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Quelques réflexions épistémologiques prélimi-

naires sur le concept de sociétés contre l'État


Marc Richir

Pour quelqu'un qui, comme moi, est un « praticien » de la philoso-


phie, où la pensée s'exerce essentiellement au contact de textes
fortement imprégnés d'un projet et d'une logique internes -
communé -

ment nommés « philosophiques » -, l'œuvre de Pierre Clastre appa-


rait, paradoxalement sans doute, comme une œuvre particulièrment
difficile et exigeante. Derrière l'apparente simplicité de ses articui: tions
globales, qui pourrait faire croire à un esprit trop pressé que s'y esquisse
une théorie simple et générale des sociétés -
sociétés à État (histori-
ques) et sociétés contre l'État (sauvages) derrière cette apparente
simplicité se dissimule ce qu'un esprit trop entraîné à la philosaphie,
mais également trop prompt à conclure, pourrait prendre pour des
contradictions, des flottements dans l'expression, voire même des
inconséquences de la pensée eu égard à une théorie qui ne parait pas
bien fixée qu'il s'agisse, par exemple, de savoir si les sociétés
sauvages sont divisées ou non divisées, ou encore de savoir en quel sens
il faut prendre le mot «contre » dans l'expression « sociétés contre
l'État », C'est dire, à l'inverse, qu'en notre époque de « théorisation »
sauvage. où ne manque jamais de se profiler le fantasme d'une théorie
pure -
d'un savoir absolu -
de la société et de l'histoire, l'œuvre de
Clastres parait apte à séduire l'esprit de système qui la récupérerait, que
ce soit dans la pseudo-science ou dans la fabrication idéologique. Mais
ce n'est là, bien sûr. qu'une apparence, sans quoi, du reste, je ne me
serais pas donné la peine d'intervenir ici aujourd'hui. Car cette rvuvre,
précisément, résiste à ce mirage de la théorisation : ce qui parait, de
prime abord, inconséquent, contradictoire ou flottant en elle n'et que
le miroir de l'esprit « théorisant », puisque, à y regarder de près. il ne s'y
agit pas d'une sorte d'infirmité d'une pensée pour ainsi dire méta-
ethnologique et infraphilosophique, mais de la réelle difficulté quil y a
de penser la chose elle-même, c'est-à-dire ce paradoxe vivant. pour
nous, des sociétés contre l'État. En ce sens, la pensée de Clastres n'est
authentiquement philosophique que dans la mesure même où eile est

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authentiquement cthnologique : en elle s'effectue la rencontre d'une


politique, qui, pourtant, n'v apparaissent jamais, neutralisés ou court-
circuités qu'ils sont immédiatement dans l'institution de la cheffcrie.
autre planète sociologique que la nôtre, et donc s'éprouve la nécessité
de décentrer les repères de notre planète, non pas pour les recentrer sut
Comment les membres de telles sociétés, comment les gens peuvent-ils
les repvres de cette autre planète. ce qui serait aussi absurde qu'impos- refuser. neutraliser quelque chose qu'ils ignorent ? Comment ne pas voir
dans cette « ignorance » un résidu subtil du déficitaire, de
sible, : nais pour aménager, et construire, comme le disait déjà Merivau- quelque chose
qui, quelque part, doit manquer ? Comment penser cette difficulté
Pont; à propos de Lévi-Strauss, « un système de référence général où réelle. cette apparente absurdité, et qu'en résulte-t-il tant pour le statut
puisseut trouver place le point de vue de l'indigène, le point de vue du
civilis: . et les erreurs de l'un sur l'autre, [système à l'intérieur duquel se épistémolagique de la réflexion ethnologique que pour la pensée
constiiue] une expérience élargie qui devienne en principe accessible à philosophique ? Tel sera mon objet, que je vais m'efforcer d'exposer
aussi brièvement mais également aussi rigoureusement que possible.
des hummes d'un autre pays et d'un autre temps ! », selon cela même
Je n'entrerai pas dans les détails de ce qui est ici bien connu, et qui a
que Castres désignait comme une révolution copernicienne en anthro- été lumineusement mis en place par Clastres : de ce
pologie? jy reviendrai, car la révolution copernicienne ne consiste qui constitue les
traits essentiels de Ja chefferie indienne, où s'institue un
pas non plus, tout simplement. à s'installer au lieu absolu du soleil rapport
comme en un lieu d'où toutes les sociétés seraient pour ainsi dire visibles privilégié aux éléments (femmes, biens, messages linguistiques) dont le
mouvement réciproque (l'échange) fonde la structure même de la
telles : u'etles sont absolument ou en soi.
Par conséquent, particulièrement exigeante, l'œuvre de Clastres l'est
société, rapport privilégié qui, précisément, dénie à ces éléments une
valeur d'échange, et qui, par là, dans le refus de la réciprocité. institue la
dans mesure où elle a affronté, avec un constant bonheur, les
chefferie en quelque sorte à l'extérieur de la société, mais pour que,
difficuités, les paradoxes vivants, je dirais même ces sortes de scandales
pour ainsi dire, la société la réduise à l'impuissance, à l'impouvoir
logiques de la chose même, dont le moindre n'est pas celui, du reste le
-

comme s'il s'agissait, j'insiste déjà sur le « comme si », pour la société,


plus visible et le plus frappant, de ces sociétés sauvages. tendues, dans de n''instituer cette sorte de dehors que pour le nier, cette sorte de
leur institution, contre l'émergence de quelque chose qui n'y apparaît
surplomb d'où la société pourrait être vue en totalité, et donc manipulée
jamans. à savoir l'État. Tel fut, on le sait, avec l'étude intitulée
« Échange et pouvoir philosophie de la chefferie indienne * » et parue
dans la ruse d'un pouvoir coercitif, que pour mieux le contrôler, le
:

en i9n2, le point de départ de la réflexion ethnologique de Clastres, qui maîtriser, le neutraliser. Et cependant, tant qu'on envisage les choses
sous cet angle, on est encore victime, selon moi, d'une sorte d'iflusion
s'atta. ha, le premier, à penser le paradoxe, voire le scandale. dun
d'optique dont j'interrogerai plus loin la nature. Car Clastres nous
pouvoir privé des moyens de s'exercer. d'un pouvoir impuissant, d'une donne. en réalité, avec une discrétion apparente à laquelle il faut être
cheffe sie sans autorité, d'une institution « sans substance », Non pas que
ce par «doxe eût échappé aux observateurs, Clastres se plait à le répéter. particulièrement attentif. tous les moyens d'opérer une véritable
conversion du regard quand il envisage, dans « Échange et pouvoir »,
mais fut toujours, de manière plus ou moins subtile, depuis les :

le rapport du pouvoir et de la nature', ce qui montre assez bien,


premicrs Conquistadors, appréhendé sur le mode déficitaire, comme si
les souiétés sauvages avaient été insuffisamment organisées pour accé- puisqu'il s'y agit de la différence entre nature et culture, à quel degré de
der à ia sphère proprement dite du politique. C'est de nous avoir montré profondeur de la réflexion ethnologique nous parvenons dans cette page
que je me bornerai tout d'abord à commenter.
qu'il n en est rien, que cette institution « sans substance » de la chefferie Relevant, dans la culture « sauvage », une identité entre le refus de La
indienne relève au contraire d'une véritable institution politique au sens
nature et le refus du pouvoir, Clastres en conclut que la culture est à la
plein «tu terme, d'une logique du politique aussi cohérente que la nôtre, fois négation de l'une et de l'autre au sens où la culture
que réflexion de Clastres acquit d'emblée une portée si dérangeante, appréhende le
et donc si longue, qu'elle pose à l'anthropologie, et par suite à la pouvoir comme la résurgence même de la nature *. Tout se passe comme
si, ajoute-t-il, ces sociétés constituaient leur sphère politique en fonction
philo phie, des problèmes encore relativement inédits. et ce. avec une de l'intuition « que le pouvoir en sa nature n'est qualibi furtif de la
rema: quable constance au long d'une œuvre hélas interrompue brutale-
nature en son pouvoir
ment
De tous ces problèmes, je n'en aborderai qu'un. celui que pose, en ces qui me paraissent d'une extrême importance, et plus précisément sur la
différence qu'il ne peut manquer d'y avoir entre nature et pouvoir. La
sociéus et pour nous, le refus de l'État, de la coercition du pouvoir

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QUELQUES RÉFLEXIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES...
culture, on le sait, s'institue de nier la nature, de la rejeter hors d'elle
comme une sorte de chaos contre quoi elle doit s'affirmer ou se
répéter payer, comme une nature enfin maîtrisée dans le simulacre, sa dette
en permanence -
et la nature, à l'inverse, n'y est jamais identifiée en infinie de biens, et, comme une nature aussitôt absentée du simulacre,
tant que nature. mais tout à la fois inter-dite et objet de l'interdit : elle sa dette infinie de paroles où la culture puisse enfin se reconnaître
y comme culture, dans un champ qui, enfin, n'est plus régi par
constitue une sorte de transgression, ou plutôt une menace l'échange,
permanente
de transgression. du principe d'identité de la culture, de l'identité des qui constitue donc, par rapport à la société, la relative extériorite qu'il
termes entre lesquels s'instituent les structures d'échange, et, en ce sens, faut pour la reconnaissance, pour l'apparaître à soi-même du social en
la nature y fonctionne comme le non-dit dans l'inter-dit, comme un tant que social, où nous reconnaissons, suite aux travaux de C''aude
principe de trouble. d'opacité, de désordre ou le chaos qui menace en Lefort, la sphère proprement dite du politique.
permanence le social de désagrégation. En ce sens également, pourrait- C'est dire que. en tant qu'un tel simulacre de la nature, le pouvoir
on dire. la nature est pareillement instituée par la culture, mais, constitue, dans ces sociétés, une quasi-extériorité à l'égard de la culture,
pour une frange aussi mince qu'instable entre l'extériorité et l'intériorite de la
reprendre unc expression de Merleau-Ponty, comme imminence de
chaos contre lequel la culture a toujours à se reprendre, à se société : si l'extériorité se réalise, le chef, comme dit bien Clastres. fait
répéter, à se le chef et est exclu du groupe, abandonné par lui; si en revanche
réaffirmer ; que ce soit dans le respect des règles instituécs ou dans
l'armature des rituels qui assurent une maitrise symbolique de cette l'intériorité se réalise, si le chef ne remplit plus ses devoirs, le dun des
imminence qui toujours menace. C'est pourquoi, sorte d'irréductible liens ou l'éloquence de sa parole, il perd son privilège (la polygynie) et
excès sur la culture, resurgissant tout au lang des son prestige. C'est donc dans cette frange, dans cet entre-deux
pratiques sociales, la
nature est toujours reprise, réinterprétée, réinscrite dans la culture, que le chef a à déployer le génie de ses calculs proprement politr: jues.
par C'est à ce prix seulement qu'il peut continuer d'apparaître commr cette
le biais de cetté entité complexe qu'on a coutume de nommer le
mythico-relipieux. Pour utiliser une métaphore commode tirée de la sorte d'« élément distingué » du groupe qui en figure pour ainst dire
physique, la nature joue dans la culture comme une sorte de principe l'origine, c'est-à-dire la nature où le groupe s'apparaîit à lui-même. mais
d'entropie contre lequel la culture, en tant que principe de néguentro- symboliquement, à savoir dans un simulacre d'origine ou de narure,
pie, devrait lutter en permanence. C'est dire, plus précisément, que la donc sur fond d'une origine à jamais absente. Mais, à l'inverse, comme
culture ne s'institue qu'en instituant, dans ses silences ou dans ses tout le jeu du pouvoir est réglé strictement par la société, comme l chef
« blancs », la nature comme un pur dehors, maïs est en permanence contrôlé, dans ce qu'il donne et dans ce
qui n'y est jamais qu'il du. par
représenté comme tel, c'est-à-dire comme pur déhors. l'ensemble du groupe, le pouvoir comme simulacre de la nature ionne
Qu'en est-il à présent du pouvoir ? Il est certes, lui aussi, en tant que aussi, à la société, le simulacre d'une maîtrise de ce qui ne conv'itue,
principe incontrôlable de chaos ou de désagrégation du social, nié ou selon la belle expression de Clastres, qu'un alibi furtif de la natitre -

inter-dit. Mais. ce qui constitue sa différence essentielle d'avec la comme si la nature se faisait paraître. au lieu du pouvoir, là où elle n'est
nature, c'est qu'il est posé par la culture en quasi-extériorité pour être pas, puisqu'elle ne constitue que le non-dit, l'inter-dit ou la ache :

nié en tant que résurgence de la nature, ou, mieux, c'est aveugle nécessaire, par principe, à toute pensée et à toute action en
qu'il est
activement mis en scène par la culture comme lieu d'une quasi-nature où général : si c'est une ruse de la nature de se faire paraître au liu du
vient se rompre l'échange, c'est-à-dire comme lieu d'une quasi-nature pouvoir, la culture retourne cette ruse contre elle-même en faisant 'le ce
identifiable par la culture à l'intérieur de la culture. Ainsi lé pouvoir paraître le paraître d'un simulacre de nature où la société, se réfl-chis-
constitue-t-il, en tant que lieu où vient se briser l'échange, une sorte sant elle-même, paraît en mesure d'avoir prise sur elle-mêmt, de
d'image instituée de la nature, qui est aussitôt neutralisée par son s'équilibrer en son destin
institution même. Or qu'est-ce qu'une image instituée de la nature sinon Autrement dit, comme Clastres l'a bien montré, et si l'expressior a un
un simulacre de la nature ? Simulacre qui, sens. la « stratégie » de ces sociétés est extrémement subtile 'l'une
précisément, comme l'indique
-

fort bien Clastres à la fin de son étude, communique avec Le subtilité qui n'a rien à envier à celle de nos sociétés à État. Si le pouvoir,
mythe, est là en tant que simulacre de nature, donc en tant que « fausse naturc » ou
pour mettre en scène l'opulence de la nature, la non-nécessité de
l'échange, quelque chose comme l'homme hors culture qui, de par cette que « seconde nature », paraît constituer, pour la société, une sorte de
position même, est débiteur à la société de sa prééminence, et doit pseudo-dehors, il n'empêche qu'en lui paraît aussi, en imminence, la
menace d'une extranéation de la société, c'est-à-dire la menace cle sa
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maîtrise et de sa manipulation par ce qui deviendrait un vrai dehors, en possible sans le dispositif de la chefferie, qui est là pour conjurer la
lequel, du mème coup, se profile la menace d'une disparition pure et menace de dissolution pure et simple de la culture dans la
nature,
simpiv, d'une dissolution radicale de la culture, c'est-à-dire, pour les Nous nous trouvons en fait, si nous
ÿ prenons garde, dans une
Indiens « sauvages », d'une mort sans retour de leur humanité, donc de situation de chiasme que nous nous devons
la cutture en général. S'ils marquent tant de constance à conjurer cette d'expliciter, dans la mesure
où s'y trouve peut-être la clé permetta de
menave, tant de subtile persévérance à empêcher l'émergence d'un
nt comprendre ce que Clustres
visait comme une véritable « révolution
copernicienne » en anthropolo-
pouvuir qui les contraindrait, c'est qu'il y va de leur être même. Mais, ce gie. Au chapitre 11 de la Société contre l'État, chapitre qui conclut
faisant, ce qu'ils maîtrisent en exerçant ce qui nous parait comme le vrai l'ouvrage, Clastres écrit très clairement ceci : « L'espace de la chefferie
pouvuir sur leur chef, c'est, non pas la nature qui reste effectivement n'est pas le lieu du pouvoir, et la figure
(bien mal nommée} du * chef "
immaitrisable en tant que le non-dit condition nécessaire du dit, mais la sauvage nc préfigure en ricn celle d'un futur despote. Ce n'est
aatuic en tant qu'instituée dans son simulacre, où elle ne fait que certainement pas de la chetferie indienne
que peut se déduire l'appareil
paraitre pour être aussitôt annulée, empêchée qu'elle est de se réaliser étatique en général ?. » Et on sait comment Clastres à en effet orienté
par vigilance proprement politique du groupe. Tout se passe donc ses recherches du côté de l'expansi
on démographique, du praphétisme
come si ces sociétés n'arrivaicnt à maîtriser la nature, c'est-à-dire leur et de la guerre. Mais ve qui est tout à fait
capital, selon moi, dans cette
dehers, qu'en le redoublant par sa mise en scène explicite où, identifié, proposition, c'est qu'elle indique fort bien qu'il ÿ à deux postures
donc pensé et paraissant comme tel, mais dans un simulacre, il est enfin différentes pour voir ou penser Le même «licu» social, et
deux
susceptible d'être contrôlé, conjuré : c'est dire que, si le lieu du pouvoir apparences de ce méme « lieu » qui paraissent égaléement illusoires.
est un lieu de vérité du social, où le social, en S'apparaissant à lui-même, qui
révèlent, selon l'expression de Merleau-Ponty
s'avère comme tel, ce même lieu est du même coup, et de manière que je citais en commen-
gant, les erreurs mutuelles de lune des deux postures sur l'autre. Ce
indisociable, un lieu d'illusion où la société s'illusionne sur sa vérité, qu
parait comme imminence de la nature chez les Sauvages nous
sur sx maîtrise du dehors. Ou c'est dire encore, dans un langage nous comme imminence de l'État, du parait à
peut- pouvoir coercitif, donc de la
être trop philosophique, que Ja sphère politique constitue, dans ces société : ce qui paraît aux Sauvages comme imminence de destructio
n ou.
socieris, mais aussi dans les nôtres. je vais y venir, le lieu d'une de dissolution de toute culture en général ne nous
illusu-n transcendantale nécessaire, je veux dire d'une illusion sans paraît à nous que
comme imminence de destruction de leur société, mais avec cette
sorte
laquuile tout simplement il n'y aurait pas société, donc d'une illusion en de retour inverse que nous avons
grand-peine à comprendre que leur
lagu lle se manifeste aussi quelque chose comme la vérité de la société soit réellement une société,
puisqu'une société sans pouvoir
socic té. cacrcitif nous paruît, à nous, comme l'imminence d'une sorte d'état de
Reprenons en effet notre problème initial. Nous commençons à nature, comme une anarchie chaotique où se dissout toute société.
Bref,
comprendre que, si les sociétés sans État sont en fait des sociétés contre ce que les Sauvages appréhendent comme le chaos
l'État c'est que, certes, l'État y paraît bien, mais seulement comme (lÉtat), nous, nous
l'appréhendons comme la société, et ce que nous envisageons comme le
c'est-à-dire comme principe de dissolution de la culture en chaos (la société sans État), les Sauvages
l'envisagent comme la société.
géné ai, comme imminence d'un pur et simple chaos, destiné à ne Et c'est pourquoi. de l'un à l'autre, que ce soit dans un sens ou dans
demurer imminence que dans la mesure où cette imminence paraît l'autre, il ne peut y avoir passage. engendre
dans «in simulacre de la nature. Dirons-nous que ce simulacre est encore ment simple au sens d'une
déduction. A notre ethnocentrisme
le si,.ne d'une défaillance, d'un déficit ? Alors nous retombons
répond, comme en écho inversé -

juste- inversé selon une structure de chiasme , l'ethnocentrisme des Sauva-


men dans le cercle de l'ethnocentrisme qui a fait dire à tous les ges. avec les illusions réciproques que cela engendre : nous 1oyons
obse -ateurs que le pouvoir dans ces sociétés n'est quun simulacre de société là où les Sauvages voient nature et inversement, alors
même que.
pouvair, pris que nous sommes par l'impossibilité de penser qu'une pourtant -
cela, Clastres l'a bien montré , nous voyons la même
socic é soit possible sans pouvoir coercitif, sans l'État qui est censé être chose, le même «lieu », le même
là pour conjurer la menace de la dissolution pure et simple du social
phénomène, à savoir le pouvoir
comme moyen que sc donne la société de
dans ra nature, c'est-à-dire l'anarchie chaotique, alors même que les s'apparaître en conjurant
l'anarchie, le chaos, c'est-à-dire la nature. Par
conséquent, si, vovant le
Sauvages sont pris par l'impossibilité de penser qu'une société soit même phénomène, nous ne le voyons
précisément pas de la même
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QUELQUES RÉFLEXIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES...
manière, c'est que les deux « postures », les deux institutions de ta
société d'où nous le voyons sont pareilleme
soleil ne serait-il pas, dès lors, ce que Merleau-Ponty nommait si bien
nt génératrices de deux point de vuc de survol, lieu d'une théorie générale et absolue, ab-solue
illusions inversées qui paraissent, semble-t-il,
y être irréductiblement en particulier de ses conditions de possibilité ? On n'entre
attachées. Et le discours proprement cthnologi
que, autant que l'anthro- pas moins
dans le paradoxe si l'on interprète la révolution copernicie
pologie politique et la philosophie politique qui reste à réélaborer suite à nne qui «st ici
cette découverte, nait. à mon sens, de la réflexion de cette situation où requise comme un écho de la révolution copernicienne mise en jeu par
Kant. Car, si l'on en reprend sans réfléchir ce que l'on en retient
apparaissent du même coup, d'une part, le même phénomène politique
comme Champ transcendantal de possibilité de la société et de la communément, à savoir que, au lieu que notre connaissance dcive se
pensée régler sur les objets, ce sont les objets qui doivent se régler sur notre
de la société et. d'autre part,
l'apparente incompatibilité de deux connaissance. le danger est grand, sinon immédiat, de renfrreer,
postures sociales engendrant, de ce même phénomène, des illusions
vient donc que la pensée du politique est alors aux s'agissant de l'ethnologie, les illusions de l'ethnocentrisme. Voilà 'lonc,
opposées. prises dans le champ ouvert par ces deux pêles, l'exemple de ce
avec la nécessité de penser. dans ce cadre minimal qui. chez
-
qui n'exclut pas, je Clastres, peut paraître comme le comble de l'inconséquence.
vais m'en expliquer, qu'il ne se remplisse la compossibilité dans la En conclure ainsi tout simplement serait pourtant, je vais m'eltorcer
rigueur d'une seule et même pensée de deux postures engendrant de le montrer pour finir, le signe de l'enfermement
réellement -
je veux dire sur le plan du fair de l'institution sociale -
dogmatique, tant, du
reste. de la pensée de Clastres que de la penséc de Kant. Reprenei les
deux versions incompossibles du même phénomèn
e. Impossibilité
s
choses, en effet, une dernière fois. Ce que nous révèle l'invarianc: de la
apparente, puisque l'incompossibilité en question résulte, on le voit, du fonction politique à travers toutes les sociétés. et qui est de constitii: r un
fait que les deux postures sont décalées l'une
par rapport à l'autre, et que lieu où la société's'apparaît à elle-même, et donc se
l'illusion (génératrice d'ethnocentrisme) ne provient pense elle-'1ême
que de cé que l'on comme à travers son origine absente, c'est la relativité des diffrents
conclut de l'identité du phénomène à l'identification des
objets : illusion points de vue que se propose chaque fais telle ou telle culture dns sa
de voir dans la chefferie indienne le
prototype déficitaire du pouvoir singularité, points de vue d'où elle voit ce lieu toujours le même en le
étatique, illusion d'appréhender la conjonction du pouvoir et de la décalant de manière variable selon la projection du lieu
coercition comme menace de destruction qu'elle institue
pure et simple de toute avec sa singularité, pour précisément s'y apparaître à elle-même «mme
société, donc comme déficit du social en général.
C'est ici, à proprement parler, que s'inscrit, selon moi, la nécessité culture, non pas particulière mais générale. En d'autres termes, «i les
d'en passer par ce que Clastres lui-même points de vue sont décalés les uns par rapport aux autres, les vues et
appelait « révolution coperni- donc les objets vus le sont tout autant, comme si toute culture ne
cienne ». Il écrit dans « Copernic et les Sauvages » : « Pour prruvait
échapper à appréhender le lieu invariant de son institution politique qu'en l'anpré-
l'attraction de sa terre natale et s'élever à la véritable liberté de
pensée, hendant, du même coup, décalé, comme par une sorte d'ilhision
pour s'arracher à l'évidence naturelle où elle continue à patauger, la
réflexion sur le pouvoir doit apérer la conversion " " » d'optique, mais d'illusion d'optique nécessaire à la vue même, c: st-à-
héliocentrique dire à l'auto-apparaître du social par et dans l'institution
Et « Hlest temps de changer de soleil et de se mettre en mouvement ?. »
: politique. Et
telle est sans doute ta finitude intrinsèque, tant de l'expérien sciale
Propos paradoxal à plus d'un égard. On pourrait être tenté d'interpréter ce
en disant que. désormais, les différentes institutions sociales constituent que du discours de cette expérience qu'il soit politique, philo-phi-
comme autant de planètes tournant chacune, en leur que ou ethnologique - que jamais, sinon par un saut dogmatique nous
particularité, n'arriverons à départager rigoureusement le champ de la vérité du
autour du même soleil. Mais alors, quel serait ce soleil, cette
unique champ de l'illusion, à séparer absolument l'invariance du lie, de
source de lumière et de sens, et pourquoi, surtout, faudrait-il
changer de l'illusion d'optique par laquelle nous le voyons et nous nous va'ons.
soleil et se mettre en mouvement ? Ne serait-ce y
pas que chaque culture Ce qui paraît inconséquence chez Clastres n'est que difficulté ext: éme
s'engendre, pour ainsi dire, sinon son soleil, du moins son point de vue de penser. et de penser dans la différence irréductible
exclusif sur le soleil ? Mais alors, le soleil comme source qu'il y a «ntre
unique de toute linvariance et Ja relativité, entre l'invariance d'une sorte de loi a riori
culture est-il accessible et comment ? Est-ce encore un soleil, c'est-à-
et quasi physique (c'est-à-dire transcendantale) des sociétés l'arhro
dire un centre d'où toutes les planètes et tous leurs mouvements - -

seraient pour ainsi dire visibles « en vraie pologie politique générale * qu'il visait -
et toutes les retranscrij"ions
grandeur » ? Et le lieu de ce singulières mais toujours originaires de cette même loi dans la sirrula-
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rité de telle ou telle institution sociale -

retranscriptions dont on se
rent compte qu'on ne peut faire le compte a priori, mais seulement
l'inventaire factuel au gré de toutes les institutions sociales recensées, Notes
puisque aucune structure a priori ne peut venir organiser le champ des
differentes cuîtures existantes et possibles, donc les différents pots de
vue à moins, de nouveau, d'un autre saut dogmatique, de la fiction d'un 1. « De Mauss à Claude Lévi-Strauss », Étoge de la philosophie et autres essais,
surv«l absolu ; et cela, sans doute, parce qu'il n'y a pas de culture, de Paris, Gallimard, coll, « Idées », 1965, p. 157
socisté, sans illusion nécessaire, c'est-à-dire véritablement constitutive, 2. « Copernic et les Sauvages », la Société contre lÉtat, Paris, Éd. de Minuit. 974,
P . 23-24.
parce que, donc, il n'y a pas de société absolument vraie où l'être 3. ibid. p. 2942.
rejondrait le paraître, tout comme, du reste, il n'y a pas de société 4. ibid. p. 44-41.
absctument fausse, où l'être serait simplement disjoint du paraître, dbid., p. 40. Je souligne.
Tulle est donc la révolution copernicienne appelée de ses vœux par 6 . fbid. Je souligne.
7 dbid., p. 175.
Clastres qu'elle semble indiquer une sorte de « courbure intrinsèque » du -

8 . dbid., p. 23.
champ politique, champ que nous ne pourrions pas immédiatement 9. Ibid., p. 24.
appéhender comme tel, dans la mesure même où, êtres irrémédiable- 14. Jbid., p. 170.
mer culturels, nous ne l'appréhendons dans l'immédiateté que comme 11. Critique de la Raison pure, trad. fr. de Tremesaygues et Pacaud. Paris, PUF,
196$. p. S18-519, 524,
«plit», avec l'illusion de l'universalité de notre point de vuc et de ce
que nous y voyons. La « conversion héliocentrique » est donc une
conversion de la pensée anthropologique à une sorte de « courburé »
intrinsèque et nécessaire du champ anthropologique coextensive de sa
finitede, ce qui veut dire aussi à ce qui doit être pareillement une
courbure de la Raison anthropologique qui doit se mettre en mouve-
mer.i et quitter l'espace plat -
pour ceux qui connaissent l'œuvre de
Kart, l'allusion à un passage fameux de la théorie transcendantate de la
méttode est ici transparente, mais je ne puis malheureusement déve-
it De la sorte, c'est seulement à la condition
lopj": r ce point ici
d'épouser au mieux cette courbure que la Raison anthropologique a des
chartes de pouvoir effectuer, dans son mouvement même, sa critique
interne, c'est-à-dire de faire en sorte que la condition de possibilité de
l'exsérience anthropologique soit du même coup condition de possibilité
de s s objets, en ce qui serait une « science » dont le statut reste bien sûr
à réliéchir et à définir, mais qui ne peut sûrement pas être celui d'une
« totale » où « absolue », qui aurait précisément pour effet
d'apiatir la « courbure » du champ anthropologique. Tel est, à mes
yeu. le grand œuvre que Clastres a mis en chemin, qu'il nous a légué, et
qu'il nous faut poursuivre. Une pensée à contre-pente, comme il disait,
une pensée contre l'évidence certes, mais pas une pensée contre la
rigueur.

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