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l’aveu malgré soi dans l’œuvre d’Émile Zola
Sophie Ménard
c’étaient, dans son être, de subites pertes d’équilibre, comme des cassures,
des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d’une sorte de
grande fumée qui déformait tout. Il ne s’appartenait plus, il obéissait à ses
muscles, à la bête enragée 1.
13 Ibid., p. 146-147.
14 Ibid., p. 148.
15 Jules Baillarger, « La théorie de l’automatisme étudiée dans le manuscrit d’un mono-
maniaque », Annales médico-physiologiques, 3e série, t. II, janvier 1856, p. 54.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid., p. 62.
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étudié ce qu’il nomme les « mouvements psychiques réflexes 19 » qui sont des
phénomènes exécutés à l’insu de la conscience : ils agissent contre sa volonté
et sont la conséquence d’une émotion, d’une préoccupation ou d’une idée
fixe 20. Dans Les Maladies de la volonté, ouvrage paru en 1883, Théodule
Ribot observe, quant à lui, les dysfonctionnements et les « dislocation[s] de
la volonté 21 » qui apparaissent sous la forme d’élans subits. À propos de
ce qu’il appelle les « impulsions irrésistibles avec conscience », il note que
Dans les cas où l’impulsion prend le pas sur la volonté surgit une
division du moi que Ribot explique comme étant une lutte entre « deux
groupes de tendances contraires 23 ». De même, Pierre Janet, en 1889, dans
L’Automatisme psychologique, étudie dans les phénomènes hystériques les
éclipses momentanées de la raison. Le patient « sent qu’il se laisse entraî-
ner comme par une force étrangère 24 » qui se profile dans certains spasmes
nerveux comme les tics et grimaces que « le sujet déclare accomplir malgré
lui 25 ». La problématique de la pathologie de la volonté traverse le siècle.
C’est que les processus inscients et involontaires, servant désormais d’axe
de définition des maladies de l’esprit, engendrent deux changements
majeurs dans la manière de penser la folie : d’une part, ils permettent l’ana-
lyse des comportements au regard d’une norme médico-sociale et, d’autre
part, ils favorisent l’arrimage entre la psychiatrie et la neurologie. Parce que
l’involontaire est mis en rapport avec les troubles organiques qui ébranlent
l’exercice de la volonté, il révèle essentiellement des perturbations de nature
neurologique 26. En cette deuxième moitié du siècle, la notion de l’incons-
19 Alfred Maury, Le Sommeil et les rêves : études psychologiques sur ces phénomènes et les
divers états qui s’y rattachent ; suivies des Recherches sur le développement de l’ instinct
et de l’ intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil, Paris, Didier,
1861, p. 457.
20 Ibid., p. 456.
21 Théodule Ribot, Les Maladies de la volonté [1883], Paris, L’Harmattan, 2002, p. 84.
22 Ibid., p. 76.
23 Ibid., p. 85.
24 Pierre Janet, L’Automatisme psychologique. Essai de psychologie expérimentale sur les
formes inférieures de l’activité humaine [1889], Paris, L’Harmattan, 2005, p. 420.
25 Ibid.
26 Voir, à ce sujet, Michel Foucault, Les Anormaux, op. cit., p. 148-149.
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cient est, elle aussi, tributaire de la physiologie 27. C’est la découverte en 1833
de l’action réflexe qui se définit comme « une impulsion nerveuse, transmise
à la moelle épinière, déclench[ant] une action immédiate que le cerveau n’a
ni choisie ni approuvée » qui constitue « la première étape importante dans
la découverte que le moi conscient n’est pas toujours le maître chez lui 28 ».
En effet, l’action réflexe, comme phénomène automatique, qui n’est plus
comportemental, mais plutôt organique, plus particulièrement sensori-
moteur, modifie profondément la manière de penser le fonctionnement du
corps et de l’âme. L’intégration du système nerveux comme intermédiaire
entre la sensation et le cerveau justifie la conception de l’idée et du mouve-
ment comme produit physiologique et établit un lien direct entre la pensée
et les processus corporels.
Dès le roman Thérèse Raquin, Émile Zola n’hésite pas à consigner son
œuvre dans ce gradient du volontaire et de l’involontaire : « J’ai choisi des
personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépour-
vus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de la
chair 29. » En effet, très tôt, le romancier s’intéresse, à l’instar de ses contem-
porains psychiatres et psychologues, à cette division du sujet fondée sur
les manifestations impulsives du corps. Ne note-t-il pas à la suite de sa lec-
ture de Letourneau, « le désir, c’est l’impulsion franchement irraisonnée ;
la volonté, c’est l’impulsion délibérée 30 » ? Le désir et la volonté sont deux
moteurs narratifs faisant mouvoir et agir le personnel romanesque zolien.
Dès lors qu’il représente l’homme à partir de ses troubles intérieurs et de
ces crises inquiétantes où l’autre en soi échappe au contrôle de la raison
et où la parole sort de son enracinement malgré le travail de la volition,
l’écrivain intègre dans ses romans un autre langage, souterrain, en dehors
de l’entendement et des conventions, qui offre un reflet de l’état d’esprit
du sujet parlant et, surtout, qui expose une vérité mise à l’écart. La posi-
tion intenable, car ostentatoire, qui structure le secret, recelé et coupable,
dépossède les personnages d’une maîtrise de leur dire et les renvoie à l’évi-
dence de leur division. Il y a deux êtres qui agissent : l’un crée une illusion
visant à préserver le secret, l’autre manifeste sa présence. S’il y a bien, pour
reprendre les mots de Baillarger, « comme une double pensée et comme
deux êtres distincts 31 » en l’individu délirant, ne se pourrait-il pas qu’il y
ait aussi un dédoublement du langage, une fracture énonciative qui signale
la diffraction du sujet ? La pulsion incontrôlable n’est pas que sensitive :
elle est aussi d’ordre linguistique. En effet, la division du moi se devine
également dans l’énonciation puisque l’impulsif n’a pas qu’un impact sur
les actes, mais aussi sur la parole. C’est d’ailleurs ce que Baillarger découvre
lorsqu’il se met à étudier les aphasiques. Ainsi, on retrouve, dans certains
cas d’aphasies, simultanément une abolition d’une prononciation volontaire
et un développement de la parole spontanée :
emplie d’un passé qui ne cesse de revenir la hanter, se dérobe à toute maî-
trise langagière : « Les paroles montent malgré moi à mes lèvres ; je voudrais
les retenir et je sens qu’elles vont m’échapper 35. » Dans La Bête humaine,
l’aveu du viol fait par Séverine à son mari opère de la même manière impul-
sive : « elle sentait ses traits se décomposer, l’aveu sortir malgré elle de toute
sa personne 36. » Dans La Joie de vivre, Véronique révèle, malgré elle, deux
secrets cruciaux à Pauline : le premier lui apprend la liaison de Lazare et de
Louise (« Véronique, étonnée elle-même du son de sa voix, voulant rattraper
cette confidence qu’elle retenait depuis si longtemps 37 […] ») ; le second lui
dévoile le pillage financier de la mère Chanteau :
42 É. Zola, Le Vœu d’une morte, dans Œuvres Complètes, éd. cit., t. I, p. 134. Ou encore :
« Et, brusquement, [M me de Rionne] vida son cœur. Elle oublia qu’elle parlait à un
enfant. Cette pauvre âme, pleine d’anxiété, s’épanchait et se soulageait, disant dans la
mort ce qu’elle avait caché toute la vie. » (Ibid., p. 133.)
43 É. Zola, L’Argent, dans Les Rougon-Macquart, éd. cit., t. V, p. 384.
44 Ibid., p. 219.
45 É. Zola, La Bête humaine, dans Les Rougon-Macquart, éd. cit., t. IV, p. 1075.
46 É. Zola, Lourdes, dans Œuvres Complètes, éd. cit., t. VII, p. 46.
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47 Jules Séglas, Des troubles du langage chez les aliénés, J. Rueff, 1892, p. 150. La parole
peut être aussi involontaire et inconsciente, selon Séglas, lorsqu’un individu parle à
voix haute, malgré lui et « sans en avoir conscience » (ibid., p. 151). Le malade attribue
alors à d’autres personnages les paroles qu’il a lui-même prononcées.
48 É. Zola, La Bête humaine, dans Les Rougon-Macquart, éd. cit., t. IV, p. 1192.
49 Depuis les travaux de Pinel et d’Esquirol, la parole de l’aliéné est prise en compte dans
le diagnostic et la thérapeutique de la folie. En effet, le langage du fou sert désormais
de moyen d’enquête et parfois même de cure, lorsque l’aliéniste parvient à établir un
espace de communication productif par l’application du traitement moral. La prise en
compte du langage de l’aliéné, comme indice précieux dans la reconstitution sympto-
matologique, transforme la conception de la vésanie. La grande innovation de Pinel et
d’Esquirol au début du siècle est d’avoir ébranlé les distinctions fondamentales entre
déraison et conscience. Voir, à ce sujet, Gladys Swain, « De l’idée morale de la folie au
traitement moral », Dialogue avec l’ insensé, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque des
sciences humaines », 1994, p. 85-109 ; et Juan Rigoli, Lire le délire. Aliénisme, rhéto-
rique et littérature en France au XIXe siècle, Fayard, 2001.
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50 « Elle avait marché dans la pièce d’un pas de somnambule, les yeux grands ouverts, les
lèvres pincées, examinant chaque chose avec une minutie de folle […] ». (Madeleine
Férat, dans Œuvres Complètes, éd. cit., t. I, p. 828.)
51 Ibid., p. 842.
52 Ibid., p. 872.
53 Ibid., p. 845.
54 Ibid., p. 843.
55 Ibid., p. 845.
56 Étienne Esquirol, Des maladies mentales, Paris, J.-B. Baillière, 1838, t. I, p. 96.
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Ah ! voilà le mur qui séparait les amants […] Voici la gravure […] Voilà le
pigeonnier de briques rouges ; le soir, je regardais avec Jacques rentrer les
vols de pigeons […] Et voilà la porte jaune de l’écurie qui restait grande
ouverte ; nous entendions souffler les chevaux 63 […].
65 Ibid. Il nous semble en effet qu’en supposant une continuité entre les nerfs, la moelle
et le cerveau, Zola s’inscrit dans ce nouveau champ intellectuel. Il n’y a plus de dualité
entre le corps et l’âme ; au contraire, l’esprit appartient au système nerveux. Les « ter-
minaisons sensitives des nerfs » constituent le « point de départ du réflexe » (Dossier
préparatoire du Docteur Pascal, BNF, n.a.f. 10290, f° 264, reproduit dans l’édition de
la Pléiade, t. V, p. 1661) : cette phrase notée par Maurice de Fleury dans un tableau sur
le mécanisme réflexif qu’il a donné à Zola pour la rédaction du Docteur Pascal suggère
une reconfiguration de l’adéquation traditionnelle du corps et de l’âme. Elle révèle
aussi un parallélisme psychophysique expliquant une corrélation de la pensée et des
processus corporels. Des « houppes sensitives qui rejoignent les centres nerveux, la
moelle et le cerveau » (ibid.) aux mouvements, c’est au final l’arc réflexe que Zola traduit
lorsqu’il ébauche la théorie de Pascal dans son dernier roman.
66 É. Zola, Madeleine Férat, Œuvres Complètes, éd. cit., t. I, p. 845. Aussi, « c’était elle qui
avait fatalement tout avoué, sans que Guillaume lui eût demandé sa confession » (ibid.).
67 Ibid., p. 849.
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