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Quel(s) monde(s) après le capitalisme ?

Les chemins de l'« utopistique » selon Immanuel Wallerstein


Ramón Grosfoguel
Dans Mouvements 2006/3 (no 45-46), pages 43 à 54
Éditions La Découverte
ISSN 1291-6412
ISBN 2707148962
DOI 10.3917/mouv.045.54
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mai-juin-juillet-août 2006 ● 43
Un autre

MOUVEMENTS N°45/46
monde
- II -
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Quel(s) monde(s) après le capitalisme?
Les chemins de l’« utopistique »
selon Immanuel Wallerstein

PAR Depuis une quarantaine d’années, Immanuel Wallerstein élabore,


RAMÓN sous le nom d’utopistique, un système-monde qui représente
GROSFOGUEL* l’un des apports théoriques les plus riches et suggestifs dans
les sciences sociales. Ramón Grosfoguel examine les grandes lignes
de ce système, afin de voir comment Immanuel Wallerstein
conçoit la fin du capitalisme historique et la transition vers un
nouveau système. À partir de l’utopistique, il s’interroge sur
les caractéristiques de ce système alternatif ou, plutôt,
de ces systèmes, au pluriel.

L
a perspective du système-monde représente un cri de protestation
contre les perspectives libérales, tant dans les sciences sociales que
dans la gauche réformiste ou radicale.** Le libéralisme constitue, pour
Wallerstein, l’idéologie dominante du système-monde et l’élément central
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de la géoculture de ce système (c’est-à-dire les normes, les idéologies, les
discours globaux dominants acceptés comme légitimes) depuis deux
siècles, depuis la Révolution française1. Le libéralisme se caractérise entre
autres par l’idée du progrès et celle de l’idéologie développementaliste.
L’idée du progrès est celle selon laquelle chaque pays du monde évolue
téléologiquement vers l’amélioration de ses conditions de vie sociales,
économiques et politiques, ainsi que vers plus de liberté, d’égalité et de
fraternité. Ces changements peuvent se produire graduellement à travers
des réformes de l’État, ou de façon révolutionnaire à travers une transfor-
mation radicale de l’État. Les théories de la modernisation, dans leur ver-
* Sociologue.
sion de droite et de gauche, relèvent de cette idéologie.
** Traduit de l’espagnol
par Jim Cohen.
L’idéologie développementaliste est celle selon laquelle chaque pays est
autonome par rapport aux autres et se développe en suivant une courbe
1. Voir I. WALLERSTEIN,
Unthinking Social ascendante, du traditionnel vers le moderne (version de droite de la théo-
Science, Cambridge, rie de la modernisation), ou bien des modes de production pré-capitalistes
Polity Press, 1991 ; vers le mode de production capitaliste, puis socialiste, enfin communiste
Geopolitics and
Geoculture. Cambridge (version de gauche).
et Paris, Cambridge Dans la pensée développementaliste, l’unité d’analyse est l’État-nation: ce
University Press et qui explique le développement ou le sous-développement d’un pays
Editions de la Maison
des Sciences de donné, ce sont la culture de ses individus, les politiques étatiques en matière
l’Homme, 1991. de développement, ou le rôle de la classe dominante. Selon qu’il s’agit de

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Quel(s) monde(s) après le capitalisme ?

la version de droite ou de gauche du libéralisme, on mettra l’accent sur l’un


ou l’autre de ces aspects. Les déterminations liées aux structures de pouvoir
à l’échelle mondiale ne sont jamais prises en considération.
À partir de la Première Guerre mondiale, le libéralisme a produit deux
formes de l’idéologie développementaliste : le wilsonisme et le léni-
nisme2. Le président Woodrow Wilson, en reconnaissant formellement le 2. Voir I. WALLERSTEIN,
droit des nations colonisées à l’autodétermination, reconnaissait par la After Liberalism, New
York, New Press, 1995.
même occasion leur capacité à mettre en place des politiques nationales
permettant d’atteindre des niveaux de développement économique,
social et politique comparables à ceux des pays occidentaux. Dans sa
version « guerre froide », sous la présidence de Harry Truman (1945-
1952), le développementalisme a engendré des théories de la moderni-
sation à prétention scientifique. Celles-ci avaient pour but de conférer un
caractère « scientifique » à l’idée selon laquelle chaque État-nation « sous-
développé » pouvait se développer à partir de politiques étatiques favo-
risant la « modernisation » des cultures traditionnelles et l’industrialisation,
notamment en faisant appel aux investissements étrangers.
Le léninisme, pour sa part, en s’appuyant sur le « droit des nations à l’au-
todétermination » et sur les dynamiques révolutionnaires anti-impérialistes
en Orient – notamment après l’échec des révolutions en Allemagne et
ailleurs en Europe –, a partagé avec l’occident capitaliste l’idée d’un déve-
loppement possible grâce à des politiques « adéquates » à l’échelle natio-
nale. L’objectif pour les pays dits sous-développés ou semi-coloniaux était 3. I. WALLERSTEIN, The
donc d’atteindre leur souveraineté politique pour ensuite s’industrialiser et Modern World System.
atteindre des niveaux de développement comparables à ceux des pays I. Capitalist
Agriculture and the
occidentaux. À la différence du wilsonisme, la recette du léninisme consis-
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Origins of the World-
tait à prendre le pouvoir d’État à travers une révolution anti-impérialiste et Economy in the
anti-coloniale pour ensuite mener une politique d’industrialisation sous Sixteenth Century,
1450-1600, New York,
une direction politique « prolétarienne », étant donné qu’une telle politique Academic Press, 1974 ;
était impossible sous le pouvoir des oligarchies ou des « bourgeoisies The Modern World-
nationales ». Le léninisme n’a fait ainsi que reproduire l’idée du dévelop- System. II.
Mercantilism and the
pement comme processus national. Les mouvements anti-systèmiques qui Consolidation of the
ont pris le pouvoir en suivant le modèle léniniste et en mettant en œuvre European World-
des politiques développementalistes ont fini par se transformer en mou- Economy, 1600-1750,
New York, Academic
vements conservateurs, dominés par des élites « capitalistes d’État » ou des Press, 1980 ; The
bourgeoisies bureaucratiques, alliées à l’empire soviétique. Modern World-System
Pour Wallerstein, les positions wilsonienne et léniniste, en continuant à III : The Second Era of
the Great Expansion of
prendre pour unité d’analyse fondamentale l’État-nation, occultaient ainsi les the Capitalist World-
relations d’exploitation et de domination à l’échelle du système-monde. Le Economy, 1730-1840s,
développement et le sous-développement sont deux faces d’une même New York, Academic
Press, 1989.
médaille: dans ce système, le développement de certaines régions ne peut pas
exister sans le sous-développement des autres. L’Europe et l’Euro-Amérique 4. I. WALLERSTEIN, 1974,
op. cit. ; The Capitalist
du Nord se sont développées sur la base de la domination et l’exploitation World-Economy,
qu’elles exerçaient, et exercent encore, sur les régions non européennes3. Cambridge et Paris,
Le système-monde capitaliste est né en effet dans le contexte de l’expan- Cambridge University
Press et Éditions de la
sion coloniale européenne à partir de la fin du XVe siècle4. Cette expansion Maison des Sciences
a engendré une division internationale du travail entre pays du centre, de l’Homme, 1979.

MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006 ● 45


Le nouvel esprit utopique

semi-périphéries et périphéries qui permettaient aux régions centrales de


se développer sur la base de l’exploitation de la main d’œuvre dans les
régions périphériques. Les formes esclavagistes et, plus tard, semi-féodales,
qui se se sont développées dans les zones périphériques, ne relèvent pas
d’une succession de modes de production antiques mais sont plutôt le pro-
duit des formes de travail que le système-monde capitaliste a lui-même
implantées et reproduites dans ces zones.
À partir de ces analyses, Wallerstein abandonne la notion de « société »
comme catégorie d’analyse,
puisqu’elle a toujours été
Si les solutions développementalistes associée aux frontières juri-
de gauche ou de droite ne dico-politiques des États-
nations. Il opte plutôt pour
constituent pas un défi au système une unité d’analyse qui
couvre une unité spatiale
mais une reproduction de celui-ci, plus large – celle du sys-
les mouvements anti-systémiques tème-monde – et une tem-
poralité plus longue, celle
progressistes se doivent de la longue durée
(Fernand Braudel).
nécessairement d’être À cette aune, les « révolu-
altermondialistes. tions socialistes » du XXe siècle
apparaissent comme des ten-
tatives, condamnées d’avance
à l’échec, de s’isoler du système-monde pour construire « le socialisme » en
autarcie. Ces révolutions se sont traduites en réalité par la construction d’É-
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tats, autodésignés « socialistes », qui entraient dans la course de développe-
ment du système-monde, en se réarticulant dans la division internationale
comme pays du centre (l’Union soviétique), de la semi-périphérie (la
Tchécoslovaquie), ou comme pays périphérique qui change de puissance
impériale (le meilleur exemple étant Cuba, qui a renoncé à exporter la
canne à sucre aux États-Unis pour l’exporter en Union soviétique, sans
entreprendre la diversification de son économie). Ces révolutions ont rendu
possible quelques réformes sociales importantes – meilleures conditions de
santé, d’éducation, de logement, etc. –, mais elles n’ont pas changé la nature
des relations capitalistes d’exploitation et de domination, ni la structure de
la division internationale du travail. Le développementalisme du « camp
socialiste » a toujours fait partie de la logique de reproduction du système-
monde capitaliste.
Les illusions liées au développementalisme ont duré jusqu’à la crise de
la géoculture du libéralisme, produite par les mouvements à échelle mon-
5. I. WALLERSTEIN, op. diale de 1968 et, plus tard, la chute du mur de Berlin.5 Si les solutions
cit., 1995. développementalistes de gauche ou de droite ne constituent pas un défi
au système mais une reproduction de celui-ci, les mouvements anti-systé-
miques progressistes ne peuvent pas se permettre d’être « antimondia-
listes » mais se doivent nécessairement d’être altermondialistes. D’où l’im-
portance que Wallerstein attribue au Forum social mondial.

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Quel(s) monde(s) après le capitalisme ?

● La crise terminale du capitalisme historique


Le système-monde capitaliste connaît un développement cyclique, pas-
sant par des phases d’expansion (phases A) et de contraction (phases B).6 6. I. WALLERSTEIN, op.
Les phases B peuvent favoriser la mobilité ascendante ou descendante des cit., 1974, 1979.
pays au sein de la division internationale du travail : certains sont rétrogra-
dés du centre vers la semi-périphérie ou vers la périphérie, tandis que
d’autres montent vers la semi-périphérie ou vers le centre. Ainsi se repro-
duit la forme pyramidale du système-monde, avec un petit groupe de pays
centraux en position dominante, un petit groupe en position intermédiaire
et la majorité des pays en bas de l’échelle ou en périphérie. L’immense
majorité de la population mondiale se trouve en périphérie, puisque ce
système-monde ne fonctionne qu’au bénéfice d’une minorité.
Ainsi, selon les chiffres des Nations unies, 20 % de la population mondiale
a accès à 80 % des richesses ; inversement, 80 % de la population n’a accès
qu’à 20 % des richesses. Ce système-monde a été à beaucoup d’égards, selon
Wallerstein, le pire de tous, compte tenu des niveaux des inégalités, de des-
truction de l’environnement, de destruction des mécanismes de subsistance,
et de violence engendrée par les technologies de guerre.7 7. Voir I. WALLERSTEIN,
Si les guerres constituent l’un des divers mécanismes de résolution, les Unthinking Social
Science, Cambridge,
crises cycliques, le système, peuvent également résoudre des crises en Polity Press, 1991 ;
conquérant de nouveaux territoires, en incorporant dans le salariat des Utopistics : Or,
populations nouvelles, en intensifiant la logique marchande de la repro- Historical Choices of
the Twenty-first
duction de la force de travail, en affaiblissant les barrières protectionnistes Century, New York,
autour des États-nations, en externalisant les coûts par l’intégration de la The New Press, 1998.
nature dans les processus d’accumulation, avec ses conséquences des-
tructrices. Ces mécanismes de reproduction systémique que Wallerstein
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appelle des « tendances séculaires » du système, résolvent les crises à court
terme mais les aggravent à long terme, jusqu’au point de non-retour et
d’entrée en crise terminale.
Selon Wallerstein, nous sommes arrivés, 500 ans après le début de ce
système-monde, à un moment de transition où s’annonce la fin de l’actuel
système et le début d’un autre (ou d’autres, au pluriel).8 Je dois avouer 8. I. WALLERSTEIN, op.
mon scepticisme lorsque j’ai pour la première fois entendu Wallerstein for- cit., 1995, 1998.
muler cette prévision, qui me donnait l’impression d’être une expression
typique de la culture politique de la IIème ou la IIIème Internationale.
Cependant, les arguments de Wallerstein se distinguent des vieilles pro-
phéties du kautskysme et du léninisme.
Pour Wallerstein, les systèmes historiques ont un début, une longue
période de reproduction plus ou moins stable, puis une fin9 qui se produit 9. I. WALLERSTEIN,
lorsque les tendances séculaires à la résolution des crises cycliques arrivent Unthinking Social
Science, op. cit. 1991 ;
à une « asymptote », où non seulement les crises immédiates ne sont pas op. cit., 1995 ; op. cit.,
résolues, mais les crises systémiques de long terme s’aggravent. Par 1998.
exemple, une tendance séculaire du système a été d’atténuer l’augmenta-
tion du coût de la main-d’œuvre par le déplacement du capital vers de
nouveaux territoires où une main-d’œuvre meilleur marché était dispo-
nible. Cependant, à long terme arrive le moment – et c’est le cas aujour-
d’hui – où le système épuise ses possibilités d’expansion planétaire. En

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Le nouvel esprit utopique

l’absence de nouveaux territoires disponibles, le pouvoir de négociation


des travailleurs augmente face au capital, à l’échelle mondiale (pas néces-
sairement à l’échelle de chaque État…) et, par conséquent, les coûts sala-
riaux augmentent et les profits globaux du capital diminuent.
Bien que les salaires restent plus bas dans les pays périphériques que
dans le centre, ils représentent un coût supplémentaire par rapport aux
10. I. Wallerstein, op. formes de main d’œuvre employées dans le passé.10 Le capital est désor-
cit., 1979.
mais dans l’incapacité d’accumuler suffisamment pour lutter efficacement
contre les crises cycliques, d’où l’émergence d’une fraction déprédatrice du
capital transnational, incarnée par l’administration Bush, qui opte par
exemple pour le vol pur et simple de l’argent des contribuables étatsuniens
pour alimenter de très gros contrats en Irak. La crise fiscale de l’État amé-
ricain, la plus grave du monde, est arrivée à un point de non retour.
Il importe également de voir comment le capitalisme, qui a pu jusqu’à
maintenant « externaliser » vers l’État certains coûts (usage des ressources
naturelles, énergie, infrastructure, sécurité) se trouve aujourd’hui, avec la crise
fiscale des États et la rareté des biens naturels, obligé d’assumer ces coûts tou-
jours plus élevés, avec des conséquences négatives pour ses profits.
Il se passe la même chose avec la reproduction de la force de travail.
Contrairement à une certaine vulgate marxiste, le système-monde capita-
liste a souvent fonctionné historiquement à travers l’incorporation de tra-
vailleurs salariés vivant dans des foyers semi-prolétarisés. Ainsi, la repro-
duction de la force de travail ne dépendait pas entièrement du marché
11. Ibid. mais aussi du travail non marchand, gratuit, des membres du foyer.11
L’exploitation du travail des femmes dans les foyers, dans le cadre de rela-
tions patriarcales, et la production des aliments dans les jardins des foyers
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sont des exemples classiques de ces mécanismes. Ceci a permis au sys-
tème de payer des salaires au-dessous des niveaux de subsistance sans que
les travailleurs ne cessent de reproduire leur force de travail. La marchan-
disation toujours plus poussée des produits de subsistance et la dérurali-
sation accélérée du monde a engendré une forte tendance à l’augmenta-
tion des coûts de reproduction de la force de travail en exerçant une
pression sur le capital pour augmenter les salaires, ce qui affecte à long
terme les profits.
Parallèlement à cette crise des mécanismes stabilisateurs du système,
Wallerstein met en évidence la crise de la géoculture libérale, notamment
les idées de progrès et de développement. Il est désormais impossible
d’espérer un futur meilleur à l’intérieur de ce système, ce qui contribue à
l’émergence de mouvements qui le remettent en cause de diverses façons.
Les fondamentalismes religieux aussi bien que les mouvements radicaux
anti-systémiques sont des symptômes de l’absence de foi en l’idée de pro-
grès et en la capacité du système à résoudre les problèmes sociaux.

● L’utopistique à l’heure de la bifurcation systémique


En somme, pour Wallerstein le système-monde en place est arrivé à un
point de non retour. En s’inspirant de la théorie du chaos selon Ilya
Prigogine, Wallerstein caractérise la période actuelle comme une période

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Quel(s) monde(s) après le capitalisme ?

d’incertitude et de bifurcation. La seule certitude est la fin de l’actuel sys-


tème-monde et la transition vers un autre (ou vers d’autres), mais, contrai-
rement aux prophéties léninistes, Wallerstein ne voit aucune garantie que
le prochain système sera meilleur que l’actuel. Selon le degré de succès ou
d’échec des mouvements sociaux anti-systémiques, la transition vers un
nouveau système historique peut produire un système qui soit meilleur
(plus juste, plus égalitaire) ou pire
(qui exploite et opprime davantage)
que le système en place. Il n’est pas Selon Wallerstein, nous sommes
exclu que les élites capitalistes trans-
nationales du XXIe siècle puissent
arrivés, 500 ans après le début
adopter une stratégie comparable à de ce système-monde, à un
celle de l’aristocratie féodale de la
fin du XVe siècle, en créant un nou- moment de transition où
veau système plus oppressif que le
précédent afin de conserver des pri-
s’annonce la fin de l’actuel
vilèges. En tout cas, Wallerstein sou- système et le début d’un autre.
ligne que les classes dominantes à
l’échelle du système-monde ne vont
pas céder leur pouvoir ni renoncer à leurs privilèges sans lutter. Pour ceux
qui luttent pour un système meilleur, il est donc urgent d’organiser des
interventions efficaces, de repenser nos utopies et de créer de nouveaux
mondes alternatifs. L’autre scénario possible serait la lutte des groupes
subalternes à l’échelle mondiale visant la construction d’un nouveau – ou
de nouveaux et divers – système(s) historique(s), plus égalitaire(s) que
celui que nous connaissons.
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Pour Wallerstein, pendant les longues périodes de reproduction systé-
mique, les systèmes historiques opèrent avec une relative stabilité en dépit
des crises cycliques et en dépit des mouvements anti-systémiques qui les
remettent en cause. Ces mouvements n’ont aucune chance de détruire le
système pendant ces périodes, même s’ils peuvent obtenir la modification
de certains de ses mécanismes de reproduction à long terme. C’est seule-
ment aux moments de crise terminale, précisément au moment où la fai-
blesse et les crises des mécanismes structurels de reproduction systémique
apparaissent, que l’action des sujets collectifs acquiert une importance déci-
sive pour la transformation en vue d’un nouveau système historique. Ce sont
les moments d’opportunité pour la transformation sociale que Wallerstein
appelle « kairos » ou « Temps/espace de transformation » (« transformational
TimeSpace »). Ce sont les moments où le facteur de libre-arbritre des groupes
et des individus est susceptible d’avoir un impact radical sur le monde. C’est
à ces moments que les mouvements anti-systémiques peuvent faire la diffé-
rence et favoriser la création d’un nouveau système historique plus juste et
plus égalitaire que l’antérieur. D’où l’importance que Wallerstein attribue à
l’utopistique à ce moment de bifurcation.
Wallerstein souligne qu’un programme susceptible de mener à un nouveau
système historique ne saurait être le résultat des idées d’un individu mais doit
surgir d’un débat mondial. C’est pourquoi il se limite à suggérer quelques élé-

MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006 ● 49


Le nouvel esprit utopique

S’opposant à la rationalité ments qu’il considère comme indispen-


sables dans ce débat. Le Forum social mon-
formelle capitaliste actuelle, dial est un des espaces que Wallerstein
identifie comme fondamentaux pour ce
Wallerstein affirme que débat. À l’« esprit de Davos », celui des pri-
l’efficience (efficiency) vilégiés du système en place, il oppose
l’« esprit de Porto Alegre », celui des mouve-
productive n’est pas ments anti-systémiques contemporains.
Pour Wallerstein, le débat actuel
incompatible avec des devrait viser à définir une « rationalité
structures non subordonnées substantive » qui tienne compte du sys-
tème-monde existant afin de mieux for-
à la logique du profit. muler les possibilités concrètes d’un
nouveau système historique plus égali-
taire, plus juste et plus démocratique que
le système actuel. (La rationalité substantive, pour Max Weber, était « le
12. I. WALLERSTEIN, op. choix des fins compte tenu des « valeurs ultimes » »12) C’est pourquoi il insiste
cit., 1998, p. 3. sur l’importance de définir non pas des utopies mais une utopistique. Si les
13. Ibid., p. 1. utopies sont « des rêves du ciel qui ne peuvent jamais exister sur terre »13,
l’utopistique est « l’appréciation sérieuse des alternatives historiques, l’exer-
cice de notre jugement quant à la rationalité substantive de systèmes his-
toriques alternatifs possibles. C’est l’évaluation sobre, rationelle et réaliste
des systèmes sociaux humains, des contraintes qui pèsent sur leur potentiel,
et des zones ouvertes à la créativité humaine. Cela n’a pas le visage d’un
futur parfait (et inévitable) mais celui d’un futur meilleur, de façon cré-
dible, historiquement possible (mais qui est loin d’être certain). C’est donc
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14. Ibid., p. 1 et 2. un exercice à la fois de science, de politique et de morale. »14
Après avoir fait un bilan critique des désastres de l’expérience socialiste
15. Ibid., p. 66 à 69 ; du XXe siècle15, Wallerstein propose, comme un des éléments principaux
I. WALLERSTEIN, op. cit.,
pour le débat mondial sur la création d’un système alternatif, qu’à la
1995.
logique d’accumulation illimitée et sans fin du capital se substitue une
logique des décisions politiques et sociales qui accorde la primauté à la
maximisation de la qualité de vie pour tous et à la limitation des formes et
des moyens de la violence collective, de façon à ce que chacun-e dispose
du plus grand espace de choix possible pour chaque individu, sans que la
vie et l’égalité des droits des autres ne soit menacées. L’idée serait
d’étendre à toute l’humanité – pas seulement aux classes privilégiées, aux
descendants des peuples européens, ou aux hommes – les idéaux libéraux
de la démocratie, l’égalité et les droits individuels, civils et sociaux, à l’in-
térieur d’un système égalitaire qui ne passe pas par l’exploitation de la
force de travail, ni par aucune forme de domination raciste, sexiste ou de
classe, et aussi susceptible d’ouvrir de nouveaux espaces à la décision
démocratique, au-delà des formes libérales bourgeoises. Pour réaliser cela,
il faudrait un système où chacun-e se sente satisfait-e de son travail ; où, en
cas de nécessité spéciale et inattendue l’aide sociale soit disponible pour
tous ; où les ressources de la biosphère soient conservées d’une génération
à l’autre. Pour cela il serait indispensable de transformer les relations de

50 ● MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006


Quel(s) monde(s) après le capitalisme ?

pouvoir dans la sphère de la production, en remplaçant les incitations


matérielles par un système où se combineraient incitations matérielles et
morales, et en prévoyant une réduction du temps de travail pour que
chacun-e dispose de davantage de temps libre. S’opposant à la rationalité
formelle capitaliste actuelle, Wallerstein affirme que l’efficience (efficiency)
productive n’est pas incompatible avec des structures non subordonnées
à la logique du profit : il peut tout à fait y avoir une meilleure efficience
productive au sein de structures qui mobilisent différentes sortes d’incita-
tions et de satisfactions dans le travail, tels que la satisfaction universelle
des besoins fondamentaux, l’accès au temps libre, la reproduction de la
biosphère, la reconnaissance morale et sociale. En matière de structures
productives, Wallerstein prône la création d’unités décentralisées, ce qui
favoriserait la démocratie des travailleurs, tant à l’intérieur de ces unités
qu’entre elles, afin d’éviter que le personnel administratif ne se transforme
en nouvelle classe dominante.
La lutte contre le système en place devrait se concentrer à la fois, selon
Wallerstein, sur les processus supranationaux et infranationaux (locaux). Il
faudrait donc, en suivant l’exemple zapatiste, établir un lien entre les luttes
locales et les luttes mondiales, sans faire de la « prise de pouvoir », à
l’échelle nationale, l’enjeu central. Toute intervention dans l’arène natio-
nale ne serait pas exclue, mais il s’agirait de décentrer l’État-nation, c’est-
à-dire de ne plus en faire le centre névralgique de l’intervention politique.
Si un mouvement anti-systémique en arrive à prendre le pouvoir dans un
État-nation, il faudrait désormais éviter l’illusion développementaliste du
« socialisme dans un seul pays ». Cette illusion a joué un rôle crucial dans
la transformation des mouvements socialistes et de libération nationale en
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mouvements conservateurs.16 Pour Wallerstein, il faudrait donc abandon- 16. I. WALLERSTEIN,
Unthinking Social
ner l’utopie socialiste qu’il soupçonne désormais de contenir en germe des
Science, 1991 ;
étatismes capitalistes et bureaucratiques. Puisque le capitalisme est un sys- Utopitics, op. cit., 1998.
tème-monde, la lutte anticapitaliste et la création d’un système historique
alternatif doivent également se réaliser à l’échelle mondiale, par-delà les
États et les frontières nationales. La nouvelle utopistique devrait viser la
création de formes socialisées, collectives et démocratiques de la gestion
et la reproduction de la vie à l’échelle planétaire.

● Utopistique et « diversalité »
C’est en tant qu’intellectuel engagé du côté des « damnés de la terre » que
Wallerstein a lancé son défi critique à l’épistémologie des sciences sociales,
a questionné l’évolutionnisme développementaliste, l’eurocentrisme et
autres mythes occidentalistes, et s’est opposé aux versions capitalistes et
socialistes-étatistes du libéralisme. Son œuvre de sociologie historique sous
forme de trilogie sur la formation du système-monde moderne (voir note
3), qui couvre la période de 1450 à 1840, constitue une lecture incontour-
nable pour qui veut comprendre et transformer les formes de domination
et d’exploitation du système-monde en place depuis environ 500 ans.
Cependant, les travaux plus récents de Wallerstein sur la bifurcation sys-
témique contemporaine et sur l’« utopistique » soulèvent de nombreuses

MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006 ● 51


Le nouvel esprit utopique

questions. Sa prévision à propos de la fin du système-monde capitaliste


d’ici un demi-siècle est d’une importance assez secondaire par rapport à
son analyse plus fondamentale des crises irréversibles des mécanismes de
reproduction de ce système. Puisqu’aucun système historique n’est éternel,
et puisque des contradictions significatives apparaissent aujourd’hui, il est
important d’entreprendre dès maintenant le travail d’utopistique afin d’em-
pêcher la formation d’un système plus oppressif en préparant activement
un système plus juste.
Le fait qu’aucune guerre, aucune révolte ou révolution n’ait eu à ce jour
raison du système-monde capita-
On peut également se demander liste, semble donner raison à
Wallerstein quand il affirme que
si les propositions de Wallerstein, l’action des sujets sociaux, en par-
qu’il est important de connaître, ticulier celle des mouvements
anti-systémiques, ne saurait avoir
ne restent pas enfermées dans d’effet transformateur en dehors
des périodes de crise terminale et
une épistémologie eurocentriste. de bifurcation systémique. On
Pourquoi penser qu’il faut créer peut néanmoins se demander
dans quelle mesure la pérennité
un seul système historique du système résulte non seulement
de l’efficacité des mécanismes de
alternatif plutôt qu’un ensemble reproduction systémique mais
divers de systèmes ? aussi de l’échec des mouvements
anti-systémiques. Wallerstein ne
risque-t-il pas de tomber parfois
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dans un déterminisme structurel qui nie toute efficacité à l’intervention des
acteurs sociaux en dehors des périodes propices ?
On peut se demander dans quelle mesure, si Napoléon ou Hitler avaient
triomphé dans leurs guerres d’expansion, le système-monde capitaliste se
serait transformé en empire-monde au début du XIXe siècle ou au milieu du
XXe. De même, si les soulèvements indigènes du XVIe siècle avaient triom-
phé dans les Amériques, dans quelle mesure le capitalisme aurait-il pu
constituer une division internationale du travail, un marché mondial et, par
conséquent, un système-monde ? Et si les révolutions prolétariennes de la
fin XIXe-début XXe avaient triomphé en Europe, la crise terminale du sys-
tème se serait-elle déjà produite ? À mon avis les acteurs sociaux ont tou-
jours un potentiel de contestation et de destruction des systèmes en place,
mais dans les luttes sociales et politiques, aucun résultat n’est jamais pré-
déterminé ou garanti d’avance. Des variables liées à la violence et aux
luttes idéologiques en défense des intérêts dominants peuvent affecter les
possibilités de succès des mouvements anti-systémiques, mais cela ne
signifie pas que le système en place soit « objectivement » invincible.
On peut également se demander si les propositions de Wallerstein, qu’il
est important de connaître, ne restent pas enfermées dans une épistémo-
logie eurocentriste. Pourquoi penser qu’il faut créer un seul système his-
torique alternatif plutôt qu’un ensemble divers de systèmes ? Un mot

52 ● MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006


Quel(s) monde(s) après le capitalisme ?

d’ordre des zapatistes – « Un monde où d’autres mondes sont possibles » –


et un autre du Forum social mondial – « Pas un mais d’autres mondes sont
possibles » – sont des appels à la création d’une multiplicité de systèmes
alternatifs possibles.
Par ailleurs, l’idée d’étendre à toute l’humanité les idéaux libéraux
(démocratie, liberté, égalité, fraternité) n’est-elle pas également une façon
de reproduire des schémas épistémiques occidentalistes ? Lorsqu’un mou-
vement indigène comme les zapatistes du Chiapas affirme que « nous
sommes égaux parce que nous sommes différents », ils expriment une
notion d’« égalité concrète » qui remet en question l’« égalité abstraite » issue
de l’imaginaire libéral qui efface le visage des personnes. Les indigènes ne
veulent pas nécessairement être « intégrés » au monde occidental au nom
des idéaux libéraux : ils veulent plutôt que leur monde soit traité dans
l’égalité sans que sa différence ne soit effacée. Il en va de même pour les
féministes musulmanes, les mouvements afro-caribéens et les partis boud-
dhistes en Asie, ainsi que pour tous les mouvements anti-systémiques qui
partent d’épistémologies « autres ». N’est-il pas fondamental de décoloniser
les visions du monde et de s’ouvrir à l’universalité diverse, à la diversalité
épistémique et cosmologique de la planète ? Ne faudrait-il pas admettre
dans la discussion des cosmologies non occidentales qui, loin de traiter la
nature comme un moyen servant des fins instrumentales, la traitent comme
une fin en soi pour l’humanité ?
En continuant à nous inspirer exclusivement des cosmologies et épisté-
mologies occidentales pour imaginer d’autres mondes possibles, nous ris- 17 Voir R. GROSFOGUEL,
« The Implications of
quons de reproduire, à gauche, les « grands desseins » occidentaux qui se Subaltern
sont imposés historiquement au monde non occidental dans le cadre des Epistemologies for
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expansions impériales et coloniales.17 Le socialisme du XXe siècle n’a-t-il Global Capitalism :
Transmodernity,
pas été, précisément, un grand dessein occidental à caractère colonial qui Border Thinking and
s’est imposé comme un modèle unique face au capitalisme ? Il faudrait Global Coloniality » in
repenser cette question à partir d’une pluriversalité épistémique qui nous W. I. ROBINSON et
R. APPLEBAUM (éds.),
permette d’imaginer de multiples mondes alternatifs possibles face au Critical Globalization
mono-monde capitaliste. Comme le dirait Walter Mignolo en s’inspirant Studies, Londres,
d’Edouard Glissant : la reconnaisance de la diversalité épistémique conduit Routledge, 2005.
à la diversalité comme projet universel.18 18 Cf. W. MIGNOLO,
Local Histories/Global
La diversalité nous conduirait vers un monde anticapitaliste transmo- Designs : Essays on the
derne, par opposition à un monde « postmoderne » eurocentré qui serait Coloniality of Power,
un prolongement de la modernité/colonialité du système-monde capita- Subaltern Knowledges
and Border Thinking,
liste. La transmodernité est le projet utopique proposée par le philosophe Princeton University
et théologien de la libération Enrique Dussel, afin de dépasser la version Press, 2000.
eurocentriste de la modernité.19 19 Voir E. DUSSEL,
Face au projet de Habermas, qui ressemble, à certains égards, à celui de 1492: El encubrimiento
Wallerstein en promouvant la pleine réalisation d’une modernité jusqu’ici del Otro : Hacia el
origen del « mito de la
inachevée, la transmodernité selon Enrique Dussel se donne pour pers- modernidad, La Paz
pective l’achèvement du projet inachevé de la décolonisation. Dussel (Bolivie), Plural, 1994 ;
plaide pour une multiplicité de projets décolonisateurs formulés à partir Hacia una filosofía
política crítica, Bilbao,
des multiples sites épistémiques des peuples colonisés. La transmodernité Desclée de Brouwer,
s’efforce de dépasser le projet moderne par la resignification des élements 2001.

MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006 ● 53


Le nouvel esprit utopique

Les damnés de la terre aspirent signifiants de la modernité à partir


de la perspective épistémique des
à un monde où se pratique la sujets « autres », non occidentaux,
que la modernité a exclus et effacés
solidarité entre « égaux-divers » quand il ne les a pas exterminés.
au sein d’un « pluri-vers » (ou Le mouvement zapatiste constitue
un bon exemple d’une lutte décolo-
monde de multiples mondes), nisatrice, anticapitaliste et transmo-
derne. Les zapatistes critiquent la
où les sujets sont issus de démocratie libérale occidentale sans
mondes différents. refuser la démocratie en soi et sans
se replier sur des positions indigé-
nistes fondamentalistes. Ils propo-
sent de redéfinir la notion de démocratie à partir des pratiques et des cos-
mologies indigènes locales, comme l’indiquent des mots d’ordre zapatistes
tels que « commander en obéissant » et « Nous sommes égaux parce que
nous sommes différents ».
Penser à partir des damnés de la terre, comme l’ont fait des intellectuels
de la subalternité dé-coloniale tels que Franz Fanon, Gloria Anzaldúa et
Aimé Césaire, ouvre de nouveaux chemins à l’utopistique. Les damnés de
la terre aspirent à un monde où se pratique la solidarité entre « égaux-
divers » au sein d’un « pluri-vers » (ou monde de multiples mondes), où les
sujets sont issus de mondes différents. Fraterniser avec un « autre » issu du
même monde n’est pas une démarche aussi radicale que de fraterniser
avec un « autre » issu d’un « autre monde », comme l’illustrent les pratiques
de vie de Fanon, Anzaldúa et Césaire. L’éthique dé-coloniale n’est pas
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concevable si l’on part uniquement de l’utopistique eurocentriste qui
risque de reproduire, au nom d’un système historique alternatif, les grands
desseins impériaux et coloniaux. ●

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