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DE L’ISLAM POLITIQUE À LA THÉOLOGIE MUSULMANE DE LA

LIBÉRATION

Sylvie Taussig

Gallimard | « Les Temps Modernes »

2018/4 n° 700 | pages 66 à 94


ISSN 0040-3075
ISBN 9782072827143
DOI 10.3917/ltm.700.0066
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Sylvie Taussig

DE L’ISLAM POLITIQUE
À LA THÉOLOGIE MUSULMANE DE LA LIBÉRATION

Le 15 juin 2018 le journal Libération relaie une pétition interna-


tionale de cent intellectuels, pour la plupart étrangers, qui demandent
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la libération de Tariq Ramadan : ils ne clament pas son innocence,
mais s’insurgent contre les conditions de sa rétention qui seraient
contraires aux droits de l’homme et relèveraient de l’« islamo-
phobie d’État ». Les droits de l’homme sont invoqués contre le
pays des droits de l’homme, qui les bafouerait s’agissant des
musulmans comme il le fit jadis avec les Juifs. La France décou-
vrait, au réveil, son système judiciaire attaqué par des personna-
lités réputées quoique peu connues en France1.
Pour un chercheur travaillant sur l’islam défini moins comme
une « religion » — concept dénoncé comme « euro-chrétien » —,
que comme une « tradition discursive » (selon l’expression de
Talal Asad), la plupart de ces noms ne sont pas surprenants : les
ouvrages des signataires de la pétition se réfèrent souvent à Tariq
Ramadan comme à un penseur appartenant à la mouvance d’Ed-
ward Saïd (critique de l’orientalisme), Talal Asad (post-sécularisme),
Anibal Quijano/ Walter Mignolo / Enrique Dussel (pensée décolo-
niale) et Amina Wadud (féminisme islamique). Tariq Ramadan
participe de la théologie musulmane de la libération, à savoir d’un
courant composé de penseurs extrêmement différents, mais réunis

1. Voir mon article « L’islam, “décolonisateur” du monde ? Un éclai-


rage sur le soutien à Tariq Ramadan », The Conversation, 18 juillet 2018
(https://theconversation.com/debat-lislam-decolonisateur-du-monde-un-
eclairage-sur-le-soutien-a-tariq-ramadan-99109).

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par leur opposition à la suprématie épistémologique et politique de
« l’Occident ». Tariq Ramadan incarne aussi pour les pétition-
naires celui qui conteste la laïcité et veut donner la parole aux
musulmans réduits au silence, mais est victime d’une société reje-
tant le multiculturalisme et la liberté religieuse. Vue d’un certain
nombre de pays, la France serait devenue une terre de ségrégation
et de ghettos.
Les livres de ces auteurs influents dans nombre d’universités,
notamment américaines et sud-américaines, affirment que, depuis
deux siècles, l’islam a été défini en relation avec le colonialisme :
du fait de la puissance coloniale, depuis deux cents ans l’islam
serait islamisme, autrement dit une force politique, acteur principal
de la décolonisation et de la lutte contre le néocolonialisme lequel
opère également sur les esprits, s’autodéclarant porteur de valeurs
universelles. L’islam en général, dans ses différentes déclinaisons,
serait devenu l’autre de l’opposition, très politique, entre l’Occi-
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dent et le reste du monde (the West and the Rest). Cette opposition,
créée par les puissances dominantes, vaut « épistémicide », assas-
sinat de toutes formes de pensée, savoir, culture, vision du monde,
qui lui échapperaient. Pour les penseurs de cette mouvance, seul
l’islam comme théologie de la libération peut permettre de dépasser
le clivage West/Rest. En effet l’islam, parce qu’il est « unité »
(tawhid), théorise et consacre l’unité, par exemple de l’anthropo-
logie et de la religion, de la politique et de la religion. Outre la
colonisation politique, il a une expérience de colonisation intellec-
tuelle et spirituelle, tout en recelant des signifiants révolutionnaires
qui peuvent être désincarcérés. Il en résulte un style particulier qui
réalise la fusion de l’académique et de l’idéologique et justifie
notamment la pétition en faveur de Tariq Ramadan.

un islam du xxie siècle

On dit de l’islam qu’il se diffuse mondialement, sans préciser


cependant ce qui se diffuse. On dit qu’il fait des adeptes, mais de
quoi ces adeptes le sont-ils ? Qu’est-ce que cet islam mondialisé et
sur quelle base le définir ? Est-il le « pur religieux islamique »,
détaché de toute culture, que décrit Olivier Roy dans La Sainte
Ignorance pour caractériser une élaboration des fondamentalistes
auxquels le volume est consacré, au-delà de leur affiliation

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confessionnelle (Roy parle également des évangéliques2) ? Ou bien


est-il au contraire profondément acculturé, et cela non pas dans des
cultures nationales — qui, si elles existent, échappent à toute défi-
nition —, ou dans des cultures traditionnelles ou réinventées, mais
dans cette globalité à la fois réelle et virtuelle qu’est le monde du
début du xxie siècle ? Je pencherais pour le second sens, en insis-
tant sur l’insaisissabilité de la notion d’« islam » aujourd’hui,
comme si sa définition comme univers discursif par Talal Asad
avait eu un pouvoir performatif3.
L’hypothèse que je présente dans cet article pousse à la limite un
certain nombre de remarques que j’accumule depuis des années, à
savoir qu’il existe aussi, à côté d’autres formes d’islam, un islam
sans musulmans dont les fidèles sont des penseurs pour qui l’islam
est le nom d’une pensée refusant le discours, convenu, sur l’opposi-
tion entre « l’islam et l’Occident », discours qui a conditionné l’au-
todéfinition de l’islam en Islam politique depuis deux siècles.
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Autrement dit, ce qui se présente de nos jours comme l’islam n’est
pas une entité sui generis, mais le produit de la représentation du
monde que l’Occident a imposée par la colonisation et l’impéria-
lisme capitaliste. C’est seulement dans le cadre de cette représenta-
tion, théorisée par des islamologues comme Bernard Lewis, que
l’islam s’est trouvé dans une situation oppositionnelle par rapport à
l’Occident (comme incapable de démocratie, incapable de science,
et comme obscurantisme en général). L’islam des penseurs que
j’évoque ici est en quelque sorte un « trans-islam », un discours qui
prône l’indissociabilité de la théologie et de la politique (mais qui
n’est du coup ni théologique ni politique et non lié à une orthopraxie
islamique) et qui réfute l’opposition créée, à des fins de domination,
par l’Occident entre lui et le reste du monde, et en particulier l’islam.

2. Olivier Roy, La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans


culture, Paris, Le Seuil, 2008.
3. Pour une présentation efficace, par un de ses disciples, de ses propo-
sitions théoriques et définitions, voir Mohamed Amer Meziane, « Comparer
les traditions discursives », Socio-anthropologie [en ligne], 36|2017, mis
en ligne le 23 novembre 2017, consulté le 10 mai 2018 (URL : http://jour-
nals.openedition.org/socio-anthropologie/3105 ; DOI : 10.4000/socio-
anthropologie.3105). Pour une présentation critique, voir Hadi Enayat,
Islam and Secularism in Post-Colonial Thought. A Cartography of Asadian
Genealogies, Basingstoke, Springer International Publishing AG, 2017.

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UN ISLAM SANS MUSULMANS ?

Pour Susan Buck-Morss, de façon exemplaire, l’islam est un


« discours contemporain d’opposition et de débat, qui traite des
questions de justice sociale, de pouvoir légitime et de vie éthique
dans des termes qui contestent l’hégémonie des normes politiques
et culturelles occidentales4 ».
En fait elle ne parle pas de l’islam mais de l’islamisme. Or je
soutiens ici, en accord avec Hamid Dabashi5, qu’il s’agit de ce qui
succède à l’islam tel qu’il est politisé depuis le xixe siècle et tel
qu’il est devenu l’Autre d’un couple artificiellement constitué. La
plupart des auteurs que j’ai lus ne se définissent pas comme isla-
mistes mais comme musulmans. Ils défendent une théologie ou
une théodicée musulmane ou islamique de la libération et arti-
culent un discours indissociablement politique et religieux (ou
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plutôt un discours qui veut dépasser une opposition suspecte d’être
construite par les savants « occidentaux » au service des intérêts
« occidentaux »). Citons par exemple Abdennur Prado, chef de file
des musulmans critiques-progressistes catalans, fondateur de la
Junta islámica, acteur éminent du dialogue interreligieux, inlas-
sable promoteur de l’ouverture de l’herméneutique islamique et du
féminisme islamique, conservateur du musée Roger Garaudy de
Cordoue, et auteur d’un documentaire (2017) sur ce dernier (El
legado vivo de Roger Garaudy 6), pour qui « la TLI (pour ILT,

4. Susan Buck-Morss, Thinking Past Terror. Islamism and Critical


Theory on the Left, Verso, 2003, p. 2.
5. Hamid Dabashi, Islamic Liberation Theology. Resisting the
Empire, New York, Routledge, 2008. Selon lui, depuis deux cents ans
l’islam est islamisme car il est modelé par la réalité géopolitique
­mondiale, à savoir la domination de l’Occident qui ne laisse à tout ce
qui n’est pas lui que la possibilité d’être « le reste ». Ainsi l’Islam
­politique, sous ses diverses formes et expériences, définit-il l’islam
moderne qui a lutté contre la colonisation, mais aussi contre le néocolo-
nialisme.
6. Roger Garaudy a passé la fin de sa vie entre la France et Cordoue
(le négationnisme n’est pas un délit en Espagne) où il a créé une fonda-
tion, devenue le Museo Vivo del Al-Andalus, pour célébrer al-Andalus. Il
n’y est pas fait allusion à la question d’Israël ou à celle de la réalité des
camps de concentration nazis.

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Islamic Liberation Theology) soutient l’entrée de l’islam dans la


politique » :

La TLI ne nie pas ses liens avec le réformisme musulman ou


même avec le mouvement islamique, et peut citer Sayyid Qutb ou
Ali Shariati à l’appui de ses positions. Elle se rattache au réfor-
misme, avant qu’il ne soit avalé par l’Arabie saoudite et mis au
service de la mondialisation des entreprises et des politiques
conservatrices. Ce retour aux origines révolutionnaires des mou-
vements islamiques est ce que propose Shabbir Akhtar dans
L’Impératif final. Une théologie islamique de la libération7. C’est
un intellectuel britannique qui se reconnaît comme un disciple de
Sayyid Qutb. La TIL pourrait se rattacher à un islamisme qui a
reconnu les excès totalitaires qu’il a commis et qui est disposé à
promouvoir l’ouverture vers l’égalité des sexes, les valeurs envi-
ronnementales et démocratiques. Tariq Ramadan, un penseur
suisse d’origine égyptienne, représente un pont à cet égard, ce qui
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explique le mépris qu’il reçoit dans les médias occidentaux8.

Mais pour Prado, les Frères musulmans, étant une création de


l’Empire britannique, ne peuvent que servir les intérêts du « sys-
tème-monde9 ».
Il invite donc l’islam comme force politique et religieuse à
lutter contre l’Islam politique, rejoignant ainsi les écrits de Hamid
Dabashi. Celui-ci n’a pas de mots assez sévères pour condamner à
la fois l’actuel régime politique iranien (« une République isla-
mique aussi catastrophique [sinon plus] dans son essence et ses
attributs que l’État juif et l’Empire chrétien qu’elle peut prétendre
combattre mais qu’en réalité elle reflète, renforce et justifie 10 »)
que le mollah Omar, Oussama ben Laden, Ayman al-Zawahiri,
l’ayatollah Khomeiny et Tariq Ramadan, posant ceux-ci en miroir

7. Shabbir Akhtar, The Final Imperative. An Islamic Theology of


Liberation, Londres, Bellew Publishing Co Ltd, 1991.
8. « The need for an Islamic liberation theology » (http://www.dialo-
goglobal.com/granada/documents/Prado-The-need-for-an-Islamic-
liberation-theology.pdf, consulté le 4 février 2018).
9. Citant Samir Amin, « El islam político al servicio del despliegue
imperialista », in Por la quinta internacional, Editorial El Viejo Topo,
2007, pp. 90 sqq.
10. Hamid Dabashi, Islamic Liberation Theology, op. cit., p. 235.

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de certains musulmans opposants farouches à l’islamisme, tels
Ayaan Hirsi Ali, Ibn Warraq, Fouad Ajami, Azar Nafisi ou
Abdolkarim Soroush. Les uns et les autres sont décrits par lui
comme équivalents, aussi bien dans leur « fanatisme » que en tant
que produits de la polarité orientaliste ou pensée binaire.
Dans un certain nombre de contextes, notamment universi-
taires, mais également dans des lieux de culte ou assimilés et dans
les forums islamiques, l’islam incarne donc aujourd’hui tantôt le
signifiant qui permet de rassembler et d’unifier toute une série
d’oppositions à l’Occident11 (et le moyen pour se désaliéner de ces
oppositions afin de libérer les signifiants coraniques, universels12),
tantôt le symbole, pour tous les damnés de la terre, de la réappro-
priation de soi contre le projet « occidental » dont Israël est vu
comme le représentant par excellence13. Les deux projets se dis-
tinguent, s’opposent et s’emboîtent, le second accusant le premier
de se contenter de retourner le stigmate, mais les deux ont une
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même matrice, à savoir l’accusation portée contre l’Occident

11. Précisons qu’il s’agit cependant d’un Occident cependant réifié


et substantialisé comme il l’est dans le discours d’une certaine pensée
décoloniale où il désigne « le système-monde occidentalo-centrique/
christiano-centrique/moderne/colonial/capitaliste/patriarcal ». (La pensée
décoloniale recourt massivement à cette graphie émotionnelle avec l’em-
ploi de ces barres obliques (/) ; les différents auteurs constituent une sorte
de monde conceptuel séparé, sinon ésotérique, et il faut franchir les bar-
reaux de ces / pour y accéder ; la pensée décoloniale propose ainsi un
vocabulaire quasi indéchiffrable pour le non-initié). Cette tendance ne
concerne pas toute la pensée décoloniale, mais celle qui préfère la philo-
sophie — ou la théologie — à l’histoire et s’éloigne du champ circonscrit
des réalités latino-américaines où elle est née pour s’étendre à l’ensemble
du monde, en plantant une grille de lecture idéologique, sans égard pour
les histoires complexes et particulières.
12. Dans ce cas, l’œuvre de Mohammed Iqbal est souvent prise
comme matrice. Ainsi chez Abdennour Bidar, L’Islam spirituel de
Mohammed Iqbal (Paris, Albin Michel, 2017) ou Reda Benkirane, Islam,
à la reconquête du sens (Paris, Le Pommier, 2017).
13. La mention d’Israël, et/ou de la Palestine, est récurrente et surgit
parfois dans des développements qui paraissent très éloignés du sujet. Il
est difficile de l’interpréter en général. Pour certains il y a un réel engage-
ment militant dans la cause palestinienne (par des écrits ou le soutien, par
exemple, au BDS); dans d’autres cas il faut parler, me semble-t‑il, d’un
simple marqueur d’appartenance ou topos.

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d’être, autant et plus qu’un système de domination, un système


d’aliénation.

En me concentrant sur l’islam comme mot d’ordre d’une mobi-


lisation politique, je ne veux pas dire que cet aspect exclut le reli-
gieux, mais le religieux est effectivement « traduit » au sens de
Jürgen Habermas14. Dans ce sens, promu également par Talal Asad
et son école, tout discours sur l’incompatibilité de l’islam et de la
proposition politique contemporaine est absurde. Il suffit de décou-
vrir, en exergue d’un article d’un de ces penseurs « réformateurs15 »,
une citation de Carl Schmitt — « Qu’un peuple n’ait plus la force
ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n’est
pas la fin du politique dans le monde. C’est seulement la fin d’un
peuple faible » —, pour comprendre que l’islam s’entend aussi,
voire surtout, dans cette proposition où il est le nom d’une revendi-
cation politique contestatrice de « l’ordre politique mondial16 ».
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L’islam est ainsi devenu pour des intellectuels qui ont ou n’ont
pas de pratique religieuse le nom d’une opposition neuve à l’Occi-
dent17, de même que l’anthropologie islamique est le nom de la libéra-
tion face à l’impérialisme culturel de l’Occident sur le monde — dont
le monde musulman —, impérialisme présenté comme un « épistémi-
cide18 ». L’islam défini comme un processus de « libération » se
retrouve dès lors dans des courants théologiques extrêmement

14. Jürgen Habermas, « Foi et savoir », dans L’Avenir de la nature


humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2002, pp. 147‑166.
15. Mohammed Taleb, « De l’islah à la théologie islamique de la libé-
ration », 14 octobre 2003 (http://www.leconomiste.com/article/de-lislah-la-
theologie-islamique-de-la-liberationbrpar-mohammed-taleb, consulté le
2 mai 2018).
16. Je le mets entre guillemets, car je ne suis pas certaine qu’il y ait
un ordre politique mondial, notion qui renverrait à un groupe puissant,
peut-être invisible, qui l’organiserait. Pas plus de « fin de l’histoire » que
de « choc des civilisations ».
17. On trouve dans le même ouvrage de Susan Buck-Morss (dernier
chapitre) une singulière juxtaposition de différents événements qui sont uti-
lisés pour montrer le grand nombre de vérités qui ont été supprimées, et cela
sur la base d’une généalogie de la mondialisation passant par la révolution à
Haïti et par divers événements en Europe, Amérique latine et aux États-Unis.
18. Ramón Grosfoguel, « Racismo epistémico, islamofobia episté-
mica y ciencias sociales coloniales », Tabula Rasa [en ligne], no 14,

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différents, ainsi que chez des penseurs qui ne s’inscrivent dans aucun
courant théologique et dont l’islam est « culturel19 ».
Les pays non musulmans sont le lieu où peut s’accomplir un
des aspects de l’islam mis en évidence à la fois par les penseurs et
par les convertis : l’absence de magistère. Dans la mesure où, de
France en Afrique du Sud, du Mexique en Espagne, il n’existe pas
d’autorité religieuse (ouléma) en tant que telle, les personnes de
référence pour la « bonne pratique » de l’islam soit sont à l’étranger,
soit sont des théologiens autoproclamés en quête de légitimité et de
lieu de légitimité — laquelle se trouve dès lors par des canaux non
religieux qui peuvent être l’État (via toutes les tentatives d’islam
national), l’université ou le terrain politique. Ces penseurs se
consacrent à des entreprises discursives souvent difficiles à classer
dans un genre particulier (théologie, anthropologie, science poli-
tique) et caractéristiques de l’intrication de la théologie et des
sciences humaines qui permet de continuer à les attribuer à la
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pensée islamique.
Une universitaire espagnole, Sirin Adlbi Sibai, donne quant à
elle une définition de l’islam qui ne mentionne ni Dieu ni ses attri-
buts, ni le rite ni le Messager, mais le pose comme « une manière
d’être, de se situer, de savoir, de connaître, de ressentir et de faire
des liens dans/avec l’existence, avec la réalité et la nature. L’islam,
poursuit-elle,

n’est pas une « religion » (la religion est un concept christiano-­


centré et occidentalo-centrique qui a été utilisé pour la colonisa-
tion du reste du monde et de toutes les formes plurielles d’exis-
tence/connaissance dans le monde). L’islam est une éthique et

janvier-juin 2011, consulté le 5 janvier 2018 (disponible sur http://www.


redalyc.org/articulo.oa?id=39622094015).
19. M. Taleb (art. cité.) : « Dans la mesure où le Coran est le socle de
l’identité croyante du musulman et de la musulmane et le fondement de la
foi islamique, une théologie musulmane de la libération, puisqu’elle vise à
libérer l’homme de ses multiples aliénations (politique, sociale, écono-
mique, psychologique, culturelle et même religieuse), doit déployer sa cri-
tique vivifiante à partir du feu même de la parole divine. [...] À nos yeux,
l’islam de notre arabo-islamité n’est pas réductible à une religion, encore
moins à un confessionnalisme, mais renvoie à une dynamique civilisation-
nelle, qui est à la fois historique et métahistorique, temporelle et spirituelle.
Les Arabes chrétiens participent à la revitalisation de cette civilisation. »

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une praxis de la libération la plus absolue de toutes les formes


d’esclavage : l’égoïsme, le matérialisme, l’exhibitionnisme, les
apparences, le consumérisme. C’est un ordre de valeurs et [...] un
retour à la fitra, nature originelle, c’est assumer la dette que nous
avons envers la réalité, l’existence et toutes ses choses et ses créa-
tures. L’islam est compassion, humilité, générosité20.

Cette définition, portée par une musulmane affichée (elle porte


le hijab), est intéressante en ce qu’elle démontre la volonté de
placer l’islam en dehors des catégories analytiques ordinaires. À la
fois immanence par la proposition économique, sociale et poli-
tique, et transcendance par l’irruption, disruptive et verticale de
l’arabe coranique, cet islam contemporain, incarné dans des formes
qui excèdent le contenu d’une « religion », se développe dans deux
directions qui sont profondément et indissociablement religieuses
et politiques : une dimension prophétique qui se révèle dans la
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façon dont des prédicateurs non oulémas attaquent les régimes
musulmans et l’islam hérité ; et une dimension messianique21 qui se
retrouve en particulier dans la théologie islamique de la libération.

UN NOUVEAU PROPHÉTISME

Assurément on peut proposer une lecture sociologique et poli-


tique vu que cette théologie est revendiquée, d’un continent à
l’autre, par des penseurs d’origines très diverses ayant pour point
commun de ne pas provenir du sérail savant traditionnel, mais de
nouveaux lieux de réflexion et d’échanges (parmi lesquels j’aime-
rais citer la Abu Nour Islamic Foundation de Damas, aujourd’hui
fermée, à la pointe du « néosoufisme 22 »). Ils correspondent à

20. (http://elgorilarojo.org/news/entrevista-a-sirin-adlbi-sibai-
hacia-un-pensamiento-islamico-decolonial/, novembre 2016, consulté le
30 juillet 2018).
21. Voir l’article d’Hicham Abdel Gawad, « Étude transdogma-
tique : déconstruction du messianisme en islam » (https://uclouvain.aca-
demia.edu/HichamABDELGAWAD, consulté le 4 mai 2018).
22. (https://rlp.hds.harvard.edu/faq/sufism-syriati). Sur le néosou-
fisme, voir Lloyd Ridgeon (éd.), Sufis and Salafis in the Contemporary
Age, Londres/New Delhi/New York/Sydney, Bloomsbury, 2015.

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Théologie musulmane de la libération 75
l’analyse de Fabienne Samson pour l’Afrique23, qui les décrit en
termes de lutte de pouvoir et de désir de chasser les anciennes
élites savantes. Mais, si l’on enrichit cette analyse d’une perspec-
tive religieuse, complémentaire, il faut rappeler que le travail pro-
phétique consiste très exactement à disqualifier les autorités tradi-
tionnelles24 dans un propos qui prend les traits de l’immanence25,
prônée cependant avec force références coraniques, notamment la
distinction entre rituel et adoration (selon Mahomet lui-même, le
premier ne sert à rien s’il n’est pas soutenu par la seconde ? 26).
Hamid Dabashi, pour sa part, incriminant la totalité des mollahs
iraniens, accuse le régime d’avoir écouté les sirènes de l’Islam
politique et d’avoir ainsi renoncé à la dynamique révolutionnaire
du chiisme. Du côté sunnite, il s’agit souvent de reprocher aux
oulémas de réduire l’islam aux cinq piliers de la foi, sans le pré-
senter comme une forme de vie, et de se focaliser sur l’autre monde
— l’au-delà — au détriment de l’ici et maintenant.
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La dimension prophétique revient à susciter des voix en dehors
des sentiers classiques, par exemple des voix universitaires, et par-
fois des voix non musulmanes, comme celle d’Edward Saïd dont la

23. Fabienne Samson, « Introduction : la question des classifications


en islam », in Cahiers d’études africaines, « L’islam, au-delà des catégo-
ries », no Spécial 206‑207, 2012.
24. Il en va de même dans la tradition juive où le prophète est choisi
hors du temple.
25. Susan Buck-Morss (op. cit., p. 45 et p 47) : « Paradoxalement
(dialectiquement ?), une fois que l'islam fut libéré de ses arrangements
institutionnels traditionnels, vidé de tout usage politique encore largement
ancré dans la vie culturelle, il devint disponible pour des articulations de
résistance politique à l'ordre postcolonial. [...] C'est l'ouverture de ce type
de résistance politique qui permet aux musulmans progressistes d'utiliser
l'islam comme critère immanent et critique contre sa propre pratique. »
26. Mehmet Ciftci, dans son article « Liberation Theology : A
Comparative Study of Christian and Islamic Approaches » (New Blackfriars,
vol. 96, no 1064, 2015, pp. 489‑506), évoque Eren Erdem pour qui « un culte
qui n'effraie pas le capitalisme et l'impérialisme n'est pas le culte du
Messager de Dieu. Erdem interprète les gestes et les prières qui consti-
tuent le culte rituel (namaz) comme autant de déclarations de guerre
contre l'oppression et l'exploitation. De même, Hanafi désigne toutes les
formes de religion extérieure, rituelle, comme une religion capitaliste et
redéfinit les piliers de l'islam en leur donnant une signification activiste ».

Livre 1.indb 75 07/11/2018 11:10:12


76 LES TEMPS MODERNES

lutte en faveur de la Palestine revêt ce caractère « musulman non


musulman » auquel j’ai fait allusion : il est l’exemple même de
celui qui s’est engagé dans un travail de fond pour libérer la pensée
par rapport à l’orientalisme d’inspiration coloniale et pour donner
une voix au peuple victime de ce qui est décrit comme l’impéria-
lisme par excellence, à savoir l’alliance d’Israël et des États-Unis
menant une « guerre sainte ».
Le texte de Sirin Adlbi Sibai qui prolonge donc la pensée de
Talal Asad ne peut pas ne pas susciter une double interrogation :
d’abord sur la présence de commentaires normatifs au sein d’un
ouvrage académique, puis sur le contenu même de la définition de
l’islam dans cette proposition. Pour envisager le second point, je
ferai un détour par mon terrain actuel qui nourrit ma réflexion (de
chercheuse non islamologue au sens classique du terme) sur l’islam
et ses transformations dans le cadre de sociétés occidentales, c’est-
à-dire en dehors des différents berceaux de la civilisation isla-
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mique. C’est pour explorer les spécificités d’un islam « occi-
dental27 » que j’ai décidé de partir en mission longue en Amérique
latine (Mexique puis Pérou), dans le cadre d’un travail de terrain
d’abord à visée comparatiste.

un islam « occidental » ?

Ce n’est pas que la diffusion de l’islam en Amérique latine


n’ait rien à voir avec le religieux, mais ce religieux n’a rien à voir
avec la religion selon ses définitions classiques. Ainsi Ismail al-Fa-
ruqi28, qui lui-même ne définissait pas davantage l’islam comme

27. J’emploie ce terme en dehors de l’horizon des aires civilisation-


nelles et du choc des civilisations. Par ailleurs je récuse également l’ex-
pression de « diaspora musulmane ». Je veux parler ici des musulmans, nés
musulmans ou convertis, qui sont socialisés dans des pays démocratiques,
où l’État est laïque, où la société est plus ou moins sécularisée et la culture
plus ou moins chrétienne. Cela englobe donc la plus grande partie des
États européens et les Amériques. La Russie est un cas à part.
28. Autre Palestinien, musulman cette fois-ci, né en 1921. Diplômé
de Harvard, professeur à l’université Al-Azhar, il participa aussi au
Research Institute du Pakistan et fonda The International Institute of
Islamic Thought, puis le Journal of Islamic Social Sciences et une autre
revue universitaire, Islamiyyat Al-Ma’rifah, spécialement consacrée à la

Livre 1.indb 76 07/11/2018 11:10:12


Théologie musulmane de la libération 77
une religion mais comme une forme de vie ou une idéologie29,
renvoyait-il la catégorie de « religion » à une anthropologie
eurocentrique, par opposition à l’anthropologie « islamique »
prônée par des penseurs musulmans ou non musulmans 30. Ce
dépassement de la religion s’illustre bien dans la définition de Sirin
Adlbi Sibai31, où il n’est jamais question ni de Dieu, ni d’eschato-
logie, ni de sotériologie, ni de rites, ni de texte fondateur, mais de
« manière d’être, de se situer, de savoir, de connaître, de ressentir et
de faire des liens dans/avec l’existence, avec la réalité et la nature »,
dont découle un programme politique et social de libération.
La seule existence de ce « courant » suffit à montrer que
l’islam s’inscrit effectivement dans une continuité culturelle qui
vide de sens l’opposition usuelle entre Occident et islam 32. Elle
révèle aussi la pertinence du regard pas si éloigné que cela sur les
phénomènes musulmans depuis l’Amérique latine où la théologie
de la libération (catholique) a été inventée, de même que la pensée
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décoloniale qui, elle, vise à compléter le marxisme. La pensée
décoloniale islamique opère donc, entre théologie et philosophie,
la synthèse qui n’avait pas été réalisée par les penseurs de culture
chrétienne entre philosophie de la libération, soit la matrice de la
pensée décoloniale, et théologie de la libération33.

théorie de l’islamisation du savoir dont il exposa les grandes lignes dans


un ouvrage de 1982, Islamization of Knowledge (Herndon, VA).
29. Silvia Montenegro « Antropologías Post-coloniales : la antropo-
logía islámica y la islamización del conocimiento en ciencias sociales »,
Campos, vol. 5, no 2, 2004, pp. 9‑24.
30. Voir sur cette anthropologie l’excellent article de Silvia Montenegro,
cité ci-dessus.
31. J’aurais pu multiplier les références et les citations ; il n’y a
aucune focalisation particulière sur cette chercheuse. Simplement j’ai lu
son livre avec soin dans le cadre d’un article sur le féminisme islamique
décolonial (à paraître ).
32. Même si, dans le cas par exemple de la Palestine, on pourrait faire
un mauvais jeu de mot et dire qu’il s’agit plutôt de l’Est dans la mesure où
le soutien du KGB semble confirmé à l’époque de la guerre froide (https://
www.wsj.com/articles/SB106419296113226300 et https://fr.gatestoneins-
titute.org/9191/sovietiques-palestiniens).
33. Sur la différence des deux, voir Luis Martínez Andrade, Religion
sans rédemption. Contradictions sociales et rêves éveillés en Amérique
latine, Paris, Van Dieren, 2015, chapitre 4.

Livre 1.indb 77 07/11/2018 11:10:13


78 LES TEMPS MODERNES

1492, À L’ORIGINE DE L’ORIENTALISME

Il convient de s’arrêter un moment ici sur la pensée décolo-


niale, non seulement parce qu’elle suscite l’adhésion de penseurs
musulmans 34, mais encore parce que, comme le notait Ella
Shohat35, certains de ses auteurs

ont élaboré l’analogie triangulaire en termes de liens discur-


sifs et historiques entre « les deux 1492 », c’est-à-dire, les expul-
sions des juifs et des musulmans d’al-Andalus d’une part, et la
prétendue « découverte de l’Amérique » de l’autre. Selon cette
analogie, les images diaboliques d’Ibérie et les « tropes de purifi-
cation du sang » concernant les juifs et les musulmans « ont
voyagé » jusqu’aux Amériques et se sont appliquées aux peuples
indigènes et afro-diasporiques. Ces publications ont critiqué la
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version contemporaine de l’orientalisme qui sépare « le juif » du
« musulman » dans la sphère publique, tout en critiquant le
découplage commun des « deux 1492 ». L’extension d’un appa-
reil idéologique prêt à l’emploi qui a traversé l’Atlantique doit
être vu comme le point de départ de l’orientalisme en Occident.
Eward Saïd fait remonter l’orientalisme à la période post-
Lumières de la fin du XVIIIe et du début du xixe siècle et des
grands empires européens. Quant à moi, je replace l’orientalisme
dans le contexte de la « découverte » de Christophe Colomb des
Amériques en 1492. Selon moi, l’orientalisme s’est constitué
dans les Amériques avant d’être appliqué au Moyen-Orient, dans
le cadre d’une relation historiquement triangulée entre le Moyen-
Orient, l’Europe et les Amériques (dans Taboo Memories,
Diasporic, j’ai qualifié Christophe Colomb de « premier orienta-
liste »). Les phobies et les stéréotypes ibériques préexistants sur

34. Et même des colloques et séminaires « tricontinentaux », dans


l’optique du dialogue Sud/Sud.
35. Voir son interview « New Texts Out Now : Evelyn Alsultany
and Ella Shohat, Between the Middle East and the Americas. The Cultural
Politics of Diaspora » (http://evelynalsultany.com/wp-content/
uploads/2014/06/Alsultany_Shohat_-Jadaliyya-Interview-20131.pdf,
consulté le 10 avril 2018), interview faisant suite à la sortie du volume
collectif éponyme (Evelyn Alsultany, Ella Shohat (éds.), Between the
Middle East and the Americas. The Cultural Politics of Diaspora, Ann
Arbor : The University of Michigan Press, 2013).

Livre 1.indb 78 07/11/2018 11:10:13


Théologie musulmane de la libération 79
les juifs et les musulmans ont été embarqués sur les bateaux en
direction des Amériques — dans une trajectoire à travers l’Atlan-
tique sépharade-mauresque — très longtemps avant l’acmé des
Empires britannique et français des derniers jours, et bien avant
l’émigration massive des peuples du Moyen-Orient vers les
Amériques. Dialoguant avec les penseurs de la colonialité et les
auteurs luso-tropicaux, ainsi qu’avec Saïd et les études postcolo-
niales, je signale ce que l’on pourrait appeler « l’inconscient
sépharade-mauresque des Amériques », proposant une nouvelle
manière de considérer l’orientalisme et l’occidentalisme.

L’histoire qui nous est racontée prend à rebrousse-poil le


« grand récit » et date le début de « l’époque patriarcale et capita-
liste » à partir de la découverte du Nouveau Monde, laquelle fon-
derait un racisme culturel à l’égard de l’islam et des Indiens. Peu
importe que cette histoire oblitère un certain nombre de faits,
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qu’elle soit une histoire écrite non par des historiens, mais par des
philosophes qui entendent renouveler la lecture marxiste.
Néanmoins elle est efficace et contribue à l’interprétation de
l’islam comme la religion de la libération qui vient accomplir les
promesses non tenues par la théologie de la libération catholique,
que d’aucuns décrivent comme vouée à l’échec pour des raisons
intrinsèques et consubstantielles au catholicisme36. À la rigueur, la
religiosité musulmane ne compte plus : devient musulman tout ce
qui libère des institutions « occidentales » prétendument démocra-
tiques et prétendument laïques.
L’écriture d’une théologie musulmane ou islamique de la libé-
ration articule des éléments essentiels de la théologie de la libéra-
tion catholique, mais sans les inscrire dans des luttes sociales
réelles ni dans un territoire37. Il n’existe à ma connaissance qu’un
seul article qui rapproche les deux théologies38, et seul l’ouvrage
de Dabashi, qui la décrit plus comme une promesse de révolution

36. Ces « raisons » (notamment le magistère de Rome) n’entrent pas


en ligne de compte pour la théologie de la libération protestante, mais je
n’ai jamais constaté cette dernière citée dans les références musulmanes.
37. Hamid Dabashi, op. cit., prend Malcolm X comme le héros de
cette théologie ou théodicée. Il décrit sa biographie, passant par la sortie
de Nation of islam.
38. Mehmet Ciftci, « Liberation Theology », art. cité.

Livre 1.indb 79 07/11/2018 11:10:13


80 LES TEMPS MODERNES

permanente sur la base de l’esprit chiite, pose, mais de façon non


systématique, des éléments de comparaison avec la théologie lati-
no-américaine39.
La théologie musulmane de la libération est un discours poly-
morphe. L’islam y est tour à tour présenté comme le socle de l’arabo-
islamité et comme « la religion de la nature » ou la religion de l’hu-
manité, sur la base d’une simplification essentielle de la définition
de Dieu réduit à la notion de tawhid — unité — enracinée dans l’ici
et maintenant comme tout messianisme non apocalyptique.
Le travail critique sur les textes est complexe à effectuer, dans
la mesure où les ouvrages sont rarement neutres axiomatiquement,
même quand ils ont des ambitions analytiques affirmées. L’article
de Mehmet Ciftci résume ainsi les positions communes des deux
théologies selon un angle théorique (et non pas sur le sol sociolo-
gique40) :
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Les théologies de la libération des deux traditions religieuses
cherchent d’abord à réinterpréter leurs traditions du point de vue
des opprimés ou des pauvres, et elles divisent donc leur propre
religion entre ce qui est ainsi et ce qui, au contraire, se tient du côté
des oppresseurs ou des riches ; deuxièmement, elles cherchent à
renforcer l’agentivité des opprimés, à donner plus d’importance à
l’action par rapport à la foi ou aux rituels et à exiger (souvent seu-
lement de façon implicite ou latente) une action millénariste
immédiate pour réaliser l’utopie dans le présent ; et troisièmement,
elles manifestent toutes deux un mépris pour les manières de
penser excessivement tournées vers l’au-delà.

Mais, comparant l’échec de la théologie de la libération catho-


lique et les promesses de la théologie de la libération musulmane,
il annonce le succès presque fatal de celle-ci. L’article, aussi pas-
sionnant que riche de ses nombreux biais, est ainsi performatif.
Il en va de même du livre d’Hamid Dabashi qui va bien plus loin
dans la proposition politique.

39. Hamid Dabashi, op. cit.


40. La différence la plus frappante assurément entre la théologie
catholique et musulmane de la libération, c’est le caractère mondialisé du
second discours (par opposition à l’enracinement dans les réalités latino-
américaines de la première).

Livre 1.indb 80 07/11/2018 11:10:13


Théologie musulmane de la libération 81

Un alter-discours

J’énumère ici quatre points qui permettent de mettre fin à l’idée


que l’islam discursif est radicalement « autre », mais réellement
« alter41 », dans le sens qu’Alexandre Moatti donne à l’alterscience :

Sous le terme d’alterscience, nous avons désigné, à la lumière


de l’histoire des sciences et des idées, diverses constructions
théorisées d’opposition virulente à la science contemporaine,
émanant le plus souvent de scientifiques ou de personnes de for-
mation scientifique42.

Les quatre points où le discours musulman opère le plus claire-


ment comme un alter-discours sont les suivants.
1) l’anthropologie islamique comme alter-anthropologie ;
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2) le féminisme islamique comme alter-féminisme ;
3) l’identité islamique comme alter-identité ;
4) l’économie islamique comme alter-économie sur la base
d’une nouvelle définition de l’idolâtrie.
L’ensemble discursif de cet islam — dont ce que nous appe-
lons souvent la religion (sotériologie, eschatologie, etc.) est écarté
dans ses termes traditionnels43 — partage effectivement des vues
importantes avec la théologie catholique de la libération. À ceci
près que ce sont des processus discursifs à l’œuvre essentiellement
dans l’université et dans de petites formations politiques, et

41. Sans développer le point particulier qu’il n’a jamais été vraiment
« autre », que ce soit selon son propre discours (le « sceau de la pro-
phétie », troisième religion abrahamique ou inclus dans les « trois religions
du Livre »), ou selon les analyses historico-critiques tant classiques (Ibn
Khaldoun) que contemporaines (l’islam comme religion de l’Antiquité tar-
dive, par exemple). L’islam, en effet, n’est pas un objet que l’on puisse
essentialiser.
42. Alexandre Moatti, « L’alterscience : analyse de ses invariants et
mise en relation épistémologique », in Sciences et pseudo-sciences. Regards
des sciences humaines (dir. Valéry Rasplus), éditions Matériologiques,
2014, pp. 93‑106.
43. Par exemple le monde d’ici où il faut agir concrètement pour que
les musulmans soient les acteurs de leur destin — agency — n’est jamais
appelé dounia « ici-bas ».

Livre 1.indb 81 07/11/2018 11:10:13


82 LES TEMPS MODERNES

exceptionnellement sur le terrain — rien n’existe qui ressemble à


ces pratiques populaires de l’Église des pauvres dans les commu-
nautés ecclésiales de base.
Dans ce sens, il confirme la définition de Talal Asad et se
détourne de l’incarnation qui caractérise la théologie catholique en
général et la théologie de la libération en particulier.
Nous revenons chaque fois à l’émergence de nouveaux acteurs,
qui revendiquent un rôle plus décisif que le savant strictement reli-
gieux dans le processus de diffusion mondiale de l’islam (quel que
soit le signifié de ce terme, entre théologie et anthropologie). Ces
acteurs partagent d’être situés au point de contact avec ce qui est
désigné — par les subaltern studies, les postcolonial studies, la
pensée décoloniale et l’anthropologie dite islamique, c’est-à-dire la
postérité d’Edward Saïd — comme le système de domination
moderne, ce produit de l’universalité où se réalise la « silencia-
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tion » (silencing) de l’épistémè musulmane analogue au « silencie-
ment » des Indiens, résultant d’une « politique du silence44 ».

du panarabisme au panislamisme

Cette position au contact, renvoyant à une épistémologie de la


frontière 45, fait de l’islam le dispositif par excellence permettant
d’exprimer les aspirations des musulmans opprimés, soit comme
individus, soit comme système de pensée, et de combattre en
connaissance de cause les aspects hégémoniques du système capi-
taliste moderne, système de domination de « l’Occident ». Telle
est la visée des nouveaux « réformistes » qui se placent dans la

44. Étudiée, cela est souvent occulté, par une linguiste brésilienne.
Voir Eni Pulcinelli-Orlandi, Les Formes du silence. Dans le mouvement
du sens, Paris, éd. des Cendres, 1996.
45. Voir par exemple Syed Mustafa Ali, « Towards an Islamic
Decoloniality », Interactive Magazine, 25 avril 2016, repris sur academia.
edu (http://www.academia.edu/27895213/Towards_an_Islamic_
Decoloniality), reprenant les concepts de Walter Mignolo (W. D. Mignolo
et M. V. Tlostanova, « Theorizing from the Borders : Shifting to Geo- and
Body-Politics of Knowledge », European Journal of Social Theory,
vol. 9, no 2, 2006, pp. 205‑221).

Livre 1.indb 82 07/11/2018 11:10:13


Théologie musulmane de la libération 83
continuité de ceux de la fin du xixe siècle46, à ceci près qu’ils sont
généralement installés dans des pays non musulmans et se
regroupent en minorité politiquement agissante, notamment via les
réseaux et par les institutions universitaires et revues, comme dans
le cas de l’anthropologie islamique étudiée par Silvia Montenegro.
Notons que le propos d’Asma Lamrabet47 pourrait, parce qu’elle
vit au Maroc, faire exception, même si elle est active aussi dans les
différents forums décoloniaux.
Le discours de la théologie de la libération est un discours apo-
logétique et parénétique qui, à la différence des Frères musulmans
et de l’Islam politique en général, avance les principes islamiques
libérés de la prison de l’interprétation « traditionnelle » comme
solution tout à la fois politique (notamment contre l’impérialisme),
économique (contre le capitalisme), éthique, et enfin comme solu-
tion culturelle, individuelle (permettre à chacun de s’exprimer)
autant que collective (expression des cultures écrasées). Mais, dans
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la mesure où cette libération par l’islam n’est pas encore actua-
lisée48, on revient toujours au discours appelant à la liquidation de
ce qui est présenté comme un « épistémicide » et un bâillonnement
(silencing), liquidation qui va de pair avec la fin de l’invisibilisa-
tion (revendication du voile).
Ce discours de la libération, utopique mais également perfor-
matif, œuvre comme une forme de témoignage — de dawah —
assez spécifique, partagé par des religieux et des non-religieux,
tel Mohammed Taleb, chez qui la référence à l’islam écarte toute
religiosité49, mais qui reprend les thèmes mobilisateurs « musul-
mans » ou des « marqueurs » comme la Palestine50. Dans ce cas,

46. Parfois aussi en rupture comme Dabashi qui prône, quant à lui,
une théodicée de la libération. Son livre qui se fonde sur la puissance libé-
ratoire de la théologie chiite mériterait un article à lui seul.
47. Voir son site (http://www.asma-lamrabet.com/).
48. Cf. Sylvie Taussig et Karim Ifrak, « Radicalisation(s) liée(s) à
l’islam. Les cas du Mouvement mondial mourabitouns et des Chiapas »,
Cahiers des Ifre, no 4, 2017, pp. 66‑74.
49. Voir « Écologie et spiritualité avec Mohammed Taled », France
Culture, 28 décembre 2014 (https://www.franceculture.fr/emissions/les-
racines-du-ciel/ecologie-et-spiritualite-avec-mohammed-taleb).
50. Cf. le compte rendu de son livre L’Écologie vue du Sud. Pour un
anticapitalisme éthique, culturel et spirituel (https://unpontlance.wixsite.
com/cathos-ecolos/mohammed-taleb-ecologie-vue-du-sud).

Livre 1.indb 83 07/11/2018 11:10:13


84 LES TEMPS MODERNES

il s’agit d’une certaine façon de réconcilier islam et Islam, de sur-


monter la séparation entre religion et civilisation, commode pour le
propos scientifique, mais parfois difficile à tenir quand l’incultura-
tion va si loin que la proposition religieuse se dissout. En réalité il
existe, au-delà de l’Islam politique, une sorte de reconfluence du
panarabisme et du panislamisme dans la convergence des discours
émancipateurs.

Quoiqu’il manifeste une dimension « métareligieuse 51 »,


l’islam ne devient pas une idéologie séculière : le métareligieux se
conjoint au religieux, et l’islam ne cesse pas de recouvrir des pra-
tiques rituelles, un système symbolique et un système de sens,
engageant une cosmologie, une eschatologie et une sotériologie.
L’islam excède la religion sans se réduire à une simple idéologie,
dans la mesure où, comme l’explique Talal Asad, il représente
l’ensemble de la tradition discursive revendiquée comme théo-
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logie.
En particulier, le discours islamique repose sur une casuistique
des rapports entre l’idéal et le réel, avec la question de savoir com-
ment vivre comme musulman dans un monde qui n’est pas idéal
(dounia). Étant donné que les musulmans vivent de moins en
moins dans un monde régulé par la charia, que la perte de la reli-
gion touche aussi les pays musulmans conjuguant différentes
sources de droit, la question de savoir comment articuler les exi-
gences de l’islam avec des pratiques profanes (celles de la culture
mondiale) devient, en outre, de plus en plus centrale et implique
une délimitation de ce qui est haram et halal (illicite et licite). On
peut donc dire en un sens, avec Florence Bergeaud-Blackler, que
l’invention du halal s’entend dans une logique capitaliste de seg-
mentation du marché 52, mais on peut également soutenir le
contraire, à savoir que la logique de l’extension du halal à des
domaines concernant le tourisme ou la cosmétique exprime la

51. Mark Lindley-Highfield of Ballumbie Castle, The Politics of


Religious Conversion. An exploration of conversion to Islam and Anglican
Christianity in Mexico, Dundee, Academic Publishing, 2015, p. 95
(https://pure.uhi.ac.uk/portal/files/2435790/17536882.pdf , consulté le
2 janvier 2018).
52. Florence Bergeaud-Blackler, Le Marché halal ou l'invention
d'une tradition, Paris, Le Seuil, 2017.

Livre 1.indb 84 07/11/2018 11:10:13


Théologie musulmane de la libération 85
restauration du partage du pur et de l’impur, aboli par l’histoire
christiano-centrique.

RELIGION OU MÉTARELIGION ?

Dans cette séquence métareligieuse, les appellations tradition-


nelles ont clairement un sens de réinvention de la tradition. La dis-
tinction de ces catégories est encore obscurcie par l’existence et les
crimes d’un islam djihadiste par rapport auquel deux opinions
dominantes se renvoient en miroir : soit ces crimes disent la quin-
tessence de l’islam, soit ils n’ont rien de musulman. Il en résulte un
état d’émotion ou d’excitation qui creuse de fausses alternatives et
rend aveugle à la question centrale de la signification mondialisée
de l’islam. Devant cette polarisation stérile qui a de surcroît des
traits performatifs périlleux (prophétie autoréalisatrice), l’enquête
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portant sur l’expansion de l’islam en Amérique latine permet d’ob-
server sous un nouveau jour les discours et les mobilisations musul-
manes. Dans ces pays, la dimension métareligieuse de l’islam est
saisissante et les prédications sont passionnantes à étudier, surtout
dans la façon dont elles mobilisent l’histoire, constituent une alter-
histoire ou suscitent une mémoire fabriquée 53. Mieux que n’im-
porte où ailleurs, on comprend ici à quel point la mondialisation et
la conflictualité politique qu’elle suscite mettent le même en face
du même.
L’islam entendu comme le lieu par excellence de libération
d’une parole est ainsi moins religion que métareligion, et c’est
comme métareligion que l’islam obtient la plupart des conversions
dans les Amériques, suivant les témoignages mêmes des convertis.
Au-delà de la référence implicite ou explicite à Talal Asad qui a
posé l’unité essentielle de la religion et de la politique dans la
sphère islamique, la théologie musulmane de la libération attribue
à l’islam (et à l’islam seul, accomplissant les promesses non tenues
par les deux autres religions abrahamiques ou par les idéologies
séculières comme le marxisme) la libération de tout esclavage,
réinterprétant la sortie d’Égypte. Cela paraît nettement dans le

53. Voir Sylvie Taussig, « Le mythe de l’islam précolombien :


acteurs, discours et enjeux », Les Cahiers de l’Orient, no 130, printemps
2018, pp. 167‑185.

Livre 1.indb 85 07/11/2018 11:10:13


86 LES TEMPS MODERNES

discours des convertis qui, la plupart du temps, récusent le terme


de conversion et lui préfèrent celui de reversion, soit retour à leur
vraie nature et à la vraie nature. Il est parfois difficile de connaître
les circonstances de leur découverte de l’islam, car ils expliquent
simplement qu’ils ont toujours été musulmans, des musulmans qui
s’ignoraient. Cependant ce discours doit nécessairement être
déconstruit, tout comme le discours de la libération ou de la véri-
table identité54.
Libération, empowerment, voilà ce qui, en Amérique latine,
donne à l’islam sa séduction fondamentale et paradoxale, difficile
à déchiffrer dans des pratiques peut-être plus codifiées que dans les
pays musulmans, en raison de l’ardeur des néophytes à compenser
leur non-arabité. En réalité, les prédicateurs rappellent sans relâche
à quel point le dogme est minimal, par opposition à l’intense com-
plexité du catholicisme encore dominant.
La conversion des Latino-Américains à l’islam est un thème
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important dans les Amériques et sans doute aussi pour les Latino-
Américains en Europe — sur ce point il n’y a pas d’études. Le tra-
vail de dénombrement est très difficile, même dans les pays où il y a
des statistiques sur la religion, dans la mesure où certains ont des
réticences à déclarer leur confession55 et où l’islam dit des mos-
quées n’est pas l’unique islam, loin de là. La mosquée y est entendue
comme ensemble cultuel et culturel, en fait comme base de dawa
— prédication. La dawa est peu-être le terme qui caractérise le
mieux cet islam latino-américain, dont le travail constant est de rap-
procher la « cause » des indigènes et celle des musulmans. La
théorie philosophique qui soutient en France le courant des
« Indigènes de la République » vient d’Amérique latine, elle est une
mutation du marxisme et de l’indigénisme. L’aller-retour théorique
et militant entre les continents est une réalité, palpable par exemple
dans les pages du Monde Diplomatique depuis quarante ans et
même dans la figure de Che Guevara56, sinon dans celle de Carlos.

54. Il n’est pas nécessaire de supposer ou pister les ramifications


fréristes du propos, même si les Frères musulmans sont puissants aux
États-Unis.
55. Entretien de Sylvie Taussig avec « Farrokh », Iranien, Oaxaca
(Mexique), juin 2017.
56. Notons que Jim Fitzpatrick, l’artiste-auteur de la transformation
d’une célèbre photo de Che Guevara, s’est récemment emparé de la figure

Livre 1.indb 86 07/11/2018 11:10:13


Théologie musulmane de la libération 87
Il s’engendre d’une alter-interprétation de la mondialisation, qui
aurait été inaugurée au xve siècle et suivrait les chemins de la traite
et de la conquête, pour raconter une autre histoire, celle des « vic-
times », une histoire dont les références doivent être étudiées de
près, car la lecture de l’islam qui est proposée est inculturée.

INCULTURATION DE L’ISLAM

Le terme d’inculturation appartient à la théologie catholique,


notamment jésuite, et définit l’effort que les évangélisateurs ont
fait pour adapter la religion chrétienne aux cultures locales 57.
L’islam transplanté auprès des Latino-Américains et des Caribéens
s’inculture en s’adaptant aux luttes politiques qui sont la véritable
culture par exemple des Afro-Américains, comme on le voit dans
le cas de la « Nation of islam ». L’islam oblige à réfléchir à la
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complexité de la culture mondiale et aux éléments mondialisés
qu’une religion doit revêtir si elle veut se diffuser. Les analyses
dessinent un caractère gnostique déterminant, qui éclaire les
concepts musulmans avancés dans le cadre de la prédication
— oumma, etc.—, concepts qui, contrairement à ce qu’on soutient
parfois, ne miment pas les organisations internationales (accusées
de faire la politique des puissants), mais se posent comme le véri-
table savoir enseveli sous l’imposture. Il paraît donc qu’il se déve-
loppe, dans cet Extrême-Occident qu’est l’Amérique latine, un
islam inculturé. Par le terme d’« inculturation », je ne veux pas
d’abord dire une œuvre islamisatrice qui emprunterait aux pra-
tiques et aux expériences religieuses locales pour rendre sa prédi-
cation plus convaincante58 — ce qu’il fait en partie par ailleurs. En

de la jeune Palestinienne Ahed Tamimi (http://www.theirishworld.com/


irish-che-guevara-artist-palestinian-wonder-woman/).
57. Voir Pierre Charles, s.j., « Missiologie et acculturation », Nouvelle
Revue théologique, no 75/1, 1953, pp. 15‑32 , repris dans Études missiolo-
giques, Museum Lessianum, Desclée de Brouwer, 1956.
58. Même s’il est de plus en plus fait référence à Jésus et à Marie
comme figures essentielles de la foi musulmane, dans le contexte latino-
américain et dans le contexte général. Par exemple, l’IERA a fait une
campagne, en 2018, offrant des tee-shirts disant « je suis musulman et
j’aime Jésus » (notamment au Honduras, mais aussi au Royaume-­Uni).

Livre 1.indb 87 07/11/2018 11:10:13


88 LES TEMPS MODERNES

revanche, je soutiens qu’en vue de la même fin il emprunte à la


culture globale actuelle, toute difficile qu’elle soit à définir (fondée
sur les droits de l’homme, consumériste, individualiste, féministe),
qui est politique et possède sa propre légitimité — et cela malgré
les affirmations de tous ceux qui attribuent les indubitables diffi-
cultés de l’heure présente à un individualisme mortifère et qui
vouent à un échec nécessaire une société dénoncée comme sans
spiritualité ou sans Dieu.
Ces affirmations sont idéologiques : d’une part, cela fait long-
temps que le grand récit de la modernité comme supplantation des
religions et spiritualités a été soumis à la critique et récusé ; d’autre
part, il existe d’autres formes de critique sur ce qui se passe
aujourd’hui, aux plans économique, social, culturel, écologique, etc.,
qui n’empruntent pas un chemin spirituel. Le discours musulman
inculturé est donc politique et militant — on le constate de façon
exemplaire avec les thèmes de Tariq Ramadan qui était, jusqu’il y a
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peu, une référence très présente sinon omniprésente dans les propos
des adeptes de la forme d’islam ici décrite : citoyenneté, droits de
l’homme font partie de l’autodéfinition de l’islam contemporain.

La notion d’« inculturation » me paraît tout aussi pertinente


que l’opposition de Robert Redfield (dans Peasant Society and
Culture, 1956) entre « petite » et « grande » tradition pour décrire
la manière dont des penseurs et/ou prédicateurs musulmans
agrègent à l’islam des éléments d’une culture non religieuse, et
cela à des fins prosélytes (ce qui le modifie en le contextualisant) :
le discours musulman inclut des traditions locales (par exemple le
hidjab), mais également des questions de modernisation, dévelop-
pement, nationalisme, en posant qu’il existe des formes de déve-
loppement (de justice sociale, de démocratie, d’écologie) propre-
ment islamiques 59. Les questions néanmoins excèdent celles qui
sont léguées en tant que telles par la tradition. Clifford Geertz
montre, en ce sens, comment le scripturalisme60 a permis de faire
place nette des institutions traditionnelles du savoir, accusées

59. Voir Ronald Lukens-Bull, A Peaceful Jihad. Negotiating Identity


and Modernity in Muslim Java, Springer, 2005
60. Scripturalisme : retour au Coran et à la sola scriptura contre les
sédiments de la tradition ; ce « retour » est prôné par les tenants de la théo-
logie musulmane de la libération.

Livre 1.indb 88 07/11/2018 11:10:13


Théologie musulmane de la libération 89
d’être responsables, par leur insuffisance f­oncière, de la supré-
matie contre-nature de l’Occident. Le scripturalisme a donc été
chargé non pas de régler des problèmes théologiques en tant que
tels, mais de traiter de la modernisation dans un cadre islamique61.
Libération, connaissance, résistance, féminisme, individu,
voilà qui sonne de façon particulièrement paradoxale au regard des
réalités musulmanes contemporaines les plus frappantes62. Mais il
faut l’analyser finement, par exemple dans les motivations des
conversions des Latino-Américains à l’islam qui, clairement expri-
mées, renvoient aux différents points que j’ai relatés : recherche de
la simplicité dans la foi, identification au « musulman » (c’est-
à-dire souvent au « Palestinien 63 »), retour à l’« identité » et au
concept de lutte dans la mesure où la quête de la conflictualité dis-
cursive est répétitive.
Puisque les variétés latino-américaines de l’islam ne présentent
pas les courants djihadistes et terroristes, les étudier permet de se
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concentrer sur l’islam « banal », ses discours et ses représentions,
et sa dimension fondamentale de contre-culture ou de lutte contre
l’Occident, présenté comme « l’autre » idéologique et politique,
comme l’incarnation de la colonialité du pouvoir.
Le travail comparatif est cependant indispensable. Cette utopie
qu’incarne aujourd’hui l’islam à la fois en Amérique latine et en
Occident, comme religion du rapport direct à Dieu, de la simplicité
théologique, de spiritualité mystique non élitiste, comme modèle
de société idéale, égalitaire, fraternelle, etc., et comme l’expérience
même de l’émancipation, doit être confrontée aux réalités isla-
miques contemporaines (et non pas celles du passé), organisées sur
le même discours. Un exemple éloquent en est fourni par les trans-
formations actuelles de la société marocaine progressivement isla-
misée, mais aussi dépendante des réalités de la prédication (organi-
sation, financement) et de la structuration des communautés
réelles.

61. Clifford Geertz, Islam Observed. Religious Development in


Morocco and Indonesia, New Haven-Londres, Yale University Press,
1968, p. 62 ; trad. fr. Observer l’islam. Changements religieux au Maroc
et en Indonésie, La Découverte, 1992.
62. L’expérience historique est quant à elle complexe et variée ; c’est
un continent.
63. Voir note 12.

Livre 1.indb 89 07/11/2018 11:10:13


90 LES TEMPS MODERNES

MAURES OU LATINOS ?

En fait le sentiment de ce que le « Maure, c’est nous » (« Soyons


maures », dit une célèbre invocation du Cubain José Marti en 1893,
au moment où le Rif se soulevait contre l’Espagne) est présent
chez les Latino-Américains des deux Amériques — et il est une
réalité historique double : l’Espagne et son héritage ; et l’identifi-
cation aux luttes nationales64. Cette identification aux luttes, invo-
quée notamment par Hishaam D. Aidi dont un article, en anglais et
en espagnol (« ¡ Seamos moros ! : Islam y conciencia racial en
Occidente » ou « Let Us Be Moors. Islam, Race and Connected
Histories »), se trouve sur de très nombreuses pages de la « marge »
ou de la « rébellion » après une publication dans un contexte uni-
versitaire 65, exige néanmoins un regard critique, tout comme le
discours politique et identitaire de la conversion.
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*

Pour conclure, je dirais qu’il est chaque jour plus inutile de


s’employer à dissocier islam et islamisme, autrement dit de décréter
ce que serait la « bonne religion musulmane » (non violente, spiri-
tuelle, etc.) par opposition à la mauvaise (et là on est déjà moins
précis : terroriste c’est sûr, mais sur la mobilisation politique on ne
tranche pas). On ne peut le faire sans adopter une position
­essentialiste qui détache une « religion » de ses interprétations et

64. Dans Crescent over Another Horizon : Islam in Latin America,


the Caribbean, and Latino USA (éds. María del Mar Logroño Narbona,
Paulo G. Pinto et John Tofik Karam), l’introduction rapproche explicite-
ment José Marti de Jamal al-Din al-Afghani dans la constitution d’une
umma comme une partie centrale du combat général contre l’impérialisme
européen (p. 5), citant Nikki R. Keddie, An Islamic Response to
Imperialism. Political and Religious Writings of Sayyid Jamal ad-Din
« al-Afghani » (1968 ; reprint, Berkeley, University of California Press,
1983 — livre que je n’ai pas lu).
65. Voir sur internet l’article en anglais (https://www.merip.org/mer/
mer229/let-us-be-moors ; il est décliné à http://planetgrenada.blogspot.
com/2005/05/let-us-be-moors.html ou http://elphilthmoor.blogspot.
com/2009_04_12_archive.html; en espagnol à http://desde-elmargen.net/
seamos-moros-islam-y-conciencia-racial-en-occidente/).

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Théologie musulmane de la libération 91
de ses manifestations. Sur ce terrain latino-américain qui permet de
mieux appréhender le terrain français, le paradoxe vient que l’adhé-
sion à l’islam (marginale assurément, mais constante) se fait sur des
bases aussi bien (ou plus) politiques que spirituelles ou théolo-
giques, alors que ce sont des sociétés très peu sécularisées, où
l’athéisme est rarement une option. Assurément, il y a un biais,
mais il est intéressant à étudier en tant que tel : les convertis sont
une majorité de femmes, et la plupart des enquêtes et entretiens
avec les intéressées assènent à l’envi qu’elles ont choisi l’islam
pour des raisons théologiques et politiques. Le motif social (désir de
distinction, voire de promotion sociale) n’est pas indiqué, pas plus
que le motif matrimonial, alors que ce dernier au moins apparaît
dans les propos des femmes qui, après avoir embrassé l’islam, en
sont sorties (un grand nombre, après une déception sentimentale).
Quant à la motivation sociale, elle découle de l’analyse des faits66.
Pourquoi une telle différence entre un discours d’en haut et un dis-
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cours d’en bas, réduit au silence ? En haut se trouve le discours
représentant les autorités religieuses dans une religion qui,
­théoriquement, n’est pas soumise à elles et qui met en évidence un
paradoxe bien énoncé par Jacob Rogozinski sur la « dimension pro-
testataire des religions : il s’agit à la fois de dispositifs d’assujettis-
sement et de dispositifs d’émancipation ; et l’islam n’y fait pas
exception67 ».

Travailler sur l’islam mondialisé oblige à s’interroger sur le


religieux musulman actuel : on a assurément, d’un côté, ce pur reli-
gieux, séparé de toute culture et coutume, de cet Islam avec un
grand I évoqué par Olivier Roy, mais, de l’autre, le contraire de ce
pur religieux, l’islam étant devenu le nom de la mobilisation poli-
tique par excellence. Et c’est ce grand écart qui est très difficile à
saisir par l’analyse, dans la mesure où — à qui regarde de près les
affirmations politiques — les théologiens opposent que « ce n’est
pas l’islam » en s’appuyant sur des textes, soit qu’ils refusent la

66. Voir Daniel Gutiérrez-Martínez et Cielo Janet Suárez Severino,


« Les Chamusulmanes de San Cristobal : appartenance ethnique ou
conversion religieuse », in Sylvie Taussig (dir.), Islam-Mexique-France.
Regards croisés (à paraître en 2019).
67. Jacob Rogozinski, Djihadisme : le retour du sacrifice, Paris,
Desclée de Brouwer, 2017, p. 99.

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92 LES TEMPS MODERNES

contextualisation, soit qu’ils la prônent. Les théologiens et les


savants qui invitent à contextualiser les premiers temps de l’islam,
et un certain nombre de versets, le font pour « purifier » le texte.
Cette optique n’est pas admissible pour un chercheur ; je me
contente de constater que l’islam dans le contexte de la culture
moderne est à la fois une pure quête religieuse (ici les tabligh
rejoignent les soufis) et un instrument de mobilisation politique,
les deux ne s’excluant pas. Le phénomène est polymorphe. Aussi
la mise en convergence de l’anthropologie et de la théologie, réa-
lisée par Talal Asad, est-elle si importante. La théologisation de
l’anthropologie ou sa scripturalisation permettent de définir l’islam
en dehors de ses contextes et de ses réalisations historiques réelles,
sauf celles qui sont estimées « bonnes68 », et d’accuser d’islamo-
phobie toute personne qui évoque par exemple les phénomènes de
violence terroriste, ou de brandir un « deux poids deux mesures »
en rappelant la traite et l’esclavage.
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L’islam en Amérique latine se diffuse comme une religion de
paix, sans la moindre référence au djihad et seulement à la dawa.
Sa diffusion, en des termes comparatistes, est d’autant plus pas-
sionnante que, en dehors de l’attentat de Buenos Aires (sur lequel
la lumière n’est pas faite entièrement), il n’y a jamais eu ici de
violence liée à l’islam. La crainte d’un islam violent est présentée
comme un produit d’importation de l’Euro-Amérique, et les États-
Unis sont l’objet à la fois de détestation (en raison de toutes leurs
formes d’ingérence, politique, militaire, économique, culturelle) et
de fascination (destination privilégiée de migration), ce qui rap-
pelle singulièrement la position de la France pour les Maghrébins.
L’histoire réelle et fantasmée de la musulmanité coloniale
devient une histoire bien plus réelle au xxe siècle. En effet, alors
que les populations venant du Levant à la fin du xixe siècle étaient

68. L’évaluation des réalisations se fait sur des critères qui sont
tantôt musulmans, tantôt non musulmans. Par exemple pour ce qui est de
la recherche scientifique dans l’Islam de la grande époque, en confondant
la civilisation et la religion (les sources de l’islam, le Coran et les hadiths
ne prônent pas la science, et tout au plus existe-t‑il une « médecine du
prophète » qui exerce comme « chaman ») : le critère est donc ici extra-
religieux ; dans d’autres cas, comme le féminisme islamique, la référence
est coranique.

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Théologie musulmane de la libération 93
marquées par un très fort communautarisme valant exclusion
mutuelle (intermariages impossibles notamment), le panarabisme a
apaisé les conflits. Le Président péruvien Juan Velasco, marxiste,
avait Nasser pour modèle et le rêve du non-alignement a profondé-
ment marqué le paysage idéologique et politique, si bien que les
pays arabes ont semblé être, avec l’aide de l’URSS, les champions
de la résistance contre l’impérialisme américain (auquel sont asso-
ciés plus ou moins les pays européens et surtout Israël). Il suffit de
lire le Monde Diplomatique depuis les années 1970 pour percevoir
l’identification entre les Palestiniens et les luttes indigènes. Quand
le panarabisme est devenu un panislamisme, les solidarités se sont
poursuivies, entraînant une certaine identification de la part des
intellectuels, militants et activistes69. Le processus d’identification
permettait d’être palestinien sans l’être — et d’une certaine façon
d’être musulman sans l’être. Toute une tradition universitaire,
fondée sur le refus de l’orientalisme (et de la réduction de l’islam à
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des questions « religieuses »), rallie nombre de penseurs de gauche,
tel cet intellectuel emblématique qu’est Enrique Dussel — lequel
est catholique d’origine, mais parfaitement « islamisé » au sens
d’Ismail al-Faruqi70. Pour eux, la religion reste synonyme d’obscu-
rantisme, mais ils accueillent volontiers l’islam comme une option
politique possible du monde contemporain.
Ainsi, en retour, l’islam comme mouvement politique opposi-
tionnel contribue-t‑il au revivalisme religieux. Quant à la « libéra-
tion », reste à savoir si l’on peut échapper à l’hégémonie occiden-
tale par un simple changement de concepts et si la notion
de « discours autonome » fait sens dans le contexte de la globalisa-
tion. N’est-ce pas conduire à une nouvelle impasse que d’imaginer
qu’il suffirait de changer les termes du discours pour transformer
les relations de pouvoir réelles ? On constate ainsi la même décon-
nexion idéaliste entre le projet de critique des formes capitalistes et
impérialistes de l’Occident et la proposition de l’islam comme

69. Ce sont les indigènes « conscientisés » qui sont allés dans le sens
de cette identification. Des « indigènes » born again si on peut dire, ou en
tout cas marqués par les luttes et les théorisations « euro-américaines ».
Ceux qui sont à l’écart des cercles du savoir et de l’idéologie n’ont pas de
conscience historique mondialisée.
70. Voir la vidéo avec Sirin Adlbi Sibai (https://www.youtube.com/
watch?v­=d3k4Yot0ykU).

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94 LES TEMPS MODERNES

solution, entre la valorisation des différences et la mise en place de


la vision du monde islamique.
Reste que, présenté comme la seule alternative radicale à l’hé-
gémonie de l’Occident, cet Islam, fruit de la rencontre entre la
théologie chrétienne de la libération et une relecture historique-
ment située du Coran — mais aussi des théories contemporaines de
la déconstruction (voire de Heidegger)71 —, séduit nombre d’intel-
lectuels, d’étudiants et de militants. Son développement récent
dans les sociétés latino-américaines pourrait bien préfigurer, dans
cet « Extrême-Occident » il est vrai plus ouvert à la prédication, le
profil à venir d’une Europe post­séculière.

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71. Voir Sylvie Taussig, « L’islam, “décolonisateur” du monde »,


art. cité.

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