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Abensour
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Chapitre 13
Le chef contre la division ?
Martin Breaugh
452 Jean-Claude Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris,
Seuil, 2012, p. 16. À moins d’indication contraire, les italiques sont de l’auteur.
453 Claude Lefort, « Aperçu d’un itinéraire. Entretien avec Pierre Rosanvallon et Patrick
Viveret (1978) », Le temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 348.
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ne pas être dominé du peuple, le grand nombre. Le social est travaillé par un
conflit des désirs qui est « ineffaçable454 » et salutaire pour la liberté. Pour
Lefort, un régime est libre dans la mesure où l’opposition entre les désirs
peut s’exprimer ouvertement. Inversement, la domination s’installe dans les
régimes qui cherchent à refouler la division. Cette thèse forte sur l’être du
social conduit, une fois admise, à une compréhension renouvelée de la chose
publique, ainsi que le montre Abensour, puisque la division originaire du
social s’affirme comme un principe d’intelligibilité politique dans la mesure
où l’on peut statuer sur le caractère libre ou non d’un régime à l’aune du sort
qu’il réserve à la division455. Prendre au sérieux l’idée de la division
originaire du social implique donc de comprendre quel traitement les
institutions politiques font de la division. Voilà ce qui oblige à un examen
des rapports entre l’institution politique de la chefferie et la division sociale
puisque, pour Abensour, le dévoilement au grand jour de la division sociale
est la condition de possibilité de l’émancipation.
454 Claude Lefort, « Pensée politique et Histoire. Entretien avec Pierre Pachet, Claude
Mouchard, Claude Habib, Pierre Manent », Le temps présent. Écrits 1945-2005, op. cit., p.
853.
455 Miguel Abensour, « "Démocratie sauvage" et "principe d’anarchie" », Les cahiers de
philosophie, n°18, 1994, p. 128.
456 Pierre Clastres, La société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris,
Minuit, 1974, p. 7.
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sociétés politiques, mais de se pencher sur les formes que peuvent prendre le
pouvoir politique à rebours de nos idées fixes sur celui-ci. Le pouvoir ne
serait pas seulement violence, coercition et domination mais se présenterait
également sous une forme autre et non-coercitive. Tel le dieu romain Janus,
le pouvoir comporte ainsi deux visages : un visage coercitif et un visage non-
coercitif.
Aussi étrange que cela puisse paraître pour les occidentaux, le chef indien
est « impuissant » et « sans autorité ». Son impuissance tient au fait qu’il
détient « une fonction qui fonctionne à vide459 », suivant la formule de
Clastres. Cette impuissance se manifeste dans les quatre caractéristiques qui
distinguent le chef indien : il assure la paix, il a un devoir de générosité, il
doit être un bon orateur, et il détient le privilège de la polygamie. En tant
qu’« apaiseur professionnel460 », le chef doit conserver l’harmonie au sein du
groupe en réglant les différends et en cherchant à concilier les intérêts
divergents. Il ne détient toutefois aucun pouvoir de sanction et, s’il échoue, il
ne dispose d’aucun pouvoir susceptible d’éviter que le conflit se transforme
en querelle. Le chef se doit aussi d’être généreux. Clastres affirme même que
cette obligation est une servitude. Ainsi est-il à la merci des incessantes
demandes des membres de la tribu. Généreux avec ses biens, le chef doit
aussi l’être avec ses paroles. « Nombreuses sont les tribus où le chef doit
tous les jours, soit à l’aube, soit au crépuscule, gratifier d’un discours
édifiant les gens de son groupe461 », écrit Clastres. Ses paroles racontent la
nécessité de la paix et de la concorde pour la tribu et se heurte souvent à
l’indifférence générale. Enfin, si le chef peut s’adonner à la polygamie, c’est
pour mieux mettre un terme à l’échange égalitaire des femmes. Le chef
bénéficie d’un « don sans contrepartie, en apparence destiné à sanctionner le
statut social du détenteur d’une charge instituée pour ne pas s’exercer462 ».
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Encore faut-il préciser que la prise de parole du chef reste, pour lui, un
« devoir » et non un « droit ». Il est vrai que les sociétés sans histoire et les
sociétés à histoire ont en commun le fait que les chefs parlent, que le pouvoir
se manifeste par les mots et que la parole indique le « lieu réel du
pouvoir465 ». Mais contrairement aux sociétés à État, qui sont marquées par
la division dominants/dominés, le pouvoir du chef sauvage implique moins
un droit de parole acquis qu’un devoir de dire et de redire la société.
Paradoxalement, le devoir de parole du chef ne comprend pas la contrepartie
d’une écoute sociale. Dans les sociétés premières, le chef doit sans cesse
parler mais ses paroles sont ignorées par le nombre. Pour Clastres, cette
situation ne pose pas de problème dans la mesure où les propos du chef sont
vides et se résument à une célébration, maintes fois entendue, des « normes
de vie traditionnelle466 ». Cette étrange institution de la parole vide et ignorée
par tous permet à Clastres de comprendre une dimension constitutive de la
société contre l’État : « le chef est séparé de la parole parce qu’il est séparé
du pouvoir », écrit Clastres.
Plus encore : la société primitive sait, par nature, que la violence est
l’essence du pouvoir. En ce savoir s’enracine le souci de maintenir
constamment à l’écart l’un de l’autre le pouvoir et l’institution, le
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472 Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur « L’Archipel du Goulag », Paris, Seuil,
1976, p. 68.
473 Ibid., p. 69.
474 Claude Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », L’invention démocratique, Paris,
Fayard, 1981 et 1984, p. 166.
475 Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur « L’Archipel du Goulag », op. cit., p. 50.
476 Miguel Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez Claude
Lefort », La démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris, Esprit, 1993, p. 106.
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477 Ibid.
478 Claude Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », L’invention démocratique, op.
cit., p. 166.
479 Miguel Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez Claude
Lefort », op. cit., p. 95.
480 Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur « L’Archipel du Goulag », op. cit., p.
50.
481 Claude Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », L’invention démocratique, op.
cit., p. 169.
482 Ibid., p. 170.
483 Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur « L’Archipel du Goulag », op. cit., p.
68.
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484 Claude Lefort, « Le nom d’Un », dans Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude
volontaire, Paris, Payot, 1976, p. 267.
485 Jean-Claude Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, op.
cit., p. 7.
486 Ibid., p. 9.
487 Ibid., p. 24.
488 Ibid., p. 16.
489 Ibid., p. 29.
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490 Ibid., p. 34. L’original se trouve dans : Max Weber, Économie et société, trad. collective,
Paris, Plon, 1995, tome I, p. 320.
491 Sur cette typologie, cf. Max Weber, Le savant et le politique, trad. Julien Freund, Paris,
Plon, 1959 (1963), p. 101-111.
492 Raymond Aron, « Introduction », Max Weber, Le savant et le politique, op. cit., p. 37.
493 Jean-Claude Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie, op. cit., p. 52.
494 Ibid., p. 221.
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aussi les espoirs déçus de sa présidence502, nés par ailleurs de cette même
promesse d’égalité dont il reste porteur. Cependant, les discours d’Obama
révèlent la différence fondamentale entre ce dernier et les Berufspolitiker
ohne Beruf (politiciens professionnels sans vocation) habituels de la
politique américaine. Monod souligne la réelle capacité d’empathie du
président ainsi que sa lutte contre le cynisme en politique. Plus encore, à des
moments clés de sa carrière, Obama a su s’élever au-dessus de la mêlée
politique et offrir une véritable leçon sur la complexité de la « question
raciale » aux États-Unis et aussi sur le maintien, envers et contre tous, d’une
conviction politique profonde503. Le fameux discours de Philadelphie en
mars 2008, « A More Perfect Union », en réaction aux propos anti-
américains de son pasteur Jeremiah Wright, en serait le témoignage le plus
éloquent.
Les limites de l’action d’Obama incitent Monod à articuler une nouvelle
approche de l’action politique capable d’approfondir la démocratie moderne.
Car le problème est qu’un chef, aussi charismatique et démocratique soit-il,
ne peut agir seul contre « les puissances de l’argent » et du « lobbying504 »
qui en découle. Il faut alors « une action conjointe entre les ordinary people
et […] un président qui partage[rait] leurs convictions et qui donn[erait] un
débouché politique à leur mouvement505 », écrit Monod. Autrement dit, pour
lutter contre les inerties du système et des structures, il faut une symbiose
entre le chef et le nombre comme celle qui a jadis permis l’abolition de
l’esclavagisme en Amérique. Monod constate toutefois que cette symbiose
ne peut se faire qu’entre le chef et une partie du peuple : « La fiction
démocratique […] veut que l’unité du peuple se projette dans l’unité d’une
action politique. Mais cette action n’est jamais soutenue que par une fraction
du pays506 ». Pour le formuler dans les termes de la division originaire du
social, un chef en démocratie doit, sans chercher à atténuer ou à camoufler la
division sociale, s’aligner sur une de ses composantes et reconnaître par là
l’artifice de l’unité du corps politique. Monod écrit : « il s’agit alors de
travailler à repérer et à "synthétiser" dans le champ politique institutionnel et
"anti-institutionnel", dans la démocratie organisée comme dans les
mouvements qui en font apparaître les limites à partir d’un hors champ507 »,
les forces qui cherchent à contrer les effets de la « gouvernance508 » néo-
libérale. Une incarnation contemporaine de cette via media entre la
démocratie représentative et la démocratie radicale aurait pu être, par
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Nous savons cependant que cette alliance entre Obama et Occupons Wall
Street n’a pas eu lieu. Si l’on se fie aux fines analyses faites par l’économiste
Paul Krugman, l’analyste politique Frank Rich509 et le journaliste Ezra
Klein510 parues dans le New York Review of Books depuis 2010, une telle
alliance était impossible, voire impensable. Car le personnel politique
américain – l’équivalent de la « noblesse d’État » en France (Bourdieu) –
reste inféodé au monde de la finance et des affaires511 et ce nonobstant
l’allégeance politique partisane. Ironie de l’histoire, l’équipe économique
d’Obama était composée de ceux qui, sous la présidence de Bill Clinton, ont
créé les conditions de possibilité de la « grande récession » en procédant à la
déréglementation tout azimut du secteur financier. En effet, ce sont les
mêmes conseillers politiques chargés du sauvetage économique en 2008, qui
avaient aboli, en 1999, le fameux Glass-Steagall Act de 1933 afin de
permettre aux banques de dépôt de fusionner avec les banques
d’investissement, ce qui a ouvert la voie à la création d’outils financiers
dignes des plus grands romans de la science-fiction512.
La dérive oligarchique semblerait alors incontournable513. La
configuration politique moderne, à savoir le gouvernement représentatif, le
système des partis politiques et les grandes bureaucraties reposent sur des
titres à gouverner qui sont exclusifs du nombre. Le régime représentatif
privilégie les gentilshommes « vertueux » dont la richesse est signe
précisément de la « vertu » nécessaire pour l’exercice du pouvoir politique.
Quant aux partis politiques, ils favorisent le militant exemplaire capable
d’assurer une organisation politique concrète alors que les grandes
bureaucraties mettent en avant les spécialistes de l’administration publique,
509 Frank Rich, « Why Has He Fallen Short? », The New York Review of Books, August 19,
2010. http://www.nybooks.com/articles/archives/2010/aug/19/why-has-he-fallen-short/
510 Erza Klein, « Obama’s Flunking Economy: The Real Cause », The New York Review of
Books, November 24, 2011. http://www.nybooks.com/articles/archives/2011/nov/24/obamas-
flunking-economy-real-cause/
511 « Coming into the Obama presidency, much of the Democratic Party was close to, one
might almost say catured by, the very financial interests that brought on the crisis ». Paul
Krugman and Robin Wells, « Getting Away with It », The New York Review of Books, July
12, 2012. http://www.nybooks.com/articles/archives/2012/jul/12/getting-away-it/
512 Jeff Madrick, « How We Were Ruined & What We Can Do », The New York Review of
Books, February 12, 2009. http://www.nybooks.com/articles/archives/2009/feb/12/how-we-
were-ruined-what-we-can-do/
513 Sur la question de l’oligarchie, je permets de renvoyer le lecteur à mon article, « De
l’oligarchie. Considérations préliminaires pour une enquête sur le règne du petit nombre
aujourd’hui », Tumultes, L’État corrompu, n°45, Paris, Kimé, 2015, pp. 163-179.
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