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Une minute, une seconde, un quart de seconde : vision

photographique dans La Bête humaine d'Émile Zola


Yvonne Bargues Rollins
Dans Romantisme 2007/1 (n° 135), pages 87 à 97
Éditions Armand Colin
ISSN 0048-8593
ISBN 9782200923884
DOI 10.3917/rom.135.0087
© Armand Colin | Téléchargé le 22/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.159.191.24)

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Yvonne BARGUES ROLLINS

Une minute, une seconde,


un quart de seconde :
vision photographique dans
La Bête humaine d’Émile Zola

« Il était une fois un regard… [qui] aperçoit un œil… ce regard croit


voir son œil… monte en lui… le besoin irraisonné d’appartenir à cet œil-
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là, d’en être le regard » 1. Philippe Bonnefis commente alors le passage de La
Bête humaine où Jacques voit s’accomplir un crime dans l’express de six
heures. Jacques, continue le critique, « c’est le nom dont le regard est
appelé ». Réduisant Jacques à un regard, Bonnefis a touché la cible. Mais il ne
voit que deux lieux qui orienteraient l’espace symbolique du livre : rouge, à
La Croix-de-Maufras, la Chambre de l’Acte ; de couleur indifférente, à Paris,
la Chambre d’Écoute (101). Or le crime de Roubaud et celui de Flore se pas-
sent dans le train. En fait, la Chambre rouge, le lieu du crime de Jacques, est
moins importante que le compartiment du train en marche où se commet le
meurtre auquel Jacques ne cessera de s’identifier. Quant à la Chambre du tri-
bunal, elle n’est nullement cruciale à l’entendement du crime. En revanche,
dans le train et la chambre de Paris se jouent les enjeux des crimes les plus
inhumains. Le nœud du roman se noue dans ce compartiment du train, ou
plutôt dans l’encadrement de la vitre par laquelle Jacques Lantier voit le crime
auquel il ne cessera de penser jusqu’au moment où il tue Séverine 2.
1. Philippe Bonnefis, L’Innommable : essai sur l’œuvre d’Émile Zola, SEDES, 1984, p. 105.
C’est moi qui souligne, comme dans toutes les citations ultérieures, sauf mention contraire.
2. Émile Zola, La Bête humaine. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, t. IV,
p. 1050 et 1298. Toutes les références à ce texte renverront à cette édition.

Romantisme no 135 (2007-1)


88 Yvonne Bargues Rollins

Roman « judiciaire » (Zola), le texte offre à notre jugement l’interpré-


tation du juge, celui qui sait faire parler le regard d’un suspect. Parmi les
témoins, Jacques est le seul à avoir vu deux crimes violents : ceux de Rou-
baud et de Flore. Mais qu’a-t-il vu exactement ? Tout l’art de Zola
consiste à faire naître le soupçon chez le lecteur, tout comme chez cer-
tains personnages : Roubaud et sa femme ne sont pas certains de ce que
Jacques a vraiment vu. Lui-même se contredit plusieurs fois. Tout
d’abord décidé à ne rien dire de ce qu’il a vu par la vitre du train, il se
met à parler, comme malgré lui : « j’étais justement là-bas […] et j’ai
bien cru voir quelque chose, au moment où le train a passé […] les pro-
fils fuyants des deux hommes, l’un renversé, l’autre le couteau au poing »
(1074-1075). Un autre exemple de ce doute est attribué au témoin ocu-
laire du crime : Jacques déclare à Séverine avoir vu Flore pousser les che-
vaux sur la voie, devant le train. Elle ne le croit pas et attribue sa vision
à la fièvre : « je l’ai vue, comme je te vois », lui répond-il (1180). Or, à
moins d’une lecture fort soigneuse, nou pourrions nous-mêmes accuser
Zola de négligence puisqu’il dit que c’est Henri qui le premier a vu le far-
dier sur la voie tandis que Jacques aurait eu une sorte d’absence : « Jac-
ques, à ce moment suprême […] regardait sans voir » (1259). Quelques
phrases plus loin, après avoir mentionné que Pecqueux aussi avait vu
avant Jacques, Zola ajoute : « Et Jacques […] vit tout, comprit tout […]
tout cela avec une netteté si aiguë, qu’il distingua jusqu’au grain des deux
pierres » (1264). On pourrait alors réagir comme Séverine elle-même à
propos du meurtre de Grandmorin quand elle demandait à son amant :
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« au juste, qu’avais-tu vu ? – Mais ce que j’ai dit chez le juge, rien de
plus : un homme qui en égorgeait un autre » (1201).
Si le souci du témoin est donc de se souvenir de ce qu’il a vu, celui du
criminel est bien sûr d’essayer de ne pas être vu mais aussi de se deman-
der si on l’a vu. Séverine s’étonne à plusieurs reprises que personne ne les
ait vus, elle et Roubaud, tandis qu’ils rejoignaient leur wagon, l’acte
accompli (1198). Quant à Jacques, il prend soin de ne pas être vu le soir
où il quitte la maison en cachette avec l’intention de revenir tuer Rou-
baud (1291). De même que Séverine s’étonnait que personne ne les ait vus
monter dans le train, le juge Denizet demande à Roubaud : « Comment
se fait-il que vous n’ayez pas vu l’homme, s’il est réellement monté ? »
(1096). Mais le juge a un pouvoir que les autres n’ont pas, celui de faire
parler un regard. Si les témoins ont mal vu, lui, tout au contraire, « se
flattait d’être de l’école des juges voyeurs et fascinateurs, ceux qui d’un
coup d’œil démontent un homme ». Zola souligne ce pouvoir du juge en
notant à plusieurs reprises ses « gros yeux clairs » dont les lourdes paupières
s’élèvent afin qu’entre la « lumière » de « l’aveuglante réalité » (1311).
Quasi farcesque, le jeu des yeux du juge souligne son aveuglement. Et
quand le Secrétaire d’État le comble d’éloges pour sa perspicacité – « Vous
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seul avez vu clair » – on pense aux dernières paroles prononcées par Pec-
queux, avant la scène finale où il tuera Jacques : « Faut ouvrir l’œil quand
on veut voir clair » (1301).
Ouvrir ou fermer l’œil, voir ou ne pas voir, l’acte judiciaire dépend de
ce jeu du regard. Mais, plus encore, le juge est capable de dévoiler un cri-
minel dans son regard même : « Moi, c’est aux yeux que je les reconnais »
(1103). Or c’est là l’opinion reçue puisque même Jacques, interrogé à
propos de Roubaud, pense ainsi : « Lui aussi aurait pu tuer : cela ne se
lisait-il pas dans ses yeux ? » (1094). Le lien de la vision avec la vérité
judiciaire ou romanesque est exprimé le plus simplement par Misard, le
seul criminel du roman qui ne sera jamais vu par personne. Croyant
avoir vu sur la voie un individu étalé, il va chercher sa lanterne car « faut
voir clair pour savoir » (1048).
Tout ce qui a trait à la bonne marche du train dépend de l’acuité de
la vision du mécanicien et du conducteur : « sur la Lison, Jacques […] ne
quittait plus la voie des yeux […] toutes les forces de son être étaient
dans ses yeux qui veillaient » (1131-1132). Jacques est donc devenu un
regard, indispensable à la sécurité des voyageurs du train, suivant le repé-
rage des signaux. L’enjeu du voyage mythique est dans la capacité du
héros de voir les signaux d’où dépendent la vie et la mort. On retrouve la
même fixité du regard quand Flore guette le train de Jacques afin de le
détruire, « toute à l’attente, […] les yeux fixés au bout de la voie » (1253).
Après l’accident, Flore, cherchant Jacques avec frénésie, fouillant ardem-
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ment des yeux pour voir, sera la première à le découvrir (1265). Mais la
vue n’est pas toujours claire, selon l’heure ou le temps qu’il fait. À plu-
sieurs reprises Zola décrit la confusion des signaux dans les gares, ou sur
la voie : « c’était une confusion à cette heure trouble de l’entre chien et
loup » (1020). Au début du voyage dans la neige, Jacques murmure : « Le
diable m’emporte si l’on voit un signal ! ». Il s’inquiète alors quand il
constate qu’il ne verra pas les signaux rouges fermant la voie « à distance
réglementaire ». Le voyage se poursuit dans l’angoisse de la cécité : « Un
vrai voyage à tâtons dans tout ce blanc ! » (1161, 1166).
Cet impérieux besoin de Jacques se retrouve chez plusieurs person-
nages du roman. Mais il est le principal « regardeur-voyeur », tel que le
définit Philippe Hamon 3. Le critique a raison de nous rappeler que
« tout projet réaliste […] privilégie le regard » et entraîne donc la néces-
sité d’un « pouvoir-voir » du personnage-spectateur. Il est certain que
dans la plupart des romans de Zola le « vouloir-voir » des personnages
justifie l’intrusion d’une description, mais dans La Bête humaine, ce
besoin, ce désir fou de voir va beaucoup plus loin qu’un savoir décrire
3. Le Personnel du roman : le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile
Zola (1983), Genève, Droz, 1998.

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qui appartient à l’auteur (69-88). Par exemple, l’empressement de Jac-


ques à suivre Misard vers le cadavre de Grandmorin n’a d’égale que sa
fièvre de voir. La fascination qu’il éprouve à regarder « cette masse
inerte » est liée à sa psyché de meurtrier : « Il y avait, dans sa fièvre […]
surtout le besoin de voir ça, la soif inextinguible de se rassasier les yeux de
cette loque humaine […] son prurit de meurtre s’exaspérait comme une
concupiscence, au spectacle de ce mort tragique » (1048, 1050). Et ce
besoin revient au galop la nuit où Séverine lui fait l’aveu de son meurtre :
« Il ne pouvait toujours fermer les paupières, ses yeux au contraire s’irri-
taient, dans un besoin de voir » (1207). Cette volonté si aiguë de voir
réapparaît chez le mécanicien tandis qu’il conduit la Lison au milieu du
brouillard et de la neige : « les yeux fixes si absorbé en son vouloir, qu’à
deux reprises il eut l’hallucination de brusques étincelles sanglantes »
(1163). La volonté de voir fait surgir un monde mystérieux, celui du
fantastique, qui sort tout à fait du monde réel quand Zola fait allusion au
« regard de flamme » de Flore, guettant Jacques. Plus loin, il réduit les
deux amoureuses de Jacques à des regards « se croisant comme des
épées » (1230).
Si la volonté de voir est d’une force inouïe chez Jacques et Flore, elle
peut toucher même les morts puisque le cadavre de Phasie semble suivre
des yeux son mari fouillant la chambre. Le désir de voir est donc plus fort
que la mort ; pour Jacques, ce désir peut aller jusqu’à causer la mort de
la femme qu’il aime. C’est pourquoi sa volonté de voir quand il conduit
le train s’oppose, dans sa vie privée, à un refus de voir Séverine quand il
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la désire. Après avoir éprouvé pour la première fois le désir de tuer Séve-
rine, Jacques met toute sa volonté à ne pas la regarder car « s’il la revoyait
[…] malgré lui sa main se lèverait » (1208). Par la suite, hésitant de plus
en plus à rencontrer la jeune femme, il exige que ce soit sans lumière
(1229). À la Croix-de-Maufras, après le départ d’Henri Lavergne,
Jacques est repris par l’ancien frisson : « Depuis quelques temps, il ne
pouvait plus la posséder en plein jour, ni même à la clarté d’une bougie,
dans la peur de devenir fou, s’il voyait » (1285). « Un soir, il allait l’étran-
gler quand elle se tourna et éteignit la lampe […] Ce fut une de leurs
plus ardentes nuits d’amour » (1286).
Le renversement brutal du besoin de tuer en besoin d’aimer dépend
donc de la cécité où Jacques est plongé malgré lui. La volonté de voir
rend aveugle, métaphoriquement : malgré ses dons de « voyance », le juge
condamne un innocent. Par contre, la volonté de ne pas voir, aveuglant
littéralement Jacques, sauve alors la vie de sa maîtresse. Le jeu d’ombre et
de lumière, métaphores de la mort et de la vie, s’intensifie dans la scène
du meurtre de Séverine. Tandis qu’elle projette de descendre « sans
lumière » attendre Roubaud derrière la porte, pour le tuer, Jacques
arpente la chambre en évitant de regarder la femme qu’il a forcée à se
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recoucher pour ne plus l’avoir sous ses yeux. Quand celle-ci se lève et
s’approche de lui, la lampe à la main, il s’écrie : « Non, non ! Pas la
lampe ! » Jacques, « voyant cette chair blanche […] leva le poing, armé
du couteau. Mais elle avait aperçu l’éclair de la lame ». La lumière permet
à Jacques de voir son désir tout comme elle permet à Séverine de voir sa
mort et son meurtrier (1292-1297).
Mais si le regard joue un rôle crucial dans le roman, le temps est
l’autre vecteur fondamental à toute enquête judiciaire : temps de la mort
de la victime, emploi du temps des suspects, temps de l’investigation. La
Bête humaine est le roman du Temps par excellence, où le passage des
trains se fait à heures régulières, où les criminels comptent les minutes
qui les séparent de leur acte, où les enquêteurs vérifient les emplois du
temps des uns et des autres, où certains vivent hors du temps, tel Misard.
Les allusions aux bruits qui marquent le déroulement du temps abon-
dent ; l’image de la marche du temps est récurrente, l’horaire des trains
est précis à la minute près et la seconde devient une entité toute puis-
sante. Séverine avoue à Jacques avoir senti la mort de Grandmorin « qui
est venue en trois hoquets, avec un déroulement d’horloge qu’on a cas-
sée » (1202). Tandis que Séverine et Jacques épient Roubaud faisant sa
ronde de nuit afin de l’assassiner, la marche de ce dernier est assimilée au
temps qui les sépare de leur acte : « chaque pas diminuait la distance,
rythmé comme par le balancier inexorable du destin » (1241). Et le soir
où les amants ont projeté de le tuer à la maison de Grandmorin, la mar-
che de la future victime est accompagnée de celle de Jacques, qui l’attend
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dans l’angoisse : « Lui, mécaniquement, s’était mis à marcher aussi dans
la chambre, comme s’il eût compté les pas de l’autre » (1294).
Cette image de l’éternel passage du Temps est finalement symbolisée
dans deux personnages (au sens donné à ce mot par Philippe Hamon), le
vieux Misard et le train. Misard, tel le Bonhomme Misère, s’entête dans
une quête infinie de la richesse : « Continuellement, [il] […] cherchait, il
ne pouvait maintenant donner à sa cervelle une minute de repos […]
sous le tic-tac d’horloge de l’idée fixe » (1281). Quant aux trains : « aux
intervalles réglementaires […] ils passaient inexorables, avec leur toute
puissance mécanique » (1274). Or, le soir où Jacques trouvera la mort
aux mains de Pecqueux, son « train de six heures » (lieu de drames et de
crimes) n’est pas à l’heure. Or ce train de six heures est passé à l’heure
habituelle devant le Tribunal quand le verdict erroné du juge laissait Jac-
ques maître de son destin, comme de la « machine » (1327). Enfin l’objet
utilisé par le juge comme preuve de la culpabilité du braconnier est cette
montre de Grandmorin que Cabuche avait volée.
Si la découverte de la montre symbolise l’importance du temps dans
toute enquête judiciaire, l’attente, vécue par les assassins avant le crime
prémédité est détaillée avec grand soin par Zola. Séverine compte les
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minutes dans le train où Roubaud l’a entraînée pour tuer Grandmorin


(1200). On retrouve ce décompte du temps quand Jacques et Séverine
guettent Roubaud – d’abord dans le noir, à la gare, ensuite dans la mai-
son de la Croix-de-Maufras. Dans ce dernier cas, Séverine prépare un
scénario de roman pour confondre une éventuelle investigation de
l’emploi du temps de Jacques. Ce dernier part ouvertement à trois heu-
res, arrive à Barantin très précisément à cinq heures moins vingt et à six
heures prétend qu’il se couche. Dix minutes plus tard, il sort par la fenê-
tre « sans être vu » et, à très précisément neuf heures moins le quart, il
entre dans la Chambre Rouge. Du point de vue de l’horaire, tout se
déroule comme Séverine l’avait prévu : l’aubergiste de Barantin témoigne
que Jacques a quitté sa chambre à sept heures du matin (1291). Jusqu’à
son arrivée l’emploi du temps de Jacques fonctionne donc, maîtrisé par
Séverine. Mais l’attente de la venue de Roubaud leur fait compter les
minutes, que scande le passage des trains. Ils entendent « son » train, ce
qui signifie que Roubaud « sera ici dans une demi-heure » : « lui, méca-
niquement, s’était mis à marcher […] comme s’il eut compté les pas de
l’autre » (1294). Comme dans le cas de Grandmorin, le temps du crime
est une fois de plus lié à l’horaire des trains et à leur vitesse.
Mais c’est surtout dans le passage où Flore prépare son acte fou que le
décompte mathématique du temps, dans toute la rigidité des horaires des
trains, est le plus soigneusement noté par Zola : « le calcul des heures qui
l’occupa ensuite, la laissa anxieuse […] Comment savoir à l’avance si ce
serait bien l’express qui viendrait se briser là ? » Et lorsqu’elle va reprendre
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son travail, « elle demeurait debout à compter à nouveau les minutes ».
Quand Cabuche hésite à laisser ses chevaux sur la voie, elle lui ment,
ayant entendu l’express quitter la station de Barantin. Cependant, cette
conscience suraiguë du passage du temps, expérimenté minute par
minute par le criminel avant son acte, se suspend dans la seconde, ou
même le quart de seconde, à l’instant même où il agit. Et cette seconde
deviendra éternité. Et cette seconde, ou ce quart de seconde, auquel le
romancier veut nous faire participer, incitera Jacques à tuer. Souvent
nommée par le texte, la seconde représente dans La Bête humaine l’Ins-
tant, dans toute sa fluidité et sa fugacité. La métaphore du passage du
train comme passage du temps se ramifie dans des images de la foudre,
de l’éclair, du tonnerre, toutes images signifiant l’instantané. Jacques,
courant la campagne après avoir ressenti son désir de tuer Flore, voit sor-
tir un train du tunnel : « c’était une apparition en coup de foudre »
(1046). Misard et Flore ont la même image des trains qui passent dans
un « éclair », « comme un tonnerre », « dans le coup de vent de leur
vitesse ». S’il est permis à des voyageurs de TGV de sourire devant cette
foudre et ces éclairs évoqués par des trains roulant à soixante km à l’heure,
il est cependant impossible de remettre en question l’effet d’instantané
L’élection aux XIXe siècle, 2007-1
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que décrit Zola aux moments les plus dramatiques de sa narration. Ainsi
Jacques, voyant « défiler les compartiments pleins de voyageurs dans un
tel vertige de vitesse, que l’œil doutait ensuite des images entrevues »,
aperçut « à ce quart précis de seconde […] un homme qui en tenait un
autre […] et qui lui plantait un couteau dans la gorge » (1047). Convo-
qué par le juge à propos de cette affaire, Jacques « répétait que la scène
du meurtre était restée pour lui la vision d’une seconde à peine, une
image si rapide qu’elle demeurait comme sans forme, abstraite, dans son
souvenir » (1094). Cette idée de la « seconde » fatidique réapparaît
quand, attendant Roubaud avec Jacques à la Croix-de-Maufras, Séverine
fait le compte à rebours : « Embrasse-moi, mon chéri, pendant que nous
avons une minute encore […] Maintenant, s’il a marché vite, d’une
seconde à l’autre, il peut frapper » (1296).
Or cette « seconde » fatale, autour de laquelle pivotent plusieurs
actions de la narration, est essentiellement le produit du hasard. Même
dans les crimes dont l’espace temporel a été soigneusement minuté par
les assassins, l’ultime seconde n’est pas déterminée par l’action humaine.
Séverine le reconnaît, en parlant de son mari : « Il est vrai que, s’il a
réussi, c’est bien le hasard qui l’a voulu […] À cette minute, il se décida,
me poussa dans le coupé » (1198). La première fois que Jacques ressent
en lui le besoin de tuer Séverine, il s’enfuit par les rues, en quête d’une
proie. Une femme qu’il suit se retourne et, par ce geste d’une seconde, lui
fait changer sa trajectoire, ignorante que le hasard lui ait ainsi sauvé la
vie. Il en poursuit une autre, « cela sans raison […] parce qu’elle passait
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à cette minute, et que c’était ainsi » (1210). Une fois dans le train, il se
décide à la frapper mais à ce moment précis un employé monte dans le
wagon. De même, c’est le hasard, cet « imprévu », qui amène sur la voie
le fardier de Cabuche dont se saisira Flore pour accomplir son crime :
« encore deux minutes, encore une, elle allait partir […] lorsque de
sourds cahots […] l’arrêtèrent […] ses regards venaient de tomber sur le
fardier chargé de deux blocs de pierre […] ils éveillèrent, dans ses yeux
[…] un désir fou de les prendre, de les poser là » (1256). Enfin, est-ce le
hasard qui sauve la vie de Séverine par deux fois, tandis qu’elle éteint la
lampe au moment où Jacques est sur le point de la tuer ? « Et il avait
encore voulu la tuer ce soir-là ; car, si elle ne s’était pas tournée, pour
éteindre la lampe, il l’aurait étranglée » (1287).
Cette question de la conjoncture inexplicable d’un instant et d’un
acte est soulevée au tribunal dans cette objection à la thèse du juge : « Il
était singulier que l’homme, sachant cette arrivée imminente [l’arrivée de
Roubaud] eût choisi justement l’heure où le mari pouvait le surprendre ».
Le juge réfute cette thèse « en établissant [que Cabuche] devait avoir agi
sous l’emprise d’une crise suprême du désir, affolé par cette pensée que,
s’il ne profitait pas de la minute où Séverine était seule encore […] jamais
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plus il ne l’aurait puisqu’elle partait le lendemain » (1308). L’ironie de


cette thèse est d’avoir bien vu que le crime est celui d’une crise suprême
du désir, mais de l’avoir aveuglément liée à une notion du passage du
temps tandis que l’acte de Jacques s’est produit, en fait, hors du temps et
de sa marche logique.
En effet, l’acte commis par Jacques n’a pas de place dans le temps du
commun des mortels. Il ne résulte pas d’un calcul, comme les autres
crimes du roman où le compte des minutes avant le crime est crucial à
sa réussite. Seul le crime de Misard échappe à cette rhétorique du temps
criminel puisque, par sa nature (l’empoisonnement), il est le produit
d’un acte répétitif, journalier. Mais l’acte de Jacques, bien que souvent
rêvé et envisagé auparavant, ne se réalisera vraiment qu’après le meurtre
de Roubaud, dont la vision sert de « déclencheur » au tueur. Deux ins-
tants sont en équilibre pour produire le geste fatal : la seconde où
Jacques a vu le crime en action et celle où Séverine s’est approchée de
lui, dénudée. Avoir vu un crime et voir la nudité de sa maîtresse se
combinent dans la psyché de Jacques pour lui faire accomplir l’acte irré-
médiable. Cette vision instantanée qui déclenche le crime est en fait une
vision photographique.
Cette vision, propre à ce roman de Zola, prend racine dans la « chro-
notopie » du roman, telle que Bakhtine l’a définie. En distinguant une
« chronotopie de la route » et une « chronotopie de la crise », Bakhtine
nous fournit une terminologie tout à fait adéquate à l’analyse de La Bête
humaine. Si la voie ferrée remplace ici la route, elle n’en est pas moins
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« particulièrement propre à la représentation d’un événement régi par le
hasard » 4. Fondations de beaucoup de romans, la route (ou le train dans
ce cas) et les rencontres qu’on peut y faire ont une portée toute signi-
fiante. Quant au « chronotope de la crise », du « seuil », il est, selon
Bakhtine, toujours « symbolique » : « dans ce chronotope le temps appa-
raît comme un instant, comme s’il n’avait pas de durée, et s’était détaché
du cours normal du temps biographique » (389). Dans La Bête humaine,
le chronotope formé par le train, sa vitesse et l’instantané de la vision de
ceux qui regardent ou agissent, permet certes au temps d’acquérir « un
caractère sensuellement concret […] les événements du roman prennent
corps, se revêtent de chair, s’emplissent de sang » (391). Reconnaissant
l’utilité de la théorie bakhtinienne à propos de Germinal, Henri Mitte-
rand considère que « le temps […] dynamise l’espace » 5. Mais si Germi-
nal est bien « le roman d’une traversée », il n’exemplifie pas, comme La
Bête humaine, l’alliance des deux chronotopes majeurs de la route et de la
crise (190). Car si le train est le « lieu de la rencontre initiatique » – de
4. Mikhaël Bakhtine. Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier, Gallimard, 1978,
p. 389.
5. Henri Mitterand, Zola, l’histoire et la fiction, PUF, 1990, p. 179-197.

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Jacques avec son destin de tueur, de Séverine, Roubaud et Pecqueux


avec leur destin de criminels – la crise n’est pas confinée à ce lieu : elle
va et vient entre plusieurs chambres – celle de Paris, celle de la Croix-
de-Maufras, celle de Phasie et celle du Tribunal. Mais chacune de ces
chambres, lieux statiques, participent du lieu mobile qu’est le train, soit
par les fenêtres, d’où les acteurs du drame voient passer, régulièrement,
des centaines de trains, où par le bruit que ceux-ci font en surgissant
« dans un tonnerre » 6.
Or, à ces deux chronotopes du hasard et de l’instant on pourrait ajou-
ter, pour mieux circonscrire la modernité du roman de Zola, celui de
l’instantané photographique qui serait, dans les mots d’Henri Vanlier,
« un extraordinaire déclencheur de schèmes mentaux » 7. Ainsi, Jacques
vient d’égorger Séverine et « un souvenir aigu lui revenait, celui de l’autre
assassiné. Le cadavre du président Grandmorin, qu’il avait vu » (1298).
Jacques a pu tuer parce que la vision du crime, si improbable soit-elle
dans ce hasard extraordinaire qui a fait se rencontrer la vitre allumée d’un
train filant à toute allure et le regard de Jacques, vision qui ne peut avoir
duré plus d’une seconde, a servi de déclencheur à son obsession. Et ce
déclencheur n’est pas vraiment conscient. Par exemple, du soir où, ayant
failli tuer Séverine, Jacques avait désiré assassiner une inconnue, il garde
le souvenir d’avoir touché « à un gouffre noir, à un néant, où il n’y avait
plus ni temps ni espace » (1212). Séverine, après avoir avoué à Jacques
son rôle dans le meurtre du président, évoque un sentiment semblable :
« Où donc la chose allait-elle se faire ? Faudrait-il attendre la dernière
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minute ? Je n’avais plus conscience du temps ni des distances » (1200).
Par contre, Flore, attendant le train de Jacques pour le détruire, semble
capable de maîtriser le rapport espace-temps. Image mythique du destin
qui se charge de tout, elle a la force, quand l’express débouche de la tran-
chée, « à cent mètres », de retenir les chevaux sur la voie : « Ce furent à
peine dix secondes d’une terreur sans fin […] L’inévitable était là […]
lorsqu’il restait […] un mètre peut-être à parcourir, pendant ce temps
inappréciable, elle vit très nettement Jacques […] leurs yeux se rencontrè-
rent dans un regard, qu’elle trouva démesurément long » (1257-58).
Mais l’esprit de Jacques, curieusement ailleurs, « à ce moment suprême
[…] regardait sans voir, dans une minute d’absence » (1259). Le regard
de Flore, tel celui du basilic légendaire, a paralysé Jacques, incapable
d’agir. C’est ce regard, le regard de Flore, et non l’obstacle sur la voie,
que le mécanicien a « photographié » à jamais. Il l’aura en tête quand il
se réveillera dans la maison de Séverine. Son propre regard exprimera
6. Voir l’importance des chronotopes du hasard et de l’instant chez Jean Borie dans Zola et
les mythes ou de la nausée au salut, Le Seuil, 1971, p. 9.
7. Philosophie de la photographie, numéro hors série des Cahiers de la Photographie, 1983,
p. 88.

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alors une telle horreur en voyant Flore que celle-ci, désespérée, se suici-
dera. Le regard de Jacques produit donc un « choc » photographique, ne
pouvant entraîner que la mort de celle à laquelle il s’adresse. Car la
« vision photographique », qui appartient à une mesure du temps impos-
sible à quantifier, relève d’une vision mortifère où le Temps s’abolit.
Ainsi, dans La Bête humaine, l’instant de la mort du Président, dans
le train en mouvement, a été enregistré par l’œil de Jacques, pratique-
ment à son insu, mais en imprimant sur la plaque grise de sa mémoire
une image qui, ayant le pouvoir de se reproduire à l’infini, sera finale-
ment développée par lui dans la chambre noire (et non pas rouge) de sa
psyché criminelle. Son acte inhumain, bestial, déclenché par la vue de
l’objet qu’il désire posséder, fige ce dernier dans la mort, tout comme le
déclic de l’appareil-photo arrête le temps à jamais. Le crime, « photogra-
phié » par Jacques, pourrait alors s’expliquer dans les termes de Roland
Barthes : « J’imagine […] que le geste essentiel de l’Operator [le photo-
graphe] est de surprendre quelque chose ou quelqu’un […] et que ce
geste est donc parfait lorsqu’il s’accomplit à l’insu du sujet photographié.
De ce geste dérivent ouvertement toutes les photos dont le principe (il
vaudrait mieux dire l’alibi) est le “choc” : car le “choc” photographique […]
consiste moins à traumatiser qu’à révéler ce qui était si bien caché, que
l’acteur lui-même en était ignorant ou inconscient » (57) 8. Le mot
« alibi » est adapté à la situation de Jacques pour qui, avoir vu le crime
auquel a participé la jeune femme, le prédispose au meurtre de celle-ci.
Ainsi, après que Séverine lui a raconté le crime, il ne peut dormir : « une
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activité cérébrale prodigieuse le tenait vibrant […] Et ce qui se déroulait
ainsi, avec une régularité mécanique […] c’était le meurtre, détail à détail
[…]. Oh ! donner un coup de couteau pareil […] savoir ce qu’on
éprouve, goûter à cette minute où on vit davantage que dans toute une
existence ! » (1204-1206). L’idée de l’éternité de cette minute suprême »
– l’instant où la vie s’éteint – est récurrente dans le roman. Séverine elle-
même y fait allusion : « J’ai plus vécu dans cette minute-là que dans toute
ma vie passée » (1205). Au contraire des autres criminels qui, eux, ont
prémédité leur acte et l’ont planifié minute par minute, dans l’espace du
train, Jacques agit sous une impulsion, dans l’instant, comme le photo-
graphe qui, au contraire du peintre, ne construit pas, mais agit dans l’ins-
tantané 9. La « vision » photographique aboutirait donc à une « conduite »
définitive et tranchante : se profile alors le couteau brandi par Jacques sur
8. Roland Barthes. « La Chambre claire : notes sur la photographie », Cahiers du Cinéma,
Gallimard/Le Seuil, 1980, p. 57.
9. Sylvie-Thorel Cailleteau souligne chez Zola-photographe « sa passion de l’instantané,
encore peu exploitée à l’époque » (« Un regard désolé : naturalisme et photographie », Les
Cahiers Naturalistes, n° 66, 1992, p. 272). Selon H. Vanlier, Cartier-Bresson voyait « l’acte pho-
tographique » comme un « acte chirurgical […]. Le chirurgien et le photographe, tranchent et
déclenchent » (art. cité, p. 87-94).

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Séverine, à l’instant où il la voit, dans la lumière de la bougie. Le tueur


veut découvrir le secret de la vie en donnant la mort à celle qu’il aime,
afin de la posséder dans l’éternité. Le crime de Jacques, d’essence ontolo-
gique, est parfait puisqu’il ne sera jamais découvert. À la fois Dracula et
Frankenstein, Jacques veut découvrir le secret de la vie en donnant la
mort.
Une contradiction fondamentale pervertit donc le texte de Zola du
point de vue « réaliste ». Le roman du train est fondé sur une lancinante
et constante référence aux horaires des trains mais, en fait, comme
Colette Becker l’a bien vu à propos de Thérèse Raquin, « le temps est un
temps symbolique, non celui des horloges » 10. Le roman de la vitesse
débouche sur le néant. Car si le train est un « flux vital », l’image se
retourne comme un gant dans la mort qu’il entraîne, celle des voyageurs
comme celle de Jacques et de Flore. Le Temps, si précieux, essentiel à la
bonne marche et à la sécurité des trains, s’abolit dans le crime et la des-
truction. Les quatre meurtriers ne peuvent agir que par rapport au
Temps qui passent mais l’importance de l’instant, de l’instantané photo-
graphique arrache Jacques, Séverine et Flore au réalisme plat de la vie des
cheminots pour les faire entrer dans le monde du fantastique. L’éclair
dans lequel passent les trains évoque celui des appareils photographiques
qui éblouissaient Zola et ses contemporains au moment de la prise de
vue. Éclatant en moins d’une minute, une seconde ou même un quart de
seconde, cet éclair terrifiant saisit l’instant, immobilisant pour l’éternité
une vue qui devient une vision du monde dépassant le réel du quotidien
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où l’œil du photographe épouse le Sujet pour l’éternité, le tuant ainsi
symboliquement.

(North Carolina State University)

10. Colette Becker, « Zola et le mélodrame », dans Zola and the Craft of Fiction. Essays in
Honour of F.W.J. Hemmings, Lethbridge and Keefe (éd.), Leicester University Press, 1990,
p. 53-66.

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