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DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16074-8.p.0141
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3 Ibid., p. 290.
4 Lettre à De Gérando, dite de 1802 et identifiée par Béatrice Jasinski c omme étant de 1801.
Staël, Correspondance générale, « Lettres d ’une républicaine sous le Consulat », vol. IV-2,
p. 422, note 5 de l ’éditrice.
5 Sur l’enthousiasme, notion capitale des Lumières et toujours traitée par Kant c omme
une catégorie d’émotion périlleuse, voir notre étude : « L’enthousiasme, l’infini et la mort
selon Germaine de Staël », in Le Groupe de Coppet et la mort, dir. L. Burnand et S. Genand,
Genève, Slatkine, 2021, p. 155-165.
séjours dans ce pays auprès de Goethe, Fichte, etc. Tout le xixe siècle
va bénéficier de la révolution intérieure q u’elle a ressentie – notamment
chez des personnages de premier plan, c omme Victor Cousin, Rémusat,
Maine de Biran et probablement Tocqueville. La France va récuser j usqu’à
récemment l’utilitarisme philosophique au profit du rationalisme, du
kantisme de la troisième République ou du spiritualisme bergsonien.
On étudiera donc la première phase qui fonde la distance intérieure,
réflexive et libératrice, la deuxième qui tente de ramener la politique à
un calcul technicien et la troisième, riche et complexe, où la morale met
sous conditions (peut-être vainement) la politique juste et « libérale ».
Ce dernier qualificatif n’est pas propre à Mme de Staël, cependant elle
le fait entrer sous une marque plus spécifique dans l’avant-propos à De
l’Allemagne ; car, dit-elle, par l’étude et par la réflexion, il faut se former
à la « libéralité de jugement », sans laquelle il est « impossible d ’acquérir
des lumières nouvelles ou de c onserver même celles que l’on a6 ».
En effet, si l’on imite simplement ou si l’on reçoit passivement les
pensées et les conduites, ou si l’on répète ce que l’on a su jadis, « on
se soumet à de certaines idées reçues non comme à des vérités, mais
comme au pouvoir7 ». Et c’est ainsi, explique cet avant-propos, que « la
raison humaine s ’habitue à la servitude » – alors que raison et servitude
peuvent paraître incompatibles.
Le pouvoir de la vérité ? Il peut n’être, selon la paresse d’esprit, que
la vérité du pouvoir exercé sur nous (par les proches, la famille, les auto-
rités, etc.). Mme de Staël, au contact des philosophes allemands, affirme
que le premier c ombat est avec nous-même ; pourtant, elle l’avait déjà
pensé au moment des Passions.
Telles sont les trois étapes à analyser et le triptyque à c onsidérer :
philosophie, liberté, politique.
6 Staël, De l’Allemagne, dans Œuvres complètes, série I, Œuvres critiques, tome III, Blaeschke
Axel éd., Paris, Champion, 2017, p. 94.
7 Cette thèse a été développée en philosophie par Alain dans son Propos intitulé « Penser
c’est dire non » : la liberté n ’est pas une donnée première mais ce qui se fortifie en sus-
pendant les croyances, les préjugés et la confiance dans nos idées reçues.
12 Ibid., p. 272.
13 Ibid.
14 Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1996, p. 73-74.
15 De l ’influence des passions, p. 226. On remarque que Germaine de Staël réunit ici le doute
méthodique des Méditations métaphysiques et le Discours de la méthode (qui ne résume que
très rapidement dans sa quatrième partie la démarche du doute méthodique).
LE RÊVE D
’UNE MATHESIS MORALE ET POLITIQUE
L’INTÉRIORITÉ DE L’ÂME
COMME CLEF DE LA « LIBÉRALITÉ DE JUGEMENT »
28 La légende d ’un Locke pur empiriste (qui va être hypertrophiée par Victor Cousin) est
en partie erronée, ne serait-ce qu’en tenant compte de la loi naturelle (de Dieu) que la
raison c onstate en elle. Nous nous permettons de renvoyer à nos deux chapitres sur Locke
dans La Liberté et la loi. Les origines philosophiques du libéralisme, Paris, Fayard, 2000.
29 De l’Allemagne, p. 562.
30 C’est clairement la reprise d’une formule de Kant en introduction à la Critique de la raison
pure : « Si toute notre c onnaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle
dérive toute de l’expérience ».
Car c’est l’injustice, même commise c ontre un seul individu, qui saisit la
conscience des hommes et reste souvent dans les mémoires : affaire Calas
36 De l’Allemagne, p. 659. Il s’agit de la « morale fondée sur l’intérêt personnel », remise en
question.
37 Ibid., p. 661.
38 Ibid., p. 664-665. Ici est repris un thème présent dans De l’influence des passions (« Ce n’est
pas le nombre des individus, mais les douleurs, q u’il faut c ompter », p. 296).
son emploi, rendre service à des proches contre les usurpateurs, ou les
incapables, ou les bourreaux…
Il est remarquable de c onstater « l’actualité » (au sens propre) du pro-
pos staëlien, éternelle actualité où l’intérêt raisonne avec une prétendue
bonne foi, à géométrie variable. Cela c onduit-il à dire que la politique
est, à la fois, c ontenue dans la morale et toujours subordonnée à celle-
ci ? Ou q u’elle devrait l’être ?
Il y a en fait deux questions : la politique a-t-elle une consistance spé-
cifique, qui la distingue de la problématique morale ? Et, par ailleurs,
la politique peut-elle et doit-elle se soumettre au jugement moral qui
lui est extérieur ?
Il apparaît que Germaine de Staël ne c onsent pas à cette distinction ;
elle refuse par exemple l’adage « Le salut du peuple est la loi suprême »,
auquel elle rétorque : « la suprême loi, c ’est la justice ». Elle rappelle
que lorsque « on a voulu autoriser tous les crimes, on a nommé le
gouvernement Comité de salut public », en se servant ainsi d ’un drapeau
captieux. Elle se range du côté de Rousseau écrivant q u’il n’est pas
« permis à une nation d’acheter la révolution la plus désirable par le
sang d’un innocent42 ».
Le décalogue de l’action politique n ’est donc pas que le salut national
pris comme fin justifie indistinctement tous les moyens. On peut se
souvenir qu’au xxe siècle, Mussolini avait pour fin sans cesse déclarée
l’unité de la nation italienne de façon à achever l’effort libérateur du
Risorgimento, ainsi que la suppression de la lutte et la division entre les
classes par le corporatisme étatique ; les moyens furent l’interdiction
des partis, la création des « faisceaux de c ombat » (les fasci) libérant la
violence et les assassinats, et finalement, la persécution des Juifs deve-
nus « non italiens » (jusqu’à l’intérieur du Parti national fasciste, où ils
étaient nombreux). Mme de Staël aurait remarqué que l’une des cibles
du mouvement fasciste était l’« individualisme libéral », c onspué par
les idéologues du mouvement. Seul le nombre, c’est-à-dire l’État, qui,
dans cette idéologie, c ontient tout, peut faire loi. Et l ’individu lui-même
est dans l’État, il est libre par l’État qui lui donne sa puissance et lui
ordonne éventuellement de mourir43.
42 Ibid., p. 664-665. Cette citation de Rousseau, quoique modifiée en partie, est conforme
à la pensée de l ’auteur plusieurs fois exprimée (cf. note de l’éditeur, no 152, p. 665).
43 Voir par exemple Le Moal Frédéric, Histoire du fascisme, Paris, Perrin, 2018.
44 Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1975, p. 72. On ne saurait
pour autant s’en remettre à un système autoritaire : « Il y a une théorie du droit politique
avec laquelle toute pratique, pour être valable, doit être en accord ». Kant c onteste la
fameuse formule « Cela est bon en théorie, mais ne vaut rien en pratique » utilisée pour
justifier le despotisme ; lequel, s’il est souhaité, consiste en un salto mortale funeste.
50 Anonyme [Mme Necker de Saussure], « Notice sur le caractère et les écrits de Madame
de Staël », dans Œuvres posthumes de Madame la baronne de Staël-Holstein, Paris, Firmin-
Didot et Treuttel et Würtz, 1838, t. I, p. 27. Du point de vue c onstitutionnel, illustrant
bien cette idée, voir l’étude d e Laquièze, Alain, « Les c onstitutions dans les Considérations
sur les principaux événements de la Révolution française », Cahiers staëliens, 2019, no 69,
p. 261-275.
51 Voir la présentation q u’en donne Marcel Gauchet dans le Dictionnaire critique de la
Révolution française (dir. F. Furet et M. Ozouf, Paris, Flammarion, 1988), article « Mme de
Staël ».
52 Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, sous dir. Lucia
Omacini, Genève, Slatkine, 2017,vol. 2, p. 811.
Lucien Jaume
Centre de recherches politiques de
Sciences Po
53 Cf. la formule de malédiction Sacer esto !, ou la célèbre citation auri sacra fames : la « mau-
dite soif de l ’or ».