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Le poids des organisations internationales dans les

réformes des politiques sociales


Yves Surel
Dans Informations sociales 2010/1 (n° 157), pages 36 à 43
Éditions Caisse nationale d'allocations familiales
ISSN 0046-9459
DOI 10.3917/inso.157.0036
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Comment fabriquer une politique sociale ?
Les cadres conceptuels de l’action publique

Le poids des organisations


internationales dans les réformes
des politiques sociales
Yves Surel – politiste


Dans quelle mesure les organisations internationales influent-
elles sur les orientations des politiques sociales nationales ? Les
paradigmes qu’elles véhiculent entraînent-ils, au bout du
compte, une certaine homogénéisation des axes des politiques
menées dans les différents pays occidentaux ? Cet article
montre à la fois les dynamiques de transformation à l’œuvre
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mais également comment chaque contexte sociopolitique
national conduit à retraduire en quelque sorte ces modèles.

L’analyse des politiques publiques a montré depuis longtemps que les périodes de
crise sont souvent accompagnées ou suivies de réévaluation des principes qui
guident ordinairement l’action publique. La dégradation « objective » des
indicateurs macroéconomiques (croissance, chômage, inflation, solde de la balance
commerciale) ouvre, en effet, parfois une phase d’interrogation sur les objectifs
et les recettes qui animent l’action de l’État. La période récente, marquée par les
conséquences multiformes de la crise financière de 2008, n’échappe pas à cette
règle et voit ainsi poindre de nouvelles interrogations sur la légitimité de l’État
et/ou du marché à réguler les sociétés contemporaines. S’il est encore trop tôt pour
tenter de qualifier les principes d’action et les outils qui détermineront la légitimité
des politiques publiques et notamment des politiques sociales dans les années à
venir, un regard rétrospectif est possible sur les paradigmes antérieurs et sur le rôle
qu’ont pu jouer diverses organisations internationales dans la production et la dif-
fusion des axes considérés comme légitimes de l’action publique.
Les transformations récentes des politiques sociales en particulier, et des politiques
publiques en général, sont en effet souvent associées à des changements pro-
fonds dans la perception même du rôle de l’État et dans la façon dont les acteurs
décisionnels définissent et légitiment leurs décisions. L’émergence pour certains
d’une gouvernance multiniveaux attesterait en particulier d’une perte d’autonomie
des acteurs politico-administratifs nationaux sur l’élaboration comme sur la mise
en œuvre des politiques publiques. Concurrencés par « le bas » au travers des

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Les cadres conceptuels de l’action publique

politiques de décentralisation et de l’affirmation d’un échelon local de gouverne-


ment, les États seraient surtout progressivement dépossédés « par le haut » en
raison de pressions communes nourries par la globalisation (Held, 1999). Derrière
ce terme générique de « globalisation », en lui-même contestable et contesté, on
trouve en effet toute une série de dynamiques structurelles (l’interdépendance
croissante des économies, le réchauffement climatique, etc.) et de pressions
adaptatives nouvelles liées à la valorisation croissante des normes et des institutions
internationales. Se développe alors le sentiment d’une convergence accrue des
politiques sociales par un double effet de rapprochement des problèmes (nouvelles
pandémies, nouveaux risques, etc.) et des solutions, les axes et contenus des
réformes étant initiés par des organisations internationales et/ou régionales de plus
en plus influentes. Le présent article cherche principalement à remplir trois
objectifs : il vise tout d’abord à décrire plus précisément ces dynamiques de
transformation, en insistant sur la notion de paradigme et sur les mécanismes de
transfert parfois isolés ; il entend par la suite tester ces notions sur les réorienta-
tions récentes des politiques sociales ; il tend à montrer enfin que les effets de ces
processus sont parfois à nuancer et à relativiser.
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Un changement de paradigme dans les politiques sociales ?

Hypothèses explicatives des changements de paradigme


L’explication des changements de politique publique repose sur des notions et des
hypothèses variées (Hassenteufel, 2008) qui tentent de déconstruire les réformes
observées en s’interrogeant sur leur temporalité, leurs modalités et leurs effets.


L’une des notions les plus connues, proposée par Peter Hall, entend montrer
que les réorientations substantielles des politiques publiques sont déterminées par
ce qu’il appelle des changements de paradigme des politiques publiques (Hall,
1993). Pour lui, en effet, les principes structurant
et légitimant les politiques publiques s’apparen- (...) les réorientations substantielles
tent à des ensembles cohérents de valeurs et de des politiques publiques sont déterminées par
connaissances, qui définissent la nature des ce que [Peter Hall] appelle des changements de
problèmes à traiter et les cadres possibles de paradigme des politiques publiques (...).

régulation de ces problèmes par l’État. Dans
son analyse de la diffusion dans la plupart des grands pays occidentaux de
principes keynésiens au sein des politiques macro-économiques depuis les années
1930-1940, il montre ainsi que les théories de John Maynard Keynes ont été peu
à peu intégrées, adaptées et diffusées par des acteurs politico-administratifs, jusqu’à
justifier un interventionnisme poussé de l’État dans des marchés jugés en
déséquilibre. Bien plus, de la même façon que la science évolue par des réorien-
tations périodiques rythmées par des changements de paradigme (Kuhn, 1972) (1),
P. Hall estime que les réformes de l’État sont souvent le fait de contextes de crise,
tout à la fois objectifs et paradigmatiques, qui nourrissent de nouvelles interro-
gations sur le fonctionnement de l’État et servent en définitive à produire de

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Les cadres conceptuels de l’action publique

nouvelles connaissances et de nouvelles lignes directrices pour les politiques


publiques. Ainsi, c’est le constat croissant des déficiences des plans de relance key-
nésiens des années 1970 couplé à une crise économique profonde liée aux chocs
pétroliers, qui détermina, selon lui, la production de diagnostics différents, issus
de la théorie monétariste, diagnostics progressivement saisis et traduits politi-
quement par des leaders conservateurs comme Ronald Reagan et Margaret
Thatcher en politiques de dérégulation des marchés et de retrait de l’État.

De nouveaux paradigmes dominants


Cette analyse initiale interroge à plus d’un titre la compréhension des changements
observés dans les différentes formes d’État-Providence ces dernières années. La
question la plus simple consiste à se demander si l’accumulation des réformes
récentes a une cohérence telle que l’on puisse parler d’un changement global de
paradigme. En observant certains domaines, tels que les politiques de lutte contre
la pauvreté (Paugam, 2005) ou encore les réformes des systèmes de retraite (Palier,
2003), il est frappant de voir que nombre de principes et de diagnostics furent simi-
laires : dénonciation des politiques antérieures pour leur inefficacité et/ou pour ne
pas avoir remédié véritablement aux mécanismes d’exclusion sociale ; individua-
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lisation et ciblage croissant des dispositifs de protection ; accroissement du rôle des
acteurs privés (cas des assurances en matière de retraites), etc. Il serait nécessaire
de détailler et de nuancer plus avant ces éléments, mais d’une façon générale et
volontairement schématique, il est possible d’avancer ici comme explication à
ces tendances convergentes l’émergence et l’institutionnalisation de nouveaux
paradigmes dominants dans les politiques sociales, paradigmes marqués par
l’affirmation d’un « référentiel de marché » (Muller, 2009) ou d’une orientation
néolibérale remettant en cause les figures antérieures de « l’État protecteur ».
D’autres formulations ou imputations sont possibles, en soulignant par exemple
le rôle de « la troisième voie » (2) théorisée par Anthony Giddens (Giddens, 1998)
et mise (au moins partiellement) en œuvre par Tony Blair et le New Labour en
Grande-Bretagne (Faucher-King et Le Galès, 2007). Reste l’idée de l’émergence
progressive d’une nouvelle « question sociale » selon l’expression de Pierre
Rosanvallon (Rosanvallon, 1995), qui a progressivement légitimé et nourri des
réformes profondes des politiques sociales dans la plupart des grands pays
occidentaux à partir des années 1980.

Des paradigmes internationaux ?

Le rôle des think tanks


La question qui se pose ensuite est celle de savoir d’où viennent ces nouvelles
représentations de la société et de l’État constitutives des nouveaux paradigmes
des politiques sociales. Pour reprendre à nouveau les travaux de P. Hall, l’un des
intérêts supplémentaires de son analyse des changements de politiques publiques
repose sur le fait qu’il met en avant le rôle de certains acteurs dans la production

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et la diffusion de ces nouveaux axes de développement de l’action publique. En


simplifiant, on peut dire que son analyse visait en particulier à mettre en avant le


rôle de « traduction » que parvenaient à remplir certains acteurs entre le monde
scientifique, où les changements de paradigme sont liés à des dynamiques de
connaissance, et le monde politique, où les changements de paradigme sont indis-
sociablement liés aux règles de la compétition
électorale et des logiques de conquête et d’exer- (...) les organismes internationaux
cice du pouvoir. Dans le cas des politiques jouèrent un rôle essentiel dans ces réformes
monétaristes portées par les partis conserva- de politiques macroéconomiques, dont les
teurs au cours des années 1980, de nombreuses
conséquences furent dès l’origine, directement ou
analyses pointèrent par exemple le rôle des think
tanks dans la captation et la redéfinition des indirectement, décisives pour la réorientation
connaissances scientifiques en axes de dévelop- ultérieure des politiques sociales.

pement de nouvelles politiques publiques . (3)

Ainsi, en Grande-Bretagne, l’un des plus connus reste sans nul doute le Centre for
Policy Studies, créé dès 1974 par Sir Keith Joseph, qui devait fournir au gouverne-
ment conservateur de M. Thatcher à partir de 1979 un substrat idéologique et des
idées de réforme de l’action publique dans une pluralité de secteurs.
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Le rôle des organismes internationaux
Parallèlement aux think tanks, les organismes internationaux jouèrent un rôle
essentiel dans ces réformes de politiques macroéconomiques, dont les consé-
quences furent dès l’origine, directement ou indirectement, décisives pour la
réorientation ultérieure des politiques sociales. Ainsi, pour l’Amérique latine,
cite-t-on souvent en exemple le « consensus de Washington », une série d’axes
souhaitables de développement des politiques publiques, initialement définie par
l’économiste John Williamson, et qui devait ensuite être endossée et promue par
plusieurs grandes organisations internationales, en particulier la Banque mondiale.
Sans entrer dans le détail, les problèmes endémiques de développement et de sta-
bilisation de l’économie y étaient vus comme liés à une insuffisante libéralisation
des forces productives et à une place excessive de l’État et/ou de l’économie
informelle qui appelaient des réformes drastiques. Parmi les axes de réforme
souhaitables, le « consensus de Washington » listait la libéralisation du commerce,
la réforme fiscale ou encore des politiques sociales ciblées sur les plus pauvres.
Ces processus globaux ont été également identifiés dans les politiques sociales.
Ainsi, pour reprendre toujours le cas des retraites, Bruno Palier met en avant la
publication en 1994 par la Banque mondiale d’un document, Adverting the Old-Age
Crisis : Policies to Protect the Old and Promote Growth, qui structura (positivement ou
négativement, en suscitant des rejets et des débats) assez largement les réformes
ultérieures des politiques de retraites. De façon plus précise, ce rapport identifiait
les problèmes croissants des systèmes de retraites hérités des années 1930 et de
l’immédiat après-guerre : un vieillissement démographique renchérissant la charge
financière en modifiant le rapport entre actifs et inactifs ; des modes de finance-

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Les cadres conceptuels de l’action publique

ment trop coûteux basés sur le principe de la répartition, etc. En découlaient des
propositions de réforme à prétention universelle, applicables aussi bien dans les
pays les plus industrialisés que dans ceux en voie de développement, fondées sur
le principe de la capitalisation. On trouve notamment dans ce rapport le thème
d’une structuration des régimes de retraite autour de trois piliers principaux : un
pilier public, visant à garantir un minimum de retraites, en particulier pour les plus
pauvres ; un pilier obligatoire, individuel ou professionnel, incitant les individus à
épargner pour leur propre retraite, mais fixé à un niveau suffisamment bas pour
permettre l’existence d’un troisième pilier ; ce dernier, non obligatoire, repose
sur des mécanismes d’épargne individuelle, passant notamment par des incitations
fiscales et/ou des placements sur les marchés financiers. Soucieuse de montrer le
caractère tout à la fois pragmatique et efficace de ces nouveaux dispositifs, la
Banque mondiale mit en avant dans le même rapport des pays caractérisés depuis
longtemps par une configuration analogue, la Suisse, ou des pays ayant pratiqué
avec succès la réforme d’un régime à un autre, le Chili. L’examen des réformes
entreprises, en particulier en Europe ces dernières années, pourrait montrer à
quel point ces principes structurants, comme les justifications avancées, sont un
reflet plus ou moins fidèle des diagnostics et solutions préconisées par la Banque
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mondiale, ainsi que par d’autres organisations internationales, comme
l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Le rôle de l’Union européenne


Parallèlement à ce rôle des organisations internationales, il faudrait, par ailleurs,


insister sur l’influence d’autres institutions supranationales, en particulier l’Union
européenne. Depuis le sommet de Lisbonne de 2000, à l’origine de l’idée d’une
« économie de la connaissance » en Europe, de nombreuses propositions de
réforme ont en effet été élaborées, puis
(...) de nombreuses propositions
diffusées par l’Union européenne en direction
de réforme ont en effet été élaborées, puis
“ de ses États-membres. Il en est ainsi pour ce
diffusées par l’Union européenne en direction qui est parfois qualifiée de « Stratégie
de ses États-membres. européenne pour l’emploi » (SEE), dont les
objectifs énoncés par la Commission elle-
même visent « à encourager les échanges d’informations et le dialogue entre les États membres,
afin de définir des solutions ou des bonnes pratiques et de créer des emplois plus nombreux et de
meilleure qualité dans chaque État membre ».
Par ce biais, les instances communautaires ont mis en place des mécanismes de
concertation et de confrontation d’expériences, en particulier dans la cadre de la
« Méthode ouverte de coordination » (Moc) qui tend à mutualiser les connais-
sances, à partager les analyses et à favoriser des réformes convergentes en matière
de lutte contre le chômage notamment. Si les initiatives communautaires restent
limitées en termes de politiques européennes stricto sensu, elles n’empêchent donc
pas de voir dans les réformes récentes la « main invisible » (4) de l’Union européenne
(Lahusen, 2007).

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Les cadres conceptuels de l’action publique

Des paradigmes internationaux


aux politiques sociales nationales
Ces différents éléments montrent que les axes récents de réforme des politiques
sociales, et même plus généralement de nombreuses politiques publiques
sectorielles, ont souvent émané d’études, de rapports ou de propositions plus
informelles produits par les organisations internationales. Elles ne sont certes
pas les seules instances d’élaboration des diagnostics et solutions devenus
progressivement légitimes autour des politiques sociales. D’autres acteurs et
institutions jouent un rôle essentiel : c’est le cas de l’Union européenne, on l’a vu,
pour ses États-membres, de certains think tanks influents, et c’est aussi toujours
largement vrai du rôle de proposition classiquement occupé par les partis
politiques ou les différentes organisations représentatives dans les démocraties
contemporaines.

Une influence difficile à évaluer


Il existe un premier problème d’analyse, qui tient à la difficulté de mesurer avec
précision la part relative qu’occupent ces organisations internationales dans la
gestation et la diffusion de ces paradigmes de politique publique. L’idée avancée,
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de façon parfois polémique, d’une influence massive de ces organisations dans les
réformes actuelles des politiques sociales, est en effet difficile, voire impossible, à
prouver. Leur capacité à générer des informations et des propositions est indé-
niable, ainsi que leur aptitude à diffuser leurs
résultats auprès des États, par le biais de (...) les organisations internationales sont
rapports, mais aussi par la socialisation des élites
clairement au centre des « communautés
politico-administratives nationales au sein des
réseaux internationaux d’experts. En ce sens, épistémiques » (...) autour desquelles s’élaborent
en matière de politiques sociales comme dans les politiques sociales contemporaines.

d’autres domaines d’ailleurs, les organisations
internationales sont clairement au centre des « communautés épistémiques » (Haas,
1992) autour desquelles s’élaborent les politiques sociales contemporaines. Mais
ces mêmes organisations internationales ne détiennent ni le monopole de cette
fonction de structuration, ni des moyens nécessairement supérieurs aux ressour-
ces d’influence caractéristiques d’autres organisations ou institutions. Si dans le cas
du Fonds monétaire international ou de la Banque mondiale, elles disposent par-
fois d’un réel pouvoir coercitif sur les États notamment par le biais des aides
conditionnées à des réformes domestiques, leur influence sur les politiques natio-
nales est souvent plus informelle et donc moins aisément isolable et identifiable.
Dans le cas précité des récentes réformes des retraites, leur rôle a pu être jugé
décisif, tant nombre de politiques semblent avoir emprunté les formes prescrites
par la Banque mondiale. Il est pour autant difficile d’imputer à cette dernière une
influence exclusive et première dans ce domaine, tant les diagnostics et solutions
semblent faire l’objet de retraductions et de déclinaisons propres à chaque contexte
sociopolitique national.

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Les cadres conceptuels de l’action publique

Des effets à nuancer


Bien plus, au-delà même de cette question de l’imputation des idées de réforme,
il est possible de nuancer les effets concrets de ces propositions internationales sur
les politiques nationales. Lorsqu’il avait examiné les conséquences réelles des
réformes entreprises par R. Reagan et M. Thatcher sur leurs États-Providence
respectifs dans les années 1980, Paul Pierson avait par exemple montré que le désir
de réforme soutenu par ces nouveaux paradigmes d’action publique bute sur la
résistance des clientèles concernées et sur la grande complexité des configurations
institutionnelles que les acteurs politiques souhaitent modifier (Pierson, 1994).


Ainsi, dans le cas des États-Unis, la volonté affichée par R. Reagan de « retrancher »
l’État de la protection sociale avait-elle été fortement édulcorée par la mobilisation
des retraités, soucieux de conserver les avantages acquis. Dès lors, selon P. Pierson,
l’hypothèse d’un changement paradigmatique
La responsabilité des organisations des politiques publiques s’en trouve fortement
internationales est (...) souvent un argument
“ amoindrie, tant les institutions et les intérêts
invoqué par les acteurs concernés pour justifier leur se révèlent être de puissants facteurs d’inertie.
opposition aux réformes entreprises. Dans le cas des politiques récentes, les résis-
tances au changement persistent, que ce soit à
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l’encontre des réformes des systèmes de retraite ou d’autres pans de la protection
sociale. La responsabilité des organisations internationales est même souvent un
argument invoqué par les acteurs concernés pour justifier leur opposition aux
réformes entreprises. Au-delà de leur capacité à initier des réformes, ce sont ainsi
les effets mêmes de ces réorientations paradigmatiques qui semblent devoir être
nuancés.
***
Souvent présentées comme l’un des vecteurs des transformations des logiques de
gouvernement, au point que la période actuelle verrait apparaître une gouvernance
multiniveaux, corollaire au niveau politique de la globalisation économique et
culturelle, les organisations internationales ont bien joué un rôle d’expertise et de
proposition qui a pu influencer les réformes de l’État-Providence entreprises
depuis une vingtaine d’années. Les paradigmes structurant actuellement les
politiques sociales sont indéniablement, au moins pour partie, un produit de
l’activité cognitive et normative de ces institutions supranationales. Elles ne sont
pour autant qu’un acteur parmi d’autres des processus de recomposition des
politiques sociales, dont les effets sont souvent « filtrés » par les acteurs et les
institutions nationales. La crise actuelle, ouverte par la déstabilisation des marchés
financiers en 2008, est d’ailleurs une nouvelle preuve de ce caractère complexe et
pluraliste des processus sociopolitiques de régulation. En incitant à des révisions
plus ou moins profondes des politiques sociales, la crise renforce en effet tout à
la fois l’influence des organisations internationales, comme le FMI, mais elle tend
également paradoxalement à légitimer de nouvelles formes d’interventionnisme
étatique, comme l’atteste la réforme de la Sécurité sociale américaine entreprise par
le président Barack Obama.

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Les cadres conceptuels de l’action publique

Notes

1 - Pour Thomas Kuhn, la science évolue par des phases alternant développement progressif des connais-
sances autour d’un paradigme dominant (phase dite de la « science normale ») et période de rupture
« révolutionnaire » liée à l’émergence de nouvelles représentations du monde et de nouvelles méthodes
de recherche. Loin d’avoir une dynamique linéaire, la science connaît ainsi périodiquement des séquen-
ces de réorientation brutale au terme de crises paradigmatiques liées à l’épuisement des problématiques
et des postures antérieures.

2 - Schématiquement, la « troisième voie » renvoie à une entreprise tout à la fois politique et intellec-
tuelle de synthèse entre capitalisme et social-démocratie. Elle a servi de cadre idéologique légitimant à
de nombreuses tentatives de réforme de la gauche en Occident, à commencer par la rénovation du
travaillisme britannique.

3 - NDLR : Cf. l’article d’Antoine Schwartz dans ce numéro, p. 60.

4 - L’expression renvoie à l’idée classiquement développée par Adam Smith dans La Richesse des nations
d’une autorégulation du marché entre agents libres et rationnels. Il faut y voir une double référence au
caractère tout à la fois implicite et néolibéral des influences exercées par l’UE sur les Etats-membres.

Bibliographie
 Faucher-King F., Le Galès P., 2007, Tony Blair, 1997-2007. Le bilan des réfor-
mes, Paris, Presses de Sciences Po.
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 Giddens A., 1998, The Third Way. The Renewal of Social Democracy,
Cambridge, Polity.
Haas P., 1992, « Introduction : Epistemic Communities and International
Policy Coordination », International Organization, vol. 46, n° 1, p. 1-35.
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 Hassenteufel P., 2008, Sociologie politique : l’action publique, Paris, Armand Colin.
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