Vous êtes sur la page 1sur 20

JAUME (Lucien), « Renoncer à l’absolu ?.

Philosophie et politique chez


Germaine de Staël », Cahiers staëliens Germaine de Staël et le Groupe de Coppet , n°
73, 2023, Staël et la philosophie , p. 141-158

DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16074-8.p.0141

La diffusion ou la divulgation de ce document et de son contenu via Internet ou tout autre moyen de
communication ne sont pas autorisées hormis dans un cadre privé.

© 2023. Classiques Garnier, Paris.


Reproduction et traduction, même partielles, interdites.
Tous droits réservés pour tous les pays.
© Classiques Garnier

JAUME (Lucien), « Renoncer à l’absolu ?. Philosophie et politique chez


Germaine de Staël »
RÉSUMÉ – Germaine de Staël affronte sous divers points de vue philosophiques
la question : “La morale peut-elle contenir la politique et la guider ?”
Découvrant d’abord la liberté intérieure (dans les Passions), elle préfère
cependant rallier l’utilitarisme et la rationalité calculatrice des Idéologues.
Mais, revenant ensuite à l’idéalisme du sujet dans De l’Allemagne, par “la
grande question du kantisme”, elle opère un tournant, décisif pour elle comme
pour la philosophie universitaire française.
MOTS-CLÉS – philosophie politique, morale politique, science de la politique,
utilitarisme, kantisme, Idéologues

JAUME (Lucien), « Renouncing to the Absolute?. Germaine de Staël’s


Philosophy and Politics »
ABSTRACT – Throughout her life, Germaine de Staël engaged with the question
“Can morality be the locus and guide of politics?” In discovering inner
freedom (De l’influence des passions), she nevertheless adopted the Ideologues’
utilitarianism and calculating rationality. A few years later, in De l’Allemagne,
she returns to a subject-centred idealism: “la grande question du kantisme”
(Kantism as the philosophical Grail) reveals a decisive turning point - for her
and for French academic philosophy.
KEYWORDS – political philosophy, political ethics, political science,
utilitarianism, Kantianism, French Ideologues
RENONCER À ­L’ABSOLU ?
Philosophie et politique chez Germaine de Staël

La philosophie fait ­connaître ­l’homme,


plutôt que les hommes.
De ­l’Allemagne

On peut dire que, dans la vie et dans la pensée de Germaine de Staël,


­l’intérêt pour la philosophie et l­ ’attirance pour la politique n­ ’ont cessé
de s­ ’appeler et de ­s’influencer de façon réciproque. ­L’exemple de Necker
­qu’elle a sous les yeux dès ­l’enfance, la lecture précoce de Montesquieu,
la tempête des idées, des pratiques et des mœurs que soulève ­l’orage
révolutionnaire lui donnent très tôt des domaines d ­ ’observation et
­l’envie de réfléchir sur le sens de l­’histoire européenne. Mais elle ne se
borne pas à une enquête sur ­l’histoire – sujet qui serait déjà immense –,
elle va c­ ommencer à l­ ’âge de trente ans (essai sur L
­ ’Influence des passions)
­l’étude d­ ’une « politique des passions » (si l­’on peut dire) menée dans
un esprit philosophique.
Ces passions sont, en premier lieu, celles de l­’individualité – tel le
lien devenu douloureux avec Narbonne. « La philosophie est en nous,
écrit-elle, et ce qui caractérise éminemment les passions, ­c’est le besoin
des autres1 ». Cette formulation répond au projet de réunir la liberté en
société avec la liberté de ­l’âme, à la lumière ­d’une philosophie du sujet
réfléchissant : la liberté devient un bien inappréciable « si l­ ’on domine
sa vie au lieu de se laisser emporter par elle, si rien de ce qui est vous
[…] ne dépend jamais ni d ­ ’un tyran au-dedans de vous-même, ni de
sujets au-dehors de vous2 ».
1 Staël, De ­l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, éd. Florence Lotterie,
Œuvres ­complètes, Série I, tome 1, Paris, Champion, 2008, p. 289.
2 Ibid.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


142 LUCIEN JAUME

À partir de ce tournant à la fois intellectuel et existentiel dans lequel


la subjectivité se saisit elle-même ­comme apte à la liberté, la jeune
femme peut se donner ­l’impératif catégorique suivant : « Diriger sa vie
­d’après ce ­qu’on peut faire pour les autres, mais non ­d’après ce ­qu’on
attend ­d’eux. Il faut que ­l’existence parte de soi, au lieu ­d’y revenir3 ».
En cela, Germaine de Staël est proche de Montaigne, de Descartes
et du courant rationaliste qui, en Allemagne, engendre la perspective
criticiste de Kant, sur la c­ onnaissance (Critique de la raison pure), sur la
morale (Critique de la raison pratique), sur le jugement esthétique (Critique
du jugement) ; mais ­qu’en est-il de la politique ? Comme le rappelle
­l’auteure dans De ­l’Allemagne, il existe des « traités de morale politique »
de Kant, et non une Critique de la raison politique. Ce qui mérite examen.
Mme de Staël, qui se saisit de « la grande question du kantisme4 »,
cinq ans après le livre Des passions, devra examiner si la morale peut
­contenir en elle et diriger la politique, à la fois selon les formes de ­l’esprit
(­l’entendement et la raison) se protégeant de « ­l’enthousiasme » exalté,
et d­ ’après ­l’impératif du devoir5.
Mais avant cette recherche menée dans De ­l’Allemagne (­qu’il fallut
publier à Londres, puisque, selon le ministre Savary, « ce livre ­n’est pas
français »), Germaine de Staël est passée par une phase intellectualiste
intense : elle accepte la thèse selon laquelle tout se réduit au calcul de
type logico-mathématique, y ­compris dans la morale et, surtout, en poli-
tique. Contrairement à la philosophie du sujet réflexif de ses trente ans,
elle adopte le sensualisme, la morale du calcul selon « ­l’intérêt bien
entendu », ­l’empirisme et la prépondérance donnée par les Idéologues à
la « langue des signes ». Ces thèmes apparaissent dans le manuscrit des
Circonstances actuelles (abandonné en 1798) et dans ­l’ouvrage majeur De
la littérature ­considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800).
Mais certaines ambivalences exprimées dans ce livre vont mûrir, j­ usqu’à
la rupture éclatante exprimée en 1813, dans De ­l’Allemagne, après deux

3 Ibid., p. 290.
4 Lettre à De Gérando, dite de 1802 et identifiée par Béatrice Jasinski c­ omme étant de 1801.
Staël, Correspondance générale, « Lettres d­ ’une républicaine sous le Consulat », vol. IV-2,
p. 422, note 5 de l­ ’éditrice.
5 Sur ­l’enthousiasme, notion capitale des Lumières et toujours traitée par Kant c­ omme
une catégorie ­d’émotion périlleuse, voir notre étude : « ­L’enthousiasme, ­l’infini et la mort
selon Germaine de Staël », in Le Groupe de Coppet et la mort, dir. L. Burnand et S. Genand,
Genève, Slatkine, 2021, p. 155-165.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


Renoncer à ­l’absolu ? 143

séjours dans ce pays auprès de Goethe, Fichte, etc. Tout le xixe siècle
va bénéficier de la révolution intérieure q­ u’elle a ressentie – notamment
chez des personnages de premier plan, c­ omme Victor Cousin, Rémusat,
Maine de Biran et probablement Tocqueville. La France va récuser j­ usqu’à
récemment l­’utilitarisme philosophique au profit du rationalisme, du
kantisme de la troisième République ou du spiritualisme bergsonien.
On étudiera donc la première phase qui fonde la distance intérieure,
réflexive et libératrice, la deuxième qui tente de ramener la politique à
un calcul technicien et la troisième, riche et ­complexe, où la morale met
sous ­conditions (peut-être vainement) la politique juste et « libérale ».
Ce dernier qualificatif ­n’est pas propre à Mme de Staël, cependant elle
le fait entrer sous une marque plus spécifique dans ­l’avant-propos à De
­l’Allemagne ; car, dit-elle, par ­l’étude et par la réflexion, il faut se former
à la « libéralité de jugement », sans laquelle il est « impossible d­ ’acquérir
des lumières nouvelles ou de c­ onserver même celles que l­’on a6 ».
En effet, si ­l’on imite simplement ou si ­l’on reçoit passivement les
pensées et les ­conduites, ou si ­l’on répète ce que ­l’on a su jadis, « on
se soumet à de certaines idées reçues non ­comme à des vérités, mais
­comme au pouvoir7 ». Et ­c’est ainsi, explique cet avant-propos, que « la
raison humaine s­ ’habitue à la servitude » – alors que raison et servitude
peuvent paraître incompatibles.
Le pouvoir de la vérité ? Il peut ­n’être, selon la paresse ­d’esprit, que
la vérité du pouvoir exercé sur nous (par les proches, la famille, les auto-
rités, etc.). Mme de Staël, au ­contact des philosophes allemands, affirme
que le premier c­ ombat est avec nous-même ; pourtant, elle l­’avait déjà
pensé au moment des Passions.
Telles sont les trois étapes à analyser et le triptyque à c­ onsidérer :
philosophie, liberté, politique.

6 Staël, De ­l’Allemagne, dans Œuvres ­complètes, série I, Œuvres critiques, tome III, Blaeschke
Axel éd., Paris, Champion, 2017, p. 94.
7 Cette thèse a été développée en philosophie par Alain dans son Propos intitulé « Penser
­c’est dire non » : la liberté n­ ’est pas une donnée première mais ce qui se fortifie en sus-
pendant les croyances, les préjugés et la ­confiance dans nos idées reçues.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


144 LUCIEN JAUME

LA DISTANCE À SOI ­COMME CREUSET DE LA LIBERTÉ

Quand Germaine de Staël écrit De ­l’influence des passions, avec le double


enjeu de la liberté intérieure et du régime politique, elle s­ ’attache à l­ ’examen
de « ­l’esprit de parti » selon son expression8. La « frénésie de l­’âme » que
provoque ce dernier « ne tient point à la nature de son objet », ­comme on
est tenté de le croire, mais à la psychologie du partisan. « Il y a une sorte
de cercle magique tracé autour du sujet de ralliement, que tout le parti
parcourt et que personne ne peut franchir9 ». Le spectacle des « factions »
(­qu’elle a observé durant la Révolution) manifeste une puissante dyna-
mique de cohésion entre les individus et d­ ’aveuglement volontaire mis au
service de cette cohésion : la discipline de parti. Elle a observé le caractère
inébranlable de certaines c­ onduites partisanes : « Placés à l­ ’extrême ­d’une
idée c­ omme des soldats à leur poste, jamais vous ne pourrez les décider
à venir à la découverte ­d’un autre point de vue de la question » (ibid.).
­L’expression « venir à la découverte » rappelle que penser ­consiste à
opérer un cheminement, aller vers le non c­ onnu, mais la terrible « servi-
tude de la foi » – écrit l­ ’auteure – s­ ’y oppose. La servitude de l­ ’amour peut
aussi ­cultiver cet aveuglement, et le ­combat dans les deux cas, a, selon
­l’ouvrage, de réelles analogies. Sans les citer, Germaine de Staël ­connaît
les pages profondes ­d’Adam Smith sur « le mensonge à soi-même10 ».
­C’est dans la ­conclusion de ce livre ­qu’elle caractérise le travail de
pensée et ­d’écriture ­qu’elle a accompli et ­qu’elle nous invite à partager :
« En c­ omposant cet ouvrage […] ­c’est moi-même aussi que j­’ai voulu
persuader ; ­j’ai écrit pour me retrouver, à travers tant de peines ; […]
pour m ­ ’élever j­ usqu’à une sorte d­ ’abstraction qui me permît d­ ’observer
la douleur en mon âme11 ».
Une distance donc à soi, non pour livrer des « ­confessions » ou pour
se mirer dans le malheur ; il s­ ’agissait « de généraliser ce que la pensée
8 De ­l’influence des passions, Section première, chap. vii : « De ­l’esprit de parti » (p. 221 et
sq.).
9 Ibid. p. 227.
10 Nous avons reproduit en appendice à Lucien Jaume, Q ­ u’est-ce que l­ ’esprit européen ? ces fortes
pages ­d’Adam Smith, tirées de la Théorie des sentiments moraux, (p. 153-155). ­L’ouvrage avait
été traduit en français par Sophie de Condorcet, et Mme de Staël le ­connaît et ­l’apprécie.
11 De l­’influence des passions, p. 293.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


Renoncer à ­l’absolu ? 145

me donnait ­d’expérience ». Une généralisation qui a été typifiée plus


haut, dans le chapitre intitulé « De la philosophie ». Mme de Staël
explique que « la philosophie ­n’est pas de ­l’insensibilité12 », mais que,
là encore, « par une sorte ­d’abstraction » – soit la ré-flexion, le fait de
penser sur sa pensée – « on ­s’élève à quelque distance de soi pour se
regarder penser et vivre13 ».
On se permettra de rapprocher une telle formulation de la célèbre
caractérisation de la phénoménologie donnée par Husserl et souvent citée
par Merleau-Ponty : « ­C’est l­ ’expérience pure et pour ainsi dire muette
encore q­ u’il s­’agit ­d’amener à l­’expression pure de son propre sens14 ».
Ce serait un ­contresens que de voir là une recherche narcissique du
miroir. Dans la philosophie pratique (au sens kantien), la quête du sens
porte sur le juste et sur le vrai, c­ ’est-à-dire sur la légitimité de ce qui
est dit ou de ce qui est fait ; elle ne s­ ’arrête pas à l­ ’expérience empirique
mais produit des principes, des règles, des ­concepts. Quand Socrate
dit que « ­s’étonner est le propre du philosophe », l­’étonnement signifie
ici ­l’interrogation, la mise en question de ce qui « va de soi » pour la
­conscience courante. Ainsi se montre la liberté, qui est, en nous, une
puissance capable de questions. Il est révélateur q­ u’au cœur du déve-
loppement de ­l’auteure sur les partis, on puisse rencontrer le nom de
Descartes, c­ ’est-à-dire ­l’idée du doute « méthodique », qui déconstruit
et suspend les évidences ordinaires, pour ­construire ensuite : « ­L’esprit
humain […] ne peut faire de véritables progrès […] ­qu’en effaçant au-
dedans de soi la trace de toutes les habitudes, de tous les préjugés, en
se faisant, ­comme Descartes, une méthode indépendante de toutes les
routes déjà tracées15. »

12 Ibid., p. 272.
13 Ibid.
14 Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1996, p. 73-74.
15 De l­ ’influence des passions, p. 226. On remarque que Germaine de Staël réunit ici le doute
méthodique des Méditations métaphysiques et le Discours de la méthode (qui ne résume que
très rapidement dans sa quatrième partie la démarche du doute méthodique).

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


146 LUCIEN JAUME

LE RÊVE D
­ ’UNE MATHESIS MORALE ET POLITIQUE

Quelques années plus tard, la démarche change : dans De la litté-


rature, Mme de Staël adopte le credo des amis du cercle d­ ’Auteuil, des
Idéologues et, notamment, la théorie de la ­connaissance par le calcul
et par l­’usage des signes. Le projet, est-il dit, est celui d­ ’une « science
politique » véritable, qui doit délivrer des régimes de violence et de
superstition : « Le despotisme dispense de la science politique, ­comme la
force dispense des lumières, ­comme ­l’autorité rend la persuasion super-
flue16 ». Comme elle ­l’avait déjà écrit dans le manuscrit Des circonstances
actuelles, « tout sujet qui devient susceptible ­d’évidence sort du domaine
des passions, qui perdent l­’espoir de s­’en emparer » (ibid.). Cette « évi-
dence » ­n’est pas celle de Descartes – par l­’intuition des « idées claires
et distinctes » –, elle résulte ­d’un calcul, ­d’un processus infaillible de
type logico-mathématique : la science est un art de raisonner par l­ ’usage
de signes possédant un sens rigoureux.
Du coup, la justice ­n’est plus ­d’ordre éthique mais gnoséologique. Par
exemple, le fanatisme, « en politique ­comme en religion17 », ­s’explique
par un calcul faux ou qui ­n’est pas allé à son terme ; « ­l’imagination
a peur du réveil de la raison », et, par le mensonge à soimême, « ­l’on
poursuit dans les autres l­ ’incertitude dont on a en soi-même la première
idée ». Alors, « les c­ ontradictions se ­concilient par une sorte de logique
purement grammaticale » mais qui ­contient un vice de forme. Le calcul
devra trouver notamment son application en morale, laquelle ­consiste
dans un rapport de c­ omparaison coûts et avantages. L­ ’utilitarisme moral
enseigne que l­ ’intérêt personnel, « ­l’intérêt bien entendu », est le fonde-
ment du bonheur individuel, ­comme du bonheur collectif, si ­l’on sait
agir à propos. Mme de Staël formule en ce sens une perspective proche de
Condorcet dans sa théorie de la « mathématique sociale ». Cette métaphy-
sique de la ­connaissance, c­ omme on ­l’appelle chez les Idéologues, promet
de grandes réussites pour la civilisation : « Pourquoi ne parviendrait-on
pas un jour à dresser des tables qui ­contiendraient la solution de toutes
16 De la littérature seconde partie, chap. « De la philosophie », Œuvres ­complètes, Série I,
Œuvres critiques, t. II, éd. Stéphanie Genand, Paris, Champion, 2013, p. 338.
17 Ibid., p. 340.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


Renoncer à ­l’absolu ? 147

les questions politiques, ­d’après les ­connaissances de statistique, ­d’après


les faits positifs que ­l’on recueillerait sur chaque pays18 ? »
En effet, si l­’on rassemblait par ­l’enquête toutes les données, on
pourrait dire : « Pour administrer telle population, il faut exiger tel
sacrifice de la liberté individuelle – donc telles lois, tel gouvernement
­conviennent à tel empire19 ». Et, selon une vue panoramique qui simplifie
la ­complexité des nations : « donc, telle autorité est nécessaire dans telle
­contrée et tyrannique dans telle autre ». En somme, Montesquieu est
remémoré, mais, si ­l’on peut dire, de façon mathématisée.
Cette foi dans un mécanisme déductif infaillible, ­chiffres à ­l’appui,
nous est familière : c­ ’est le rêve technocratique moderne, ou une
part de ce rêve, si « les sociétés devenaient raisonnables » (­comme on
­l’entend souvent), de sorte à se laisser ­conduire par ceux qui savent…
­L’auteure va ­jusqu’à affirmer : « On pourrait parvenir à soumettre tous
les problèmes des sciences morales à l­ ’enchaînement, à la ­conséquence,
à ­l’évidence pour ainsi dire mathématique20 ». Considérons de nouveau
le fanatisme – par exemple le terroriste Georges Couthon ; il pensait,
par la loi du 22 prairial21, assurer ­l’intérêt national c­ ontre les « ennemis
du peuple » – mais Couthon avait « une métaphysique imparfaite ». Ce
pauvre homme « ­combine, par un monstrueux mélange, tout ce que la
superstition a de furieux avec tout ce que la philosophie a d­ ’aride22 ».
­C’est en éclairant les esprits ­qu’on réduira progressivement le risque
du fanatisme politique ou religieux (Académies, écoles, espace de la
publicité, etc.).
Pourtant, Germaine de Staël ne semble pas pleinement ­convaincue
de cette « métaphysique » des Idéologues et des interprétations ­qu’elle
engendre. La vertu n ­ ’est-elle q
­ u’un calcul à la fois approprié et bien
­conduit ­jusqu’à son terme ? Elle objecte que « dans les âmes vertueuses,
il existe un principe ­d’action tout à fait différent ­d’un calcul individuel
18 Ibid., Chap. « De la philosophie », p. 337.
19 ­L’auteure évoque Condorcet et son ouvrage de 1785 sur « les décisions rendues à la plu-
ralité des voix », pour illustrer la fécondité des statistiques et de ­l’algorithme de façon
générale (p. 336).
20 Ibid., p. 337.
21 Elle supprime toutes les garanties judiciaires et oblige à choisir entre l­ ’acquittement et
la mort. Robespierre la présente c­ omme une loi parfaite : « Il n­ ’y en a pas un article qui
ne soit fondé sur la justice et sur la raison » (séance du 22 prairial an II à la Convention,
Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, PUF, t. X, 1967, p. 485).
22 De la littérature, p. 340.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


148 LUCIEN JAUME

quelconque23 ». Elle adopte finalement une solution moyenne qui semble


ne pas la satisfaire : « Quoique la vertu soit susceptible ­d’une démons-
tration fondée sur le calcul de ­l’utilité, ce ­n’est pas assez de ce calcul
pour lui servir de base24 ».
Que manquerait-il donc ? Elle ne peut répondre de façon pleine et
entière parce que, sans doute, elle veut s­ ’en tenir à une détermination par
le sensible et la sensibilité – soit, en termes kantiens, à ce qui relève de
­l’empirique25. En ce sens, « la morale doit être ­considérée dans ­l’homme
­comme une inclination, ­comme une affection dont le principe est dans
notre être, et que le jugement doit diriger26 » ; ou, c­ omme dit encore
ce passage : « une morale du sentiment ». Ce qui, en même temps, se
­concilie peu avec le calcul intellectuel ­d’intérêt, qui aurait à se mettre
­d’accord avec le « sentiment » du juste et du bien.
La rupture va ­s’opérer douze ans plus tard avec De ­l’Allemagne : ni le
sentiment ni les inclinations ne peuvent rendre ­compte de ­l’acte moral –
surtout s­ ’il ­s’opère en ­contrariant nos habitudes ou notre bien-être, ou, ­comme
on ­commence à le dire à cette époque, par un anglicisme, notre ­comfort. La
voie du devoir est autre, il faut étudier le ressort mystérieux de ­l’obligation.

­L’INTÉRIORITÉ DE ­L’ÂME
­COMME CLEF DE LA « LIBÉRALITÉ DE JUGEMENT »

Ouvrant un dialogue critique avec la « philosophie française » (titre


d­ ’un chapitre de ­L’Allemagne), Germaine de Staël énonce une thèse qui
déclare la rupture avec ­l’utilitarisme, le sensualisme ou le matérialisme
en philosophie : « Je tâcherai de montrer […] que la morale fondée sur
­l’intérêt […] est dans une ­connexion intime avec la métaphysique qui
attribue toutes nos idées à nos sensations27 ».
23 Ibid., p. 343.
24 Ibid., p. 342.
25 Et non de ­l’a priori ou du transcendantal, formes de ­l’esprit et même de ­connaissance
qui sont indépendantes de toute expérience.
26 De la littérature, p. 344.
27 De ­l’Allemagne, Œuvres ­complètes I, Œuvres critiques, t. 3, éd. Blaeschke Axel, Paris,
Champion, 2017, troisième partie, « De la philosophie française », p. 581.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


Renoncer à ­l’absolu ? 149

En effet, la théorie de la c­ onnaissance de Condillac, Helvétius,


­d’Holbach, (et, peut-être de Locke)28, et surtout des Idéologues c­ omme
Destutt de Tracy ou Cabanis (en outre apologiste de Bonaparte), est
mise en réfutation. La théorie de la c­ onnaissance empiriste, ainsi formu-
lée, touche à « une foule de questions morales et religieuses », mais aussi
à la politique, c­ omme on le vérifie chez ces auteurs. En fait, Mme de
Staël entend ­s’inscrire dans une révolution copernicienne, reprenant de
Kant la c­ omparaison avec le grand savant donnée dans la Critique de la
raison pure, soit la métaphore du renversement : faire tourner les astres
autour de l­’observateur au lieu de ratifier le mouvement apparent, le
donné sensoriel trompeur ; « replacer notre âme au centre du monde »,
dit-elle pour sa part, au lieu de traiter « la c­ onscience » ­comme un « pro-
duit des circonstances de tout genre, dont nous aurions été environnés
pendant notre enfance29 ».
Dès lors sont repoussés à la fois ­l’empirisme et le matérialisme, mais
également ­l’utilitarisme en morale, au profit de l­ ’idéalisme philosophique :
le sujet humain est législateur pour le domaine de la c­ onnaissance,
il se soumet en morale à la loi de la raison. La théorie kantienne de
­l’esprit est ainsi reformulée : « ­L’intelligence [dans le domaine de la
­connaissance] ­contient en elle-même le principe de ce q­ u’elle acquiert
par ­l’expérience30 ».
Même si Germaine de Staël distingue peu clairement les catégories
de ­l’entendement et les formes a priori de la sensibilité (­l’espace et le
temps), elle souligne à juste titre un enjeu capital qui est ­l’apport du
criticisme : la puissance, mais aussi les limites de notre capacité de
­connaître, notamment par rapport aux objets de la raison (Dieu, ­l’âme
et le monde). La distance à soi q­ u’elle exposait dans les De l­ ’influence des
passions suppose bien une subjectivité (que Kant nomme transcendantale
car antérieure à ­l’expérience), sans que la porte soit ouverte au scepticisme
(Hume) ni au délire politique ou religieux que Kant désigne c­ omme

28 La légende d­ ’un Locke pur empiriste (qui va être hypertrophiée par Victor Cousin) est
en partie erronée, ne serait-ce ­qu’en tenant ­compte de la loi naturelle (de Dieu) que la
raison c­ onstate en elle. Nous nous permettons de renvoyer à nos deux chapitres sur Locke
dans La Liberté et la loi. Les origines philosophiques du libéralisme, Paris, Fayard, 2000.
29 De ­l’Allemagne, p. 562.
30 ­C’est clairement la reprise ­d’une formule de Kant en introduction à la Critique de la raison
pure : « Si toute notre c­ onnaissance débute avec l­’expérience, cela ne prouve pas ­qu’elle
dérive toute de l­’expérience ».

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


150 LUCIEN JAUME

Schwärmerei. La liberté et l­ ’immortalité de l­ ’âme, l­ ’existence de Dieu ne


sont pas objets de ­connaissance, mais indispensables à titre ­d’espérance
(les « postulats de la raison pratique31 »).
On se souvient que De la littérature faisait preuve ­d’une sorte
­d’optimisme quiétiste : « devant la raison calme », les préjugés
« finiront par ­s’anéantir », si bien que « les erreurs de tout genre,
en politique et en morale ne peuvent à la longue subsister32 ». Le
progrès était en quelque sorte garanti. Tandis que De ­l ’Allemagne se
montre cerné par ­l ’inquiétude dans deux chapitres décisifs : ­d’une
part « De la morale fondée sur l­ ’intérêt personnel » (chap. xii de la
troisième partie), d­ ’autre part « De la morale fondée sur l­ ’intérêt
national » (chap. xiii)33.
On y remarque une véritable autocritique que ­l’auteure se doit
­d’assumer : « Si la morale ­n’est ­qu’un bon calcul, celui qui peut y
manquer ne doit être accusé que d ­ ’avoir l­’esprit faux »34 – ce qui
excuse tous les crimes dans ­l’ordre civil et, selon le chapitre suivant,
dans ­l’ordre politique. Couthon ne raisonne pas uniquement faux, et
Mme de Staël va entrer dans un véritable bilan critique du jacobinisme
et du robespierrisme35.
La thèse défendue est celle de Kant dans ses brochures politiques –
notamment le Projet de paix perpétuelle (1795) qui a eu un grand écho en
France en lien avec Sieyès –, sans oublier la Critique de la raison pratique.
Distinguons deux énoncés principiels :
31 Sur le caractère fécond des limites imposées à la ­connaissance, dans les Lumières et
chez Kant, voir l­’étude de Charlotte Sabourin, « Les Lumières et la part ­d’ombre de la
raison pure », Philosophiques, vol. 43, no 2, 2016, p. 185-206. Notamment ­l’alinéa sur « La
nécessaire dimension négative des Lumières ».
32 De la littérature, p. 334.
33 Pour une analyse approfondie, voir notre ouvrage L ­ ’Individu effacé ou le paradoxe du libé-
ralisme français, Paris, Fayard, 1998.
34 De ­l’Allemagne, p. 658.
35 À ­compléter par les deux brochures de 1794-1795, Réflexions sur la paix et Réflexions sur
la paix intérieure. Elles ­contiennent à la fois une sorte d­ ’aveu : « Nous avons tous transigé
pour le bien avec le mal », et un ­concept appelé à un grand avenir, celui des « religions
politiques » (Œuvres ­complètes, série III, Œuvres historiques, tome I, Des circonstances actuelles
et autres essais politiques sous la Révolution, sous dir. Omacini Lucia, Paris, Champion, 2009,
respectivement p. 173-174 et p. 90). La formule c­ omplète de la deuxième citation est :
« Ce ­chimérique système d­ ’égalité est une religion politique dont le temps et le repos
peuvent seuls affaiblir le redoutable fanatisme » (Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt
et aux Français). La formule « religion politique » revient dans les Passions (p. 225) à
­l’intérieur du développement sur « ­l’esprit de parti ».

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


Renoncer à ­l’absolu ? 151

a/ « Le calcul dans la ­conduite de la vie doit toujours être admis


­comme guide, jamais c­ omme motif de nos actions ».
b/ « La ­conduite ­d’un homme ­n’est vraiment morale que quand il
ne ­compte jamais pour rien les suites heureuses ou malheureuses
de ses actions, lorsque ces actions sont dictées par le devoir36 ».

Ainsi le principe du devoir moral revêt à la fois un caractère a priori,


obligatoire et universel. Les exemples cités sont héroïques : Vincent de
Paul, Thomas More. Mme de Staël prend toute distance avec son passé
quand elle ­s’exclame : « Quelle adresse ­d’avoir donné pour base à la morale
la prudence37 ! », ce qui, ajoute-t-elle, revient à flatter « ­l’ascendant du
pouvoir » et les « transactions de la ­conscience » ; sans doute ­s’expriment
quelques remords pour ­l’aveu donné dans les Réflexions sur la paix, sur
le fait de « transiger » : en réalité on est déjà ici dans la perspective du
chapitre suivant sur la politique, où il sera question de ­l’excuse des « cir-
constances ». Une note de bas de page signale la rupture (intellectuelle)
opérée ici avec Bentham, théoricien de ­l’utilitarisme moral et politique,
et ami important de Benjamin et de Germaine.
Ensuite, le chapitre c­ onsacré à une prétendue morale politique qui
serait « fondée sur l­’intérêt national » dénonce une rhétorique et une
fiction : la rhétorique de ­l’intérêt général (norme capitale du droit public
en France) qui, s­’appuyant sur l­’argument du nombre, légitime toute
forme de politique, dont la dictature. L­ ’argument majoritaire sert aussi
de norme morale collective : vox populi, vox Dei. ­L’auteure refuse ce lieu
­commun :
Ce n­ ’est pas le nombre des individus qui ­constitue leur importance en morale.
­Lorsqu’un innocent meurt sur un échafaud, des générations entières s­ ’occupent
de son malheur, tandis que des milliers ­d’hommes périssent dans une bataille
­ ’où vient cette prodigieuse différence ? […]
sans q­ u’on ­s’informe de leur sort. D
­C’est à cause de l­ ’importance que tous attachent à la loi morale38.

Car ­c’est ­l’injustice, même ­commise c­ ontre un seul individu, qui saisit la
­conscience des hommes et reste souvent dans les mémoires : affaire Calas
36 De ­l’Allemagne, p. 659. Il ­s’agit de la « morale fondée sur ­l’intérêt personnel », remise en
question.
37 Ibid., p. 661.
38 Ibid., p. 664-665. Ici est repris un thème présent dans De ­l’influence des passions (« Ce ­n’est
pas le nombre des individus, mais les douleurs, q­ u’il faut c­ ompter », p. 296).

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


152 LUCIEN JAUME

(pour Voltaire), affaire Dreyfus (pour Zola), etc. De même la c­ onduite du


colonel Beltrame, récemment, apparaît c­ omme une illustration (héroïque
en ­l’occurrence) de la loi morale et des ­combats pour sa défense. La loi
morale, au sens kantien, prescrit ­d’agir non pas en fonction de ce que
la majorité dit (loi du nombre, opinion publique ­constatée), mais du
caractère ­d’universalité possible de l­’acte eu égard à la dignité humaine
en jeu et à ­l’essence de la loi pour la raison39.
Cette thèse heurta beaucoup de monde, bien entendu, et notamment
le gouvernement de Bonaparte, qui a interdit le livre – mais a­ ujourd’hui
encore elle peut être inaudible car l­’universel est c­ ombattu de plu-
sieurs côtés – soit c­ omme illusion « idéaliste » soit c­ omme mensonge
des oppresseurs. Mme de Staël fait front et affirme que la ­conscience
existe « pour que des créatures en possession du libre arbitre choi-
sissent ce qui est juste, en sacrifiant ce qui est utile, préfèrent l­ ’avenir
au présent […] et la dignité de l­ ’espèce humaine à la c­ onservation des
individus40 ». Rappelons que Kant, de son côté, prône l­ ’idée républi-
caine (mais pas la démocratie ­qu’il juge porteuse du despotisme) et
les droits de ­l’homme ; car la Révolution de France a montré dans la
­conscience des « spectateurs » (il ne s­ ’agit pas des acteurs) une idée du
droit qui ne ­s’éteindra jamais. En revanche, ­lorsqu’on a sollicité Kant,
après la Terreur, pour justifier la pratique du gouvernement français,
il ­s’est toujours dérobé.
­L’autre rhétorique ­combattue par Mme de Staël peut rejoindre celle
de l­ ’intérêt général postulé. Il s­ ’agit de l­ ’appel aux « circonstances » pour
se justifier. On dira : j­ ’ai fait cela pour éviter le pire, et que d­ ’autres à ma
place auraient accompli sans hésitation : les tribunaux sous la Révolution,
la collaboration avec ­l’occupant, etc. On a « transigé » avec le mal pour
faire un bien relatif (­comme on a vu sous la plume de l­’auteure). De
­l’Allemagne tranche le nœud : « Dès ­qu’on se met à négocier avec les
circonstances, tout est perdu41 ». Car il faut placer sa famille, sauver
39 La formule de Kant est : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse deve-
nir une loi universelle ». Le principe « Mens pour te tirer ­d’affaire » ne peut être posé
­comme une loi universelle, car alors la c­ ommunauté humaine se ­contredit. Ce n­ ’est pas
simplement la réflexion familière « si tout le monde en faisait autant ! », car, pour Kant,
il s­’agit de ­l’essence ­d’une c­ ommunauté ­d’êtres raisonnables, ­communauté posée par la
raison, lors même que l­’expérience en donnerait le démenti tous les jours, notamment,
­comme nous allons le voir, en politique.
40 De ­l’Allemagne, p. 665.
41 Ibid., p. 667.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


Renoncer à ­l’absolu ? 153

son emploi, rendre service à des proches ­contre les usurpateurs, ou les
incapables, ou les bourreaux…
Il est remarquable de c­ onstater « ­l’actualité » (au sens propre) du pro-
pos staëlien, éternelle actualité où ­l’intérêt raisonne avec une prétendue
bonne foi, à géométrie variable. Cela c­ onduit-il à dire que la politique
est, à la fois, c­ ontenue dans la morale et toujours subordonnée à celle-
ci ? Ou q­ u’elle devrait l­’être ?
Il y a en fait deux questions : la politique a-t-elle une ­consistance spé-
cifique, qui la distingue de la problématique morale ? Et, par ailleurs,
la politique peut-elle et doit-elle se soumettre au jugement moral qui
lui est extérieur ?
Il apparaît que Germaine de Staël ne c­ onsent pas à cette distinction ;
elle refuse par exemple ­l’adage « Le salut du peuple est la loi suprême »,
auquel elle rétorque : « la suprême loi, c­ ’est la justice ». Elle rappelle
que lorsque « on a voulu autoriser tous les crimes, on a nommé le
gouvernement Comité de salut public », en se servant ainsi d­ ’un drapeau
captieux. Elle se range du côté de Rousseau écrivant q ­ u’il ­n’est pas
« permis à une nation ­d’acheter la révolution la plus désirable par le
sang ­d’un innocent42 ».
Le décalogue de ­l’action politique n­ ’est donc pas que le salut national
pris ­comme fin justifie indistinctement tous les moyens. On peut se
souvenir ­qu’au xxe siècle, Mussolini avait pour fin sans cesse déclarée
­l’unité de la nation italienne de façon à achever ­l’effort libérateur du
Risorgimento, ainsi que la suppression de la lutte et la division entre les
classes par le corporatisme étatique ; les moyens furent ­l’interdiction
des partis, la création des « faisceaux de c­ ombat » (les fasci) libérant la
violence et les assassinats, et finalement, la persécution des Juifs deve-
nus « non italiens » (­jusqu’à ­l’intérieur du Parti national fasciste, où ils
étaient nombreux). Mme de Staël aurait remarqué que ­l’une des cibles
du mouvement fasciste était l­’« individualisme libéral », c­ onspué par
les idéologues du mouvement. Seul le nombre, ­c’est-à-dire ­l’État, qui,
dans cette idéologie, c­ ontient tout, peut faire loi. Et l­ ’individu lui-même
est dans l­’État, il est libre par l­’État qui lui donne sa puissance et lui
ordonne éventuellement de mourir43.
42 Ibid., p. 664-665. Cette citation de Rousseau, quoique modifiée en partie, est ­conforme
à la pensée de l­ ’auteur plusieurs fois exprimée (cf. note de ­l’éditeur, no 152, p. 665).
43 Voir par exemple Le Moal Frédéric, Histoire du fascisme, Paris, Perrin, 2018.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


154 LUCIEN JAUME

Cependant, sans aller à de tels excès, où la dictature se déguise en


« intérêt national », la politique n ­ ’a-t-elle pas une spécificité qui la
distingue de la morale ? ­N’est-elle pas le lieu même du kairos, ­comme
disaient les philosophes grecs : une situation toujours singulière, issue
­d’une histoire particulière, où en outre l­’urgence d ­ ’agir est parfois
pressante ?
Il semblerait que celui qui, au nom du devoir et de la justice, ferait fi
du réel, risque de c­ onduire son peuple à des échecs graves. La nécessité
de répondre au particulier et à ­l’urgence empêche la politique ­d’être ni
une science ni non plus une casuistique morale.
Il est vrai que la « théorie des circonstances », bien ­connue des his-
toriens de la Révolution française, a servi d­ ’argument justificateur pour
les pires exactions d­ ’un Fouché ou d­ ’un Fouquier-Tinville, pour ne pas
citer de nouveau Couthon et les lois d ­ ’exception. On est cependant
tenté de rappeler à Mme de Staël que, dans un écrit important, intitulé
précisément Des circonstances actuelles, elle se sentait tenue ­d’analyser une
situation à la fois particulière et périlleuse. En outre, rappelons que, dans
cet essai sur la situation de la France, la philosophie du calcul rationnel
tenant la place de son intérêt ultérieur pour la philosophie kantienne
de la raison et du devoir, elle admettait, que seule une religion pour le
peuple (proche du protestantisme) pouvait ramener ­l’ordre et la cohésion
sociale. Ajoutons q­ u’une certaine forme d­ ’autoritarisme élitiste traverse
ce manuscrit (dont Mathiez a fait la critique sévère), q­ u’il fallait justifier
par les « circonstances ». Ce que Bonaparte a ­d’ailleurs poursuivi.
Il est opportun de rappeler aussi que, pour Kant lui-même, la politique
nationale et entre les États ne peut pas être pleinement moralisée, mais
seulement réformée sous la ­conduite ­d’une Idée de la paix perpétuelle.
Dans ­l’ouvrage qui porte ce titre, Kant écrivait :
Objectivement, ­c’est-à-dire en théorie, il ­n’y a pas de ­conflit entre la morale
et la politique. Subjectivement au c­ ontraire – dans le penchant égoïste de
­l’homme, penchant q ­ u’on ne peut nommer pratique [au sens de la raison
pratique] parce ­qu’il ­n’est pas fondé sur des maximes de la raison –, le ­conflit
demeurera toujours44.

44 Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1975, p. 72. On ne saurait
pour autant ­s’en remettre à un système autoritaire : « Il y a une théorie du droit politique
avec laquelle toute pratique, pour être valable, doit être en accord ». Kant c­ onteste la
fameuse formule « Cela est bon en théorie, mais ne vaut rien en pratique » utilisée pour
justifier le despotisme ; lequel, ­s’il est souhaité, ­consiste en un salto mortale funeste.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


Renoncer à ­l’absolu ? 155

Cependant, que la politique ne puisse dissiper le souci moral, Kant


le précise aussitôt : « La vraie politique ne peut faire aucun pas sans
rendre ­d’abord [nous soulignons] hommage à la morale45 ». La duplicité
est donc, pour longtemps, attachée à la politique : il y a « ­d’abord », et
sur le plan de la théorie, puis « après » et en fait dans les usages inté-
rieurs ou extérieurs des États. Machiavel, que Mme de Staël a souvent
lu et évoqué46, fait son profit de cette duplicité dans son portrait du
gouvernant habile (Le Prince). Il est bon pour ce dernier non pas ­d’avoir
certaines qualités morales, mais de paraître les avoir.
Le même avertissement de Kant se trouve dans son Idée ­d’une histoire
universelle du point de vue cosmopolitique (1784). Considérant un hypothétique
sens de l­ ’Histoire, dont la raison a besoin pour ordonner les événements,
­l’auteur écrit ­qu’il se réalise ­contre « ­l’insociable sociabilité » humaine,
mais aussi grâce à cette dernière, de sorte que, par le jeu des égoïsmes,
le remède se trouve dans le mal.
Les manuscrits et brouillons de Kant, publiés de façon posthume,
montrent en formules ramassées la philosophie de l­ ’Histoire que, selon
lui, la raison est amenée à développer de façon spéculative : si, ­d’une
part, « Le citoyen doit être assujetti à des lois ­qu’il ­s’est données lui-
même (liberté, égalité) », ­d’autre part, ­c’est bien le choc des égoïsmes
qui fait progresser une nation et le monde des États rivaux entre eux :
Quels sont les mobiles dont se sert la nature pour produire la société civile ?
Ceux de la jalousie, de la méfiance, des violences qui forcent ­l’homme à se
soumettre à des lois et à renoncer à la liberté sauvage. De là vient le dévelop-
pement de toutes les bonnes dispositions naturelles47.
Ce passage vient de la brochure de 1793, intitulée Sur ­l’expression courante : il se peut
que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien (Vrin, 1980, p. 50, traduction
modifiée).
45 Kant, Projet de paix perpétuelle, p. 74.
46 On se reportera à l­’ouvrage de Sciara Giuseppe, U ­ n’Oscura presenza. Machiavelli nella
­culture politica francese dal Termidoro alla Seconda Republica, Rome, Edizioni di storia e
letteratura, 2018, p. 69-83. ­L’auteur montre notamment que Germaine de Staël distin-
guait le « machiavélisme », qui lui fait horreur, et ­l’auteur des Discorsi, « un des ouvrages
où l­ ’esprit humain a montré le plus de profondeur » (p. 73 du livre, en référence à De la
littérature, chap. « De la littérature italienne et espagnole »). Non seulement Mme de Staël
­n’apprécie pas Le Prince, mais elle estime que, en réalité, « un homme d­ ’un tel génie » ne
pouvait avoir « adopté la théorie du crime », car, au fond, elle était « trop courte et trop
imprévoyante ». Son indulgence peut surprendre.
47 Kant, Réflexions sur ­l’anthropologie (1785-1789), trad. et repr. par Castillo Monique, Kant
et ­l’avenir de la c­ ulture, Paris, PUF, 1990, p. 253.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


156 LUCIEN JAUME

On voit que la perfectibilité, grande idée de ­l’époque de Mme de Staël


et, ­comme on le sait, promue notamment par elle (au prix de fortes
polémiques à ce moment), ne se ­conçoit chez Kant que par le caractère
émancipateur du c­ onflit entre les hommes. Plus tard, Marx écrira en ce
sens que si « les hommes font leur histoire », ils ne ­connaissent cependant
pas « ­l’histoire ­qu’ils font » – là aussi du fait des ­conflits formidables
­qu’il leur faut traverser, et au cours desquels nombre de repères ­s’effacent.
À la fois philosophe et observateur, Kant écrit sur le siècle des
Lumières : « Nous sommes ­cultivés au plus haut degré par ­l’art et par la
science. Nous sommes civilisés, ­jusqu’à en être accablés, par la politesse
et les bienséances sociales de toute sorte. Mais nous sommes encore loin
de pouvoir nous tenir pour déjà moralisés48 ».
En c­ onclusion, on peut reconnaître que, chez Germaine de Staël phi-
losophe du politique, une qualité éminente est l­ ’authenticité de la pensée.
Elle a rencontré et affronté la question que le Sphinx de la politique
ne cesse de poser aux philosophes depuis Socrate, le maître sacrifié aux
emportements de la cité, et depuis Platon qui, renonçant aux idéaux de
la République après son triple échec de ­conseiller du prince, écrit Les Lois,
où la vision politique est modifiée. La question est au fond celle ­d’une
voie moyenne qui se tiendrait indemne de ­l’orgueil despotique (quelle
que soit sa spécificité) et de la servitude des flatteurs du peuple. Cette
voie de sagesse, relayée par Montesquieu aux yeux de la jeune demoiselle
Necker, et ­qu’Aurelian Craiutu dénomme « la modération49 », a donné
son principe majeur à ce Groupe de Coppet que la châtelaine du lieu a
inspiré, quitte à désavouer parfois tel ou tel membre, insuffisamment
critique envers Napoléon.
La philosophie lui est apparue c­ omme la forme méditative qui
pouvait apparenter liberté intérieure et liberté de la société – ­d’où la
« grande question du kantisme » puisque Kant est bien le philosophe
par excellence de la liberté en métaphysique, en religion, en politique.
48 Kant, Idée ­d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, trad. et ­commentaire par
Muglioni J.-M., Paris, Bordas, 1981, p. 21.
49 Voir les ouvrages ­d’Aurelian Craiutu portant sur le libéralisme et le républicanisme
modéré : pour cet auteur, Mme de Staël est la figure la plus soucieuse, dans la période
révolutionnaire, de l­’« ethos de modération ». ­L’ouvrage A virtue for courageous minds.
Moderation in French political thought, 1748-1830 (Princeton University Press, 2012)
­consacre le chapitre 5 à Mme de Staël, tandis que le livre Faces of moderation (Philadelphie,
University of Pensylvania Press, 2017) développe une réflexion générale sur ce c­ oncept
à travers de grands penseurs du xxe siècle.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


Renoncer à ­l’absolu ? 157

Cependant, et telle est encore ­l’authenticité, la position absolue ­qu’elle


adopte dans De ­l’Allemagne simplifie ­l’art politique et le rigidifie en une
politique morale, et non en morale politique ; un art politique qui, en
fait, ne peut ni être pleinement ­conforme à ­l’éthique ni se ­convertir en
science du gouvernement : gouvernement de soi, quant au citoyen, et des
autres, pour le gouvernant politique.
Une démarche différente et une autre écriture vont se faire jour avec
les Considérations sur la Révolution française. Dans sa Notice célèbre, Mme
Necker de Saussure écrit à propos de cet ouvrage : « ­C’est le fruit du
passé le plus instructif dans une intelligence occupée ­d’avenir50 ». En
effet, dans ce livre (­qu’on ne peut examiner ici), tout est récapitulatif et
tout est prospectif51. ­L’esprit philosophique y est sans cesse présent et
­conduit ­l’auteure à une formule qui surprend pour peu q­ u’on ­s’y arrête.
Dans le chapitre intitulé de façon ironique (­c’est-à-dire critique) « Les
Français sont-ils faits pour être libres ? » (Sixième partie, chap. i), elle
nous livre cette observation, ou cet aveu :
Il me semble impossible de séparer le besoin ­d’un perfectionnement social
du désir de s­’améliorer soi-même ; et pour me servir du titre de Bossuet,
dans un sens différent du sien, la politique est sacrée, parce ­qu’elle renferme
tous les mobiles qui agissent sur les hommes en masse, et les rapproche ou
les éloigne de la vertu52.

On ne ­s’attendait pas à rencontrer cette « sacralité » de la politique chez


celle qui a écrit De l­’influence des passions ou Dix années ­d’exil. Mais au
fond, ces ouvrages sont ­consacrés à démystifier les passions qui, sous
certains déguisements, sont fomentées par l­’arène politique.
Le sacré dit-elle ? Se pourrait-il que le sacer romain soit ici éclai-
rant ? Il était à la fois le respectable, l­’admirable ou le maudit, le mal

50 Anonyme [Mme Necker de Saussure], « Notice sur le caractère et les écrits de Madame
de Staël », dans Œuvres posthumes de Madame la baronne de Staël-Holstein, Paris, Firmin-
Didot et Treuttel et Würtz, 1838, t. I, p. 27. Du point de vue c­ onstitutionnel, illustrant
bien cette idée, voir ­l’étude d­ e Laquièze, Alain, « Les c­ onstitutions dans les Considérations
sur les principaux événements de la Révolution française », Cahiers staëliens, 2019, no 69,
p. 261-275.
51 Voir la présentation q ­ u’en donne Marcel Gauchet dans le Dictionnaire critique de la
Révolution française (dir. F. Furet et M. Ozouf, Paris, Flammarion, 1988), article « Mme de
Staël ».
52 Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, sous dir. Lucia
Omacini, Genève, Slatkine, 2017,vol. 2, p. 811.

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


158 LUCIEN JAUME

lui-même incarné53. Il apparaît donc ­qu’à la fin de sa vie, Germaine


de Staël admet (et nous dirons, avec philosophie) ­qu’il faut renoncer à
­l’absolu en la matière.
Le politique peut permettre de « ­s’approcher de la vertu », ou, à
­l’inverse, de la nier totalement – pour ne pas dire « totalitairement », un
néologisme par où nous voulons remémorer une formule de Mussolini au
Parlement : « Notre féroce volonté totalitaire ». Rien n­ ’était plus « poli-
tique » que le fascisme qui s­ ’est voulu aussi une morale, une religion et
une spiritualité, ­comme le montrent les écrits de ses partisans. Le rêve
de ­l’État absolu ­s’est exprimé là avec une force stupéfiante.
Il reste néanmoins à garder espoir, au moins pour ne pas tomber
dans l­’anti-philosophie. ­C’est bien là l­’esprit des Considérations, si nous
voulons les ­considérer ­comme un testament staëlien, ce qui était, au
XIXème siècle, la lecture ­qu’en fit le monde libéral. Le monde actuel
peut en tirer quelque avertissement, lorsque le « modèle anglais », ­c’est à
dire le pluralisme et le parlementarisme, sont attaqués en bien des pays.

Lucien Jaume
Centre de recherches politiques de
Sciences Po

53 Cf. la formule de malédiction Sacer esto !, ou la célèbre citation auri sacra fames : la « mau-
dite soif de l­ ’or ».

© 2023. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.

Vous aimerez peut-être aussi