succès. Les plus hautes instances du gouverne-
ment semblaient désormais éprouver beaucoup d'intérêt pour la
physique moderne. En raison des réalités d'une guerre qui se pro-
longeait, et devant l'insistance de l'industrie allemande, le Parti,
l'armée et l'État allemand voyaient maintenant clairement les liens
entre l'enseignement de la physique, la recherche et les sciences et
techniques de la guerre.
L'initiative de Prandtl et de Ramsauer produisit un effet qui se
propagea en cascade à travers tout le Troisième Reich. Dans ses
souvenirs, longtemps après la guerre, Albert Speer rappelle com-
ment, au printemps 1942, alors qu'il venait d'être nommé ministre
de l' Armement et des Munitions, il fut contacté par Fromm et
Vogler au nom de la physique allemande. Tout comme Ramsauer
avant eux, Fromm et Vogler mentionnèrent le projet de l'énergie
nucléaire comme exemple de l'intérêt militaire et économique
potentiel de la science, et plus particulièrement de la physique
moderne. Speer était l'un des principaux patrons de la science et de
la technologie allemandes ; il jouissait de pouvoirs étendus au sein
de l'économie de guerre et avait une très haute opinion de la science
et de la technologie.
Pendant l'été 1942, Speer et plusieurs dignitaires de l'armée alle-
mande rencontrèrent des représentants de la physique allemande
dans les bureaux de la société Kaiser-Wilhelm. Heisenberg figurait
parmi les conférenciers. Il présenta quelques applications dans le
domaine de la physique nucléaire, dans un discours sans nul doute
identique à celui qu'il avait prononcé six mois plus tôt devant le
122
Mark Walker
Conseil pour la recherche du Reich. Il avait dit alors que l'iso-
tope 235 de l'uranium était un explosif« d'une force tout à fait
inimaginable » - son collègue Otto Hahn nota dans son Journal que
les conférences de Heisenberg devant le Conseil avaient fait bonne
impression. Au mois de mai suivant, les choses avaient progressé
au point que le physicien Wolfgang Finkelnburg put dire à Heisen-
berg que sa conférence devant le Conseil de la recherche et les
comptes rendus qu'en avait faits la presse avaient eu un effet positif.
Finkelnburg avait reçu plusieurs demandes de renseignements de la
part de différentes instances du Parti à propos de l' « importance
militaire » de la physique théorique et, plus particulièrement, de
celle du travail de Heisenberg.
De fait, la prise de conscience du potentiel militaire de l'éne~ie
nucléaire avait pénétré dans les cercles les plus élevés de l'Etat
national-socialiste. Le 21 mars 1942, moins d'un mois après la
conférence de Heisenberg, le ministre de la Propagande, Josef
Goebbels, nota dans son Journal qu'il avait reçu un rapport sur les
derniers développements de la science allemande. Goebbels venait
d'apprendre que les recherches dans le« domaine de la désintégra-
tion atomique» avaient progressé de telle manière qu'il devenait
envisageable d'utiliser celle-ci dans le cadre de la guerre en cours.
Selon ce rapport, il était possible d'obtenir des « destructions
immenses » grâce à un effort minimal, si bien que l'on pouvait res-
sentir un« certain effroi» devant les perspectives d'une guerre pro-
longée ou d'une guerre future. La technologie moderne plaçait entre
les mains des hommes des moyens de destruction que le ministère
de la Propagande trouvait « tout simplement inimaginables ». Il en
conclut qu'il était capital que l'Allemagne devançât ses concur-
rents, car celui qui disposerait le premier d'une telle « innovation
révolutionnaire » aurait les meilleures chances de l'emporter.
Speer rapporta après la guerre que, lors de la conférence de juin
1942 à laquelle il assista avec différents dirigeants de l'armée alle-
mande, il avait demandé à Heisenberg s'il était pensable d'em-
ployer des armes nucléaires dans cette guerre. Cette question
n'avait rien d'extraordinaire - on la posait sans doute à Heisenberg
chaque fois qu'il évoquait l'énergie nucléaire devant un parterre de
non-initiés - et, toujours selon Speer, Heisenberg reprit fidèlement à
son compte l'évaluation effectuée par l'armée allemande six mois
auparavant. Les armes nucléaires étaient pour l'avenir, pas pour la
Seconde Guerre mondiale. De plus, cette rencontre avec Speer et
des membres influents de l'armée eut lieu lors du deuxième temps
fort de la campagne militaire allemande. Le général Erwin Rommel
et ses troupes avançaient en Afrique du Nord, la guerre sous-marine
123
La science sous le Troisième Reich
affamait progressivement la Grande-Bretagne et les armées alle-
mandes cernaient Stalingrad et Moscou. Une fois de plus, le besoin
d'armes miraculeuses ne se faisait pas sentir.
Speer était très impressionné par les perspectives d'avenir, mili-
taires et économiques, de la physique moderne et par celles des
applications militaires du nucléaire. Il s'intéressa de très près à ces
recherches et proposa à Heisenberg de lui apporter toute l'aide pos-
sible pour les recherches qu'il menait dans son institut. L'appui de
Speer recelait des potentialités énormes. Son cabinet avait la haute
main sur la distribution des matériaux et des hommes, sur les
constructions du temps de guerre, et décidait des classifications
«prioritaires», ce qui était capital. La guerre avait dépassé le stade
où l'argent seul était suffisant. Sans classement en catégorie priori-
taire, il était impossible de se procurer des matériaux, d'obtenir de
la main-d' œuvre et de poursuivre une quelconque recherche.
Venant s'ajouter à l'importante influence exercée par les SS, les
nouvelles alliances que la communauté des physiciens allemands
avait trouvées dans l'industrie, l'armée, et au sein du gouvernement,
ont toutes joué un rôle dans la nomination de Heisenberg à l'institut
Kaiser-Wilhelm de physique. Car si le fait d'être nommé avec la
bénédiction du ministère de l'Éducation du Reich pour diriger l'insti-
tut de physique était bien, obtenir réellement le poste et le garder
constituait une autre paire de manches. En été 1942, Albert Vogler et
Werner Heisenberg lui-même considéraient comme entendue laques-
tion de la nomination de celui-ci; mais cette nomination à l'institut
de Berlin-Dahlem avait déclenché une réévaluation de la physique
théorique par l'État et le Parti. La deutsche Physik n'était plus dans le
coup, la physique moderne faisait son entrée en scène.
Les défenseurs de cette dernière s'étaient servis des potentialités
militaires de leur discipline pour assurer sa viabilité idéologique. Le
ministère de !'Éducation souligna l'importance de la nomination de
Heisenberg pour la défense nationale en faisant valoir qu'il était
pour ainsi dire le chef de la communauté allemande de physique
atomique, et insista sur le fait que Speer et l'armée allemande
avaient exprimé « le plus grand intérêt » pour cette recherche. Le
cabinet d'Alfred Rosenberg plaça la science avant la politique, se
fit l'écho du mémoire de Ramsauer, soutenant qu'il serait inadmis-
sible de laisser la physique atomique allemande se faire distancer
par la science d'autres pays, et affirma de manière laconique que le
Parti ne pouvait pas intervenir dans la « querelle d'opinion» entre
les deux écoles de physique théorique de Lenard et de Heisenberg.
Le gouvernement national-socialiste considérait dorénavant la
controverse à propos de la deutsche Physik comme une affaire
124
Mark Walker
interne, un débat professionnel entre deux groupes de physiciens
allemands faisant également montre de loyauté envers l'État et
apportant tous deux leur part à l'effort de guerre. Notamment,
l'opposition à la deutsche Physik n'était plus considérée comme une
opposition au national-socialisme. Quand on demanda à la Ligue
national-socialiste des enseignants d'université un rapport sur Hei-
senberg, celle-ci reprit presque textuellement le rapport SS de 1939
et souligna que le Reichsfahrer SS lui-même avait exigé l'arrêt des
attaques politiques contre Heisenberg. S'il avait été possible de trai-
ter Heisenberg en 1937 de« Juif blanc», il devenait possible, cinq
ans plus tard, de le défendre pour ses qualités de nationaliste et
d'anti-communiste. Mais la communauté des physiciens recevait
maintenant un appui considérable de la part des SS, du ministère de
l' Armement et des Munitions, ainsi que de l'armée. Par l'exploita-
tion qu'elle avait faite de la préoccupation grandissante pour l'effort
de guerre, et en utilisant la force nucléaire comme l'exemple même
de l'importance militaire de la science, la physique moderne avait
réussi à séduire plusieurs parties de l'État allemand.
Si la chapelle de Lenard et Stark avait réussi à peser sur les rap-
ports entre la physique allemande et l'État, la nomination de Müller
à Munich se révéla être une victoire à la Pyrrhus. Les succès de la
deutsche Physik entre 1933 et 1938 contrastaient fortement avec la
disgrâce qu'elle connut pendant les années de guerre. Confrontées
aux réalités de la guerre - surtout quand celle-ci tourna au vinaigre
pour l'Allemagne -, les grandes instances de l'État prêtèrent
l'oreille à Prandtl et à Ramsauer lorsque ceux-ci soulignèrent
l'importance militaire de la science appliquée, même sous la forme
de l'enseignement scientifique, et elles écoutèrent leurs appels pour
le soutien d'une physique non politisée au service de la guerre. La
communauté des physiciens avait su manipuler avec succès et à son
profit la marge étroite qui séparait les diatribes contre Einstein
d'une obstruction à la physique nécessaire à l'effort de guerre.

La dénazification

Heisenberg avait des dettes à payer à la fin du Troisième Reich.


Plusieurs membres du Parti, des SS et du gouvernement national-
socialiste lui avaient prêté assistance lors de la controverse contre
la deutsche Physik; maintenant qu'ils étaient confrontés à la dénazi-
fication, ils se tournaient vers lui pour lui demander son aide. Hei-
125
La science sous le Troisième Reich
senberg délivra à ses anciens alliés parmi les SS et à l'intérieur du
Parti des Persilscheine (« certificats de blanchiment ») qui faisaient
l'éloge de la part respective que ceux-ci avaient pris dans le combat
contre la deutsche Physik. Dans le cas de Johannes Juilfs cependant,
Heisenberg en fit beaucoup plus que nécessaire. Juilfs avait été mis
en cause par un tribunal de dénazification en raison de son passé
dans les SS, et il ne pouvait pas reprendre sa place au sein de l'uni-
versité en tant que professeur ou chercheur. Au cours de l'été 1948,
Heisenberg contacta l'un de ses collègues d'un institut de recherche
en Rhénanie - qui, administrativement, n'appartenait à aucune des
quatre zones d'occupation - et s'enquit auprès de lui d'un poste
pour Juilfs, arguant de ce que ce dernier était intervenu énergique-
ment en faveur du « côté raisonnable » au cours du combat contre la
deutsche Physik. Malheureusement, l'institut de Rhénanie n'avait
même pas assez d'argent pour ses propres chercheurs.
Après la fondation de la République fédérale d'Allemagne, le sort
de Juilfs connut une amélioration considérable : à la fin de la décen-
nie, il était professeur à l'université technique de Hanovre. Bien que
Juilfs fût plus lourdement compromis que la plupart des autres
scientifiques allemands, son histoire est caractéristique à maints
égards. Au début de l'après-guerre, de nombreux scientifiques, ainsi
que d'autres universitaires, perdirent leur poste en raison du proces-
sus de dénazification en cours, mais, dès le début de la nouvelle
République fédérale d'Allemagne, la plupart d'entre eux l'avaient
recouvré.
Philipp Lenard était extrêmement âgé à la fin de la guerre; c'est
donc Johannes Stark - politiquement de loin le plus actif des deux -
qui représenta la deutsche Physik lors du procès de dénazification.
Sur son questionnaire de dénazification, Stark nota qu'il fallait
l'innocenter de toutes les accusations qui pesaient contre lui. Mais,
bien au contraire, le tribunal de dénazification de Traunstein le
reconnut coupable et le condamna en tant que grand délinquant à
quatre ans de travaux forcés. Stark, âgé de 73 ans et de santé fra-
gile, fit appel.
La cour d'appel de Munich révoqua le jugement de Traunstein.
On pouvait diviser en trois catégories les charges pesant contre
Stark: 1) conflits avec des personnes résidant dans la région de
Traunstein; 2) soutien apporté à Hitler et à la cause du national-
socialisme avant 1933; 3) activités comme président de la Commu-
nauté allemande de recherche de 1934 à 1936 et de l'institut
physico-technique du Reich de 1933 à 1939. La première accusa-
tion fut rapidement écartée, car les accusateurs de Stark étaient
moins dignes de foi que l'accusé. Alors même que le bien-fondé de
126
Mark Walker
la deuxième accusation était incontestable, apporter son soutien à
Hitler avant l'accession au pouvoir des nationaux-socialistes ne
signifiait pas nécessairement pour la cour de Munich qu'on avait
soutenu la dictature national-socialiste, et Stark avait en effet quitté
le Parti en 1943. Le troisième chef d'accusation était compliqué par
un témoignage de Traunstein apparemment faux, selon lequel Stark
n'aurait embauché que des camarades du Parti à des postes scienti-
fiques dans son institut physico-technique. Le tribunal de Munich
recueillit des preuves abondantes du fait que Stark - du moins si
l'on en croyait certaines personnes - avait dirigé son institut d'une
manière professionnellement irréprochable.
Mais le troisième chef d'accusation portait aussi sur les attaques
de Stark contre les partisans de la« science juive», ce qui amena le
tribunal de Munich à solliciter les témoignages d'Einstein, de Hei-
senberg et d'autres sur l'antisémitisme de Stark et son hostilité à
l'égard de la théorie de la relativité. La cour demanda à Heisenberg
son avis sur deux points fondamentaux : 1) la différence entre une
physique « dogmatique » (celle de Heisenberg) et une physique
«pragmatique» (celle de Stark) était-elle fondée sur l'antisémi-
tisme ou sur des méthodes de recherche professionnellement défen-
dables? 2) Stark avait-il joué un rôle dans le rejet de la théorie de la
relativité et dans son interdiction pendant le Troisième Reich?
Heisenberg répondit que, selon lui, l'attaque que Stark avait por-
tée contre lui en le qualifiant de « Juif blanc» ne signifiait pas qu'il
lui en voulait personnellement, mais seulement qu'il avait voulu
empêcher sa nomination à Munich. La déclaration de Heisenberg
recoupait le témoignage d'Einstein à la cour: Heisenberg ne pensait
pas que l'antisémitisme fût à la source des actions entreprises par
Stark. Pour lui, c'était l'amertume de ne pas se sentir assez apprécié
par ses collègues qui avait amené Stark à se comporter de cette
manière« tout à fait inadmissible». Cependant, Heisenberg dit clai-
rement quels étaient les responsables de la deutsche Physik. La
campagne contre la théorie de la relativité, menée par un petit
groupe de nationaux-socialistes, résultait presque exclusivement de
l'activité de deux hommes. Lenard et Stark, ajouta Heisenberg,
avaient réussi à entraîner de « jeunes et faibles » membres du Parti
dans des attaques contre une physique « calcifiée et enjuivée». La
cour d'appel de Munich considéra que la controverse autour de la
deutsche Physik avait été un débat scientifique dont elle ne pouvait
pas juger, en conséquence de quoi elle rangea Stark parmi les délin-
quants mineurs et le condamna à mille marks d'amende.
La sollicitude dont Heisenberg fit preuve envers Juilfs, ce physi-
cien SS qui avait un rang important dans le cabinet de Himmler et
127
La science sous le Troisième Reich
qui avait pris le parti de Heisenberg dans l'affaire de la deutsche
Physik, cette sollicitude contraste étrangement avec son attitude
réservée, sinon amère, à l'encontre de Johannes Stark, ce défenseur
relativement inoffensif de la deutsche Physik. Bien que cette diffé-
rence repose sur des raisons personnelles - Heisenberg avait perdu
son poste de Munich à cause de Stark, alors que Juilfs avait tenté de
l'aider à le retrouver-, ce contraste est caractéristique d'un des
aspects de la reconstruction apologétique que la communauté de la
physique allemande a diffusée après guerre. Les équations suivantes
furent établies rétrospectivement: 1) le mouvement de la deutsche
Physik égale la somme des influences exercées par le national-
socialisme sur la physique allemande; 2) Lenard, Stark et leurs
rares partisans égalent la participation totale des physiciens alle-
mands au national-socialisme. Selon la« ligne du Parti» d'après
1945, les «nazis» parmi les physiciens allemands furent Lenard,
Stark et leurs disciples. Un scientifique qui avait appuyé Heisenberg
dans la controverse de la deutsche Physik - quoi qu'il ait pu faire
par ailleurs pendant le Troisième Reich- n'était pas un« nazi». En
redéfinissant rétrospectivement et de façon aussi étroite les interac-
tions entre la physique et le national-socialisme, les physiciens alle-
mands purent prétendre qu'ils avaient «résisté» en gagnant la
bataille contre la deutsche Physik.

Conclusion

La relation entre la physique allemande et le national-socialisme


était faite de compromis et de collaboration. En effet, chaque
branche de l'État - y compris le Parti, la police secrète, les SS,
l'armée et les différents ministères - comptait dans ses services des
scientifiques compétents et loyaux, mais dont la loyauté s'exprimait
avant tout envers leur organisme (par exemple, les SS) plutôt
qu'envers la« science» ou la« physique». Au lieu de voir les rela-
tions du national-socialisme avec la science tout en noir et blanc, en
«nazis» et en« ennemis ou victimes des nazis», il faut explorer les
zones grises, là où les scientifiques s'opposèrent à certains aspects
de la politique national-socialiste tout en lui apportant leur soutien à
d'autres égards.
Le combat contre la deutsche Physik illustre bien le dilemme de
la recherche et de l'enseignement scientifiques dans un État totali-
taire (ou fasciste). Aucun objectif ne peut être poursuivi sans colla-
128
Mark Walker
boration avec le parti-État et ses propres objectifs, et c'est pourquoi
la validité et le sens d'une distinction entre chercheurs dévoués au
régime et scientifiques apolitiques sont limités. La communauté éta-
blie et apolitique de la physique mena une rude bataille couronnée
de succès contre la science politisée incarnée par la deutsche Phy-
sik. On peut cependant constater avec ironie que, pour vaincre les
partisans de Lenard et Stark, des scientifiques comme Finkelnburg,
Heisenberg, Prandtl, Ramsauer et Weizsacker agirent dans le cadre
du système national-socialiste, lui accordant par là même appui et
légitimité, ce qui constituait une action tout à fait politique.

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La physique à l'université de Hambourg
de 1933 à 1945
Monika Renneberg

C'est en tant qu'exemple de la physique comme discipline


universitaire que nous en aborderons l'histoire sous le nazisme à
Hambourg 1• Mes résultats sont à replacer dans un cadre d' interpréta-
tion plus vaste car, comme l'a montré Mark Walker, les effets
du nazisme ont été lourds de conséquences pour la physique en
Allemagne. Cependant, on ne saurait interpréter les changements
survenus uniquement comme les interventions d'un système de
domination totalitaire dont la majorité des physiciens concernés
aurait été la victime. Je pars plutôt de l'idée - j'en montrerai laper-
tinence pour l'exemple de Hambourg - qu'il existait, à l'intérieur
des cadres tant idéologiques qu'organisationnels, des marges de
manœuvre dont on pouvait tirer parti. D'une part, les structures de
pouvoir sous le nazisme se caractérisaient par l'existence de blocs
hiérarchisés et rivaux offrant une certaine latitude pour une politique
d'alliances. D'autre part, il est impossible de discerner une idéolo-
gie scientifique nazie formant un tout cohérent; le cadre défini poli-
tiquement était suffisamment flou pour que les scientifiques puissent
eux-mêmes déterminer leur insertion dans le système. Lorsque je
parle de« marges de manœuvre idéologiques et organisationnelles»,
je pars du principe qu'elles n'existaient évidemment qu'en deçà d'un
certain seuil: le racisme, en particulier l'antisémitisme et le nationa-
lisme, fait partie des conditions d'ensemble impossibles à modifier 2 •
Après un rapide tour d'horizon de la situation à la fin de la Répu-
blique de Weimar, j'aborderai les effets qu'ont eus les lois et décrets
appliqués dans le cadre de la politique universitaire, ainsi que les
1. Je m'appuie sur une contribution à un projet d'études de l'université de Hambourg
concernant son histoire sous le Troisième Reich que j'ai rédigée il y a quelques années.
L'essentiel des sources sur lesquelles je me fonde est constitué par les dossiers des facultés
et des personnels de cette époque; j'ai exploité en outre des publications de physique et
réalisé quelques interviews.
2. Dans mes hypothèses de travail, je m'appuie en particulier sur Herbert Mehrtens,
« Das "Dritte Reich" in der Naturwissenschaftsgeschichte : Literaturbericht und Problem-
skizze », in Herbert Mehrtens et Steffen Richter, Naturwissenschaft, Technik und NS-/deo-
logie, Francfort, Suhrkamp, 1980, p. 15-87.

133
La science sous le Troisième Reich
réactions des physiciens. Les aspects plutôt idéologiques de la poli-
tique universitaire nazie seront traités en montrant quels ont été les
arguments et les possibilités d'action correspondantes élaborés par
les physiciens à l'intérieur de ce cadre. Après un rapide examen des
conditions de travail durant la guerre, je terminerai sur quelques
remarques concernant le jugement politique porté sur ces événe-
ments par les physiciens après la guerre.

La situation à la fin de la République de Weimar

Au début des années 30, la physique était remarquablement bien


équipée à l'université de Hambourg, alors que cette université
n'avait été fondée qu'en 1919. Il y avait, en plus de l'institut de
physique expérimentale, d'autres instituts de physique théorique et
appliquée ainsi qu'un institut de chimie physique. Depuis 1919,
c'était Peter Paul Koch ( 1879-1945), disciple de Rëmtgen, qui était
professeur titulaire de la chaire de physique expérimentale. Il avait
fait de l'optique et de la spectroscopie radiographique le domaine
de recherche privilégié de l'institut. Lui-même cependant n'appor-
tait plus de contributions notoires au progrès scientifique de sa spé-
cialité ; se chargeaient de ce travail deux collaborateurs. Deux autres
collaborateurs, Walter Gordon (1893-1939) et Rudolf Minkowski
(1895-1976), s'occupaient des questions actuelles et modernes de la
physique atomique et de la mécanique quantique. Ils travaillaient en
collaboration étroite avec l'institut de physique théorique dirigé
depuis 1921 par Wilhelm Lenz (1888-1957), un disciple de Som-
merfeld. En plus de divers autres domaines de la physique théo-
rique, Lenz encouragea surtout la physique quantique. Il mit sur
pied un véritable centre de physique atomique, en relation avec ses
propres recherches. En faisaient partie les collaborateurs déjà évo-
qués de l'institut de physique expérimentale, les assistants que Lenz
fit venir à Hambourg, comme Wolf gang Pauli et Pascual Jordan par
exemple, et les collaborateurs de l'institut de chimie physique dirigé
depuis 1923 par Otto Stem (1888-1969). Stern monta à Hambourg
un laboratoire pour sa méthode des jets atomiques ; il obtint en 1943
le prix Nobel de physique pour avoir déterminé fin 1932 le moment
magnétique du proton.
La physique appliquée était elle aussi représentée à Hambourg
par un institut propre. Le professeur extraordinaire 3 Hans Georg

3. Voir p. 323, « Note sur les grades universitaires».

134
Monika Renneberg
Memer (1882-1967), disposant de moyens comparativement modestes,
y travaillait avec un assistant sur des questions théoriques et pra-
tiques concernant les tubes électroniques.
Dans les années 20, Hambourg jouissait globalement d'une excel-
lente réputation en tant que centre de recherche de physique ato-
mique, réputation reposant sur la collaboration des spécialistes de
physique expérimentale et théorique ainsi que des physico-chi-
mistes, et qui attirait de nombreux et éminents scientifiques, étran-
gers à l'université. Parallèlement, il se faisait du bon travail en
optique classique et en physique appliquée, mais il passait relative-
ment inaperçu.
Au début des années 30, tous les professeurs eurent de graves
problèmes du fait de la faible dotation financière de leurs instituts et
surtout du manque de locaux. Au début des années 20, les instituts-
avaient été installés les uns après les autres dans le bâtiment de
l'ancien institut d'État de physique. Dans cet espace réduit, il leur
fallut maîtriser non seulement un développement permanent de la
recherche, mais encore une augmentation en flèche du nombre des
étudiants 4. Pour faire face à ces difficultés, les physiciens ne cessè-
rent de revendiquer de nouveaux bâtiments auprès des services
administratifs de l'université mais, jusqu'en 1933, ils ne purent
enregistrer que de maigres succès.
Les sources disponibles ne permettent pas d'apprécier avec certi-
tude l'attitude politique des professeurs de physique, de déterminer
par exemple une appartenance à un parti politique précis. Cepen-
dant, tous peuvent être définis comme conservateurs et ils étaient
tous très réticents à l'encontre des sociaux-démocrates, largement
représentés à Hambourg. Du reste, les physiciens se considéraient
eux-mêmes comme apolitiques.

Lois et décrets : effets et réactions

En 1933, les nazis prirent le pouvoir et réclamèrent aussitôt une


université «politique» au sens national-socialiste. Cette exigence
idéologique s'accompagnait d'une série de lois et de décrets qui,
tous, transformaient la structure des universités. Je me contenterai
de rappeler ici les changements introduits dans l'autonomie admi-
nistrative des universités : désormais, le Führerprinzip était valable
également dans les facultés; des représentants de la Ligue national-

4. Nombre des étudiants en 1924 : 30; en 1928 : 60; en 1933 : 90.

135
La, science sous le Troisième Reich
socialiste des enseignants d'université assistaient aux réunions; la
faculté perdait le droit de décerner l'habilitation à enseigner 5 en
toute indépendance, pour ne citer que ces quelques exemples 6 • La
faculté de mathématiques et des sciences de la nature de Hambourg,
et les physiciens avec elle, accepta tous ces décrets et s'en accom-
moda.
Parmi les mesures les plus radicales, on compte les révocations
en vertu de la « loi sur la revalorisation de la fonction publique ».
En physique, étaient concernés tout d'abord les deux représentants
de la physique moderne de l'institut de physique expérimentale: les
professeurs titulaires Walter Gordon et Rudolf Minkowski, juifs
tous les deux. Gordon fut révoqué de son poste à l'institut en juin
1933 sans notification de motif et on lui retira le droit d'enseigner
pour cause d' « origine non aryenne». Prenant position sur ces déci-
sions, il fit d'abord valoir qu'il relevait des mesures d'exception
prévues par la loi, en tant qu' ancien combattant de la Première
Guerre mondiale; mais l'administration n'admit pas la légitimité de
cette objection. Il émigra en Suède la même année 7 •
Quant à Rudolf Minkowski, on lui reconnut dans un premier
temps la qualité d'ancien combattant, ce qui lui permit de con-
server son poste. Dans une lettre écrite en janvier 1934 à Arnold
Sommerfeld, se reflètent ses hésitations et surtout son propre aveu-
glement par rapport à sa situation. Sommerfeld lui avait auparavant
parlé d'un emploi de physicien à l'étranger. Mais Minkowski refusa
ce poste: ses conditions de travail à l'institut de Hambourg étaient
encore bonnes - en janvier 1934 ! - et il se sentait, disait-il, telle-
ment chez lui en Allemagne qu'il ne parvenait pas à se décider à
émigrer. Deux mois plus tard déjà, cette appréciation était caduque :
l'administration lui retirait le droit d'enseigner en se fondant cette
fois-ci sur l'article 6 de la loi sur le statut des fonctionnaires« pour
simplification de l'administration». Minkowski émigra aux USA en
mai 1935 8•
Le directeur et presque tous les collaborateurs de l'institut de chi-
mie physique furent victimes de la même loi dès 1933.

5. Venia legendi; voir p. 323-324.


6. Voir par exemple Peter Lundgreen, « Hochschulpolitik im Dritten Reich», in
P. Lundgreen (dir.), Wissenschaft im Dritten Reich, Francfort, Suhrkamp, 1985, p. 9-30.
7. Archives d'Etat de Hambourg, administration de l'université, dossiers des person-
nels: dossier W. Gordon, lettres de l'administration de l'université à Gordon du 28 juin
1933, du 18 juillet 1933 et du 19 juillet 1933; lettre de Gordon à l'administration du
20 juillet 1933; lettre de l'administration à Gordon du 1« septembre 1933.
8. Lettre de Minkowski à Sommerfeld du 19 janvier 1934 (Musée allemand, Munich);
lettre del' administration de l'université à Minkowski du 26 mars 1934; lettre du 25 février
1935 de Minkowski à l'administration par l'intermédiaire de Koch; lettre de l'administra-
tion à Koch du 12 octobre 1935 (archives de Hambourg).

136
Monika Renneberg
L'administration évita toutefois de révoquer sans autre forme de
procès le scientifique de renom international qu'était Otto Stem; elle
le poussa à émigrer. Les lettres de licenciement adressées à deux de
ses assistants, Otto Frisch et Robert Schnurmann, sont datées du
19 juin 1933. Stem, quant à lui, sollicita le lendemain l'autorisation
d'assister à un congrès à Zurich à la fin du mois. Le recteur de l'uni-
versité conseilla d'accorder à Stem sa demande de congé:

Une interdiction ferait à mon avis davantage de dégâts sur le plan


politique; s'il devait prendre des contacts en vue d'émigrer, ce n'est
pas la peine de l'en empêcher.

Immanuel Estermann reçut lui aussi la lettre qui le relevait de ses


fonctions, avant même que Stem fût parti. Trois de ses quatre assis-
tants de l'institut ayant donc été licenciés, Stem télégraphia de
Zurich fin juin 1933 pour demander son congédiement, qui lui fut
évidemment accordé. Il ne restait plus aux quatre physico-chimistes
d'autre voie que l'émigration 9.
Les révocations eurent des conséquences dramatiques sur la
recherche en physique. Après 1933, il ne pouvait plus être question
de Hambourg comme d'un centre pour la physique atomique et la
théorie quantique. Après la guerre, le théoricien Lenz parla d'un
cercle de physiciens passionnés qui s'était « constitué si heureuse-
ment avant 1933 grâce à une gestion du personnel et à une politique
de nominations appropriée et bien sûr apolitique. [ ... ]Après 1933,
ce cercle s'effondra, hélas, presque entièrement 10 ».
Les physiciens de Hambourg qui n'étaient pas concernés, les
« Aryens » donc, ne purent se résoudre à protester contre la révoca-
tion de leurs collègues et entérinèrent ces mesures de la politique
universitaire nazie. Ils allèrent même plus loin: ils évacuèrent le
problème des expulsions en les traitant comme des mutations tout à
fait normales. C'est ainsi que j'interprète l'attitude de la faculté de
Hambourg qui s'en tint obstinément à l'idée que Stem avait démis-
sionné de son propre chefn. C'est ainsi que j'interprète également
cette information que Koch, directeur de l'institut de physique
expérimentale, adressa à son collègue Sommerfeld :

9. Lettre de l'administration universitaire au Sénat du 27 juillet 1933; lettre de Stem à


l'administration du 20 juin 1933 et note manuscrite de Rein; lettre de l'administration à
Estermann du 23 juin 1933 ; lettre de Stem à l'administration universitaire du 30 juin 1933
(archives de Hambourg).
1O. Lettre de Lenz à l'administration scolaire du 30 juillet 1945 (archives de Hambou~,
institut de physique théorique).
11. Livre des comptes rendus de la faculté de mathématiques et des sciences de
la nature, séance du 12juillet 1933.

137
La science sous le Troisième Reich
Voilà que Gordon est parti et Minkowski [ ... ] va certainement lui
aussi nous quitter un de ces jours. Auriez-vous quelqu'un qui serait
prêt à venir chez nous 12 ?

Ces réactions sont autant de signes d'un refoulement profond,


effrayant, de la part de ces physiciens qui non seulement ont vu
chasser des collègues de longue date sans réagir, mais qui ont de
surcroît ignoré délibérément le caractère politique de ces évictions
en les traitant comme des mutations normales.
La politique universitaire nazie à Hambourg toucha non seule-
ment le personnel, mais aussi les finances. Le projet dit « de réduc-
tion organique » élaboré en 1933 est une réponse nouvelle au vieux
problème de la déplorable situation financière et matérielle de l'uni-
versité. Début 1933, le Sénat de Hambourg était allé jusqu'à discu-
ter de sa fermeture éventuelle. Il repoussa cette solution en mai
1933, mais élabora dès lors le projet d'une « réduction organique»
qui alliait des mesures destinées à régler les problèmes financiers à
la volonté d'opérer une réforme nazie de l'université. Faisaient par-
tie de ce projet de nouvelles réductions de moyens qui, dans le
contexte politique de l'époque, passèrent pour une façon de lutter
contre l' « entrée des masses dans les universités» et la « prolétari-
sation de l'université». On plaça sous le même signe la diminution
du nombre d'étudiants amorcée au semestre d'été de 1933 qui
devait servir à faire de l'université une« école de chefs» en formant
une petite élite nazie 13•
Les directeurs des instituts de physique, qui n'avaient cessé,
depuis le milieu des années 20, de formuler des revendications des-
tinées à remédier au manque de place flagrant, réagirent diverse-
ment à cette situation nouvelle. Les plaintes en provenance de
l'institut de physique expérimentale, qui duraient depuis des années,
se turent. Dans le rapport annuel de 1933, Koch commentait ainsi la
chute du nombre des étudiants :

Pour l'institut, cette évolution n'est pas inopportune, sans même


tenir compte des points de vue d'ordre général qui nous font penser
qu'elle est la·bienvenue. On peut désormais espérer à bon droit que
s'établisse, ·grâce à la baisse des effectifs qui devrait encore s' ac-

12. Lettre de Koch à Sommerfeld du 4 mai 1934 (Musée allemand, Munich).


13. Hambourg sous le Troisième Reich, cahier 2, L'Université de Hambourg, université
politique, Hambourg 1935, 14; Archives de Hambourg: budget de Hambourg, ville libre
de la Hanse de 1928 à 1938; nombre des étudiants: physique 1933: 90, 1936: 45, faculté
1933: 500, 1936: 250.

138
Monika Renneberg
croître, un rapport supportable entre les locaux et les moyens dont
dispose l'institut et le nombre des étudiants.

Au cours des années suivantes, l'institut de physique expérimen-


tale ne réclama plus rien 14 •
Hans Georg Memer, le directeur de l'institut de physique appli-
quée, particulièrement touché par le manque de place, s'engagea
dans une autre voie. L'administration de l'université étant restée
sourde à toutes les revendications, Moller avait, dès 1932, pris lui-
même ses affaires en main et s'était adressé à l'usine de tubes TSF
Valvo. Cette entreprise avait alors mis des locaux à sa disposition
dans son bâtiment administratif inoccupé. Mais en 1934 Valvo éten-
dit son espace de fabrication et la physique appliquée dut quitter les
lieux. Appareils, scientifiques et doctorants furent, tant bien que
mal, relogés très à l'étroit dans le grenier de l'institut de physique
expérimentale. Moller se mit une fois de plus lui-même à la
recherche d'un bâtiment pour son institut et demanda en juin 1934
qu'on lui permette de disposer d'une partie d'une école primaire
vacante. L'administration de l'université mit très longtemps à accor-
der cette autorisation et les sommes nécessaires pour agrandir
l'école. Les crédits attribués en 1935 n'étant, de loin, pas suffisants
pour équiper l'institut, Moller sollicita auprès de l'industrie ham-
bourgeoise les moyens requis. C'est ainsi par exemple que !'Électri-
cité de Hambourg lui fit don des circuits électriques, le Gaz des
conduites de gaz, que Telefunken mit des tableaux de distribution à
sa disposition, et bien d'autres choses. Tant et si bien que Moller et
ses élèves purent emménager début décembre 1935 dans le nouveau
bâtiment de 1'institut 15 •
La réaction des physiciens au projet dit « de réduction orga-
nique» donne un exemple des diverses possibilités d'action face
aux mesures de la politique universitaire nazie. Pour les physiciens,
il s'agissait avant tout d'un problème de place; avant 1933, Koch
et Moller avaient tous deux revendiqué pareillement que l' adminis-
tration résolve le problème. Après 1933, on justifia la politique
d'économies par des raisons idéologiques, mais les problèmes
demeurèrent. Là-dessus, Koch renonça à ses exigences et s' arran-
gea avec l'administration. Quant à Moller, pourtant lui aussi bien
loin de protester contre la politique nazie, il se mit en quête d'alliés
hors de l'université, auprès de l'industrie, et il put ainsi réaliser ses
ambitions.
14. Archives de Hambourg, institut d'État de physique, rapport annuel 1933.
15. Môller aux services administratifs de l'université le 4 février 1932 (archives de
Hambourg).

139
La science sous le Troisième Reich

Argumentation propre et possibilités d'action

Voyons maintenant les aspects plus nettement idéologiques de la


politique universitaire nazie : comment les physiciens élaborèrent
une stratégie de légitimation de leur discipline et comment, en liai-
son avec elle, ils trouvèrent des modèles de comportement allant au-
delà d'une acceptation des décrets inspirés par cette politique.
Le but de la politique universitaire nazie était une « université
politique reposant sur l'idée volkisch ». Au départ, la façon dont
cette science« politique» devait s'organiser n'était pas arrêtée dans
le détail. A l'université de Hambourg, on fonda en 1934 ce qu'on
appela une « communauté politique des spécialités » (Politische
Fachgemeinschaft), qui devait être« le véritable moteur de l'évolu-
tion politico-scientifique nazie de l'université». Cette « commu-
nauté politique des spécialités » avait formellement le statut d'une
faculté; elle organisait ce qu'on appelait des « camps scienti-
fiques », des séries d'exposés et des réunions scientifiques 16• Seuls
des membres du corps enseignant étaient invités à ces dernières.
A partir du semestre d'hiver 1935-1936, les réunions eurent lieu
régulièrement une fois par semaine autour de la question systéma-
tique: « Où en sont les différentes sciences aujourd'hui? Quelles
sont leurs tâches au sein de l'État national-socialiste?» Toutes les
disciplines devaient être examinées sous cet angle ; on commença
par les sciences de la nature. Le groupe de travail était bien fré-
quenté: vingt-cinq à trente scientifiques y assistaient en moyenne,
la physique étant toujours représentée par trois ou quatre personnes.
L'objectif était de trouver des moyens de rétablir l'unité interne des
sciences de la nature. L' « orientation commune au service du
peuple» fut le dénominateur commun que l'on trouva pour cette
nouvelle unité ; il y avait largement de quoi concrétiser un tel objec-
tif. Revenaient régulièrement dans les discussions la question
d'éventuelles « particularités propres à l'espèce», c'est-à-dire les
spécificités raciales des différentes sciences, et celle d'une normali-
sation correspondante des méthodes scientifiques. On rejeta néan-
moins les modèles existants de sciences « caractéristiques de
l'espèce», comme la prétendue« physique allemande». La mission

16. Otto Westphal, « Die politische Fachgemeinschaft nach dem ersten Jahr ihres Bets-
stehens », Journal de l'université de Hambourg, 19 janvier 1935; Geoffrey J. Giles, Stu-
dents and National Socialism in Germany, Princeton University Press, 1985, p. 101-150.

140
Monika Renneberg
« politique » des scientifiques, ainsi que le formula le directeur du
groupe de travail, devait plutôt consister à accomplir les tâches
propres à chaque discipline, dans la conscience d' « être un membre
indispensable à la vie du peuple 17 ». Conformément à ce principe,
les sciences de la nature trouvaient donc leur légitimation avant tout
à travers les possibilités d'application pratique qu'elles offraient :

On n'est pas en droit cependant de dénier aux sciences de la nature


toute importance pour la conservation de l'espèce et de la race, sim-
plement parce qu'elles contiennent trop peu d'éléments caractéris-
tiques de l'espèce ... Au contraire... Avec la connaissance des armes
modernes, mais sans système de pensée politique, un peuple devrait
pouvoir mener une guerre, alors que sans connaissance des armes
modernes, même avec un système de pensée politique, cela devrait
être impossible 18•

Au total, l'importance du groupe de travail « communauté poli-


tique des spécialités» réside dans le fait qu'il offrait aux physiciens
un forum de discussion permettant d'élaborer des schémas d'argu-
mentation grâce auxquels leur discipline pouvait s'affirmer au sein
de l'État nazi. Cela s'est fait surtout à travers les possibilités
d'application pratique, l'importance matérielle de la physique pour
l'économie et les buts militaires du nazisme. Cette stratégie de légi-
timation et l'image qu'ils entendaient donner d'eux-mêmes se
répercutèrent dans la pratique des instituts de physique.
C'est ainsi qu'en 1937 Koch, le directeur de l'institut de physique
expérimentale, adressa à nouveau des revendications à l'administra-
tion universitaire en vue de l'agrandissement de son institut. Il les
justifia avec une assurance nouvelle :

Vu l'importance de plus en plus grande que va acquérir la physique


dans le nouvel empire, eu égard surtout à la militarisation, le besoin
de physiciens va continuer à s'accroître.

De fait, le nombre des thèses soutenues à l'institut avait fortement


augmenté depuis 1935 ; toutefois, les projets de construction de
l'université devinrent caducs avec le début de la guerre. On constate
également, dans les recherches faites à l'institut, un revirement vers
des thèmes orientés davantage vers les possibilités d'application.

17. Rapports des réunions du groupe de travail des sciences de la nature (archives de
Hambourg).
18. Extrait d'un exposé sur la chimie, fait le 12 février 1936 devant le groupe de travail
des sciences de la nature (archives de Hambourg).

141
La science sous le Troisième Reich
C'est ainsi que le successeur du théoricien révoqué Gordon
s'occupa, sur les instances de. Koch, d'ultra-sons. Ce que Koch
commenta en 1938 en disant :

Il s'agit là d'un travail de pionnier dans un domaine dont l'impor-


tance est primordialepour la physique militaire et la technique19 •

Que les physiciens aient eu désormais une conscience nouvelle


de leur importance se voit également en physique appliquée. C'est
ce que je vais mettre en évidence à partir des demandes adressées
aux services administratifs de l'université, visant à transformer le
poste de professeur extraordinaire de Hans Georg Moller en chaire
de professeur titulaire. Toutes ces lettres furent rédigées par Koch
et Lenz, collègues de Moller, depuis 1927, date de la première,
jusqu'en 1939, date de la dernière. La première demande, en 1927,
empruntait la voie traditionnelle: on justifiait la nécessité d'un
poste de professeur titulaire en physique appliquée à l'université de
Hambourg, puis suivait la proposition de nomination - trois avis de
collègues étrangers à l'université attestaient la qualification de Mol-
. Ier. Dans leur demande de 1933, par contre, Lenz et Koch négligè-
rent tout à fait les développements sur l'importance globale de la
physique appliquée ; la justification du poste était taillée sur mesure
pour Mtmer. Cependant, ils ne joignirent pas, cette fois-ci, de certi-
ficats destinés à faire état de son importance sur le plan scientifique,
mais renvoyèrent à l'estime dont jouissait leur collègue auprès des
étudiants, des entreprises hambourgeoises et d'autres organismes
extra-universitaires. En agissant de la sorte, Koch et Lenz tenaient
compte de la situation de l'université en 1933. On y attaquait alors
avec virulence la « science, libre, objective et sans a priori». A la
place, c'est l' « esprit allemand» qui devait inspirer les universités.
Mais quel sens la physique pouvait-elle lui donner, qui ne soit tout à
fait subjectif? C'est là que je vois le rapport avec la demande de
chaire de 1933 : le mérite de Moller, lui non plus, ne pouvait plus
être saisi que subjectivement. Il fallait qu'il jouisse de la faveur des
bons milieux, des milieux influents. Cette demande fut repoussée en
1934 en raison de la politique d'économies de la ville.
En 1939, Koch et Lenz entamèrent une nouvelle procédure,
respectant cette fois la marche à suivre pour tout le Reich, la nomi-
nation se faisant par le doyen de la faculté, en passant par le recteur
de l'université et le ministère de !'Éducation. Dans la nouvelle

19. Lettre de Koch du 20 septembre 1937 au rec'teur (archives de Hambourg); nombre


des thèses soutenues en physique expérimentale de 1930 à 1935: 7; de 1935 à 1940: 22.

142
Monika Renneberg
demande, Memer n'était pas nommé une seule fois. Koch et Lenz
motivèrent la nécessité d'une chaire de professeur titulaire perma-
nente en se fondant exclusivement sur l'importance matérielle de la
physique appliquée pour l'économie allemande. Car, disaient-ils,
grâce à sa recherche et à son enseignement, l'institut servait l'indus-
trie, le Plan quadriennal, la navigation, l'aviation et l'armée. Il était
à l'inverse dépendant du soutien de ces institutions, soutien rendu
très difficile toutefois du fait que l'institut ne bénéficiait pas de la
reconnaissance nécessaire de la part de sa propre administration de
tutelle. Non seulement Koch et Lenz trouvèrent donc judicieux, en
1939, de mettre au premier plan l'importance matérielle de la phy-
sique appliquée, mais ils le firent avec beaucoup d'assurance. Leur
demande était une revendication : pour l'essentiel, ils reprochaient
au ministère de n'avoir toujours pas reconnu l'importance de la
physique appliquée, contrairement à d'autres ministères, l'industrie
et l'armée. Voilà pour l'argumentation. La chaire se fit attendre
encore quatre ans 20 •
Cette assurance nouvelle liée à l'orientation plus nette de la phy-
sique vers son importance matérielle pour le nazisme ne s'exprime
pas seulement au niveau du style des demandes de chaire; elle se
reflète également dans la pratique de l'institut de physique appli-
quée. Car Mêfüer collabora effectivement avec plusieurs organismes
extra-universitaires qui mirent à sa disposition des moyens, tant
pour des missions de recherche que pour des collaborateurs. Parmi
eux on trouve la station d'essai allemande de recherches aéronau-
tiques, la Société anonyme de télévision, le ministère del' Aviation
du Reich et d'autres. En 1939, l'armée couvrait la moitié du budget
de l'institut. Les services administratifs de l'université tinrent
compte eux aussi de l'importance accrue de la physique appliquée :
dès 1938, on accordait à l'institut un deuxième poste d'assistant,
suivi en 1940 d'un troisième puis d'un quatrième 21 •
Une argumentation reposant sur l'application des résultats de la
physique semble au premier abord très éloignée de la physique
théorique. Paradoxalement, on s'en servit pour s'opposer au rejet de
la théorie de la relativité par la prétendue « physique allemande».
Le cas se présenta à Hambourg lorsqu'il s'agit de nommer un nou-
veau titulaire de la chaire d'astronomie 22 • Car la Ligue national-
20. Lettre du 25 février 1927 de la faculté à l'administration universitaire; Koch et
Lenz à la faculté fin 1933; le doyen au ministère de !'Éducation du Reich par l'intermé-
diaire du recteur le 17 juin 1939 (archives de Ha,nibourg).
21. Lettre du 17 juin 1939 au ministère de l'Education du Reich par 1'intermédiaire du
doyen ; l'institut de physique expérimentale à l'administration scolaire le 11 octobre 1945
(archives de Hambourg).
22. Toute la procédure se retrouve dans les archives de Hambourg.

143
La, science sous le Troisième Reich
socialiste des enseignants d'université refusa en 1938 le candidat de
la faculté, Otto Heckmann, arguant du fait qu'il « se plaçait sur le
terrain d'une vision du monde fondée sur la théorie de la relati-
vité». Il ne pouvait donc convenir, en tant que « défenseur de cette
position scientifique pour l'essentiel juive», à la chaire hambour-
geoise. Mais la faculté maintint sa proposition et rassembla de nom-
breux documents pour contrer ce rejet. C'est ainsi qu'elle recueillit
à la fois des témoignages sur la qualification scientifique de Heck-
mann et des attestations politiques certifiant qu'il était suffisam-
ment nazi. Sur la question de la vision du monde fondée sur la
théorie de la relativité, une commission de la faculté réunie exprès
pour la circonstance, et à laquelle participèrent également Koch et
Lenz, élabora une prise de position. La commission constatait dans
un premier temps l'existence d'une conception du monde relativiste
à combattre. Mais il fallait se garder de la confondre avec la théorie
scientifique de la relativité. Il s'agissait au contraire de distinguer
les éléments physiques et cosmologiques de la théorie de la relati-
vité des « éléments juifs accessoires». Différencier de la sorte les
composantes scientifiques et idéologiques était nécessaire car « les
connaissances des sciences de la nature peuvent à tout moment
trouver des applications pratiques et techniques, indispensables à la
lutte pour l'existence du Reich et du peuple allemands». Et d'illus-
trer cela:

C'est ainsi que personne ne songerait à détruire tous les instruments


de l'artillerie de la Wehrmachtqui utilisent sous une forme ou sous
une autre les résultats des travaux de balistique publiés par le Juif
Schwarzschild.
Dans ce cas (est-il dit plus loin), l'application pratique est évidente,
mais toute véritable investigation scientifique est susceptible de
trouver, sur tel ou tel point, une applicationpratique dans le domaine
militaire ou économique.

Cette prise de position fut transmise au ministère de !'Éducation


en 1939 - avec les avis sur Heckmann - et remporta un succès
immédiat: les négociations avec l'intéressé au sujet de sa nomina-
tion aboutirent dès le mois de mars.
Dans cette affaire, le refus de la Ligue ne fut donc pas un obstacle
incontournable. Le ministère était resté dans l'expectative, laissant à
la faculté le champ libre pour des initiatives propres. Qu'elle se
mette en quête d'avis scientifiques pour son candidat était de tradi-
tion. Par contre, en s'efforçant d'obtenir également des jugements
politiques positifs, la faculté s'éloignait une fois de plus de la règle
144
Monika Renneberg
qu'elle s'était fixée de ne décider que sur des critères strictement
professionnels. Qu'il ait fallu prendre au sérieux le reproche d'une
vision du monde fondée sur la théorie de la relativité montre
l'influence de la prétendue « physique allemande» à Hambourg
comme ailleurs. En répondant à ce reproche, la faculté parait les
attaques de nature politique contre la théorie de la relativité, mais
elle édifiait sa riposte sur l'antisémitisme et les objectifs militaires
du nazisme. Par cette voie, elle parvint à ses fins : Otto Heckmann
fut appelé à Hambourg en 1939. Mais, avant que la nomination ne
soit chose faite, il y eut un remaniement des compétences au minis-
tère. Le nouveau chef de section voulut empêcher la nomination de
Heckmann à tout prix. Mais, là encore, la faculté se montra à la hau-
teur des intrigues qui allaient suivre entre les divers services com-
pétents et rivaux. Elle trouva des alliés influents favorables à son
candidat en la personne du directeur de la section « science » du
ministère de !'Éducation et du gouverneur de Hambourg. Heck-
mann fut enfin nommé professeur titulaire de la chaire d' astrono-
mie de Hambourg en avril 1942, après que bien d'autres difficultés
eurent été surmontées.
Les physiciens élaborèrent donc des argumentations permettant à
leur discipline de s'affirmer et de trouver sa place au sein du
nazisme. On rejeta l'évaluation des résultats des sciences de la
nature en fonction de particularités raciales et on y substitua une
évaluation en fonction de leur importance pratique dans la « lutte
allemande pour l'existence». Mais, de ce fait, les physiciens admet-
taient du même coup les principes nazis d'antisémitisme et de natio-
nalisme. Cette légitimation de leur discipline était à la base de la
nouvelle conscience de soi avec laquelle les physiciens formulèrent
à la fin des années 30 leurs revendications à l'égard des autorités.
De la sorte, ils firent à leur discipline une place à l'intérieur du
nazisme, et pas seulement au niveau de l'argumentation. Car la pra-
tique des instituts allait dans le même sens, tant dans le choix de
leurs commanditaires que dans celui des domaines de recherche.

Les conditions de la guerre

L'aboutissement logique de cette évolution fut qu'à Hambourg,


dans les années 40, presque tous les physiciens travaillaient exclusi-
vement à la recherche militaire. Dans l'ensemble, la recherche
scientifique, même destinée à la guerre, n'était pas bien organisée
145
La science sous le Troisième Reich
en Allemagne; la direction n'en était pas centralisée. En 1942, il y
eut tout de même quelques tentatives au plan national pour promou-
voir davantage les sciences de la nature et les mettre au service de la
guerre. C'est ainsi par exemple que le Conseil de recherche du
Reich fut réorganisé avec la tâche explicite de rendre la recherche
« fructueuse » pour la guerre. On créa une Direction de la recherche
de l'armée de l'air et un bureau à vocation d'intermédiaire pour la
marine de guerre. En mai 1942, une commission de ce bureau visita
par exemple les instituts de Hambourg afin de « constater l'exis-
tence de capacités de recherche exploitables à des fins militaires par
la marine de guerre». Les directeurs d'institut et les différents orga-
nismes de recherche conclurent directement des contrats de recherche
militaire 23 •
En 1943, tous les instituts de physique de Hambourg faisaient
de la recherche reconnue explicitement comme « nécessaire à
la guerre». L'institut de physique théorique était la seule excep-
tion: il n'avait pas directement de missions de recherche; Lenz se
contentait de faire à l'occasion des expertises pour l'armée. Les
collaborateurs de l'institut de physique expérimentale travaillaient
sur contrats du Conseil de recherche du Reich et du commandement
suprême de la marine, en particulier sur les ultra-sons, domaine
investi seulement depuis le milieu des années 30 24• Les missions
de recherche militaire auxquelles se consacra la physique appli-
quée provenaient du Conseil de recherche, de l'armée de l'air et
de la marine ; elles englobaient des travaux spécialisés du domaine
des hautes fréquences. Ce champ de recherche jouait, dans les
années 30, un rôle central en physique appliquée.
En juillet 1943, l'institut fut complètement détruit à la suite
d'attaques aériennes britanniques mais, dès le mois d'août, Memer
put annoncer l'emménagement de ses collaborateurs dans une
caserne d'une banlieue de Hambourg. Soixante pièces à peu près y
avaient reçu un équipement de premier ordre pour abriter des
recherches dans le domaine de la technique des ondes courtes. Cet
institut n'avait pas non plus été financé par l'administration de
l'université, mais par le Service du Reich pour la technique des
hautes fréquences. Celui-ci n'avait lui-même été créé qu'en été
1943 par le « chargé de la technique des hautes fréquences » auprès
23. K. H. Ludwig, Technik und lngenieure im Dritten Reich, Düsseldorf, Athenlium-
Droste, 1974, p. 229-271; lettre du 6 mai 1942 du commandement suprême de la marine
au recteur ; lettre du 12 mai 1942 du doyen au recteur (archives de Hambourg).
24. Archives de la RFA, fichier des promoteurs du Conseil de recherche du Reich:
Lenz, Koch, Meyer, Hlinchen; par exemple : « absorption des ultra-sons suivant la teneur
en sel, la température et la longueur d'onde», nécessaire pour détecter les bateaux sous
l'eau.

146
Monika Renneberg
du Conseil de recherche, afin de rattraper le retard allemand dans la
technique du radar. Au printemps 1945, l'institut employait environ
trente hommes 25 • Et les collaborateurs de l'institut de chimie phy-
sique faisaient eux aussi de la recherche « nécessaire à la guerre».
Fin 1934, Paul Harteck, succédant à Otto Stern (chassé en 1933),
était venu à Hambourg, et il y avait mis sur pied un groupe de tra-
vail pour la chimie et la physique nucléaires. Depuis 1939, Harteck
faisait partie des principaux scientifiques s'occupant du projet alle-
mand pour l'utilisation de l'énergie atomique. Jusqu'en 1945, ses
collaborateurs et lui-même travaillèrent essentiellement à la sépara-
tion des isotopes d'uranium et à l'obtention d'eau lourde 26 •
Il est clair que, pour certains scientifiques, les contrats de
recherche militaire représentaient la seule façon d'être à l'abri d'un
enrôlement dans l'armée. Et, de fait, aucun des scientifiques des
instituts de physique de Hambourg ne fut envoyé au front. Mais ce
n'était certainement pas la raison décisive pour laquelle les direc-
teurs des instituts s'efforcèrent d'obtenir ces contrats. Ils le firent
parce qu'il leur paraissait nécessaire de mettre leur discipline au ser-
vice de la guerre. Ce n'était là qu'une conséquence logique et pra-
tique des efforts d'avant guerre pour légitimer la physique sous
prétexte d'applications économiques et militaires, en vue de la
« lutte allemande pour l'existence ».

Conclusion

Il me reste, pour conclure, à dire un mot du jugement politique


porté sur les événements par les physiciens eux-mêmes après la
chute du nazisme.

Je m'intéresse à la science et non à la politique. C'est pourquoi je


ne suis pas entré au Parti dès le début. Mais le Gauleiter attendait
de ses fonctionnaires qu'ils rallient le Parti. J'y suis donc entré en
mai 1937 par loyauté, me rendant à son appel en même temps que la
plupart des fonctionnaires.

25. Archives de la RFA; lettre de Hagen au doyen du 12 août 1946 (archives de Ham-
bourg); compilation des informations parvenues aux archives de la RFA par l'ancien
Département de la recherche sur les hautes fréquences, association déclarée, Berlin-Gatow
(archives de la RFA).
26. A propos de l'histoire du projet d'utilisation de l'énergie nucléaire, voir Mark Wal-
ker, German National Socialism and the Questfor Nuclear Power, 1939-1949, Cambridge
University Press, 1989.

147
La science sous le Troisième Reich
Voilà ce qu'écrivait Mtmer fin 1945. A propos de Lenz, on peut
lire ceci : « Il est par nature tout à fait apolitique. Il entra au Parti,
cédant à des pressions répétées 27 • » Ce témoignage et d'autres réfé-
rences du même ordre à la nature prétendument apolitique de la
physique à laquelle les scientifiques s'étaient consacrés sont typiques
de la façon de régler le problème posé par le nazisme. De fait, tous
les physiciens de Hambourg avaient adhéré au NSDAP au plus tard
en 1937. Paul Harteck et l'assistant de physique théorique Kurt Art-
mann, auquel on refusa l'autorisation d'enseigner pour cette raison,
sont les seules exceptions 28 • Il est certain que seule une minorité de
scientifiques est entrée au Parti dans le dessein de se lancer dans
l'activisme politique. Là aussi, il y eut une exception: Koch, le
directeur de l'institut de physique expérimentale, se transforma
durant la guerre en membre actif du NSDAP, surveillant rigoureu-
sement les manquements politiques de ses collègues. En 1944, il
n'hésita pas à dénoncer Harteck à la Gestapo. Le gouvernement
militaire britannique le suspendit de ses fonctions et il s'empoi-
sonna au cyanure en octobre 1945. Mais Koch était une exception.
Par ailleurs, c'est moins l'appartenance politique au Parti qui
m'importe ici que la justification de cette démarche après la guerre:
c'était d'après eux une simple formalité qu'ils considéraient cepen-
dant comme nécessaire pour pouvoir continuer à faire de la phy-
sique. Encore cherchèrent-ils à justifier leur entrée au Parti.
L'intégration effectivement réalisée de leur discipline dans le
nazisme, l'alignement de la physique, tant au niveau de l'argumen-
tation que de la pratique, sur les desseins économiques et militaires
du nazisme ne firent l'objet d'aucune réflexion. Au contraire,
comme Moller par exemple, ils affichèrent une incompréhension
totale à l'égard du gouvernement militaire britannique qui amputa,
inflexible, la recherche autrefois destinée à la guerre. Puisqu'il ne
s'était agi que de science apolitique !

27. Note du 10 septembre 1946 ; lettre de Memer à la faculté du 10 juillet 1945


(archives de Hambourg).
28. Archives de Hambourg; tableau d'appartenance des fonctionnaires scientifiques et
des employés au NSDAP, du 15 octobre 1934; liste des demandes d'admission au NSDAP
concernant l'enseignement supérieur, d'octobre 1937; explication de Artmann du
27 juillet 1945.
La correspondance entre
Philipp Lenard et Johannes Stark
Andreas Kleinert

La place importante occupée par Philipp Lenard et Johannes


Stark dans l'histoire de la physique sous le nazisme, et en particulier
dans celle de la deutsche Physik, a été décrite par Mark Walker.
Mais leur correspondance, que le hasard a fait parvenir entre mes
mains, permet d'apporter une compréhension plus fine et plus nuan-
cée de leurs relations et positions réciproques. Présentons briève-
ment ces deux physiciens avant d'aborder la correspondance
proprement dite.
Philipp Lenard, le plus âgé des deux, est né en 1862 à Presbourg
(Pressburg), une ville plus connue aujourd'hui sous son nom
slovaque (Bratislava), puisque c'est la capitale de la Slova-
quie. Jusqu'en 1918, c'était une ville hongroise où vivait une forte
minorité de langue allemande, dont les parents de Lenard faisaient
partie. Son père était marchand de vin. Malgré ses racines germa-
niques, Lenard fut scolarisé au lycée hongrois. Il était parfaitement
bilingue et profondément marqué par la culture hongroise. Dans les
années 1880, quand il était étudiant à Heidelberg, il écrivait son pré-
nom sous sa forme hongroise (Fülop) et, en 1909 encore, il faillit
accepter une chaire à la nouvelle école polytechnique de Presbourg,
précisant dans une lettre adressée à son ministre de !'Éducation
qu'il se sentait toujours lié à la Hongrie et à sa ville natale.
Après des études à Budapest et à Heidelberg, Lenard est successi-
vement assistant, professeur extraordinaire et, enfin, professeur titu-
laire à Breslau, Aix-la-Chapelle, Bonn, Kiel et Heidelberg, où il vit
à partir de 1906. A Aix-la-Chapelle, il faillit découvrir les rayons
qui ont fait la gloire de Rontgen; or c'est grâce aux conseils de
Lenard que Rontgen put construire ses appareils. Assistant de Hein-
rich Hertz à Bonn, il est le premier à faire sortir des rayons catho-
diques du tube à vide où ils sont produits, par une ouverture que,
dans les manuels de physique allemands, on appelle toujours
Lenard-Fenster (« fenêtre de Lenard»). Vers 1902, il trouve que
l'énergie des électrons produits sous l'influence d'une radiation
149
La science sous le Troisième Reich
lumineuse dépend de la couleur, donc de la fréquence de la lumière.
En 1905, Einstein donne sa fameuse explication quantique de ce
phénomène et, la même année, Lenard obtient le prix Nobel,« pour
ses travaux concernant les rayons cathodiques».
Dès 1914, Lenard se mêle de politique. Signataire du manifeste
militariste « des 93 intellectuels », il publie un pamphlet chauvin
contre les Anglais où, pour la première fois, il mélange l'idéologie
politique à des arguments d'ordre scientifique : il y est question du
caractère méchant des Anglais, qui auraient imposé la guerre au
reste du monde, et de J. J. Thomson en particulier, qui prétendait
avoir découvert ce qui était, en réalité, sa découverte à lui, l'élec-
tron. En 1920, une violente controverse l'oppose à Einstein et, à
partir du fameux débat de Bad Nauheim, Lenard manifeste un anti-
sémitisme outrancier, jusque dans ses publications scientifiques.
Suite à ce comportement, il est de plus en plus isolé au sein de la
communauté scientifique allemande.
En 1924, Stark et lui publient une déclaration de solidarité avec
Hitler, ce qui, lors de l'avènement au pouvoir des nazis neuf ans
plus tard, fera passer les deux physiciens pour des alte Kiimpfer, des
combattants de la première heure. En 1927, il prend sa retraite et, à
partir de 1936, publie un manuel de physique intitulé Deutsche Phy-
sik, où il déclare notamment (dans la préface) que l'esprit juif avait
infecté la physique et qu'une véritable physique germanique devrait
se libérer de cette influence fatale dont la manifestation la plus évi-
dente était, pour lui, la théorie de la relativité. Il meurt en 1947 dans
le village de Messelhausen, à cent kilomètres au nord de Hei-
delberg.
Quelques mots maintenant sur Johannes Stark. Il est né en 1874,
d'une famille paysanne bavaroise. Après ses études à Munich, il est
assistant et Privat-Dozent à Gottingen. En 1909, après avoir occupé
des postes temporaires à Hanovre et Greifswald, il devient enfin
professeur titulaire à la Technische Hochschule de Aachen (Aix-la-
Chapelle).
A partir de 1900, Stark s'intéresse à la physique atomique et à la
radioactivité. En 1913, il découvre l'effet qui porte aujourd'hui son
nom : le dédoublement des raies spectrales dans un champ élec-
trique. Cette découverte fit d'autant plus sensation que, peu de
temps auparavant, la possibilité du phénomène avait été contestée
par le physicien théoricien Woldemar Voigt, dont la théorie était
communément admise à l'époque. En 1920, Stark reçoit le prix
Nobel de physique pour l'année 1919. Au moment de la remise du
prix, il avait changé deux fois d'université et de domicile: après
être allé à Greifswald en 1917, il avait accepté en 1920 la chaire de
150
Andreas Kleinert
physique expérimentale à l'université de Würzburg et était donc
revenu dans sa patrie bavaroise.
On peut dire sans exagérer que Stark avait un caractère difficile.
Il s'était déjà brouillé à Aix-la-Chapelle avec certains de ses col-
lègues pour des questions de recrutement du corps enseignant
(domaine où les universités allemandes jouissaient - et jouissent
toujours - d'une grande autonomie). En 1918, lors des troubles de
la révolution de novembre, il s'oppose vivement aux socialistes qui
prennent le pouvoir à Greifswald et y créent un conseil d'ouvriers et
de soldats. Il manque même être assassiné par ses adversaires poli-
tiques, avec lesquels il se livre à une violente polémique dans la
presse locale.
A peine arrivé à Würzburg, il se brouille avec ses nouveaux col-
lègues à l'occasion de l'habilitation d'un de ses disciples (examen
qui correspond à peu près à la soutenance d'une thèse d'État en
France) : le candidat avait présenté un travail sur les propriétés phy-
siques de l'argile blanche (kaolin) que la faculté ne voulait pas
accepter. On reproche à Stark de vouloir rabaisser le titre de « doc-
teur en philosophie » (Dr. phil.) à celui de « docteur en porcelaine »
(Dr. porz.). Lui, par contre, considère cette dispute comme une
manœuvre des partisans d'Einstein contre lui, car le candidat en
question a activement participé à la campagne anti-relativiste de
1920. Furieux, il abandonne ses fonctions de professeur et se retire
dans sa région d'origine, où il a investi la fortune de son prix Nobel
dans différentes entreprises industrielles.
Mais il regrette bientôt cette décision et, après plusieurs échecs
dans ses activités de chef d'entreprise, essaie de retourner à l'uni-
versité. Ses tentatives n'aboutissent pas. Le seul collègue à soutenir
ses différentes candidatures est Philipp Lenard, ce qui n'est pas for-
cément un argument en sa faveur. Il lui faut attendre jusqu'en 1933
pour accéder d'un coup aux plus hautes fonctions. Immédiatement
après la prise du pouvoir par Hitler, il est en effet nommé prési-
dent de la Physikalisch- Technische Reichsanstalt, le plus important
institut allemand de recherche en physique, et, en 1934, il devient
également président de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (l'ho-
mologue allemand de l'actuel CNRS).
Dè's son entrée dans la hiérarchie des hauts fonctionnaires nazis,
St<\fkse trouve en opposition avec ceux dont il a longtemps partagé
les convictions politiques. Après de nombreuses disputes et que-
relles, il est destitué en 1936 de ses fonctions de président de la
Deutsche Forschungsgemeinschaft et, en 1939, arrivé à l'âge de la
retraite, il se retire dans la ferme qu'il a achetée à Traunstein, en
Bavière. Après avoir échappé de justesse à une condamnation à
151
La science sous le Troisième Reich
trois ans de travaux forcés par un tribunal de dénazification, il meurt
en 1957.
Comme Lenard, Stark soutenait que la façon de penser des Juifs
exerçait une influence négative sur la physique. Il n'a pas écrit de
manuel, mais à plusieurs reprises il s'est prononcé dans ce sens
dans diverses publications, comme celle de 1940 intitulée Deutsche
und jüdische Physik.
Entrons maintenant dans le vif du sujet, avec la première pièce
connue de la correspondance. (Je me permettrai parfois d'ajouter le
texte original à ma traduction plus ou moins exacte, juste pour faire
entrevoir un peu de cette authenticité qui se perd automatiquement
dans une traduction.)
Il s'agit d'une carte postale de Lenard qui date du 23 juin 1904.
Elle commence par la formule initiale la plus formelle dont la
langue allemande dispose, Sehr geehrter Herr College :

[... ] comme vous voyez, j'ai longtemps réfléchi à votre demande,


mais malheureusementje dois vous dire que pour le moment je ne
suis pas en mesure de rédiger une contribution pour la Revue d' élec-
tro-technique, car je suis surchargé par d'autres travaux. Je vous prie
de ne pas m'en vouloir pour cela.
[Formule de politesse: 1hr ganz ergebener Lenard.]

Ni l'auteur ni le destinataire de cette carte ne pouvaient deviner à


ce moment-là qu'il s'agissait du début d'une correspondance suivie
et intense qui allait s'étendre sur plus de quarante ans. Lenard était à
ce moment à l'apogée de sa carrière : depuis six ans, il était profes-
seur titulaire à l'université de Kiel où il avait achevé les travaux
pour lesquels il sera récompensé par le prix Nobel un an plus tard.
Avec Planck et Rëmtgen, il était reconnu comme l'un des plus
importants physiciens allemands.
La situation de Stark était bien différente. De douze ans plus
jeune que Lenard, il était assistant à Gottingen et se trouvait à la
recherche d'un poste. Les grandes découvertes pour lesquelles il
deviendra célèbre étaient encore devant lui. Si son nom était connu
des physiciens, c'était pour des travaux de résumés: en 1903 il avait
publié un manuel sur les propriétés électriques des gaz (Die Elektri-
zitiit in Gasen), et en 1904 il avait fondé une revue annuelle consa-
crée aux phénomènes atomiques et radioactifs, le Jahrbuch der
Radioaktivitiit und Elektronik. Cette revue internationale acquerra
une grande réputation par la suite, car Stark avait réussi à s'assurer
la collaboration de plusieurs physiciens renommés comme Frede-
152
Andreas Kleinert
rick Soddy, Ernest Rutherford, Pierre et Marie Curie. Henri Bec-
querel et William Ramsay, avec lesquels il entretenait une corres-
pondance intense, étaient même mentionnés comme coéditeurs sur
la page de garde.
Stark a évidemment demandé à Lenard d'écrire pour son journal
un article sur ses travaux les plus récents, et la carte postale évoquée
ci-dessus est la réponse de ce dernier. Elle montre bien que cette
demande n'a pas du tout suscité l'intérêt de Lenard: s'il écrit Jahr-
buch der Elektrotechnik au lieu de Elektronik, c'est la preuve qu'il
n'a même pas lu le titre exact de la revue. Comme il a toujours
méprisé la technique (il détestait le téléphone, par exemple), il n'a
tout simplement pas répondu, et s'est finalement excusé de son
silence en disant qu'il avait réfléchi longtemps. Le début de cette
longue correspondance est, d'une certaine manière, caractéristique
de ce qui va suivre. Nous verrons en effet que très souvent, et mal-
gré le nombre impressionnant de lettres échangées, ce commerce
épistolaire était une espèce de dialogue de sourds, où chacun des
deux parlait de ce qu'il avait sur le cœur, sans trop se soucier de ce
que racontait l'autre.
La deuxième lettre que j'ai trouvée a été écrite dix ans plus tard.
Elle est du 21 octobre 1914, également de la main de Lenard, à qui
Stark avait de nouveau demandé un article pour sa revue. Cette fois,
la réponse de Lenard est un témoignage de bonne volonté :

Je vous remercie beaucoup pour votre honorable demande, et


j'accepte très volontiers votre proposition. J'estime fort votre revue
dans laquelle de nombreux articles de valeur (viele gediegene Bei-
trage) ont déjà été publiés.

Entre-temps, Stark était devenu pour Lenard un partenaire égal,


qu'il fallait prendre au sérieux. Professeur à Aix-la-Chapelle
depuis cinq ans, il avait fait les découvertes qui lui rapporteront le
prix Nobel quelques années plus tard. La réponse de Lenard est
donc très polie mais, contrairement à sa promesse, il ne rédigera
rien pour la revue. Il se contente de donner à Stark les noms de
quelques jeunes collègues, en ajoutant qu'ils sont tous partis pour
la guerre.
Peu après, un autre sujet apparaît dans les lettres des deux profes-
seurs : dès qu'il ne s'agit plus de publications scientifiques, mais de
politique, ils partagent les mêmes opinions et s'assurent mutuelle-
ment de leur accord. En matière de nationalisme, ils vont beaucoup
plus loin que ce qui était normal à l'époque. Ainsi Stark veut-il éli-
miner les noms des collaborateurs français et anglais de la page de
153
La science sous le Troisième Reich
garde de sa revue, pour y mettre celui de Lenard. Il se prononce
favorablement sur le pamphlet de Lenard contre les Anglais et
celui-ci se réjouit énormément « de l'honneur particulier d'être
mentionné sur la page de garde de cette excellente revue » - à
laquelle il n'a pourtant jamais contribué.
En 1915, ils discutent à nouveau de sujets politiques. Wilhelm
Wien, un autre prix Nobel de physique, avait proposé de lancer un
appel aux physiciens allemands pour qu'ils se prononcent ouverte-
ment contre l'influence anglaise en physique, notamment dans les
publications allemandes où, selon lui, on citait trop souvent des
auteurs anglais. Lenard raconte à Stark qu'il ne va pas mettre sa
signature sous cet appel, parce que Wien s'est exprimé en termes
trop doux. Pour dénoncer l'influence anglaise, Lenard aurait préféré
un langage beaucoup plus vigoureux. Il refuse aussi de voir son
nom paraître sur la page de garde du Jahrbuch tant que les noms
des étrangers n'en seront pas éliminés : le directeur de la maison
d'édition Hirzel, qui en était le libraire-éditeur, a refusé cette pro-
position de Stark.
Vers la fin de 1915, on voit surgir dans la correspondance un nou-
veau sujet, qui deviendra une espèce de leitmotiv dans les lettres
des années suivantes. Stark écrit : « Je m'adresse à vous avec une
importante demande de nature personnelle.» Il s'agit en l'occur-
rence de son désir d'être nommé successeur de son ancien chef à
Gottingen, Eduard Riecke. Il demande à Lenard d'écrire une lettre
de recommandation en sa faveur au ministre prussien de ! 'Éduca-
tion. Lenard n'hésite pas à le faire, mais sa démarche ne sera pas
couronnée de succès. Cela va se répéter plusieurs fois dans les
années à venir, surtout après 1922, quand Stark regrettera sa déci-
sion de démissionner de son poste à Würzburg et voudra retourner
à l'université. Même quand Stark n'est pas concerné personnel-
lement, les questions de recrutement sont un sujet fréquent de la
correspondance, et nous apprenons ainsi beaucoup de détails confi-
dentiels qui ont joué un rôle quand il s'agissait de pourvoir des
postes de professeurs. Lenard et Stark avaient souvent des amis
dans des commissions qui les interrogeaient à propos de candidats
potentiels. Avant de répondre à de telles questions, ils se consul-
taient régulièrement.
Je me limiterai à un seul exemple pour illustrer ce genre de diplo-
matie secrète. En 1918, la chaire de botanique était vacante à l'uni-
versité de Heidelberg. Parmi les candidats pris en considération, il y
avait un certain Renner, de Munich, et un nommé Buder, de Leip-
zig. Tous les deux avaient d'excellentes recommandations concer-
nant leurs travaux de recherche, mais on ne les connaissait pas
154
Andreas Kleinert
personnellement à Heidelberg. C'est pourquoi Lenard s'adressa à
Stark, en précisant que la seule chose qui l'intéressait chez ce futur
professeur de botanique était son patriotisme et son sicheres Deut-
schtum, à savoir: s'il était d'origine juive ou non.

Mich interessiert am Personlichen hauptsiichlich die vaterliindische


Seite und das sichre Deutschtum. Wir verstehen uns ja in dem, was
hier nach unserer Meinung für das Vaterland wesentlich ist, so daj3
ich nicht weiter zu erkliiren brauche, auf welche Auskünfte es
ankommt.

La réponse de Stark à cette lettre est perdue, mais il est évident


qu'il a fait de son mieux pour aider son correspondant. Dans sa lettre
suivante, Lenard le remercie chaleureusement de lui avoir obtenu
des renseignements confidentiels sur les deux candidats (/ch bin
Ihnen vielen Dank schuldig für die grojJen Bemühungen, die diese
Erkundigungen auf Umwegen lhnen verursacht haben müssen).
Si l'on s'intéresse maintenant à la répartition des lettres au cours
du temps, on constatera qu'elle n'est pas égale. Cela est dû en partie
à des pertes, mais également à certains événements bien connus.
Deux « pics » de cette courbe sont faciles à expliquer : 1920,
l'année de la campagne anti-Einstein organisée à Berlin par un cer-
tain Paul Weyland, dans laquelle Lenard fut impliqué malgré lui; et
1933, évidemment, l'avènement au pouvoir de Hitler, qui n'a pas
laissé Lenard et Stark indifférents.

60

40

20

0
1900 1910 1920 1930 1940 1950

155
La science sous le Troisième Reich
L'intense correspondance entre 1922 et 1933 est surtout une
source importante d'informations pour la biographie de Stark, qui
n'avait aucune fonction publique pendant ce temps-là. Par ses
lettres adressées à Lenard, nous apprenons dans le détail ce qu'il a
fait pendant les années où il était entrepreneur et industriel indépen-
dant en différents lieux de Bavière : successivement ou en même
temps, il a géré une usine de porcelaine, une briqueterie et une
entreprise de confection de produits à base de pommes de terre
séchées. Il a en outre rédigé des expertises pour l'industrie et publié
un journal politique d'extrême droite intitulé Volksgemeinschaft. En
plus de toutes ces activités, il a aussi réalisé des expériences de phy-
sique dans le laboratoire privé qu'il a installé chez lui.
Il rapporte régulièrement à Lenard ses disputes et ses querelles
avec des hommes politiques de toute obédience. De plus, ils discu-
tent naturellement de physique et de politique scientifique, et je me
limiterai dorénavant à ces deux sujets.
Il est bien connu que Lenard et Stark étaient des adversaires de la
physique théorique moderne, et j'ai déjà mentionné que tous deux
combinaient cette aversion d'une manière assez étrange avec l'idéo-
logie raciste des nazis, prétendant que la théorie de la relativité et la
mécanique quantique étaient des inventions de l'esprit juif, qui
allaient, si on ne s'y opposait pas, infecter la bonne physique alle-
mande. Il n'est donc pas surprenant de constater que ce sujet occupe
aussi beaucoup de place dans leur correspondance. Ce qui l'est, par
contre, c'est de voir comment cette discussion s'est déroulée. En
lisant leurs lettres, on constate que leur base scientifique commune
était en fait très réduite, et que chacun d'eux ne pensait qu'à ses
propres intérêts.
Les attaques de Stark se limitent essentiellement à la mécanique
quantique. Avant 1910, il avait été l'un des plus fervents défenseurs
de cette nouvelle physique et, en 1906, il avait même prévu un phé-
nomène, inexplicable autrement, qui découlait de la théorie des
quanta de la lumière : la forme du spectre des rayons X. Mais il ne
voulait pas accepter les théories abstraites qui furent développées
par la suite par Niels Bohr et Arnold Sommerfeld, sans parler de
l'élaboration ultérieure de la physique quantique par le disciple de
Sommerfeld, Werner Heisenberg. Pour rendre compte des phéno-
mènes atomiques, Stark avait élaboré sa propre théorie, qui avait
l'avantage d'être anschaulich («intuitive»): les phénomènes
étaient expliqués par des modèles concrets (l'électron, par exemple,
avait, selon Stark, la forme d'un anneau) et non pas, comme chez
les autres, par des expressions mathématiques dont la signification
physique n'était pas toujours évidente. Le seul inconvénient de la
156
Andreas Kleinert
théorie de Stark était que - contrairement à la mécanique quantique
- elle n'était pas en mesure de donner des valeurs numériques aux
résultats obtenus par l'expérience. Ceux de ses collègues qui l'esti-
maient l'ont comparé à un Faraday du xxesiècle, auquel devait suc-
céder un Maxwell. Mais les véritables « Maxwell du xxe siècle»,
c'est-à-dire les physiciens théoriciens qui ont créé la mécanique
quantique, n'ont même pas pris connaissance de cette « physique
atomique alternative» de Stark; et son nom ne figure pas, par
exemple, dans la très importante correspondance de Wolfgang Pauli
qui a été publiée il y a quelques années.
Le mépris de ses collègues n'ébranla pas la conviction de Stark
que sa théorie était la meilleure. Au cours des années 20, il y
travailla sans relâche pour démontrer qu'il avait raison, et il conti-
nua d'ailleurs ce travail presque jusqu'à sa mort. Sa dernière publi-
cation relative à ce sujet date de 1953. C'était donc une véritable
obsession.
Revenons à la correspondance. J'ai été très surpris de voir com-
bien les efforts de Stark pour réfuter et combattre la mécanique
quantique étaient indifférents à celui qui passe communément pour
son compagnon d'armes dans la lutte contre les théories modernes,
Philipp Lenard. A titre d'exemple, je citerai quelques passages des
lettres des années 1926 et 1927.
En 1926, Erwin Schrodinger publie ses premiers articles sur la
mécanique ondulatoire (Quantisierung als Eigenwertproblem), où
il propose sa fameuse équation. En lisant ces articles, Stark croit
voir en Schrodinger un collègue qui travaille dans le même esprit
que lui: enfin quelqu'un qui essaie de mettre quelque chose de
concret à la place de la théorie abstraite de Bohr et Sommerfeld.
Voici comment il s'exprime dans une lettre adressée à Lenard le
14 septembre 1926 :
Je suis convaincu que vous avez étudié comme moi les travaux de
Schrodinger avec beaucoup d'intérêt. Bien qu'ils soient assez abs-
traits, j'ai l'impression que leur point de départ se fonde sur des
idées saines.
(Sie scheinen mir von gesunden physikalischen Voraussetzungen
auszugehen.)
Enfin, Stark se réjouit que Wilhelm Wien, influencé par les publi-
cations de Schrodinger, ait ouvertement critiqué la théorie de Bohr
dans une conférence donnée peu avant à Munich.
La réponse de Lenard montre bien qu'il n'a rien étudié du tout et
que la théorie de Schrodinger lui est complètement indifférente. Sa
seule réaction aux remarques de Stark est la suivante:
157
La science sous le Troisième Reich
Le commentaire de Wien démontre que celui-ci aimerait bien offrir
la chaire de Munich [celle de physique théorique] à Schrodinger,
quand Sommerfeldprendra sa retraite.

La seule chose qui l'intéresse dans la mécanique ondulatoire est


donc l'aspect« recrutement de personnel».
Deux mois plus tard, Stark reprend le sujet et, dans sa lettre du
14 novembre de la même année, il souligne à nouveau le courage
de Wilhelm Wien de prendre ouvertement ses distances à l'égard
des théories de Bohr et Sommerfeld. Puis il continue ainsi :

Comme Wien, je suis persuadé que les travaux de Schrodinger ont


une grande valeur; ils proviennent d'un esprit beaucoup plus sain
que ce charabia qu'est la mécanique quantique (Sie sind aus einem
gesünderen Geist geboren ais die quantenmechanische Rabulistik).
C'est à nous maintenant [donc aux expérimentateurs]de trouver les
fondements empiriques de tout cela, et j'espère y contribuer avec
mes travaux sur l'émission de la lumière.

A nouveau, Lenard est très bref dans sa réponse. Il considère que


cette théorie n'élargit pas notre connaissance de la nature, qu'il faut
surtout faire des expériences nouvelles, et il serait très content si
c'était Stark qui réalisait ce« retour à la nature». Puis il se répand
longuement sur ce qu'il a lu dans les journaux nazis de Heidelberg.
On est tenté d'expliquer l'attitude de Lenard par le mépris d'un
expérimentateur à l'égard de la physique théorique. Mais il ne s'agit
pas de cela. Après avoir étudié les articles de Schrôdinger, Stark
retourne dans son laboratoire. Il y fait des expériences qu'il con-
sidère comme sensationnelles, mais Lenard n'est pas du tout
impressionné par les découvertes que Stark ne tarde pas à lui com-
muniquer. Voici le début d'une longue lettre, au contenu exclusive-
ment scientifique, que Stark écrit à son correspondant en avril
1927:

Excusez-moide vous écrire aujourd'hui seulement.Dans les semaines


passées, j'ai travaillé presque sans arrêt jour et nuit. J'étais emporté
par l'importance du problème (Die GrojJe des Problems rijJ mich
hin). J'ai réussi à faire des découvertes magnifiques. Par des
méthodes différentes,j'ai étudié la structure de la surface atomique
et le mécanisme de l'émission élémentairede la lumière. La semaine
prochaine, je pourrai démontrer trois phénomènes nouveaux. Je me
permets de vous exposer quelques détails de ce que j'ai trouvé.
158
Andreas Kleinert
Suit un long rapport sur ses expériences et ses observations
concernant l'émission de séries (de raies spectrales) en provenance
d'un gaz dans un champ électrique, ainsi que sur les conclusions
théoriques qu'il faut en tirer. La réponse de Lenard consiste en une
seule phrase: « Je suis très heureux d'avoir appris aussi tôt vos nou-
velles découvertes.» Puis il continue de parler de ce qui l'intéresse
vraiment à ce moment: c'est l'année de sa retraite, et il est fâché de
n'avoir aucune influence sur le choix de son successeur. La phy-
sique atomique et la théorie des phénomènes atomiques, qui étaient
pour Stark la véritable pierre d'achoppement de la physique
moderne, n'intéressaient donc pas Philipp Lenard. Aussi ne s'est-il
jamais prononcé publiquement en faveur de la théorie atomique de
Stark, ni dans son manuel Deutsche Physik ni ailleurs.
Pour Lenard, la théorie de la relativité constituait le grand scan-
dale de la physique de son temps. Il l'a critiquée pour la première
fois en 1910 et, depuis son débat avec Einstein à l'occasion de la
réunion annuelle des scientifiques et médecins allemands à Bad
Nauheim en 1920, il la considérait comme un produit de l'esprit juif
et se servait d'arguments racistes pour la combattre. Or, dans ce
combat, Stark l'a souvent laissé seul, surtout quand il s'agissait
d'arguments scientifiques. Jamais Stark ne s'est prononcé contre la
théorie de la relativité restreinte (que Lenard refusait) et, s'il a
abordé le sujet, il a surtout insisté sur la propagande (peu sérieuse,
selon lui) utilisée par Einstein et ses défenseurs pour diffuser cette
théorie et sur les opinions politiques d'Einstein, qui n'étaient évi-
demment pas les siennes. Mais les considérations physiques de
Lenard concernant la théorie de la relativité ne l'ont jamais inté-
ressé - de la même façon que Lenard ne s'intéressait pas aux
recherches en physique atomique de Stark. Ainsi, la réponse de
Stark est très brève, même brusque, quand Lenard lui apprend qu'il
vient de réfuter définitivement la théorie d'Einstein: Ich habe nun
zum vernichtenden Schlag gegen die Relativitatstheorie ausgeholt.
En conclusion, on peut dire que la partie scientifique de cette cor-
respondance se constitue principalement de monologues sans écho.
Il y eut par contre un échange d'idées très intense sur d'autres
sujets. Quand il s'agissait de l'organisation de la science en Alle-
magne après la guerre ou après l'arrivée au pouvoir des nazis, ou
bien de personnes dont il fallait protéger ou bloquer la carrière, ils
étaient le plus souvent d'accord.
Les lettres de 1920 sont une source intéressante d'informations
sur la fameuse dispute qui eut lieu en septembre de cette année-là à
Bad Nauheim entre Einstein et Lenard, ainsi que sur les origines des
159
La science sous le Troisième Reich
attaques démesurées que Lenard lança contre Einstein à partir de cet
événement qui a déjà fait couler beaucoup d'encre. Elles montrent
notamment qu'Einstein n'était pas tout à fait innocent.
Citons, en guise d'exemple, un élément nouveau dans cette his-
toire. Dans la correspondance, il apparaît clairement que Lenard n'a
pas attendu cette réunion pour se lancer dans la bagarre et se venger
des attaques qu'Einstein avait lancées contre lui peu de temps aupa-
ravant dans le quotidien berlinois Berliner Tageblatt. Bien au
contraire, puisqu'il avait décidé de ne pas y aller: « Je n'ai pas la
moindre envie de me retrouver en compagnie de M. Einstein» (/ch
habe nicht die mindeste Lust, in Herm Einsteins Gesellschaft mich
zu begeben), écrit-il à Stark le 8 septembre 1920. S'il y est allé
quand même, c'est à son corps défendant, poussé par Stark qui avait
insisté en écrivant: « Si vous ne venez pas à Bad Nauheim, tout le
monde interprétera votre absence à votre désavantage » (c'est-à-dire
comme un signe de faiblesse). Stark lui promet encore de l'aider
dans sa bataille contre la théorie de la relativité (qu'il appelle
d'ailleurs l' « einsteinisme »: /ch werde mit dem Einsteinismus
abrechnen), mais au moment décisif, c'est lui qui est absent: Stark
a en effet quitté la réunion de Bad Nauheim un jour avant le fameux
débat, sous prétexte de s'occuper de son déménagement de Greifs-
wald à Würzburg.
J'en viens maintenant aux lettres des années 30 et 40, et à l' atti-
tude des deux physiciens à l'égard du national-socialisme.
Tous deux étaient évidemment partisans des nazis, longtemps
avant 1933. Mais contrairement à ce qu'on peut lire dans la littéra-
ture secondaire, fondée sur leurs publications, on voit très bien
qu'ils ont parfois connu des moments de grande lucidité, où ils ont
parfaitement réalisé le véritable caractère de ce régime, notamment
en matière de sciences. Mais il faut dire aussi que cela ne les a pas
empêchés de collaborer avec les nazis, qu'ils croyaient pouvoir uti-
liser pour leurs propres fins, c'est-à-dire comme des alliés dans leur
combat contre une certaine physique théorique.
J'ai déjà dit qu'en 1924 Lenard et Stark avaient publiquement
exprimé leur sympathie pour Hitler dans un journal de droite
d'Allemagne du Sud. Mais, au cours de la même année, Stark parle
sur un ton très pessimiste des hommes politiques d'extrême droite
de son entourage, qu'il traite de «profiteurs», d' «ambitieux» et de
«tapageurs» (Geschiiftemacher, Ehrgeizlinge und Radaumacher).

Ce mouvement (écrit-il) était mon dernier espoir pour la résurrec-


tion du peuple allemand, mais cet espoir s'évanouit maintenant et
fait place à un pessimisme profond.
160
Andreas Kleinert
Quand les nazis arrivent au pouvoir en 1933, l'attitude de Stark
est ambiguë. Il espère rentrer enfin dans la fonction publique et,
plein d'enthousiasme, il écrit à Lenard : « Enfin, le moment est venu
où nous pourrons réaliser nos idées concernant la recherche scienti-
fique en Allemagne.» Cela est du 3 février 1933. Six semaines plus
tard, Lenard s'adresse directement à Hitler pour lui proposer son
aide à propos de tous les recrutements dans les universités, quand il
s'agit de postes en mathématiques ou dans les sciences. Il donnerait
alors ses conseils, en respectant les intérêts du renouveau de l' Alle-
magne. Et, en effet, les Kultusminister (ministres de la Culture) des
différents Lander sont dès lors tenus de consulter Lenard ou Stark
avant de pourvoir un poste universitaire dans ces domaines; par
conséquent, les deux correspondants sont souvent amenés à discuter
de comment pourvoir tel ou tel poste.
Contrairement à Lenard, qui vit tranquillement comme professeur
émérite à Heidelberg, Stark perd vite ses illusions au contact quoti-
dien des hommes politiques nazis qui l'entourent à Berlin. Le
20 avril 1933, quelques jours seulement avant d'être nommé prési-
dent de la Physikalisch-Technische Reichsanstalt, il écrit :

J'ai de grands devoirs et beaucoup de travail devant moi, pour ma


famille, pour mes amis et pour la science allemande. Il ne me sera
pas facile de me battre pour notre cause. Je n'ai pas peur des Juifs et
de nos autres adversaires, mais je crains l'arrogance, l'envie et les
intrigues qui sont d'usage dans le milieu des nazis qui ont le pou-
voir politique. Il faut voir les choses comme elles sont. Des per-
sonnes comme vous et moi ne sont pas estimées dans les milieux
dirigeants. D'abord nous sommes des vieux, ce qui est déjà une rai-
son pour nous mépriser. Ensuite, nous avons accompli quelque
chose, et beaucoup de personnes dans l'entourage de Hitler prennent
cela pour un reproche à leur propre égard (parce que ce sont des
vauriens qui n'ont jamais rien fait). Troisièmement, nous sommes
des hommes de science qui ne nous laissons pas impressionner par
de belles paroles, mais seulement par des résultats précis ; en plus,
Hitler déteste la science par principe. Si nous nous présentons dans
ce milieu pour offrir notre collaboration, les gens sont embarrassés,
et ils nous traitent d'importuns et d'indésirables.

Des passages comme celui-là sont fréquents dans les lettres de


Stark, jusqu'à la fin de la guerre. En 1942, après une violente dis-
pute avec son Gauleiter (chef de la section bavaroise du parti nazi),
il écrit à Lenard qu'il considère comme de son devoir de sortir du

161
La, science sous le Troisième Reich
Parti, ce qu'il fait effectivement en 1944. Lenard, par contre,
reste partisan de Hitler jusqu'à la fin du Troisième Reich. Il envoie
même un télégramme à Stark pour tenter de l'empêcher au dernier
moment de quitter le Parti. Mais il perd lui aussi ses illusions de
pouvoir exercer une influence sur la politique des sciences et, dans
une lettre de 1942, il se plaint que certains dirigeants nazis suivent
maintenant les conseils des Herren von der Welteislehre, « ces mes-
sieurs de la doctrine glaciaire du monde» (une théorie pseudo-
scientifique du début du siècle), et non pas ceux d'un prix Nobel de
physique comme lui.
Nous savons par le livre pionnier d' Alan D. Beyerchen, Scientists
under Hitler, que, dans les milieux des physiciens allemands, il y
eut une très forte opposition contre le projet de Lenard et de Stark
de « germaniser» la physique en supprimant la mécanique quan-
tique et la théorie de la relativité, et que leur tentative aboutit finale-
ment à un échec total bien avant la fin du Troisième Reich (voir ici
même le texte de Mark Walker). Je ne résumerai pas ici ce que
Beyerchen a déjà écrit à ce sujet et me contenterai d'ajouter
quelques détails au tableau qu'il dresse, puisque la correspondance
Lenard-Stark n'était pas à sa disposition.
Ces lettres sont pleines d'informations sur le combat pour et
contre la deutsche Physik. Nous apprenons notamment qui soutenait
Lenard et Stark dans leur tentative absurde pour discréditer la théo-
rie de la relativité; c'étaient souvent des personnes qui agissaient à
l'arrière-plan et dont les activités sont restées plus ou moins incon-
nues. Le philosophe et épistémologue Hugo Dingler, par exemple,
était un tel personnage, dont les attaques racistes contre la théorie
de la relativité étaient tout à fait équivalentes à celles de Lenard.
Mais, contrairement à nos deux physiciens, Dingler ne s'exprimait
pas souvent dans des publications imprimées ; plutôt dans des
mémoires et des rapports plus ou moins confidentiels. Ses activités
sont restées par conséquent longtemps inconnues, et il a tranquille-
ment pu poursuivre sa carrière après la guerre.
La correspondance est aussi un témoignage de l'isolement
presque total dans lequel Lenard et Stark se retrouvèrent bientôt, la
majorité de leurs collègues étant dégoûtée, à quelques exceptions
près, par leur comportement. A partir de 1936, ils furent même
abandonnés de ceux qu'ils considéraient comme leurs amis poli-
tiques, c'est-à-dire les dirigeants nazis. Voici deux événements
caractéristiques à cet égard.
En 1938, Stark publie un article dans la revue anglaise Nature,
revue qui jouissait (et jouit toujours) d'un grand prestige internatio-
nal. Il faut ajouter que Stark était l'un des rares physiciens alle-
162
Andreas Kleinert
mands de sa génération à maîtriser parfaitement l'anglais; déjà,
quand il était étudiant à Munich, il avait arrondi ses fins de mois en
faisant des traductions. L'article de Nature est intitulé « The Prag-
matic and the Dogmatic Spirit in Physics », et Stark y arrive à la
conclusion suivante:

I have directed my efforts against the damaging influence of Jews in


German science, because I regard them as the chief exponents and
propagandists of the dogmatic spirit.
(J'ai concentré mes efforts pour lutter contre l'influence nuisible des
Juifs sur la science allemande, parce que je les considère comme les
principaux défenseurs et propagandistes de l'esprit dogmatique.)

Il est assez bizarre que les éditeurs de Nature aient accepté cet
article chauvin - les Annalen der Physik, par exemple, n'ont jamais
rien publié de pareil. Il y eut naturellement une vague de protesta-
tions. Parmi les lecteurs mécontents de l'article figurait aussi Phi-
lipp Lenard, à qui Stark avait envoyé un tiré à part.

J'étais surpris de voir que vous publiez dans Nature (écrit-il à


Stark), puisque Nature est devenu une revue des Juifs. J'espère au
moins que vous allez publier votre article aussi en langue allemande.

Et voici la réponse de Stark : il se plaint de ce que son combat


contre l'esprit juif (ou dogmatique) en physique soit systématique-
ment boycotté par les autorités allemandes (von einfluj3reichen Stel-
len). Et il continue:

En principe je continue à lutter contre l'esprit juif, mais dans le Troi-


sième Reich je n'ai plus la possibilité de le faire devant un grand
public. Depuis 1936, Rosenberg [idéologue en chef du parti nazi]
n'accepte plus d'articles contre l'esprit juif pour le Volkischer Beo-
bachter [le quotidien du parti] ; il est devenu le protecteur des amis
des Juifs (Beschützer der Judengenossen). Le Schwarze Corps [jour-
nal des SS] n'accepte pas mes articles non plus [ ... ]. Dans ces
conditions, je dois être reconnaissant aux éditeurs de Nature de
m'avoir invité à m'exprimer sur l'esprit juif et sur l'influence des
Juifs dans les sciences devant un large public international.

Le deuxième exemple qui illustre l'isolement dans lequel Lenard


et Stark se sont retrouvés de par leurs activités concerne un manuel
scolaire. Un certain Weinreich, de Stettin, proviseur de lycée, avait

163
La science sous le Troisième Reich
écrit avec un professeur de physique de Karlsruhe un manuel de
physique à l'usage des lycées. Ce livre avait beaucoup plu à
Lenard, qui en avait vu le manuscrit, mais le ministère de !'Éduca-
tion refusa de donner l'autorisation d'utiliser le livre en classe.
Averti par l'un des auteurs, Lenard s'occupa de l'affaire et apprit
par le libraire-éditeur que la raison du refus était que le livre conte-
nait des pensées (ou des idées) de ... Lenard (Lenardsche Gedan-
kengi:inge) - on imagine facilement ce que cela voulait dire. Il est
alors très fâché et écrit à Stark qu'il considère la raison de ce refus
comme une insulte personnelle et lui demande d'intervenir auprès
du ministre. Mais même l'intervention de Stark ne change rien - le
manuel scolaire écrit dans l'esprit de Lenard reste interdit aux
lycéens. C'est d'ailleurs la seule fois où l'entente entre les deux
hommes est temporairement troublée, car Lenard soupçonne Stark
de n'avoir pas agi avec suffisamment de conviction. Il conclut
l'affaire avec une lettre très brusque, la seule où il utilise le Heil
Hitler! dans la formule finale.
Avant de terminer, j'aimerais revenir en arrière pour évoquer les
deux lettres où il est question de la chaire de physique de l'univer-
sité de Strasbourg. Si Stark avait accepté d'aller à Greifswald en
1917, c'était surtout parce que, à cette époque, le passage d'une
Technische Hochschule (école d'ingénieurs) à une véritable univer-
sité était considéré comme une promotion (aujourd'hui, c'est sou-
vent l'inverse). Dès sa nomination à Greifswald, Stark essaya
d'aller ailleurs, et il discuta souvent avec Lenard sur ses chances
d'obtenir une chaire quelque part à l'ouest ou au sud de l' Alle-
magne. Lenard, qui avait beaucoup d'influence en ce temps-là, était
toujours prêt à l'informer et à soutenir éventuellement ses candi-
datures. Dans les lettres échangées en 1918 (dont une partie est
malheureusement perdue), il est aussi question de la situation à
Strasbourg, qui était la suivante.
Depuis 1895, la chaire de physique expérimentale y était occupée
par Ferdinand Braun, le troisième prix Nobel allemand de physique
après Rontgen et Lenard. En 1914, Braun avait fait un voyage à
New York. A cause du blocus anglais, il n'avait pas pu rentrer, et y
était décédé le 20 avril 1918. Comme il était à l'âge de la retraite (il
est mort à 68 ans), il est clair que des discussions sur son éventuel
successeur étaient engagées. Stark était l'un des candidats, et c'était
Lenard qui l'avait proposé. Le 20 mai 1918, un mois après la mort
de Braun, Lenard écrit ceci :

Je vous informe en confidenceque j'ai eu le plaisir de vous recom-


mander aux collèguesde Strasbourg,et j'espère que vous me donne-
164
Andreas Kleinert
rez bientôt la nouvelle du succès de cette démarche qui est aussi
bien dans l'intérêt de la science que dans celui de la patrie.
(Soeben habe ich die Freude gehabt, Sie eingehend den StrajJbur-
gern nahe bringen zu konnen, und ich wollte Ihnen dies vertraulich
mitteilen, hoffend von Ihnen bald Naheres über Gelingen dieses im
lnteresse der Wissenschaft sowie des Vaterlandes liegenden Planes
zu horen.)

Or le destin en décida autrement, et voici comment Lenard


commenta les événements après l'armistice (décembre 1918):

En quarante ans nous n'avons pas réussi à germaniser Strasbourg, et


si cette ville est maintenant perdue, c'est la récompense bien méritée
pour notre honteuse maladresse. Personne ne regrettera plus mainte-
nant que votre nomination [à Strasbourg] ne se réalise pas.
(StrajJburg, das wir in 40 Jahren nicht einzudeutschen verstanden,
ist ais Lohn für dieses schimpfliche Ungeschick nun verloren, und
es wird jetzt niemand mehr bedauern, dajJ aus Ihrer Berufung nichts
wird.)

En cela, Lenard avait certainement raison car, contrairement à


Ferdinand Braun, devenu alsacien de cœur au cours des vingt ans
qu'il avait passés à Strasbourg, un nationaliste comme Stark n'au-
rait pas manqué de se brouiller avec tout le monde, comme cela
s'est produit partout ailleurs où il vécut.

*
* *

La présentation d'une correspondance ressemble plutôt à une col-


lection de propos disparates qu'à un exposé bien ordonné, mais cela
est évidemment dû au sujet. En conclusion, je dirai que le contenu
de ces lettres ne nécessitera certainement pas une révision complète
de ce que les historiens des sciences ont dit jusqu'à présent sur
Lenard et Stark, et sur le rôle qu'ils ont joué dans la science alle-
mande des années 20 et 30. En effet, beaucoup de choses qu'on
savait déjà plus ou moins sont confirmées ici. Mais il y a des cor-
rections et des précisions à ajouter. Par exemple : dans la littérature
secondaire sur la science du Troisième Reich, on a souvent fait de
Lenard et Stark de véritables boucs émissaires. Le tableau qu'on
trouve dans de nombreuses descriptions de la physique en Alle-
magne pendant ces douze années du régime national-socialiste est à
peu près le suivant: d'un côté, Lenard et Stark, propagateurs una-
165
La science sous le Troisième Reich
nimes d'une doctrine raciste absurde (la deutsche Physik) appuyée
par les dirigeants nazis; de l'autre, les «bons», c'est-à-dire la
grande majorité des physiciens allemands qui s'opposaient plus ou
moins ouvertement à ce dénigrement raciste de la physique théo-
rique moderne et qui ont ainsi préservé dans la mesure du possible
le haut niveau que cette science avait atteint en Allemagne dans les
années 20. Dans ce contexte, Lenard et Stark apparaissent comme
les grands coupables du déclin que la physique a subi en Allemagne
après 1933.
Ce tableau, même s'il n'est pas complètement faux, est pourtant
assez simpliste. Nous avons vu que l'unanimité des deux hommes
n'allait pas très loin, et nous avons vu aussi que, pour réaliser leur
projet de germaniser la physique, ils n'avaient pas du tout le sou-
tien massif des dirigeants nazis sur lequel ils comptaient. Pour
expliquer le déclin de la physique allemande dans les années 30, il
faut chercher beaucoup plus loin, comme en témoignent les autres
contributions à ce livre. Par la lecture de cette correspondance,
notre connaissance des événements est néanmoins approfondie, et
ce notamment à l'égard de nombreux détails qui ne figurent ni dans
des textes imprimés ni dans des documents d'archives publiques. Si
une telle source existe, il faut qu'elle soit à la disposition des cher-
cheurs, et c'est dans cet esprit que j'ai entrepris le sauvetage et la
publication de plus de cinq cent cinquante lettres que Lenard et
Stark ont échangées entre 1904 et 1947.
DEUXIÈME PARTIE

... au durcissement idéologique


des sciences biologiques et humaines
Le national-socialisme
et la négation de l'histoire
Pierre Ayçoberry

Il peut sembler paradoxal d'attribuer une volonté de nier l'his-


toire à un système qui s'est proclamé si souvent restaurateur de la
grandeur passée et annonciateur d'un avenir triomphant. Ce n'est
pourtant pas le plaisir d'émettre une thèse surprenante - plaisir qui
serait indécent, s'agissant d'un sujet aussi tragique - qui inspire les
réflexions suivantes. C'est tout simplement la conclusion qui s'im-
pose au vu des convergences multiples entre les historiens des
écoles les plus diverses, les commentateurs de la pensée de Hitler,
les spécialistes de telle ou telle organisation nazie, et ceux qui tra-
quent dans les images, les sons et les rites du Troisième Reich les
impacts de son idéologie.

*
* *
Il faut d'abord prendre au sérieux les écrits de Hitler: Mein
Kampf, qui date de 1924, et le« deuxième livre», rédigé quatre ans
après mais resté inédit. La confusion du style, l'hétérogénéité du
plan, tous ces défauts d'autodidacte, dont se sont gaussés les
conservateurs cultivés de l'époque et plus tard trop d'universitaires
dédaigneux, ne doivent pas masquer la terrible logique sous-
jacente: une philosophie négative, négatrice, qui ne cesse d'appeler
à une œuvre de destruction. L'auteur lui-même, dessinant le portrait
du grand homme, n'écrit-il pas qu'il doit être à la fois « program-
mateur » et « politique » ?
Or ce qui transparaît entre les lignes, c'est une vision pessimiste
de l'évolution de l'humanité. Pessimisme biologique en premier
lieu, fondé sur l'affirmation répétitive et maniaque d'une « loi éter-
nelle», que les hommes n'auraient cessé de violer. La nature exige
que chaque espèce ne s'accouple qu'avec elle-même; mais les
peuples n'en ont pas tenu compte, pas même l' Aryen supérieur;
conséquence :
169
La science sous le Troisième Reich
chaque fois quel' Aryen a mélangé son sang avec les peuples infé-
rieurs, il en est résulté sa fin en tant que porteur de culture.

Ce naturalisme absolu - produit de certaines expériences de jeu-


nesse et de la lecture de pseudo-philosophes de la fin du x1xesiècle
- justifie une angoisse permanente devant la fuite du temps, un
mépris qui se veut grandiose pour l'humanité métissée, et une rage
particulière devant la décadence de l'Allemagne.
Deuxième aspect du pessimisme, qu'on pourrait appeler« spa-
tial», ou «géographique»: aux deux instincts fondamentaux d'un
peuple, celui de la conservation par la nourriture et celui de la
reproduction par la sexualité, la nature n'oppose aucune limite;
mais les circonstances historiques le restreignent dans un espace
fini. Ce blocage, dont la description rappelle à certains égards le
pessimisme malthusien, ne peut être dépassé que par une stratégie
politique violente: à l'extérieur, « assurer au peuple l'espace vital
qui lui est nécessaire»; à l'intérieur, lui conserver la force néces-
saire, sous la forme du chiffre de sa population et de sa « valeur
raciale». Mais qu'est-ce que cette« valeur raciale»? C'est la com-
binaison d'une donnée naturelle, l'héritage biologique, et d'un fac-
teur idéal, la « conscience nationale». A son tour, celle-ci est
décomposée en deux forces: l'héroïsme élitaire et l'impulsion don-
née par un chef (Führer). On voit qu'à cette dernière étape du
raisonnement s'est accompli le coup de force: pour briser le méca-
nisme de la décadence naturelle, il faut faire appel aux vertus d'une
minorité restée intacte, guidée par un génie.
A cette œuvre de salut opérée par le petit nombre au profit d'un
peuple élu mais médiocre, s'oppose et s'opposera sans cesse
l'ennemi en soi : le Juif. Le Juif n'est pas un peuple inférieur,
comme le Slave ou le Nègre; c'est le non-peuple, dépourvu d'enra-
cinement spatial, d'État, de rôle historique positif. Dans la lutte
pour la vie, il fonctionne comme l'éternel parasite, qui « dénationa-
lise et abâtardit les autres peuples»; bref, il est l'anti-nature.
La conclusion d'Eberhard Jackel, à qui nous empruntons cette
analyse, mérite d'être citée:

Aucune conception du monde n'a jamais surpassé celle-ci en primi-


tivisme et en cruauté, mais elle n'en est pas moins une synthèse
logique en soi.

*
* *
170
Pierre Ayçoberry
Dès lors, l'histoire en tant que regard sur le passé, la discipline
historique, se voit reléguée au rang de fournisseur d'exemples, et
purement et simplement manipulée. A chaque dirigeant nazi, à cha-
cune des organisations piliers du régime, le soin de se choisir ses
propres modèles ou repoussoirs parmi les individus marquants, les
courants d'idées et les collectivités des siècles passés. Ce qui ne
manque pas d'entraîner des contradictions, reflets tantôt des rivali-
tés d'ambitions, tantôt des changements de stratégie.
Hitler lui-même se borne, dans ses écrits et ses conversations, à
quelques remarques éparses sur la grandeur de Sparte ou de Rome,
du Saint Empire romain germanique, voire de l'Église catholique
(ce qui l'oppose à Rosenberg) : simples ornements rhétoriques, des-
tinés - au même titre que les mots d'origine étrangère, dont il
abuse- à impressionner soit des auditeurs qu'il sent plus cultivés
que lui-même, soit les masses, qu'il méprise. Il faut tout de même
signaler ses références particulièrement nombreuses au roi de
Prusse Frédéric II, surtout après Stalingrad, quand il soupçonne les
généraux de s'abandonner au découragement :

Aujourd'hui, c'est une Allemagne frédéricienne [ ... ] nous restons


fermement sur place, sans abandonner un pouce de terrain.

Singulier hommage à celui qui fut un grand maître de la manœuvre


en souplesse !
Mais, autour de lui, tout le monde se pique de tirer de l'histoire
des leçons appropriées. Les plus intéressantes ne sont pas celles qui
proviennent de l'organisme le plus spécialisé, l'Institut national
d'histoire de la nouvelle Allemagne, que dirige Walter Frank : ses
projets de recherche ambitieux sur les « tendances hostiles au Reich
dans le catholicisme politique » ou sur l' « augustinisme comme fac-
teur dissolvant de l'histoire intellectuelle de l'Allemagne», ses
polémiques contre les graeculi de l'université ne lui assurent pas
d'influence considérable. Beaucoup plus révélateurs sont les théori-
ciens et les bureaucrates qui se préoccupent d'endoctriner la jeu-
nesse, soit dans les écoles, soit dans les stages de formation de la
Jeunesse hitlérienne. En voici trois exemples.
L'origine du premier est surprenante: c'est le ministère de l'Inté-
rieur(!) qui, dès 1933, envoie une directive aux cadres de la Jeu-
nesse hitlérienne. Évitez, leur conseille-t-il, aussi bien l'histoire
amusante, purement anecdotique, que l'histoire ennuyeuse des
manuels et des professeurs ; évitez aussi de peindre tous les grands
hommes comme des prédécesseurs du national-socialisme, « pré-
171
La science sous le Troisième Reich
sentez-les à nos jeunes comme de vrais gaillards (Kerle) bien alle-
mands, cela suffit». Ainsi, pour éviter à la fois l'évasion et l'abs-
traction, le recours à l'histoire permettra de dessiner un type
d'homme robuste et pragmatique: en ces tout débuts du Troisième
Reich, ce type ne peut évidemment correspondre qu'à celui qu'of-
frent quotidiennement les « vétérans » des SA.
A ceux que ne satisferait pas ce modèle assez vulgaire, Rosen-
berg offre du jargon plus élaboré. Certes, il est de bon ton chez les
notables nazis de railler ses prétentions philosophiques ; mais elles
concordent parfaitement avec leur inspiration commune. Abordant
dans son Mythe du xxe siècle la question du rôle des grands
hommes, il explique :

Nous ne devons pas cacher leurs faiblesses, mais il faut surtout devi-
ner par intuition et exposer de toute notre âme ce qu'il y a en eux de
mythique et d'éternel.

Puis il en énumère la « série spirituelle », qui comprend treize


noms, depuis Odin jusqu'à Bismarck. La liste prête à rire, mais le
terme de « mythe » révèle la nature profonde de ce regard fausse-
ment scientifique sur le passé.
Citons enfin un des grands maîtres de la pédagogie, Ernst Krieck,
qui réussit en 1939 à se faire publier dans la prestigieuse Histo-
rische Zeitschrift, jusque-là restée à peu près vierge de tout texte
idéologique. Ce survol prétendument historique, intitulé « Caracté-
ristiques principales des Germains dans l'image allemande de !'His-
toire», est une permanente négation des présupposés habituels de la
discipline. Il explique, par exemple, que le Roi-Sergent Frédéric-
Guillaume Jera organisé le corps des officiers comme une escorte de
fidèles (Gefolgschaft), « sans trace de conscience historique». Et,
passant au plan de l'universel, il conclut : « Les nations ne peuvent
pas se former par des processus historiques, car elles sont déjà là,
pré-projetées. » D'où la tâche assignée aux historiens, tâche philo-
sophiquement modeste mais politiquement exaltante : « exprimer la
voix du sang».
Quel rapport, dira-t-on, entre ces fantasmagories d'intellectuels
dévoyés et la réalité du Troisième Reich? On pourrait trouver une
réponse dans les manuels scolaires, où se conjuguent également la
distorsion du passé, le culte des grands hommes et les appels à
l'action. Mais plus révélateur encore est l'enseignement de l'his-
toire dans les écoles de cadres de SS: car c'est là surtout que
s'effectue l'entraînement au crime. Sans doute de nombreux histo-
riens ont-ils pu affirmer que la formation idéologique de cette
172
Pierre Ayçoberry
« élite » était restée embryonnaire. C'est probable pour la troupe des
gardiens de camp (« Tête de Mort ») et des régiments militarisés
(« Troupe à la disposition», devenue en 1939 « Waffen SS»), beau-
coup moins pour les élèves officiers, recrutés en abondance - cinq
cents par an - dès les années de paix. On n'ira pas jusqu'à dire que
la doctrine est le ressort principal des crimes, mais il ne faut pas non
plus lui assigner - c'est la tentation notamment des historiens
marxistes - une simple fonction d'alibi. La sociologie d'un « Or-
dre » élitaire, la théorie raciale, l'éthique pervertie, la métaphysique
manichéenne, enfin les références anti-historiques sont conjuguées
dans une culture SS « sur-», c'est-à-dire inhumaine.
Bornons-nous ici au programme d'histoire des écoles des cadres.
Le premier tiers en est entièrement consacré aux Germains, phase
originelle de pureté, antérieure à la chute dans la décadence chré-
tienne. Le Moyen Age est ensuite considéré comme une série de
renouveaux (Charlemagne, Henri le Lion, l'ordre Teutonique, la
Hanse ... ) alternant ou coexistant avec de nouvelles décadences;
certains de ces « produits fantasmatiques », comme les qualifie
B. Wegner, se révèlent d'ailleurs d'une manipulation difficile:
Charlemagne a bien créé l'Empire, mais aussi massacré les Saxons;
la Hanse, belle aventure de conquêtes mondiales, a donné en même
temps naissance à des civilisations urbaines, donc amollissantes.
Enfin, l'époque moderne et contemporaine est dessinée plus gros-
sièrement encore, grâce au schéma des « trois guerres de Trente
Ans » : 1618-1648, avec la catastrophe finale ; 1789-1815, période à
la fin de laquelle se perçoit le renouveau prussien, sans lendemain ;
1914 et la suite, d'où émerge enfin le renouveau définitif. Car ce
balancement, cet éternel retour, peut être brisé si se manifeste un
chef, génie à la fois politique, militaire et artistique, appuyé sur une
élite raciale.
Ces leçons du passé dictent la conduite SS. Ici, c'est toute la litté-
rature du « Corps noir» qu'il faudrait évoquer. Que d'ennemis à
abattre : Juifs, libéraux, marxistes, chrétiens, capitalistes, réaction-
naires, francs-maçons, homosexuels ! Heureusement, au sein du
peuple allemand, beaucoup se sont égarés mais restent convertibles,
parce que de « bon sang » ; il suffira de les désembourgeoiser, dépro-
létariser, ou désurbaniser. Et puis, hors d'Allemagne, on peut comp-
ter sur les peuples nordiques (Flamands, Hollandais, Scandinaves) et
sur les Allemands de souche dispersés en Europe de l'Est et dans le
monde : même s'ils ont oublié leur langue maternelle, on pourra les
« renordiser ». L'espace indispensable à ces transferts purificateurs
sera conquis sur les races inférieures. Le Juif diabolique, auteur de
toutes les rechutes passées dans la décadence, sera exterminé. Le
173
La science sous le Troisième Reich
Dieu originel (der Uralte), en qui chaque SS doit croire (car il ne
faut pas être athée, mais « croyant en Dieu »), triomphera pour mille
ans, c'est-à-dire pour toujours. Fin de l'histoire.
Est-il besoin de préciser les modes d'application de ce qu'on a
appelé, de façon exacte quoique un peu maladroite, une « utopie » ?
Une seule citation suffira: lors de la conférence de Wannsee, le
20 janvier 1942, Heydrich prévoit un « traitement approprié » pour
les Juifs qui auront survécu aux travaux forcés - « fruits de la sélec-
tion naturelle, leur libération serait en effet le germe d'un renouveau
juif (voir les leçons de l'histoire)». Seul donc le génocide peut
mettre fin à la loi de l'éternel retour.

*
* *
Ces considérations rétrospectives n'ont rien d'ésotérique. Mais
leur pessimisme brutal les différencie des thèmes pseudo- ou an-his-
toriques présentés au grand public. Goebbels, qui préside à la com-
munication de masse, exprime parfaitement cette différence quand
il déclare à ses subordonnés: « La propagande cesse d'être efficace
quand sa présence devient visible. » L'analyse des textes littéraires,
des films et des spectacles de rue doit donc mettre en évidence non
pas des affirmations dogmatiques comme celles qui précèdent (et
qui ne visent qu'à aviver le fanatisme de gens déjà convaincus),
mais des allusions, des connotations, des traces subtiles provenant
d'une même exploitation du passé.
Il arrive quand même parfois que l'idéologie pointe plus que le
bout de l'oreille ; ainsi dans ces deux phrases, que L. Richard a
dénichées au détour d'un roman de W. Vesper:

Nous vivons déjà dans les générations les plus reculées de nos pères.
Nous ne sommes que le lit du fleuve dans lequel le sang éternel
coule en grondant.

Appel trop explicite à l'irresponsabilité et, comme tel, plutôt rare.


Beaucoup plus fréquentes sont les histoires édifiantes où triomphe
le bon paysan, avec des références plus discrètes aux valeurs éter-
nelles du sang et du sol (Blut und Baden); elles offrent le double
avantage de flatter le goût du lecteur moyen pour les idylles rurales
et de le distraire de la grisaille citadine et industrielle. Les films
documentaires de folklore (Heimatfilme) reposent de même sur un
« stéréotype standardisé» (C. Delage), qui gomme les originalités
régionales et saute délibérément d'un Moyen Age intemporel à un
174
Pierre Ayçoberry
avenir sans conflits. L'histoire del' Allemagne se réduit à des sym-
boles, dont le plus éloquent reste encore la forêt : le film Ewiger
Wald ( 1936) nous montre celle-ci à ses débuts préhistoriques, puis
envahie par les Romains, défendue par Arminius et les chevaliers
Teutoniques, détruite par l'industrie et la guerre, violée par un Séné-
galais, ressuscitée lors de la fête du 1ermai, en un mot, «éternelle».
Quant aux films d'histoire proprement dits, loin d'opérer une
simple reconstitution, ils visent à former le spectateur. L'implicite y
est plus significatif encore que l'explicite. Que ressent le public de
l'été 1934 lorsque, peu après l'assassinat de Rôhm, on lui montre
sur l'écran le jeune Frédéric de Prusse qui assiste à l'exécution de
son ami Katt? Et celui de 1940, devant la peinture indignée mais
complaisante des camps de concentration anglais pendant la guerre
des Boers? Ou encore celui de 1943, qui voit apparaître à nouveau
Frédéric II, « titan au combat qui dut traverser pendant sept ans un
enfer de souffrances » ? Il est vrai que dans ce dernier cas Goebbels
interdit aux journaux tout rapprochement avec Hitler; mais il leur
avoue en même temps que « les parallèles avec l'actualité, [s'ils]
n'ont rien à voir avec une propagande consciente, trouvent leur ori-
gine dans les lois éternelles de l'histoire». Chassez l'intemporel, il
surgit toujours.
Les films de Leni Riefenstahl (surtout Triomphe de la volonté,
consacré au congrès de Nuremberg de 1934) peuvent servir de tran-
sition avec cette autre forme d'art qu'est la régulation des mouve-
ments de foule: ce sont, comme on l'a écrit, des« mises en scène de
mises en scène». Un grand nombre de thèmes, les uns soulignés,
les autres suggérés, s'y entrecroisent: la victoire de la communauté
sur l'individu, de la lumière sur la nuit, les femmes spectatrices, le
chef en pontife sacrificateur ... Deux au moins relèvent de notre
propos, tous deux situés d'ailleurs à l'écart de l'espace sacré - et ce
n'est pas par hasard, car celui-ci doit rester hors du temps. Le pre-
mier thème vise à redresser le passé : au décor pittoresque de la
vieille ville - pignons sculptés, monuments asymétriques - se
superposent autoritairement les rigides perpendiculaires des ori-
flammes nazies. Le second est presque paralysant: l'interminable
défilé des bataillons SA dans les rues démontre que la marche des
masses disciplinées se poursuit sans fin.

*
* *
Les contemporains - conservateurs allemands, hommes d'État
français - se sont lourdement trompés quand ils n'ont vu en Hitler
175
La science sous le Troisième Reich
qu'un héritier (rassurant pour les uns, inquiétant pour les autres) de
Frédéric II et de Bismarck. Ils ont pris au pied de la lettre des rap-
pels historiques de pur opportunisme comme la cérémonie de Pots-
dam, et négligé ou ridiculisé la nostalgie des temps germaniques et
l'attente messianique d'un Reich millénaire, qui révélaient des pul-
sions autrement redoutables. Ils n'avaient pas entendu le fameux
juriste Carl Schmitt proclamer en janvier 1933: « Aujourd'hui on
peut dire que Hegel est mort. » Admirons par contraste la lucidité
de Max Horkheimer, qui, éclairé sans doute par l'expérience et par
l'exil, écrivait en 1943:

Le fascisme, par l'exaltation même qu'il fait du passé, est anti-histo-


rique. Les références à l'histoire signifient seulement que les puis-
sants doivent diriger, et qu'il n'y a pas moyen de s'émanciper des
lois éternelles. Quand les nazis disent : l' « histoire », ils veulent dire
exactement le contraire : la mythologie.

BIBLIOGRAPHIE
(dans l'ordre des sujets traités)

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rééd. 1979.
Jackel (E.), 1973, Hitler idéologue, trad. fr., Paris, Calmann-Lévy.
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Messerschmidt (M.), 1979, Die Wehrmacht im NS-Staat. Zeit der lndoktrina-
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Koch (H. W.), 1979, Geschichte der Hitler-Jugend. lhre Ursprünge und ihre
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Paderborn, Schoningh.
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mentaire du Troisième Reich, Lausanne, L' Age <l'Homme.
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trad. fr., Paris, Payot.
Genèse institutionnelle
du génocide
Jean-Pierre Baud

Le système scientifique de l'Allemagne nazie, fondé essen-


tiellement sur une biologie raciale conduisant aux abominations du
génocide, fut la conséquence catastrophique d'une mutation institu-
tionnelle de la science occidentale, mutation mal perçue parce
qu'on a omis d'envisager l'évolution des sciences comme l'un des
aspects de l'histoire du droit.
L'Occident a-t-il connu le génocide avant l'Allemagne nazie?
Ceux qui ont cru en voir un dans la guerre de Vendée ont confondu
le massacre et le génocide. Le génocide ne se définit pas par son
résultat mais par son intention, laquelle, d'ailleurs, n'implique pas
nécessairement le moindre homicide : on peut concevoir un géno-
cide par la stérilisation systématique (utilisée dans l'Allemagne de
1938 contre les Tziganes). La notion de génocide, définie le 9 dé-
cembre 1948 par l'assemblée générale des Nations unies comme
l'extermination de groupes nationaux, ethniques, raciaux ou reli-
gieux, fait référence au contexte del' Allemagne nazie, lequel affine
le concept en distinguant le génocide de tous les autres massacres,
même ceux qui sont destinés à détruire l'ensemble d'une popu-
lation.
Le génocide n'est pas en soi un acte de guerre, même si, acciden-
tellement, une opération militaire peut être décidée par ses instiga-
teurs (par exemple lors de la révolte du ghetto de Varsovie). Dans
l'esprit des nazis, le génocide des Juifs et des Tziganes était indis-
sociable de la stérilisation et de l'euthanasie de certains malades et
infirmes; il s'inscrivait ainsi dans un ensemble de mesures sani-
taires destinées à préserver la race. Celui qui a la curiosité de com-
parer les discours des Conventionnels concernant les insurgés
vendéens 1 et la littérature des politiciens et des savants nazis
concernant les Juifs et les malades mentaux, celui-là verra immé-
diatement que l'on a chez les premiers le vocabulaire de la répres-
1. Par exemple les extraits publiés par R. Secher, Le Génocide franco-français. La Ven-
dée-Vengé, Paris, PUF, 1988, p. 151 sq.

177
La science sous le Troisième Reich
sion policière et de l'hostilité guerrière («brigands», «scélérats»)
et, chez les seconds, la manifestation de la répulsion physique, et de
l'horreur:« une forme extrême du dégoût, la crainte du contact, qui
se transforme en désir de détruire son objet 2 ». C'est là, très exacte-
ment, qu'on perçoit l'autre monde, ce monde sanitaire - scientifi-
quement et administrativement- où s'inscrit la logique du génocide
et qui le distingue radicalement des massacres de la guerre civile.
De tout temps les hommes en guerre ont parlé d'exterminer l'en-
nemi. Les conventionnels voulaient détruire la Vendée comme les
Romains voulaient détruire Carthage. Ils parlaient d'un incendie ou
d'un volcan qui menaçait la République: ils parlaient du feu de la
guerre. Ce n'est que très exceptionnellement qu'on trouve dans leur
discours l'allusion - fréquente chez les inquisiteurs et les nazis - à
une mesure sanitaire 3 •
Pourtant, le système intellectuel du génocide ne fut pas le fruit
d'une génération spontanée au sein del' Allemagne hitlérienne; et il
n'a pas disparu avec elle. Je vais tenter d'en reconstituer ici la
genèse en conviant le lecteur à prospecter une friche historique au
confluent de l'histoire du droit et de l'histoire des sciences. Mais ce
serait suivre le pire des exemples que d'entreprendre une recherche
sur l'origine de la mécanique institutionnelle du génocide avec
l'intention d'établir un lien de causalité entre tel précédent et les
abominations de l'Allemagne hitlérienne. Il n'y a pas de génocide
originel. Le prétendre conduirait à s'inscrire dans un courant révi-
sionniste plus dangereux que celui qui nie la réalité du génocide
nazi. On trouvera dans mon propos la description d'un précédent
dans l'inquisition médiévale. Il ne faudra y voir que la définition
d'un système d'extermination pouvant se rencontrer à nouveau,
lorsqu'une mécanique institutionnelle se met au service d'un fan-
tasme semblable (l'amputation thérapeutique de l'être collectif).
Mais il faudra éviter d'en déduire, comme on l'a fait à propos de la
guerre de Vendée, que nous trouverions là l'origine du « cancer
idéologique » produisant des métastases telles que « le génocide
arménien, l'holocauste hitlérien, le goulag soviétique 4 », etc. En
effet, cela reviendrait à affirmer qu'un premier génocide fut un mal
originel expliquant et, en un certain sens, excusant partiellement les
exterminations postérieures.
2. B. Müller-Hill, Science nazie, Science de mort, Paris, Odile Jacob, 1989, p. 103.
3. Une exception se trouve, parmi les textes cités par Reynald Secher (op. cit.), dans le
très violent discours de Barère : une allusion au « charbon politique qui dévore le cœur de
la République». Il n'est d'ailleurs pas tout à fait certain que Barère ait voulu parler de la
maladie. Compte tenu du reste de son discours, où il n'est question que du feu ( « volcan »,
« incendie »), il n'est pas impossible que Barère ait voulu faire référence au combustible.
4. P. Chaunu, L'Historien dans tous ses états, Paris, Perrin, 1984, p. 10.

178
Jean-Pierre Baud
Il faut surtout éviter, pour désigner un phénomène social, de par-
ler d'un mal semblable à une maladie. Tous ceux, et ils sont légion,
qui ont parlé de« peste», de« choléra», de« gangrène», de« can-
cer » et, depuis peu, de « sida » pour dénoncer un défaut de la
société, tous ceux-là ont entretenu inconsciemment l'idée majeure
du nazisme. Car ce qui est au cœur du mécanisme intellectuel qui
conduit à concevoir le génocide, et du système institutionnel qui le
réalise, est justement l'intervention du concept de maladie pour
définir ce qui menace l'être collectif. Comme nous allons le voir,
les savants nazis ont abondamment traité de la gangrène ou de la
tumeur cancéreuse dont il fallait débarrasser le peuple allemand. Tel
est bien le concept qui, au carrefour du juridique et du scientifique,
peut donner naissance au système institutionnel du génocide.
Le génocide est le produit de la rencontre de deux facteurs, ren-
contre qui ne s'est réalisée parfaitement que deux fois dans l'his-
toire occidentale, dont une fois dans l'Allemagne nazie :
- il faut d'abord un système de légalité scientifique dominé par
une théologie, à entendre comme une discipline qui développe une
érudition à partir d'un certain nombre de dogmes;
- il faut aussi que cette police du monde des sciences soit présen-
tée comme destinée à défendre ce qu'on peut appeler l'être collectif,
c'est-à-dire une réalité non seulement intellectuelle, mais encore
corporelle, regroupant les individus appartenant à une communauté
humaine.
Si l'on compare la légalité scientifique médiévale à celle de l' Al-
lemagne nazie, on aperçoit dans les deux cas un monde des sciences
dominé par une théologie fonctionnant comme un système défensif
de l'être collectif et pouvant conduire au génocide, l'originalité du
système nazi se limitant à une transcription médicale du pouvoir
théologique et à une définition raciale de la défense physique de
l'être collectif.

Transcription médicale du pouvoir théologique

A l'aube de la civilisation occidentale, le discours scientifique qui


s'inscrit en filigrane quand le pouvoir s'exprime est rigoureusement
simple : rigoureux parce que simple. Traduite par l'ordonnance des
hiérarchies universitaires, la théologie chrétienne domine le monde
scientifique et, par là, l'expression du pouvoir.
Dans le système nazi, le pouvoir qui domine le monde des
179
La science sous le Troisième Reich
sciences et le pouvoir politique qui s'est imposé à l'Allemagne
s'expriment dans une langue médicale: le Kampf d' Adolf Hitler est
en fait un« combat pour la santé 5 ». Le fait de trouver la médecine à
la place qu'avait occupée la théologie conduit à se demander si la
thérapeutique des corps n'était pas déjà inscrite dans le programme
théologique, et si la promotion postérieure des sciences médicales
pouvait aller jusqu'à l'élaboration d'une théologie.

Dé.finition théologique d'un pouvoir qui soigne

Dans l'Occident médiéval, la théologie exprimait la finalité à la


fois de la science et de l'organisation sociale. Les chrétiens étaient
invités à voir dans l'ordonnance théologique du savoir l'un des
aspects de l'œuvre collective de préservation de la vie, mais ici dans
le cadre d'une chrétienté, ce qui impliquait que la vie protégée
n'était pas la vie corporelle, mais le Salut éternel. Pour traduire en
règles de conduite sociale les divers principes mis à jour par la théo-
logie, les autorités de l'Église, de plus en plus dominées par le pape,
avaient élaboré ce qu'on appelle le droit canonique, lequel avait
puisé l'essentiel de son vocabulaire et de ses concepts dans le droit
civil (le droit romain).
Ainsi, ceux qui, dans le contexte de l'Occident médiéval, expri-
maient la volonté du pouvoir, que celui-ci fût pontifical, impérial,
monarchique ou autre, le faisaient avec le vocabulaire du juriste et
dans le respect, au moins formel, de l'ordre divin défini par le théo-
logien; et cela même lorsque le juriste parlait au nom d'un pouvoir
temporel qui était entré en conflit avec le pouvoir spirituel. Pour
toute autorité politique, la parole du juriste était alors le jargon qui
exprimait une légitimité fondée sur la théologie chrétienne.
En fait, la domination de la théologie était d'autant plus fragile
qu'elle n'apercevait pas quelle était sa véritable rivale. Si l'on avait
demandé à un maître de la scolastique médiévale ce qui lui semblait
menacer la théologie chrétienne, il aurait répondu : la philosophie
d' Averroès, telle ou telle hérésie, voire l'invasion du satanisme des
sorciers. Mais il lui eftt été inconcevable qu'on osât lui présenter la
médecine comme une rivale de la théologie, cette médecine que
l'ordre intellectuel chrétien avait reléguée au dernier rang des

5. R. Jay-Lifton, Les Médecins nazis, Paris, Laffont, 1989, p. 42: « Si nous n'avons
plus la force de nous battre pour notre santé, nous n'aurons plus le droit de vivre dans
ce monde de lutte incessante. » Notons à ce propos la signification littérale du cri Heil
Hitler! : « Que Hitler soit en bonne santé ! » Dans la transcription médicale de la théologie
du pouvoir, le prince n'est plus un saint, il est sain.

180
Jean-Pierre Baud
sciences universitaires, après ce que nous appelons l' « enseigne-
ment secondaire » ; une médecine qui avait été oubliée dans la
représentation picturale du monde savant, faite au x1ve siècle en
l'église florentine de Sainte-Marie-Nouvelle alors que la théologie y
occupait cinq des quatorze chaires.
Pourtant, le pouvoir théologique faisait le lit du pouvoir médical.
Ce serait un divertissement érudit que de relever, dans la littérature
évangélique, apostolique et patristique, tous les passages où le rôle
spirituel du clergé est assimilé à une profession de santé, identifica-
tion expliquant la circulation au x1e siècle d'un manuel à l'usage des
confesseurs intitulé Le Correcteur ou le Médecin 6 •
Passant des soins de l'âme à ceux du corps, il faut encore ajouter
l'utilisation de la religion dans le cadre de la thérapeutique du corps.
Il n'est pas d'une grande originalité de relever que les soins du
corps (alimentation, hygiène, thérapeutique) ont toujours laissé
apparaître une concurrence-coopération entre la religion et la méde-
cine. Dans le contexte occidental, le phénomène laisse entrevoir au
chercheur autre chose que ce qui peut avoir été écrit sur la fonction
thérapeutique de l'exorcisme (entre autres dans la littérature concer-
nant le magnétisme de Mesmer). Il existe encore quelques belles
friches. Il faudrait, par exemple, en partant des remarquables
recherches d'Aline Rousselle sur la foi en Gaule dans l' Antiquité
tardive et de celles que Brigitte Caulier a consacrées aux liens entre
l'eau et le sacré 7, étudier comment les pratiques médico-religieuses
autour des sources annonçaient la localisation territoriale du miracle
chrétien, mais aussi l'évidente présence d'une ferveur religieuse
dans le thermalisme (culte des sources et rite de pèlerinage). Il fau-
drait aussi faire l'historique du sacrement de l'onction des malades
dans ses rapports avec la thérapeutique médicale, pour voir com-
ment une pratique sacramentelle, présentée par saint Jacques
comme devant soulager d'abord les maux corporels, est devenue,
dans l'usage commun, l'extrême-onction, c'est-à-dire un sacrement
ayant la réputation erronée, du fait d'une confusion avec le saint
viatique, de n'être que le sacrement de l'âme, quand il n'y a plus
d'espoir pour le corps 8.
En donnant au mot sa plus large acception, on peut dire qu'une
certaine biologie est au cœur des relations entre l'homme et la

6. C. Vogel, « Pratiques surperstitieuses d'après le Corrector sive medicus de Burchar,


évêque de Worms (965-1025) », in Mélanges E.-R. Labande, Poitiers, 1974, p. 751-761.
7. A. Rousselle, Croire et Guérir. La foi en Gaule dans [ 'Antiquité tardive, Paris,
Fayard, 1990; B. Caulier, L'Eau et le Sacré, Paris, Beauchesne, 1990.
8. A.-M. Roguet, Les Sacrements, Paris, Éd.,du Cerf, 1952, p. 118-129; J.-M. Lustiger,
Le Sacrement de l'onction des malades, Paris, Ed. du Cerf, 1990.

181
La science sous le Troisième Reich
science, biologie à entendre comme une science globale, incluant
dans la connaissance de la vie sa préservation et la révélation de son
avenir. Une telle biologie est, dans le système médiéval de légalité
scientifique, le point commun entre l'illégal et le légal, et aussi, au
sein de celui-ci, entre la première et la dernière des sciences. On la
rencontre aussi bien dans la divination et la thérapeutique empirico-
magique de la culture populaire («livres des secrets » du genre
Grand Albert) que dans la théologie et la médecine. Ainsi, la pro-
motion moderne de la médecine au sein des sciences officielles
n'est pas une révolution scientifique. Ce n'est qu'une des consé-
quences de la formidable révolution politique qui, à partir du
x1v• siècle, mit un terme à cette première expérience du totalita-
risme que fut la théocratie pontificale.

L'impasse d'un hygiénisme de santé publique

La promotion des sciences médicales a consacré, entre le xv1• et


le xvm• siècle, l'émancipation du pouvoir étatique, qui fut à l' ori-
gine d'une nouvelle hiérarchie des sciences s'accordant avec une
définition corporelle de la vie humaine. On a vu ainsi le médecin
s'exprimer de plus en plus comme un homme de pouvoir 9 et, réci-
proquement, le discours du pouvoir mélanger aux traditionnels
thèmes théologiques l'affirmation d'une mission médicale. C'est
ce qui apparaît naïvement, et donc clairement, dans le Traité de
la police (Amsterdam, 1729) de Nicolas Delamare. Pour ce fonc-
tionnaire d' Ancien Régime, homme de terrain et collectionneur de
textes, un traité d'administration doit certes faire allégeance à la
discipline religieuse - surtout parce que c'est un facteur d'ordre
public-, mais il doit être consacré en outre, et en très grande par-
tie, au bien-être des corps, notion qui inclut la médecine, la protec-
tion de l'environnement et l'étude détaillée de tous les aliments, de
leurs vertus et de leur mode de préparation. L'État doit préserver la
quantité et la qualité du capital humain qui fonde sa force. Qu'un
traité de science administrative ressemble parfois à un livre de cui-
sine ne peut plus étonner lorsqu'on connaît l' anthroponomicon de
Platon (Le Politique, 266e-267c), permettant de réunir la notion de
gouvernement des hommes et celle de leur alimentation (L'Art de
paître les hommes). L'art de gouverner s'assimile ainsi à l'art de
nourrir les hommes. Le régime qui leur convient est d'abord un
régime alimentaire, plus une transposition de cet art vétérinaire
9. Relire J. Clavreul, L'Ordre médical, Paris, Éd. du Seuil, 1978.

182
Jean-Pierre Baud
indispensable aux bons bergers 10 qui donnera un jour la santé
publique.
Si les relations privilégiées entretenues par l'État, entre le xv1eet
le xvme siècle, avec les sciences médicales (médecine, chirurgie,
pharmacie, chimie et sciences naturelles) ont contribué à asseoir la
puissance étatique, elles ont aussi institué le pouvoir médical. Le
fameux Avis au peuple sur sa santé (Liège, 1763) du médecin
Simon-André Tissot est un titre qui indique, derrière la science de
l'expert, la conscience d'exercer un pouvoir légitime: une ordon-
nance médicale destinée à l'ensemble d'une population.
Par là, on débusque l'hygiénisme, cette parfaite expression du
pouvoir médical. L'hygiénisme n'est pas totalement étranger à l'his-
toire des sciences, mais il appartient d'abord à l'histoire du droit. Si
le progrès des sciences médicales explique en partie son apparition,
et aussi sa décadence, son histoire n'est pourtant pas liée ontologi-
quement à la révélation de telle ou telle découverte. L'hygiénisme
existe, quel que soit l'état d'avancement des sciences médicales,
lorsque des médecins s'estiment en droit de dépasser la relation
médicale traditionnellement individualisée (avec tel patient) pour
atteindre le diagnostic, le pronostic et la thérapeutique collectifs 11•
Si l'on ajoute aux prétentions des aliénistes le programme des hy-
giénistes, on découvre que la médecine du x1xesiècle avait déclaré
sa candidature à la domination du monde du savoir, tout en s' asso-
ciant étroitement à l'exercice du pouvoir administratif. Les préten-
tions littéraires d'un Louis Lélut ou d'un Jacques Moreau de Tours
démontraient que le premier aliéniste venu se croyait en droit de
déclarer fou Pascal ou Socrate, entreprise qui signifiait clairement
que la médecine pensait devoir occuper, au sein du monde du
savoir, la place qui avait été celle de la théologie dans l'ordonnance
intellectuelle médiévale 12• Quant au programme hygiéniste - dont il
ne faut pas oublier qu'il était présenté avec insistance comme étant
à la fois d'hygiène morale et physique, voire d'hygiène politique ! -,
il ne proposait pas moins que d'adapter les êtres et les choses à la

10. Sur la réalité du savoir vétérinaire des bergers, le document essentiel est Le Bon
Berger de Jehan de Brie, Paris, Liseux, 1879 (écrit en 1379).
11. Annales d'hygiène publique, I, 1829, prospectus: « La médecine n'a pas seulement
pour objet d'étudier et de guérir les maladies, elle a des rapports intimes avec l' organi-
sation sociale ; quelquefois elle aide le législateur dans la confection des lois, souvent
elle aide le magistrat dans leur application, et toujours elle veille, avec l'administration,
au maintien de la santé publique. »
12. L.-F. Lélut, Le Démon de Socrate, Paris, 1836, et L'Amulette de Pascal, Paris,
1846; J. Moreau de Tours, La Psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie
de l'histoire, Paris, 1859; réponse de E. Pelletan à Lélut dans La Presse (21 décembre
1846): « Nous abandonnons volontiers le corps de Pascal à l'autopsie des médecins, mais
nous ne leur abandonnons pas son intelligence. »

183
La science sous le Troisième Reich
société industrielle grâce à une législation et à une réglementation
administrative dont il était l'inspirateur. Dominant le monde des
sciences et des lettres, le médecin se serait présenté en outre comme
l'expert quasi exclusif auprès du pouvoir politique, reléguant à une
position subalterne le prêtre, le juriste et l'ingénieur.
Laissons à l'histoire sociale le soin de décrire comment, mis pro-
gressivement à l'écart des instances consultatives, les médecins,
après avoir été tentés de s'affirmer dans la société politique par la
voie électorale 13, se sont finalement répartis, peut-être par dépit, en
libéraux jouant la carte de l'insertion dans une bourgeoisie parfois
aisée et en hospitalo-universitaires exerçant, dans le microcosme
hospitalier, un pouvoir en forme d'archétype. Laissons encore aux
historiens des sciences le soin de montrer le rôle qu'a joué la méde-
cine pasteurienne dans la disparition de l'hygiénisme, ou dans sa
mutation 14• Et, nous limitant à ce qui, là-dedans, est institutionnel, il
nous faut reconnaître qu'à la fin du x1xesiècle les médecins n'ont
pas pris le pouvoir, mais que la médecine l'a emporté. Cette distinc-
tion signifie que la langue du pouvoirs' est nourrie, dans le courant
du x1xesiècle, d'un vocabulaire médical laissant entendre que cer-
taines mesures politiques et administratives ne devaient pas être
soumises à des considérations juridiques, morales ou religieuses
quand il en allait de la survie d'une collectivité humaine: une
mesure de défense sanitaire devrait toujours être de légitime
défense. Tel est, en ce qui concerne la présente étude, le résultat le
plus important de la promotion institutionnelle des sciences médi-
cales : que le langage politique de la fin du x1xesiècle ait été envahi
par le thème de la dégénérescence 15• Il y a dans ce discours sur la
dégénérescence quelque chose qui cherche à s'exprimer, et qui
conduit au génocide quand ça s'exprime.

L'ordre théologique de l'hygiénisme racial

L'avancée des sciences médicales fut, dans les pays autres que
l'Allemagne nazie, une victoire incomplète. Il fallait, pour que le
monde médical puisse prétendre à une hégémonie scientifique, qu'il
puisse fournir une nouvelle théologie. La déontologie médicale, qui,
jusqu'au procès de Nuremberg, était essentiellement, au-delà d'une

13. J. Léonard, La Médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier, 1981,
p. 187-235.
14. Voir sur ce point B. Latour, Les Microbes, Guerre et paix, Paris, A.-M. Métailié,
1984.
15. A.-M. Moulin, « La biologie s'en mêle», L'Histoire, LXXVI, 1985, p. 100-103.

184
Jean-Pierre Baud
référence culturelle à l' Antiquité grecque, un mélange de doctrine
chrétienne et de (fortes) préoccupations corporatistes, ne pouvait
remplir cette fonction 16 • Les États modernes pratiquaient une reli-
gion, le patriotisme, qu'on pouvait déceler derrière une religion
d'État ou dans les sacralités d'un culte des morts, religion dont on a
tenté d'exprimer quelques dogmes du genre « la France pays du
droit» ou« la mission civilisatrice de la France», articles de foi qui,
malgré leur récurrence, n'ont pas fait l'objet de profondes analyses.
C'est que le patriotisme est d'autant plus efficace qu'on ne
l'explique pas : ça fonctionne liturgiquement, à coup de stimuli
(musique, invocations, emblèmes). Même au temps de la Revanche,
l'opinion dominante était qu'il était« vain et sacrilège» de parler
de cet « instinct sublime» 17 • Dans un système de légalité scienti-
fique, une théologie ne peut prétendre qu'à la première place, sauf à
se perdre, ô ironie, parmi les sciences humaines ! Contredits scienti-
fiquement par le pasteurisme, entravés administrativement par la
promotion des ingénieurs et des architectes-urbanistes, ainsi que par
le retour en force des juristes (qui leur prennent la criminologie, la
science pénitentiaire, et s'installent dans l'administration de la
santé), les hygiénistes, dont la raison d'être était le pouvoir sur les
populations, n'avaient au début du siècle d'autre espoir de survie
que le racisme. L'hygiénisme devait devenir racial ou ne plus être.
Il est d'usage d'accompagner l'évocation des médecins nazis de
signes typographiques - du genre: « médecins (?!) » - destinés à
faire partager la plus intense stupéfaction 18 • C'est ne pas com-
prendre que la médecine est au cœur du système nazi, du fait de la
rencontre de l'hygiénisme et du racisme, laquelle a donné cet hygié-
nisme racial qui explique toute l' œuvre de la médecine nazie 19 • De
même que l'hygiéniste du x1xesiècle avait besoin de l'administra-
tion pour détruire les miasmes qui menaçaient la santé publique, de
la même façon le médecin nazi a eu besoin de l'administration hit-
lérienne pour mettre en œuvre sa thérapeutique de la race : stérilisa-
tion, euthanasie et génocide. Le système nazi fut le résultat, à la
fois, de la prise du pouvoir politique par le parti hitlérien et de la
prise du pouvoir scientifique par les disciplines médicales.
Il est maintenant démontré que les théories racistes, les pro-
grammes d'eugénisme, et même d'euthanasie, avaient touché la
plupart des pays occidentaux 20 • Ce qu'il y eut en plus dans l'Alle-

16. J.-R. Debray, Le Malade et son médecin, Paris, Flammarion, 1965, p. 10.
17. C. Bouglé, in La Grande Encyclopédie, art. « Patrie ».
18. F. de Fontette, Le Racisme, Paris, PUF, « Que sais-je?», p. 88.
19. R. Jay-Lifton, op. çit., p. 40-50 et 515-518.
20. C. Ambroselli, L'Ethique médicale, Paris, PUF, « Que sais-je?», p. 45-56.

185
La science sous le Troisième Reich
magne nazie, ce fut, outre la conscience d'appartenir à une race
supérieure, l'installation d'un réel système de légalité scientifique.
C'est ce qu'on peut déceler dans les analyses de Benno Müller-
Hill21établissant que Hitler s'était contenté de « créer, dans un pre-
mier temps, le simple cadre général - et non pas le plan détaillé -
qui permettait de mener à bien l'extermination totale des "diffé-
rents", la solution finale». Ce« cadre général» n'était rien d'autre
qu'un système parfait de légalité scientifique, le seul qui ait été réa-
lisé depuis la disparition de l'ordonnance médiévale du savoir.
Benno Müller-Hill fait remarquer que« la tentative du professeur
Heidegger de devenir le premier philosophe du national-socialisme
était d'emblée vouée à l'échec», parce qu'il revenait aux médecins
formés à l'anthropologie et aux psychiatres biologistes d'être les
« théologiens du culte de l'extermination » : « La blouse blanche
était leur soutane» 22 • Des théologiens? Évidemment, puisqu'il
s'agissait de rappeler inlassablement le dogme de l'existence d'une
réalité aryenne autre que linguistique.
Sous la domination de cette théologie définie par la médecine
anthropologique et psychiatrique, venait se ranger la philosophie,
avec en particulier une morale transcrite de l'œuvre d'Alfred
Rosenberg : le bien est ce qui est bon pour la race nordique, le mal
est ce qui lui nuit. S'inspirant de cette théologie et de cette morale,
la médecine ordinaire appliquait le programme de stérilisation,
d'euthanasie et de génocide, lequel - on ne le rappellera jamais
assez - a fonctionné, dans les camps de la mort, comme une procé-
dure soumise en permanence au contrôle médical. Puis les juristes
étaient conviés à faire fonctionner, en tant que juges (un juriste
contre deux médecins) et avocats, des tribunaux de santé chargés
de prononcer des « condamnations-diagnostics » pour les cas rele-
vant de la stérilisation. Enfin, les sciences physico-chimiques et la
technologie industrielle devaient donner au Reich la puissance
matérielle que nécessitait sa politique raciale.
Depuis que l'ordre intellectuel médiéval était entré en décadence,
on percevait dans les institutions scientifiques des États modernes
trois domaines privilégiés: la médecine, le droit et la technologie
industrielle. Cette domination tricéphale ne permettait pas d'instal-
ler un système de légalité scientifique comparable à l'empire théo-
logique médiéval. Quelque chose s'était dessiné, au x1xesiècle,
lorsque les hygiénistes avaient prétendu être les experts types de la

21. B. Müller-Hill, op. cit., p. 15-17 et 102-107.


22. Ibid., p. 105; ajoutons qu'il n'est pas sans intérêt de relever avec R. Jay-Lifton
(op. cit., p. 49) que Himmler avait retenu l'ordre des Jésuites comme modèle pour l'orga-
nisation des SS.

186
Jean-Pierre Baud
société industrielle, à la fois médecins, juristes et ingénieurs 23 •
Mais, si les hygiénistes purent se féliciter de nombreuses réalisa-
tions sanitaires et urbanistiques, leur volonté de pouvoir fut en
revanche déçue partout où ils ne parvinrent pas à se transformer en
hygiénistes de la race, c'est-à-dire en médecins de cet être collectif
que l'on croyait enfin identifiable, mesurable et susceptible de faire
l'objet de diagnostic, pronostic et thérapeutique.

Défense physique de l'être collectif

C'est la rencontre d'une légalité scientifique dominée par les


sciences médicales et de la croyance en l'existence d'un être col-
lectif appelé peuple allemand, appartenant à la race aryenne ou
nordique, qui a permis de concevoir, dans l'Allemagne nazie, l'abo-
mination du génocide.
Depuis la philosophie grecque jusqu'aux sciences sociales
contemporaines, l'organicisme est une constante de la pensée occi-
dentale : l'explication de l'organisation des sociétés par référence à
l'organisme humain. En fait, il est trois façons de concevoir l'être
collectif.
La première est cette élaboration doctrinale appelée personne
morale. Il s'agit d'un être immatériel créé par le juriste pour repré-
senter une collectivité humaine (société, association, État, collecti-
vité locale, etc.). Bien que n'étant pas du domaine des choses
sensibles, la personne morale existe réellement (elle peut être pro-
priétaire, agir en justice, etc.), mais le juriste sait qu'elle est sa créa-
ture et qu'il peut la mettre entre parenthèses, voire la détruire, si elle
ne remplit plus sa fonction.
Avec le corps mystique, nous avons un être collectif d'origine
surnaturelle qui réunit les fidèles d'une religion, notion pouvant
s'étendre aux communautés politiques. Dans l'expérience occiden-
tale, la notion du corps mystique est apparue dans le contexte de la
chrétienté médiévale pour désigner la communauté du Christ (la
tête) et des fidèles (le reste du corps) ; elle fut ensuite reprise dans le
cadre des États modernes 24 • Le corps est ontologiquement distinct
de la personne morale, même lorsqu'une personne morale a été
23. Parent-Duchatelet, « Quelques considérations sur le Conseil de salubrité de Paris»,
Annales d'hygiène publique, IX, 1833, p. 248.
24. E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, Paris, Gallimard, 1989 ; « Mystères
de l'Etat», in Mourir pour la patrie, Paris, PUF, 1984, p. 75-103.

187
La science sous le Troisième Reich
créée pour représenter un corps mystique sur la scène juridique. En
effet, la personne morale est un être façonné par l'homme pour être
mis à son service, alors que le corps mystique a été voulu par une
puissance transcendante : ce sont les hommes qui sont à son service.
Notons aussi que le corps mystique, qui existe réellement pour ceux
qui adhèrent à une croyance religieuse, et parfois étatique, s'il ne
peut évidemment pas être scientifiquement décrit au regard de
l'acception moderne de la science, peut cependant faire l'objet
d'une érudition spécialisée, qualifiée de« science» dans le contexte
d'un ordre scientifique dominé par une théologie.
On a aussi, de tout temps, cru entrevoir l'être collectif dans une
réalité sensible, qu'on a d'abord appelée le sang et qu'on a pu
ensuite nommer famille, tribu, peuple ou race, sans faire disparaître
l'ancienne désignation. Avec le sang ou la race nous sommes en
face de quelque chose qui peut faire l'objet d'une approche scienti-
fique de type expérimental (mensurations, analyses, etc.). Mais,
comme il s'agit de quelque chose qui touche de près à l'essence de
la vie, le sang est empreint d'une sacralité primitive faisant en parti-
culier intervenir la notion de pureté. Quand l'irrationel est aussi inti-
mement lié à ce qui peut être scientifiquement étudié, on a les
éléments pour que se constitue une théologie, condition indispen-
sable pour que s'établisse un système de légalité scientifique suffi-
samment solide pour conduire au génocide.
Nous allons voir que, tant dans le sytème de répression inquisito-
rial25 que dans celui del' Allemagne nazie, l'objectif visé était la
défense de l'être collectif, les deux systèmes ne se distinguant que
par l'identification de celui-ci : théologique chez les inquisiteurs,
médicale chez les nazis. Ce qui donne, d'une part, un système
défensif judiciaire à participation médicale et, d'autre part, un sys-
tème défensif médical à participation judiciaire.

Le système inquisitorial : une défense judiciaire


à participation médicale

Il y a déjà longtemps que les historiens ont été frappés par le


vocabulaire de totale répulsion utilisé par les théologiens et les
canonistes lorsqu'ils veulent qualifier l'hérésie. Rappelons-le, pour
percevoir d'emblée ce qui annonce le vocabulaire nazi, au chapitre
du mal à extraire de l'être collectif: haeretica foeditas, sec ta abo-
25. Il faut entendre cette notion en son sens le plus large, incluant la répression de
l'hérésie et de la sorcellerie devant l'inquisition et les autres juridictions, religieuses ou
laïques, catholiques ou protestantes.

188
Jean-Pierre Baud
minabilis, secta detestabilis, exsecrandi errores et, pour couronner
le tout, haeretica pestis 26 • L'hérésie est une peste, un mal qui
attaque le corps mystique et qui nécessite des mesures thérapeu-
tiques radicales. L'hérésie est une notion générique désignant en fait
un amalgame composé d'hérésie proprement dite, de judaïsme,
d'islam et de sorcellerie. La répression qui a frappé cet ensemble
doit être qualifiée de génocide, quel que soit le nombre des vic-
times, si on rencontre les trois éléments suivants:
a) l'existence d'un peuple maudit;
b) une étude scientifique de la population menaçant le corps mys-
tique;
c) l'affirmation de la nécessité d'une intervention de type chirur-
gical.

a) Le peuple maudit
On ne peut pas trouver une unité chez les persécutés au sens de
l'ethnologie moderne. La question n'est pas là, puisqu'il s'agit de
définir ce par rapport à quoi ils sont distingués : le peuple de Dieu,
lequel n'a pas plus d'homogénéité ethnique que celui des persé-
cutés.
Il serait tentant de dire que les êtres collectifs envisagés dans le
cadre de la persécution de la sorcellerie étaient des corps mystiques,
alors que le contexte du génocide nazi fut celui d'une croyance dans
une réalité biologique : les races et leur hiérarchie. En fait, il faut se
méfier d'une distinction aussi tranchée. La doctrine catholique a
toujours affirmé que le corps mystique dans la chrétienté allait plus
loin que l'union purement morale d'un corps social; de nos jours,
on fait état de certaines interprétations accréditant l'idée d'une
« union physique 27 ». On a été plus explicite. Il y avait bien quelque
chose de physique dans le corps mystique de l'Église médiévale,
que l'on soupçonne dans le culte des reliques et qui s'est exprimé
au moins une fois, lorsque Victrice de Rouen expliqua, à la fin du
ive siècle, l'effet thérapeutique du contact avec les reliques par le
fait que les fidèles, les saints et le Christ formaient un seul corps et
un seul sang 28 •
Le peuple maudit, celui des sorciers et assimilés, se présente aussi
comme une réalité physique. Si l'on considère le titre qui s'est
imposé, dans l'hiver 1486-1487, comme le maître livre en matière

26. E.-H. Vollet, in La Grande Encyclopédie, art. «Hérésie».


27. E. Mersch, in Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne,
t. Il, 1953, art. « Corps mystique et spiritualité»; M.-F. Lacan, Petite Encyclopédie reli-
gieuse, Paris, Fayard, 1973, art.« Corps du Christ».
28. A. Rousselle, op. cit., p. 237 sq.

189
La science sous le Troisième Reich
de répression de la sorcellerie, on constate que le Marteau des sor-
cières de Sprenger et Institor fait beaucoup moins cas de l'adhésion
mystique par le pacte satanique que de la multiplication génétique
des sorciers et sorcières du fait de l'intervention des démons
incubes (mâles) et succubes (femelles). On y rencontre même, s'ap-
puyant sur la haute autorité de Thomas d'Aquin, de longs dévelop-
pements sur ce qu'on appellerait maintenant la « procréation
assistée » : prélèvement de sperme par un succube et insémination
par un incube. Sprenger et lnstitor précisent d'ailleurs que l'on doit
aux relations sexuelles avec les démons et à la consécration sata-
nique des nouveau-nés la multiplication des sorciers à l'époque où
ils ont entrepris leur œuvre judiciaire et littéraire 29 • Ils savent que là
est le véritable danger pour la chrétienté. Ne répète-t-on pas depuis
des siècles que les Huns naquirent de l'accouplement d'humains
avec les démons, et que des monstres de ce genre peupleraient
entièrement une île de Méditerranée 30 ? Aux xve et xv1esiècles, le
thème de l'envahissement de la société chrétienne par les sorciers
et leurs assimilés sera constant, ainsi que celui de l'urgence d'une
solution, qui pourrait déjà s'appeler la« solution finale».

b) Une étude scientifique de la population


menaçant l'être collectif
Les hommes de l'inquisition sont, lorsqu'on les envisage dans
leur globalité, les plus grands érudits du Moyen Age, car ils ajoutent
à leur formation universitaire une grande connaissance des sciences
occultes, ainsi que de la façon de les combattre. Créée au début du
xmesiècle pour la répression de l'hérésie, l'inquisition s'est consa-
crée de plus en plus, entre le x1veet le xv1esiècle, à la lutte contre la
sorcellerie, qui semblait se situer au cœur d'un mal englobant aussi
diverses formes d'occultisme, l'hérésie, l'islam et le judaïsme 3 1 •
C'est donc la personne du sorcier, l'étude de ses origines, l'évalua-
tion de son savoir et la description de ses mœurs qui formeront la
partie la plus importante de l'érudition inquisitoriale médiévale et
de la démonologie du xv1esiècle.

29. J. Sprenger et H. lnstitor, Le Marteau des sorcières, questions 2 et 3.


30. H.-C. Lea, Histoire de l'inquisition au Moyen Age, t.111, 1902, p. 465.
31. C'est parce qu'on a étendu à la sorcellerie la notion d'hérésie que la chasse aux sor-
ciers et sorcières put être ouverte. Quant au rapprochement de la sorcellerie et du judaïsme,
le vocabulaire de la répression est suffisamment éloquent : le célèbre « sabbat», mais aussi
la « synagogue » pour désigner le lieu de réunion de la secte diabolique. A noter que
l'islam et le judaïsme ne sont visés par la répression inquisitoriale qu'en ce qu'ils attei-
gnent le corps de la chrétienté : questions concernant les convertis, dans un sens ou dans
l'autre.

190
Jean-Pierre Baud

c) Une intervention de type chirurgical


Le corps mystique de la chrétienté apparaissant partiellement
comme une réalité physique, le peuple maudit se multipliant par des
procédés génétiques, l'Église a cru qu'elle ne pouvait se contenter
de sanctions spirituelles. Même l'excommunication, cette exclusion
de la communauté conduisant, sauf réconciliation, à la damnation,
même cette mise hors légalité chrétienne a semblé insuffisante. Il a
fallu faire appel au bras séculier pour procéder à l'élimination phy-
sique des sectateurs malfaisants, laquelle était beaucoup plus
qu'une sanction pénale: c'était un acte d'hygiène publique destiné
à protéger la chrétienté contre l'extension d'un mal. La véritable
sanction pénale étant l'excommunication, le bûcher servait non pas
à punir un coupable mais à incinérer un corps. La preuve en est que
cette mesure frappait aussi les cadavres : le concile de Vérone
(1184) et d'autres synodes imposèrent d'exhumer et d'incinérer le
cadavre des hérétiques enterrés dans des cimetières chrétiens 32• De
tels documents permettent d'expliquer la curieuse attitude du Code
de droit canonique qui, ne pouvant ignorer le bien-fondé sanitaire
de la crémation, déclare « ne pas interdire l'incinération», tout en
« recommandant vivement que soit conservée la pieuse coutume
d'ensevelir le corps des défunts» (can. 1176 § 2). Le chapitre funé-
raire confirme la rivalité de la médecine et de la religion dans la
gestion des corps: l'Église a sa propre conception de l'hygiène
publique, en accord avec sa définition du mal. C'est en réalisant que
l'Église a fait de l'élimination physique du peuple maudit une
mesure d'hygiène publique que l'on comprend ce que voulait dire,
au x1vesiècle, l'inquisiteur Bernard Gui lorsqu'il écrivait que
« l'hérésie ne peut être détruite sans que les hérétiques le soient[ ... ]
par l'incinération charnelle après abandon au bras séculier » et
lorsqu'il inventait à propos de son collègue Bernard de Caux le qua-
lificatif de « Marteau des hérétiques » 33 ; plus tard, on aura aussi un
célèbre« Marteau des sorcières». Le peuple maudit doit être écrasé,
brûlé, exterminé.
C'est là que nous rencontrons la démarche intellectuelle qui
conduit au génocide, dans la croyance qu'une population est à éli-
miner physiquement pour sauver l'ensemble de l'être collectif. Il
s'agit moins de haine que de peur, moins de condamnation que
d'amputation, moins de religion que de médecine. La chose a été
exprimée très clairement par Jean Bodin dans sa fameuse Démono-

32. H.-C. Lea, op. cit., t. I, 1900, p. 262.


33. Ibid., p. 602 et 619.

191
La science sous le Troisième Reich
manie des sorciers : « Il faut appliquer les cautères et fers chauds et
couper les parties putréfiées. » Que le sauvetage du corps mystique
exige une amputation, c'est encore ce que dit Alexandre VI
lorsqu'il traite Savonarole de« membre pourri», et c'est une pensée
de ce genre qui souffle à Bernard de Luxembourg l'idée selon
laquelle exécuter un hérétique, c'est arracher un« vice pestiféré 34 ».
On retrouvera un jour le même vocabulaire chez les théoriciens
nazis du génocide.

*
* *
Nous avons vu comment le pouvoir religieux avait annoncé le
pouvoir médical. Nous en avons ici une illustration, avec une antici-
pation sur l'hygiénisme racial. Pourtant, ce sont les médecins qui
contribuèrent le plus à ce qu'on mette fin aux procès de sorcellerie.
Illustrant le fait que l'engagement du sorcier ou de la sorcière était
d'abord de nature corporelle, la littérature et la jurisprudence
répressive faisaient grand état du stigma diaboli, ce point du corps
devenu insensible parce que Satan l'avait touché pour estampiller
son sectateur. Les juges ecclésiastiques demandaient donc à un chi-
rurgien de piquer tout le corps jusqu'à ce qu'il découvre le punctum
diabolicum 35 • Réalité corporelle, la sorcellerie était donc avouée par
le corps lui-même: en approfondissant cette idée, on trouve dans la
torture la signification du corps contraint à confirmer par la bouche
ce qu'il a déjà avoué par son insensibilité locale.
Mais, collaboratrices des juges, les professions de santé devinrent
en fait l'autorité qui attaqua de front le principe d'une telle répres-
sion. Le mouvement fut inauguré au milieu du xv1•siècle par le
médecin rhénan Jean Wier, identifiant les tromperies et les maladies
mentales interprétées comme des faits de sorcellerie. Jean Bodin lui
répondit en 1580 avec sa Démonomanie des sorciers, mais il y avait
dans le vocabulaire utilisé par ce juriste l'indice de la victoire médi-
cale: la démonomanie sera un siècle plus tard l'une des rubriques
classiques de la nosologie psychiatrique. Victoire de la science sur
le fanatisme? Non : tentative de mise en place d'une nouvelle léga-
lité scientifique, pouvant elle-même conduire à cette amputation de
l'être collectif appelée génocide.

34. J. Delumeau, La Peur en Occident, Paris, Fayard, 1978, p. 386 et 394.,


35. R. Mandrou, Magistrats et Sorciers en France au XVII' siècle, Paris, Ed. du Seuil,
1980, p. 99-103.

192
Jean-Pierre Baud

Le système nazi : une défense médicale


à participation judiciaire

C'est uniquement dans l'Allemagne nazie que cette évolution est


parvenue jusqu'au terme de son abominable logique, parce que
c'est le seul endroit où a pu se reconstituer parfaitement un schéma
identique à celui de la légalité scientifique médiévale : une théolo-
gie définissant l'être collectif et dominant les sciences destinées à
identifier les populations supposées malfaisantes, ainsi que les tech-
niques d'élimination (stérilisation, euthanasie et génocide). L'en-
semble des nations occidentales a été touché par des perversions de
l'hygiénisme, conduisant à l'eugénisme. L'élément dominant la lit-
térature hygiéniste du x1xesiècle est que la santé publique est sur-
tout menacée par l'existence de certaines catégories de populations
(thème particulièrement développé à propos du choléra). A cela
s'ajoutait une criminologie étudiant le criminel-né et une médecine
impuissante devant la maladie mentale, la syphilis, la tuberculose
et l'alcoolisme. C'est dans ce contexte qu'est né, dans la seconde
moitié du x1xesiècle, le thème de la dégénérescence et que sont
apparus, au xxe siècle, des programmes d'eugénisme et parfois
d'euthanasie. Mais il n'y a qu'en Allemagne que l'on soit allé
jusqu'à l'hygiénisme racial.
Ailleurs, l'hygiénisme concernait la santé d'une population, pas
d'un être collectif. Certes, l'organicisme était très en vogue, mais
l'être collectif dont il y était question n'était qu'une façon de rendre
compréhensible le fonctionnement des sociétés. Quant au patrio-
tisme, il ne pouvait faire admettre plus qu'une âme nationale faite
d'un certain nombre de traits culturels propres à telle nationalité.
Mais cette croyance impliquait qu'on s'interrogeât au sujet du corps
physique qui hébergeait l'âme nationale. Dans le contexte scienti-
fique du x1xesiècle, la notion de race venait à point pour donner un
corps à cette âme, corps pouvant être le produit d'une fusion(« race
française ») ou s'approchant de la pureté d'un archétype («race
allemande ») 36 •
L'adhésion aux théories raciales a eu une double signification.
D'abord, et pour la première fois, on a cru pouvoir, avec la race,
identifier physiquement l'être collectif. On a pensé qu'il pouvait
être observé, mesuré et, finalement, inscrit dans une hiérarchie. On

36. E.-M. Lipiansky, L'Ame française ou le National-Libéralisme, Paris, Anthropos,


1979, p. 240 sq.

193
La, science sous le Troisième Reich
y trouve aussi une signification religieuse en ce que le rôle des races
dans l'histoire des hommes a été perçu comme devant remplacer
celui de la volonté divine. Un argument pour la pensée anti-cléri-
cale37? Peut-être. Mais surtout de quoi fonder à la fois une religion
et une science de l'être collectif.
Le médecin nazi est un médecin du peuple ; pas de cet ensemble
d'individus qui relève d'une administration sanitaire, mais d'un être
collectif individualisé, le Volk, d'un être possédant un corps, le
Volkskorper. Pour le médecin nazi, le concept de la guérison est
celui de la guérison totale, la guérison du Volk par tous les moyens
thérapeutiques, même par l'intervention chirurgicale pratiquée sur
le Volkskorper 38 •
Dans un tel contexte, les juristes ne pouvaient être qu'une force
d'appoint, apportant leur concours à l'ordre policier et simplement
tolérés dans ces tribunaux de santé dont la désignation indiquait
qu'il ne s'agissait pas d'un lieu pour les hommes de loi. Les méde-
cins estimaient d'ailleurs que la présence des juristes ôtait de l'effi-
cacité à ces juridictions : les tribunaux de santé auraient fonctionné
beaucoup plus efficacement sans ce que les médecins-juges appe-
laient le « sabotage » des hommes de loi 39.
Désormais, tout était en place pour le génocide. Une nouvelle
légalité scientifique était là pour conférer au savant nazi innocence
et bienfaisance dans l'exécution d'une mission semblable à celle qui
avait été confiée à l'inquisiteur: sauver chirurgicalement l'être col-
lectif par amputation des populations malfaisantes. Il suffisait alors
au médecin nazi d'effacer la dernière trace de l'ancienne légalité
théologique en faisant disparaître ce qui subsistait de charité chré-
tienne dans sa déontologie : il était mauvais pour la santé du Volk de
soigner les faibles. En revanche, pour ce docteur Klein, qui supervi-
sait des exécutions massives, l'éthique hippocratique pouvait être
transposée :
Mon serment d'Hippocrate me dit de faire l'ablation d'un appendice
gangréneux d'un corps humain. Les Juifs sont l'appendice gangré-
neux de l'humanité. C'est pourquoi j'en fais l'ablation 40 •

37. Ibid., p. 237.


38. R. Jay-Lifton, op. cit., p. 48-51.
39. Ibid., p. 47.
40. Ibid., p. 266. Déclaration à rapprocher de celle que B. Müller-Hill (op. cit., p. 202) a
rencontrée chez Lorentz : « En étudiant les similitudes importantes entre les relations du
corps avec la tumeur cancéreuse, d'une part, et les relations d'un peuple avec ceux de ses
membres que les échecs ont rendus asociaux, d'autre part, on constate qu'il existe d'impor-
tantes analogies entre les mesures qu'il convient de prendre ... Par chance, leur élimination
est plus facile pour le "médecin du peuple" et moins dangereuse pour l'organisme de la col-
lectivité que l'opération pratiquée par le chirurgien sur le corps d'un individu. »

194
Jean-Pierre Baud

*
* *
Ne survivant qu'à titre de curiosité dans les États des USA qui
condamnent l'enseignement de l'évolutionnisme, la légalité scienti-
fique médiévale n'a pas pu surmonter ses défaites sur le terrain de
l'origine du monde. Depuis, le théologien adapte modestement son
discours à l'évolution de la science expérimentale. Les croyances
religieuses du savant sont devenues une affaire de conscience, et
presque de vie privée.
L'énorme succès, depuis le xv1esiècle, du thème littéraire du
savant fou, représenté d'abord par Faust puis par le médecin abo-
minable (le docteur Frankenstein et ses successeurs), montre ce que
fut la formidable angoisse de l'Occident quand il découvrit que la
science pouvait ne plus être gouvernée par une théologie. L'État
pouvait-il remplacer l'Église dans l'orientation de la science vers
une défense de l'être collectif? Encore fallait-il qu'il soit capable
de mettre à la tête de celle-ci quelque chose qui lui serve de théolo-
gie. Pour l'Allemagne nazie, ce quelque chose ne pouvait être que
l 'hygiénisme racial.
La suite est connue, entre autres la réaction du monde médical,
qui a accepté de fonder une nouvelle déontologie sur la base du
Code de Nuremberg de 194741 • Or qu'est-ce que le Code de Nurem-
berg? Dans un parlement d' Ancien Régime, on l'aurait appelé un
arrêt de règlement: constatant l'insuffisance de la législation, une
juridiction décide de fixer le droit. La décision du tribunal militaire
américain - qui, quoique militaire, était dominé par des juristes - a
une grande signification dans l'optique de l'histoire de la légalité
scientifique : il s'agit en fait d'une tentative des juristes pour établir
un système moderne de légalité scientifique. Dans la légalité scien-
tifique médiévale, les juristes traduisaient en règles applicables les
préceptes de la théologie chrétienne. Dans le système issu du Code
de Nuremberg, la référence suprême est celle des Droits de
l'homme, ces Droits de l'homme qui, sous de nombreux aspects,
font figure de théologie. Mais, s'il semble avéré qu'il faille une
théologie pour gouverner la science, disons, en transposant une for-
mule célèbre, que c'est la pire ... à l'exclusion de toutes les autres.

41. C. Ambroselli, op. cit., p. 81-116.


Anthropologie raciale
et national-socialisme:
heurs et malheurs
du paradigme de la « race » 1
Benoît Massin

Le Führer Adolf Hitler transpose, pour la pre-


mière fois dans l'histoire de l'humanité, nos
connaissances sur les fondements biologiques
des peuples - race, hérédité, sélection - dans le
domaine de l'action. Ce n'est pas un hasard si
cet événement s'est produit en Allemagne : la
science allemande avait mis tous les outils entre
les mains des hommes politiques.
Avant-propos d'une des principales revues
anthropologiques allemandes en 1934 2•

Le nazisme : une « raciologie appliquée » ?

S'il est une science au cœur de l'idéologie national-socialiste, il


s'agit sans aucun doute de la« biologie raciale». De hauts digni-
taires nazis assimilaient en effet leur politique, sans être désavoués
par les scientifiques allemands concernés - bien au contraire -, à
une simple «biologie» ou « raciologie appliquée». Comme l' affir-
mait le biologiste Lehmann :

[la] vision du monde national-socialiste a conquis l'Allemagne et


le noyau de cette vision du monde est formé par la science biolo-
gique 3.

1. Les abréviations utilisées sont les suivantes :


IKW = institut Kaiser-Wilhelm, ancêtre de la Max-Planck Gesellschaft (le CNRS alle-
mand) - sans spécification supplémentaire, l'IKW de Berlin signifie l'IKW d'anthropolo-
gie, de génétique humaine et d'eugénisme dont les directeurs furent, de 1927 à 1942,
Eugen Fischer; de 1942 à 1945, Otmar von Verschuer.
OPR = office de la politique raciale du NSDAP (W. Gross : 1934-1945).
RuSHA = office supérieur pour la race et la colonisation de la SS.
SAHR = Société allemande d'hygiène raciale.
SHR = sociétés d'hygiène raciale (de Berlin, de Stuttgart, etc.= branches locales).
2. O. Aichel et O. von Verschuer (dir.), « Festband E. Fischer», ZMA, 1934, p. VI.
3. E. Lehmann, Biologie im Leben der Gegenwart, Munich, 1933, p. 5 (cité in Proctor,
1988a, p. 62).

197
La science sous le Troisième Reich
La biologie constituait pour tous le pilier central sur lequel repo-
sait la conception nazie de l'homme. Dans Les Fondements
biologiques de la raciologie et de l'eugénisme, l'anthropologue
H. Weinert ( 1887-1967) jugeait que la biologie formait la « pièce
centrale de la conception du monde national-socialiste» et que, de
toutes les disciplines biologiques, l'anthropologie, « avec l 'exploi-
tation pratique de la raciologie et de l'eugénisme, occupait la place
centrale 4 ». Nombreux furent les raciologues et eugénistes à célé-
brer l'avènement du nouveau régime. Dès 1931, l'eugéniste et
généticien humain F. Lenz (1887-1976) déclarait, dans la nouvelle
édition du «Baur-Fischer-Lenz», le plus célèbre manuel de bio-
anthropologie de la période weimarienne, que le national-socia-
lisme pouvait être considéré comme une « biologie appliquée, une
raciologie appliquée 5 ». Le slogan fut ensuite repris par les hauts
dignitaires du régime. L'anthropologue munichois Mollison (1874-
1952), directeur du plus ancien institut d'anthropologie en Alle-
magne, constatait en 1934 :
La nouvelle conception du monde de notre Peuple a permis que des
résultats de la recherche scientifique, qui étaient soit indifférents soit
une source d'exaspération pour les régimes précédents, aient été
appliqués 6.

Le plus important généticien humain de la période, O. von Ver-


schuer (1896-1969), qui ne s'inscrivit au NSDAP qu'en 1941, ren-
dait pareillement hommage au nouveau chancelier:
Le Führer du Reich allemand [a été le] premier homme d'État à
avoir fait des connaissances de la bio-génétique et de l'hygiène
raciale un principe directeur de la conduite de l'État7.

Même le modéré Scheidt, qui avait rompu en 1927 avec


l'équipe nordiciste bientôt ralliée au nazisme de Volk und Rasse
(B. K. Schultz, Reche, Tirala, etc.), y alla de son couplet:
Le mouvement NS en tant que force politique se confond, dans l'un
des aspects de sa pensée, avec l'évolution scientifique de la biologie
raciale 8.

4. H. Weinert, 1934, p. 165.


5. F. Lenz, in Baur, Fischer et Lenz, 1931, vol. 2, p. 417.
6. T. Mollison, 1934, p. 34.
7. Verschuer, 1935, Der Erbarzt (revue fondée et dirigée par Verschuer de 1934 à
1944), p. 99 (cité également in Weingart, Kroll et Bayertz, 1988, p. 391 ).
8. W. Scheidt (1935), cité in Weingart, Kroll et Bayertz, 1988, p. 393.

198
Benoît Massin
En 1943, au moment où les internements, les stérilisations et les
exterminations de Juifs, de Tziganes, de criminels et d' « asociaux »
«biologiques», de handicapés mentaux et d'homosexuels battaient
leur plein, le tout sous les recommandations, le contrôle ou avec
l'assistance des médecins, psychiatres, généticiens eugénistes et
anthropologues, le professeur E. Fischer, leader de l'anthropologie
biologique en Allemagne, constatait :

C'est une chance rare et toute particulière, pour une recherche en soi
théorique, que d'intervenir à une époque où l'idéologie la plus
répandue l'accueille avec reconnaissance et, mieux, où ses résultats
pratiques sont immédiatement acceptés et utilisés comme fondement
des mesures prises par l'État 9.

Une histoire controversée ...

Pourtant, les rapports entre bio-anthropologie et national-socia-


lisme, outre le fait d'avoir été relativement peu traités par l'his-
toriographie, offrent une image complexe qui est loin de faire
l'unanimité parmi les quelques spécialistes à avoir abordé le sujet.
D'une part, l'histoire scientifique aussi bien que l'histoire générale
contemporaine depuis la guerre tendent à faire des théories raciales
une affaire de marginaux extrémistes et «pseudo-scientifiques».
Comme le note à ce propos Léon Poliakov :

tout se passe comme si, par honte ou par peur d'être raciste, l'Occi-
dent ne veut plus l'avoir jamais été, et délègue à des figures
mineures la fonction de boucs émissaires 10•

Jusqu'au début des années 80, la version dominante de l'historio-


graphie scientifique allemande consistait à présenter, pour la
période 1933-1945, le modèle d'une communauté scientifique apo-
litique et essentiellement passive répondant aux pressions exercées
par un pouvoir totalitaire 11• Les idéologues et les hommes politiques
avaient détourné la science de son droit chemin. Tout ce que les

9. Cité in Müller-Hill, 1989, p. 65.


10. Poliakov, 1987, p. 18.
11. Proctor, 1988a, p. 4-6; voir aussi Müller-Hill, 1991. Voir par exemple la version
post-1945 de Lenz, Reche et Eickstedt in Kattmann et Seidler, 1989, p. 16.

199
La science sous le Troisième Reich
scientifiques avaient pu dire ou faire de répréhensible entre 1933 et
1945 leur avait été dicté par les circonstances de la vie de tous les
jours sous un régime totalitaire. La science sortait exempte, « vic-
time», d'une idéologie qui l'avait falsifiée. Par exemple, l'anthro-
pologue Wilhelm E. Mühlmann, auteur de la principale histoire de
l'anthropologie, en Allemagne, après 1945 12, tend à disculper sa
discipline de toute compromission avec l'idéologie et les actes du
régime national-socialiste. Son argumentation peut se résumer en
deux points :
1) A ses yeux, le racisme formant le noyau de l'idéologie natio-
nal-socialiste était

incompatible avec les résultats fournis par l'anthropologie alle-


mande à cette époque [ ... ] . Les résultats contraires des recherches
de l'anthropologie raciale allemande [... ] ne pouvaient être utilisés
pour la politique raciale, on peut même dire qu'ils s'y opposaient
[... ].Le national-socialismen'emprunta pas sa rhétorique au corpus
scientifique,mais à un courant plus large d'idées« racistes», dont il
ne faut pas rechercher l'origine à un trop haut niveau.

En somme, le discours« pseudo-scientifique nazi» n'avait rien à


voir avec l'anthropologie allemande de l'entre-deux-guerres.
2) Quant au comportement des anthropologues allemands face à
l'arrivée au pouvoir des nazis,

dans la mesure où ils ne se mirent pas d'emblée à l'écart, ou émi-


grèrent dans quelques cas individuels [ ... ], l'espérance de pouvoir
influencer l'évolution [de la théorie et de la praxis raciales du
régime ?] prédomina parmi eux. Lorsqu'ils durent abandonner cet
espoir, la terreur était déjà établie 13 •

Mühlmann eût pu en outre s'appuyer, comme le fait le généticien


Becker, dernier représentant en date de cette ligne historiogra-

12. Mühlmann, 1986 (Ire éd. 1948).


13. Ibid., p. 197-199. Dans cette Histoire de l'anthropologie, publiée pour la première
fois en 1948, Mühlmann dénie tout statut scientifique à H. F. K. Günther : celui-ci, après
Gobineau et Chamberlain, incarne un « large courant d'idées racistes, dont il ne faut pas
chercher l'origine à un trop haut niveau». Il produisit des« livres éducatifs racistes pour la
petite bourgeoisie éduquée» (p. 198). En 1931, le même Mühlmann consacra un très long
compte rendu à l' Histoire raciale des peuples grec et romain de Günther dans la revue eugé-
niste AfRGB. Il juge, après avoir résumé l'ouvrage : « Ce livre, écrit de manière captivante et
traversé par un souffle puissant[ ... ], aura - espérons-le - une bonne influence, en particulier
sur les "adeptes des sciences sociales" et les hommes politiques!» (AfRGB, 1931,
p. 99). Un tel jugement rejoignait celui de la majorité des anthropologues allemands des
années 1926-1933.

200
Benoît Massin
phique, sur une déclaration de 1943 du directeur de l'office de la
politique raciale du NSDAP:
L'émergence d'une conscience ethno-raciste (rassisch-volkische
Denkweise) ne résulte pas des découvertes des sciences biologiques.
La biologie et l'anthropologie des dernières décennies ne peuvent
revendiquer le mérite d'avoir éveillé la nouvelle conception du
monde de notre mouvement 14 •

Cette version historique, motivée par le souci de blanchir une dis-


cipline compromise par son discours, sa pratique et la quasi-totalité
de ses membres, rejoignait dans ses conclusions la condamnation du
racisme eugénique nazi comme pure « pseudo-science » sans aucun
fondement scientifique 15 • Déniant tout support de la « science » et
des scientifiques à la politique nazie, elle s'harmonisait avec le rejet
général du nazisme et le souci de le priver de toute légitimation
«rationnelle». Le prestige de la science, « instance énonciatrice de
vérité 16 » dans nos sociétés modernes, la répulsion à l'égard du
nazisme s'harmonisaient parfaitement dans ce double mouvement
de délégitimation du nazisme et d'absolution de la science. Para-
doxalement, deux camps historiographiques que tout séparait se
rejoignaient dans les mêmes conclusions. Toutefois, le simple
rappel des faits et des textes publiés par les anthropologues et les
généticiens entre 1918 et 1945 ne pouvait manquer d'introduire
quelques « dissonances 17 » au sein de ce large consensus faisant de
la« science» l'alliée naturelle des valeurs démocratiques et indivi-
dualistes. Quelques auteurs, de K. Saller à B. Müller-Hill 18, se char-
gèrent de ramener, de façon souvent assez fracassante, ces éléments
troublants à la surface de la mémoire collective et de démon-
trer l'immense responsabilité des milieux scientifiques allemands
dans la politique eugénique et raciale nazie. Frappés par l'intense
compromission de cette communauté scientifique qui, loin d'être
passive, collabora, inspira et initia parfois totalement, parfois
partiellement mais activement, la « bio-politique » nazie, certains,
tels Horst Seidler et Andreas Rett, dans leur livre sur La, Biologie
raciale sous le national-socialisme, allèrent jusqu'à affirmer :
14. W. Gross, Rasse, Weltanschauung, Wissenschaft, 1936, p. 22 (cité in Becker, 1988,
p. 175). (Becker était directeur de l'institut de génétique humaine de l'université de
Gottingen, assistant de Fischer à l'IKW de Berlin de 1936 à 1938 et élève de F. Lenz. Il
passa son habilitation et devint Dozent en 1943 à Fribourg.)
15. Pour ne donner qu'un exemple: Mosse (1978, p. 188) parle de« soi-disant science
de la race».
16. Thuillier, 1981, p. 14-15 et 116-118.
17. L. Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, Stanford University Press, 1962.
18. Saller, 1961; Müller-Hill, 1989.

201
La science sous le Troisième Reich
à notre connaissance, il n'y eut pas un seul anthropologue en Alle-
magne qui se dressa, en paroles ou en écrits, contre l'idéologie
raciale du national-socialisme. Au contraire! Les anthropologues
les plus éminents de leur discipline fournirent une justification
scientifique à la folie raciste du national-socialisme 19•

D'autres, plus informés - tel l'anthropologue Karl Saller, démis


de ses fonctions universitaires par les nationaux-socialistes en
1935 -, apportaient quelques restrictions tout en partageant la même
vision globale. K. Saller s'attaqua, dans le premier ouvrage publié
sur la question après la défaite del' Allemagne, à l'ensemble de ses
collègues anthropologues des années 30-40, affirmant être, au début
des années 60, « (malheureusement) le seul anthropologue dispo-
sant d'une chaire universitaire en Allemagne à s'être opposé au
régime national-socialiste et à avoir tiré les conséquences de cette
opposition 20 ». La dernière petite phrase vise probablement les
anthropologues qui arguèrent après 1945 d'une résistance plutôt
«passive» ou d'une « émigration intérieure». De tous les autres,
« trois seulement quittèrent l'université - bien évidemment sans
mot dire [ ... ]. Tous les autres anthropologues suivirent leur Füh-
rer21». Aucun de ces trois témoignages historiques ne fait preuve
d'une très grande exactitude - celui de Karl Saller étant le plus
proche de la réalité (en dehors de ce qui concerne sa propre biogra-
phie et les émigrations) -, aussi y apporterons-nous quelques cor-
rections.

Presque tous les anthropologues


« suivirent leur Führer» ...

Ces éléments contradictoires soulèvent donc cette question fon-


damentale: la science - en l'occurrence, l'anthropologie allemande
- et les anthropologues portent-ils une responsabilité dans la poli-
tique eugénico-raciale nazie? Sur le plan de la collaboration poli-
tique, scientifique et « pratique », la réponse est : oui, oui, oui.
Politiquement, la quasi-totalité des anthropologues allemands se ral-
lia au nazisme. Sur la petite centaine d'anthropologues allemands

19. Seidler et Rett, 1982, p. 76-77 (nous soulignons).


20. Saller, 1961, p. 7 (nous soulignons).
21. Ibid., p. 7 et 47 (nous soulignons).

202
Benoît Massin
en activité dans les années 30, une demi-douzaine seulement émi-
grèrent, résistèrent ou furent persécutés par le régime. Si l'on réunit
les informations éparses, six 22 seulement durent quitter l' Alle-
magne, dont quatre en raison de leurs origines juives qui les dépos-
sédaient du droit d'enseigner en université: F. Weidenreich,
H. W. K. Friedenthal, H. Poli et Stephanie Oppenheim-Martin
(loi du 7 avril 1933). Deux durent émigrer à cause de leur femme:
W. Brandt et H. Münter. Il semblerait donc qu'aucun anthropologue
allemand n'émigra pour opposition politique directe, ce qui est
assez symptomatique de l'état d'esprit politique de cette corpora-
tion scientifique.
Les persécutions et exclusions furent également assez limitées
chez les anthropologues raciaux restés sur place, et à peu près aussi
rares que les cas de résistance. Le cas le plus célèbre est celui de
Karl Saller, disciple de R. Martin et alors Privat-Dozent à l'univer-
sité de Gottingen. K. Saller s'était élevé avec véhémence contre le
nordicisme de H.F. K. Günther avant 1933; il avait tenté d'y
opposer la contre-idéologie d'une « race allemande». K. Saller
appartenait au courant volkisch, probablement proche des natio-
naux-bolchevistes comme son ami Merkenschlager 23, et se récla-
mait de Moeller Van den Bruck 24 • De 1933 à 1935, il continua à
célébrer la « race allemande » et sa conception « dynamique » de la
race dans ses cours et ses ouvrages. Deux des livres de Saller
(La Voie de la race allemande et Biologie du corps ethnique alle-
mand, 1934) ainsi que les deux autres qu'il écrivit avec le botaniste
Merkenschlager (Offnet, 1934, et Vzneta, 1935) furent interdits. Sal-
ler fut finalement dépossédé de son droit d'enseigner en 1935 après
plusieurs campagnes de la presse nordiciste et nazie. Il termina son
cours en s'exclamant une dernière fois:« Vive la race allemande en

22. De ces six scientifiques, cinq seulement peuvent véritablement être considérés
comme anthropologues. Heinrich Poli, bien que membre de la Société allemande d'anthro-
pologie physique, est plutôt un généticien et un anatomiste qu'un anthropologue.
23. La lettre de la Gestapo signalant l'interdiction du livre Vineta (1935) à la maison
d'édition parle de « tendances national-bolchevistes camouflées» (cité in Saller, 1961,
p. 61). Le national-bolchevisme était l'un des multiples courants de la nébuleuse« révolu-
tion conservatrice» dont est issu le nazisme. Par anti-libéralisme et anti-occidentalisme,
les nationaux-bolchevistes s'alliaient avec le bolchevisme slave pour défendre les valeurs
nationales allemandes (L. Dupeux, National-Bolchevisme. Stratégie communiste et dyna-
mique conservatrice, Paris, Honoré Champion, 1979). Son principal représentant, E. Nie-
kisch, fut envoyé en camp de concentration sous le Troisième Reich. A. Mohler (1989,
p. 467) range d'ailleurs Saller parmi les auteurs «nationaux-bolchevistes» de la« révolu-
tion conservatrice».
24. Sur les idées du «jeune-conservateur» Moeller Van den Bruck, auteur de :
« Le style prussien» (1916) et« Le III• Reich» (1923), voir D. Goeldel, A. M. v.d. B.
( 1876-1925). Un nationaliste contre la Révolution, Francfort, Peter Lang, 1984; F. Stern,
The Politics of Cultural Despair, 1974; J. P. Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann,
1972.

203
La science sous le Troisième Reich
mouvement 25 ! » Il se retira ensuite de l'anthropologie pour se can-
tonner à une activité de recherche strictement médicale 26 • Tout en
s'opposant au régime, sur le plan de la théorie raciale, Saller tenta
de faire preuve de bonne volonté politique. Dans son livre de 1935
avec Merkenschlager, il évoque les « régiments clairement étran-
gers à l'Allemagne» au sujet des révolutionnaires - souvent d'ori-
gine juive - de 1919 et parle, à propos des événements de 1933,
de la « nouvelle Allemagne qui se dressa à partir de l'expérience
de la communauté du Peuple de 1914 » 27 • Ces précautions de style
ou convictions réelles lui permirent en tous les cas d'échapper à
des mesures plus sévères. Il semblerait que l'anthropologue Paud-
ler, découvreur de la « race dalique » et Dozent depuis 1923 à
l'université allemande de Prague, dont les vues en matière de pré-
histoire indo-germanique ne concordaient pas avec celles du
régime, ait été privé de son autorisation d'enseigner vers 1944-
1945. Toutefois, il avait d'abord été promu en 1936 en étant
nommé professeur titulaire de « raciologie, ethnologie et préhis-
toire», et ne fut réduit à la seule ethnologie qu'en 1944. Les cir-
constances de sa mort (probablement en 1945) ne sont pas encore
clairement établies.
Saller fut sans aucun doute le plus bruyant des opposants au nor-
dicisme nazi. Les autres cas de « résistance » d'anthropologues
furent beaucoup plus circonspects et relèvent davantage de l' « émi-
gration intérieure» ou de la« résistance passive». Mühlmann, tout
en faisant partie des SA, manifesta son « opposition » dans un car-
net secret qu'il publia après la chute du régime. Scheidt, le seul
anthropologue d'importance dont on est sûr qu'il ne s'inscrivit
jamais au NSDAP, refusa de délivrer des « certificats raciaux »
(Abstammungsgutachten) ou eugéniques 28 et osa critiquer, en 1941,
la dégradation politique de la raciologie dans une lettre à un recteur
d'université 29 • La résistance consistait parfois tout simplement dans
le rejet, plus ou moins discret, dans leurs textes scientifiques publiés
entre 1933 et 1945, du concept de« race» ou de« race pure», de la
théorie de la« race aryenne», ou du manichéisme racial du régime

25. Saller, 1961, p. 45.


26. Il continua à publier jusqu'en 1945 dans des revues médicales et homéopathiques.
27. Voir Lutzhoft, 1971, p. 20.
28. Lilienthal, 1984, p. 153. Dans son nouvel article (1989), Lilienthal, qui s'appuyait
pour le précédent sur un article de Scheidt lui-même (Scheidt, 1954, p. 5), est moins caté-
gorique. Scheidt fut le seul, certes, à critiquer en 1939 la valeur scientifique de ces « certi-
ficats raciaux» à une assemblée d'anthropologues présidée par O. Reche, mais il fit partie,
jusqu'en 1940, de la liste de l'Office de généalogie du Reich, fixant les anthropologues
habilités à délivrer de tels certificats (Lilienthal, 1989, p. 82).
29. Lettre reproduite in Seidler, 1983, p. 63-65.

204
Benoît Massin
(Fick, Scheidt, Eickstedt, Mühlmann 30 }. Aucun n'eut à souffrir
grandement d'une opposition aussi prudente.
Tous les autres anthropologues« suivirent leur Führer». Ils s'ins-
crivirent au NSDAP, dans la SA ou la SS, ou, au minimum, se
contentèrent de chanter les louanges du nouveau régime et de sa
politique « biologique » dans leurs publications scientifiques 31 • Ils
eurent tous l'opportunisme de se rallier au national-socialisme (au
moins formellement, mais le plus souvent par conviction réelle ou
affinité) une fois celui-ci au pouvoir, ce qui leur permit de rester en
place et d'occuper les nouveaux postes.

La brusque ascension politique de l'anthropologie

Sous Weimar, les anthropologues jouaient un rôle politique effec-


tif des plus mineurs. Rarement consultés, on ne tenait guère compte
- pour ne pas dire pas du tout - de leurs recommandations dans la
conduite des affaires de l'État 32 • Grâce au nazisme, ils se trouvèrent
soudainement promus au premier rang. Comme l'exprimait non
sans patelinerie le directeur de l'OPR, W. Gross, à l'assemblée de
1939:

30. Fick, 1935 ; sur Eickstedt: Schwidetzky, 1982, p. 92; sur Scheidt: Seidler, 1983, et
Lilienthal, 1984, p. 153; Mühlmann, 1942.
31. Si l'on écrème la littérature anthropologique allemande parue entre 1933 et 1945, il
ne semble pas qu'un seul anthropologue y échappe, y compris chez les «modérés» et
«déviationnistes» discrets. W. Scheidt, donné en exemple d'anthropologue« propre»
(Müller-Hill, 1989, p. 115), publia en 1934 un livre reprenant le contenu de ses cours
d'eugénisme à l'université de Hambourg, Les Porteurs de culture. Dès la première page,
Scheidt rend hommage au Führer: « L'action historique sur le plan mondial de notre
Führer Adolf Hitler a été de faire, de ce qui n'était que théorie pour quelques-uns, une réa-
lité pour tous. Son succès rend bien pâles toutes les autres tentatives de persuasion.
L'époque où les enseignements de la biologie raciale suscitaient moqueries, doutes et
attaques est, désormais et à jamais, loin derrière nous » (Scheidt, 1934, p. 5). Voir égale-
ment Scheidt, Rassenbiologie und Kulturpolitik (2• éd., sans date, I, p. 71): « C'est le
grand mérite du soulèvement national-socialiste en Allemagne, d'avoir aidé la pensée
raciale à s'imposer.» Comme beaucoup d'anthropologues allemands, Scheidt applaudit
l'arrivée au pouvoir de Hitler. Il signa en novembre 1933 une pétition des professeurs
<l'Université allemands en faveur de Hitler et du nouveau régime. Mais le NSDAP se déso-
lait de son manque d'engagement politique:« le professeur Scheidt n'est pas membre du
Parti, peut-être cela découle-t-il de sa juste impression que le national-socialisme constitue
pour lui un monde étranger - particulièrement regrettable chez un raciologue » (jugement
du NSDAP, cité in Weingart, Kroll et Bayertz, 1988, p. 536-537).
32. Le Comité d'hygiène raciale et de démographie (Aµsschussfür R~ssenhygiene und
Bevolkerungswesen) auprès du Secrétariat à la santé de l'Etat de Prusse (Etat gouverné par
un social-démocrate sous Weimar), créé en 1922 et succédant au Conseil en hygiène
raciale (Beiratfür Rassenhygiene), était surtout composé de médecins, généticiens et psy-
chiatres et comprenait assez peu d'anthropologues (Weindling, 1985, p. 304; Weingart,
1989, p. 262).

205
La science sous le Troisième Reich
La majeure partie d'entre vous a dû vivre avec une certaine grati-
tude le fait que votre science soit brusquement sortie d'une certaine
obscurité pour se retrouver dans la pleine lumière du jour et com-
ment [ ... ] [elle] fut projetée soudainement en plein milieu des
intérêts scientifiques et de l'opinion publique. Un tel événement
a certainement dû amplement réjouir un grand nombre d'entre
vous[ ... ]33•

Et, en effet, les anthropologues se montrèrent pleins de gratitude,


comme l'indique ce discours inaugural du président de la Société
allemande d'anthropologie physique, O. Reche:

La raciologie [... ] grâce à notre Führer est devenue l'un des fonde-
ments les plus importants de la nouvelle Allemagne [... ]. Les cul-
tures sont le reflet des qualités raciales. Aussi les résultats de la
raciologie représentent-ilsles bases les plus cruciales de la politique
culturelle. Si, aujourd'hui, notre science des races humaines peut
poursuivre ses recherches et travailler sans entraves, si elle se voit
encouragée et peut se mettre complètement au service du peuple
allemand, cela nous le devons en premier lieu à notre Führer Adolf
Hitler : il a donné à notre peuple une nouvelle Weltanschauung et
par répercussion nous a fourni les bases solides pour notre travail.
Pour tout cela, à notre Führer : un triple Sieghei/ 34 !

Les anthropologues crurent pouvoir enfin transformer leurs rêves


en réalité. Ils pensaient obtenir des moyens financiers à la mesure
de leurs ambitions et un statut social privilégié faisant d'eux les
« décideurs » d'un nouvel ordre bio-médical. Ils furent invités à par-
ticiper à l'élaboration et à la mise en pratique de la nouvelle poli-
tique raciale de l'État total hitlérien. A condition de respecter les
exigences idéologiques du régime, ils purent gagner des positions
de pouvoir - en tant que corporation, énonciateurs du discours bio-
logique dominant et techniciens décideurs - qui n'avaient jamais
été atteintes jusque-là par les scientifiques dans les nations indus-
trialisées. Non seulement le nazisme réalisa la plupart de leurs vœux
les plus chers - inscrivant leur discipline au premier rang des
devoirs politiques de l'État, multipliant les chaires d'enseigne-

33. W. Gross, Verhandl. DGR, 1939, p. XVI.


34. O. Reche (président), Verhandl. GPA, 1937, vol. 8, p. 1-3. On imagine alors que
l'assemblée tout entière se leva et accomplit le triple salut.

206
Benoît Massin
ment 35, réalisant leurs utopies les plus folles en matière de politique
raciale, d'eugénisme et de contrôle bio-médical de la population-,
mais il alla même parfois au-delà de ce qu'ils pouvaient imaginer.

Anthropologie et nazisme : une symbiose d'intérêts

Le national-socialisme désirait initier une « révolution eugénico-


raciale ». Pour cela, il fallait établir une sorte de « biocratie » gou-
vernée par les médecins, psychiatres, généticiens eugénistes et
bio-anthropologues. Le régime institua un grand nombre d'orga-
nismes, peuplés de scientifiques, afin de s'orienter dans les mesures
qu'il convenait de prendre. Les anthropologues non seulement col-
laborèrent activement à ces divers organismes déterminant la « poli-
tique raciale» de l'Allemagne et des territoires occupés - l'office
de la politique raciale du NSDAP (W. Gross), le comité expert pour
la politique démographique et raciale du ministère de l'Intérieur du
Reich, l'office supérieur de la race et du peuplement de la SS
(RuSHA SS), l' « Administration Rosenberg», l'Office généalogique
du Reich accordant les indispensables« certificats raciaux», l'orga-
nisme de recherche de la SS (Ahnenerbe), etc.-, mais y occupèrent
aussi parfois des postes dirigeants. Même lorsqu'ils n'étaient
consultés qu'en tant qu' experts indépendants, la synthèse de leurs
avis servait en général à l'élaboration des grands programmes de
« politique démographique et raciale». Scientifiquement, ils béné-
ficièrent du formidable développement institutionnel de leur disci-
pline, d'importants crédits de recherche pour de nombreuses
enquêtes bio-anthropologiques d'intérêt« politique», et d'opportu-
nités de recherche sur des « matériaux humains » inimaginables
sous le régime libéral de Weimar. Cinquante ans après, des articles
scientifiques sont toujours publiés à partir des matériaux fournis par
cette opportunité « unique » 36 • Scientifiquement, ils légitimèrent,

35. Sur le plan institutionnel, la raciologie profita grandement de l'intérêt que lui portait
le nazisme. Dans les seules trois premières années du régime, cinq nouveaux instituts
d'anthropologie furent créés. Par la suite, presque chaque université obtint son propre ins-
titut ou au moins une chaire de « biologie raciale» (combinant raciologie et eugénisme).
36. Le dernier en date sur la population des« Sekutes » en Estonie (Homo, 1989, 55,
p. 159-175). de l'anthropologue Sophie Ehrardt, une ancienne collaboratrice du docteur
Ritter qui «travailla» sur les Tziganes, provoqua un petit scandale au sein de la commu-
nauté anthropologique allemande. L'enquête datait de 1942 et avait été faite dans le cadre
du « ministère du Reich pour les Territoires occupés de l'Est» pour savoir si cette popula-
tion était« germanisable » ou non. Le directoire de la Société allemande d'anthropologie

207
La, science sous le Troisième Reich
dans leurs articles et ouvrages scientifiques, la politique eugénico-
raciale du régime, ne se permettant de la critiquer que lorsqu'ils la
trouvaient «insuffisante». Pratiquement, ils furent avec les méde-
cins, les généticiens humains et les psychiatres, les auxiliaires les
plus zélés de la politique raciale nazie. Ils fournirent, avant même
qu'on le leur demande, le moyen« scientifique» - avec les« certi-
ficats raciaux» - de détecter les parents «biologiques» des indivi-
dus contestant leur appartenance «juive» ou «métisse-juive», et
décidèrent ainsi en techniciens du sort professionnel puis, à partir
de 1941, de la vie de ces individus. Ils recensèrent anthropologique-
ment les minorités métisses ou ethniques («bâtards de Rhénanie »,
Tziganes, Juifs «litigieux», etc.) destinées à être privées de leurs
droits, stérilisées ou déportées en camp de concentration puis
d'extermination. Ils formèrent les experts, quand ils ne se déplacè-
rent pas eux-mêmes, fixant le destin des populations slaves dans le
cadre du vaste programme de « repeuplement » des territoires occu-
pés de l'Est (germanisation des éléments «nordiques», mise en
esclavage économique ou déportation en Sibérie des éléments
«inférieurs», politique démographique «négative», stérilisations,
extermination des handicapés et des Juifs).
Il existait donc une véritable symbiose entre la communauté bio-
anthropologique allemande et le nazisme. Le nazisme pouvait
s'appuyer sur la première pour articuler son programme de « révo-
lution biologique». Les scientifiques se voyaient offrir, au prix de
quelques concessions politiques, des positions de pouvoir et des
moyens de recherche comme ils n'en avaient bénéficié sous aucun
des régimes précédents.

Au-delà des intérêts : de multiples affinités

L'anthropologie biologique allemande a donc largement collaboré


à la politique raciale nazie. Elle en fut, avec la médecine, la psy-
chiatrie et la génétique humaine, la plus fidèle servante. Une partie
non négligeable de ce comportement relève du peu de scrupules
politiques ou moraux des scientifiques, prêts à « pactiser avec
le diable» lorsqu'il s'agit d'obtenir des crédits pour poursuivre
leurs recherches, de l'opportunisme personnel et de phénomènes

et de génétique humaine condamna publiquement, peu après sa parution en 1990, la publi-


cation de cet article.

208
Benoît Massin
d' «adaptation» en régime totalitaire. A cela s'ajoutent des facteurs
idéologiques. Les universitaires allemands sous Weimar, et les
anthropologues comme les autres, professaient un prétendu« apoli-
tisme» combiné à une conception de la loyauté due à l'État. En fait,
la majorité des anthropologues relevait, sur le plan politique, de la
mouvance volkisch, un nationalisme organiciste fréquemment bio-
logisant et raciste. Mais tout cela ne suffit pas pour aller jusqu'à
proclamer à l'unisson que la politique eugénico-raciale nazie était
une simple « biologie raciale appliquée». On ne peut manquer de
s'interroger, au-delà de ce voisinage politique et des phénomènes
d' «adaptation», sur les raisons plus profondes d'une symbiose
aussi complète. Si on émet l'hypothèse, avec B. Müller-Hill, que
cette collusion n'est « pas uniquement le fruit de l'égarement de
quelques individus, mais qu'elle avait pour origine des défaillances
[... ] de l'anthropologie elle-même 37 », on doit alors admettre
qu'existaient un certain nombre d'affinités entre l'anthropologie
raciale et la« vision du monde» national-socialiste.
De fait, on peut détecter cinq secteurs d'affinité: eugénisme,
métissage racial, nordicisme, antisémitisme et primat de la race. En
matière d'eugénisme, si l'on considère les anthropologues alle-
mands sous Weimar ou sous le Troisième Reich, la quasi-totalité
d'entre eux avait rejoint la cause eugénique, à tel point qu'il est
presque impossible de trouver un seul texte d'anthropologue alle-
mand qui s'y soit opposé 38 • L'eugénisme constituait le « plus petit
dénominateur commun» de l'époque dans les milieux bio-médi-
caux allemands, de l'extrême gauche à l'extrême droite du spectre
politique. La législation eugénique national-socialiste représente
l'aboutissement des efforts des scientifiques sous Weimar et fut éla-
borée par ces scientifiques avant l'arrivée de Hitler au pouvoir. Le
programme d'euthanasie, en revanche, fut l' œuvre exclusive des
médecins psychiatres. Les anthropologues et eugénistes ne le reven-
diquaient ni avant ni après 1933 et n'y furent pas mêlés, à une
exception près. Pour ce qui concerne le métissage racial, probable-
ment la moitié au moins des bio-anthropologues allemands des
années 20-30, et souvent ceux qui avaient la plus grande audience
scientifique, pensaient que celui-ci comportait des effets néfastes
sur le plan biologique (théorie «mendélienne» des « croisements

37. Müller-Hill, 1989, p. 112.


38. Signalons que, parmi les anthropologues émigrés, la plupart étaient partisans de
l'eugénisme ou du moins sympathisants: Brandt, Münter, S. Oppenheim-Martin, Poil,
Friedenthal, Weninger et Schmidt. H. Poil, par exemple, était l'un des membres directeurs
de la SAHR et enseigna l'eugénisme en même temps que la génétique de 1921 à 1924 à
l'université de Berlin.

209
La science sous le Troisième Reich
disharmonieux ») 39 • Sur la question de la supériorité de la« race
nordique», on peut envisager que ce fut davantage une fraction
importante des milieux scientifiques qui influença le discours poli-
tique que l'inverse. Pour la genèse del' antisémitisme manichéen du
régime, par contre, non seulement ce ne fut pas l'anthropologie
raciale qui l'inspira, mais ce fut le discours scientifique qui dut
s'adapter. L'écart étant parfois trop grand entre l'idéologie ultra-
antisémite des pontes du régime et les conceptions scientifiques des
anthropologues - même membres du NSDAP-, l'harmonisation se
fit dans certains cas au prix de quelques frictions 40 • Mais elle fut
facilitée par le fait que les bio-anthropologues, y compris les anthro-
pologues juifs 41 , considéraient que les Juifs formaient un peuple
racialement étranger à l'Europe (principalement composé des races
« proche-orientale » et « orientale »). De par leur biologisme racial,
les anthropologues jugeaient que les Juifs possédaient un « habitus »
psycho-comportemental spécifique et biologiquement immuable et
ne pouvaient s'intégrer dans le « corps ethnique» allemand sans le
modifier. Aussi, tout en rejetant l'antisémitisme manichéen, agressif
et trop grossier du nazisme avant 1933, admettaient-ils alors parfois
la nécessité d'un certain type d'apartheid biologique. Après 1933,
cela devint la règle. Enfin et surtout, les bio-anthropologues fai-
saient preuve d'un« biologisme 42 » racial extrême en considérant la
« race » comme un facteur prédéterminant dans les phénomènes
sociaux, historiques et culturels. Pour eux comme pour le nazisme,
la race était le principe suprême qui expliquait tout et auquel tout le
reste devait être subordonné. Nous nous bornerons à ce dernier
point, car la « race » constituait la colonne vertébrale de toutes ces
théories. Tout en découlait et, sans elle, tout s'écroulait.
Cependant, avant d'étudier les conséquences idéologiques du
paradigme de la« race», il apparaît nécessaire d'examiner son évo-
lution dans l'anthropologie allemande avant et après 1933.

39. Voir Provine, 1973, pour les pays anglo-saxons.


40. Par exemple, L. Loeffler, directeur de l'institut de biologie raciale de Kèinigsberg,
membre du NSDAP depuis 1932 et directeur de l'OPR régional, eut l'impertinence de
mettre en cause les théories « biologiques » délirantes de Streicher sur la semence des
Juifs. Ilfaillit avoir de gros ennuis, fut lâché par la SS, et ne se sauva que grâce à son habi-
leté rhétorique et à la bêtise de Streicher.
41. Weidenreich, comme les autres, considérait que le peuple juif résultait du mélange
d'éléments raciaux « proche-orientaux-dinariques-orientaux-méditerranéens-nordiques et
négroïdes» (Weidenreich, Rasse und Korperbau, Berlin, J. Springer, 1927, p. 111). En
1934, notant que le «type» racial juif s'était maintenu dans des environnements très
divers, il proposa à l'anthropologue juif américain Boas de fonder un« institut scientifique
de recherche sur la biologie des Juifs» (Proctor, 1988b, p. 164).
42. G. Mann, Biologismus im 19. Jahrhundert, Stuttgart, F. Enke, 1973.

210
Benoît Massin

De l'anthropologie physique à la« Rassenkunde »

L'impasse de l'anthropologie physique au tournant du siècle

A l'aube du xxe siècle et jusque vers 1914, l'anthropologie phy-


sique, en Allemagne comme ailleurs, se trouvait dans une impasse
épistémologique 43 • L'intense activité des sociétés anthropologiques
- créées, pour la plupart, en pleine période positiviste par des méde-
cins anatomistes (Paris 1859, Londres et Moscou 1863, Berlin
1869, Italie 1870, Vienne 1871, Espagne 1875, Washington 1879,
Bruxelles 1882, Tokyo 1884) et axées essentiellement sur l' anthro-
pologie physique, les techniques descriptives anatomiques et les
mensurations - aboutit à une inflation et à une plus grande préci-
sion des enquêtes anthropométriques. Le point culminant fut atteint
en 1890 avec cinq mille mesures sur un seul crâne par l' anthropo-
logue hongrois von Tôrok, détenteur de la première chaire d'anthro-
pologie à l'université de Budapest en 1881 44 • Avec cette précision
grandissante, le concept central de «race», ou du moins sa réalité,
tendit à s'estomper. Comme le fait remarquer l'historien américain
de l'anthropologie G. W. Stocking:

Paradoxalement, plus les observations et les mensurations sur


l'homme gagnaient en précision, plus s'avérait ténue la «réalité»
des races qu'elles servaient à définir 45 •

Le mathématicien belge Quételet introduisit, au x1xe siècle, la


notion de «type» ou valeur statistique moyenne au sein d'une
population. L'assimilation de l'outillage et de la méthode statis-
tiques par les écoles anthropologiques dans le troisième quart du
x1xesiècle ne fut pas sans conséquences. Les anthropologues visua-
lisèrent de plus en plus la « race » non comme une entité réelle,

43. Mühlmann (1986, p. 96-99) parle de Sackgasse (p. 98); Stocking (1982, p. 163-
169), de blind alley (p. 163). Cette situation était bien perçue par les anthropologues phy-
siques de l'époque eux-mêmes, témoin cette allocution du président de la Société
d'anthropologie physique, le professeur O. Aichel, lors de l'ouverture de la V• assemblée
de cette société: « La recherche sur les caractéristiques corporelles de l'homme se heurte à
des limites, les espoirs exagérés que l'on avait fondés sur cette orientation de la recherche
ne se réalisèrent pas [ ... ] l'anthropologie était tombée dans une impasse» (Aiche!,
Verhandl. GPA, 1931, p. 3).
44. Mühlmann, 1986, p. 98; sur von Torok et l'anthropologie hongroise, voir Eicks-
tedt, 1940, p. 178-179.
45. Stocking, 1982, p. 57.

211
La, science sous le Troisième Reich
mais comme un « type » statistique obtenu par reconstruction. Cette
métamorphose se traduisit par un certain « nominalisme » en
matière d'anthropologie 46 • Topinard (1830-1911), la figure domi-
nante de l'anthropologie physique française après Broca ( 1824-
1880), considérait que, si l'on pouvait faire dériver un « type
théorique» de l'analyse des caractéristiques physiques d'un grand
nombre d'individus d'un même groupe ethnique, celui-ci restait une
pure construction de l'esprit et ne se réalisait jamais pleinement
dans un individu: « les races existent[ ... ] mais nulle part on ne les
touche du doigt 47 ». Tout en poursuivant l'établissement de leurs dif-
férentes classifications raciales, de plus en plus complexes, et en
tentant de les concilier, les principaux anthropologues européens
finirent parfois par adopter une attitude plutôt sceptique quant au
concept central de leur discipline - la « race 48 » - ou quant à la
valeur des classifications raciales. J. Ranke, détenteur de l'unique
chaire d'anthropologie en Allemagne à la fin du x1xesiècle, décla-
rait en 1887 :
Dans l'état actuel de nos connaissances, tous les essais de séparer
l'humanité en groupes tranchés (races ou variétés), ayant chacun des
propriétéscorporellesqui ne se retrouventpas chez les autres, ne peu-
vent avoir qu'une valeur provisoire.Dans cette question,personne ne
voit encore clair, parce qu'il est encore impossibled'y voir clair.
Par conséquent, il renonçait à se lancer lui-même dans une nou-
velle tentative qui ne ferait qu' « augmenter le nombre des classifi-
cations schématiques qui ne peuvent être fondées avec exactitude
sur le plan scientifique 49 ». Von Baelz, en 1912, à l'assemblée
annuelle de la Société allemande d'anthropologie, d'ethnologie et
de préhistoire, alla jusqu'à critiquer la possibilité même d'une clas-
sification en différentes races humaines : toute taxonomie repose sur
une hiérarchie de critères, or le choix du premier critère servant à
établir un arbre taxonomique («grand-race», «race», « sous-
race ») n'a jamais découlé que de l'arbitraire du chercheur (couleur
de la peau pour tel anthropologue, forme des cheveux pour tel autre,
de la mâchoire pour un troisième, de l'indice céphalique combiné à
l'angle facial pour un quatrième, etc.) 50 • En 1922, dans un livre qui
46. Mühlmann 1986, p. 99.
47. Topinard, Êléments d'anthropologie générale, Paris, 1885, p. 202.
48. Stocking, 1982, p. 163.
49. J. Ranke, Der Mensch, Leipzig, Verlag des Bibliographischen Institute, 2 vol.,
1886-1887, vol. 2, p. 236.
50. E. von Baelz, « Kritik der Einteilung der Menschenrassen », Correspondenz-Blatt
der Deutschen Gesellschaft für Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte ( CBdGAEU),
1912,43<année,p. 110-113.

212
Benoît Massin
fut en quelque sorte le chant du cygne de cette anthropologie phy-
sique libérale et positiviste, von Luschan, l'avant-dernier grand
représentant de cette tradition, jugeait que le mot « race »

[avait] de plus en plus perdu en signification et [qu']il serait mieux


de s'en défaire si l'on pouvait le remplacer par un terme moins
ambigu [ ... ] il est totalement impossible de délimiter de façon pré-
cise ce concept[ ... ]. Toutes les tentatives de découper l'humanité en
groupes artificiels en se fondant sur la couleur de la peau, la lon-
gueur ou la largeur du crâne ou le type des cheveux, etc., se sont
totalement fourvoyées [ ... ],les tentatives à venir de ce genre[ ... ] se
révéleront de plus en plus être des passe-temps stériles 51 •

Ce scepticisme se doublait en outre, du moins en Allemagne,


d'une vision politique plutôt libérale de la part de la communauté
des anthropologues. Les principaux anthropologues allemands de la
période 1860-1914, comme Virchow, Kollmann, Klaatsch et von
Luschan, s'opposaient au culte de la race germanique « pure » et à
l'antisémitisme 52. En 1892, Kollmann proclama, au grand dam
des germanomanes, à l'assemblée générale de la Société anthro-
pologique allemande, que « toutes les races européennes sont[ ... ]
également douées pour toute tâche culturelle 53». En 1903, l'anthro-
pologue amateur et théoricien de la « supériorité de la race germa-
nique54» Ludwig Wilser se fit vertement rembarrer par Klaatsch à
l'occasion d'une intervention qu'il avait faite au congrès des socié-
tés anthropologiques 55. Le positivisme régnant s'accordait mal avec
les théories, trop fumeuses et prêtes à sauter par-dessus les faits, des
adeptes de la« race germanique».

51. Von Luschan, 1922, p. 1 et 13.


52. Kümmel, 1968, p. 165-179; Mosse, 1978, p. 126-127; Weindling, 1989, p. 48-59.
Bien évidemment, ce libéralisme « anti-raciste » avait ses «limites» (selon les critères
actuels), et bien des propos tenus par ces anthropologues seraient aujourd'hui jugés
«racistes». Virchow parlait par exemple de« races inférieures» (Sitzungsberichte d. Kgl.
preuss. Akademie d. Wiss., Berlin, 1875, p. 11). Sur la question, voir notre article à
venir, « Fin de siècle, Anthropology and Race Theories in Germany (1890-1910) », in
G. W. Stocking (dir.), History of Anthropology, University of Wisconsin Press.
53. J. Kollmann, « Menschenrassen Europas und die Frage nach der Herkunft der
Arien>, CBdGAEU, 23, 1892, p. 104.
54. L. Wilser, Die Überlegenheit der germanischen Rasse, Stuttgart, 1915.
55. Docteur L. Wilser, « Die Rassen der Steinzeit » et réponse du professeur Klaatsch,
CBdGAEU, 34• année, 10, octobre 1903, p. 185-188.

213
La science sous le Troisième Reich

Le changement de paradigme :
l'émergence de la« bio-anthropologie » (1905-1925)

Cette anthropologie physique « classique » de la période 1860-


1900, en dehors de quelques notables exceptions (jusqu'en 1890),
de C. Vogt à Kollmann et G. Schwalbe, resta, par positivisme et
comparativement à la biologie zoologique ou botanique (Haeckel,
etc.), globalement plus imperméable au darwinisme - pensons aux
réactions du très célèbre Virchow ou de Baer -, puis, à partir de
1900, à la toute nouvelle génétique mendélienne. Elle se limitait
volontairement à une étude morphologique de l'homme, excluant
de plus en plus l'analyse des peuples et des cultures, objets de la
discipline voisine en voie de sécession depuis 1860, l'ethnologie.
Celle-ci avait sa propre revue, la Zeitschrift far Ethnologie, dominée
par le grand ethnologue Adolf Bastian (1826-1905). De 1869 à
1900, près de 60 % des articles y furent consacrés à l'ethnologie
contre seulement 20 % à l'anthropologie physique, signalant le
fossé grandissant entre les deux disciplines à l'origine confondues 56 •
Le dernier grand représentant de l'anthropologie physique du
x1xesiècle fut Rudolf Martin (1864-1925), auteur d'un gigantesque
Manuel d'anthropologie 57 • L'ouvrage réunissait en près de mille
deux cents pages toute la méthodologie anthropométrique du sque-
lette et des parties molles du corps humain. Bien qu'assimilant
l'anthropologie à la« science des races» (Rassenkunde) 58, R. Mar-
tin y parlait fort peu de race, ne cherchait pas à établir une nouvelle
classification raciale et ne s'appesantissait pas sur celles déjà exis-
tantes 59. Il délaissait les phénomènes d'hérédité qu'il avait pourtant
étudiés auprès de Weismann 60 et ignorait volontairement la question
d'une« psychologie raciale», qu'il excluait de l'anthropologie phy-
sique. Comme le signale Mühlmann, le renouveau de l'anthropolo-
gie vint assez peu de la corporation elle-même, mais plutôt de

56. Schwidetzky, 1982, p. 84.


57. Martin, 1914.
58. Pour R. Martin, anthropologie physique = raciologie, et anthropologie psychique =
ethnologie.
59. Il y consacre 4 pages (p. 19-22) sur 1200, soit 0,3 % de son ouvrage! S. Oppen-
heim-Martin (sa femme et assistante) explique dans sa préface à la deuxième édition (pos-
thume) du manuel de Martin que « si la typologie raciale (Rassenlehre) ne semble pas
suffisamment traitée dans ce manuel, cela tient au fait que jusqu'ici, et encore aujourd'hui
où le concept n'est aucunement solidement établi, il lui manquait des bases sûres. Il a tou-
jours été important pour l'auteur de n'exposer, dans un manuel qui s'adresse à des étu-
diants, que ce qui est scientifiquement assuré » (Martin, 1928, p. x).
60. E. Fischer, « Rudolf Martin », AAnz, 1925, vol. 60, p. 444.

214
Benoît Massin
l'impulsion communiquée par des disciplines connexes: d'une part,
la théorie de l'évolution darwinienne, et son paradigme sélection-
niste, popularisée par la biologie de Haeckel, affinée par Weismann
(le « néo-darwinisme ») et renforcée par la paléo-anthropologie (les
travaux de G. Schwalbe sur l'homme de Néanderthal et le pithécan-
thrope, par exemple, datent de la fin du x1xesiècle); d'autre part, la
théorie de l'hérédité de Weismann réfutant l'hérédité des caractères
acquis, et surtout la toute nouvelle génétique mendélienne, redécou-
verte en 1900 par l' Allemand Carl Correns, le Hollandais Hugo
De Vries et l' Autrichien Erich Tschermak; enfin, l'eugénisme, qui
introduisit un nouveau concept de « race » et une nouvelle métho-
dologie : la biométrie 61 •
Le premier anthropologue européen à appliquer les principes de
transmission mendélienne à l'homme pour des caractères non
pathologiques fut l' Allemand Eugen Fischer (1874-1967), dans une
étude de 1908 sur les croisements raciaux entre colons boers et hot-
tentots dans le Sud-Ouest africain allemand. Son livre sur les
« métis de Rehobot 62 », publié en 1913, lui valut alors une recon-
naissance internationale et le fit considérer, sur le Vieux Continent,
comme le fondateur de l'anthropologie biologique et de la« géné-
tique humaine » appelées à succéder à la pure anthropologie phy-
sique 63. Eugen Fischer présentait lui-même son ouvrage, dans
l'introduction de 1913, comme une« petite contribution» à ce qu'il
nommait « anthropobiologie » et non plus « anthropologie phy-
sique» 64. Le changement de dénomination n'était pas anodin, il
signifiait un retournement complet dans la méthodologie et les

61. Pour l'importance de la biométrie, inaugurée par Galton et Pearson, et qui fut, avec
le mendélisme, l'un des deux paradigmes scientifiques dans l'histoire de la génétique
jusqu'aux années 30, voir Vogel et Motulsky, 1979, p. l-3 et 10.
62. Fischer, 1913.
63. Le terme de« génétique humaine» n'existait pas encore en Allemagne, la discipline
s'intitulait en fait « théorie de l'hérédité humaine» (menschliche Erblehre). La première
occurrence du terme « génétique humaine» (menschliche Genetik) date, selon nos
recherches, de 1930 (in Scheidt, 1930b, p. 7). A la fin des années 30 et au début des an-
nées 40, les Allemands utilisent beauco9p l'expression Erbbiologie pour« génétique». Le
terme de Humangenetik, importé des Etats-Unis, s'imposera après 1945. Cependant, il
apparaît une première fois sous la plume du généticien G. Just, dans son gigantesque
manuel de biogénétique en 1939 (Just, 1939-1940, vol. 5, I, 1). Sur le rôle de Fischer, voir
O. Aichel, Verhandl. GPA, 1931, p. 3: « E. Fischer a le premier montré comment les pro-
blèmes anthropologiques pouvaient être résolus en utilisant la génétique moderne » ;
Weninger, 1933, p. 258: « Aujourd'hui, l'anthropologie a adopté une orientation essen-
tiellement biologique. E. Fischer inaugura l'un des tout premiers cette voie et est le leader
de cette orientation» ; Nachtsheim, 1951, p. 6 ; Verschuer, 1955, p. 308-316; Schaeuble,
1967, p. 214-217.
64. Fischer, 1913, p. v; Verschuer, 1955, p. 312. Selon une histoire de la génétique
publiée par le généticien Widukind Lenz (le fils de Fritz Lenz) en 1968, l'étude de Fischer
comportait un certain nombre de défauts méthodologiques (W. Lenz, 1968, p. 93-94). Mais
ceux-ci ne furent pas perçus à l'époque.

215
La, science sous le Troisième Reich
objectifs de la recherche - retournement de problématique qu'il
explicita en 1929 au congrès des généticiens allemands :

Il faut dire clairement et une fois pour toutes que les anthropologues
doivent laisser de côté tout ce qui pourra être fait plus tard afin de se
consacrer essentiellement à établir une base solide à la génétique
humaine. Cela n'a plus aucun sens de multiplier les observations de
détail sur l'index céphalique de séries de crânes tant que nous ne
savons pas si la forme et le volume de la tête sont héréditaires ou
déterminés par le milieu, constants ou plastiques, et dans quelle
mesure tout cela se passe 65 • Et cela vaut pareillement pour d'innom-
brables autres caractéristiques. Ce qu'il faut de façon urgente à
l'anthropologie, c'est de la recherche sur l'hérédité et encore de la
recherche sur l'hérédité 66 •

Dans les années 10, la génétique devint tellement importante que


des voix commencèrent à s'élever pour réclamer l'intégration des
deux disciplines. L'eugéniste généticien humain Fritz Lenz (co-
auteur en 1921, avec le généticien E. Baur et l'anthropologue
E. Fischer, du principal manuel de l'époque sur l'hérédité humaine)
définissait dès 1913 l'anthropologie comme la« science des diffé-
rences génétiques humaines 67 ». W. Scheidt, bio-anthropologue de
talent et précurseur de la génétique des populations 68 , désignait de
la même façon, dans son manuel de 1925, l'anthropologie comme
l' « histoire génétique de l'homme 69 ». W. Scheidt, dans ce manuel
de Raciologie générale, écrivait :

le champ et les objectifs de la raciologie sont parfois plus vastes,


parfois plus réduits que dans la délimitation de ce que l'on appelle
habituellement« anthropologie physique». La direction que je ten-
terai de conférer à un élargissement ou à une réduction du champ de
la recherche raciologique m'a été indiquée par le contenu et la déli-
mitation de l'eugénisme actuel et par les conceptions bio-racio-

65. F. Boas avait montré (en 1908-1911) que l'index céphalique des immigrants italiens
et juifs de l'Est se modifiait à la première génération née sur le sol américain. Il ne pensait
pas toutefois que ce phénomène était héréditaire mais purement phénotypique(=« parava-
riation » ).
66. Ficher, 1930, p. 234 (également cité par Weninger, 1933, p. 258). Ces paroles
avaient d'autant plus de poids qu'elles furent prononcées par le directeur du principal
centre de recherche scientifique en anthropologie d'Allemagne. Elles avaient donc valeur
de programme d'orientation de la recherche (et des crédits).
67. Lenz (inAfRGB, 1913, p. 363 etAfRGB, 1914, p. 523), cité in Scheidt, 1925, p. x1;
Martin, 1928, vol. 1; Proctor, 1988b, p. 147.
68. Weingart, Kroll et Bayertz, 1988, p. 354.
69. Scheidt, 1925, p. x-xn (cité également in Proctor, 1988b, p. 147).

216
Benoît Massin
logiques de ses représentants. Surtout le Pr. Dr. Fritz Lenz de
Munich70 •••

La rupture avec l'anthropologie physique traditionnelle était


consommée. R. Martin rejeta explicitement dans la seconde édition
de son imposant manuel anthropométrique (publié post mortem)
cette redéfinition génétique de l'anthropologie 7 1• Lenz rétorqua crû-
ment au sujet du manuel de Martin :

Je suis d'avis que ce type d' «anthropologie», dont le représentant


typique était Martin, ne possède plus, pour l'essentiel, qu'un intérêt
historique72 •

Et, de fait, toute la génération des anthropologues physiques


« classiques » disparut : R. Virchow meurt en 1902, G. Schwalbe,
H. Klaatsch et J. Ranke en 1916, Kollmann en 1918, von Luschan
en 1924, et Martin lui-même en 1925, confirmant le bon mot de
Max Planck:

une «vérité» scientifique ne s'impose pas tant par le fait que ses
adversairessoient convaincusde sa valeur et s'y convertissent,mais
bien plutôt que ses adversaires disparaissent progressivement en
passant de vie à trépas et que la nouvelle génération fait d'office
confianceà cette« vérité».

Les défenseurs de l'ancienne tradition devinrent une minorité et


succombèrent, à quelques exceptions près, à la nouvelle vision bio-
logique de la discipline. L'anthropologie biologique, avec son insis-
tance sur les phénomènes d'hérédité et de sélection, tendit même à
investir l'anthropologie culturelle 73•

La « race » ressuscitée

Cette biologisation de l'anthropologie ramena le concept de


« race » au centre des intérêts scientifiques, que ce soit la « race
vitale» (Vitalrasse) des eugénistes - l'ensemble des traits géné-
tiques d'une population mêlée et sujette à variations - ou la « race

70. Scheidt, 1925, p. IV.


71. Proctor, 1988b, p. 147.
72. F. Lenz,AfRGB, 1929, p. 331.
73. Voir H. Fischer, 1990, et, dans notre article« Ethnologie et NS. Une alliance contre
nature?», le paragraphe sur la « biologisation de l'anthropologie culturelle» (à paraître
dans GRADHIVA, Paris).

217
La science sous le Troisième Reich
typologique » ( Systemrasse) des anthropologues physiques - les
traits héréditaires distinguant une population d'une autre. Si
l'anthropométrie, dont R. Martin faisait dépendre « le destin de
notre science 74 », avait plus ou moins fini par «tuer» la race en
décomposant l'humanité à l'infini, la nouvelle appréhension de la
«race» à travers les phénomènes d'hérédité la ressuscita. Désor-
mais, pour les bio-anthropologues,

la race n'est [plus] déterminée par l'assemblage de telles ou telles


caractéristiques que nous pouvons mesurer ou établir à l'aide
d'échelles de couleurs. L'époque à laquelle on prenait cent mesures
sur un crâne pour déterminer la race de son propriétaire est passée.
L'anthropologie descriptive ou, plus exactement, l'anthropographie
a fait place à l' anthropobiologie [... ]. La race est hérédité et n'est
qu'hérédité. Ce qui n'est pas héréditaire n'est pas racial75•

La nature de la race était à rechercher dans l'étude de l'hérédité,


le « génotype » - selon la distinction établie par le généticien danois
W. Johannsen (1909) -, et non plus dans la seule analyse compara-
tive des« phénotypes», l'apparence externe. La« race», cette frac-
tion du génotype« greffée», pour reprendre l'expression de Fischer,
sur le patrimoine génétique commun à l'humanité 76 , s'exprimait en
interaction avec un milieu, produisant un «phénotype». Il apparte-
nait à la « biologie raciale», grâce aux outils de la biométrie et de
l'hybridation, de déterminer l'étendue et le rôle des deux facteurs.
Eugen Fischer fixa le programme de cette « anthropobiologie » :

L'homme, si on l'observe sur terre dans l'espace et dans le temps,


est non seulement partout différent, mais même, si l'on ne prend que
deux individus, jamais totalement identique. Toutefois, dans certains
groupes, les individus se ressemblent davantage entre eux qu'avec
ceux d'autres groupes. Il se pose donc maintenant la question de la
signification de ces différences entre les individus et les groupes.
L'environnement, par exemple le climat, l'alimentation ou même le
milieu social, y joue-t-il un rôle? Toutes ces «caractéristiques» qui
distinguent ou rapprochent les individus et les groupes peuvent-elles
se modifier en changeant les facteurs externes? Ou y a-t-il des
caractéristiques qui soient indépendantes de toutes ces influences
que l'on peut désigner de « péristatiques », caractérisques qui
relèveraient alors de l'hérédité, transmises par le génotype, donc
74. Martin, 1914, p. VI.
75. Fischer, 1942, p. 84.
76. Fischer, 1938, p. 7.

218
Benoît Massin
inaliénables et non modifiables ? On peut désigner par « anthropo-
biologie » la discipline qui s'affaire à répondre à toutes ces ques-
tions. L' anthropobiologie a donc pour mission de rechercher, dans
ce qui distingue les individus et les groupes - qu'on appelle le plus
souvent « différences raciales » pour les derniers -, ce qui relève des
« paravariations » [variations purement phénotypiques], des« mixo-
variations » [variations résultant de l'interaction de plusieurs gènes]
et des « idiovariations » [ variations héréditaires, mutations] 77•

Le programme de la « Rassenkunde »

L'anthropologie physique se transforma en intégrant à la fois


l'orientation« thérapeutique» de l'eugénisme, la vision analytique
et dynamique de la génétique et la dimension héréditariste de la
« biologie sociale » qui en découlait. Elle étudiait désormais les
phénomènes d'hérédité raciale (la «race» désignant ici les carac-
tères biologiques « normaux » et même « anormaux », si la fré-
quence de leur apparition divergeait d'un groupe à l'autre), en
particulier à travers les cas d'hybridation (les croisements raciaux -
Fischer) 78 , de petites communautés familiales ou villageoises
(Familienanthropologie - Scheidt), de physiologie raciale (Rassen-
physiologie - Reche) et de pathologie raciale (Rassenpathologie).
A cela s'ajoutait, chez de nombreux anthropologues, l'étude de la
« psychologie raciale». Assumant l'existence d'une telle psycholo-
gie, qui, si elle n'existait pas, limiterait grandement l'action - sup-
posée importante - de la « race » sur la société ou la culture (la
forme du crâne ou du thorax n'était pas considérée - sauf par
Reche 79 - comme ayant per se une influence majeure sur la struc-
ture sociale ou les productions culturelles), certains « raciologues »
tentèrent de développer une grille « scientifique » pour appréhender
ces insaisissables « traits psychologiques raciaux » (geistige Ras-
senmerkmale ).
De par son association avec l'eugénisme, l'anthropologie biolo-
gique couvrait désormais deux champs d'étude supplémentaires:

77. Fischer, in Baur, Fischer et Lenz, 1923, p. 82. Et d'ajouter: « L'"anthropologie"


systématique n'a jusqu'ici cherché à saisir ces différences que sur le plan anatomique et
d'un point de vue purement descriptif et métrique.»
78. Sur l'importance de l'hybridation comme méthode de recherche en génétique
à cette époque, voir R. Goldschmidt, Einführung in die Vererbungswissenschaft, 1928,
III• partie, « Die Bastardierung als Mittel zur Analyse der Erblichkeit », p. 127-407 (Bas-
tard en allemand n'est pas forcément péjoratif comme en français; c'était le terme scienti-
fique commun employé pour « hybride »).
79. Voir notre article« Ethnologie et NS ».

219
La science sous le Troisième Reich
l'analyse de l'interaction entre« race» (au double sens du terme) et
culture, dénommée « anthroposociologie » (Sozialanthropologie),
« bio-sociologie » (Gesellschaftsbiologie), puis « ethno-biologie »
(Kulturbiolo gie) par Scheidt ; et l'examen des modalités pratiques
qu'il fallait tirer de cette analyse dans la politique sociale,
«raciale» et médicale des États, l'eugénisme proprement dit,
encore appelé « hygiène raciale », « hygiène de la reproduction»,
ou « entretien de la race» (eugénique raciale). L'ensemble de
ces branches d'études se réunissait sous le nom de «raciologie»
(= science de la race), ou Rassenkunde en allemand. La Rassen-
kunde associée à la Rassenhygiene formaient, à elles deux, la Ras-
senbiologie, ou« biologie raciale 80 ».

La« voie particulière» de l'anthropologie allemande

Contrairement à ce qui est parfois affirmé, la « science de la


race» ne date pas de l'avènement des nazis au pouvoir. Il semblerait
que l'un des premiers à réintroduire le terme fut R. Martin, alors à
Zurich, dans un livre intitulé Raciologie de la Suisse (1896). Le pre-
mier anthropologue à intituler son cours Rassenkunde fut Mollison
en 1913, à l'université de Heidelberg. Il fut suivi par Hauschild en
1919 à Gottingen, Baseler en 1920 à Tübingen (avec le terme Ras-
senphysiologie, ou Rassenbiologie, plutôt que Rassenkunde), Kurz
en 1921 à Münster, et Pfuhl en 1922 à Greifswald. Cet engouement
pour le nouveau terme devait probablement refléter une certaine
volonté de modernité scientifique par rapport au terme plus tradi-
tionnel d' «anthropologie» (sous-entendu: physique et métrique) 81 •
Le tournant épistémologique de l'anthropologie allemande se tra-
duisit sur le plan institutionnel au milieu des années 20. En 1925,
Hans Virchow, le fils du célèbre Rudolf Virchow, annonça devant
l'assemblée annuelle de la Société allemande d'anthropologie,
d'ethnologie et de préhistoire que, du fait de l'introduction de nou-
velles idées et méthodes issues de la biologie, l'anthropologie se
trouvait« à la fin d'une ère et au début d'une nouvelle période 82 ».

80. Weingart, Kroll et Bayertz, 1988, p. 426.


81. Cette volonté de modernité scientifique se marque dans les propos, parfois peu
affables, des nouveaux « raciologues » - surtout les plus jeunes - contre la « vieille »
anthropologie. Par exemple, Scheidt ( 1930-1931, p. 68-69) : « Comme la vieille anthropo-
logie, en Allemagne, qui s'occupe presque exclusivement de techniques anthropomé-
triques n'est pas à la hauteur de ses objectifs scientifiques et pratiques, il serait mieux de
laisser complètement tomber ce mot[ ... ]. Cela n'a aucun sens de se dissimuler que la
vieille anthropologie a été supplantée par la raciologie. »
82. Proctor, 1988b, p. 152.

220
Benoît Massin
Par ailleurs, la même année fut fondée la Société allemande d'an-
thropologie physique, sous l'impulsion de R. Martin. Les liens
entre les trois branches de la Société allemande d'anthropologie,
d'ethnologie et de préhistoire, fondée en 1870, s'étaient par trop
distendus, surtout après la Première Guerre mondiale. R. Martin
mourut sans avoir eu le temps d'assister à la première assem-
blée de la nouvelle société. Celle-ci, malgré sa dénomination
«archaïque» (elle fut rebaptisée Société de recherche raciologique
en 1938), fut donc, dès 1925, dominée par les bio-anthropologues,
tous ralliés au nouveau courant. Fischer, qui prit la succession
de Martin à la tête de la société, allait devenir la figure dominante
de l'anthropologie biologique allemande jusqu'au début des an-
nées 40. A partir de 1935, E. von Eickstedt entama légèrement la
prééminence de Fischer en créant un deuxième pôle dans l'an-
thropologie allemande, d'orientation moins génétique et plus
«classique». Symboliquement, Eugen Fischer, le «fondateur»
de l'anthropobiologie, fut appelé, en 1927, à remplacer F. von
Luschan à la prestigieuse chaire d'anthropologie de l'université de
Berlin et nommé directeur du plus important et du plus moderne
des instituts de recherche en anthropobiologie en Allemagne, le
tout nouveau « institut Kaiser-Wilhelm d'anthropologie, de géné-
tique humaine et d'eugénisme», fondé la même année 83 • Celui-ci,
comme son nom l'indique, associait les trois disciplines en une
seule branche de la recherche.
Globalement, si on la compare avec celle des autres nations,
l'anthropologie allemande s'engagea dans une « voie particulière »
(Sonderweg) 84 • Elle se coupa de l'ethnologie (les ethnologues se
réunirent dans leur propre société à partir de 1929) et, faisant preuve
d'une très grande modernité scientifique, se rallia à la génétique
humaine avant tout autre pays au monde. Le détachement de l'eth-
nologie entraîna un transfert du discours anthropologique aux seuls
biologistes, qui, souvent moins avertis en matière d'anthropologie
culturelle, tendaient à accorder un poids prépondérant aux facteurs
biologiques. Le rattachement à l'eugénisme et à la génétique
humaine ne fit que renforcer cette tendance. En outre, l'Allemagne
étant privée de ses colonies après 1918, les anthropologues se tour-
nèrent vers l'étude raciale de l'Europe et plus particulièrement de
83. Sur l'IKW d'anthropologie, voir O. von Verschuer, 1964; Weindling, 1985; Berg-
mann et al., 1989.
84. Certains pays suivirent la même évolution : l'Autriche et la Suisse allemande, qui
formaient en fait, avec l'Allemagne, une seule « nation scientifique » pour l' anthropolo-
gie, les étudiants et professeurs circulant sans cesse, depuis le x1x•siècle, entre les univer-
sités de ces trois pays. La Suède et la Norvège présentent également de grandes
similitudes.

221
La, science sous le Troisième Reich
l'Allemagne. Cette attention portée à la composition raciale du
peuple allemand fut accentuée par des motifs idéologiques.

La, vogue de la « Rassenkunde » dans les années 20-30

Simultanément, la vogue nouvelle de la raciologie dans le public,


lancée en grande partie grâce aux best-sellers du théoricien de la
race nordique H. F. K. Günther 85 , provoqua une inflation du nombre
d'articles consacrés au sujet dans la presse. En cinq ans, de 1922 à
1927, le nombre d'articles publiés en Allemagne comprenant dans
leur titre le mot «race» est multiplié par cinq 86 • De nouvelles
revues d'anthropologie raciale, scientifiques, mi-scientifiques mi-
politiques, ou essentiellement politiques, sont lancées. En 1923,
Rudolf Martin impose une nouvelle revue anthropologique,
I'Anthropologischer Anzeiger, qui s'ajoute aux nombreuses revues
spécialisées déjà existantes (après la mort de Martin, en 1925,
T. Mollison en prendra le relais avec l'aide, de 1931 à 1936, du
futur anthropologue nazi, B. K. Schultz). En 1926, Walter Scheidt
prend la direction d'une nouvelle revue, éditée par le gros éditeur
munichois médical et volkisch J.F. Lehmann, sous le titre Volk und
Rasse (Peuple et Race). A partir de 1926, l'anthropologue E. von
Eickstedt édite les archives de photographie raciale, Archiv für Ras-
senbilder. En 1929, Otto Reche (1879-1966), futur anthropologue
nazi, professeur d'anthropologie à l'université de Vienne (1924-
1927) puis de Leipzig (1927-1945) et fondateur en 1927 de la
Société de recherche hématologique (Deutsche Gesellschaft für
Blutgruppenforschung) étudiant la répartition racio-anthropolo-
gique des groupes sanguins, lance la Zeitschrift für Rassenphysiolo-
gie (Revue de physiologie raciale), afin de diffuser les derniers
progrès de la toute nouvelle science 87 • Il prendra soin cependant
d'exclure de sa revue tous les contributeurs juifs, pourtant particu-

85. H.F. K. Günther (1891-1968) fut le plus connu des théoriciens de la race et le lea-
der intellectuel du nordicisme dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres. Il publia, entre
1920 et 1944, une trentaine de livres, dont le plus connu, La Raciologie du peuple alle-
mand (1922), fut réédité seize fois et vendue, avec sa version abrégée, à près de trois cent
mille exemplaires. L'anthropologue Gieseler disait de lui dans l'Anthropologischer Anzei-
ger en 1929: « Si l'on parle en tout lieu aujourd'hui d'anthropologie et si, apparemment,
l'établissement académique de notre science semble en voie de réalisation, le mérite de
Günther n'y est pas pour peu de chose. Il faut le reconnaître» (W. Gieseler, Anth. Anz.,
1929, 6, p. 42).
86. Massin, 1990a, p. 128-133.
87. Voir Weindling, 1989, p. 464-467; Reche, 1936.

222
Benoît Massin
lièrement importants dans l'émergence de cette nouvelle disci-
pline88.Plus en marge de la science, les adeptes du mouvement nor-
diciste (cultivant la race et la culture nordiques) publient différentes
revues comme Die Sonne (Le Soleil), « pour la vision du monde et
la forme de vie nordiques», où un certain nombre d'universitaires
ne dédaignent pas d'écrire aux côtés de théoriciens de la race
comme l' anthroposociologue français Vacher de Lapouge. Des
journaux ou revues grand public ouvrent leurs colonnes à ces nou-
velles questions. Par exemple, les Süddeutsche Monatshefte, pour-
tant dirigés par N. Cossmann, d'origine juive 89, se font l'écho de ces
courants volkisch et eugéniques, consacrant parfois des numéros
entiers à la« question raciale», avec des articles de Ploetz, Scheidt,
Verschuer, Reche, Lenz, Günther et le socialiste raciste K. V. Mül-
ler90. Les atlas raciologiques du peuple allemand, en particulier,
deviennent une véritable passion. Comme Günther, le premier, de
nombreux anthropologues iront de leur petite contribution pour
satisfaire l'appétit du public. Que ce soit donc par le biais de la poli-
tique et des mouvements nordiciste, volkisch, antisémite et nazi
dans le public, ou par celui de la vogue de la bio-anthropologie et de
l'eugénisme chez les scientifiques, on assiste simultanément à
l'émergence d'une pensée universitaire accordant plus de poids aux
facteurs biologiques et raciaux et à une accélération de l'institution-
nalisation de l'anthropologie biologique comme discipline uni-
versitaire.

L'accélération de l'institutionnalisation de la« Rassenkunde »

Pendant vingt ans, Johannes Ranke avait possédé la seule chaire


d'anthropologie, associée à un institut d'anthropologie, en Alle-
magne, créée à l'université de Munich en 1886. Jusqu'au début des
années 20, l'institut de Munich resta l'unique institut d'anthropolo-
gie autonome en Allemagne, dirigé par R. Martin après la mort de
Ranke en 1916, puis par T. Mollison à partir de 1926. Les autres
postes n'étaient que des chaires sans instituts, des professariats
extraordinaires ou de simples charges de Privat-Dozent.
A partir de 1920, l'anthropologie connut un développement insti-
88. Weindling, 1989, p. 465; Hesch, 1939, p. 12; Vogel et Motulsky, 1979, p. 13.
89. Weindling, 1989, p. 483; A. Mohler (1989, vol. l, p. 400) indique que Cossmann,
bien que converti au catholicisme, fut déporté pour « raison raciale » et décéda au camp de
concentration de Theresienstadt en 1942.
90. « Die Rassenfrage », Süddeutsche Monatshefte, juillet 1927, 24• année, H. 10,
Munich.

223
La, science sous le Troisième Reich
tutionnel sans précédent 91 • En dix ans, trois nouveaux instituts indé-
pendants furent créés. Tandis que de 1880 à 1920- en quarante ans
- il n'y avait eu que deux habilitations (l'équivalent d'un doctorat
d'État ou d'une agrégation pour enseigner en université) pour
l'anthropologie en Allemagne (Martin et Mollison avaient, eux,
passé leurs habilitations à Zurich, en Suisse allemande), leur
nombre monta à sept dans la décennie de 1923 à 1933 92 , soit un
quasi-quadruplement dans une période quatre fois plus courte. Le
nombre d'instituts passa de un en 1920 à six en 1932.
Après 1922 (année de parution du premier best-seller de
H. F. K. Günther), les anthropologues, pour se mettre au goût du
jour, continuèrent de modifier l'intitulé de leurs cours - qu'ils dési-
gnaient de plus en plus comme «raciologie» plutôt qu' « anthropo-
logie». Aichel, à Kiel, en 1925, fait son cours sur « génétique
humaine et raciologie». Friedenthal (qui émigrera après 1933 car
juif), à Berlin, qui dénommait auparavant son cours « science de
l'humanité» (Menscheitkunde), s'adapte au nouveau vocabulaire et
1'appelle à partir de 1926 « anthropologie et raciologie ». En 1927,
Münter (qui émigrera également après 1933) à Heidelberg, Pratje à
Erlangen, Wegner à Francfort, Scheidt (qui refusera de collaborer à
la politique raciale nazie) à Hambourg intitulent à leur tour leurs
cours «raciologie» ou « biologie raciale». Le mouvement se géné-
ralisera jusqu'à l'arrivée des nazis au pouvoir: Saller (qui fut chassé
de l'université en 1935) et Eickstedt en 1929; Spuler, Hahne,
Brandt (qui émigra aussi après 1933) et Gieseler en 1931 ; etc.
Il est donc faux de considérer la « science de la race » comme
une création de toutes pièces des nazis après leur arrivée au pouvoir
en 1933 ou comme la « pseudo-science » de quelques théoriciens
de la race académiquement marginaux. La « raciologie » for-
mait l'aboutissement de l'anthropologie physique allemande sous
l'influence de la biologie darwinienne et de la nouvelle génétique
dans le premier tiers du xxe siècle. Elle constituait une « science
normale» au sens kuhnien du terme, enseignée dans les universités
par les plus grands spécialistes de la discipline - y compris ceux qui
s'opposèrent ou émigrèrent après 1933, comme K. Saller, Münter,
Brandt, Friedenthal et Weidenreich.

91. Schwidetzky, 1982, p. 86-92.


92. D'après le tableau « Genealogie der Habilitationen in Anthropologie», in Spiegel-
Rosing et Schwidetzky, 1982, p. 88.

224
Benoît Massin

Race et classification raciale :


l'impact de la génétique

A l'interface de l'histoire des sciences et des idéologies, il est


devenu commun aujourd'hui de considérer que le coup fatal porté
aux classifications raciales de l'anthropologie physique provint du
développement de la génétique des populations dans les années 40-
60. Nous avons vu que, dans un premier temps, l'approche géné-
tique de Fischer permit de ressusciter le concept de « race »
gravement mis en péril par le développement interne de l'anthropo-
métrie statistique. Quelles furent, au cours des années 20-40, les
conséquences, pour les concepts de race et de classification raciale,
de la soumission progressive de l'anthropologie allemande au para-
digme génétique, puis à l'introduction de la « nouvelle synthèse»,
la génétique des populations évolutionniste, à l'aube de la Seconde
Guerre mondiale ? Sur le plan théorique, le racisme ayant souvent
été associé à la croyance aux races de l'anthropologie physique du
x1xesiècle, unités stables, permanentes et essentielles, qu'allait-il
advenir de l'idéologie dans ce nouveau contexte scientifique?

Une nouvelle définition de la « race » :


l'apport de l'eugénisme

Parallèlement à la révolution « biologique » de Fischer en anthro-


pologie, une nouvelle définition « eugénico-génétique » de la
« race » et le programme qui en découlait furent apportés à l' anthro-
pologie par l'eugéniste Ploetz dès 1904 93 , dans le premier numéro
des Archives de biologie raciale et de bio-sociologie, incluant
l'eugénisme et l'hygiène sociale (Archiv für Rassen- und Gesell-
schaftsbiologie). Dans son article introductif sur les « concepts de
race et de société et des disciplines qui en dérivent», Ploetz appré-
hende la« race» comme une entité dynamique sujette à des modifi-
cations permanentes du fait des variations génétiques, de la
«panmixie» (Weismann) et de l'action permanente de différentes
formes de « sélections » dues au milieu géographique et à la

93. Scheidt, 1925, p. 331-332; Saller considère que le concept génétique de race au
sens de« masse héréditaire» provient de l'eugénisme (Saller, 1930, p. 515).

225
La science sous le Troisième Reich
société 94 • L'eugénisme, inextricablement lié à la génétique au début
du xxe siècle, avait stimulé la révolution de Fischer :
l'objectif posé par l'eugénisme à l'anthropologie, la connaissance
génétique [ ... ], a fait de l'anthropologie une génétique humaine
(une histoire génétique de l'homme) portant principalement sur la
recherche raciale 95 •
Fournie par l'eugénisme, cette conception génétique et weismanno-
darwinienne de la « race » en évolution perpétuelle lui resta intime-
ment associée :
désormais, anthropologie physique, génétique humaine et eugé-
nisme étaient confondus dans une seule et même branche scienti-
fique 96.
En même temps, cette nouvelle définition de la race allait peu
à peu faire exploser l'approche typologique raciale. Elle fut lancée
dans le débat scientifique en 1913-1914 par F. Lenz, développée par
son disciple, l'anthropologue W. Scheidt, en 1923, reprise en 1929
par l'anthropologue K. Saller, et déboucha sur une conception
« dynamique » et purement génétique de la race, résolument oppo-
sée à la conception« statique» de la typologie raciale de l'anthro-
pologie physique. Tous trois - ce n'est pas un hasard - étaient
également eugénistes et généticiens. La «race», dans l' anthropolo-
gie physique classique comme pour les bio-anthropologues conser-
vant la typologie raciale, dérivait de la taxonomie anthropométrique.
Elle supposait une stabilité, une fixité minimale des types, car elle
reposait sur des corrélations. Les représentants du« courant généti-
cien» (Lenz, Scheidt, Saller) la concevaient au contraire comme un
« bouquet 97 », une« mosaïque 98 » d'hérédités, fluctuant, à plus ou
moins long terme, dans le temps et dans 1'espace sous l'action des
mutations, du milieu, de l'isolation et de sélections internes et
externes. La race devenait donc une entité dynamique. Partant des
gènes, cette définition n'allait pas tarder à disqualifier toute
approche « externe » fondée sur la comparaison morphologique de
groupes humains.
94. A. Ploetz, 1904, p. m-v1et 1-20.
95. Scheidt, 1930b, p. 7.
96. O. Aichel, Verhandl. GPA, 1931, p. 3.
97. Scheidt, 1930-1931, p. 7 : « la race est un groupe (un bouquet) de traits héréditaires
(typiques) sélectionnés et non un groupe d'hommes.»
98. F. Lenz (AfRGB, 1924, p. 108), dans une critique du livre de H.F. K. Günther:
« d'ailleurs, même la masse héréditaire (Erbmasse) des races pures ne constitue pas une
unité stable, mais une mosaïque d'unités génétiques qui se continue de génération en géné-
ration».

226
Benoît Massin

Les anthropologues généticiens:


un groupe marginal sous Weimar

Au niveau concret de la recherche, l'impact de la génétique sur


l'approche anthropologique reste marginal dans les années 20. En
1921, sur les deux cent vingt-sept membres de la Société allemande
de génétique, n'apparaît qu'un seul anthropologue allemand: Eugen
Fischer. Il en est même l'un des membres fondateurs avec Baur,
Correns, Goldschmidt, Lenz, Plate, Poll, Rüdin, Tschermak, Wett-
stein et quelques autres. En 1924, il est rejoint par W. Scheidt et
trois anthropologues autrichiens. Jusqu'en 1930, Fischer et Scheidt
restent les deux seuls anthropologues allemands adhérant à cette
société forte de quatre cents membres. Si l'on examine les collabo-
rateurs de la revue de génétique allemande Zeitschrift für Induktive
Abstammungs- und Vererbungslehre, pendant la même période,
on ne trouve également que deux anthropologues : W. Scheidt et
K. Saller. Ainsi, dans les années 20, la fusion, au niveau de la
recherche, entre anthropologie et génétique se résume à trois « bio-
anthropologues » : E. Fischer, W. Scheidt et K. Saller, qui sont bien,
en effet, les trois leaders du mouvement, avec les généticiens
humains Lenz et Verschuer 99 •
Car, inversement, rares furent les généticiens à intervenir sur des
thèmes anthropologiques. Ils se limitent à trois sous Weimar : Ver-
schuer, Lenz et Bauer. Au cours des années 30, Fischer et Scheidt se
voient rejoints par dix autres « bio-anthropologues » (O. Aichel,
L. Loeffler, W. Abel, Kranz, K. Saller, Heberer, Patzig, S. Ehrardt,
E. Rodenwalt, E. Gottschaldt) dans le cercle des généticiens
confirmés.
Fischer reste le leader institutionnel du changement de para-
digme. En 1929, il fera un exposé magistral devant le congrès des
généticiens,« Essai d'une analyse génétique de l'homme. Avec une
attention particulière portée aux races de l'anthropologie systéma-
tique», où il termine par le fameux appel: « Ce qui est urgent pour
l'anthropologie, c'est de la recherche génétique et encore de la
recherche génétique 100 • » Travaillant dans le cadre qu'il a fixé, on
observe, sous le nazisme, un nombre croissant d'interventions sur
la génétique humaine «raciale» (les différences d'empreintes pal-

99. Verschuer est membre de la Société allemande d'anthropologie physique et y fait


des discours. Lenz n'en est pas membre mais intervient souvent en d'autres occasions sur
des questions d'anthropologie.
100. Fischer, 1930.

227
La science sous le Troisième Reich
maires et digitales ou de groupes sanguins entre les diverses
«races» ou populations européennes, etc.). La bio-anthropologie
qu'il préconise à cette époque n'a plus grand-chose à voir avec
l'anthropologie physique du début du siècle. Il s'agit d'une
génétique humaine soit« raciale», soit fondamentale, où les cher-
cheurs se concentrent essentiellement sur un nombre limité
de caractères disséminés à travers les populations. D'un côté,
l'approche menait peu à peu à une dissolution des typologies
raciales fixistes, mais de l'autre elle renforçait le concept de
«race» en montrant la spécificité «raciale» d'un nombre impor-
tant de traits humains. Toutefois, l'institut de Fischer et quelques
autres instituts universitaires (Francfort, Hambourg, etc.) consti-
tuaient le « fer de lance » de la recherche au sein de la raciolo-
gie allemande. Dans les instituts universitaires de moindre enver-
gure, bien qu'enseignant la génétique, la plupart des raciologues
restaient encore attachés à la classification raciale. Comme le
déclarait sans tergiversation H. Weinert, directeur de l'institut
d'anthropologie de l'université de Kiel:

Si nous nous posons la question de savoir s'il est justifié de parler de


«races» en Europe ou au sein du peuple allemand, il n'y a à ce sujet
qu'une seule et claire réponse: oui! A la deuxième question, de
savoir si ces races pourraient être de valeurs diverses pour l'État,
s'impose pareillement la réponse: oui 101 !

En 1940, pour la génétique des populations,


le concept de « race » n'est pas caduc

L'irruption de la nouvelle génétique des populations, alliée au


renouveau de la théorie de l'évolution, sur la scène scientifique
internationale à l'aube de la Seconde Guerre mondiale ne remit pas
en cause la valeur scientifique du concept de « race » en biologie.
En 1938, Timoféeff-Ressowsky, le plus important généticien expé-
rimentaliste sous le Troisième Reich 102 , présente les grandes lignes
101. Weinert, 1934, p. 43.
102. Tim9féeff-Ressowsky, émigré en Allemagne en 1926, était avec Dobzhansky, émi-
gré lui aux Etats-Unis, l'un des généticiens les plus significatifs de l'équipe soviétique de
Chetverikov, dispersée par la suite avec l'interdiction de la génétique «bourgeoise» en
URSS. Ils furent, avec R. Fischer, H. J. Muller et J. B. S. Haldane, les principaux fonda-
teurs de la génétique des populations. Les Allemands confièrent immédiatement à Timo-
féeff-Ressowsky la direction du département de génétique de l'IKW de recherche sur
le cerveau (alors qu'il n'avait que 25 ans). Voir Diane B. Paul et Costas B. Krimbas, Scien-
tific American, février 1992, p. 64- 70. Sur la génétique, voir l'article passionnant de
K. H. Roth, 1986.

228
Benoît Massin
de la nouvelle « génétique des populations», au diapason des
travaux anglo-saxons, devant l'assemblée des généticiens alle-
mands 103. Plusieurs d'entre eux lui emboîtent immédiatement le pas.
Deux ans plus tard, le généticien Nachtsheim, de l'institut de
Fischer, un des leaders de la génétique humaine allemande avec
Verschuer, reprend dans son article « Fondements de la biologie
raciale» du gigantesque manuel de Biogénétique de G. Just la défi-
nition de la race de Dobzhansky, laquelle désigne « des groupes dis-
tincts, apparentés au sein de l'espèce et composés d'individus
possédant en commun certains caractères héréditaires 104 » (1939).
En 1940 donc, même pour un généticien à la pointe de la recherche
scientifique internationale en matière de génétique humaine et en
accord avec la génétique des populations, le concept de « race »
avait toujours une valeur scientifique. Certes, en plein Troisième
Reich, à l'occasion d'une session de l'Académie prussienne des
sciences, l'anatomiste également versé en anthropologie R. Fick 105,
un survivant de l'anthropologie classique âgé de près de 70 ans,
proposa tout simplement de se débarrasser du concept « peu clair »
de «race», parfois difficile à distinguer de celui d' «espèce» 106 •
Partisan par ailleurs du lamarckisme, comme Weidenreich, et auteur
de théories assez curieuses en matière de génétique, il ne semble
pas que son appel ait eu un impact très important sur la commu-
nauté bio-anthropologique allemande. Cependant, si le mot n'était
pas périmé, il avait évolué quant à son contenu.

Les trois nouveaux courants

Sous les coups de boutoir de la bio-anthropologie inaugurée par


Fischer et Lenz, l'anthropologie physique pure disparut quasiment.
A partir des années 20, émergent trois nouveaux courants : un cou-
rant purement« génétique», incarné, sous Weimar, par le généticien
humain Lenz, le biologiste Remane et les anthropologues Scheidt et
Saller; un courant « néo-classique », dont les principaux représen-
tants furent, sous Weimar, Weidenreich et, sous le Troisième Reich,
103. N. W. Timoféeff-Ressowsky, « Genetik und Evolution», BJ-DGV (13), 1939,
p. 158-219.
104. Nachtsheim, 1940, p. 555. Cet exemple, que nous pourrions consolider par
bien d'autres, et l'excellent article de Roth (1986) sur la génétique sous le Troisième Reich
vont à l'encontre de la thèse selon laquelle les « scientifiques allemands étaient largement
coupés de l'évolution [scientifique] à l'étranger. Ceci ne put être corrigé qu'après 1945 »
(U. Kattmann, « Biologische Unterwanderung? Genetik als Rechtfertigung volkischer
Ideologie », in Seidler et Soritsch, 1983, p. 21-34).
105. R. Fick était membre de la Société d'anthropologie physique.
106. Fick, 1935, p. 349.

229
La science sous le Troisième Reich
Eickstedt. Bien que convertis superficiellement à la nouvelle
approche « biologique », les défenseurs du courant néo-classique
continuaient d'appréhender la race de façon« externe», comme les
anthropologues de l'école classique du x1xesiècle, et non de façon
« interne » ou génétique. Enfin, entre ces deux pôles qui poussèrent
jusqu'au bout leur antagonisme et aiguisèrent leurs concepts, la plu-
part des anthropologues, y compris le leader de la bio-anthropolo-
gie, E. Fischer, ne réfléchirent pas tant à la question et restèrent
dans le flou, tentant de combiner les deux approches, typologique
et génétique, sous couvert de« biologie raciale». Empêtrés dans les
compromis résultant de l'attachement à deux paradigmes antago-
nistes, ils mirent un certain temps à saisir qu'ils étaient contradic-
toires et à renoncer aux typologies raciales - quand ils le firent.
Sous le Troisième Reich, bien que le régime nazi ait éliminé de la
scène scientifique le plus virulent représentant du « courant géné-
tique» en la personne de K. Saller, l'évolution se poursuivit et un
nombre croissant d'anthropologues du groupe intermédiaire, stimu-
lés par les généticiens, se rapprocha de plus en plus de la conception
« génétique ».

L'alliance de la génétique et de la bio-anthropologie


contre l'école classique

De 1913 à 1929, le bio-anthropologue Fischer et les représentants


du courant « généticien » Lenz et Scheidt conjuguèrent leurs efforts
pour mener la première attaque frontale contre l'anthropologie
physique« classique». L'attaque était essentiellement dirigée contre
l'anthropologie systématique incarnée par R. Martin. Fischer
constatait que, par son approche purement externe, l'anthropologie
physique reposait sur du sable. Rien ne servait d'épiloguer indéfini-
ment sur des séries d'index céphaliques si on ne savait même pas
dans quelle mesure les index en question étaient déterminés par le
génotype ou par le milieu. Lenz reprochait à Martin la pensée que

par des mensurations toujours plus précises et plus nombreuses, on


finirait par atteindre les races. En effet, on a cru à l'époque de
Anders Retzius [le créateur de l'indice céphalique] qu'au moyen des
mensurations crâniennes on pourrait déterminer les races humaines
[... ]. Entre-temps, toutefois, l'histoire de cette tendance de la
recherche, et particulièrement dans la forme extrême de son déve-
loppement chez Martin, a montré que cela ne marchait pas. [... ]Les
anthropologuesne sont pas confrontés à des groupes d'hommes bio-
230
Benoît Massin
logiquement séparés ; et il s'est avéré que par les mensurations du
phénotype on n'obtiendrait rien 107 •

Néanmoins, Fischer et Lenz conservaient totalement ou en partie


la typologie raciale de Deniker et Ripley, fondée sur ces fameuses
corrélations géographiques. Jusqu'en 1935, Fischer maintint la clas-
sification raciale européenne quadripartite (nordique, alpine, médi-
terranéenne, dinarique) 108 • Ce n'est que dans l'édition de 1936 du
«Baur-Fischer-Lenz» que Fischer abandonna le chapitre« Descrip-
tion raciale » où il exposait la typologie raciale européenne et les
« cartes raciales», car « elles tendent à faire penser qu'il existerait
des frontières réelles traversant les régions. Il n'existe pas de telles
frontières 109 ••• ». Lenz, plus généticien qu' anthropologue, considé-
rait quant à lui qu'une « classification raciale ne va pas de soi; elle
reste toujours arbitraire dans une certaine mesure no». Des six ou
sept« races» européennes, il n'en reconnaissait que deux (nordique
et méditerranéenne) et doutait de la réalité de toutes les autres (dina-
rique, alpine, est-baltique, etc.). Il initia le mouvement de destruc-
tion de la typologie raciale au nom de la génétique, mais n'alla pas
jusqu'au bout.

La mise en évidence de l'incompatibilité


des deux paradigmes: Scheidt ( 1925-1930)

Le premier à souligner l'incompatibilité des deux paradigmes fut


W. Scheidt. Scheidt, plutôt inspiré par Ploetz et Lenz, avait accen-
tué, par rapport au Fischer des années 20, l'approche« génétique»
en délaissant la systématique raciale fondée sur la morphologie
comparée pour se borner aux caractères génétiques. Il précisait le
concept de « race » en y introduisant la notion dynamique de sélec-
tion. La race n'était plus pour lui un groupe d'hommes mais un
groupe de gènes : « la race est un groupe (un bouquet) de traits héré-
ditaires (typiques) sélectionnés et non un groupe d'hommes 1n». De
par sa vision évolutionniste et génétique de la «race», Scheidt rela-
tivisait également, dans une certaine mesure, le concept :

107. Lenz, AjRGB, 1929, p. 329-330.


108. Schwalbe et Fischer (dir.), 1923, p. 150-152; Baur, Fischer et Lenz, 1923, vol. 1,
p. 134-138.
109. Baur, Fischer et Lenz, 1936, p. 296-297.
11O. F. Lenz, in Baur, Fischer et Lenz, 1936, p. 714.
111. Scheidt, 1930-1931, p. 7.

231
La, science sous le Troisième Reich
le processus de raciation ne produit pas nécessairement au bout du
compte une multiplicité close et clairement délimitée de porteurs de
la race concernée 112•

En somme, la différenciation des groupes humains opérait tant


qu'agissaient des pressions sélectives distinctes. Plus cette pression
sélective était importante et longue, plus le nombre d'individus
modifiés croissait. Si cette pression sélective durait peu de temps,
le nombre d'individus affectés restait relativement faible. Dans les
deux cas, par la panmixie des communautés de reproduction, on
aboutissait à des populations plus ou moins homogènes ou hétéro-
gènes, mais en aucun cas parfaitement homogènes. Car s 'ajou-
tait à cela le fait que plusieurs sélections différemment orientées
pouvaient opérer de façon simultanée ou consécutive, affectant la
communauté de reproduction tout entière ou des sous-groupes, et
générer une « topographie » génétique assez chaotique. Enfin, ces
différentes sélections ne faisaient que favoriser ou freiner une partie
des variations surgissant sans cesse. La base biologique, avant toute
action sélective, était sujette à la loi de variabilité individuelle de
toute population. Par définition, une population génétique ne pou-
vait pas plus rester homogène qu'elle ne l'était « au départ». Elle
variait sans cesse. Seuls de longs processus sélectifs toujours orien-
tés dans la même direction pouvaient lui conférer une certaine
homogénéité. En toute logique, chez Scheidt, cette approche géné-
tique remettait en cause la typologie raciale de l'anthropologie phy-
sique. Il montre notamment que la typologie raciale de Deniker et
de ses successeurs allemands, de Fischer à Eickstedt, repose sur une
tautologie :

L'arbitraire de la construction raciale dans ce sens conduit à identi-


fier un« type» avec des« combinaisons de caractères». Ainsi, pour
cette conception dominante, lorsqu'un homme dévie par un ou
quelques caractères de la combinaison de caractères de la « race »
supposée ou n' «appartient» que partiellement « à cette race», il
sera désigné tout simplement comme « métis » et n'importe quel
« type » sera donné comme preuve du mélange de race ou comme
représentant des races posées au départ 113•

Il critique également ceux imaginant trouver des populations


« naturelles » « homogènes » à l'aide de la statistique :

112. Ibid., p. 341.


113. Scheidt, 1930c, p. 95.

232
Benoît Massin
il s'avère que les populations dont on sait par d'autres sources
(par exemple historiques) qu'elles ne sont pas «homogènes» ne
présentent pas forcément une plus grande variabilité des caractères
concernés et que les corrélations attendues dans les populations
«homogènes» ne sont pas trouvées dans la plupart des cas ...
La définition commune de la race[ ... } conduit soit a) à une dissolu-
tion du concept de «type», où l'objet de la recherche n'est plus
fourni par des populations mais par des « groupes » artificiellement
construits, et où la supposition de « race » et de « métis » devient
arbitraire ; soit b) à une conception ( [... ] généalogique) impropre
selon laquelle la « pureté de la race » d'une population équivaudrait
à son «homogénéité», ce qui est réfuté par les outils de recherche
reposant sur cette conception. L'hypothèse d'un fort métissage dans
le présent (ou dans une période accessible à la recherche) opposé à
des « races plus pures » dans le passé est dénué de tout fondement
théorique empiriquement avéré 114 •

Par conséquent, les« diagnostics raciaux», dérivés de cette typo-


logie, prononcés par certains anthropologues affirmant que tel indi-
vidu possède un « nez dinarique », une « forme crânienne alpine»,
une « couleur d'yeux nordique» et une « chevelure négroïde»,
reposent sur une typologie arbitraire : « on n'a jusqu'ici pas de
preuve de la réalité de ces "types raciaux" dont on part 115 » .

L'impossibilité d'une typologie raciale humaine


à partir des fréquences génétiques :
le point de vue d'un biologiste

En 1927, le biologiste A. Remane démontra également, en repre-


nant un par un tous les arguments des anthropologues, lors d'une
assemblée annuelle de la Société d'anthropologie physique,
l'impossibilité d'une classification raciale «objective». La seule
solution viable pour tenter de cerner la variété biologique réelle-
ment existante lui semblait fournie par le « principe biologico-
écologique ». Au lieu de partir des groupes, il fallait partir des
caractères pris un par un, caractères que l'on pouvait plus facile-
ment classer en fonction de leur mode de variabilité. Il rejetait
pareillement l'approche « généalogique ». En deçà de l'espèce on
ne pouvait pas utiliser le principe généalogique arborescent pour
114. Ibid., p. 96.
115. Scheidt, 1929, p. 4.

233
La science sous le Troisième Reich
classifier les populations, car l'espèce constitue l'unité de reproduc-
tion, et il n'y a pas arbre, mais« réseau». Du fait de ces relations en
« réseau » des variétés entre elles, on ne peut bâtir une classification
raciale. Le biologiste reste désarmé face au flot continu des varia-
tions. Il ne peut établir que des cartes de fréquence de caractères
(géotypes, écotypes, etc.). Pour l'avenir, la raciologie la plus solide
restait la « raciologie générale » (allgemeine Rassenkunde ), qui,
employant les outils de la génétique, ne s'occupait que des carac-
tères pris isolément. La « raciologie systématique » (spezielle Ras-
senkunde ), qui tâchait de classifier la surface apparente de la variété
génétique humaine, se heurtait à des difficultés insurmontables: « la
classification raciale de l'humanité reste encore aujourd'hui un pro-
blème insoluble 116 ».

Un jusqu'au-boutiste de la logique génétique


contre les adeptes du compromis: K. Saller ( 1929-1935)

La deuxième salve se retourna contre une partie des auteurs de la


première : les bio-anthropologues comme Fischer ou les généticiens
comme Lenz, qui avaient attaqué l'école classique mais conser-
vaient tout ou partie de la typologie raciale. Elle vint de K. Saller,
élève de Martin qui avait d'abord critiqué la nouvelle orientation
purement génétique de l'anthropologie en 1927, défendue jusque-là
par les seuls Lenz et Scheidt, puis s'y était converti deux ans plus
tard, peut-être sous l'influence de l'intervention de Remane au
congrès des anthropologues. En 1929, Saller, dans un article sur la
« question d'une classification raciale pour l'Allemagne 117 », s' atta-
qua (sans citer de noms) surtout à la typologie raciale popularisée
par H. F. K. Günther, et à travers lui à tous les anthropologues qui le
soutenaient (Fischer, Reche, Eickstedt, etc.). Contre l'idée de« race
pure» chez l'homme, Saller signale que, du fait de la polymérie de
la plupart des caractéristiques raciales, les races présentent toujours
une certaine hétérogénéité. La répartition de la population euro-
péenne ou allemande en six races (nordique, dalique, est-baltique,
dinarique, alpine et méditerranéenne) diffusée par Günther soulève
plusieurs objections. Elle ne se fonde que sur des types extrêmes et
n'émerge pas d'enquêtes sur l'ensemble de la population. Elle ne
tient pas compte de la variabilité au sein de chaque type et néglige
les formes intermédiaires qui ont tout autant le droit d'être dési-

116. Remane, 1927, p. 31.


117. Saller, 1929.

234
Benoît Massin
gnées comme «races». Le postulat selon lequel la complexité
raciale actuelle résulterait simplement du métissage de formes ori-
ginellement homogènes n'est pas confirmé par l'anthropologie pré-
historique. Les populations préhistoriques étudiées présentent
également une grande variabilité et des formes intermédiaires. Par
conséquent,

on ne peut répondre que par la négative à la question de savoir s'il y


a jamais eu en Europe des« races pures» au sens de l'anthropologie
populaire[ ... ]. On ne dispose d'aucune preuve que les formes adop-
tées correspondent aux races «originelles» et aient jamais été
pures 118•

De plus, les travaux sur le métissage (Fischer) ont montré que les
caractères raciaux étaient transmis indépendamment les uns des
autres. Étant donné le métissage de l'Europe, il est donc impossible
de reconstituer les types postulés à partir de la population. Pour ces
raisons,

la construction de types raciaux communément répandue aujour-


d'hui, tels qu'ils ont été employés jusqu'à maintenant, ne peut être
retenue sur le plan scientifique 119 •

Il s'agit de « constructions bâties à partir d'impressions». Une


enquête anthropologique précise de quelques régions d'Allemagne
fait s'écrouler cette typologie. Il est impossible d'établir des pour-
centages des différentes « races » postulées dans la composition de
ces régions, et encore moins de l'Allemagne tout entière 120 • Cet
article provoqua immédiatement une réaction de Scheidt, qui accusa
Saller de plagiat : tous les arguments de Saller avaient été avancés
par Lenz et lui-même, mais il ne citait même pas leurs noms 121• Sal-
ler avait toutefois le mérite de faire un peu plus de bruit lorsqu'il
mettait les pieds dans le plat. Il opposait, comme Ploetz, Lenz et
Scheidt, une définition « génétique » de la race à la définition
«typologique» (les races bien distinctes de l'anthropologie phy-
sique). Et, selon lui, la définition génétique de la race interdisait
toute possibilité d'établir une typologie solide et tranchée des races.
Les races typologiques (Systemrassen) montrent des transitions de
l'une à l'autre, les communautés de reproduction ne peuvent se

118. Ibid., p. 1504.


119. Ibid., p. 1505.
120. Ibid., p. 1548.
121. Scheidt, 1930a.

235
La science sous le Troisième Reich
maintenir séparées que grâce à des barrières aléatoires. Le concept
de la race typologique cherche en vain, « de par sa définition, à
séparer des groupes aux frontières fixes à partir des transitions
fluides entre les variations des caractères humains 122 ». Saller, de par
son opposition au nordicisme, s'acharna à démontrer que la « race
nordique» tant vénérée par les raciologues nordicistes (Günther,
Fischer, Reche, Lenz, Heberer, etc.) n'existait pas comme groupe
homogène. S'appuyant sur les travaux de Paudler, qui avait mis en
évidence la race « dalique », il en concluait que l'on rangeait sous le
terme de « race nordique» plusieurs populations d'origines dis-
tinctes 123. Il n'acceptait que la définition de Remane (1927):
La race est une combinaison de caractères héréditaires sujets à une
certaine variabilité, qui apparaissent du fait d'une certaine isolation
géographique,et par laquelle les membres d'une race se distinguent
de ceux d'une autre race 124 •
Saller, de fait - et c'était le point principal où il se distinguait de
Scheidt -, insistait surtout sur l'isolation et non sur la sélection
comme facteur primordial de la raciation. L'isolation était la
« condition sine qua non », sans laquelle, « avec la panmixie, les
différences caractérisant les races ne peuvent se développer 125 ».
Des communautés humaines génétiquement homogènes n'exis-
tent pas, il n'y a que des «biotypes» (Johannsen) partiels, à diffé-
rents niveaux, depuis les « grands groupes raciaux» jusqu'aux
« formes locales » et « types familiaux » en passant par les « types
raciaux » 126• Cependant, bien que rejetant la conception fixiste des
races de Günther, Saller conserve simultanément, comme Scheidt,
l'idée de« types raciaux»(« type nordique»,« type est-baltique»,
« type dinarique », etc.), et même d'une certaine typologie raciale
puisqu'il parle, pour le présent, de « race dinarique », « race
alpine», « race méditerranéenne », etc., et, pour la période préhis-
torique, de « race de Cromagnon », « race de Chancelade», et
autres 127 • Une révolution scientifique ne se fait pas en un seul coup.
Chacun de ses acteurs successifs s'attaque à un secteur particulier
de 1'ancien paradigme tout en en conservant par ailleurs des struc-
122. Ibid., p. 385.
123. Saller, 1927.
124. Ibid., p. 382.
125. Saller, 1931, p. 384.
126. Saller, 1930, p. 133.
127. Voir « Spezielle menschliche Rassenkunde », in Saller, 1930, p. 137-224. Il
reprend également, dans son manuel, les cartes anthropologiques que Struck avait dessi-
nées pour les atlas raciologiques de Günther (ibid., p. 216-217). Pour les races préhisto-
riques, voir Saller, 1927.

236
Benoît Massin
tures conceptuelles. Une fois la première percée établie, le nouveau
paradigme gagne une assise d'où, plus solidement installés, les suc-
cesseurs peuvent pousser plus loin l' œuvre de critique et de recons-
truction.

L'arrivée des nazis au pouvoir:


un répit temporaire pour les partisans de la typologie

L'arrivée au pouvoir du national-socialisme, en éliminant le


bruyant Saller, en rendant Scheidt, devenu politiquement marginal
(étant le seul anthropologue d'importance resté en place à ne pas
avoir voulu adhérer au NSDAP), encore plus discret, et en enrôlant
Lenz sous la bannière de l'eugénisme nordiciste, accorda un répit
temporaire aux partisans des classifications raciales «statiques».
Ces derniers crurent leur heure arrivée et s'abandonnèrent avec
délices à une profusion d'ouvrages reprenant la classification
raciale popularisée par H.F. K. Günther, qui lui-même n'avait
fait que synthétiser de façon sélective les travaux des années 1890-
1920. Des raciologues comme B. K. Schultz, de l'institut de
Munich et responsable du département anthropologique du RuSHA
de la SS, ne se donnaient même pas la peine de fonder scientifique-
ment leur classification. Ils se contentaient d'en démontrer la réa-
lité par une riche iconographie 128 • Cependant, si le Troisième Reich
favorisa les deux groupes les plus atta~hés à la typologie « sta-
tique » et « formaliste » (le courant néo-classique et les bio-anthro-
pologues conservant encore les classifications raciales), l'évolution
se poursuivit et le groupe « intermédiaire » (les bio-anthropologues
typologistes), secondé par quelques généticiens, pencha de plus en
plus vers les affirmations d'abord condamnées de Saller. Le concept
de « race » se transforma, chez la majeure partie des anthropologues
de haut niveau, pour passer d'une vision externe et fixiste à une
vision interne (génétique), évolutionniste et dynamique dissolvant
progressivement les classifications raciales. Nous nous bornerons à
trois exemples.

128. Voir Schultz, 1933, p. 45-63, chap. « Les races supérieures».

237
La, science sous le Troisième Reich

« Les races ne sont pas des unités statiques ... »

Également en 1940, H. Nachtsheim tente de faire le point en


généticien sur les « fondements de la biologie raciale 129 ». Il y
reprend la définition de la race du généticien des populations améri-
cain Dobzhansky. A l'instar de Saller, et contrairement à Scheidt
qui insistait sur la sélection dans le processus de raciation, hypo-
thèse « historique » semblant non démontrée à certains anthropo-
logues (Friedenthal, Weidenreich, Saller), Nachtsheim met plutôt
l'accent sur l'isolation comme mécanisme primordial de la spécia-
tion ou de la raciation, à côté des mutations et des sélections. Souli-
gnant les phénomènes de continuités dans les races tant végétales
qu'animales et humaines, il rappelle que la «race», comme l'es-
pèce, est un concept relatif. S'appuyant sur Dobzhansky, il répète
ce que disait dix ans plus tôt l'hérétique K. Saller:

les races [... ]ne sont pas des unités statiques, mais des stades dans
un processus, ce n'est pas l'être qui est essentiel chez elles, mais le
devenir.

En somme, après que le régime eut condamné K. Saller, la géné-


tique, bénéficiant de l'imprimatur officiel, en revenait dix ans plus
tard au même discours, l'évocation d'une « race allemande» en
moins.

Quand un généticien nazi retourne à la critique scientifique

Mais l'attaque la plus corrosive contre la raciologie typologique


dominante sous le Troisième Reich vint d'un côté inattendu. En
1941, F. Lenz publia un article retentissant dans la revue anthropo-
logique de Fischer : « Sur les voies et les impasses des recherches
raciologiques 130 ». L'article s'attaquait principalement aux méthodes
anthropologiques défendues par Eickstedt et son école (le courant
néo-classique), mais la critique était si caustique qu'elle ne laissait
pas grand-chose debout de la raciologie typologique dominante.
Eickstedt, directeur de l'institut d'anthropologie de l'université de
Breslau, en Silésie, avait entrepris, avec l'aide de l'administration

129. Nachtsheim, 1940.


130. Lenz, 1941.

238
Benoît Massin
et du Parti, la plus grande enquête anthropologique du Troisième
Reich, portant, dans sa région, sur soixante-cinq mille individus et
huit cents villages sélectionnés 131 • Les résultats de l'enquête furent
publiés sous les auspices de l'Office de la politique raciale de Silé-
sie. Méthodologiquement, Eickstedt partait de la classification
raciale somato-psychologique popularisée par H. F. K. Günther.
Chaque « race » (nordique, alpine, dinarique, méditerranéenne, est-
baltique et dalique) avait une série de caractères bien spécifiques· et
associés entre eux. Grâce à la typologie fixiste, le « diagnostic
racial » devenait un véritable jeu de puzzle. Comme la typologie
raciale en question avait en outre l'avantage de signaler les traits
psychologiques de chaque race, on pouvait ainsi déterminer à
l'avance la personnalité de l'individu en question. L'homme nor-
dique était «actif», «retenu», « froidement objectif», « entrepre-
nant», «déterminé», « doué pour l'organisation» et «idéaliste».
L'homme est-baltique au contraire était «lourd», «lunatique»,
«méfiant», «fataliste», « mécontent de la vie». Etc. 132 • Ce schéma
somato-psychologique très clair et très simple pouvait même être
retourné dans les « diagnostics raciaux » de certains raciologues
amateurs, comme H. F. K. Günther, qui déterminaient l'appartenance
raciale des individus en s'aidant également de leurs traits psycholo-
giques. Eickstedt n'allait pas aussi loin dans le schématisme et se
contentait de déterminer l'appartenance raciale des individus,
au pour cent près, d'après leurs caractéristiques physiques. Il désap-
prouvait le flou artistique des diagnostics raciaux des raciologues
amateurs affirmant que tel individu était «plutôt» nordique mais
« un peu» dinarique. Tout cela« n'[était] pas encore de la science»:

Nous n'avons de la science que lorsque nous pouvons dire de façon


sûre et précise : Cet homme présente tel ou tel pourcentage ou
« points » de type nordique, et quand notre détermination, notre
«diagnostic» peuvent ensuite être confirmés par d'autres personnes.

Sans cela, « toute la raciologie vogue dans les nuages de vagues


spéculations » 133 • Eickstedt et son assistante, 1. Schwidetzky, expli-
quaient ensuite comment il fallait s'y prendre pour établir puis
confirmer un « diagnostic racial». F. Lenz, en généticien réputé
pour son esprit critique 134, ne pouvait laisser passer, sans intervenir,
une telle «méthodologie». Citant Eickstedt, il s'interroge d'abord

131. Eickstedt, 1940-1941, p. 1-46.


132. Ibid., p. 12 et 13.
133. Ibid., p. 8.
134. Becker, 1988, p. 170-172.

239
La science sous le Troisième Reich
sur la possibilité d'une telle précision. La masse héréditaire de
l'homme est constituée d'un très grand nombre de gènes, « peut-
être quelques milliers». Ces gènes sont des « unités élémentaires
qui conservent leur particularité au cours des générations et se
recombinent sans cesse pour former de nouvelles mosaïques dans
des populations hétérogènes». La majeure partie de tous ces gènes
est commune à l'ensemble de l'humanité et, même, se retrouve pour
une bonne partie chez les singes anthropoïdes et autres mam-
mifères.

On peut émettre l'hypothèse que des races humaines aussi diffé-


rentes que le Nègre et l'Européen du Nord se différencient non par
la majorité de leurs gènes, mais par une minorité. Les races euro-
péennes ont naturellement une partie encore plus grande de leurs
gènes en commun, en particulier les races géographiquement voi-
sines135.

Ce n'est donc pas la totalité du génome d'un individu qui serait


«nordique» ou «est-baltique» ou « dinarique », mais seulement
une fraction infime. En outre, il n'est pas sûr du tout que les carac-
téristiques corporelles utilisées soient les caractéristiques raciales
les plus essentielles. Enfin, on ne peut pas dire, quant aux caracté-
ristiques partagées par plusieurs races, si elles reviennent à celle-ci
ou à celle-là chez un individu particulier. Par conséquent, même si
on pouvait déterminer avec certitude les gènes à partir des carac-
tères phénotypiques, « une analyse précise, en pourcentage, d'un
homme ou d'une population serait impossible 136». Ce qui est réparti
de façon différenciée en Europe centrale, ce ne sont pas « des types
raciaux entiers mais des caractéristiques séparées». Eickstedt fon-
dant ses diagnostics raciaux sur une série de « combinaisons de
traits caractéristiques», Lenz se demande d'où il tire la connais-
sance que ces « traits caractéristiques » correspondent aux types
«purs», «corrects» et «originaux». Eickstedt affirmant que cela
provient du « coup d'œil » de l' « anthropologue de la totalité»,
Lenz s'interroge sur la valeur d'un tel coup d'œil. Pour ce dernier,
la seule approche sérieuse est l'approche génétique analytique;
l' « anthropologie de la totalité» lui paraît se rapprocher plus de
l'alchimie que de la chimie, sur le plan de la méthodologie scienti-
fique; et la plupart des races de la typologie européenne lui sem-
blent assez «problématiques». L'Europe ne montre plus depuis

135. Lenz, 1941, p. 386-387.


136. Ibid., p. 387.

240
Benoît Massin
longtemps de corrélations très claires. On peut trouver des cor-
rélations dans une population dont on sait qu'elle est métissée. De
nouvelles corrélations, ne correspondant pas à des races « origi-
nelles», peuvent apparaître. « Dans de telles circonstances, il est
impossible de définir en pourcentage la composition raciale d'un
individu dans une population métissée. » L'arbitraire de ces classifi-
cations raciales apparaît quand on regarde comment les anthropo-
logues en question étiquettent « racialement » un individu pour les
mêmes caractéristiques. Les yeux clairs sont attribués tantôt à la
présence de la race nordique, tantôt à la race est-baltique; les che-
veux bruns relèvent ici de la race dinarique et ailleurs de la race
alpine. A quelques millimètres près, s'agissant de la taille d'un indi-
vidu, l'anthropologue le classe« dinarique », «nordique» ou« da-
lique ». En fait, les anthropologues s' «aident» de la présence des
autres caractères et du « coup d'œil » pour décider si les cheveux
bruns relèvent de la race alpine ou de la race méditerranéenne. La
boucle est bouclée :

d'abord on détermine un type à partir des caractéristiques, ensuite


les mêmes caractéristiques, quand elles sont ambiguës, sont inter-
prétées en fonction du type. [ ... ] Évidemment, le type est corrélé
avec les caractéristiques individuelles qu'on lui attribue. [ ... ]On ne
peut rien tirer de plus que la conclusion que l'on peut à nouveau tirer
de la boîte ce que l'on vient d'y mettre 137 •

Dans une population hybride depuis plusieurs générations,

cela n'a plus aucun sens de déterminer la composition raciale en


pourcentage car, sans parler de l'impossibilité de déterminer préci-
sément la constitution génétique d'un individu à partir de son phé-
notype, les différents gènes d'une race ne s'expriment pas avec la
même force.

Lenz ironise sur la « pseudo-précision » mathématique de ces


élèves d'Eickstedt qui déterminent à la virgule près les pourcen-
tages raciaux d'un village de Silésie, le total aboutissant miraculeu-
sement toujours à cent. Contrairement à Eickstedt, il estime : « Je
ne peux me convaincre que la raciologie commence à devenir scien-
tifique avec de tels pourcentages 138 • » Par conséquent, « nous ne
devrions pas chercher chez l'homme la nature d'une race dans sa

137. Ibid., p. 392-394.


138. Ibid., p. 394 et 395.

241
La science sous le Troisième Reich
spécificité en partant du type extérieur». Lenz s'attaque ensuite au
schématisme psycho-racial qu'il avait pourtant contribué à diffuser
jusqu'en 1936 et qui était devenu quasi-parole d'évangile sous
le Troisième Reich. Il juge que les différences de couleur de che-
veux et d'yeux au sein d'une population n'ont aucune signification
pour les dispositions mentales: « C'est un préjugé de penser
que les hommes bruns possèdent plus de "tempérament" que
les blonds 139 • » La physionomie est beaucoup plus importante
pour déterminer la nature psychologique d'un homme. Mais cela a

bien peu à voir avec les différences des races de nos manuels sco-
laires. Il y a bien davantage de différences de physionomies que de
différences entre les races scolaires. Les cheveux blonds ne consti-
tuent aucunement un indice de la spécificité mentale d'un individu
au sein de notre population. Probablement, la blondeur a été asso-
ciée à la dolichocéphalie dans le passé. Mais cette combinaison ne
présente plus qu'un intérêt historique de nos jours. Seule la masse
héréditaire réelle d'un individu détermine sa spécificité, et non ce
qui a pu être associé à l'occasion chez ses ancêtres. [ ... ] On peut
dire: la combinaison originelle des traits héréditaires tels qu'ils se
réunissaient à un moment donné chez les ancêtres n'a plus aucune
signification pour fixer la nature d'un homme. Il peut être aussi
blond qu'il voudra, il n'a pas plus de raison d'avoir la vigueur des
anciens Germains que leur dolichocéphalie. Vis-à-vis de nos com-
patriotes allemands, nous devons faire attention à ne pas trop exagé-
rer l'importance du type extérieur 140 •

Pour Lenz, Eickstedt et ses élèves étaient tombés depuis quelques


années dans un « schématisme racial». C'est un pur« préjugé de
croire que toutes les populations européennes résultent de la combi-
naison d'un nombre clair et défini de races 141 ». Nous n'avons pas
affaire à des «races» mais à des fréquences d'allèles, de « gènes
spécifiques avec des fréquences géographiques variées », et le
nombre d'allèles pouvant être sélectionnés par des milieux distincts
est bien supérieur à celui des races de la typologie habituelle.
Contrairement à la raciologie dominante qui postulait l'existence
antérieure de « races » homogènes - reconstituées à partir des corré-
lations actuelles -, desquelles on pouvait diagnostiquer « raciale-
ment » le puzzle européen, Lenz adopte une vision bien plus
conforme à la génétique des populations :
139. Ibid., p. 396.
140. Ibid., p. 396-398.
141. Ibid., p. 402-403.

242
Benoît Massin
L'hétérogénéité des populations ne résulte qu'en partie du métissage
des races qui auraient été homogènes à un moment donné ; en
grande partie cette hétérogénéité est aussi primaire. Une certaine
hétérogénéité est même favorable du point de vue de la survie du
groupe.

A l'inverse de Fischer, qui définissait les races comme des


groupes d'individus homozygotes pour certaines caractéristiques les
distinguant des autres groupes, Lenz juge que « des races totalement
homogènes ne se trouvent nulle part en Europe [ ... ].Jamais il n'a
existé une population totalement homogène». Sur la base de
quelques observations où l'on constatait des différences de fré-
quence de certains traits corporels et psychologiques, « on a dressé
des idéaux types en condensant et typifiant ces corrélations». Ainsi,
ont émergé une image de la « race nordique » comme idéal type et
son opposé avec la« race alpine».

On peut penser aussi à la typologie corporelle d'Eickstedt et à la


typologie psycho-racialede L. F. Clauss. Une telle typologisationne
s'apparente pas seulement à la poésie par le langage qu'elle emploie
mais également par sa nature. Les types raciaux sont à un certain
niveau des produits de la« poésie » 142 •

Lenz doute pareillement de la valeur scientifique des « histoires


raciales » du théoricien de la « race germanique » L. Woltmann,
dont les ouvrages, réédités par l'anthropologue O. Reche en 1936,
expliquaient l'apogée et le déclin des cultures par la présence ou
l'absence de la race nordique. Il lui semble exagéré de déterminer
l'appartenance raciale de personnalités historiques à la lumière de
quelques indices corporels. Face aux prétentions de ces raciologues
espérant réinterpréter l'histoire à la lumière du facteur racial pour
justifier la supériorité de la « race nordique», Lenz se contente de
poser un point d'interrogation:

Des diagnostics de ce type sont déjà bien assez difficilespour le pré-


sent ; pour le passé ils risquent d'être encore moins sûrs.

Après une entreprise de démolition aussi complète de la plupart


des piliers de la raciologie, que restait-il? Le soubassement des
grandes théories raciales nordicistes à la Günther, la typologie
fixiste, se retrouvait miné. Sans typologie raciale, l'analyse biolo-
142. Ibid., p. 403 et 404 (nous soulignons).

243
La science sous le Troisième Reich
gigue des groupes humains devenait une simple génétique des
populations. Ce que revendique d'ailleurs Lenz, qui définit dans son
article l'anthropologie comme une « génétique humaine 143 ». Une
critique aussi radicale de la raciologie dominante sous le Troisième
Reich, par un généticien rallié au régime, est exceptionnelle. On ne
la trouve nulle part ailleurs, sauf chez Scheidt qui, à cause de sa
marginalité politique, l'exprime beaucoup plus discrètement. Mais
en fait, depuis 1933, les généticiens n'avaient pas quitté cette posi-
tion - témoin ce texte de 1934 de Verschuer, à l'époque où il n'était
pas encore en odeur de sainteté au parti nazi :

Toutes les « classifications raciales » de ce type - fondées sur des


caractères corporels ou même des jugements humains - sont dépour-
vues de bases objectives 144 •

Chez Lenz, cette critique tous azimuts de la raciologie continue


de cohabiter avec un fort biologisme racial et des passages antisé-
mites de convenance ou réels.

Même les plus nazis des anthropologues ...

Ce qui est intéressant, c'est de constater que cette évolution des


conceptions raciologiques affectait même les plus nazis des anthro-
pologues, pour peu qu'ils se maintinssent au niveau des progrès de
la génétique internationale. Un exemple en est fourni par Otto
Reche, tout à la fois bio-anthropologue, préhistorien, ethnologue,
hématologue (et officier de la SS). Le développement de la géné-
tique des populations dans les années 30-40 redonna un nouveau
souffle à la biologie de l'évolution, provoquant, de 1939 à 1944,
toute une série de publications sur la « nouvelle synthèse », aussi
bien dans les pays anglo-saxons qu'en Allemagne 145 • L'un de ces
ouvrages collectifs, dirigé par l'anthropologue, préhistorien, biolo-
giste de l'évolution, spécialiste des chromosomes (et Unters-
turmführer SS) G. Heberer, rassembla ainsi une partie du gratin
scientifique allemand (les généticiens Bauer et Timoféeff-Res-
sowsky, les anthropologues Gieseler, Reche et Weinert, l'ethologue
- et futur prix Nobel - K. Lorenz, etc.). O. Reche y traitait de la
« génétique de la raciation chez l'homme». Dans cet article, dont la
quasi-totalité est parfaitement conforme à la raciologie national-
143. Ibid., p. 410.
144. Verschuer, « Die Rasse als biologische Grosse», in Saller, 1961, p. 42 et 80.
145. Voir Roth, 1986, p. 15.

244
Benoît Massin
socialiste, Reche n'en intègre pas moins quelques éléments dissol-
vants pour la typologie raciale « essentialiste ». Il relativise le
concept de «race» comme celui d' «espèce», soulignant, en citant
Héraclite, que« tout coule». Il estime que

[c'est une] hypothèse totalement absurde du point de vue biologique


de penser que les races [ ... ] sont quelque chose de tout à fait
immuable, que l'on pourrait tracer entre elles des « frontières fixes
et rigoureuses» et qu'il n'y aurait pas de transitions graduelles
d'une race à l'autre 146 •

Et, avec quelques décennies de retard sur Lenz, il commence à


mettre en doute l'existence de certaines « races » de la typologie
européenne 147 • Ainsi, à partir de 1940, en plein Troisième Reich,
sous le choc de la génétique des populations allemande et anglo-
saxonne, la typologie raciale fixiste se désagrège, même chez les
plus nazis des anthropologues, pour peu qu'ils soient à la pointe de
la recherche.

Les nouveaux habits du racisme scientifique

Cependant, concrètement, la remise en cause théorique de tous


les fondements de la raciologie n'empêcha pas Lenz de continuer
de collaborer à la politique raciale de l'État hitlérien dans les terri-
toires de l'Est visant à remplacer les Unterrnenschen, sélectionnés,
en fonction de la typologie raciale dominante, par des colons alle-
mands de« race nordique». L'adoption d'une vision dynamique de
la race ne rendit pas non plus Reche moins nazi. En fait, la concep-
tion « évolutive » de la race ne réduisait pas les tendances racistes,
au contraire. Chaque race était le produit d'un milieu sélectif auquel
elle était parfaitement adaptée. Elle présentait de fait une certaine
«harmonie» résultant d'un très long processus de sélection. Tout
métissage risquait de briser cette harmonie longuement acquise. La
théorie « mendélienne » des croisements raciaux disharmonieux
ayant été mise en cause dans les années 30 148, elle fut tout simple-
ment remplacée par la théorie « évolutionniste » des croisements
disharmonieux. Dobzhansky, que citait Reche, n'affirmait-il pas:

146.Reche, 1943,p.687.
147. Ibid., p. 704-705.
148. Provine, 1973.

245
La science sous le Troisième Reich
Une grande partie des recombinaisons génétiques ainsi créées [chez
les métis] sont disharmonieuses, mal adaptées à l'environnement, et
seront éliminées par la sélection 149 ?

De plus, la perspective évolutionniste renforçait la vision hiérar-


chisante. Dans le processus évolutif, tous les groupes humains
n'avaient pas atteint le même niveau. La « race nordique » en parti-
culier, qui « marchait à la tête de l'humanité 150 », devait toutes ses
nombreuses qualités au climat particulièrement inhospitalier de
l'Europe du Nord pendant la période de glaciation. Ces rudes condi-
tions de vie l'avaient obligée à développer le« courage», l' « esprit
d'aventure et d'entreprise», la« prévision à long terme», indispen-
sable pour survivre à l'hiver, etc. Au contraire, chez la « race
proche-orientale » ou la « race psychologique juive », la sélection
depuis plus de deux mille ans avait favorisé l'adaptation au milieu
urbain et toutes les qualités de cette minorité dédiée à la « religion
du livre» : «ruse», « esprit commerçant», « capacité d'empathie »
pour pouvoir influencer le jugement des autres, « pensée forma-
liste » coupée de la nature, etc. A la limite, que la génétique évolu-
tionniste brise la typologie raciale statique n'avait pas grande
importance. L'important était d'en conserver au moins deux: la
« race nordique» et la« race levantine»; et, celles-là, la génétique
«raciale» des populations permettrait toujours d'en détecter la
trace. Toutes les autres pouvaient disparaître. Scheidt, dans un
article qui semble avoir été oublié par tous ceux qui voient en lui un
scientifique « anti-nazi », résuma ainsi l'antagonisme fondamental
au sein de la culture européenne à ces deux «grand-races»: le
rameau« occidental», alliant Nordiques et Atlanto-Méditerranéens,
s'opposait au rameau« levantin», qui intégrait même la« race dina-
rique » pourtant appréciée de Günther. La « parenté originelle et
essentielle» des deux races occidentales « méritait autant d'être
soulignée que l'altérité essentielle de toutes les races et souches
issues du milieu levantin » 151 • Lenz n'avait-il pas déjà annoncé en
1923:

Au début de toute chose se trouve le mythe [ ... ].Oui, la race est un


mythe, moins une réalité du monde expérimental qu'un idéal que
l'on doit accompfüI52?

149. Dobzhansky, Die genetischen Grundlagen der Artbildung, Iéna, G. Fischer, 1939,
p. 26.
150. Lenz, in Baur, Fischer et Lenz, 1936, vol. l, p. 737.
151. Scheidt, 1939, p. 204-205.
152. Baur, Fischer et Lenz, 1923, vol. 2, p. 334.

246
Benoît Massin

La race comme valeur suprême

En dehors des derniers rescapés de l'anthropologie physique libé-


rale, la quasi-totalité des raciologues de la période weimarienne et
du Troisième Reich se mouvait dans l'univers idéologique volkisch.
On aboutissait à ce paradoxe que les partisans de la plus grande
modernité scientifique (l' anthropobiologie) professaient les idées
les plus « réactionnaires » en politique, tandis que les « conserva-
teurs» sur le plan scientifique (les anthropologues physiques) res-
taient les seuls à défendre les valeurs de l'individu. Dans ce
retournement idéologique qui a affecté l'anthropologie allemande
entre 1900 et 1930, des facteurs idéologiques et sociologiques,
« externes » à la science, ont joué un rôle non négligeable. Cepen-
dant, on observe que cette évolution précéda sur un certain nombre
de points, de manière interne à la science, l'évolution générale des
mentalités. Il apparaît donc légitime de se demander dans quelle
mesure le discours scientifique a pu influencer la « culture poli-
tique » allemande et en particulier le nazisme. Dans un manuel pour
étudiants en médecine de 1941, le « biologiste de la race » F. Keiter
le reconnaissait sans ambages :

le national-socialisme est appelé «racisme» à l'étranger. Certes,


pour nos oreilles, le mot sonne de façon tout à fait hideuse, mais il
saisit avec une grande sûreté d'instinct le véritable noyau, le« noyau
du noyau» même, de notre grand mouvement de renouveau 153 •

H. Himmler lui-même avouait en 1942: « Le savoir de la race est


notre évangile allemand 154.»
Ce « racisme » - au sens de primat de la race (eugénique et typo-
logique) - apparut « scientifiquement » au début du xxe siècle avec
l'introduction de l'anthroposociologie et de l'eugénisme dans l'an-
thropologie. G. Schwalbe fut le premier anthropologue de grande
renommée à incorporer l' anthroposociologie et ses objectifs pra-
tiques au sein du programme scientifique de l'anthropologie institu-
tionnelle. Au congrès de 1907 qu'il présidait, il intervint, dans son
allocution d'ouverture, sur les « missions de l' anthroposociolo-
gie155». Cette nouvelle discipline, fondée sur l'existence d'une

153. F. Keiter, Kurzes Lehrbuch der Rassenbiologie und Rassenhygienefür Mediziner,


Stuttgart, F. Enke, 1941, p. 1.
154. H. Himmler, cité in Volk und Rasse, 1942, vol. 17, p. 1.
155. Schwalbe, 1907.

247
La science sous le Troisième Reich
« psychologie raciale» déterminante 156, permettait de « comprendre
le déroulement de l'histoire» et, donc, de prévenir le déclin mena-
çant l'Allemagne. Elle transformait l'anthropologie, jusque-là pure-
ment théorique, en une science pratique,« éminemment[ ... ] utile à
l'État et à la société 157 ». Trois ans plus tard, Eugen Fischer publiait
un petit ouvrage : L'Anthroposociologie et sa signification pour
l'État 158 , où il affirmait:

Aujourd'hui, le sang germanique, la race nordique ont été éliminés


en Italie, en Espagne et au Portugal, avec pour conséquences une
régression et en partie !'insignifiance! Le prochain peuple sera la
France, nous avons toutes raisons de le croire, puis nous : cela est
absolument certain si les choses continuent ainsi ...

Felix von Luschan, dans son intervention au 43e congrès des


sociétés allemandes d'anthropologie en 1912 et dans son discours
d'ouverture au 44e congrès en 1913, prit parti pour

cette nouvelle science [l'anthroposociologie], [qui] est non seule-


ment du plus haut intérêt théorique imaginable, mais possède aussi
une portée pratique directe, face en particulier à la question de la
« dégénération » des peuples civilisés 159•

L'année suivante, il le réaffirme :

[!']anthropologie appliquée ou anthroposociologie est d'une impor-


tance [ ... ] vitale pour nous en tant que nation et pour la patrie 160 •

Avant la guerre de 1914, l'anthropologie allemande revendiquait


donc déjà d'être considérée comme une science« pratique» absolu-
ment indispensable à la survie de l'État. Pour se préserver de la
«dégénérescence», les nations civilisées se devaient d'appliquer
une politique raciale et eugénique, une « anthropologie appliquée»,
pour laquelle les anthropologues fourniraient l'expertise. Le mou-
vement ne fit que s'amplifier après 1918. En pleine Première
Guerre mondiale, F. Lenz, qui avait également étudié la philoso-
phie, publie un article, dans le premier numéro d'une nouvelle

156. « Il est clair que les membres de la race nordique révèlent, entre autres, un autre
tempérament, d'autres critères moraux, d'autres façons de penser, une autre manière de
concevoir le monde que ceux de la race méditerranéenne» (ibid., p. 67).
157. Ibid.
158. Fischer, 1910, p. 22.
159. Von Luschan, CBdGAEU, 1912, p. 53-54.
160. Von Luschan, CBdGAEU, 1913, p. 63.

248
Benoît Massin
revue volkisch, sur le« renouveau de l'éthique». Il y propose d'éri-
ger une nouvelle éthique fondée sur la race, car « que reste-t-il »
quand tous les prétendus fondements de la morale s'écroulent :

Nous croyons encore en une chose: au sang, à la race. La race est


ce qui porte tout, la personnalité des individus comme l'État et
le Peuple. Tout ce qui est essentiel vient d'elle; elle est l'essentiel
même.

Par conséquent, nous devons fonder notre éthique sur ce principe


auquel l'individu doit se sacrifier. Une fois cet idéal établi,« tout le
reste en découle» et« tout y retourne». Il conclut en apothéose:

Il est certainement possible de mener notre race à des hauteurs et à


un épanouissement qu'elle n'a encore jamais connus. Renonçons-y
et notre race sera perdue à tout jamais. Le peuple allemand est le
dernier refuge de la race nordique. Avec elle, ce ne serait pas seule-
ment l'œuvre de siècles, mais de millénaires, qui s'en irait en pous-
sière. Devant nous se dresse le plus grand devoir de l'histoire du
monde. Nous sommes au tournant de tous les âges du monde 161 •

Hitler sera à peine plus grandiloquent dans Mein Kampf, écrit


sept ans plus tard :

L' Aryen est le Prométhée de l'humanité; l'étincelle divine du génie


a de tout temps jailli de son front lumineux [... ]. Si on le faisait dis-
paraître, une profonde obscurité descendrait sur la terre ; en quelques
siècles, la civilisation humaine s'évanouirait et le monde deviendrait
un désert 162•

Lenz se vantera, en rééditant son texte en 1933, de ce qu'il conte-


nait, l'antisémitisme excepté, « tous les principes fondamentaux de
la vision du monde national-socialiste » et avait dû « contribuer à
la préparation de la vision du monde national-socialiste» 163 • Dans
un chapitre de la deuxième édition du manuel « Baur-Fischer-
Lenz » (1923), que Hitler lut en prison, Lenz se demandait: « Que
peut faire l'État pour la race nordique ? » Il concluait :

[bien que] les intérêts communs de la race nordique seraient au


mieux servis par une association des nations [nordiques] sous la

161.Lenz,1917,p.38,42,51et56. ,
162. Hitler, Mein Kampf, Paris, Nouvelles Editions latines, 1934, p. 289.
163. Lenz (1933), cité in Saller, 1961, p. 75.

249
La science sous le Troisième Reich
direction des États-Unis[ ... ] les temps ne sont pas encore mûrs pour
une internationale blonde.
Par conséquent, quelle que soit l'évolution future,
on doit obtenir des hommes d'État futurs la compréhension du fait
que la prospérité de la race constitue la base sine qua non de la pros-
périté de l'État, et qu'ainsi ils orientent selon ce principe aussi bien
la politique intérieure qu' extérieure de l'État 164 •
Il semblerait que Hitler ait bien entendu la leçon. Dans un autre
article, Lenz déclarait :
Les sciences biologiques nous montrent les événements réels. Elles
ne connaissent ni le Bien ni le Mal. Elles sont totalement indiffé-
rentes au monde des valeurs 165•
Une « politique biologique» n'avait donc pas à être morale.
Tout cet édifice du primat de la race reposait sur l'existence de psy-
chologies raciales distinctes. Aucun anthropologue allemand ne
contestait l'existence d'une telle psychologie. Les plus critiques
(comme Weidenreich), peu nombreux, considéraient simplement
que l'on n'était« pas encore sorti des tout premiers débuts de la
recherche 166 ». R. Martin, qui préférait s'abstenir en la matière par
rigueur positiviste, n'en pensait pas moins, dans la revue eugéniste
AfR.GB, que « nier les dispositions mentales héréditaires serait ridi-
cule, et [qu']on ne peut négliger leur portée pour l'évolution des
peuples 167 ». Friedenthal, dans une comparaison assez plaisante
(mais tout à fait sérieuse) qu'il fit au congrès des anthropologues,
ethnologues et préhistoriens de 1926 entre les trois grandes races
humaines et les trois principales espèces de primates anthropoïdes,
reprenait tous les clichés sur les « races blanches», «asiatiques» et
«nègres». Il trouvait que les « similitudes de tempérament» entre
« certaines races nègres et certaines races de gorilles » étaient
encore plus « surprenantes » que leurs similitudes morpholo-
giques168.Franz Boas, un anthropologue américain d'origine juive

164. Baur, Fischer et Lenz, 1923, vol. 2, p. 273.


165. Lenz (1923), cité in Rissom, 1983, p. 29.
166. Weidenreich, « Die physischen Grundlagen der Rassenlehre », in Rasse und Geist,
1932, p. 27.
167. R. Martin, AfRGB, 1924, p. 325.
168. Friedenthal, 1926, p. 188. La comparaison est assez sympathique car, pour une
fois, il ne se contente pas, comme de nombreux anthropologues, d'établir des analogies
entre le « Nègre » et le singe, mais met également en parallèle les « races asiatiques » et
l'orang-outang et les« Européens de la race blanche» et le chimpanzé!

250
Benoît Massin
allemande qui intervenait de temps à autre dans le débat allemand et
était, avec Weidenreich, le plus critique en la matière, n'en acceptait
pas moins une certaine psychologie raciale :

Il serait erroné de supposer qu'il n'existe aucune différence entre la


constitution mentale de la race nègre et celle d'autres races. Au
contraire, si la corrélation de la structure anatomique et du fonction-
nement physiologique a quelque sens, nous devons nous attendre à
ces différences 169 •

Lowie, un disciple de Boas, également juif d'origine allemande,


citait dans son livre de 1937 la « conclusion raisonnable» d'un
autre anthropologue américain :

[ ... ] il n'existe pas de preuve que l'esprit soit exactement de la


même qualité chez toutes les races et populations et les anthropo-
logues n'affirment rien de tel 170 •

Pour presque tous les autres anthropologues allemands, il était


évident qu' « il existe des traits psychologiques raciaux [et que] la
culture d'un peuple doit aussi dépendre de la constitution raciale
des porteurs de culture 171 ». De ce fait, la «race» constituait le fac-
teur essentiel, déterminant de toute chose et en particulier de l'essor
et du déclin des cultures. Pour voir à quel point ce « racialisme »
imprégnait les milieux anthropologiques allemands, nous examine-
rons le cas de quatre anthropologues en retrait par rapport aux posi-
tions dominantes : H. Münter, qui émigra ; les deux « résistants » au
nazisme : W. Scheidt et K. Saller; et le léger « déviationniste »
Eickstedt, qui ne fut pas accepté au NSDAP.
Münter, directeur de l'institut d'anthropologie de Heidelberg sous
Weimar, qui, comme de très nombreux anthropologues, enseignait
l' anthroposociologie et l'eugénisme, consacra près d'un cours sur
trois entre 1923 et 1931 à des questions telles que « Race et destin
des peuples » ou « Le destin des peuples et ses causes biolo-
giques 172 ». Il ne s'agissait pas, pour les étudiants qui l'écoutaient,
d'une conférence de propagande d'un extrémiste politique, mais de
la« science» telle qu'on l'enseignait à l'université. On peut imagi-
ner que la « race » devenait pour eux, ainsi formés, un facteur cru-
cial dont toute politique « raisonnable » devait tenir compte.

169. F. Boas, The Mind of Primitive Man, New York, Macmillan, 1911, p. 271-272.
170. Lowie, 1971, p. 238.
171. Scheidt, 1926, p. 3-4 (nous soulignons).
172. Günther, 1982, p. 45.

251
La science sous le Troisième Reich
W. Scheidt, qui refusa de s'inscrire au NSDAP et de collaborer à
la politique raciale nazie, dirigea, avant Reche, la revue Volk und
Rasse. Il avait critiqué à plusieurs reprises l'individualisme libéral
dans ses écrits d'avant 1933 173 • Il précisait clairement que la« poli-
tique culturelle biologique» qu'il entendait fonder

n'[avait] rien à voir avec les «points de vue» individualistes[ ... ],


rien à voir avec les «intérêts» individualistes [ ... ]. Ce fait ne pou-
vait rester caché que tant que l'on faisait de la satisfaction de la vie
personnelle et individuelle la règle de toute chose 174•

Dans un autre article, il estimait que « la conception supra-indivi-


dualiste constitue le noyau de la pensée raciale». Face aux
« conceptions du monde individualistes » des « religions du livre »,
des « légions marxistes-bourgeoises » et des « cohortes léninistes-
communistes », se dressait le « champ de bataille de la vision du
monde raciale». Le biologiste, quant à lui, n'était pas condamné à
tomber dans le nihilisme. Il avait « remplacé la vision du monde
métaphysique par une vision du monde méta-individuelle 175 ».
Scheidt était tout aussi imprégné de la pensée du déclin et du vita-
lisme biologisant que ses collègues universitaires:

Son succès [d'une politique culturelle non biologique] signifierait


pour nous le déclin certain de l'Occident [ ... ]. Ainsi, il y aurait en
Allemagne au plus deux partis : un disant oui à la vie, qui percevrait
que la culture dépend de l'être des hommes capables de culture, et
un disant non à la vie, qui se repose sur les éléments incapables de
maintenir la culture 176 •

Comme de nombreux eugénistes et volkisch, Scheidt s'inquiète


aussi des « dangers de la culture urbaine 177 ».
K. Saller (1902-1969), le principal anthropologue à s'être opposé
à Günther, était, lui, inspiré par le germano-slavisme anti-occidenta-
liste de Moeller Van den Bruck 178 et par le national-bolchevisme de
Niekisch. Saller postulait l'existence d'une « race allemande»
résultant de la combinaison d'une isolation historique et de la pan-

173. Voir Scheidt, 1930-1931, p. 3, 6, 8 et 9; 1930b, p. 8, où il parle du « règne de


l'individualisme»; 1935, p. 9 et 20.
174. Voir Scheidt, 1930-1931, p. 6-7.
175. Scheidt, 1935, p. 9 et 20.
176. Voir Scheidt, 1930-1931,p. 7. Ajoutons que Scheidt n'était pas du tout favorable à
l'émancipation de la femme, d'un point de vue eugénique (ibid., p. 26).
177. Ibid., p. 44-45.
178. Lutzhoft, 1971, p. 155.

252
Benoît Massin
mixie. Partisans de l'unité du peuple allemand menacée par le
nordicisme au nom d'un nationalisme multiracial mais anti-libéral,
Saller et le biologiste Merkenschlager adoptèrent un style quasi
mystique dans les deux livres qu'ils écrivirent ensemble 179• La
« psychologie raciale » de Merkenschlager, envoyé quelque temps
en camp de concentration pour se rééduquer de son anti-nordicisme,
était peut-être encore plus caricaturale que celle de Günther, contre
lequel il publia un pamphlet 180 • Il reconnaissait:

En tant que botaniste et agriculteur, je sais que la question raciale


est, dans le monde des espèces végétales, la « clé pour comprendre
l'univers des plantes et l'agriculture». La race détermine un nombre
extraordinairement grand de phénomènes de la vie humaine 181 •

Dans son livre Biologie du corps ethnique allemand (1934),


K. Saller fait montre d'une vision totalement organiciste de la culture:

le Peuple (Volk) est également un organisme qui, en tant qu'orga-


nisme, est autant animé d'une pulsion de vie que tout individu 182 •

L'individu n'existe qu'au travers de son Peuple et de sa race:

Peuple et race : la vie de chacun s'enracine dans eux et les sert, en


provient et veut devenir en eux réalité. La vie coule du Peuple et de
la race dans l'individu afin de se réaliser à nouveau dans le Peuple et
la race et, par la vie en commun avec les autres, former la vie d'une
totalité, son harmonie et sa continuation 183 •

Toute valeur culturelle trouve son fondement, comme tout individu,


dans les valeurs intérieures des peup1es, dans les valeurs de l'héré-
dité, dans la raceI84.

Comme tous les volkisch, Saller n'apprécie pas trop l'intellectua-


lisme, « contraire à la vie 185 », et préfère la « terre » à la ville :

179. Voir ibid., p. 20.


180. Voir Merkenschlager, 1927, p. 7, 8, 24, 34 et 50.
181. Ibid., p. 50.
182. Saller, 1934, p. 5.
183. Ibid.
184. Ibid., p. 44.
185. Ibid., p. 7 : « Ce ne peut être le devoir de la vie de l'esprit de tuer ces instincts par
un froid intellect ou "intellectualisme" et ainsi de voler à l'homme la sûreté de son instinct
pour son action. »

253
La science sous le Troisième Reich
de la conscience de la communauté populaire (Volksgemeinschaft),
qui est une communauté raciale et une communauté d'idée, nous
pourrons ainsi, en rattachant au vieux terroir la branche dégénérée
de notre développement culturel et ethnique que constitue la grande
ville, rétablir l'unité originelle du Peuple et de la race, de l'hérédité
et de la terre, qui caractérise tous les peuples jeunes et sains et fait
leur force 186 •

Étant donné son organicisme, les conceptions sociales de Saller


sont tout sauf celles de l'individualisme libéral ou du marxisme:

chacun doit s'acquitter, à la place qui lui revient, de sa tâche particu-


lière. Du fait que pas un individu ni un travail individuel n'estima-
ginable sans communauté ou hors d'une communauté, il s'ensuit
que tout travail de l'individu n'est pas tant un droit qu'un devoir 187 •

Et d'évoquer l'« organisation du Tout en États» (Stande = corps


d'État) qui n'est pas sans rappeler les idées corporatistes. Quant à
ses conceptions de la politique, le devoir de chacun, du point de vue
prédominant de l'hygiène de la race, consiste à« fondre sa propre
volonté dans la volonté du tout 188 ». Les deux seuls points où Saller
et Scheidt se distinguent des autres anthropologues volkisch résident
dans le racisme nordique et l'antisémitisme 189 •
Eickstedt tient une place intermédiaire entre les anthropologues
eugénistes « non racistes » Scheidt et Saller et les anthropologues
clairement nordicistes et antisémites. Comme eux tous, il pose la
« race » (le substrat biologique) comme fondement de la culture et
del'« essence» du Peuple:

Ainsi la race devient destin. Tout d'abord destin de l'individu - mais


[... ] aussi destin de tout le peuple 190 •

186. Ibid., p. 44. « La grande ville a apporté avec son apparition le danger du déracine-
ment de notre peuple du terroir» (ibid., p. 57).
187. Ibid., p. 61-62.
188. Ibid., p. 63. Après 1945, Saller se rallia, comme le national-bolcheviste Niekisch,
à la RDA. Il publia son livre de 1961 chez un éditeur communiste.
189. K. Saller, dans le livre de 1934: « Par conséquent, nous devons faire attention de
ne pas dévaloriser les autres peuples et races du point de vue de notre culture et de les
déclarer inférieurs» (p. 47). Toutefois, nous ne détenons pas encore toutes les pièces du
« dossier Saller ». Dans le cas de Scheidt, il semblerait qu'il évolua en 1939. Avant, nous
n'avons trouvé aucune trace d'antisémitisme dans ses articles et ouvrages, et il critiqua en
1927 les« lubies» des nordicistes avec qui il avait rompu (Scheidt, 1927a, p. 62).
190. Eickstedt, 1934, p. 7.

254
Benoît Massin
[... ] tenons-nous-enpar conséquent fermement à ce qui est essentiel
pour la situation biologique de notre ethnicité allemande : la race
forme le fondement originel de notre essence [ ... ], elle détermine
aussi l'expression générale corporelleet spirituellede notre ethnie 191 •

On voit, chez le «modéré» Eickstedt, comment peut s'articuler


l'antisémitisme sur ce biologisme racial. Dans son petit livre
Les Fondements raciaux de l'ethnie allemande (1934), il consacre
quelques pages aux « deux peuples étrangers » : les Tziganes et les
Juifs. Les Juifs, au-delà d'un certain nombre de traits physiques plu-
tôt déplaisants ( « [ ... ] le nez courbé et fortement penché, à la cour-
bure charnue ffleischig = comme de la viande] et un peu molle, son
bout camus et les ailes également très charnues [ ... ], les lourdes
paupières, la grosse lèvre supérieure et la lèvre inférieure encore
plus épaisse et pendante »), se caractérisent biologiquement par des
« traits spécifiques»: « l'allure, les mouvements, la tenue, la façon
de parler». On retrouve également cette spécificité dans les traits
«psychologiques»: « l'esprit commerçant sans scrupules, l'intel-
lectualisme destructeur, la bienfaisance et la capacité d'adaptation».
Eickstedt n'est pas un antisémite forcené à la Streicher. Selon lui,
on n'a pas affaire à une «perversité» ou à une «infériorité» des
Juifs, mais simplement à une «altérité». Cependant, il considère
que les Allemands, pas plus que n'importe quel autre peuple, ne
sont obligés d'accepter ce« corps étranger» en leur sein:

Il est naturel et sain que chaque peuple se défende de toutes ses


forces contre l'invasion, la décomposition ou la domination par un
autre peuple différent et qu'inversement il aime sa spécificité et
l'encourage car elle lui est propre 192 •

Par ce quadruple exemple d'anthropologues en retrait par rapport


au discours des autres, on peut se faire une idée du socle commun
qui sous-tendait la communauté scientifique de cette période.
Comme le note Robert Proctor, ces conceptions de la race et de la
biologie étaient largement acceptées dans les cercles scientifiques
orthodoxes. Les rares anthropologues s'opposant à la raciologie
nazie étaient incapables de s'y soustraire complètement:

la raciologie constituait une « science normale » au sens que Tho-


mas Kuhn donne à cette expression ; même les critiques de cette
191. Ibid., p. Il et 12.
192. Ibid., p. 30-31.

255
La, science sous le Troisième Reich
science avaient des difficultés à voir le monde à travers d'autres
«lunettes» 193 •

On peut comprendre, par cet unique point du primat de la race, et


sans développer les autres secteurs d'affinité (eugénisme, nordi-
cisme, antisémitisme, opposition au métissage, psychologie raciale),
pourquoi les anthropologues purent considérer le nazisme comme
une « raciologie appliquée », et à quel point ils étaient justifiés de le
faire. On peut comprendre également pourquoi ils collaborèrent
aussi étroitement avec un régime qui prenait enfin en compte leurs
revendications. D'une certaine façon, une « révolution scien-
tifique», associée à une« révolution culturelle» dans le public cul-
tivé allemand, avait précédé la révolution politique du nazisme.
Selon Otto Reche, président jusqu'en 1937 de la Société allemande
d'anthropologie physique fondée en 1925 par R. Martin, la« racio-
logie », en tant que science, avait contribué à démolir le « funeste
concept d'"Humanité" » et à permettre l'émergence d'une « nou-
velle conception du monde » 194 • Pour reprendre le mot d'Emst Jün-
ger : « La préparation spirituelle au nazisme fut accomplie par
d'innombrables travaux scientifiques.» En général intimement liée
à l'eugénisme, la corporation des raciologues attendait avec impa-
tience qu'un régime veuille bien prendre en compte ses recomman-
dations pour éviter la catastrophe biologique et doutait que le salut
puisse venir du régime libéral de Weimar. Comme l'exprimait le
futur opposant K. Saller :

vu la situation actuelle de l'Europe, les États ne peuvent plus rester


les États de droit passifs qu'ils ont été. Ils doivent passer à des
actions énergiques [en matière de politique biologique] s'ils neveu-
lent pas tout simplement disparaître de par l'évolution présente 195 •

Imprégnés de valeurs volkisch, véhiculant pour certains une


théorie de la supériorité de la race nordique, diffusant dans le
public l'idée du primat des facteurs raciaux et biologiques, fraction-
nant l'humanité en groupes ne pouvant cohabiter culturellement,
condamnant souvent les métissages au nom de la théorie « mendé-
lienne » des croisements disharmonieux, les raciologues étaient
prêts en 1933 à se passer des bienfaits de la démocratie libérale se
dépêtrant dans la crise économique mondiale, pourvu qu'un État
autoritaire applique leur politique « biologique ».
193. Proctor, 1988a, p. 275.
194. Reche (1937), cité in Weingart, Kroll et Bayertz, 1988, p. 401.
195. Saller, 1932, p. 373.

256
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et enseignement de l'eugénisme
sous le Troisième Reich
Sheila Faith Weiss

Comme l'a souligné l'historien allemand disparu, Detlev Peukert,


la discipline universitaire de l'eugénisme a rendu un immense ser-
vice aux nazis. Et ce, en fournissant « les critères d'évaluation, les
catégories de classement et les règles d'efficacité » qui permirent de
définir et de justifier un nouvel ordre social - un ordre qui compor-
terait une ligne de démarcation claire entre ceux que l'on pouvait
compter parmi la « communauté du peuple allemand » et ceux qui,
en raison de leur race, de leur état de santé ou de leur comporte-
ment, lui étaient considérés comme étrangers 1• Mais la pratique uni-
versitaire de l'eugénisme n'a pas été la seule à jouer un rôle clé
dans le soutien aux rapports de force instaurés par les nazis.
L'enseignement de l'eugénisme pendant le Troisième Reich dans
les écoles primaires et secondaires a rempli une fonction semblable,
de deux manières essentielles. C'est surtout en la scientifisant que
l'enseignement de l'hygiène raciale a légitimé la dichotomie entre
le « membre de la communauté », utile, et l' « étranger à la commu-
nauté» d'un point de vue social ou racial. Plus subtilement encore,
peut-être, l'enseignement de l'eugénisme imposa la conformité aux
idéaux et aux modèles nazis en encourageant les enfants à prendre
modèle sur « une image idéale de l'homme allemand 2 », pour re-
prendre les termes d'un manuel. Ce faisant, l'enseignement de
l'eugénisme a non seulement rempli une fonction idéologique
importante, mais il eut également un rôle opératoire en favorisant le
développement des comportements et des mentalités nécessaires au
maintien d'un État fasciste efficace. J'essaierai d'établir ici le bien-
fondé de cet argument par une analyse des ouvrages scolaires aile-

1. Peukert, 1987, p. 208. Son chapitre intitulé« Racialism as Social Policy » traite très
bien de la question de la dichotomie entre Volksgenossen (membres de la communauté) et
Gemeinschaftsfremde (étrangers à la communauté) et montre comment l'eugénisme a
contribué à la construire. Son travail n'aborde pas, cependant, la question de la fonction
spécifique de l'enseignement de l'eugénisme. En fait, il n'existe pas à ce jour d'historio-
graphie de l'enseignement de l'eugénisme en Allemagne.
2. On trouve ces termes in Kruse et Wiedow, 1942, p. 97.

263
La, science sous le Troisième Reich
mands, ainsi que des manuels utilisés par les professeurs. Cepen-
dant, dans la mesure où il est impossible de comprendre l'ensei-
gnement de l'hygiène raciale en dehors de ses relations avec
l'enseignement de la biologie, j'examinerai dans une première par-
tie les motivations professionnelles et intellectuelles qui sous-ten-
dent l'alliance entre l'eugénisme et la biologie dans le secondaire
juste avant la prise du pouvoir par les nazis.

L'enseignement de l'eugénisme et les motivations


professionnelles des enseignants en biologie
pendant la République de Weimar

Sans vouloir négliger l'importance de l'année 1933 pour le deve-


nir de l'enseignement de l'eugénisme durant le Troisième Reich, on
peut affirmer que la demande de cet enseignement et son apparition
dans les écoles de l'enseignement secondaire allemand précèdent
la prise du pouvoir par les nazis. A mi-chemin du parcours de la
République de Weimar - au lendemain d'une guerre prétendument
« dysgénique 3 », d'une époque de privations économiques et
d'humiliation nationale -, ce sont les tenants allemands d'une
hygiène raciale qui entreprirent les premiers de convaincre les diffé-
rents États del' Allemagne qu'enseigner aux élèves des établisse-
ments secondaires à tout le moins les rudiments de cette science
nouvelle avait un caractère d'urgence nationale. Fritz Lenz, sans
doute le plus influent et le plus tapageur des hygiénistes allemands à
l'époque de Weimar, s'exprima très tôt, et en des termes dénués de
toute ambiguïté, en faveur de l'enseignement de l'eugénisme,
comme étant le plus sûr moyen de propager le nouvel évangile.

De plus (écrit-il), il faut exiger absolument l'introduction de l' ensei-


gnement de l'hygiène, y compris de l'hygiène raciale, dans les éta-
blissements d'enseignement secondaire ... C'est seulement quand les
principes de base de la vitalité raciale seront familiers à la majorité
des gens cultivés que nous pourrons espérer mettre un terme à notre
déclin et le transformer en ascension. D'un certain point de vue,
l'éducation est même le moyen le plus important de l'hygiène

3. Les eugénistes appelaient « effet dysgénique » de la guerre le «fait» que les


meilleurs éléments se fassent tuer sur le champ de bataille et privent ainsi la nation de leur
personne et de leur descendance potentielle, pendant que les « débiles » et « incapables »
de toute sorte sont épargnés et font des enfants (NdR).

264
Sheila Faith Weiss
raciale, plus important que toutes les lois et que n'importe quelle
mesure particulière. Quand on sera parvenu à gagner la jeunesse à
l'idéal de l'hygiène raciale, on trouvera bien les moyens et la
manière de faire passer celle-ci dans les faits4.

Neuf ans plus tard, le généticien et éminent hygiéniste racial de


Greifswald, Günther Just, se fit l'écho des déclarations de Lenz en
faveur de l'enseignement de l'eugénisme. Dans un article qu'il rédi-
gea au cours des derniers mois de la République de Weimar, période
traversée de crises, Just souligna l'importance de familiariser les
enfants des écoles avec les fondements de l'eugénisme, et ceci sur
un ton résolument alarmiste :

Il ne fait aucun doute (écrivait-il) que nous sommes aujourd'hui à


un moment où une large partie de l'opinion publique a pris cons-
cience de l'importance des questions soulevées par l'eugénisme. On
se rend compte de plus en plus que l'eugénisme n'est pas seulement
un objet digne d'intérêt scientifique... mais, bien au contraire, qu'il
s'agit là d'une question - ou, plus exactement,de la question - déci-
sive pour le corps de notre peuple et pour son avenir comme porteur
de civilisation. La collaboration de l'école en devient d'autant plus
urgente... Nous réclamons par là même l'entrée de l'eugénisme à
l' école 5 •••

Pour Just, encourager l'enseignement de l'hygiène raciale était la


seule chose permettant d'espérer un renouvellement biologique et
une fécondité culturelle de l'Allemagne.
Que ceux qui étaient à l'avant-garde du mouvement de l'hygiène
raciale, comme Lenz et Just, aient eu un intérêt professionnel à la pro-
pagation de leur cause par l'entremise de l'enseignement public ne
surprendra personne. De la même manière, il est inutile de se deman-
der longtemps ce qui se cachait derrière le plaidoyer de la Société
allemande d'hygiène raciale en faveur de l'enseignement de l' eugé-
nisme dans le secondaire 6. Ce qui mérite, par contre, une explication,
c'est le rôle crucial joué par les professeurs de biologie du secondaire
dans la promotion d'un enseignement d'hygiène raciale - si l'on sait
que ce groupe était représenté tout au plus de manière marginale dans
le mouvement eugéniste à l'époque de Weimar.
L'un des mobiles les plus importants dans le soutien que les
enseignants en biologie du secondaire apportèrent à l'enseignement
4. Baur, Fischer et Lenz, 1923, p. 252 (ce sont les auteurs qui soulignent).
5. Just, 1933, p. 59.
6. Spilger, 1927, p. 64.

265
La science sous le Troisième Reich
de l'eugénisme semble relever du corporatisme. Les professeurs
allemands de biologie se plaignaient depuis longtemps que leur
matière était grossièrement sous-évaluée par les responsables des
programmes scolaires, et en particulier dans le plus grand des États
allemands, la Prusse. Généralement considérée par les pédagogues
non biologistes comme à peine plus qu'une science descriptive,
sans valeur éducative réelle, la biologie était incapable de concur-
rencer les prétendues« disciplines culturelles» - la religion, l'alle-
mand et l'histoire - dans la lutte permanente pour les heures de
cours 7 • En 1879, en grande partie en raison de la crainte des coûts
idéologiques d'un enseignement du darwinisme dans le cours de
biologie, cette dernière fut même bannie complètement du troisième
degré de tous les lycées de Prusse 8 • Malgré quelques progrès pen-
dant la première décennie de ce siècle, les réformes de l'enseigne-
ment de la République de Weimar furent loin d'accorder aux
enseignants en biologie les deux heures hebdomadaires qu'ils récla-
maient pour tout l'enseignement secondaire 9 • Le programme sco-
laire prussien de 1925 n'accordait aucune place à la biologie dans
les quatrième et cinquième années du secondaire, et elle était égale-
ment absente dans la sixième année des lycées 10 • Qui plus est, seuls
les lycées à orientation scientifique offraient des cours de biologie
dans la treizième (et dernière) année 11 • Cela signifiait en pratique

7. Pour une approche du destin de la biologie allemande depuis le début du x1x•siècle


jusqu'en 1933, on se reportera à la précieuse étude de Scheele (1981).
8. Keckstein, 1980, p. 37-41; Scheele, 1981, p. 99-101. (Le troisième degré: les trois
dernières années du lycée - voir aussi n. 10, NdT.)
9. Cet objectif a été formulé lors du 73• congrès des scientifiques et médecins alle-
mands à Hambourg, en 1901. On se reportera à Uber die gegenwartige Lage des Biologi-
schen Unterrichts an hoheren Schulen (1901), p. 43.
10. L'enseignement allemand n'a pas la même structure que l'enseignement français
(nous nous plaçons évidemment dans le contexte du Troisième Reich). Grosso modo, on
est en présence de trois cursus: la Volksschule (école primaire), la mittlere Schule (que
nous avons choisi de traduire par « collège ») et la hohere Schule (ou lycée) - ces deux
derniers constituant le secondaire. Le nombre minimal d'années scolaires obligatoires est
de dix, qui peuvent, par exemple, se subdiviser en huit années de primaire (soit deux
cycles de quatre ans) et deux années d'enseignement professionnel (de fait, ces deux
années se transforment le plus souvent en trois ans). Tout le monde n'est donc pas amené à
fréquenter le collège (ni, a fortiori, le lycée), qui succède à quatre ou six ans d'enseigne-
ment primaire (c'est-à-dire de la cinquième à la dixième, ou de la septième à la dixième
année scolaire, selon le cas). Le lycée s'étend sur huit années (neuf avant la réforme de
1937). Différentes orientations sont possibles, qui mènent, soit de l'école primaire, soit du
collège, vers le lycée, à différents stades de celui-ci - le lycée est divisé en trois degrés. Un
élève ayant effectué le cursus le plus long aura fait treize années d'enseignement pré-uni-
versitaire. Le lycée connaît différentes formules, dont la Oberschule, qui met l'accent sur
la« culture allemande» et l'anglais comme première langue étrangère (c'est là la forme
principale du lycée), les filières techniques (Oberrealschulen) et le Gymnasium, réservé
aux garçons, où l'on met l'accent sur l'enseignement du latin et du grec. Pour les années
de lycée, nous comptons à partir de la première année d'enseignement secondaire (donc de
la première à la huitième ou terminale - neuvième avant 1938) (NdT).
11. Scheele, 1981, p. 256-257.

266
Sheila Faith Weiss
qu'il y avait un trou de deux ou trois ans dans l'enseignement que
les élèves recevaient en biologie - situation que les enseignants per-
cevaient comme frustrante d'un point de vue pédagogique et
comme inexcusable d'un point de vue intellectuel 12•
Les enseignants en biologie déplorèrent publiquement la triste
condition à laquelle était réduite leur discipline au sein des pro-
grammes de l'enseignement secondaire. Philipp Depdolla, un
important porte-parole des biologistes du secondaire, vit peu
matière à réjouissance dans la prétendue réforme de l'enseignement
de la biologie en Prusse qui avait succédé aux jours sombres de son
élimination totale du troisième degré. Bien que, d'un point de vue
pédagogique, la biologie ait été réévaluée depuis le tournant du
siècle, Depdolla soutenait que « pratiquement, la biologie en tant
que matière d'enseignement était reléguée derrière toutes les autres
disciplines 13 ». Les professeurs de biologie des collèges prussiens
se montraient encore plus découragés que leurs collègues des
lycées techniques et classiques. L'un d'eux se plaignit que, dans de
nombreuses régions de Prusse, la biologie ne constituait plus un
enseignement à part entière au sein des collèges d'enseignement
général, mais faisait partie, avec la chimie et la physique, d'une
matière interdisciplinaire, la « science de la nature». Cet état de
choses compromettait sérieusement la valeur du cours de biologie,
comme facteur de culture et d'éducation, se plaignait le professeur
de collège Karl Oberkirch 14• A tous les niveaux du secondaire on
trouvait de nombreux cas où des non-biologistes, voire des non-scien-
tifiques, donnaient le cours de biologie. Le cas est peut-être extrême,
mais on cite l'exemple d'un homme, incapable de faire la différence
entre une araignée et un scarabée, qui enseignait la biologie 15 •
Mais si l'eugénisme devait trouver sa place dans les écoles secon-
daires prussiennes, il deviendrait impossible de justifier l'état peu
satisfaisant de l'enseignement de la biologie sur la base de son peu
de valeur éducative. Pour Depdolla, l'enseignement de l'eugénisme
relevait de l'éducation morale :
Les notions transmises aux élèves par l'eugénisme les amènent à
ceci (soutenait-il) que leur sens moral et leur volonté connaissent de
nouvelles stimulations,de nouvelles orientations, qui visent à amé-
liorer notre peuple, ou à prévenir sa détérioration au fil des généra-
tions 16•
12. Voir, par exemple, à ce propos les commentaires de Spilger, 1927, p. 68.
13. Depdolla, 1931-1932, p. 8.
14. Oberkirch, 1931-1932, p. 69-70.
15. « Mitteilungen » («Communications»), Der Biologe, 1 (1931-1932), p. 58.
16. Depdolla, 1930, p. 291.

267
La science sous le Troisième Reich
Qui plus est, l'enseignement de l'eugénisme

se saisit justement de l'être humain tout entier et pénètre dans les


domaines les plus étendus de son vouloir et de son sentir, tout
autrement que beaucoup d'autres domaines de l'enseignement des
sciences de la nature, qui ne s'adressent qu'à l'intellect. C'est pour
cette raison que se combinent en lui l'instruction, c'est-à-dire la
transmission de connaissances, et l'éducation, c'est-à-dire la forma-
tion intérieure de l'être humain 17 •

L'enseignement de l'hygiène raciale pouvait ainsi légitimer


l'importance de la biologie comme matière digne d'horaires plus
étendus dans les programmes des écoles secondaires. Il était aussi
la sous-spécialité idéale, étant donné les buts éthiques et politico-
civiques assignés à l'enseignement de la biologie par le document
de 1925 intitulé « Directives pour les programmes d'enseignement
des établissements secondaires de Prusse 18 ».
Dans l'exposé de ses conceptions sur l'enseignement de l'eugé-
nisme, Depdolla proposa de réserver le cours d'hygiène raciale à la
dernière année du secondaire, parce que seuls les écoliers les plus
âgés avaient, selon lui, une maturité suffisante pour aborder cette
question d'une manière adéquate 19 • Il conseillait de traiter les ques-
tions suivantes :

1) sélection chez l'homme dans les sens positif et négatif;


2) taux de natalité et stabilité de la population ; migration et infiltra-
tion des populations ;
3) aptitude et obstacles au mariage; attestations de santé et consulta-
tions prénuptiales ;
4) sans lien direct avec la science de l'hérédité, mais d'une impor-
tance primordiale pour l'eugénisme, enfin, les dégâts provoqués par

17. Ibid., p. 278.


18. Les lignes qui suivent permettent de saisir quelles étaient les visées éthiques et poli-
tico-civiques qui étaient énoncées dans les Directives et qui pouvaient être servies directe-
ment par l'eugénisme (s'appuyant sur la génétique):« De concert avec les autres sciences
de la nature ainsi qu'avec les mathématiques, la biologie emplit l'âme de l'élève de la
conscience que tout événement est soumis à des lois et lui montre les liens qui unissent
l'homme et la culture à la nature. Elle constitue ainsi un apport essentiel dans la formation
du caractère et de la volonté de l'élève. Mais de plus, les leçons de la biologie pourraient
être appliquées à la conduite personnelle de la vie, et en particulier à tout ce qui concerne
la conduite civique ... » Par ailleurs, l'eugénisme pouvait également promouvoir l' « amour
de la nature et de la patrie ... », même si c'était de manière indirecte (Richtlinien far die
Lehrpliine der hoheren Schulen Preufiens, 1925, p. 36).
19. Depdolla, 1930, p. 295.

268
Sheila Faith Weiss
l'alcoolisme et les maladies vénériennes sur l'embryon, et leur éra-
dication 20.

L'enseignement de ce qu'on appelait la« question raciale» n'était


pas mentionné. Depdolla ne considérait pas l' « anthropologie
raciale » comme relevant du domaine de l'eugénisme. Même un
futur auteur de manuels de biologie nazis comme Jakob Graf omit
toute approche de la question raciale dans son ouvrage de 1930 sur
l'hérédité et l'eugénisme 21 •
Si l'eugénisme n'avait pas de place institutionnalisée dans les
programmes d'enseignement prussiens au temps de Weimar 22 , il
était mieux loti dans d'autres Etats. En 1928, Hambourg fut la pre-
mière ville à mettre en place un enseignement de l'eugénisme à côté
de celui de la génétique dans le troisième degré des lycées. Quatre
ans plus tard, l'eugénisme, ainsi que la génétique et l'ethnologie, fut
intégré dans la classe terminale des lycées de Saxe. L'hygiène
raciale était aussi enseignée dans le pays de Bade, la Hesse, la Thu-
ringe et peut-être même dans le Wurtemberg. Dans le secondaire, la
biologie était en tout cas mieux représentée à Hambourg, dans les
États de Saxe, Hesse et Wurtemberg qu'en Prusse 23 •

20. Depdolla, 1929, p. 375; citation extraite de Scheele, 1981, p. 272.


21. Graf, 1930. L'ouvrage de Graf fut l'un des premiers livres rédigés pour familiariser
les enseignants, les étudiants et les élèves avancés des écoles avec les bases de l'hérédité et
de l'eugénisme.
22. Les Directives prussiennes de 1925 exigent seulement l'enseignement de l'hérédité
dans la septième année de toutes les écoles de l'enseignement secondaire (sauf dans les
lycées, où on l'abordait en sixième année). Alors qu'il aurait été concevable d'enseigner
l'eugénisme, en tant que prétendue application de l'hérédité, dans les établissements
secondaires de Prusse pendant les dernières années de la République, cet enseignement
n'avait rien d'obligatoire. Et, de fait, les références très ponctuelles à l'hérédité en tant que
sujet d'étude biologique peuvent nous permettre de nous demander jusqu'à quel point
celle-ci était réellement enseignée. Quand on considère l'étendue du sujet à enseigner et le
petit nombre d'heures qui était réservé à cette tâche, il semble peu probable que l'héré-
dité, et encore moins l'eugénisme, ait pu être le point central de l'enseignement de la bio-
logie en Prusse avant le Troisième Reich (Richtlinien, 1925, p. 74).
23. Scheele, 1981, p. 264-273; Dr. med. H. C. von Behr-Pinnow, 1932-1933 (?),
p. 327-329; Vollmer, 1932-1933, p. 11-15; Beisinger, 1926, p. 130-137. La description
des finalités de l'enseignement de la biologie dans le troisième degré du secondaire du
Wurtemberg ne permet pas de savoir avec certitude si l'enseignement de l'eugénisme y
était obligatoire ou non : « Le domaine de la reproduction et de l'hérédité donne l'occasion
aux élèves de parler sérieusement de leur responsabilité vis-à-vis de la génération future.
Une telle approche des problèmes moraux fondée sur des faits établis par les sciences de la
nature ne manquera pas de produire son effet sur des élèves qui vont incessamment quitter
l'école»(« Lehrplan für die hoheren Schulen», 1928, p. 213; ce sont les auteurs qui sou-
lignent).

269
La science sous le Troisième Reich

L'introduction obligatoire de la science raciale


dans les programmes scolaires prussiens

Si l'eugénisme occupait, du moins sur le papier, une place dans


les programmes de biologie de plusieurs Etats allemands, il ne
semble pas qu'il ait réalisé de percée significative pendant la Répu-
blique. Cet état de choses se modifia radicalement après la prise du
pouvoir par les nazis.
La connaissance des faits biologiques fondamentaux, et leur appli-
cation à l'individu et à la société, est une condition préalable indis-
pensable au renouvellement de notre peuple (affinnait le ministre de
la Culture Bernhard Rust dans un décret de septembre 1933 ). Aucun
élève, garçon ou fille ne doit être renvoyé dans la vie active sans ce
savoir fondamental.

Ce décret introduisait une pléiade de disciplines dans les écoles


prussiennes et se proposait le noble but de la préservation du substrat
racial du peuple allemand. En plus de l'hygiène raciale ou de l'eugé-
nisme au sens strict du terme (c'est-à-dire l'amélioration génétique
qualitative d'une population en dehors de toute distinction de races),
quatre autres matières venaient s'y ajouter: la génétique, fondement
scientifique de toutes les disciplines préoccupées de « santé
raciale» ; la politique démographique, qui a toujours fait partie de
l'hygiène raciale en Allemagne; la « science des races» (Rassen-
kunde ), une branche de l'anthropologie qui défendait la supériorité
de la « race nordique » ; et la science de la famille 24, un domaine qui,
en fait, s'est toujours situé en dehors des frontières de l'eugénisme,
en tout cas avant 1933 25• Ces cinq piliers de l'amélioration de la race
- que l'on comprend mieux en les considérant comme un nouveau
domaine globalisant créé par les nazis, la « science raciale » -
devaient être enseignés à la fois dans les deux dernières années de
toutes les écoles secondaires, ainsi que dans la dixième année des
établissements comportant treize années d'enseignement. Mais pour
ne pas en exclure, cependant, la majorité des écoliers allemands,
l'enseignement de la science raciale fut aussi rendu obligatoire dans

24. La Familienkunde allemande comprenait, outre la généalogie, l'étude de&caracté-


ristiques héréditaires dans le cadre de la famille, qui revêtait, bien sûr, une importance par-
ticulière pour les nazis. La discipline soulignait également l'importance, selon elle, de la
cellule familiale comme forme primitive des communautés historiques (NdT).
25. On trouvera une reproduction exacte du décret in Dobers et Hielke, 1940, p. 354.

270
Sheila Faith Weiss
la dernière année toutes les écoles primaires 26 • Les professeurs de
biologie de toutes . s classes étaient fortement encouragés à se fami-
liariser avec la n · velle matière en assistant à des cours et à des
semmaires, conç dans ce but avec l'assentiment du Parti, qui
avaient lieu dans d s camps communautaires 27 •
La position ce traie que l'hygiène raciale et ses disciplines
connexes devaient désormais occuper dans le nouvel État volkisch
constituait, bien s r, un avantage non négligeable pour les eugé-
nistes professionn ls - au moins pour ceux qui étaient disposés à
adhérer à la théo ·e raciale aryenne. Ces hygiénistes raciaux se
montraient le plus souvent prêts à reconnaître en public leur dette
envers le nouveau régime. L'anthropologue racial Eugen Fischer,
par exemple, qu · était à la tête de l'institut Kaiser-Wilhelm
d'anthropologie, génétique humaine et d'eugénisme, ne perdit
pas son temps qu nd il publia un article à l'intention des ensei-
gnants du second re intitulé « L'identité du peuple allemand et la
race : la grande qu stion de la nation 28 », dans lequel il faisait ouver-
tement l'éloge des azis, pour avoir été les premiers, dans l'histoire,
à prendre en main 'avenir racial de leur peuple. Cependant, le nou-
veau crédit accordé à la science raciale était peut-être encore plus
important pour les enseignants en biologie du secondaire. L' ordon-
nance prise par Rust en septembre 1933 décrétait que la part du lion
dans la nouvelle « science raciale » échoirait naturellement à la
biologie. De manière plus concrète, dans la lutte pour des heures
complémentaires dans les programmes d'études, on accorderait à la
biologie deux à trois heures, « au besoin aux dépens des mathéma-
tiques et des langues étrangères», pour qu'elle puisse assurer le
succès de sa mission 29 •
Bien que les deux ou trois heures accordées à la biologie aient fait
piètre figure en comparaison du temps accordé à l'allemand, à l'his-
toire et à la géographie, matières dites deutschkundlich (concernant
l'enseignement de la langue et de la culture allemandes), les biolo-
gistes considérèrent le décret prussien comme annonçant des temps
meilleurs. Comme Erich Giesbrecht, un enseignant en biologie du
secondaire, l'énonça brutalement :

26. Ibid. On notera que, pendant le Troisième Reich, environ 90 % des élèves obte-
naient pour seul diplôme un certificat d'études primaires (Volksschulabschlufl). Rust
insista pour qu •on introduisît la science raciale dans la sixième année du secondaire, pour
la raison que la plupart des élèves s'engageant dans un cycle d'études secondaires de neuf
ans abandonnaient celui-ci au bout de la cinquième année.
27. Dans un décret daté du 15 décembre 1933, Rust annonça l'existence de ces cours et
recommandait aux maîtres de les suivre (ibid., p. 355).
28. Fischer, 1933, p. 263.
29. Dobers et Hielke, 1940, p. 354.

271
La science sous le Troisième Reich
Nous allons donc connaître dans tout l'enseignement et par là même
aussi dans l'enseignement de la biologie à l'école, et peut-être très
prochainement, des conditions toutes nouvelles et sans nul doute
plus favorables à la biologie que précédemment. Il convient donc
d'utiliser énergiquement et sans tarder le moment et l'occasion pour
obtenir pour la biologie à l'école tout ce qui semble, d'une manière
ou d'une autre, possible 30 •

Son collègue biologiste, Paul Linde, se montrait encore plus


confiant quant au brillant avenir qui attendait leur matière :

Si tous les signes ne nous trompent pas, l'enseignement de la biolo-


gie va sans doute parvenir, par une redistribution des heures d'ensei-
gnement, à compenser la grande réduction qu'elle a subie à
l'occasion des directives [de 1925]. Non seulement les spécialistes en
biologie, mais également les représentants d'autres disciplines
s'accordent sur le fait que l'enseignement de la biologie doit au
moins réintégrer le deuxième degré. Pour ce qui concerne l'enseigne-
ment dans le troisième degré, nous n'avons pas trop de soucis à nous
faire car, là, le nouvel ordre des politiciens nous a posé des exigences
qui ne peuvent être satisfaites que par l'intermédiaire d'un enseigne-
ment de la biologie dans les trois dernières années de classe 3 1•

Mais peut-être le professeur du secondaire Rudolf Genschel


exprimait-il plus succinctement les espoirs et les aspirations des
biologistes des écoles quand il déclarait :

Un enseignement et une éducation en matière de biologie doivent


faire partie intégrante de la formation, au plein sens du terme, de
l'homme allemand. S'il est une discipline scolaire qui peut être
appelée une matière fondamentale, c'est bien la biologie 32 •

30. Giesbrecht, 1932-1933, p. 219.


31. Linde, 1932-1933, p. 335.
32. Genschel, 1932-1933, p. 261.

272
Sheila Faith Weiss

Un enseignement en vue de la légitimité politique


et du conformisme social : la science raciale
dans les livres scolaires et les manuels nazis

Pour démontrer leur loyauté envers l'ordre nouveau, les autorités


d'autres États allemands emboîtèrent promptement le pas au ministre
prussien en rendant obligatoire l'enseignement de la science raciale
dans leurs écoles, et ce, à nouveau, surtout dans le cadre des pro-
grammes de biologie 33 • Et, de fait, les initiatives des différents Etats
en matière d'enseignement de la science raciale encouragèrent
encore, s'il en était besoin, les maisons d'édition à publier des réédi-
tions mises à jour de traités d'eugénisme et d'ouvrages sur la ques-
tion raciale, en plus des opuscules, des livres scolaires et des
manuels consacrés à cette nouvelle discipline scolaire.
C'est dans cette pléthore d'ouvrages destinés à être utilisés dans
les salles de classe que l'on peut distinguer les deux fonctions dévo-
lues à l'enseignement racial nazi : la légitimité politique et le
conformisme social. Les huit ouvrages que j'ai examinés à ce jour
font montre d'un remarquable degré d'uniformité tant du point de
vue du matériau proposé qu'en ce qui concerne les leçons que les
élèves et/ou les professeurs devaient tirer de ce matériau. Bien
qu'une analyse des livres de classe ne puisse pas nous donner une
idée précise du déroulement réel des cours, elle nous offre la possi-
bilité, comme l'historien de l'enseignement Reiner Lehberger l'a
fait remarquer, de mesurer au moins jusqu'à quel point les décrets et
les directives officiels pour l'enseignement transparaissent dans les
livres destinés à l'usage scolaire. Et, bien qu'il soit impossible de
déduire des livres eux-mêmes la manière dont les enseignants utili-
saient ces textes, rappelons qu'il y avait peu de place pour l'inter-
prétation des textes pendant le Troisième Reich 34 •
La première et la plus importante leçon de l'enseignement de la
science raciale, et, avec elle, de toute la biologie, peut très certaine-
ment se résumer par ces mots : « Tu n'es rien, c'est ton peuple qui
est tout. » L'enseignement de la biologie sous le Troisième Reich

33. Pour une étude de l'introduction de la science raciale dans les écoles de Hambourg,
on se reportera à l'excellente anthologie de Reiner Lehberger et Hans-Peter de Lorent
(dir.), 1986, p. 27-30 et 73.
34. Les huit livres examinés sont, par ordre chronologique: Steche, 1934; Hofmann,
1935 ; Schwarz et Wolff, 1936 ; Bauer, 1937 ; Feldkamp, 1937 ; Bareth et Vogel, 1939 ;
Kruse et Wiedow, 1942; Graf, 1943. Lehberger, 1986, p. 49.

273
La science sous le Troisième Reich
s'organisait à partir du concept de « communauté de vie ». Pratique-
ment d'un bout à l'autre du programme de biologie, la composition
et la structure des communautés végétales et animales étaient étu-
diées dans une perspective résolument écologique: comment les
organismes individuels fonctionnent à l'avantage de la communauté
considérée comme un tout 35 • Dans les classes supérieures, le thème
central était celui de la communauté supra-organique, la « commu-
nauté du peuple » ; il montrait comment les besoins et les désirs de
l'individu doivent, en vertu des prétendues lois de la vie, rester
subordonnés à ceux de la société. Selon les termes d'un ouvrage de
science raciale, ouvrage recommandé dans les écoles prussiennes :

aucune existence individuelle n'a son sens en elle-même. Elle est


indissociable d'un flot de vie ininterrompu. Elle ne s'accomplit
qu'en servant la totalité 36 •

Ou, exprimé encore plus grossièrement dans un ouvrage scolaire


de 1937 destiné aux élèves des classes terminales :

Seul, l'être humain n'est rien d'autre qu'un simple maillon dans une
chaîne [ ... ]. Nous ne sommes pas sur Terre pour notre plaisir; cette
idée n'est que l'effet d'un délire individualiste 37 •

Bien qu'il soit aisé de discerner quelles étaient les fonctions idéo-
logiques de telles phrases dans le contexte du Troisième Reich, ce
qu'elles exprimaient n'était pas une invention des nazis. Les
attaques contre l'individualisme caractérisaient l'eugénisme alle-
mand depuis ses débuts. Ce qui avait changé, ce n'était pas l'accent
mis sur l'idée de communauté, mais plutôt l'apparition d'un titre
d'éligibilité raciale pour en faire partie. Les attaques contre ceux
qui, en raison de leur santé ou de leurs mœurs, avaient été exclus de
cette communauté dès avant 1933 dans les propos des eugénistes se
firent encore plus brutales. Cela peut être repéré facilement dans
quatre des disciplines sur les cinq qui composent la science raciale.
Je n'évoquerai pas ici la génétique, qui était considérée comme la
science fondamentale sous-tendant toutes les autres.
Les deux matières dans le nouveau domaine de la science raciale
les plus directement concernées par l'utilisation de la« santé géné-

35. Pour une approche de l'importance des communautés de vie (Lebensgemeinschaf-


ten) aux yeux de la biologie nazie, on se reportera à Brohmer, 1933, et Die deutschen
Lebensgemeinschaften. Ein Lehrhandbuchfü,r den Biologieunterricht, Osterwieck, 1936.
36. Hoffmann, 1935, p. 38.
37. Bauer, 1937, p. 179.

274
Sheila Faith Weiss
tique » pour trouver un support à la distinction entre « membres de
la communauté» et« étrangers à la communauté» étaient l'hygiène
raciale et la politique démographique. Il s'agit aussi des disciplines
qui revêtaient le plus d'importance aux yeux de la plupart des eugé-
nistes, tant avant que pendant le Troisième Reich. On comprend
ainsi que la transmission de ces matières par les livres scolaires
reflète les préoccupations de longue date des eugénistes : la hantise
des mesures sociales allant à l'encontre de la sélection ; l'inquiétude
devant les taux de natalité différentiels des différentes classes
sociales et professions; l'irritation devant le coût prétendument
croissant de l'aide aux «handicapés»; et la peur devant les ten-
dances démographiques malsaines de l'Allemagne.
Cette brutalité nouvelle, à la fois dans les propos et dans les actes,
dirigée contre les Allemands génétiquement malsains, se reflétait
dans la terminologie des ouvrages scolaires, qui parlaient des« han-
dicapés » comme étant « de valeur inférieure » ou des « sous-
hommes » - des termes peu, voire jamais utilisés auparavant 38 •
Dans la nette hiérarchie des valeurs humaines dépeinte dans les gra-
phiques des livres scolaires, les élèves apprenaient très vite quels
groupes de gens étaient « très précieux » du point de vue du fonc-
tionnement efficace de la « communauté du peuple», et lesquels
étaient jugés « sans valeur». Tandis que la plupart des auteurs de
manuels, suivant en cela la tradition élitiste de l'eugénisme, présen-
taient la bourgeoisie cultivée et les autres classes sociales élevées
comme les plus précieuses, ils étaient tenus de sacrifier officielle-
ment à l'égalitarisme nazi. Particulièrement dans les textes destinés
aux élèves des écoles primaires, les préjugés de longue date étaient
atténués par cette vision de l'orthodoxie nazie selon laquelle la
valeur d'une personne ne se mesurait pas à l'emploi qu'elle occu-
pait, mais au degré d'engagement avec lequel elle œuvrait pour le
bien du groupe 39 •

Nous sommes tous des membres d'une communauté rassemblée


pour le meilleur et pour le pire, et chacun est l'égal de l'autre, s'il
consacre pleinement au service de la communauté les dons qu'il a
reçus (affirmait, dans son manuel, Otto Steche 40).

38. Pour l'utilisation de ces termes on consultera, par exemple, Schwartz et Wolff,
1936, p. 66-67; Dobers, 1939, p. 68-69.
39. Pour une illustration du besoin de montrer aux enfants des classes laborieuses qu'ils
ont une valeur génétique, voir Dobers, 1939, p. 56-58; on trouvera des exemples de cette
atténuation de l'idéologie eugéniste élitiste pendant le Troisième Reich in Hoffmann,
1935, p. 22-23; et Steche, 1934, p. 69-70.
40. Steche, 1934, p. 69-70.

275
La science sous le Troisième Reich
Mais, pour les« improductifs», rien n'avait changé. Tout comme
avant, les groupes sociaux les plus désavantagés - stigmatisés
comme appartenant au lumpenproletariat - devinrent les boucs
émissaires pour tous les maux supposés, biologiques ou sociaux, de
l'Allemagne. Et, tout comme au temps de la République de Weimar,
les personnes désignées comme étant« sans valeur», et en particu-
lier les handicapés mentaux et physiques, furent étiquetées de la
sorte non seulement parce qu'elles diminuaient la vitalité génétique
de la« communauté du peuple», mais parce qu'elles étaient suppo-
sées coûter très cher. Comme Albert Bauer essayait d'en convaincre
les enfants des écoles :

Il est totalement impossible que notre peuple, dont la classe méri-


tante se réduit de jour en jour, réunisse des moyens aussi énormes
pour préserver des vies qui n'en valent pas la peine, celles d'un
grand nombre de pauvres infirmes et de malades mentaux incu-
rables. C'est là une décision d'une portée incalculable, que notre
nouveau gouvernement se propose de mettre fin à cet état de choses
intenable avec une détermination inflexible41 •

Pour lui, la somme de plus d'un milliard de Reichsmark consa-


crée à ces personnes « improductives » était un gâchis de ressources
humaines aussi bien que financières.
Comme Herbert Mehrtens l'a noté avec perspicacité pour l' ensei-
gnement des mathématiques, lès ouvrages scolaires évoquant la
dépense des ressources pour les « handicapés » laissent supposer
que, si cet argent n'avait pas été consacré aux «sans-valeur», il
aurait profité tout naturellement à ceux qui apportent leur pierre à
l'édifice de la société 42 • Dans son ouvrage de science raciale de 1935
à l'intention des classes secondaires, Hans Feldkamp nous fournit un
excellent exemple de ce mécanisme sournois. Il y fait le calcul sui-
vant: au bout d'un certain temps, une ville a dépensé la somme de
205 740 Reichsmark pour l'assistance aux handicapés. En estimant
le prix d'un immeuble à vocation sociale à 3 000 Reichsmark, envi-
ron 68 immeubles de ce type auraient pu être construits pour la
même somme. En estimant à 1 500 Reichsmark le salaire annuel
d'un ouvrier, pas moins de 133 ouvriers devaient travailler une année
entière pour assurer la subsistance de ces handicapés 43 • La fonction,
sinon le but explicite, de cet exposé était de rendre les élèves hos-

41.Bauer, 1937,p. 178.


42.Mehrtens. 1989,p.212.
43. Feldkamp, 1937, p. 79-80.

276
Sheila Faith Weiss
tiles à des individus qui avaient précédemment fait l'objet de leur
pitié. Cette hostilité était induite en insinuant que les « handicapés »
soustrayaient à la société des fonds précieux - allant même jusqu'à
limiter virtuellement l'accès à la propriété. De telles déclarations ser-
vaient non seulement à légitimer la dichotomie, reconnue officiel-
lement, entre « membres de la communauté » et « étrangers à la
communauté», elles militaient également en faveur du soutien à la
loi de stérilisation, draconienne, de 1933.
Les ouvrages consacrés à la science raciale attiraient également
l'attention sur la nécessité de produire plus de « membres de la
communauté», et des membres génétiquement sains. Par l'utilisa-
tion de sentences lourdement chargées d'émotion, comme « un
espace sans peuple» et « un peuple sans jeunesse », ces ouvrages
brandissaient le spectre traditionnel des Slaves féconds occupant le
sol allemand et entretenaient la peur d'un« peuple moribond», où
un nombre de plus en plus restreint de jeunes adultes devrait pour-
voir aux besoins d'une population vieillissante 44 •
Le vieillissement qui menace (soutenait Hans Feldkamp, auteur de
manuels scolaires) constitue un fardeau social énorme pour la nou-
velle génération, trop peu nombreuse; de plus, il est le signe d'une
vigueur et d'une puissance sur le déclin45 •
Le message était clair : afin de prévenir soit la prise de possession
du Reich par les Slaves, soit l'effondrement de l'État-providence,
des garçons et des filles en bonne santé, du point de vue génétique
et racial, devaient se conformer aux mesures contraignantes de la
politique démographique nazie et avoir beaucoup d'enfants.
La famille - son histoire et son avenir - constituait le cœur de la
« science de la famille», la troisième matière relevant de la science
raciale. L'une des fonctions clés de cette matière était, sans aucun
doute, d'asséner à nouveau cette vérité nazie - que la communauté
revêtait plus d'importance que l'individu. En tant qu'unité constitu-
tive essentielle de l'État, et sa plus petite cellule, la famille permet-
tait d'opérer le lien avec la« communauté du peuple».
La science de la famille à l'école doit parvenir à ce résultat : que
l'appartenance à ces communautés que sont la famille, le clan, le
peuple, devienne essentielle au sentiment de 1'existence et s'intègre
dans la manière d'être au quotidien. De cette façon, la science de la

44. A propos des problèmes posés par le vieillissement de la société, voir Feldkamp,
1937, p. 85; Steche, 1934, p. 43; et Bauer, 1937, p: 167.
45. Feldkamp, 1937, p. 85.

277
La science sous le Troisième Reich
famille cultive les énergies vitales du mouvement national-socialiste
lui-même. C'est dans l'éducation à l'appartenance consciente à la
communauté que nous apercevons le couronnement de notre tâche
dans le domaine de la généalogie à l'école. Elle répond bien à notre
époque, qui est celle du« nous » 46 .

Il était absolument impératif que la scolarité fût consacrée à ren-


forcer le sens de la famille car,« à l'homme qui n'a pas le sens de la
famille, au solitaire égoïste, il manque également le sens de la com-
munauté du peuple ». Et, de fait, « la famille est la meilleure éduca-
trice à la solidarité, contre l'individualisme et l'égoïsme » 47 •
Le simple rappel de la devise nazie: « L'intérêt général prime
l'intérêt particulier», ne semble pas suffisant pour expliquer le
décret pris par le ministre de !'Éducation Rust en 1938, selon lequel
les professeurs de biologie devaient apprendre aux enfants à
construire leur arbre généalogique. Ce rôle de la « science de la
famille » qui consistait à démontrer la prétendue parenté de sang de
tous les Allemands était plus important. Ainsi que deux auteurs de
manuels l'expliquaient :

Si nous étions en mesure de retrouver les ancêtres de chaque membre


du peuple sur plusieurs millénaires, il s'avérerait que, dans la plu-
part des cas, les lignées se rejoindraient tôt ou tard. Un «peuple»
est donc, au sens le plus propre de ces mots, une « communauté du
sang » 48 •

En bref, l'enseignement de la« science de la famille» à l'école


servait à appuyer la communauté nationale dans ses options
racistes 49 •
Cependant, la« science de la famille» n'était pas le seul lieu, dans
le cadre de la science raciale, où l'on enseignait la différence entre
« membres de la communauté » et « étrangers à la communauté » du
point de vue de la race. C'était là avant tout la tâche de la « science
des races». Depuis le tournant du siècle au moins, la « science des
races » avait été propulsée sur le devant de la scène et soutenue par
certains anthropologues allemands, en même temps que par de nom-

46. Benze et Pudelko, 1937.


47. Bauer, 1937, p. 182.
48. Kruse et Wiedow, 1942, p. 83.
49. On notera que, pendant les premières années du Troisième Reich, l'enseignement
de la science de la famille (Familienkunde) a fréquemment servi aux maîtres pour contrô-
ler l' « ascendance aryenne» de leurs élèves. En tant que telle, la« généalogie» n'avait pas
seulement une fonction idéologique, mais elle jouait aussi un rôle utilitaire ; voir Ross-
meissl, 1985, p. 115.

278
Sheila Faith Weiss
breux porte-parole de la droite volkisch ; elle pouvait aussi se vanter
de compter parmi ses partisans quelques eugénistes respectés, en
particulier l'hygiéniste racial munichois Fritz Lenz.
La principale leçon que la « science des races » essayait d' ensei-
gner était que le monde était peuplé par de nombreuses races à la
fois génétiquement différentes et fondamentalement inégales.
Comme le déclarait un manuel :

C'est l'un des grands mensonges de la Révolution française que


d'affirmer que tous les hommes sont égaux. La nature ne connaît pas
l'égalité, mais toujours et partout des variations, des inégalités et des
différences. Les races humaines non plus ne sont ni semblables ni
d'égale valeur50 •

Albert Bauer s'exprimait de manière encore plus grossière dans


son analyse de la question raciale :

C'est une hérésie de supposer que « tout ce qui a figure humaine » a


la même valeur et a les mêmes capacités spirituelles et culturelles.
Toute l'histoire de l'humanité démontre le contraire; elle nous
montre, en particulier en ce qui concerne l'Europe, que la race nor-
dique en a été le guide et le fondateur de sa culture51 •

La grande majorité des Européens était censée être un composé


d'une ou de plusieurs des six prétendues races européennes, parmi
lesquelles la nordique était la plus noble. Au moins dans les
manuels scolaires, c'est le terme « aryen » qui était utilisé pour
qualifier ces individus. On leur opposait les différentes races non
blanches et non européennes, dont l'infériorité culturelle avait été
proclamée longtemps avant la prise du pouvoir par les nazis. Les
Noirs et les Orientaux n'ayant cependant jamais été considérés
comme appartenant à la communauté allemande, on leur accorda
assez peu d'attention. Les choses se présentaient de façon un peu
différente pour les gitans. Bien qu'ils aient toujours été perçus
comme un « élément étranger» en Allemagne, leur séjour de
longue date en Europe centrale, tout comme leur grande visibilité
et leur «différence», n'en faisait guère plus que des objets de
mépris - des gens qu'Ernst Kruse et Paul Wiedrow décrivaient
dans leur manuel de biologie comme étant totalement « étrangers à
la communauté » :

50. Schwarz et Wolff, 1936, p. 51.


51. Bauer, 1937, p. 155.

279
La science sous le Troisième Reich
Ces êtres humains-là [les gitans] émigrèrent un jour d'Asie en
Europe et menèrent alors une existence de vagabonds, se déplaçant
de-ci de-là. Ce qu'ils possèdent, ils se le procurent surtout en men-
diant, trompant et volant. Ils détestent la vie sédentaire et le travail
régulier ; les vertus qui sont les plus élevées à nos yeux, comme la
bonne foi et l'honnêteté, leur sont étrangères. Ils ont constamment
essayé d'échapper par la ruse et la rouerie aux tentatives administra-
tives qui visaient à les sédentariser, jusqu'à ce qu'aujourd'hui
l'administration national-socialiste entreprenne fermement de venir
à bout de cette tâche 52 •

Comparée au traitement des Noirs, des Orientaux et des gitans, la


prétendue « question juive» posait des problèmes particuliers. Non
seulement la plupart des Juifs habitant en Allemagne avant 1933 se
considéraient comme des membres à part entière de la société alle-
mande, mais encore nombre de leurs concitoyens les voyaient
comme tels. Afin de convaincre les enfants allemands de la dange-
reuse confusion que cette croyance entraînait, l'enseignement de
l'anthropologie raciale se voyait obligé de traiter ce «problème»
par le menu.
Même si la grossièreté et la brutalité avec laquelle les manuels
examinaient la Judenfrage variaient avec le temps et avec les
auteurs, tous les livres de classe entérinaient la distinction officielle
entre « membre de la communauté » et « étranger à la commu-
nauté» en représentant le Juif comme l'image en négatif del' Alle-
mand. Le Juif, à la différence del' Aryen, était le produit de deux
races non européennes, la« proche-orientale» et l'orientale. Alors
que les Aryens, et en particulier la lignée nordique, avaient vécu en
honnêtes paysans, bataillant seulement sans répit contre les diffi-
ciles conditions de vie dans le Nord, le Juif était par essence un
nomade, quelqu'un à qui une demeure permanente était étrangère et
qui, par conséquent, ne pouvait assurer son existence qu'en trom-
pant et exploitant les autres 53 • Jakob Graf, l'un des auteurs de
manuels de biologie les plus influents sous le Troisième Reich, alla
jusqu'à écrire: « la loi de la nature qui détermine entièrement le
comportement des Juifs est celle du parasitisme 54 ».
Après avoir tracé un portrait aussi peu flatteur du caractère des
Juifs - des photos tout aussi dénigrantes accompagnant fréquem-

52. Kruse et Wiedow, 1942, p. 86.


53. Pour une étude approfondie du traitement de la« question juive» dans les écoles,
on se reportera à Dobers, 1941.
54. Graf, 1943, p. 130.

280
Sheila Faith Weiss
ment le texte -, les auteurs d'ouvrages de science raciale pouvaient
alors exposer en détail les lois de Nuremberg de 1935 et les légiti-
mer. Beaucoup de manuels contenaient des graphiques et des
tableaux dans le but d'expliquer aux enfants ce qu'étaient un Juif
intégral, un demi-Juif, un quart-Juif, et qui, désormais, avait le droit
d'épouser qui. De plus, les justifications prétendument scientifiques
de ces mesures facilitaient le fait que « l'effort doit se poursuivre
pour amener une partie de plus en plus importante du peuple à dire
"oui" de bon cœur à la législation [de Nuremberg]5 5 ». Comme le
rapporte un manuel, « les lois de la vie ont montré que des gens
racialement éloignés les uns des autres ne vont pas bien en-
semble 56 ». On considérait qu'un mélange racial entraînait une très
grande disharmonie dans la progéniture.
Outre son rôle de « véhicule de transport de l'idéologie nazie»,
selon l'expression forgée par Mehrtens, la science des races servait
aussi, et peut-être en premier lieu, à induire un comportement indis-
pensable au bon fonctionnement du régime nazi. Il suffit de se pen-
cher sur les descriptions faites par les manuels de la composition
raciale des Français et, encore plus, de celle de l'armée soviétique
après 1941, pour voir comment la science raciale procédait pour
faire de l'ennemi un «sous-humain» - quelqu'un qui mérite la
mort 57 • Quand on a à l'esprit que ce matériau était enseigné pendant
la dernière année scolaire, juste avant que l'immense majorité des
écoliers soit expédiée sur le front de l'Est, la fonction utilitaire de
l'anthropologie raciale devient vite évidente.
On notera cependant avec intérêt que c'est à propos de la compo-
sition raciale des « membres de la communauté » que les manuels
de biologie et de science raciale révèlent le mieux la nature prag-
matique de la Rassenkunde. Une tension très nette existait entre la
théorie raciale volkisch et les exigences concrètes de l'État. D'une
part, la « race nordique » à la peau et aux cheveux clairs, dolichocé-
phale et aux yeux bleus, était saluée comme la plus noble de toutes
les races humaines - le couronnement de la Création. D'autre part,
on considérait que la quasi-totalité des Allemands était un croise-
ment de la race nordique et d'une ou de plusieurs des cinq autres
races européennes - l'existence d'une race pure constituant plutôt
l'exception que la règle. Mais, si l'idéal proclamé était celui de la
race nordique, comment cela affecterait-il les enfants allemands à la
peau et aux cheveux plus sombres, ceux qui exhibaient peu de

55. Dobers, 1939, p. 65.


56. Kruse et Wiedow, 1942, p. 91.
57. Comment faire de l'ennemi un «sous-homme»: voir les exemples donnés par
Graf, 1943, p. 152.

281
La science sous le Troisième Reich
signes visibles d'appartenance à la plus noble de toutes les races?
La supériorité de la race nordique conduirait-elle à des divisions
parmi les Allemands de souche aryenne? Allait-elle soulever les
uns contre les autres les « membres de la communauté », comme
l'avaient fait précédemment les clivages sociaux et professionnels?
Les pédagogues nazis prirent conscience de la gravité du pro-
blème eu égard à la stabilité de l'État, et entreprirent de le résoudre
d'une manière qu'on ne peut que considérer comme ingénieuse 58 •
Suivant en cela l'exemple de Fritz Lenz, les auteurs de manuels de
science raciale mirent l'accent non pas sur les attributs physiques
des races européennes - qui furent considérés comme revêtant peu
d'importance intrinsèque-, mais plutôt sur leurs prétendus traits de
caractère et qualités spirituelles. Comme l'écrit Albert Bauer:

Les races humaines ne diffèrent pas seulement d'un point de vue


physique, mais également d'un point de vue psychique. S'il n'exis-
tait que des différences d'ordre corporel, la question de l'apparte-
nance raciale serait, au fond, sans importance 59 •

Comme la génétique mendélienne en Allemagne enseignait que


les caractéristiques physiques et intellectuelles ne se trouvaient pas
nécessairement dans les mêmes gènes et, partant, n'étaient pas auto-
matiquement transmises ensemble, il était possible que quelqu'un
ait l'apparence d'un« Alpin» mais l'âme d'un Nordique:

Même quand l'idéal nordique n'est pas visible extérieurement, l'atti-


tude psychique trahit cependant toujours l'héritage nordique 6°.

Comment cet exercice de haute voltige pratiqué par les auteurs de


manuels a-t-il réussi à renforcer plutôt qu'à miner la Volksgemein-
schaft? L'ethnologue Hans Günther lui-même déclara que tous les
Allemands devaient faire leur choix « pour ou contre cet idéal
d'excellence de l'homme nordique 61 ». Mais par quel moyen ? Il
leur était bien sûr impossible de changer leur apparence. Mais ils
pouvaient changer leur comportement. Les caractéristiques du Nor-
58. Ce problème a été reconnu comme tel par le très influent biologiste et pédagogue
nazi, Brohmer (1933, p. 34); le problème fut «résolu» en déclarant que le « sang nor-
dique» coulait dans les veines de tous les Allemands et que, de surcroît, les différences
entre les six prétendues races européennes n'étaient pas si grandes que cela. Durant la
guerre, Graf fit de gros efforts pour renforcer la « communauté du peuple » en déclarant
que les différents traits raciaux européens présents dans la société allemande aboutissaient,
en fait, à une harmonieuse complémentarité (Graf, 1943, p. 121).
59. Bauer, 1937, p. 144.
60. Disait l'auteur de manuels Hans Feldkamp (1937, p. 80).
61. Ces propos de Günther sont cités par Feldkamp, 1937, p. 80.

282
Sheila Faith Weiss
digue: l'énergie, la véracité, l'objectivité, le courage, le sens du
sacrifice - bref, les valeurs prussiennes traditionnelles -, étaient
offertes en exemple 62• Les individus et les groupes politiquement
« conformes » se révélaient avoir un pourcentage important de sang
nordique - un manuel, par exemple, célébrait l' « attitude nordique »
des SA 63 • Pour que les enfants soient bien persuadés qu'ils possé-
daient un pourcentage important de ce précieux sang nordique, ils
devaient épouser ces traits - les caractéristiques mêmes qui garanti-
raient un Etat stable et efficace. L'eugéniste de vieille date Rainer
Fetsch faisait remarquer que l'hygiène raciale avait toujours été une
affaire de productivité, et non de forme crânienne 64 • De même que
les anciens calvinistes ne pouvaient jamais avoir la certitude de
faire partie des élus, excepté à travers leurs actes, les Allemands ne
pouvaient avoir l'assurance d'être de bonne race qu'en se confor-
mant aux idéaux nazis - et, en particulier, aux idéaux qui venaient
renforcer l'efficacité nationale.
En nous penchant sur les quatre composantes de l'enseignement
de la science raciale, nous avons vu comment ce nouveau domaine
globalisant servait les deux fonctions conjuguées de la légitimité
politique et de la conformité sociale. La science raciale s'est aussi
révélée être une aubaine pour l'enseignement biologique, en
accroissant le prestige d'une matière qui avait fini par se retrouver à
peu près au dernier rang des sciences naturelles, et quasiment de
tout l'enseignement classique. Mais, ironiquement, cette importance
retrouvée ne s'est pas traduite par un accroissement significatif des
heures consacrées au programme de biologie dans les écoles 65 •
Savoir si, oui ou non, les professeurs de biologie furent déçus par
cet état de choses ou si, au contraire, ils furent satisfaits de l'intérêt
supérieur que les nazis manifestèrent, à peu de frais, pour leur
importance dans le cadre de l'éducation volkisch demande un com-
plément de recherche.

Que Michael Neufeld et Christian Hünemorder soient ici remer-


ciés pour leurs commentaires éclairés.

62. Jakob Graf donne une liste de ces« traits nordiques» (1943, p. 121).
63. Schwarz et Wolff, 1936, p. 58.
64. Fetscher, 1934, p. 143.
65. Suite à la réforme de 1938 de l'enseignement secondaire, la biologie fut dotée au
total de seize heures pour la totalité du cursus de huit ans, soit deux heures pour chaque
année. Les programmes d'enseignement pour toutes les catégories d'écoles du secondaire
sont donnés par Dithmar, 1989, avant-propos, p. xv-xx1.

283
La science sous le Troisième Reich

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Le Troisième Reich
à l'origine des technologies
de la reproduction et de la génétique
Heidrun Kaupen-Haas

Les technologies actuelles de la reproduction et de la génétique


ont fait de tels progrès qu'on a pu qualifier cette évolution de
« révolution spectaculaire de la biologie 1 ». Pourtant, malgré leurs
résultats positifs, on évoque rarement aujourd'hui les difficultés
réelles qui accompagnent ces technologies. On ne parle guère des
échecs fréquents ni des traitements, toujours longs et pénibles, infli-
gés surtout aux femmes pour les rendre fécondes 2• Ces traitements
impliquent des risques certains pour la santé physique et psychique
des patientes, et mettent souvent en question l'harmonie du couple.
En dépit de leurs objectifs généreux, ces pratiques débouchent sur
une manipulation du corps de la femme, qui doit s'abandonner
aveuglément à leurs exigences. Une telle manipulation est-elle
innocente?
Si l'on examine maintenant les recherches entreprises sous le
Troisième Reich, qui, dans ces domaines, furent massivement fon-
dées sur l'expérimentation humaine, on ne peut manquer de s'inter-
roger. Y a-t-il un lien entre les manipulations du corps humain de la
fin du xxe siècle et celles effectuées par les nazis dans les années
1933-1945 ? La thèse défendue ici se propose de montrer que ce
lien existe. Malgré d'évidentes différences, les enjeux sont de
nature identique. Il y aurait donc continuité entre la science prati-
quée par les nazis et la science contemporaine.
Cette étude, essentiellement descriptive, permet de constater que
la recherche en génétique et sur la reproduction était très avancée à
cette époque. Il me semble que c'est là une donnée dont il faut tenir
compte dans les discussions et controverses actuelles, car, on a beau
brouiller les pistes, les préhistoires produisent elles aussi des effets.
C'est en ce sens qu'il faut comprendre la reconstruction qui va
suivre, qui se veut une contribution au dépistage des traces de ces
recherches, de leurs tenants et de leurs aboutissants.

1. Corea, 1986, p. 9.
2. Wagner et St. Clair, 1989, p. 1027-1030.

287
La science sous le Troisième Reich
Sous le Troisième Reich, l'étude des technologies de la reproduc-
tion s'est effectuée sous l'impulsion d'une politique démographique
active, d'ailleurs très avancée dans certains domaines - comme la
protection prénatale. Elle fut également réalisée dans un nouveau
lieu de recherche qu'il faut ajouter aux traditionnels cliniques et
laboratoires : le camp de concentration et d'extermination. La
recherche menée à Auschwitz, ainsi que dans les deux hôpitaux voi-
sins, avait pour but, premièrement, de favoriser la vie « digne de se
reproduire» et, deuxièmement, d'éliminer la vie « indigne de se
reproduire 3 ». Ces deux objectifs sont indissociables de l'élabora-
tion des technologies elles-mêmes.
Nous aborderons ci-dessous les divers domaines de recherche
scientifique ainsi que les diverses techniques qui furent utilisées
pour mettre en œuvre les deux volets de la politique « démogra-
phique » du régime hitlérien.

Obstétrique et génétique

Dans le cadre de la politique de la reproduction, la « prévention


pour les enfants à naître » passait pour une politique démographique
particulièrement progressiste 4 • Des mesures de prévention (comme
le contrôle de la qualité du sperme), obtenues par la recherche fon-
damentale en biologie moléculaire et l'expérimentation médicale
sur des femmes fécondes et stériles 5 , complétaient alors l' obsté-
trique. Dans les années 30 et 40, on rapporte des expériences ayant
pour objectifs l'insémination artificielle, le contrôle hormonal du
cycle menstruel, la constitution de banques de sperme. Beaucoup de
chercheurs, dont des chimistes, des physiciens, des biologistes,
contribuèrent à l'amélioration de ces techniques, sous l'égide de la
société Kaiser-Wilhelm pour la promotion des sciences (l'actuelle
société Max-Planck).
Ces travaux s'inscrivent dans un contexte international tout à fait
favorable. Des auteurs de divers pays rédigèrent alors des mani-
festes politiques sur la constitution et la mise en œuvre de banques
de sperme, de bébés éprouvettes et de cartes génétiques destinés à
« libérer la femme»: ainsi, John B. S. Haldane dans un texte inti-
tulé« Daedalus » en 1923, Aleksandr Serebrovskij dans« Anthropo-
3. Sehn, 1959,p.67.
4. Kaupen-Haas, 1986a, p. 104.
5. Roth, 1986, p. 11.

288
Heidrun Kaupen-Haas
génétique et eugénisme dans la société socialiste» en 19306, et Her-
mann Joseph Muller dans « La suprématie de l'économie sur
l'eugénisme » et « Au sortir de la nuit» en 1935 7 • La recherche fon-
damentale sur la génétique et la reproduction dans l'Allemagne hit-
lérienne, vivement encouragée au niveau national, trouva donc
à s'épanouir dans les voies tracées à l'échelle internationale,
du moins dans certains domaines. On connaît l'étroite collaboration
en génétique de la drosophile, dans les années 1932-1933, entre
H. J. Muller, prix Nobel en 1946, le directeur du département de
génétique de l'institut Kaiser-Wilhelm de recherche sur le cerveau
de Berlin-Buch, Nikolaj Vladimirovic Timoféeff-Ressovsky, qui
jouissait lui aussi d'une renommée internationale, et Elena Alexan-
drovna Timoféeff-Ressovsky 8• Le « comité d'experts du ministère
de l'Intérieur pour la politique démographique et raciale» mis en
place en 1933 avait, lui aussi, perçu très tôt l'importance de la
recherche génétique internationale moderne pour les recherches sur
l'hérédité et il encouragea leur extension au sein de l'institut Kaiser-
Wilhelm de recherche sur le cerveau. La Caisse d'assistance à la
science allemande (devenue en 1936 la Communauté allemande de
recherche), les fondations Rockefeller et Carnegie ainsi que l'indus-
trie allemande apportèrent leur soutien à l'institut.

L'utilisation du radium et des rayons X

Sur le plan technique, l'utilisation du radium dans la recherche et


dans la thérapeutique se révéla à double tranchant dès le début du
siècle. La découverte du radium ne valut pas seulement à Marie
Curie-Sklodowska le prix Nobel de physique (en 1903 avec Pierre
Curie) et de chimie (en 1911). Comme tous les radiologues de
l'époque, elle lui dut également la mutilation de ses mains brûlées
par le radium et, en 1934, une mort prématurée causée par l'effet
prolongé des rayons sur la moelle épinière 9.

6. J. B. S. Haldane, « Daedalus oder Wissenschaft und Zukunft », in WeB (dir.), 1989,


p. 112-107, et A. S. Serebrowskij, « Anthropogenetik und Eugenetik in der sozialistischen
Gesellschaft », ibid., p. 120-129. Ces textes sont cités ici dans leur traduction en allemand,
et non pas dans leur version originale (N_dR).
7. H. J. Muller,« Die Dominanz der Ôkonomie über die Eugenik, Aus dem Dunkel der
Nacht. Die Zukunft aus der Sicht eines Biologen », ibid., p. 112-116 et 136-154.
8. Voir Roth, 1986. Voir également notre introduction, n. 33.
9. Curie, 1938, p. 161, 169, 220-232 et 312-313.

289
La science sous le Troisième Reich
Au cours des deux premières décennies de ce siècle, on utilisa
également en clinique les rayons X et le radium sans protection
digne de ce nom, ni pour les thérapeutes ni pour les patients et
patientes. On traitait par cette méthode par exemple des femmes sté-
riles ou atteintes du cancer. C'est ainsi qu'on s'aperçut que, au
cours de leurs irradiations, elles étaient souvent stérilisées acciden-
tellement, temporairement ou durablement. Ces séquelles soma-
tiques et génétiques contribuèrent à fonder et à établir de nouveaux
domaines de recherche clinique, parmi lesquels la protection contre
les rayonnements. On débattit alors dans les milieux spécialisés des
nombreuses conséquences à en tirer, et en particulier de la possibi-
lité de stérilisation définitive, par mesure de prophylaxie génétique,
des femmes traitées par irradiations.

Recherche sur les hormones sexuelles,


les gènes et les virus

La recherche en génétique ne fut pas la seule à alimenter la poli-


tique démographique. Financé par la Caisse d'assistance à la science
allemande (de 1931 à 1944), par le gouvernement du Reich, par
l'industrie et, à partir de 1944, par un contrat de la Wehrmacht,
Adolf Butenandt travailla autant sur les hormones sexuelles que sur
les gènes et les virus 10• On connaît la coopération fructueuse, pour la
recherche sur les hormones, entre le chimiste Butenandt et la société
Schering-Kahlbaum, qui se poursuivit pendant des décennies. En
1928, Butenandt avait réussi la synthèse de la folliculine en collabo-
ration avec une équipe de Schering, ce qui fut à l'origine de longues
années de recherches communes sur les hormones. De plus, cette
synthèse jetait les bases scientifiques de recherches cliniques et per-
mit, encore avant la Seconde Guerre mondiale, la commercialisation
du Progynon et du Prolutin à l'échelle internationale 11•
De 1934 à 1936, Butenandt toucha également des subsides de la
Fondation Rockefeller. Il refusa un poste à l'université Harvard et
choisit l'Allemagne nazie, qui lui fournit d'excellentes conditions
de travail. En 1936, il devint directeur de l'institut Kaiser-Wilhelm
de biochimie à Berlin. Il prit ainsi la succession de Carl Neuberg,

10. Peter Karlson, « Adolf Butenandt zum 70. Geburtstag », Naturwissenschaftliche


Rundschau, 26 (1973), p. 45-46.
11. Citons, parmi d'autres publications de Butenandt, « Über "Progynon", ein kristalli-
siertes weibliches Sexualhormon », Die Naturwissenschaften, 17 ( 1929), p. 879.

290
Heidrun Kaupen-Haas
contraint de partir à la retraite en 1934 à cause de ses origines
juives.
En 1939, on lui décerna le prix Nobel pour ses travaux sur les
hormones sexuelles. Il commença par le refuser, se conformant
ainsi à un décret de Hitler qui interdisait aux Allemands d'accepter
les prix Nobel, et ne le reçut officiellement qu'après guerre. Bute-
nandt travailla sur la question, déjà très controversée à l'époque, de
l'effet cancérigène de l'œstrone, hormone sexuelle femelle. Il réa-
lisa ce projet de recherche en collaboration avec Carl Kaufmann,
directeur à Berlin de la clinique gynécologique de la Charité, et
avec l'institut de recherche sur les rayons de l'université de Berlin.
En 1934, de concert avec le généticien Alfred Kühn, futur directeur
de l'institut Kaiser-Wilhelm de biologie (en 1937), il élabora le
projet d'un programme de recherche interdisciplinaire de grande
envergure, réunissant biochimie, biologie moléculaire et travaux cli-
niques - projet qu'ils mirent en œuvre entre 1937 et 1944 sous
l'égide de la société Kaiser-Wilhelm. Grâce au plan de quatre ans
et au soutien tout particulier des administrations compétentes du
Reich, ils bénéficièrent de conditions de travail extrêmement favo-
rables. Ils effectuèrent leurs travaux de génétique sur la mite de la
farine et la drosophile, examinèrent les mutations de la couleur des
yeux des chenilles de papillon, l'effet de certains gènes sur le méta-
bolisme, les phéromones sexuelles du papillon, la composition chi-
mique du ver à soie. En 1938, Butenandt se lança également dans la
recherche sur les virus, en collaboration avec l'institut Kaiser-Wil-
helm de biologie.
En 1941, en pleine guerre, fut fondé un « groupe de travail pour
la recherche sur les virus des instituts Kaiser-Wilhelm de biochimie
et de biologie» dans le cadre de l'institut Kaiser-Wilhelm de bio-
chimie, qui réunissait toutes les équipes s'occupant depuis 1937 de
chimie et de biologie des virus (les recherches entamées avant cette
date se poursuivant parallèlement). Ce groupe avait été conçu et
organisé pour une recherche interdisciplinaire ambitieuse, dans le but
de rattraper l'avance des Américains dans les travaux de biologie
moléculaire sur les virus des animaux (lapins, souris, insectes) et
des plantes. On partait de l'hypothèse que des substances chimiques
pouvaient modifier le patrimoine génétique des cellules. On fit des
recherches chimiques et sérologiques sur la mosaïque du tabac ainsi
que des essais fructueux pour isoler de nouvelles espèces de virus
de plantes qu'on caractérisa biologiquement et chimiquement. On
pratiqua le marquage de la mosaïque du tabac avec du phosphore
radioactif en coopération avec le département de génétique de l'ins-
titut Kaiser-Wilhelm de recherche sur le cerveau. On analysa les
291
La science sous le Troisième Reich
maladies causées par les virus chez différents insectes intéressants
du point de vue économique (vers à soie, papillons de nuit, bombyx
du pin, etc.), et on détermina les propriétés chimiques et physiques
de ces virus une fois isolés. On commença à faire des expériences
destinées à déterminer la pénétration de certains éléments chi-
miques dans le noyau des cellules (en pensant aux possibilités éven-
tuelles de déclencher des mutations par la suite). La recherche en
laboratoire faisait partie intégrante de la recherche sur l'élevage. On
s'efforçait d'élever des animaux et de cultiver des plantes capables
de résister aux parasites les plus divers et aux maladies virales.
Le ministère del' Alimentation et de l' Agriculture, le ministère
des Sciences, de !'Éducation et de la Culture du peuple, IG-Farben
- tous membres du comité directeur de la société Kaiser-Wilhelm -
et la Deutsche Bank (Banque allemande) pour l'industrie fournirent
l'équipement de base de ce « groupe de travail»~ le ministère de
l' Alimentation mit à sa disposition les millions qui en constituaient
le budget. A l'institut Kaiser-Wilhelm de biochimie, on poursuivit
les travaux en cours sur les agents du cancer, de même que la
recherche sur les virus et les protides, en dépit des conditions diffi-
ciles de la guerre totale. Butenandt disposa d'un équipement de pre-
mier ordre même durant la guerre. Manfred von Ardenne lui
apporta une aide technique en lui offrant un microscope électro-
nique pour l'étude des plus petites unités virales, IG-Farben fournit
des locaux, la Wehrmacht accorda les moyens financiers. Pourtant
- et cela confirme la grande importance de l'institut durant la
guerre -, une nouvelle consigne, valable pour tous les instituts
Kaiser-Wilhelm, exigeait à partir de 1942-1943 que le « niveau de
productivité atteint jusque-là» soit démultiplié « dans la perspective
des techniques d'attaque et de défense», mais « avec moins de per-
sonnel et avec un matériel limité». En 1941, seuls vingt-cinq instituts
sur trente-huit avaient été déclarés « importants pour la guerre 12 ». En
1943, ils étaient tous « sous la loi de la guerre totale 13 ».
Ainsi, grâce aux recherches menées en génétique, à celles sur les
hormones et le cancer, on jeta à cette époque les bases de l'analyse
du génome humain qui est actuellement à l'ordre du jour.

12. Rapports d'activité de la Kaiser-Wilhelm Gesellschaft 1935-1941, Die Natur-


wissenschaften, 25 (1937), 26 (1938), 27 (1939), 28 (1940), 29 (1941), 30 (1942), et
31 (1943). Protocole du Sénat de la Kaiser-Wilhelm Gesellschaft des 25 juin 1935, 29 mai
1937, 30 mai 1938 et 31 juillet 1941.
13. Protocole du Sénat de la Kaiser-Wilhelm Gesellschaft du 31 juillet 41.

292
Heidrun Kaupen-Haas

Le contexte de la loi de 1933, destinée à éviter


la transmission des maladies héréditaires

Parallèlement, dans le secteur de la recherche sur les rayonne-


ments et les mutations provoquées, en particulier à partir de la
drosophile, la génétique moderne avait acquis des connaissances sur
des mutants récessifs, peu spectaculaires et longtemps passés
inaperçus. En se fondant sur ces travaux, les pionniers de la re-
cherche génétique internationale suscitèrent parmi les spécialistes
de démographie politique une ambiance alarmiste et catastrophiste.
Ils répandirent dans les années 20 et 30 la thèse selon laquelle les
facteurs génétiques défectueux se propageraient plus vite, chez
l'homme, que les facteurs normaux, en sorte que le processus de
dégénérescence de l'espèce humaine, relativement lent jusque-là,
irait désormais en s'accélérant. Ils affirmèrent que l'équilibre entre
les taux de mutations pathogènes et la « sélection naturelle » était
perturbé depuis quelques générations à cause des progrès de la
médecine et de la mise en place d'organismes caritatifs. Ils prédi-
saient que, à longue échéance, l'espèce humaine allait sombrer dans
un océan de débilités physiques, d'anomalies mentales et autres
catastrophes biologiques. Ces pronostics erronés servirent sous le
Troisième Reich à légitimer l'extension de la loi de 1933 14, desti-
née à éviter la transmission des maladies héréditaires, aux porteurs
« sains » de ces pathologies 15•
Lors du débat sur l'élargissement de la loi destinée à prévenir la
transmission des maladies héréditaires, le 11 mars 1935, des experts
exploitèrent ces connaissances en opérant une extrapolation abu-
sive. On appliqua en effet au comportement génératif humain les
résultats obtenus en soumettant des mouches de laboratoire à des
irradiations expérimentales. On envisagea ainsi la stérilisation
volontaire, l'obligation de se faire connaître pour tous les indivi-
dus sains physiquement mais atteints d'une maladie héréditaire
récessive, l'interdiction de se marier, ou le« mariage stérile». Cette
politique coercitive englobait aussi la castration de femmes, la stéri-

14. Gesetz zur Verhütung erbkranken Nachwuchses (loi destinée à empêcher la trans-
mission des maladies héréditaires) prise par le Cabinet du Reich le 14 juillet 1933 pour
entrer en application le 1erjanvier 1934. En 1935, fut votée la loi sur les examens prénup-
tiaux (Ehegesundheitsgesetz) [NdR].
15. Roth, 1986, p. 14 et 17.

293
La, science sous le Troisième Reich
lisation d'enfants, de jeunes, d' « asociaux » ou d' « anti-sociaux ».
Les experts se servirent de tout, y compris de certains clichés passe-
partout de la recherche sur la génétique et les· mutations, afin de
pouvoir déclarer« existences parasites génétiquement sans valeur»
des parties de la population qui n'étaient pas malades.
On proposa de mettre la population tout entière sous contrôle,
d'imposer suivant le cas la stérilisation forcée, la « prudence
sexuelle», l'interruption de grossesse à but eugénique, le célibat ou
la stérilisation volontaire, ou la « sélection pour l'amélioration de la
race 16 ».

Mesures contre la transmission


des maladies héréditaires

La loi de 1933 destinée à éviter la transmission des maladies


héréditaires avait ouvert aux cliniques un vaste champ d' expéri-
mentations nouvelles. C'est ainsi qu'on stérilisa de force les pen-
sionnaires d'institutions spécialisées, mais aussi des personnes
handicapées ou atteintes de maladies psychiques vivant hors de tels
centres. Les estimations de l'époque font état de 1 à 5 % d'opérés
décédant en clinique des suites de la stérilisation 17• Sous le couvert
de « traitements par des rayons », une loi rendit obligatoire la stéri-
lisation par le radium et les rayons X pour les femmes non opé-
rables qu'on avait condamnées à la stérilisation 18 •
Notons que ce sont avant tout les caisses de sécurité sociale et les
associations caritatives qui financèrent les traitements en clinique, y
compris les stérilisations, les castrations et les avortements forcés,
entrepris dans le cadre de cette loi de 1933 19 •

16. Kaupen-Haas, 1986b, p. 44-47.


17. Schmacke et Güse, 1984, p. 122 sq.
18. Voir Friedemann Pfiifflin, « Zwangssterilisation Hamburg », et Andrea Brücks et
Christiane Rothmaler, « In Dubio pro Volksgemeinschaft. Das "Gesetz zur Verhütung erb-
kranken Nachwuchses" in Hamburg », tous deux in Ebbinghaus (dir.), 1984; voir aussi
Bock, 1986.
19. 5•décret d'application de la loi destinée à éviter la transmission des maladies héré-
ditaires (25 février 1936), in Deutsches Arztrecht, vol. 1, Berlin, 1936, p. 12.

294
Heidrun Kaupen-Haas

Favoriser la « vie digne de se reproduire »

Avant la guerre, la seule planification familiale n'avait pas réussi


à favoriser la « vie digne de se reproduire». En 1942, en pleine
guerre, Leonardo Conti, Führer des médecins du Reich, suggéra au
Führer SS du Reich, Heinrich Himmler, d'encourager l'insémina-
tion artificielle pour les femmes célibataires« de qualité», la légali-
sation de la maternité hors du mariage, ainsi que les unions
polygames. Une telle initiative, soutenue par l'organisation SS
Source de vie, ne rencontra à l'époque que scepticisme. On avait
certes reconnu que la politique nataliste et familiale menée jusque-
là avait été un échec, néanmoins les tentatives que fit Himmler pour
encourager la fécondité hors du mariage ne portèrent pas de fruits à
long terme. Des associations de femmes nazies et la Wehrmacht
s'opposèrent à des projets visant à encourager la fécondité hors
mariage ou parallèlement au mariage. Par ailleurs, Himmler ne
voyait guère de possibilités d'imposer l'insémination artificielle et
estimait du reste qu'il s'agissait là d'une affaire extrêmement déli-
cate. On institua cependant en 1942, par mesure de précaution, une
« communauté de travail du Reich pour l'aide aux couples sans
enfants», destinée à traiter la stérilité des unions « de qualité».
Cette «communauté» encourageait l'insémination artificielle dans
les cas où ni les thérapies hormonales (chez l'homme et la femme)
ni les insufflations tubaires ne donnaient de résultat. A cet effet, elle
garantissait un sperme génétiquement « de grande qualité » prove-
nant de donneurs anonymes d'origine irréprochable. Parallèlement,
on travaillait intensivement aux banques de sperme. On pratiquait
des expérimentations sur des femmes, on étudiait le rôle des hor-
mones dans le cycle féminin, afin de pouvoir déterminer le moment
le plus favorable à l'introduction de la semence. Une« communauté
de travail auprès du chef de la santé du Reich pour une politique
démographique dynamique», à caractère confidentiel, étudiait
depuis 1942-1943 un projet visant à mettre des femmes célibataires
des classes moyennes et supérieures au service de l' « économie de
la reproduction du peuple 20 ».

20. Kaupen-Haas, « Das Experiment Gen- und Reproduktionstechnologie. Nationalso-


zialistische Fundamente in der internationalen Konzeption der modernen Geburtshilfe »
in Osnowski (dir.), 1988, p. 92 sq.

295
La science sous le Troisième Reich

Les femmes utilisées comme cobayes

Les femmes, cible par excellence de la recherche sur la reproduc-


tion, furent alors soumises, comme les plantes ou les animaux de
laboratoire, au programme de politique démographique : sélection
pour l'amélioration de l'espèce, avortement, stérilisation, castration.
On concentra la production et la destruction de vies (animales ou
humaines) dans des endroits spécifiques et séparés, contribuant par
là à introduire des méthodes modernes dans le domaine de l'élevage
des plantes, des animaux et des humains. On transféra dans les labo-
ratoires et les camps de concentration les projets de recherche qui
devaient être les plus économiques en temps et en argent. Cette
recherche s'accommodait d'autant plus facilement des morts qu'elle
était susceptible d'impliquer qu'elle était aussi destinée à contribuer
à l'extermination des Juifs, des Tziganes et des Slaves, ainsi que des
malades chroniques et des handicapés - ce, par le biais de la poli-
tique de la reproduction. Les documents du procès de Nuremberg le
confirment. On y lit :

Que les dirigeants avaient l'intention d'anéantir la population juive


dans sa totalité, en Allemagne et dans les territoires occupés, était,
en 1941, un secret de Polichinelle dans ]es milieux les mieux infor-
més du Parti.

Et plus loin :

J'ai le sentiment qu'il y a, sur dix millions environ de Juifs euro-


péens, deux à trois millions d'hommes et de femmes tout à fait aptes
au travail. Compte tenu des extraordinaires difficultés que nous
cause la question ouvrière, je suis d'avis qu'il faut absolument reti-
rer du lot ces deux à trois millions et les garder. Mais cela ne peut se
faire qu'à condition de les rendre dans le même temps incapables de
se reproduire [ ... ]. Il n'est pas question de recourir ici à une stérili-
sation comme elle se pratique normalement sur les personnes
atteintes de maladies héréditaires, ce procédé coûtant trop de temps
et trop d'argent 21 •

21. Mitscherlich et Mielke (dir.), 1978, p. 240 et 242. Voir aussi Hohmann, 1980, en
particulier p. 51 sq.; Czeslaw Madajczyk, « 100 Dokumente zum "Generalplan Ost"»,
in Rossler et Schleiermacher, 1992.

296
Heidrun Kaupen-Haas

Les travaux de Clauberg

Pour la génétique et les sciences de la reproduction, le gynéco-


logue Carl Clauberg joua un rôle important dans la politique scien-
tifique nazie. Ses travaux sur les hormones lui avaient valu une
grande renommée au plan national et international. Dès le congrès
de la Société allemande de gynécologie en octobre 1935 à Munich,
il avait relaté ses expériences sur des animaux et des femmes, au
cours desquelles il avait provoqué une croissance artificielle des
trompes à l'aide de fortes doses de Progynon B, hormone du folli-
cule ovarien synthétisée par Butenandt pour la firme Schering. Il
recommandait cette hormone pour« traiter l'imperméabilité d'ori-
gine inflammatoire des trompes». Il publia des travaux non seule-
ment sur le diagnostic des inflammations « dues à des tentatives
d'interruption de grossesse lors de ce qu'on appelle l'avortement
criminel», mais aussi sur des améliorations en obstétrique 22 • Ses
« cures de folliculine » et ses « insufflations dans les trompes de
Fallope» avaient suscité l'intérêt de ses collègues bien avant 1936.
Lorsqu'il pratiquait cette dernière intervention, il terminait par une
radio (hysterosalpingographie) destinée à contrôler le succès de son
traitement, après avoir tenté de « faire sauter les dernières adhé-
rences » des parois des trompes « par la pression du liquide de
contraste». Il pratiquait ces expériences sur des femmes et des
animaux.
C'est encore lui qui suggéra à Himmler en 1942 de fonder un ins-
titut de biologie de la reproduction qui disposerait, outre d'une
ferme expérimentale, de deux départements :

Un département clinique et polyclinique pour: a) traiter les femmes


stériles dont on souhaitait qu'elles puissent procréer; b) poursuivre
la recherche clinique sur des cas de stérilité tenus jusque-là pour
désespérés. Un département clinique pour femmes, objectif: stérili-
sation sans intervention chirurgicale, sans effusion de sang. [Traite-
ment des] femmes indignes de se reproduire ou dont on ne souhaite
pas qu'elles le fassent. Dans un premier temps, essai de la méthode
non chirurgicale, ensuite fonctionnement normal23 •

22. Voir par exemple, parmi de nombreuses publications : Carl Clauberg, « Künstlich
erzeugtes Tubenwachstum, ein Mittel zur Behandlung des Eileiterverschlusses », Archiv
far Gyniikologie, 161 (1936), p. 140-143.
23. Sehn, 1959, p. 67. Le style télégraphique est d'origine (NdT).

297
La science sous le Troisième Reich
Par ailleurs, l'institut devrait disposer d'un « laboratoire pour
poursuivre la recherche à l'aide d'expérimentations animales»,
faire des « recherches alimentaires sur l'animal» et des essais ali-
mentaires sur l'homme (production d'alimentation spéciale pour les
détenus des camps).
La ferme expérimentale et le dispositif pour « stériliser les
femmes sans intervention chirurgicale et sans effusion de sang »
furent mis en place à Auschwitz. Par ses travaux, Clauberg en avait
fourni les prémisses scientifiques.
Et c'est dans ces locaux, à Auschwitz, qu'à l'aide des moyens
octroyés par le Conseil de recherche du Reich il pratiqua des expé-
riences sur les animaux pour trouver un produit qui, introduit dans
les trompes, provoquerait une inflammation laissant une cicatrice
ou entraînant même l'adhérence des parois. Il essaya plusieurs pro-
duits, notamment du formol à 5-10 % et du nitrate d'argent. La
société Schering livrait les préparations et lui apportait son concours
pour la recherche d'une substance de contraste qui, administrée
avec la substance inflammatoire, aurait été capable de maintenir
celle-ci le plus longtemps possible dans les trompes, afin d'empê-
cher que l'infection ne s'étende au péritoine et aux autres organes
du petit bassin. Le docteur Goebel, un chimiste de Schering, fournit
en 1941 une substance contenant du baryum, le Neo-Rëmtyum,
satisfaisant à ces exigences. En 1943-1944, on étendit cette série de
tests aux femmes juives et tziganes d'Auschwitz. Là, sous les toits
du bloc 10, Clauberg et Horst Schumann, ancien directeur d'un
« établissement d'euthanasie », rivalisèrent pour trouver la méthode
de stérilisation la plus efficace. La direction SS du camp mettait à
leur disposition le « matériel » - des femmes -, pour des expé-
- riences destinées à obtenir la stérilisation par la méthode la plus
rapide et la plus économique. Schering plaça le docteur Goebel
auprès de Clauberg : le chimiste pratiquait des tests sur les femmes
en suivant les instructions de ce dernier. En mars 1943, cent Juives
grecques furent leurs premières victimes. En avril, on déporta direc-
tement au bloc expérimental cent dix femmes belges; en juin, suivi-
rent soixante-cinq femmes de Berlin ; puis, en juillet, soixante-dix
Françaises et en août quarante Néerlandaises. Au cours des mois
suivants, les médecins du camp en vinrent de plus en plus souvent à
sélectionner directement à la rampe d'Auschwitz les femmes les
plus vigoureuses et en âge de procréer. A Ravensbrück, des cen-
taines de femmes, parmi lesquelles des jeunes Tziganes impubères,
furent stérilisées expérimentalement sous l'autorité, directe ou indi-
recte, de Clauberg. Soumises à la torture de ces expériences, les
298
Heidrun Kaupen-Haas
femmes tombèrent malades, furent mutilées, quelques-unes mouru-
rent du manque d'hygiène lors des stérilisations, d'autres furent
gazées. Refusaient-elles de se soumettre aux tests ou se révélaient-
elles impropres à la recherche ou inaptes à d'autres travaux, c'était
la mort qui les menaçait 24 •
Durant la guerre, Clauberg fit, également à Auschwitz, des expé-
riences sur le rapport entre les engrais artificiels et la fertilité.
Depuis 1940, il dirigeait deux services de gynécologie en Haute-
Silésie. Mais c'est comme directeur médical d'une maternité, mai-
son de repos de l'Organisation national-socialiste de bienfaisance
pour le peuple en Haute-Silésie, que Clauberg se fit connaître du
public en 1944. Cette institution, appelée La Ville des mères, avait
une capacité d'accueil de huit cents femmes et de deux cents
enfants en bas âge et était située à quelques kilomètres seulement
d'Auschwitz 2 5 •

Postérité : la continuité ?

Les nécessités de la guerre entraînèrent entre 1943 et 1944 le


transfert progressif de l'institut Kaiser-Wilhelm de biochimie à
l'université de Tübingen. En 1956, il déménagea dans le nouveau
Centre de recherche allemand à Munich. Butenandt fut nommé à la
fois directeur de l'institut Max-Planck et directeur de l'institut de
chimie physiologique de l'université de Munich : « Les deux insti-
tuts forment une unité architecturale. Désormais, les recherches bat-
tent leur plein à Munich 26 • » En 1960, il devint président de la
société Max-Planck. Il poursuivit ses recherches après la guerre à
partir des travaux sur les structures chimiques, la mutabilité des
gènes, le mode d'action des facteurs génétiques sur les processus
métaboliques et la formation des pigmentations dans l' œil. Il étudia
ces dernières, ainsi que de« nouveaux colorants naturels», leur bio-
genèse et leur importance physiologique. Il continua aussi de
s'investir dans le secteur des phéromones sexuelles des insectes 27•
Les travaux de Butenandt ne cessèrent de jouir d'une grande
estime, même après 1945. La grave question de savoir dans quelle

24. Ibid., p. 14-32.


25. Ibid., p. 14.
26. Gronefeld, 1960, p. 18.
27. Max-Planck Gesellschaft (ed.), Butenandt, Das Werk eines Lebens, 1/3, Gèittingen,
1981, p. 1-195.

299
La, science sous le Troisième Reich
mesure il influença après la guerre la politique moderne de la
recherche, à l'échelle nationale et internationale, demeure ouverte.
Il est en effet frappant de constater certaines coïncidences entre le
sujet principal sur lequel Butenandt a travaillé durant de longues
années et la recherche actuelle en génétique. L'étude des réactions
de l'organisme humain et du psychisme à des facteurs environne-
mentaux tels que les rayonnements, la dioxine, les insecticides et les
médicaments, en liaison avec le paradigme de la génétique, a fait
partie, en 1989-1990, d'une demande de subvention à la recherche
pour un montant de 1,5 milliard de D-marks; une commission de la
Communauté allemande de recherche a débloqué les fonds.
L'objectif général en est l'analyse du patrimoine génétique humain.
Grâce à l'analyse de tous les éléments constitutifs du génome, on
compte mettre en évidence le rapport entre les gènes, le phénotype
et les fonctions biologiques, en admettant l'existence de liens entre
les gènes et la régulation de l'alimentation par les hormones, les
facteurs sanguins, la couleur de la peau, le sexe et la résistance aux
maladies 28 •
Il convient tout autant de s'interroger sur la modernité des tra-
vaux de Clauberg en matière de recherche et de démographie.
Clauberg fut fait prisonnier par les Russes en 1945 et condamné à
vingt-cinq ans de travaux forcés au cours d'un procès sommaire. Il
fut libéré au bout de dix ans et refit surface à la faveur de plusieurs
passages spectaculaires à la télévision en sa qualité de rapatrié tar-
dif. En tant qu'ancien médecin chef de l'institut de recherche du
Reich pour la biologie de la reproduction, il prit des contacts et se
mit immédiatement à recruter du personnel auxiliaire sous le cou-
vert de son projet au Centre hospitalier universitaire de Kiel. Des
poursuites furent engagées contre lui et il fut arrêté en 1955. Ses
collègues de l'université de Kiel qui lui avaient donné refuge ne
purent rien pour lui 29 • En 1957, Clauberg décédait en détention pré-
ventive, peu avant l'ouverture du procès. Mais cela n'est qu'un
aspect du problème.
Après la guerre, les recherches de Clauberg sur les effets de la
progestérone furent reconnues au niveau international. Hans-Joa-
chim Lindemann, directeur de l'hôpital Élisabeth de Hambourg,
poursuivit les expériences de stérilisation à l'aide de la technique de
Clauberg qui consistait à cautériser les trompes, et ce, sans donner
aux patientes les informations nécessaires sur l'intervention. Linde-
mann débattit des résultats de ses travaux, destinés aux femmes du
28. Rainer Hohlfeld, « Die schone neue Welt der Humangenetik », 1999. Zeitschriftfür
Sozialgeschichte des 20. und 21. Jahrhunderts, 4 (1989), p. 74.
29. Sehn, 1959, p. 14 et 30-32.

300
Heidrun Kaupen-Haas
tiers monde, avec des confrères de nombreux pays. Kurt Semm,
directeur de la clinique gynécologique universitaire de Kiel, rivalisa
avec lui sur la meilleure façon de coller artificiellement les trompes.
Avec sa collègue Liselotte Mettler, Lindemann tente toujours
d'améliorer les techniques de fécondité par des expériences cli-
niques 30.
La société Schering prit connaissance des dossiers de l'enquête
menée contre Clauberg. En 1989, elle fit la déclaration suivante:

Nous avons pris connaissance du dossier et n'avons trouvé aucun


indice qui puisse être retenu contre les collaborateurs de Schering
responsables à l'époque. Le procureur chargé de l'affaire n'a du
reste pas élevé d'accusations à l'encontre de la société Schering ou
de ses collaborateurs 31 •

BIBLIOGRAPHIE 32

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31. Gert J. Wlasich, Menschenversuche in Auschwitz unter angeblicher Beteiligung der
damaligen Schering A. G., Ôffentlichkeitsarbeit/Scheringianum du 17 avril 1989, p. 4.
32. Un certain nombre de références bibliographiques à caractère technique ont été sup-
primées afin d'alléger le texte. Elles concernent surtout les travaux scientifiques de Bute-
nandt et de Clauberg, ainsi que des références aux documents d'archives des associations
scientifiques. Le lecteur intéressé peut se mettre en rapport avec J. Olff-Nathan pour les
obtenir (NdR).

301
La science sous le Troisième Reich
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Science et espace vital :
l'histoire de la géographie (1933-1945)
Mechtild Rossler

L'histoire est l'objet d'une construction dont le


lieu n'est pas le temps homogène et vide mais le
temps rempli d'à présent.
Walter Benjamin 1

La sphère idéologique et politique

A une époque où la structure spatiale de l'Europe, ses frontières


et son image mentale se modifient, il peut être intéressant de se pen-
cher sur l'analyse de l'histoire sociale, économique et politique de
ce changement et sur les « dispositifs du pouvoir » qui ont influé sur
les représentations de l'espace à l'époque nazie.
Dans son Atlas of Nazi Germany, Freeman insiste à juste titre sur
le fait suivant :

sur le plan géographique, le trait caractéristique le plus effrayant du


Troisième Reich fut indéniablement l'importance de son extension
territoriale et des superficies conquises. En 1942, on avait construit
l'un des empires les plus rapidement constitués de l'histoire. Il
s'étendait sur plus de 3 200 km depuis les bases navales allemandes
de la côte ouest de la France jusqu'au front russe du bassin du Don
[ ... ]. Pour un État capitaliste avancé comme l'Allemagne, une telle
étendue présentait des intérêts évidents en termes de ressources.
Aussi de nombreux commentateurs y virent-ils l'enjeu même de ce
besoin de Lebensraum, soit comme résultat d'une crise interne des
ressources, soit comme représentations idéologiques d'un nouveau
domaine national allemand 2 •

1. Benjamin, 1974, p. 701.


2. Freeman, 1987, p. 2.

303
La science sous le Troisième Reich
Une analyse des rapports entre la géographie comme science et
le nazisme englobe trois des domaines abordés ici : le domaine éco-
nomique et social, le domaine idéologique, et leur répercussion à
tous deux sur la pensée des géographes à travers l'expansion effec-
tive de l'État nazi vers l'est.
Ce sont ces divers facteurs pris séparément, bien plus que leurs
interactions, qui ont déterminé les travaux effectués jusqu'ici sur la
géographie entre 1933 et 1945 3• On peut, dès à présent, les classer
en trois phases très distinctes :
1) A partir de 1945, la phase dite« de dénazification», au cours
de laquelle ont surtout paru des comptes rendus d'études destinés
aux autorités d'occupation, mais également l'un des premiers
articles sur la science sous le Troisième Reich, le célèbre essai de
Carl Troll de 1947, « La science géographique de 1933 à 1945. Cri-
tique et justification».
2) On assista ensuite, dans les années 60, à un début de réflexion
qui se traduisit par des cycles de conférences et des réunions-débats.
S'il n'y a pas d'exemples concernant la géographie dans ce
contexte, en revanche des essais de géopolitique et d'autres sur le
rôle de Karl Haushofer n'avaient cessé de paraître entre-temps.
3) Il y eut enfin, dans les années 80, une troisième phase, au cours
de laquelle le rapport entre science et nazisme devint l'objet d'un
travail documenté, lorsqu'on eut accès pour la première fois à un
matériel assez important de sources et d'archives. C'est à partir de
là également qu'on a pu proposer des études détaillées sur le rôle
de la géographie.
L'analyse de la science sous le nazisme et l'analyse de la science
en exil se sont alors développées parallèlement, comme les deux
aspects d'un même problème. Dans ce contexte, on s'est mis à
poser des questions nouvelles touchant le rapport entre l'évolution
cognitive et les circonstances politiques, les traditions spécifiques à
une discipline et de nouvelles hypothèses de travail, la politisation
et l'instrumentalisation, la continuité et les ruptures dans l'évolution
des sciences.
Ce n'est qu'à une époque récente que l'on s'est intéressé à l'intri-
cation des modèles géographiques et de la politique expansionniste
nazie, telle que l'étudie Klaus Kost 4 pour la géopolitique et la géo-
graphie politique et telle que je l'envisage moi-même pour la
recherche géographique sur l'Est5. Je vais, dans ce qui suit, partir

3. Sandner, 1988, donne une bonne vue d'ensemble des études existantes.
4. Kost, 1988.
5. Rossler, 1990.

304
Mechtild Rossler
du travail que j'ai fait pour analyser les rapports entre les notions
de « peuple », d' « espace vital » et de « réorganisation de l'espace »
(principalement à l'Est), dans lesquels les géographes ont investi
leur savoir spécifique. Ce faisant, j'examinerai essentiellement deux
domaines distincts :
1) La sphère idéologique, c'est-à-dire les origines intellectuelles
des notions géographiques, les débats publics sur leur contenu sous
la République de Weimar et enfin leur place dans le cadre de l'idéo-
logie nazie. On peut citer les discussions suscitées en 1942 par des
géographes autour de l'idée d'espace vital comme un exemple de
conceptualisation et d'évolution d'une notion qui a joué un rôle
important sous le nazisme.
2) Je m'occuperai ensuite de la transformation de ces notions en
réalité politique, entre 1933 et 1945, grâce à l'influence d'experts
universitaires. Il s'agit, en d'autres termes, du travail concret des
géographes durant la phase où l'on appliqua ces notions à la réalité
pendant la Seconde Guerre mondiale.
A partir du début du siècle, les géographes ont élaboré et nuancé
leurs concepts scientifiques d'espace tout en les vulgarisant et en les
transformant en vue d'un usage public et politique. On peut décrire
cette évolution complexe comme une forme du « discours géogra-
phique-politique» :

En tant que dispositifs territoriaux, la terre, la mer et, à une époque


récente, l'espace aérien fondent la domination de l'État sur une par-
tie peuplée de la surface du globe. Le discours géographique du
politique, né à l'époque de l'impérialisme colonial du x1xesiècle,
sert d'articulation aux rapports entre ces dispositifs de l'espace; en
tant que «géopolitique», il se transforme au xx 0 siècle en une arti-
culation stratégique des rapports entre pouvoir politique et organisa-
tion spatiale du globe, lié directement aux appareils de l'État 6 •••

Un concept, parmi les plus discutés et les plus vagues que la géo-
graphie ait jamais produits, acquit une importance éminemment
politique sous le nazisme: le concept d' « espace vital». Friedrich
Ratzel ( 1844-1904) le fit passer de la biogéographie, où il s'était
chargé de conceptions social-darwinistes, dans le discours politico-
géographique. Il fut repris par de nombreux géographes, des ethno-
logues, des écrivains même (tel Hans Grimm dans son roman
Peuple sans espace) et des politiciens qui lui donnèrent son aspect
de slogan politique populaire de l'idéologie nazie. Puis, dans la

6. Prigge, 1986, p. 99.

305
La science sous le Troisième Reich
période préparatoire à l'expansion vers l'Est, et au cours de cette
expansion elle-même, il devint important pour la politique expan-
sionniste d'occupation.
C'est ainsi que se trouvent au centre de l'analyse les rapports spé-
cifiques entre les concepts clés 7 et les métaphores d'espace vital, de
poussée vers l'est, de « terroir populaire et culturel » (Volks-und
Kulturboden 8J, ce dernier conçu et défini par des géographes qui
ont travaillé à la Fondation pour la recherche sur le terroir populaire
et culturel de Leipzig.
Sous la République de Weimar, les géographes disposaient de
divers groupes de pression tels que la fondation citée, mais aussi
des sociétés de géographie importantes pour la bourgeoisie cultivée,
de la Société coloniale et de divers partis, comme le parti nazi et le
Parti de la Patrie. Beaucoup de ces organismes conservateurs et
attachés aux traditions étaient dirigés et influencés par des géo-
graphes de renom. Leur travail universitaire et scientifique et leurs
intérêts politiques se recoupaient de plus en plus. Des discussions
publiques sur le concept d'espace vital, concernant à cette époque le
domaine agraire, stimulèrent le travail universitaire dans ce secteur
et favorisèrent l'élaboration progressive de diverses représentations
de l' « espace vital». Certaines d'entre elles étaient associées à des
idées biologiques extrémistes qui n'avaient rien à voir avec le
concept originel, si ce n'est qu'un racisme latent était présent dans
toutes les idéologies impérialistes du x1xesiècle.
Les affirmations de base de l'idéologie du Lebensraum se concen-
traient sur la culture et l'environnement, pas sur la race. Le lien
fonctionnel entre le Lebensraum et le racisme biologique fut établi
dans les années 20, tant intellectuellementqu'en termes de construc-
tion d'une argumentationpolitiquement efficace9 •
A cette idée d'espace vital intégrée à l'idéologie nazie, on amal-
gama deux autres éléments: le racisme (sous la forme de la théorie
raciale nazie) et l'antisémitisme.
[... ]premièrement, la doctrine raciste d'un Herrenvolk [race de sei-
gneurs] révélé à travers la supériorité raciale des tribus germaniques
du Nord sur toutes les autres races, doctrine d'ailleurs renforcée par
l'antisémitisme et renfermant en second lieu l'idée d'un espace vital
à l'Est 10.
7. Voir Bracher, 1978.
8. Voir le lexique en fin de volume, en particulier pour les termes construits à partir de
Volk(NdR).
9. Voir Smith, 1986, p. 212.
10. Hauner, 1978, p. 16.

306
Mechtild Rossler
Mais le concept n'a pris sa forme définitive que sous le national-
socialisme, dans ce système bien spécifique alliant idéologie et poli-
tique 11 •

Le concept d'espace vital décrit certainement la véritable poussée


expansionniste du régime nazi vers l'extérieur, tournée contre
l'URSS. La Pologne au contraire représentait une espèce d'avant-
scène d'une importance plutôt marginale au vu des grands traits des
plans nazis à l'échelle du continent. Néanmoins, ce fut aussi le terri-
toire où les nazis développèrent les aspects les plus impitoyables de
leurs projets ethniques et de politique raciale, transposés partielle-
ment dans la réalité. Elle était quasiment une sorte de laboratoire
pour des programmes d · espace vital ultérieurs 12•

Cela étant dit, on peut illustrer le lien entre la sphère idéologique,


la science et la pratique politique de l'espace vital à l'aide d'un
exemple tiré de la géographie.

La discussion autour du concept


d'espace vital en 1942

En 1942, au moment où le Reich était au maximum de son exten-


sion militaire, il y eut dans la Geographische Zeitschrift, l'une des
principales revues spécialisées, une discussion sur le concept
d'espace vital autour du thème « Histoire et méthodologie de la
géographie».
Ernst Friedrich Flohr ouvrit le débat en essayant d'élucider le
concept en question 13 et constata qu'il était en passe de devenir un
slogan vide de sens, après avoir été un « concept scientifique et
politique fécond». Partant d'une hiérarchisation de divers peuples
et civilisations, il entreprit de le ramener au peuple, plus précisé-
ment à l'unité biologique du peuple, et proposa la définition sui-
vante: « Il n'existe d'espace vital que pour un peuple.» D'où il
déduisait à l'inverse l'énormité suivante, en parlant des Juifs:

De la même façon, la réalité géographique de leur absence d'an-


crage dans l'espace fait qu'on ne saurait dire d'eux qu'ils sont un
11. Jackel, 1969.
12. KleBmann, 1985, p. 351.
13. Geographische Zeitschrift, 1942, p. 393-404.

307
La science sous le Troisième Reich
peuple. Il reste à trouver le concept adéquat pour désigner l' exis-
tence de parasites qu'ils mènent actuellement partout dans le monde.

Cependant, l'unité peuple/espace telle qu'il la concevait ne devait


pas être seulement un fait biologique et organique, mais aussi un
processus politique. D'après lui, l'espace vital était un organisme se
développant en superficie autant qu'en profondeur. Il distinguait
donc un espace vital à proprement parler, un espace complémentaire
sans racines véritables, un simili-espace vital à propos du commerce
extérieur et un « espace vital communautaire». Pour lui, il ne pou-
vait y avoir de « grand espace vital » car la communauté raciale lui
paraissait fondamentale. L'espace étatique, en revanche, ne serait
fréquemment qu'un « espace vital imparfait». Il critiqua en outre
K. Vowinckel 14, dont la conception globalisante du« concept d'es-
pace vital» fondée sur« la terre, territoire du paysan», lui paraissait
au contraire trop limitée, et il citait Alfred Rosenberg parlant de
« peuples forts, idéologiquement et politiquement» (1940). L'ar-
rière-plan scientifique et politique de sa propre définition appa-
raissait explicitement dans le dernier paragraphe : du fait des chan-
gements politiques au sein du Reich, la géographie se trouvait face
à des tâches nouvelles qui se retrouvent d'ailleurs dans les discus-
sions sur les limites du nouveau « grand espace » allemand nazi et
sur la coopération avec les puissances alliées.
Au cours de ce débat, Schmitthenner et Obst avaient revendiqué,
le premier, un « nouveau grand espace occidental » et un « espace
complémentaire tropical en Afrique» 15, et le second la création d'un
grand espace« Eurafrique». Flohr en revanche rejetait catégorique-
ment l'emploi du concept d' « espace vital» pour de tels ensembles.
Schmitthenner prenait ensuite parti, en sa qualité de directeur de la
publication, dans un article intitulé: « A propos du concept d'espace
vital 16 ». Il y expliquait ses définitions des espaces vitaux «actifs»
et «passifs» et de la « marge vitale» conçue comme un espace
élargi. Il y aurait d'après lui un « espace d'implantation intérieur »,
une sorte de «réserve», auquel viendrait s'accoler un espace vital
extérieur et virtuel, entouré à son tour d'une « marge vitale» (com-
merce, échange de biens). Dans le même temps, il insistait sur le fait
que« l'unité des grands espaces ne repose d'ailleurs pas sur le prin-
cipe national, mais sur une communauté culturelle supranationale».

14. Zeitschriftfür Geopolitik, XVI, 1938, p. 638 sq.


15. H. Schmitthenner, « Lebensraume im Kampf der Kulturen », in K. H. Dietzel,
O. Schmieder et H. Schmitthenner (dir.), Lebensraumfragen europiiischer Volker, vol. 1,
Leipzig, 1941, p. 33-57.
16. Geographische Zeitschrift, 1942, p. 405 sq.

308
Mechtild Rossler
Pour lui, l'espace étatique et l'espace vital étaient étroitement liés, le
dernier résultant de facteurs économiques, culturels et politiques.
Suivait un texte intitulé: « Que veut dire "espace vital"? Une
élucidation nécessaire du concept 17 », contribution de Schnepfer que
dérangeait l'utilisation du concept comme slogan («terne, flou,
imprécis et ambigu ») revenant quotidiennement dans les médias. Il
se référait à la discussion sur la notion d'espace en général 18• Ratzel
aurait été le premier à introduire le terme en géographie avec le
concept politique d'espace, contribuant également à marquer de
façon décisive le concept d'espace vital dans son acception biolo-
gique, comme espace à trois dimensions, par opposition à la surface
plane de la géographie. Schnepfer s'opposait formellement à l'utili-
sation inflationniste du terme « espace » ; pour lui, il convenait de
limiter le concept aux domaines de la biologie et de l'économie
(espace de production). Il concluait par ces mots:

Aujourd'hui, la géographie allemande s'emploie ardemment à


mettre ses résultats et son travail au service de l'ensemble du peuple,
en les mettant à la disposition des dirigeants de l'État; [... ] il est
plus important, à l'heure actuelle, de s'occuper de l'application pra-
tique et de la rentabilisationde la géographie, que de s'adonner à la
connaissancepure. [... ] Mais, en s'efforçant de se faire comprendre,
on court aussi le risque de se servir d'une langue qui sera peut-être
populaire, mais qui ne résistera pas aux critères de la critique scien-
tifique 19.

Toute une série de géographes de renom ont ainsi tenté de sauver


le concept d'espace vital au profit d'un discours immanent à leur
science, à un moment où leurs collègues (chercheurs sur l'Est, géo-
graphes militaires) participaient directement à la mise en pratique
d'une conception politique de l'espace vital, d'une conception
dépassant de loin l'union originelle du peuple et de sa terre d'im-
plantation.
C'est pourquoi je voudrais montrer dans ce qui suit combien la
sphère idéologique-et la réalité pratique sont imbriquées l'une dans
l'autre, et donc attirer l'attention sur le rôle concret joué par la géo-
graphie dans l'évolution et la mise en œuvre de la politique expan-
sionniste 20 •
17. Ibid., p. 417-424.
18. Voir H. Schmitthenner, « Sinn und Wert des Wortes "Raum" in der geographischen
Literatur », Geographische Zeitschrift, 1939, p. 41.
19. Geographische Zeitschrift, 1942, p. 424.
20. Voir en particulier Rôssler, 1990, ainsi que Burleigh, 1988, qui étudie la contribu-
tion des historiens, lesquels ont utilisé, eux aussi, le concept de « terroir populaire et cul tu-

309
La science sous le Troisième Reich

La pratique de la géographie
et la politique expansionniste

L'État nazi était vivement intéressé par un certain nombre d'ins-


tituts de recherche sur l'Est et, par la suite, dans l'Est occupé,
instituts qui possédaient pour la plupart des départements de géo-
graphie 21 • Dès les années 20, des géographes célèbres, tels Albrecht
Penck, Wilhelm Volz, Emil Meynen et Friedrich Metz, élaborèrent
là, et dans le cadre de la Fondation de Leipzig pour la recherche sur
le terroir populaire et culturel, des études sur la base du concept de
« terroir populaire et culturel». Ce travail se fondait sur trois hypo-
thèses: l'existence du Reich allemand, celle d'un terroir du peuple
allemand et celle d'un terroir culturel allemand. Au sol du peuple
allemand, c'est-à-dire au territoire habité par les Allemands, on
opposait un terrain de civilisation allemande plus large.
A cette Fondation succéda en 1932, dès la fin de la République de
Weimar, ce qu'on appela les « communautés de recherche alle-
mandes» (Volksdeutsche 22 Forschungsgemeinschaften) regroupant
des historiens, des géographes et des « spécialistes de la germanité »
(Volkstumforscher). On y travaillait sur la base de cette théorie du
terroir populaire et culturel qui faisait la distinction entre les fron-
tières ethniques et les frontières nationales ou éventuellement éta-
tiques. Des travaux d'histoire et de géographie détaillés sur la
germanité en Pologne et dans les pays Baltes virent ainsi le jour,
surtout dans les « communautés de recherche du Nord-Est alle-
mand». C'est ainsi que le tracé des frontières établi par le traité de
Versailles et la situation difficile sur le plan ethnique à 1'est du
Reich devinrent un thème de recherche privilégié que la coupure de
1933 ne remit pas en cause, au contraire, et que les instances éta-
tiques allèrent jusqu'à financer et à encourager. En 1943, ces com-
munautés de recherche furent intégrées à l'administration centrale
de la sécurité du Reich et obtinrent le titre de « Fondation de géo-
graphie du Reich».
Il s'agissait en l'occurrence de faire un inventaire géographique
des territoires à l'est du Reich, c'est-à-dire d'établir et de traiter les

rel», soutenant par leurs travaux la politique révisionniste de Weimar et de l'État nazi face
aux pays de l'Est. L'un des buts poursuivis était de détruire la culture polonaise et d'ins-
taller à la place une culture allemande sur des bases historiques.
21. En revanche, on ne créa pas une seule chaire de géopolitique à l'Est et on n'y orga-
nisa pas un seul séminaire sur ce sujet.
22. Volksdeutsch : voir le lexique en fin de volume.

310
Mechtild Rossler
statistiques démographiques, d'évaluer la densité de population
idéale et la capacité de peuplement et d'appliquer ces données à la
cartographie. Dans de nombreux cas, on disposait de ce type
d'inventaires avant l'invasion de la Pologne, mais on intensifia nota-
blement les recherches à ce niveau au fur et à mesure de la conquête
de nouvelles zones. La nécessité pour l'État nazi d'en savoir davan-
tage sur l'Est occupé favorisait cette direction de recherche. On créa
souvent de nouveaux groupes de travail et de nouvelles institutions
de recherche. Je ne citerai que la Communauté allemande de
recherche est-européenne, fondée en 1942 pour élargir la Commu-
nauté de recherche du Nord-Est et s'occupant en particulier de la
germanité en Russie et de la recherche sur l'Ukraine.
Les communautés de recherche disposaient de ce qu'on appelait
des « organes de publication » qui établissaient par exemple des
cartes ethniques très précises de l'Union soviétique et une réparti-
tion régionale de la civilisation allemande, allant jusqu'à répertorier
cartographiquement des villages allemands isolés. Cela était impor-
tant pour le retour des Allemands de souche, prévu et réalisé, du
moins en partie, dans le cadre du mouvement du « retour au sein du
Reich» (Heim ins Reich).
Une autre organisation, la Communauté du Reich pour la
recherche sur l'espace, s'était lancée dans les inventaires régionaux
d'espaces limités de l'ancien Reich. Créée en 1936 dans le contexte
du plan de quatre ans, elle nous renvoie à un nouveau domaine
d'investigation: celui de la recherche sur l'espace et de sa plani-
fication.
De par sa conception de la science comme travail collectif inter-
disciplinaire s'inscrivant dans un projet de politique nationale, elle
faisait éclater le cadre de la recherche universitaire traditionnelle et
réunissait des scientifiques de diverses facultés, panni lesquels de
nombreux géographes. La recherche spatiale se trouva représentée
dans toutes les universités dans les plus brefs délais et, dès sep-
tembre 1939, un programme de recherche d'intérêt militaire intitulé
« Est allemand» voyait le jour. La recherche et l'organisation spa-
tiale « furent confrontées à des tâches énormes», déclara l'écono-
miste Hesse :

S'il faut adapter l'organisation de l'espace allemand aux nouveaux


objectifs économiques, sociaux, démographiques et d'économie
militaire, il y aura lieu d'entreprendre des modificationsd'envergure
de l'espace urbain ; il faudra aérer les grandes villes et les centres
industriels, changer l'implantation des entreprises, déplacer les
populations et avoir recours à bien d'autres remaniements.
311
La science sous le Troisième Reich
On ne s'étonnera guère, au vu de projets de cette envergure, de
ce « chaos des compétences» qui ne tarda pas à s'instaurer, si
typique du nazisme et né de la concurrence des administrations.
Le Bureau du Reich pour l'organisation spatiale, l'instance com-
pétente au départ, perdit de son importance dans le domaine de la
recherche sur l'Est, autant vis-à-vis de l'organisation de recherche
qu'elle chapeautait que vis-à-vis de nouvelles institutions de
recherche et de planification créées sous l'égide de Himmler, de
Rosenberg et du Front du travail allemand 23 •
A ce moment-là, un modèle théorique avait déjà acquis une
importance particulière dans le cadre de la planification nazie : la
théorie des lieux centraux et son application dans les nouvelles ins-
titutions de recherche et de planification à l'Est.
C'est Walter Christaller qui avait proposé en 1933 cette théorie
d'après laquelle il y aurait, en matière d'habitat, un réseau d'im-
plantations à structure hiérarchique et une structure hiérarchique de
l'organisation spatiale de l'économie. Son modèle est donc dépen-
dant de conditions économiques, administratives et politiques. Cette
théorie fit dès 1937 l'objet de débats au sein de la Communauté de
travail du Reich et l'on constitua un groupe de travail spécifique
« lieux centraux». Certains rejetèrent ce modèle par trop « théo-
rique » et revendiquèrent une structure organique adaptée à la com-
munauté nationale nazie.
En 1940, Konrad Meyer fit venir Christaller à Berlin et l'intégra
dans un groupe de recherche de géographes, de sociologues agraires
et de planificateurs de sites, au sein de son institut d'agronomie et
de politique agricole. C'est dans ce contexte que Christaller étudia
les « sphères économiques et culturelles » dans le Warthegau, une
application de sa théorie à la Pologne occupée. Mais il est intéres-
sant de savoir que Meyer l'employait dans le même temps au
bureau central de l'état-major « planification et sol » du Commissa-
riat du Reich pour la consolidation de la germanité. Le Führer SS
du Reich 24, « chargé du réaménagement des rapports ethnogra-
phiques et de la mise en forme des domaines habités à l'Est»,
s'était monté son propre bureau de planification. Le Journal de
Cracovie écrivait en 1942 (n° 29, du 4 février) à propos de la plani-
fication et de la construction à l'Est:

23. Deutsche Arbeitsfront: organisation d'État unitaire à laquelle sont incorporés


ouvriers et chefs d'entreprise (NdT).
24. C'est-à-dire Himmler, qui était Führer SS du Reich et chef de la police allemande
au ministère de l'Intérieur du Reich (NdT).

312
Mechtild Rossler
La planification de l'habitat doit avoir pour but de germaniser tota-
lement l'espace [ ... ]. Mais un paysage culturel pleinement déve-
loppé ne pourra être que la conséquence d'une organisation claire et
nette de la ville et de la campagne, de sorte que nous nous trouvons
confrontés également à des tâches nouvelles au niveau de l' aména-
gement des villes.

C'est aussi ce bureau de planification de Himmler qui mit sur


pied un plan général pour l'espace vital à l'Est, connu plus tard sous
le nom de « plan général Est 25 ». On y retrouve la notion de hiérar-
chie lorsqu'il est question de « perles d'habitat» en zones de colo-
nisation échelonnées. Ce plan fut élaboré par les chercheurs du
bureau de planification et contient des calculs pour les réserves en
colons, le financement et l'organisation spatiale de l'Est.
Cependant, la mise en place de l'administration dans les terri-
toires orientaux occupés contribua également à institutionnaliser la
planification de l'espace. Après la conquête de la Pologne, on créa,
au sein du gouvernement général, une « administration centrale
pour l'organisation spatiale » dont le directeur fut dépêché sur place
par l'instance compétente du Reich. Celui qui devint son collabora-
teur le plus proche était un géographe qu'on avait rappelé tout spé-
cialement d'un institut de planification spatiale à Vienne et qui
rejoignit son nouveau poste dès octobre 1939. Sa première mission
consista à faire des statistiques et des calculs démographiques sur
l'ancienne Pologne, et il réalisa un Atlas du gouvernement général
pour l'administration, travail au cours duquel il s'intéressa égale-
ment à la structure des lieux centraux.
Un an plus tard, il était à Cracovie, à la tête de la section de géo-
graphie locale de l'institut pour les réalisations allemandes à l'Est,
un modèle de la politique culturelle et scientifique allemande dans
l'Est occupé. La section de géographie locale élabora dans un pre-
mier temps de simples présentations de la Pologne occupée, des
descriptions de paysages, rédigeant entre autres le Baedeker 26 inti-
tulé Le Gouvernement général. Mais, parallèlement, on s'occupa
aussi de planifications 27 • On fit par exemple des études sur le poten-
tiel des districts du gouvernement général, au niveau des communi-
cations et des marchés, destinées à servir de base à la planification
des communications dans un but économique et militaire.

25. Mechtild Rossler et Sabine Schleiermacher (dir.), Der Generalplan Ost, Cologne,
1990.
26. Célèbre guide touristique (NdT).
27. La Section de géographie devint Communauté de travail universitaire de recherche
sur l'espace, après accord passé avec la Communauté de travail du Reich.

313
La science sous le Troisième Reich
En 1941, fut fondée une université nazie modèle: l'université du
Reich de Poznan. Elle devait permettre la mise en œuvre de nou-
veaux projets de recherche scientifique. Walter Geisler était à la fois
directeur de l'institut de géographie et vice-recteur de l'université;
la chaire intitulée « science du peuple, germanité des frontières et du
peuple» (Volkslehre, Grenz- und Volksdeutschtum) dut, en revanche,
rester vacante : le géographe prévu pour le poste étant à cette époque
occupé par les transferts de population, il ne put rejoindre son
poste 28 •
Geisler créa à Poznan l'institut de recherche géographique
Warthegau et devint membre de la Commission de travail pour la
colonisation de l'Est qui s'occupait de la germanisation et de la
colonisation du Warthegau. Geisler y dirigeait en personne le
groupe de travail « projet de structure de colonisation et recense-
ment des besoins humains dans les districts ruraux ».
On fonda également un institut en Union soviétique, à Kiev : un
institut de géographie destiné à appréhender le territoire ukrainien à
l'aide d'études de géographie économique et régionale. On avait
prévu de l'intégrer directement à la Communauté de travail du
Reich pour la recherche sur l'espace. La planification dans l'URSS
occupée se fit au niveau des divers bureaux centraux pour l'organi-
sation de l'espace, chapeautés par le ministère du Reich pour les
territoires occupés de l'Est (Rosenberg). Là encore, on élabora
durant la guerre une série d'études pour les besoins du service.
Mais, la guerre se poursuivant, il ne fut plus question de planifier;
en 1943, Bormann demanda à l'organisme d'interrompre cette
activité.
De nombreux géographes participaient déjà aux travaux des orga-
nismes militaro-géographiques nouvellement créés durant la
Seconde Guerre mondiale: Mil-Geo et Mar-Geo. Il faut y ajouter à
partir de 1943 l' « envoyé spécial pour la recherche géographique au
sein du Conseil de recherche du Reich», qui disposait de différents
groupes d'intervention et d'unités de recherche. Dans le cadre de
ces organisations, des géographes et des cartographes effectuaient
des missions à bord d'avions spéciaux, prenant des vues aériennes
et les exploitant. C'est à cette époque que l'étude des vues aériennes
géographiques devint une nouvelle branche de la recherche.
Mais c'est aussi dans le contexte d'une telle rapidité de l'évolu-
tion technologique qu'on prit conscience du fait qu'il était impos-

28. Il était « membre de la Commission pour la sauvegarde qu patrimoine allemand en


Estonie», en tant que chargé de mission par le ministère de l'Education du Reich et par
Himmler, et plus tard « directeur de la commission culturelle du mandataire allemand pour
les transferts de population, pour Gottschee et Laibach » (voir Rossler, 1990, p. 148).

314
Mechtild Rossler
sible d'étudier, et a fortiori de dominer, à l'aide de moyens tradi-
tionnels, un espace aussi grand que l'espace vital conquis à l'Est :

A l'avenir, tout ordre politique passera nécessairement par la maî-


trise des espaces aériens [... ]. Avec la prise en main des États de
l'Europe de l'Est, se pose pour la première fois la question d'ordre
pratique et politique de la maîtrise des grands espaces (commission
pour l'étude de l'espace aérien, 1943-1944).

Mais la suite des événements militaires et politiques mit un terme


à de telles envolées. En mai 1945, prenaient fin les douze années
qu'avait duré le Reich de mille ans.

Conclusion

J'ai essayé de donner une vue d'ensemble des divers secteurs


d'activité des géographes sous le nazisme. Leurs concepts étaient
issus des traditions du conservatisme du x1x• siècle et pourtant ce
furent ces mêmes concepts, sous une forme et avec des imbrications
spécifiques, qui menèrent directement au cœur de l'idéologie nazie.
L'inflation des « concepts d'espace» durant le nazisme est égale-
ment un indice de l'importance sociale de la recherche géogra-
phique et de la demande dont elle fut l'objet durant cette période. A
cela correspondaient deux types de soutien, idéel et financier, de la
part des institutions nazies, et ce, à deux niveaux:
1) Sur le plan de la recherche sur la germanité, déjà élaborée sous
cette forme pendant la République de Weimar, et qui mena sans
rupture au Troisième Reich. On a vu là que la recherche tradition-
nelle en géographie sur le terroir populaire et culturel a été poursui-
vie au-delà de la césure de 1933. Grâce à l'expansion à l'Est durant
la Seconde Guerre mondiale, elle put être élargie au niveau géogra-
phique régional et au niveau des institutions.
2) Sur le plan de la recherche sur l'espace qui prit cette forme
nouvelle sous le nazisme, occupant de nombreux géographes à des
missions de recherche. Les institutions de recherche sur 1'espace et
les institutions de planification nées dans le contexte du plan de
quatre ans et des visées autarciques furent étendues dès 1939 aux
régions orientales conquises. On y appliqua alors d'importantes
théories, comme celle des lieux centraux, qui permettait l'aménage-
ment planifié de vastes espaces grâce à une modélisation hiérar-
315
La science sous le Troisième Reich
chique de l'habitat. En 1945, on poursuivit directement le travail de
recherche sur l'espace et son organisation entrepris sous le Troi-
sième Reich. La République fédérale prit ces esquisses institution-
nelles et organisationnelles pour modèle de ses propres institutions.
J'ai en fait tenté de mettre à plat les structures complexes des
déterminations internes et externes de la science, facteurs qu'on ne
peut séparer en réalité. Le système politique, l'évolution sociale et
les conditions d'exercice de la science sont imbriqués de façon spé-
cifique: qu'un si grand nombre d'institutions de recherche fonc-
tionnent, ou même soient créées, en pleine guerre est un phénomène
qui ne fut possible qu'en raison des énormes besoins du système
nazi en matière de recherche et de planification appliquées.
C'est ainsi que, dans les instituts nouvellement créés à Cracovie
et à Poznan, on put élaborer et défendre des projets scientifiques et
de recherche affranchis des structures universitaires traditionnelles.
La géographie se distingua dans ce contexte en établissant un lien
spécifique entre inventaires géographiques et planification appli-
quée. C'est là qu'on a réuni en particulier les conditions pour la
création des statistiques et de la planification démographiques.
Sur la base d'un cas «exemplaire», à savoir l'époque du
Troisième Reich, le lien spécifique que nous avons établi entre
« science » et « espace vital » a permis de mettre en évidence la pra-
tique idéologique (« discours géographique-politique») autant que
la pratique de la recherche, dans leurs rapports aux conditions poli-
tiques et historiques de l'époque, en allant plus loin que les analyses
de l'histoire des idées pratiquées jusqu'ici.

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Lexique

Il s'agit, dans les lignes qui suivent, de préciser le sens donné,


dans les textes nationaux-socialistes, à des mots dont l'acception
pouvait être différente avant 1933.

Führerprinzip: « Principe du chef», auquel sont soumises toutes


les organisations nazies. « Antithèse même du principe démocra-
tique de Weimar», ce principe est imposé définitivement en 1926,
peu après la « deuxième fondation du Parti (1925) » 1•

Gleichschaltung : « Mise au pas. » Processus qui consiste à obte-


nir la soumission au régime nazi de toutes les organisations, asso-
ciations et de tous les groupes sociaux constitués, par l'instauration,
entre autres, du « principe du chef».

kriegswichtig : « Nécessaire à la guerre » ou « important pour


l'effort de guerre». Cette dénomination permet aux organismes de
recherche en particulier d'échapper à certaines contraintes liées à la
guerre, de continuer à recevoir des subventions et de bénéficier de
la main-d' œuvre constituée par les prisonniers de guerre. Il leur est
également plus facile d'obtenir pour leurs chercheurs le statut
d' « uk » (unabkommlich), qui permet d'échapper aux obligations
militaires.

Volk: Traduit ici par «peuple» ou « peuple allemand», selon


le contexte. Concept clé du vocabulaire nazi qui donne lieu à
l'utilisation d'une multitude de néologismes, dont la plupart
existaient avant le régime hitlérien mais dont celui-ci a modifié le
sens.
Voici la définition qu'en donne le Volks-Brockhaus de 1940 (équi-
valent du Petit La.rousse aujourd'hui) : « Communauté humaine que
1. Louis Dupeux, National-Bolchevisme. Stratégie communiste et dynamique conser-
vatrice, Paris, Honoré Champion, 1979, p. 55.

319
Lexique
lient les mêmes fondements raciaux, la même culture, la même
langue, les mêmes coutumes, un sol, une patrie communs, et un
même destin. Les peuples sont les véritables unités de vie et
d'action dans l'histoire. L'individu singulier est toujours membre
d'un peuple et profondément marqué par ses caractéristiques spéci-
fiques (Volkstum). Les mœurs, le droit, la langue et la religion sont
déterminés par ces caractéristiques que même la séparation poli-
tique avec la terre mère ne peut faire perdre ; au contraire, les
citoyens rattachés à l'État d'un peuple étranger demeurent des
Volksgenossen (cf. Volksdeutsch). C'est précisément le fait que le
sol natal du peuple allemand (deutscher Volksboden) est déchiré au
niveau étatique qui a permis la prise de conscience de l'autonomie
du peuple par rapport à toute frontière étatique. Le nazisme a
approfondi l'idée de la nation-État dans le sens volkisch: l'État
ne sert qu'aux nécessités vitales du peuple.»

volkisch : Selon de nombreux spécialistes, et en particulier Louis


Dupeux, « le mot volkisch est intraduisible. Forgé à partir du mot
Volk (peuple), il désigne les positions et les multiples groupes de
pensée ou d'action dont la référence première est le peuple alle-
mand considéré dans sa spécificité culturelle aussi bien que
"raciale" 2 ».

Volks- und Kulturboden : Le « terroir populaire et culturel » est à


la fois le sol du paysan, sa terre, et le sol métaphorique d'où est née
la culture du peuple. Dans la théorie du Volks- und Kulturboden de
Penck (1925), Volksboden signifiait« territoire occupé par le peuple
allemand», et Kulturboden « territoire imprégné par la "culture
allemande" mais occupé par des ethnies étrangères » 3•

Volksdeutsch : « Membre de la communauté » du peuple alle-


mand, c'est-à-dire Allemand de l'étranger, traduit par« Allemand».

Volksgenosse vs. Gemeinschaftsfremde : Le Volksgenosse est un


« membre de la communauté », défini non pas par sa nationalité,
mais par son appartenance à la« communauté du peuple», comme
l'indique ci-dessus la définition du Volks-Brockhaus. Son opposé,

2. Louis Dupeux, Histoire culturelle de l'Allemagne, 1919-1960, Paris, PUF, « Ques-


tions », 1989, p. 52.
3. Voir Mechtild Rossler, Wissenschaft und Lebensraum, Hambourg, Dietrich Reimer
Verlag, 1990, p. 59.

320
Lexique
le Gemeinschaftsfremde, est littéralement un « étranger à la commu-
nauté».

Volkstum: « L'ensemble de toutes les formes d'expression de la


vie d'un peuple qui caractérisent sa singularité de peuple» (d'après
le Volks-Brockhaus).
Principales institutions citées

Deutsche Forschungs-Gemeinschaft (DFG): Communauté alle-


mande de recherche, fondée en 1920 sous le nom de Notgemein-
schaft der deutschen Wissenschaft (Caisse d'assistance à la science
allemande).
Reichsforschungsrat: Conseil de recherche du Reich, créé en
1937.
Kaiser-Wilhelm Gesellschaft: créée en 1911, devient après 1945
la Max-Planck Gesellschaft. Elle regroupe différents instituts de
recherche, les Kaiser-Wilhelm Institute (KWI).
Physikalisch-Technische Reichsanstalt: institut physico-tech-
nique du Reich.
Deutsche Mathematiker Vereinigung (DMV): Union des mathé-
maticiens allemands.
Mathematischer Reichsverband (MR): Association mathéma-
tique du Reich.
Nationalsozialistischer Lehrerbund: Ligue national-socialiste
des enseignants.
Nationalsozialistischer deutscher Dozentenbund: Ligue national-
socialiste des enseignants d'université.

Note sur les grades universitaires

Au sommet de la hiérarchie se trouve le professeur titulaire d'une


chaire et, souvent, (co)directeur d'un institut, Ordentlicher Pro/es-
sor ou Ordinarius ; puis le professeur extraordinaire ou associé,
d'un échelon inférieur au professeur titulaire, aujJerordentlicher
Pro/essor ou Extraordinarius. Ils' agit ici d'un simple titre, la diffé-
rence essentielle résidant dans le fait que la personne est - ou non -

323
Principales institutions citées
fonctionnaire (Beamteterlnicht beamteter Extraordinarius). De
même, le titre de Privat-Dozent n'implique pas de poste, mais
donne le droit d'enseigner (venia legendi) à quelqu'un qui a son
habilitation.
Les auteurs

Pierre Ayçoberry: Ancien élève de !'École normale supérieure,


professeur d'histoire contemporaine à l'université des sciences
humaines de Strasbourg. Parmi ses publications : La Question
nazie. Essai sur les interprétations du national-socialisme,
1922-1975 (Paris, Éd. du Seuil, 1979).

Jean-Pierre Baud : Professeur d'histoire du droit et des institutions


à l'université Robert-Schuman de Strasbourg. Son domaine de
recherche se situe à la lisière de l'histoire du droit et de l'histoire
des sciences. Parmi ses publications : Le Procès de l'alchimie
(Strasbourg, CERDIC Publications, 1983) et L'A/faire de la
main volée, une histoire juridique du corps (Paris, Ed. du Seuil,
à paraître début 1993).

Heidrun Kaupen•Haas: Professeur et directrice adjointe de l'ins-


titut de sociologie médicale au CHU de Hambourg-Eppendorf.
Est membre du comité directeur de la Fondation hambourgeoise
pour l'histoire sociale du xxesiècle. A publié notamment: Stabi-
litat une Wandel arztlicher Autoritat (Suttgart, Enke, 1969) et
Der Griff nach der Bevolkerung. Aktualitat und Kontinuitat
nazistischer Bevolkerungspolitik (ouvrage coll., Nôrdlingen,
Greno, 1986).

Andreas Kleinert: Professeur d'histoire des sciences à l'université


de Hambourg depuis 1980. S'intéresse surtout à la physique et à
la publication de textes et correspondances inédits. Parmi ses
nombreuses publications : Die allgemeinverstandlichen Phy-
sikbücher der franzosischen Aujklarung (sur la vulgarisation de
la physique au siècle des Lumières) (Aarau, 1974). Travaille
actuellement sur la correspondance entre Leonhard Euler et
Georges-Louis Lesage.

325
Les auteurs
Benoît Massin: Prépare un doctorat à l'EHESS (Paris) sur l'his-
toire de l'anthropologie et des théories raciales en Allemagne de
1860 à 1945 et est actuellement allocataire de recherche de la
mission historique française en Allemagne. A publié divers
articles sur l'histoire de l'anthropologie (entre autres dans la
revue Gradhiva) et prépare la publication d'un ouvrage collec-
tif sur l'histoire de l'eugénisme en Allemagne (à paraître à
La Découverte).

Herbert Mehrtens: Professeur d'histoire des mathématiques et


des sciences de la nature à l'université de Braunschweig. Est
l'auteur (avec Steffen Richter) de Naturwissenschaft, Technik
und NS-Ideologie (Francfort, Suhrkamp, 1980). Son dernier
livre, Moderne - Sprache - Mathematik (Francfort, Suhrkamp,
1990), traite de la reconstruction discursive et de la situation
socio-politique des mathématiques autour de 1900, et en particu-
lier des« contre-modernes» en tant que phénomène à l'origine
de l'idéologie nazie en mathématiques.

Josiane OltT-Nathan: Chercheur au groupe d'étude et de recherche


sur la science de l'université Louis-Pasteur de Strasbourg, secré-
taire de rédaction de la revue internationale Fundamenta Scien-
tiae de 1980 à 1992. A travaillé sur la physique des hautes
énergies avant de s'intéresser à la science sous le nazisme.

Monika Renneberg: A fait des études de physique et d'histoire et


un doctorat en histoire des sciences. Assistante depuis 1989 à
l'institut d'histoire des sciences de la nature de l'université de
Hambourg. A travaillé sur la physique sous le national-socialisme
ainsi que sur l'usage de l'énergie nucléaire et la big science.

Mechtild Rossler : A participé à divers projets de recherche en


Allemagne sur l'histoire de la géographie. Chercheur associé du
CNRS en 1989-1990, visiting pro/essor à Berkeley en 1991 et,
depuis, chercheur à la division des sciences écologiques de
l'UNESCO à Paris. Parmi ses publications: Wissenschaft und
Lebensraum. Geographische Ostforschung im Nationalsozialis-
mus (Berlin, Dietrich Reimer, 1990).

Norbert Schappacher: Professeur de mathématiques à l'université


Louis-Pasteur de Strasbourg. Spécialité de recherche en mathé-
matiques: la géométrie arithmétique. S'intéresse à l'histoire des
sciences depuis les années 80, surtout à l'histoire des mathéma-
326
Les auteurs
tiques en Allemagne sous le Troisième Reich. A part ses travaux
en mathématiques, a publié divers articles et ouvrages collectifs
en histoire des mathématiques, dont:« Das mathematische Insti-
tut der Universitat Gottingen 1929-1950 », in Becker, Dahms et
Wegeler (dir.), Die Universitat Gottingen unter dem Nationalso-
zialismus (Munich, Saur, 1987).

Reinhard Siegmund-Schultze : Historien des mathématiques, était


de 1978 à 1991 chercheur au département d'histoire des sciences
de l'université Humboldt de Berlin (Est). Boursier de la Fonda-
tion Alexander von Humboldt à l'université de New Hampshire
(USA) depuis octobre 1991.

Mark Walker: Enseigne l'histoire des sciences et l'histoire de


l'Europe moderne à l'Union College, New York. Parmi ses
publications : German National Socialism and the Quest for
Nuclear Power, 1939-1949 (Cambridge University Press, 1989).
A également dirigé la publication de deux ouvrages collectifs :
avec Teresa Meade, Science, Medicine and Cultural Imperia-
lism, et avec Monika Renneberg, Science, Technology and
National Socialism (à paraître).

Sheila Faith Weiss : Associate pro/essor en histoire à la Clarkson


University de Potsdam, New York. Auteur de Race Hygiene and
National Efficiency: The Eugenics of Wilhelm Schallmayer
(Californie, 1987). Actuellement, prépare une histoire de l'ensei-
gnement de la biologie à l'école sous le Troisième Reich.
Index

ABEL,W., 227. BAUMER, A., 27n., 28. BRÜCKS, A., 294n.


Académie des sciences de Ber- BAUR,E., 216,227,284. BUDER,154.
lin (prussienne), 68, 229. «Baur-Fischer-Lenz», 198, 231 BUNA10.
Académie allemande de la re- et n., 246n., 249, 250n., 257, Bureau du Reich pour l'organi-
cherche aéronautique, 107. 265n., 284. sation spatiale, 312.
Administration centrale pour BAYERTZ,K., 205n., 216n., BURLEIGH, M., 19n., 309n., 316.
l'organisation spatiale, 313. 220n., 256n., 261. BUTENANDT, A., 290 et n., 291,
AEG (Allgemeine Elektrizit!its- BECKER, H., 5ln., 87. 292,297,299,301n.
gesellschaft), 119. BECKER, P. E., 200, 201n., 239n.,
Ahnenerbe, 27,207. 257. CADARS, P., 176.
AICHEL,o., 197n., 2lln., 215n., BECQUEREL, H., 153. CAHAN,D., 129.
224, 226n., 227. BEHNKE, H., 97, 100. Camp de concentration, d' Aus-
ALBRECHT, U., 129. BEHR-PINNOW, H. C. von, 269n., chwitz, 18, 28,288,298,299;
ALTHOFF, F., 69. 284. d'Oranienburg-Sachsenhausen,
ALY,G., 47n., 48. BEISINGER, 0., 269n., 284. 102; de Ravensbrück, 298; du
AMBROSELLI, c., 185n., 195n. BENJAMIN, W., 303 et n., 316. Struthof, 113 ; de Theresien-
Annales d'hygiène publique, BENZE,R., 278n., 284. stadt, 223n.
183n. BERGMANN, A., 221n., 257. CANTOR, G., 72.
Anna/en der Physik, 163. Berliner Tageblatt, 160. CARATHÉODORY, C., 74n., 76.
Anthropologischer Anzeiger, 222 BERNSTEIN, F., 56, 57, 58, 60 CARATINI, R., 7n.
et n. et n., 61, 62n., 63, 66. CASSIDY, 0., 129.
Archiv für Rassenbilder, 222. BEYERCHEN,A. 0., lln., 87, CAULIER, B., 181 et n.
Archives de biologie raciale et 129, 162. CAUX,B. de, 191.
de biosociologie (Archiv für BIEBERBACH, L., 22, 23, 37, 38, Charité (clinique gynécolo-
Rassen- und Gesellschaftsbil- 40, 42 et n., 52, 65, 66, 67, gique), 291.
der), 225. 68, 69, 70 et n., 71, 72, 73, 74 CHAUNU, P., 178n.
ARDENNE, M. von, 292. et n., 75, 77, 78 et n., 88, 92
ARTMANN, K., 148 et n. et n., 93, 94, 95, 96, 97, 100. CHRISTALLER, W., 312.
Association allemande des étu- BIGALKE, H. G., 66 et n., 88. CLAUBERG, C., 297, 297n., 298,
diants, 81. BLUMENTHAL, o.,54, 55, 74 et n., 299, 300, 301 et n.
Association des anciens combat- 76 et n. CLAUSS, L. F., 243.
tants juifs, 54. BOAS,F., 210n., 216n., 250,251 CLAVREUL, J., 182n.
Association mathématique de et n. CLUSIUS, K., 118.
Gottingen, 86. BOCK,G., 294n., 301. Code de Nuremberg, 195.
Association des amis de la nou- BODIN,J., 191, 192. COLOMB, C., 117.
velle Russie, 55. BOHR,H., 74n., 78 et n., 94. Comité d'experts du ministère
AVERROES, 180. BOHR,N., 78n., 156, 157. de l'Intérieur pour la politique
AYÇOBERRY, P., li, 18, 169. BORKIN, J., 1ln., 28n. démographique et raciale, 207,
BORMANN, M., 314. 289.
Bad Nauheim, 150, 159, 160. BOSCH,C., lln. Commandement suprême de la
Baedeker, 313. BOTHE,W., 114. marine, 146.
BAELZ,E. von, 212 et n. BoUGLÉ,c., 185n. Commissariat du Reich pour la
BAER,K. E. von, 214. BOUTROUX, P., 70, 93 et n. consolidation de la germanité,
BAMBERGER, 81. BRACHER, K. 0., 306n., 316. 312.
Banque allemande pour l'indus- BRAMER, R., 129. Communauté de travail auprès
trie, 292. BRANDT, W., 203, 209n., 224. du chef de la santé du Reich
BARERE, M., 178n. BRAUN,F., 164, 165. pour une politique démogra-
BARETH, K., 273n., 284. BRIE,J. de, 183n. phique dynamique, 295.
BASELER, A., 220. BROCA,P., 212. Communauté de travail du Reich
BASTIAN, A., 214. Brockhaus (Volks-), 319,320. pour J'aide aux couples sans
BAUD,J.-P., 28, 177. BROHMER, P., 274n., 282n., 284. enfants, 295.
BAUER,A., 244, 273n., 274n., BROSZAT, M., 36n., 48, 129. Communauté de travail du
276 et n., 277n., 278n., 279 BROUWER,L. E. J., 70, 72, 74 Reich pour la recherche sur
et n., 282 et n., 284. et n., 75, 76, 77. l'espace, 311,312, 313n., 314.

329
Index
Communauté de travail pour la DOETSCH,G., 64n. FRISCH,0., 137.
colonisation de l'Est, 314. DORNER,A., 43n., 48. FROMM,F., 120, 121, 122.
Communauté politique des spé- DUPEUX, L., 203n., 3 l 9n., 320 FRY, Th. C., 98 et n.
cialités ( Politische Fachge- et n. Führerprinzip, 37, 38, 96, 135,
meinschaft ), 140, 141. DYCK, W. von, 74n. 319.
Concile de Vérone, 191.
Conférence, de Munich, 115 ; de EBBINGHAUS, A., 294n., 301. GALTON,F., 214n.
Wannsee, 174. J;:CKERT, M., 129 .. GEISLER,W., 314.
Congrès, d'Édimbourg, 25; in- Ecole polytechmque de Pres- GENSCHEL,R., 272 et n., 284.
ternational de Bologne, 73, bourg, 149. GENUNEIT,J., 43n., 48.
74, 75, 76, 78; internationaux EHMANN,A., 257. Geographische Zeitschrift, 307.
EHRARDT,S., 207n., 227. GEPPERT,H., 43n., 44, 100.
de mathématiques, 67; des
EICKSTEDT,E. von, 199n., 205, GERICKE,H., 4ln., 48.
anthropologues, ethnologues
2lln., 221, 222, 224, 230, GERSULP,9.
et préhistoriens, 250. 232, 234, 238, 239 et n., 240, GIESBRECHT, E., 271, 272n.,
CONTI,L., 295. 241, 251, 254 et n., 255 et n., 284.
COREA,G., 287n., 301. 257. GIESELER,W., 222n., 224, 244.
Corps francs de Lützow, 112. EINSTEIN, A., 8, 74n., 81, 105, GILES, G. J., 140n.
CORRENS,C., 215,227. 108, ll7, 121, 125, 127, 150, GIMBEL,J., 130.
COSSMANN,N., 223 et n. , 151, 155, 159. Gleichschaltung (mise au pas),
COURANT, R., 56, 57 et n., 58 Electricité de Hambourg, 139. 20, 94 et n., 319.
et n., 59n., 62 et n., 63, 64n., ERZBERGER,M., 61. GOEBBELS, J., 102, 123, 174,
66, 74 et n., 75, 79n., 80n. ESTERMANN,1., 137 et n. 175.
COURTADE,F., 176. GOEBEL,docteur, 298.
CURIE,E., 289n., 301. Faculté de mathématiques et des GoLDSCHMIDT,R., 219n., 227.
CURIE,P., 153, 289. sciences de la nature de Ham- GOELDEL,D., 203n.
CURIE-SKLODOWSKA,M., 153, bourg, 135. GORDON, W., 134, 136 et n.,
289. FAUST, 195. 138, 142.
CZARNOWSKI, G., 257. FAYE,J. P., 203n. GôRING, H., 23, 98, 102, ll9,
FELDKAMP,H., 273n., 276 et n., 120.
DAHMS,A., 5ln., 52 et n., 55n., 277 et n., 282n., 284. GôRTLER, JO1.
58n., 59n., 87, 88. FESTINGER,L., 201n. Gottinger Tageblatt, 58n., 59
DAMES,W., 109, llO. FETSCH,R., 283. et n., 61.
DEBRAY,J. R., 185n. FETSCHER,R., 283n., 284. Gottinger Zeitung, 58n., 59n.,
DELAGE,C., 174, 176.
FIAT Review of German Sln.
DELAMARE,N., 182.
Science, 34n., 48. GOTTSCHALDT, E., 227.
FICK, R., 205 et n., 229 et n., GRAF, J., 269 et n., 273n., 280
DELUMEAU,J., 192n. et n., 28ln., 282n., 283n., 284.
257.
DENIKER,J., 231,232. FINKELNBURG, W., 114, 115, GRIMM,H., 305.
DEPDOLLA,Ph., 267 et n., 268 ll6, 120, 123, 129. GRONEFELD,G., 299n., 301.
et n., 269n., 284. FISCHER, E., 26, 197n., 199, GROSS, W., 20ln., 205, 206n.,
DE VRIES, H., 215. 214n., 215 et n., 216 et n., 218 207.
Deutsch-nationale Volkspartei, et n., 219, 221, 225, 227 et n., Gui, B., 191.
63. 228,229,230,231,234,235, GUMBEL,E. J., 20n.
Deutsche Arbeitsfront (Front du 236, 238, 243, 248 et n., 257, GÜNTHER,H. F. K., 200n., 203,
travail allemand), 312 et n. 271 et n., 284. 222 et n., 223, 226n., 234, 236
Deutsche Demokratische Partei FISCHER,H., 217n., 257. et n., 237, 239, 243, 246,
(DDP), 58 et n. FISCHER,K., 129. 25ln., 252,253,257,282 et n.
Deutsche Forschungs-Gemein- FLEISCHMANN, R., 114. GÜNTHER,M., 257.
schaft (Communauté alle- FLEXNER,A., 81, 85, 88. GüsE, H. G., 294n., 302.
mande de recherche), 126, FLOHR,E. F., 307,308,316.
151,300,323. Fondation de géographie du HABER,F., 10.
Deutsche Mathematiker Vereini- Reich, 310. HABERER,J., 21, 22.
gung (Union des mathémati- Fondation de Leipzig pour la HAECKEL,E., 214,215.
ciens allemands), 37, 38, 39, recherche sur le terroir popu- HAHN, 0., 123.
40, 41, 42, 45, 67, 69, 77, 78n., laire et culturel, 306, 31 O. HAHNE,H., 224.
94,96,98, 100,101,323. Fondation Rockefeller, 289, HALDANE,J. B. S., 228n., 288,
Deutscher Biologen-Verband 290. 289n.
Fondation Carnegie, 289. HALFMANN,F., 52 et n., 58n., 88.
(Union des biologistes), 27.
FONTETTE,F.de, 185n. HAMEL,G., 44, 71 et n.
DICK, A., 88. FORMAN,P., 68n., 88, 130. HARDY,G. H., 92.
Die Sonne, 223. FRANCK(Reichsminister), 17. HARTECK,P., 147, 148.
DIEUDONNÉ,J., 69n., 88. FRANK,W., 171. HARTMANN, G., 33n., 48.
DINGLER,H., 68, ll7, 162. FRANKENSTEIN, 195. HASSE, H., 44, 65, 66n., 80n.,
Direction de la recherche de FREEMAN,M., 303. 88, 101.
l'armée de l'air, 146. FREI, N., 130. HAUNER,M., 306n., 316.
DITHMAR,R., 283n., 284. FREISE,G., 20n. HAUSCHILD,W., 220.
DoBERS, E., 270n., 271n., 275n., FREWER,M., 60n., 88. HAUSDORFF,F., 72.
280n., 281n., 284. FRIEDENTHAL,H., 203, 209n., HAUSHOFER,C., 304.
DOBZHANSKY,T., 228n., 229, 224,238,250 et n., 257. HEBERER,G., 227,236,244.
238, 245, 246n. FRIEDLANDER, S., 33n., 36n., 48. HECKE,E., 76n., 77 et n.

330
Index
BECKMANN, 0., 144, 145. Institut d'anthropologie de l'uni- JURDANT, B., 12, 13n., 16n.,
HEIDEGGER,M., 8, 33 et n., 38, versité de Kiel, 228. 17n., 27n.
186. Institut de chimie physiologique JUST, G., 215n., 229, 257, 265
HEILBRON,J. L., 130. de l'université de Munich, et n., 285.
HEIM, S., 47n., 48. 299.
HEINEMANN-GRÜDER, A., 130. Institut de génétique humaine de Kaiser-Wilhelm Gesellschaft
HEISENBERG,W., 8, 104, 106, l'université de Gtittingen, (société), 10, 20n., 101, 291,
107, 108, 109, 110, 111, 112, 201n. 292 et n., 323.
113, 115, 116, 117, ll8, 119, Institut de mathématiques d'Ober- KAMKE,D., 66n.
122, 123, 124, 125, 127, 129, wolfach, 101. KAMKE,E., 64n., 66 et n., 98n.
156. Institut national d'histoire de la KANT,H., 131.
HERGLOlZ,G., 56, 66. nouvelle Allemagne, 171. KANTOROWICZ, E., 187n.
HERlZ, H., ll7, 149. Institut de physique expérimen- KARLSON,P., 290n.
HEsCH, M., 223n., 257. tale de Hambourg, 134, 138, KATTMANN, U., 229n., 258.
HESKE,H., 317. 139, 141, 146. KAUPMANN, C., 291.
HEss, R., 109. Institut de physique théorique de KAUPEN-HAAS, H., 24n., 25,
HESSE,311. Hambourg, 134, 146. 47n., 48, 287, 288n., 294n.,
HEYDRICH,R., 108, 174. Institut de chimie physique de 295n., 301.
HIELKE,K., 270n., 271n., 284. Hambourg, 134, 147. KECKSTEIN, R., 266n., 285.
HILBERT,D., 8, 54, 57 et n., 58, Institut de physique appliquée KEITER,F., 247 et n.
59 et n., 60, 62, 65, 69, 71, 72, de Hambourg, 134, 139, 143, KERSHAW,1., 131.
74 et n., 75, 76 et n., 77n., 78, 146. KEVLES,D., 7 et n., 131.
80. Institut pour les réalisations alle- KLAATSCH, H., 213,217.
HIMMLER,H., 27, 106, 107, 108, mandes à l'Est, 313. KLEIN,docteur, 19, 28.
109, 118, 119, 127, 186n., 247 Institut de recherche du Reich KLEIN, F., Sn., 56, 57n., 68, 69,
et n., 295, 297, 312 et n., 313, pour la biologie de la repro- 72, 73.
duction, 300. KLEINERT, A., 21, 68n., 131,
314n.
Institut de recherche géogra- 149.
HINDENBURG, maréchal, 54. phique Warthegau, 314.
HINKEL,H., 176. KLEBMANN, C., 307,317.
Institut de recherche sur les KNESER, M., 55n., 56n., 57n.,
HIRT,A., 113. rayons de l'université de Ber-
Hirzel (éditions), 154. 64n., 67n., 69n., 78n., 89.
lin, 291. KNOPP,K., 78.
Historische Zeitschrift, 172. Institut de Rhénanie, 126.
HITLER, A., 10, 12, 13, 14, 15, KOCH,H. W., 176.
Institut Kaiser-Wilhelm, I 22, KoCH, P. P., 134, 136n., 137,
17, 21, 35, 37, 105, 106, 109, 197n., 323; d'anthropologie,
110, 112, 119, 126, 127, 150, 138 et n., 139, 141, 142 et n.,
de génétique humaine et 143n., 144, 146n., 148.
151, 155, 160, 161, 162, 169, d'eugénisme (Berlin), 26,
171, 175, 176, 180, 186, 197, KOLLER,S., 43n., 44.
197n., 20ln., 221 et n., 271; KOLLMANN,J., 213 et n., 214,
205n., 206, 209, 249 et n., de biochimie (Berlin), 290,
291. 217.
291, 292, 299; de biologie, KosT, K., 304 et n., 317.
HoCH, P., 130. 291; de physique (Berlin-Dah-
HOFFMANN, 0., 130. KRANZ,H. W., 227.
lem), 124; de recherche sur le KRAUCH,C., 10.
HOPMANN, A., 273n., 274n., cerveau (Berlin-Buch), 228n.,
275n., 285. KREMER,A., 129.
289,291; de physique (Berlin- KRIECK,E., 172.
HOHLPELD,R., 300n. Dahlem), 118 ; de recherche
HOHMANN,S. J., 295n., 301. KRIMBAS,C. B., 24n., 228n.
sur les courants (Gtittingen), KROLL, J., 205n., 216n., 220n.,
HôLDER,0., 74n. 98.
HORKHEIMER, M., 12n., 175. 256n., 261.
Institute for Advanced Study, KRONECKER, L., 72.
HUPNAGEL,G., 33n., 48. 64, 79, 81.
HüNEMÔRDER, C., 283. KRUSE,E., 263n., 273n., 278n.,
Internationaler Jugendbund, 58. 279, 280n., 28ln., 285.
HUSSERL,E., 59. Internationaler Sozialistischer KUHN,T. S., 16, 255.
Kampfbund, 59. KüHN, A., 291.
IG-Farben, 10, lln., 23, 292.
Inquisition, 190. KüMMEL,W., 213n., 258.
JACKEL,E., 170,176,307,317. KURZ,E., 220.
INSTITOR,H., 190 et n. JAENSCH,E. R., 69, 72.
Institut de mathématiques de Jahrbuch der Radioaktivitiit und
l'université de Gêittingen, 8, Elektronik, 152, 153, 154. LACAN,M.-F., 189n.
51,52,56,57,62,66, 78,86. Jahrbuch über die Fortschritte LACOUE-LABARTHE, Ph., 13n.
Institut de mathématiques pra- der Mathematik, 99. LANDAU,E., 56, 59, 64, 65, 66 et
tiques de Darmstadt, 101. JAY,M., 176. n., 70 et n., 73, 74, 75.
Institut de recherches appliquées JAY-LIPTON,R., 28 et n., 180n., LATOUR,B., 15n., 17n., 184n.
pour les sciences militaires, 185n., 186n., 194n. LAUE,M.von,20, 109.
département de mathéma- JoHANNSEN,W., 218. LEA, H. C., 190n., 191n.
tiques, 102. JOHST,H., 14 et n. LEHBERGER, R., 273 et n., 285.
Institut d'agronomie et de poli- Joos, G., 120. LEHMANN,E., 197 et n., 222.
tique agricole, 312. JORDAN,P., 134. LÉLUT,L.-F., 183 et n.
Institut d'anthropologie de Hei- Journal de Cracovie, 312. LENARD,Ph., 21, 22, 68 et n.,
delberg, 251. JUILPS,J., 109, 116, 126, 128. 105, 106, 109, 111, 114, 115,
Institut d'anthropologie de l'uni- JULIA,G., 100. 116, 118, 120, 124, 125, 126,
versité de Breslau, 238. JÜNGER,E., 256. 129, 149-166.

331
Index
LENZ,F., 198 et n., 199n., 201n., 55n., 67, 69n., 70 et n., 71 NEUMANN,F., 39n., 49, 91 el n.
217 et n., 223, 226 et n., 227, et n., 72, 74n., 75 et n., 78n., Niedersiichsischer Beobachter,
229, 230, 231 et n., 234, 235, 88, 92n., 93n., 94n., 98n., 63.
236, 238 et n., 239, 240, 241, lOln., l02n., 133n., 276 et n., NœKISCH,E., 203n., 252, 254n.
242, 243n., 244, 245, 246n., 281,285. NOETHER,E., 57 et n., 62, 63,
248, 249 et n., 250n., 258, Mein Kampf, 14, 169, 176,249. 66, 79n., 80n., 92.
264, 265, 279, 282. MENTZEL,R., lOln., 124. NOETHER,F., 55.
LENZ,W., 215n., 258. MERKENSCHLAGER, F., 203, 204, NOLTE,E., 176.
LENZ, W., 134, 137 et n., 142, 253 et n., 258. Notgemeinschaft der deutschen
143n., 144, 146 et n., 148. MERSCH,E., 189n. Wissenschaft (Caisse d'assis-
LÉONARD,J., 184n. MESMER,F. A., 181. tance à la science allemande),
LÉVY-LEBLOND, J.-M., 16 et n. MESSERSCHMIDT, M., 176. 289, 290, 323.
Librairie du peuple de Gottin- METTLER,L., 301. NSDAP, 65, lll, 115, 148, 198,
gen, 63. METZ, F., 310. 204, 205 et n., 210 et n., 237,
LILIENTHAL,G., 204n., 205n., MEYER,K., 312. 251, 252 ; chancellerie du
258. MEYNEN,E., 310. Parti, 110, 111, 112, 114;
LINDE,P., 272 et n., 285. MIELKE,F., 295n., 302. office de la politique raciale
LINDEMANN, H. J., 300, 301n. MILCH,E., 120. du-, 201,205,207, 210n.
LINDNER,H., 69n., 88. MINKOWSKI,R., 134, 136 et n., Nuremberg (procès de), 184,
LIPIANSKY,E. M., 193n., 194n. 138. 296,304.
LoEFFLER,L., 210n., 227. MISES,L. E. von, 75. NYSSEN,E., 43n., 49.
Lois, sur la reconstitution de la MITSCHERLICH, A., 295n., 302.
fonction publique (7 avril 1933), MOELLERVANDEN BRUCK, 203 OBERKIRCH, K., 267 et n., 285.
20,53-57,63,136,203;contre et n., 252. OBST, E., 308,317.
la transmission des maladies MOHLER,A., 203n., 223n., 258. Office généalogique du Reich,
héréditaires (1933), 293,294; de MOHR,E., 102. 204n., 207.
Nuremberg (1935), 44, 45, 56, MôLLER, H. G., 134, 139 et n., OLFF-NATHAN, J., 7, 301n.
66, 96,281,297. 142, 143, 146, 148 et n. ONG, W., 12n.
LoRENT,H. P. de, 273n., 285. MOLLISON,T., 198 et n., 220, OPPENHEIM-MARTIN,S., 203,
LORENTZ,H. A., 117. 222, 223, 259. 209n., 214n.
LORENZ,K., 244. MOMMSEN, H., 46, 47n., 49, Organisation syndicale des étu-
Lowœ, R., 251 et n., 258. 55n., 89, 131. diants (Allgemeiner Studenten
LUDWIG,K. H., 23 et n., lOOn., MOREAUDETOURS,J., 183 et n. AusschuB - AStA), 55 et n.
146n. MossE, G. L., 20ln., 213n., 259. Organisation national-socialiste
LUNDGREEN, P., 22n., 136n. MOTULSKY,A. o.. 215n., 223n., de bienfaisance pour le peuple,
LUSCHAN,F. von, 213 et n., 217, 261. 299.
221, 248 et n., 258. MOUFANG,R., 98. ORWELL,G., 13 et n., 15.
LUSTIGER,J.-M., 181n. MOULIN,A. M., 184n. OSIETZKI,M., 129, 131.
LUTHER,M., 14. MÜHLESTEIN, 59n. OSNOWSKI, R., 295n., 302.
LUTZHôFf, H. G., 204n., 252n., MüHLMANN, W. E., 200 et n., OSSIETZKY, 107.
253n., 258. 204, 205 et n., 211n., 212n., OURISSON,0., 27n.
LUXEMBOURG,8.de, 192. 214,259.
LYSSENKO, T. D., 40. MÜLLER,H. J., 228n., 289 et n. PAINLEVÉ, P., 74.
MüLLER, K. V., 223. PAIS,A., 132.
MACLANE,S., 88. MÜLLER,W., 109, 114, 119, 125. PARENT-DUCHATELET, A., 187n.
MACRAKIS,K., 131. MÜLLER-HILL,B., 9, 178n., 186 Parti de la Patrie, 306.
MADAJCZYK, C., 296n. et n., 194n., 199n., 201 et n., PATZIG,B., 227.
MAN, P. de, 33 et n. 205n., 209 et n., 259. PAUDLER,F., 204, 236.
MANDROU,R., 192n. MONTER, H., 203, 209n., 224, PAUL,D. P., 24n., 228n.
MANN,0., 210n. 251. PAULI,W., 134, 157.
Mar-Geo & Mil-Geo, 314. PEARSON,K., 215n.
MARSHALL,B., 58n., 62n., 88. NACHTSHEIM, H., 215n., 229 et n., Peenemünde, 101.
MARTIN, R., 203, 214 et n., 238 et n., 259. PELLETAN, E., 183n.
216n., 217, 218 et n., 220, NANCY,J.-L., 13n. PENCK,A., 310, 320.
221,222,223,230,234,250 Nationalsozialistischer deutscher Persilscheine, 126.
et n., 256, 258. Dozentenbund (Ligue natio- PEUKERT,D., 263 et n., 285.
MASON,T. W., 38 et n., 48. nal-socialiste des enseignants l'FÂFFLIN,F., 294n.
MASSIN, B., 9n., 24, 26, 197, d'université), 109, 115, 116, l'FuHL, W., 220.
217n., 219n., 222n., 258. 121, 125, 135, 143, 144, 323. Physikalisch-Technische Reichs-
Mathematical Review, 99. Nationalsozialistischer Lehrer- anstalt (Institut physico-tech-
Mathematische Annalen, 54, 55, bund (Ligue national-socia- nique du Reich), 126, 151,
74 et n., 76, 77, 99. liste des enseignants), 114, 161, 323.
Mathematische Z,eitschrift, 99. 323. Plan général Est (Generalplan
Mathcmatischer Reichsverband Nature, 162, 163. Ost), 313.
(Association mathématique du NEEDHAM,J., 18n. PLANCK,M., 10 et n., 21, 152,
Reich), 37, 39, 40, 41, 42, 44, NELSON,L., 58, 59 et n. 217.
45, 7ln., 94, 98,323. Neo-Rontyum, 298. PLATE,L., 227.
MAXWELL,J. C., 117, 157. NEUBERG,C., 290. PLATON, 182.
MEHRTENS,H., li, 19, 22 et n., NEUFELD,M., 283. PLOETZ, A., 223, 225, 226n.,
33, 37n., 42n., 44n., 48, 52, NEUGEBAUER, 0., 62n. 231,235,259.

332
Index
POHL,R., 114. RôHM,E., 175. SCHULTZ, B. K., 198, 222, 237
POINCARÉ, H., 70, 72, 117. ROHRBACH, 101. et n., 260.
POLIAKOV, L., 199 et n., 259. ROMMEL, E., 123. SCHULTZE, W., 109.
PoLL,H., 203 et n., 209n., 227. RôNTGEN,W.C., 134, 149, 152, SCHUMANN, H., 298.
POLLAK, M., 9 et n. 164. SCHWALBE, G., 214, 215, 217,
POPPER,K., 17. ROSENBERG, A., 115, 124, 163, 231n., 247 et n., 248n.,.
POPPLOW, U., 58n., 89. 171, 172,186,308,312,314. SCHWARZ,M., 273n.. 275n .•
PRAETORIUS, E., 62. RôSSLER,M., 11, 296n., 302, 279n., 283n., 285.
PRANDTL,L., 107, 108, 119, 303, 309n., 314n., 317, 320n. SCHWARZ, W, 98n.
120, 122, 125, 129. ROSSMEISSL, D., 278n., 285. Das Schwarze Corps, 106, 163.
PRATJE, A., 224. ROTH,K. H., 24 et n., 25, 47n., SCHWARZSCHILD, K., 144.
PRICHA, W., 129. 48, 228n., 244n., 259, 288n., SCHWIDETZKY, 1., 205n .• 214n.,
PRIGGE, W., 305n., 317. 289n., 293n., 302. 223n., 224n., 239, 260.
PROCTOR, R., 197n., 199n.,210n., ROTHMALER, C., 294n. SECHER, R., 177n., 178n.
216n., 217n., 220n., 255, ROUSSELLE, A .• 181 et n., 189n. Seefeld (retraite de), 116.
256n., 259. ROWE,D., 69n., 73n .• 89. SEGAL,S. L., 89.
Progynon, 290 et n., 297. RODIN,E., 227. SEHN,J., 288n., 297n .• 299n .•
Prolutin, 290. RUNGE,C., 60, 61, 62. 300n., 302.
PROVINE,W. B .• 210n .• 245n., RuSHA SS, 207, 237. SEIDLER,H., 201, 202n., 204n .•
259. RUST,B., 8, 27, 96, 97 et n., 110, 205n., 258, 260.
PuoELKO,A., 278n., 284. 119, 120, 121, 270, 271 et n., SEIFERT, H.• 100.
278. SEMM,K .• 301.
QUÉTELET,
A., 211. RUTHERFORD, E., 153. SEREBROVSKU, A. S., 288, 289n.
Service du Reich pour la tech-
RADEMACHER, H., 55. ST. CLAIR,P., 287n., 302. nique des hautes fréquences,
RAMSAUER, C., 116, 119, 120, SALLER, K.. 201 et n .• 202 et n., 146.
121,122,124,125,129. 203 et n., 204 et n., 224, SIEGEL,C. L., 45.
RAMSAY, W., 153. 225n., 226,227,229, 234-238, SIEGMUND-SCHULTZE, R., 21, 41,
RANKE,J., 212 et n.• 217, 223. 244n., 249n., 251, 252, 253 69n., 74n., 89, 91, 99n., 100n.
RATZEL, F., 305,309. et n., 254 et n., 256n., 259. SMITH,W., 306n., 317.
RATZKE, E., 59n., 89. SANDNER, G., 304n., 317. Société allemande d'anthropolo-
RECHE,o.. 198, 199n., 204n .• SCHAEUBLE, J., 215n., 260. gie physique, 206, 221, 227n.,
206 et n., 219, 222 et n., 223, SCHAPPACHER, N., Sn., 20n., 233,256.
234, 236, 243, 244, 245 et n., Société allemande d'anthropolo-
256 et n., 259. 41n., 49, 51, 55n., 56n., 57n., gie, d'ethnologie et de préhis-
Rehobot, 215. 62n., 63n., 65n., 66n., 67n., toire, 212, 213, 220.
Reichsforschungsrat (Conseil de 69n., 78n., 80n., 89, 94. Société allemande d'hygiène
recherche du Reich), 96, 100, SCHEELE, 1.• 265n., 266n .• 269n., raciale, 265.
101, 113, 123, 146, 298, 314, 285. Société allemande de génétique,
323. SCHEIDT, W., 198 et n., 204 et n .• 227.
REIN,F., 137n. 205 et n., 215n., 216 et n., Société allemande de gynécolo-
REINGOLD, N., 99n. 217n., 219, 220et n., 222,223, gie, 297.
RELLICH, F., 66, 80n. 224, 225n., 226 et n., 227, 229, Société allemande de physique,
REMANE, A., 229, 233, 234 et n., 231-238, 244, 246 et n., 251 119, 120.
236,259. et n., 252 et n., 254 et n., 260. Société coloniale, 306.
RENNEBERG, M., 19, 132, 133. SCHEMM, H., 26. Société de mathématiques appli-
RENNER,154. Schering-Kahlbaum (société), quées et de mécanique, 39, 40,
RETT,A., 201, 202n., 260. 290,297,298,301. 45.
RETZIUs,A., 230. SCHERZER, o..34 et n., 49. Société de recherche raciolo-
Revue de physiologie raciale, SCHLEIERMACHER, S., 296n., gique, 221.
222. 302, 313n. Société Kaiser-Wilhelm pour la
RICHARD, L., 13 et n., 174, 176. SCHLICKER, W., 131. promotion des sciences, 288,
RICHTER, S., 132, 133n. SCHMACKE, N., 294n., 302. 289.
Richtlinien fllr die Lehrpliine SCHMIDT, E., 93n. SODDY,F., 153.
der hoheren Schulen Preu- SCHMIDT, F. K., 75, 79 et n .• 87, SOMMERFELD, A., 74n., 104,
j3ens, 268 et n., 269n., 285. 100. 109, 110, 116, 118, 134, 136,
RIDER,R., 132. SCHMITT, C., 33, 33n., 175. 137, 138n., 156, 157, 158. '
RIECKE,E., 154. SCHMITTHENNER, H., 308 et n., SORITSCH, A., 260.
RIEFENSTAHL, L., 175. 309n., 317. Source de vie (Lebensborn),
RIEHL,N., 132. SCHNATH, G., 58n., 89. 295.
RIEMANN, B.• 65, 74. SCHNEPFER, 309. SPD (Parti social-démocrate),
RINGER,F., 132. SCHNURMANN, R., 137. 59,62.
RIPLEY,W. Z., 231. SCHOLZ, E., 66n., 89. SPEER,A., 102, 122, 123, 124.
RISSOM, R., 250n., 259. SCHREPFER, H., 317. SPIEGEL-RôsING, 1., 224n., 260.
RITTER,docteur, 207n. SCHRôDER, K., 101. SPILGER, L., 265n., 266n., 285.
RODENWALT, E., 227. SCHRÔDER-GUDEHUS, B., 7n., SPRENGER,J., 190 et n.; édi-
RôDER,W.. 132. 132. tions-, 76n., 77, 99.
ROGUET, A.-M., 181n. SCHRÔDINGER, E., 20n., 157, SPULER, A., 224.
RôSSLER,M., 11, 303, 304n., 158. STARK,J., 21, 22, 38, 68n., 105,
313n. SCHUBERT, H., 129. 106, 107, 108, 109, 110, 111,

333
Index
112, 114, 115, 116, 118, 125, du Reich de Poznan, 314 ; 57, 62,67, 72, 73, 75, 78, 92,
126, 127, 128, 129, 149-166. technique de Hanovre, 126. 93, 95, 105, 109, 117, 133,
Station d'essai allemande de USPD (Parti social-démocrate 134, 264, 265, 276, 305, 306,
recherches aéronautiques, 143. indépendant), 62. 315.
Station d'essai allemande pour WEINDLING,P., 24, 205n., 213n.,
l'aéronautique à Berlin/Adler- VACHERDE LAPOUGE,223. 221 n., 222n., 223, 261.
shof, 98. VALENTINER, J. T., 64n. WEINERT, H., 198 et n., 228
STECHE, 0., 273n., 275 et n., Valvo (usine), 139. et n., 244,261.
277n., 285. VAN DALEN, D., 74n., 76 et n., WEINGART,P., 24, 205n., 216n.,
STERN,F., 20n., 203n. 88, 89. 220n., 256n., 261.
STERN,0., 134, 137 et Il., 147. VANDERWAERDEN,B., 92, 97. WEINREICH,H., 163.
STOBBE,M., 87. VANKARMAN,T., 74n. WEISMANN,A., 214, 225.
STOCKING, G. W., 211 et Il., Vendée (guerre de), 177, 178. WEISS, Sh. F., 24, 27, 263.
212n., 213n., 260. VERSCHUER,o. von, 197n., 198 WEISSINGER, J., !Oin.
Strasbourg, 67, 113n., 114,115, et n., 215n., 22ln., 223, 227 WEIZEL,W., 20.
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TISSOT,S. A., 183. VOLLET,E. H., 189n. WILSER,L., 213 et n.
TOLLMIEN,C., 89. VOLLMER,C., 269n., 285. WITI, E., 66.
TOPINARD,P., 212 et Il. VoLZ, W., 310. WLASICH,G. J., 301n.
TORKAR,G., 129. VOWINCKEL, K., 308,317. WOLFART,J., 98n.
TôRôK, A. von, 211 et n. WOLFF, H., 273n., 275n., 279n.,
Traunstein (tribunal de dénazifi- WAGNER,M. G., 287n., 302. 283n., 285.
cation), 126. WALIŒR,M., 21, 103, 132, 133, WOLTMANN, L., 243.
Tribunaux de santé, 186, 194. 147n., 149, 162.
TROLL,C., 304. WALTHER,A., 34, 34n., 49, 102. Zeitschrift für die gesamte Natur-
TSCHERMAK, E., 215, 227. WEART,S., 130. wissenschaft, 108, 116.
WEBER,W., 66 et n., 80n. Zeitschrift für angewandte Psy-
Union internationale des jeunes, WECHSLER,P., J 13n. chologie und Charakterkunde,
58. WEGELER,C., 5ln., 87. 69n.
Université, de Berlin, 119; de WEGNER,B., 173, 176. Zeitschriftfür Ethnologie, 214.
Hambourg, 19, 133, 133n., WEGNER,R. N., 224. Zeitschrift für lnduktive Abstam-
134,140; de Heidelberg, 154; Wehrmacht, 290, 292, 295. mungs- und Vererbungslehre,
de Gôttingen, 61, 74, 81,203; WEIDENREICH,F., 203, 210n., 227.
de Strasbourg, 113, 133n., 224, 229, 238, 250 et Il., 25 J. Zentralblattfür Mathematik, 99.
114, 164; de Würzburg, 151; Weimar (République de), 15, 51, ZERMELO,E., 72.
Table

Introduction
par Josiane Olff-Nathan ........................................................ 7

I. DE L'OPPORTUNISME POLITIQUE
DES SCIENCES «DURES» ...

Mathématiques, sciences de la nature et national-socialisme:


quelles questions poser ?
par Herbert Mehrtens ............................................................ 33
Questions politiques dans la vie des mathématiques
en Allemagne (1918-1935)
par Norbert Schappacher .................................................... 51
La légitimation des mathématiques dans l'Allemagne fasciste:
trois étapes
par Reinhard Siegmund-Schultze........................................... 91
Une physique nazie?
par Mark Walker .................................................................... 103
La physique à l'université de Hambourg de 1933 à 1945
par Monika Renneberg .......................................................... 133
La correspondance entre Philipp Lenard et Johannes Stark
par Andreas Kleinert ............................................................. 149

IL ... AU DURCISSEMENT IDÉOLOGIQUE


DES SCIENCES BIOLOGIQUES ET HUMAINES

Le national-socialisme et la négation de l'histoire


par Pierre Ayçoberry ............................................................. 169
Genèse institutionnelle du génocide
par Jean-Pierre Baud............................................................ 177
Anthropologie raciale et national-socialisme :
heurs et malheurs du paradigme de la « race »
par Benoît Massin .................................................................. 197
Biologie scolaire et enseignement de l'eugénisme
sous le Troisième Reich
par Sheila Faith Weiss ........................................................... 263
Le Troisième Reich à l'origine des technologies
de la reproduction et de la génétique
par Heidrun Kaupen-Haas .................................................... 287
Science et espace vital: l'histoire de la géographie (1933-1945)
par Mechtild Rossler ................................................................ 303

uxique ················································································ .. 319


Principales institutions citées................................................ 323
us auteurs ............................................................................. 325
Index ...................................................................................... 329
COMPOSmON: ATELIER PAO ÉDmONS DU SEUIL
IMPRESSION: IMPRIMERIE HÉRISSEY À ÉVREUX (EURE)
DÉPÔT LÉGAL: JANVIER 1993. N° 14135 (60096)
:
La science sous le Troisième Reich (

Victime ou alliée du nazisme? :


" Il est impensable qu'un travail sérieux sur notre monde et son évolution
puisse faire l'économie d'une réflexion sur la science. Il est donc d'autant
plus curieux que le rôle, l'influence, la place de la science soient à
ce point exclus des recherches mer,ées sur les causes mêmes du nazisme,
comme si, l'espace d'une catastrophe, la science s'était cantonnée à
n'être que la caisse de résonance de quelques médecins fous ou
d'une poignée de savants dévoyés. Et pourtant le nazisme, système
politique du xx 0 siècle , a, bien sûr, dû compter avec la science : malgré
une volonté initiale de négation , liée à un profond dédain idéologique ,
les tentatives de " nazifier" jusqu'au contenu même des sciences les plus
"dures" se sont associées , dans la pratique , à l'exploitation de l'efficacité
scientifique par la voie du développement technique.[ ...]
Au-delà des lâchetés individuelles,des petites ou grandes compromissions
de la vie quotidienne qui ne permettent pas de distinguer les scientifiques
des autres citoyens, c'est la science en tant que système qui est ici mise
en cause. Que les justifications en soient la défense d'une corporation,
la participation active à l'effort de guerre, la possibilité de profiter
" légalement" de conditions extraordinaires en vue du progrès
des connaissances, ou encore l'exploitation de concepts directement liés
à l'idéologie dominante, la science sort profondément compromise
de l'épisode national-socialiste. A travers une meilleure connaissance
de notre histoire récente, ce sont les causes profondes d'une telle
compromission que ce livre vise à élucider. l..'.enjeun'en est autre que
les rapports entre la science et la démocratie. »
J.0.-N.

Sous la direction de Josiane Olff-Nathan


PierreAyçcberry, Jean-Pierre Baud, Heidrun Kaupen-Haas, Andreas Kleinert,
Benoît Massin, Herbert Mehrtens, Monika Renneberg , Mechtild Rôssler,
Norbert Schappacher , Reinhard Siegmund-Schultze , Mark Walker
et Sheila Faith Weiss.

.;

11111111111
9 782020
141352 ISBN 2.02.014135-3 / Imprimé en France 1.93 149 F

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