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LIBÉRATION
Sylvie Taussig
© Gallimard | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.174.3)
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DE L’ISLAM POLITIQUE
À LA THÉOLOGIE MUSULMANE DE LA LIBÉRATION
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la libération de Tariq Ramadan : ils ne clament pas son innocence,
mais s’insurgent contre les conditions de sa rétention qui seraient
contraires aux droits de l’homme et relèveraient de l’« islamo-
phobie d’État ». Les droits de l’homme sont invoqués contre le
pays des droits de l’homme, qui les bafouerait s’agissant des
musulmans comme il le fit jadis avec les Juifs. La France décou-
vrait, au réveil, son système judiciaire attaqué par des personna-
lités réputées quoique peu connues en France1.
Pour un chercheur travaillant sur l’islam défini moins comme
une « religion » — concept dénoncé comme « euro-chrétien » —,
que comme une « tradition discursive » (selon l’expression de
Talal Asad), la plupart de ces noms ne sont pas surprenants : les
ouvrages des signataires de la pétition se réfèrent souvent à Tariq
Ramadan comme à un penseur appartenant à la mouvance d’Ed-
ward Saïd (critique de l’orientalisme), Talal Asad (post-sécularisme),
Anibal Quijano/ Walter Mignolo / Enrique Dussel (pensée décolo-
niale) et Amina Wadud (féminisme islamique). Tariq Ramadan
participe de la théologie musulmane de la libération, à savoir d’un
courant composé de penseurs extrêmement différents, mais réunis
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dent et le reste du monde (the West and the Rest). Cette opposition,
créée par les puissances dominantes, vaut « épistémicide », assas-
sinat de toutes formes de pensée, savoir, culture, vision du monde,
qui lui échapperaient. Pour les penseurs de cette mouvance, seul
l’islam comme théologie de la libération peut permettre de dépasser
le clivage West/Rest. En effet l’islam, parce qu’il est « unité »
(tawhid), théorise et consacre l’unité, par exemple de l’anthropo-
logie et de la religion, de la politique et de la religion. Outre la
colonisation politique, il a une expérience de colonisation intellec-
tuelle et spirituelle, tout en recelant des signifiants révolutionnaires
qui peuvent être désincarcérés. Il en résulte un style particulier qui
réalise la fusion de l’académique et de l’idéologique et justifie
notamment la pétition en faveur de Tariq Ramadan.
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Autrement dit, ce qui se présente de nos jours comme l’islam n’est
pas une entité sui generis, mais le produit de la représentation du
monde que l’Occident a imposée par la colonisation et l’impéria-
lisme capitaliste. C’est seulement dans le cadre de cette représenta-
tion, théorisée par des islamologues comme Bernard Lewis, que
l’islam s’est trouvé dans une situation oppositionnelle par rapport à
l’Occident (comme incapable de démocratie, incapable de science,
et comme obscurantisme en général). L’islam des penseurs que
j’évoque ici est en quelque sorte un « trans-islam », un discours qui
prône l’indissociabilité de la théologie et de la politique (mais qui
n’est du coup ni théologique ni politique et non lié à une orthopraxie
islamique) et qui réfute l’opposition créée, à des fins de domination,
par l’Occident entre lui et le reste du monde, et en particulier l’islam.
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plutôt un discours qui veut dépasser une opposition suspecte d’être
construite par les savants « occidentaux » au service des intérêts
« occidentaux »). Citons par exemple Abdennur Prado, chef de file
des musulmans critiques-progressistes catalans, fondateur de la
Junta islámica, acteur éminent du dialogue interreligieux, inlas-
sable promoteur de l’ouverture de l’herméneutique islamique et du
féminisme islamique, conservateur du musée Roger Garaudy de
Cordoue, et auteur d’un documentaire (2017) sur ce dernier (El
legado vivo de Roger Garaudy 6), pour qui « la TLI (pour ILT,
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explique le mépris qu’il reçoit dans les médias occidentaux8.
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même matrice, à savoir l’accusation portée contre l’Occident
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L’islam est ainsi devenu pour des intellectuels qui ont ou n’ont
pas de pratique religieuse le nom d’une opposition neuve à l’Occi-
dent17, de même que l’anthropologie islamique est le nom de la libéra-
tion face à l’impérialisme culturel de l’Occident sur le monde — dont
le monde musulman —, impérialisme présenté comme un « épistémi-
cide18 ». L’islam défini comme un processus de « libération » se
retrouve dès lors dans des courants théologiques extrêmement
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pensée islamique.
Une universitaire espagnole, Sirin Adlbi Sibai, donne quant à
elle une définition de l’islam qui ne mentionne ni Dieu ni ses attri-
buts, ni le rite ni le Messager, mais le pose comme « une manière
d’être, de se situer, de savoir, de connaître, de ressentir et de faire
des liens dans/avec l’existence, avec la réalité et la nature. L’islam,
poursuit-elle,
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façon dont des prédicateurs non oulémas attaquent les régimes
musulmans et l’islam hérité ; et une dimension messianique21 qui se
retrouve en particulier dans la théologie islamique de la libération.
UN NOUVEAU PROPHÉTISME
20. (http://elgorilarojo.org/news/entrevista-a-sirin-adlbi-sibai-
hacia-un-pensamiento-islamico-decolonial/, novembre 2016, consulté le
30 juillet 2018).
21. Voir l’article d’Hicham Abdel Gawad, « Étude transdogma-
tique : déconstruction du messianisme en islam » (https://uclouvain.aca-
demia.edu/HichamABDELGAWAD, consulté le 4 mai 2018).
22. (https://rlp.hds.harvard.edu/faq/sufism-syriati). Sur le néosou-
fisme, voir Lloyd Ridgeon (éd.), Sufis and Salafis in the Contemporary
Age, Londres/New Delhi/New York/Sydney, Bloomsbury, 2015.
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La dimension prophétique revient à susciter des voix en dehors
des sentiers classiques, par exemple des voix universitaires, et par-
fois des voix non musulmanes, comme celle d’Edward Saïd dont la
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mique. C’est pour explorer les spécificités d’un islam « occi-
dental27 » que j’ai décidé de partir en mission longue en Amérique
latine (Mexique puis Pérou), dans le cadre d’un travail de terrain
d’abord à visée comparatiste.
un islam « occidental » ?
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décoloniale qui, elle, vise à compléter le marxisme. La pensée
décoloniale islamique opère donc, entre théologie et philosophie,
la synthèse qui n’avait pas été réalisée par les penseurs de culture
chrétienne entre philosophie de la libération, soit la matrice de la
pensée décoloniale, et théologie de la libération33.
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version contemporaine de l’orientalisme qui sépare « le juif » du
« musulman » dans la sphère publique, tout en critiquant le
découplage commun des « deux 1492 ». L’extension d’un appa-
reil idéologique prêt à l’emploi qui a traversé l’Atlantique doit
être vu comme le point de départ de l’orientalisme en Occident.
Eward Saïd fait remonter l’orientalisme à la période post-
Lumières de la fin du XVIIIe et du début du xixe siècle et des
grands empires européens. Quant à moi, je replace l’orientalisme
dans le contexte de la « découverte » de Christophe Colomb des
Amériques en 1492. Selon moi, l’orientalisme s’est constitué
dans les Amériques avant d’être appliqué au Moyen-Orient, dans
le cadre d’une relation historiquement triangulée entre le Moyen-
Orient, l’Europe et les Amériques (dans Taboo Memories,
Diasporic, j’ai qualifié Christophe Colomb de « premier orienta-
liste »). Les phobies et les stéréotypes ibériques préexistants sur
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qu’elle soit une histoire écrite non par des historiens, mais par des
philosophes qui entendent renouveler la lecture marxiste.
Néanmoins elle est efficace et contribue à l’interprétation de
l’islam comme la religion de la libération qui vient accomplir les
promesses non tenues par la théologie de la libération catholique,
que d’aucuns décrivent comme vouée à l’échec pour des raisons
intrinsèques et consubstantielles au catholicisme36. À la rigueur, la
religiosité musulmane ne compte plus : devient musulman tout ce
qui libère des institutions « occidentales » prétendument démocra-
tiques et prétendument laïques.
L’écriture d’une théologie musulmane ou islamique de la libé-
ration articule des éléments essentiels de la théologie de la libéra-
tion catholique, mais sans les inscrire dans des luttes sociales
réelles ni dans un territoire37. Il n’existe à ma connaissance qu’un
seul article qui rapproche les deux théologies38, et seul l’ouvrage
de Dabashi, qui la décrit plus comme une promesse de révolution
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Les théologies de la libération des deux traditions religieuses
cherchent d’abord à réinterpréter leurs traditions du point de vue
des opprimés ou des pauvres, et elles divisent donc leur propre
religion entre ce qui est ainsi et ce qui, au contraire, se tient du côté
des oppresseurs ou des riches ; deuxièmement, elles cherchent à
renforcer l’agentivité des opprimés, à donner plus d’importance à
l’action par rapport à la foi ou aux rituels et à exiger (souvent seu-
lement de façon implicite ou latente) une action millénariste
immédiate pour réaliser l’utopie dans le présent ; et troisièmement,
elles manifestent toutes deux un mépris pour les manières de
penser excessivement tournées vers l’au-delà.
Un alter-discours
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2) le féminisme islamique comme alter-féminisme ;
3) l’identité islamique comme alter-identité ;
4) l’économie islamique comme alter-économie sur la base
d’une nouvelle définition de l’idolâtrie.
L’ensemble discursif de cet islam — dont ce que nous appe-
lons souvent la religion (sotériologie, eschatologie, etc.) est écarté
dans ses termes traditionnels43 — partage effectivement des vues
importantes avec la théologie catholique de la libération. À ceci
près que ce sont des processus discursifs à l’œuvre essentiellement
dans l’université et dans de petites formations politiques, et
41. Sans développer le point particulier qu’il n’a jamais été vraiment
« autre », que ce soit selon son propre discours (le « sceau de la pro-
phétie », troisième religion abrahamique ou inclus dans les « trois religions
du Livre »), ou selon les analyses historico-critiques tant classiques (Ibn
Khaldoun) que contemporaines (l’islam comme religion de l’Antiquité tar-
dive, par exemple). L’islam, en effet, n’est pas un objet que l’on puisse
essentialiser.
42. Alexandre Moatti, « L’alterscience : analyse de ses invariants et
mise en relation épistémologique », in Sciences et pseudo-sciences. Regards
des sciences humaines (dir. Valéry Rasplus), éditions Matériologiques,
2014, pp. 93‑106.
43. Par exemple le monde d’ici où il faut agir concrètement pour que
les musulmans soient les acteurs de leur destin — agency — n’est jamais
appelé dounia « ici-bas ».
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tion » (silencing) de l’épistémè musulmane analogue au « silencie-
ment » des Indiens, résultant d’une « politique du silence44 ».
du panarabisme au panislamisme
44. Étudiée, cela est souvent occulté, par une linguiste brésilienne.
Voir Eni Pulcinelli-Orlandi, Les Formes du silence. Dans le mouvement
du sens, Paris, éd. des Cendres, 1996.
45. Voir par exemple Syed Mustafa Ali, « Towards an Islamic
Decoloniality », Interactive Magazine, 25 avril 2016, repris sur academia.
edu (http://www.academia.edu/27895213/Towards_an_Islamic_
Decoloniality), reprenant les concepts de Walter Mignolo (W. D. Mignolo
et M. V. Tlostanova, « Theorizing from the Borders : Shifting to Geo- and
Body-Politics of Knowledge », European Journal of Social Theory,
vol. 9, no 2, 2006, pp. 205‑221).
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la mesure où cette libération par l’islam n’est pas encore actua-
lisée48, on revient toujours au discours appelant à la liquidation de
ce qui est présenté comme un « épistémicide » et un bâillonnement
(silencing), liquidation qui va de pair avec la fin de l’invisibilisa-
tion (revendication du voile).
Ce discours de la libération, utopique mais également perfor-
matif, œuvre comme une forme de témoignage — de dawah —
assez spécifique, partagé par des religieux et des non-religieux,
tel Mohammed Taleb, chez qui la référence à l’islam écarte toute
religiosité49, mais qui reprend les thèmes mobilisateurs « musul-
mans » ou des « marqueurs » comme la Palestine50. Dans ce cas,
46. Parfois aussi en rupture comme Dabashi qui prône, quant à lui,
une théodicée de la libération. Son livre qui se fonde sur la puissance libé-
ratoire de la théologie chiite mériterait un article à lui seul.
47. Voir son site (http://www.asma-lamrabet.com/).
48. Cf. Sylvie Taussig et Karim Ifrak, « Radicalisation(s) liée(s) à
l’islam. Les cas du Mouvement mondial mourabitouns et des Chiapas »,
Cahiers des Ifre, no 4, 2017, pp. 66‑74.
49. Voir « Écologie et spiritualité avec Mohammed Taled », France
Culture, 28 décembre 2014 (https://www.franceculture.fr/emissions/les-
racines-du-ciel/ecologie-et-spiritualite-avec-mohammed-taleb).
50. Cf. le compte rendu de son livre L’Écologie vue du Sud. Pour un
anticapitalisme éthique, culturel et spirituel (https://unpontlance.wixsite.
com/cathos-ecolos/mohammed-taleb-ecologie-vue-du-sud).
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logie.
En particulier, le discours islamique repose sur une casuistique
des rapports entre l’idéal et le réel, avec la question de savoir com-
ment vivre comme musulman dans un monde qui n’est pas idéal
(dounia). Étant donné que les musulmans vivent de moins en
moins dans un monde régulé par la charia, que la perte de la reli-
gion touche aussi les pays musulmans conjuguant différentes
sources de droit, la question de savoir comment articuler les exi-
gences de l’islam avec des pratiques profanes (celles de la culture
mondiale) devient, en outre, de plus en plus centrale et implique
une délimitation de ce qui est haram et halal (illicite et licite). On
peut donc dire en un sens, avec Florence Bergeaud-Blackler, que
l’invention du halal s’entend dans une logique capitaliste de seg-
mentation du marché 52, mais on peut également soutenir le
contraire, à savoir que la logique de l’extension du halal à des
domaines concernant le tourisme ou la cosmétique exprime la
RELIGION OU MÉTARELIGION ?
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portant sur l’expansion de l’islam en Amérique latine permet d’ob-
server sous un nouveau jour les discours et les mobilisations musul-
manes. Dans ces pays, la dimension métareligieuse de l’islam est
saisissante et les prédications sont passionnantes à étudier, surtout
dans la façon dont elles mobilisent l’histoire, constituent une alter-
histoire ou suscitent une mémoire fabriquée 53. Mieux que n’im-
porte où ailleurs, on comprend ici à quel point la mondialisation et
la conflictualité politique qu’elle suscite mettent le même en face
du même.
L’islam entendu comme le lieu par excellence de libération
d’une parole est ainsi moins religion que métareligion, et c’est
comme métareligion que l’islam obtient la plupart des conversions
dans les Amériques, suivant les témoignages mêmes des convertis.
Au-delà de la référence implicite ou explicite à Talal Asad qui a
posé l’unité essentielle de la religion et de la politique dans la
sphère islamique, la théologie musulmane de la libération attribue
à l’islam (et à l’islam seul, accomplissant les promesses non tenues
par les deux autres religions abrahamiques ou par les idéologies
séculières comme le marxisme) la libération de tout esclavage,
réinterprétant la sortie d’Égypte. Cela paraît nettement dans le
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important dans les Amériques et sans doute aussi pour les Latino-
Américains en Europe — sur ce point il n’y a pas d’études. Le tra-
vail de dénombrement est très difficile, même dans les pays où il y a
des statistiques sur la religion, dans la mesure où certains ont des
réticences à déclarer leur confession55 et où l’islam dit des mos-
quées n’est pas l’unique islam, loin de là. La mosquée y est entendue
comme ensemble cultuel et culturel, en fait comme base de dawa
— prédication. La dawa est peu-être le terme qui caractérise le
mieux cet islam latino-américain, dont le travail constant est de rap-
procher la « cause » des indigènes et celle des musulmans. La
théorie philosophique qui soutient en France le courant des
« Indigènes de la République » vient d’Amérique latine, elle est une
mutation du marxisme et de l’indigénisme. L’aller-retour théorique
et militant entre les continents est une réalité, palpable par exemple
dans les pages du Monde Diplomatique depuis quarante ans et
même dans la figure de Che Guevara56, sinon dans celle de Carlos.
INCULTURATION DE L’ISLAM
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complexité de la culture mondiale et aux éléments mondialisés
qu’une religion doit revêtir si elle veut se diffuser. Les analyses
dessinent un caractère gnostique déterminant, qui éclaire les
concepts musulmans avancés dans le cadre de la prédication
— oumma, etc.—, concepts qui, contrairement à ce qu’on soutient
parfois, ne miment pas les organisations internationales (accusées
de faire la politique des puissants), mais se posent comme le véri-
table savoir enseveli sous l’imposture. Il paraît donc qu’il se déve-
loppe, dans cet Extrême-Occident qu’est l’Amérique latine, un
islam inculturé. Par le terme d’« inculturation », je ne veux pas
d’abord dire une œuvre islamisatrice qui emprunterait aux pra-
tiques et aux expériences religieuses locales pour rendre sa prédi-
cation plus convaincante58 — ce qu’il fait en partie par ailleurs. En
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peu, une référence très présente sinon omniprésente dans les propos
des adeptes de la forme d’islam ici décrite : citoyenneté, droits de
l’homme font partie de l’autodéfinition de l’islam contemporain.
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concentrer sur l’islam « banal », ses discours et ses représentions,
et sa dimension fondamentale de contre-culture ou de lutte contre
l’Occident, présenté comme « l’autre » idéologique et politique,
comme l’incarnation de la colonialité du pouvoir.
Le travail comparatif est cependant indispensable. Cette utopie
qu’incarne aujourd’hui l’islam à la fois en Amérique latine et en
Occident, comme religion du rapport direct à Dieu, de la simplicité
théologique, de spiritualité mystique non élitiste, comme modèle
de société idéale, égalitaire, fraternelle, etc., et comme l’expérience
même de l’émancipation, doit être confrontée aux réalités isla-
miques contemporaines (et non pas celles du passé), organisées sur
le même discours. Un exemple éloquent en est fourni par les trans-
formations actuelles de la société marocaine progressivement isla-
misée, mais aussi dépendante des réalités de la prédication (organi-
sation, financement) et de la structuration des communautés
réelles.
MAURES OU LATINOS ?
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cours d’en bas, réduit au silence ? En haut se trouve le discours
représentant les autorités religieuses dans une religion qui,
théoriquement, n’est pas soumise à elles et qui met en évidence un
paradoxe bien énoncé par Jacob Rogozinski sur la « dimension pro-
testataire des religions : il s’agit à la fois de dispositifs d’assujettis-
sement et de dispositifs d’émancipation ; et l’islam n’y fait pas
exception67 ».
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L’islam en Amérique latine se diffuse comme une religion de
paix, sans la moindre référence au djihad et seulement à la dawa.
Sa diffusion, en des termes comparatistes, est d’autant plus pas-
sionnante que, en dehors de l’attentat de Buenos Aires (sur lequel
la lumière n’est pas faite entièrement), il n’y a jamais eu ici de
violence liée à l’islam. La crainte d’un islam violent est présentée
comme un produit d’importation de l’Euro-Amérique, et les États-
Unis sont l’objet à la fois de détestation (en raison de toutes leurs
formes d’ingérence, politique, militaire, économique, culturelle) et
de fascination (destination privilégiée de migration), ce qui rap-
pelle singulièrement la position de la France pour les Maghrébins.
L’histoire réelle et fantasmée de la musulmanité coloniale
devient une histoire bien plus réelle au xxe siècle. En effet, alors
que les populations venant du Levant à la fin du xixe siècle étaient
68. L’évaluation des réalisations se fait sur des critères qui sont
tantôt musulmans, tantôt non musulmans. Par exemple pour ce qui est de
la recherche scientifique dans l’Islam de la grande époque, en confondant
la civilisation et la religion (les sources de l’islam, le Coran et les hadiths
ne prônent pas la science, et tout au plus existe-t‑il une « médecine du
prophète » qui exerce comme « chaman ») : le critère est donc ici extra-
religieux ; dans d’autres cas, comme le féminisme islamique, la référence
est coranique.
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des questions « religieuses »), rallie nombre de penseurs de gauche,
tel cet intellectuel emblématique qu’est Enrique Dussel — lequel
est catholique d’origine, mais parfaitement « islamisé » au sens
d’Ismail al-Faruqi70. Pour eux, la religion reste synonyme d’obscu-
rantisme, mais ils accueillent volontiers l’islam comme une option
politique possible du monde contemporain.
Ainsi, en retour, l’islam comme mouvement politique opposi-
tionnel contribue-t‑il au revivalisme religieux. Quant à la « libéra-
tion », reste à savoir si l’on peut échapper à l’hégémonie occiden-
tale par un simple changement de concepts et si la notion
de « discours autonome » fait sens dans le contexte de la globalisa-
tion. N’est-ce pas conduire à une nouvelle impasse que d’imaginer
qu’il suffirait de changer les termes du discours pour transformer
les relations de pouvoir réelles ? On constate ainsi la même décon-
nexion idéaliste entre le projet de critique des formes capitalistes et
impérialistes de l’Occident et la proposition de l’islam comme
69. Ce sont les indigènes « conscientisés » qui sont allés dans le sens
de cette identification. Des « indigènes » born again si on peut dire, ou en
tout cas marqués par les luttes et les théorisations « euro-américaines ».
Ceux qui sont à l’écart des cercles du savoir et de l’idéologie n’ont pas de
conscience historique mondialisée.
70. Voir la vidéo avec Sirin Adlbi Sibai (https://www.youtube.com/
watch?v=d3k4Yot0ykU).
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