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Racialisation
Racialisation
Suzie Telep
© Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 28/09/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
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Éditions de la Maison des sciences de l'homme | « Langage et société »
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Suzie Telep
Université de Paris
suzielaetitia@hotmail.fr
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grâce aux travaux de Stuart Hall. Aux États-Unis, ce sont les travaux
de Michael Omi et Howard Winant qui en ont fait un concept cen-
tral dans les champs des American Studies et des Cultural Studies. Dans
les domaines de la sociolinguistique et de l’anthropologie linguistique
nord-américaine, à la suite des travaux pionniers de Labov sur le verna-
culaire des Noirs américains, les travaux sur les rapports de race se sont
développés depuis la fin des années 1990 au sein des courants de la Black
Linguistics et de la Raciolinguistics (Delphino & Kosse, 2020, Rosa &
Flores, 2017, Alim, Rickford & Ball, 2016), ou encore dans les travaux
de chercheur·e·s comme Marcyliena Morgan.
L’usage de la catégorie de race comme construction socio-politique
dans les sciences sociales aux États-Unis est plus ancien que celui de
racialisation. Cela s’explique d’abord par l’emploi de cette catégorie dans
l’action publique dès la fin du xixe siècle, lorsque la Constitution amé-
ricaine a favorisé le développement de classifications raciales à des fins
de recensement de la population, et jusqu’à aujourd’hui avec les poli-
tiques publiques d’affirmative action (« discrimination positive ») qui se
basent également sur des catégorisations raciales pour pallier la sous-re-
présentation des membres de groupes racisés ou ethnicisés dans certains
domaines de la société américaine. Mais le recours au concept de race
dans les sciences sociales états-uniennes s’est surtout répandu à la suite des
luttes politiques antiracistes de groupes minoritaires, organisées autour
du mouvement pour les droits civiques de 1945 à la fin des années 1960
(Black Panthers, Chicano Movement, American Indian Movement). Ce
mouvement a permis aux minorités de dénoncer le racisme de la société
américaine, tout en intégrant à l’analyse des rapports de race la prise en
compte d’autres formes de domination relevant de la classe, du genre,
de la sexualité ou du handicap, au sein de courants de pensée tels que
le Black Feminism (Angela Davis, Audre Lorde, bell hooks, Patricia Hill
Collins) et le courant intersectionnel qui émerge à la fin des années 1980
dans le domaine du droit (Kimberlé Crenshaw).
En France, contrairement à la longue histoire de recherches sur les Race
Relations et le racisme qui s’étend sur cinq décennies en Grande-Bretagne
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et sur plus d’un siècle aux États-Unis, les travaux sur les rapports de race
ont longtemps été peu nombreux. Ce constat s’explique en partie en
raison du principe de colorblindness, l’un des fondements de l’univer-
salisme républicain, en vertu duquel l’État français doit assurer l’égalité
juridique de tous ses citoyens sans distinction de race, de sexe ou de
religion. Ce principe interdit toute référence à la catégorie de race par les
pouvoirs publics en France, comme en témoigne en 2018 la suppression
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de ce mot de la Constitution de 1958. Pourtant, dès les années 1970, la
sociologue Colette Guillaumin a théorisé les rapports de race en France
dans son ouvrage pionnier L’idéologie raciste (1972). Elle y définit cette
dernière comme une construction sémiotique, soit une « forme biolo-
gique utilisée comme SIGNE » (Guillaumin, 1972, p. 3), et forge le
concept de racisation pour désigner le processus par lequel les membres
du groupe dominant (les « racisants ») définissent les membres d’un
groupe dominé (les « racisés ») comme constituant une race différente.
Les concepts de race, de racisation et de racialisation ont ensuite été repris
et davantage théorisés dans plusieurs travaux en sciences sociales, tels
que ceux d’Éric et de Didier Fassin, ou encore ceux de Pap Ndiaye sur
la « condition noire » en France. Toutefois, de nombreux chercheur.e.s
utilisent encore fréquemment les catégories d’« ethnicité » et d’« ethni-
cisation » pour parler de la racialisation de manière euphémisée, ce qui
peut contribuer à invisibiliser les rapports de domination ainsi décrits.
Dans le domaine des sciences du langage, la linguistique comparée
en France et en Europe a pris en compte la question de la race dans les
débats sur la corrélation entre races humaines et groupes linguistiques,
de la fin du xviiie siècle à la fin du xixe siècle. Un lien direct est établi
entre la hiérarchie des langues et la hiérarchie des races, et cette essen-
tialisation de la race a fortement imprégné les travaux des linguistes
jusque dans la première moitié du xxe siècle. Toutefois, dans les années
1960-1970, plusieurs études en analyse du discours et en sociologie du
langage se développent en France sur les formes lexicales et discursives
du racisme, ou discutent l’emploi du mot race dans la Constitution fran-
çaise et dans les discours politiques et médiatiques, dans une perspective
critique et antiraciste.
Si les recherches sur la racialisation se développent de plus en plus
dans les sciences sociales en France depuis ces quinze dernières années,
elles restent encore marginales et controversées, du fait de la polémique
persistante autour de l’usage du mot race et de ses dérivés. Pourtant, le
concept de racialisation, parce qu’il met l’accent sur un processus, per-
met de dénaturaliser la catégorie de race en explicitant les mécanismes
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sociologiques qui la font exister dans les pratiques sociales des individus
et des institutions et qui produisent le racisme. Dans le domaine de la
sociolinguistique française et francophone rares sont les travaux existants
à ce jour qui explorent les processus de racialisation par le langage (voir
toutefois Telep, 2019). Intégrer davantage l’étude de la racialisation per-
met de mettre en lumière le rôle central du langage dans ce processus
sociologique. En effet, le langage fait exister la race en tant que réalité
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socio-politique non seulement à travers les catégories et les discours racia-
lisants qui hiérarchisent des individus et des groupes sociaux, mais aussi
à travers les multiples formes de racialisation des pratiques langagières
ordinaires. En examinant la production de ces pratiques langagières et
discursives au sein de leur contexte social, il est donc possible de décrire
les mécanismes sociolinguistiques qui perpétuent les hiérarchies raciales.
Dans une perspective intersectionnelle, un dialogue fructueux pourrait
s’instaurer avec les recherches linguistiques sur le genre.
Références bibliographiques