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Imad EL KHECHEN

PUISSANCES SILENCIEUSES

DNSEP ART

ESAD Valenciennes

Juin 2017

sous la direction de Catherine Legallais


Sommaire

Introduction
I would prefer not to

Formes de résistances et fatalité


Physiologie de la retenue
Silence
Immobilité
Deuil-Rétroaction

Potentialité
Du Possible
De l'exorbitance du potentiel humain- L’acte poétique
Une vie pleinement humaine
L'homme sans qualité
Le joueur d'échec
Psychose

New ways of doing nothing

Artistes sans oeuvres

Conclusion
INTRODUCTION

Cet essai fonctionne par associations surgissant sur un fond latent de trouvailles qui coexistent.
Chaque élément issu de la littérature, de l’art ou de la philosophie émet son propre faisceau
par un trou perforé dans la sphère de la nouvelle d'Herman Melville, Bartleby le scribe.1

Dans cette nouvelle de Melville, le copiste est appelé par l’avoué, son nouvel employeur,
pour collationner un document; là, stupeur, à la surprise générale, le scribe rétorque :
« I would prefer not to »,
c’est-à-dire littéralement, , avec toutes les dificultés de la traduction, « Je préférerais ne pas
(le faire) » ou « Je préfère mieux pas».
Bartleby le scribe est devenu un des ouvrages littéraires les plus commentés, interprétés et
analysés, depuis sa première édition jusqu’à nos jours.

Ma démarche envoie des clins d’œil, des lueurs provenant de plusieurs sources, se propageant
dans des parallélismes qui ne se rejoignent pas nécessairement, sur le mode de l'assemblage.
Les liens ne sont pas tous explicités ou exprimés par le texte. Par leur juxtaposition je
souhaite créer une tension et des suggestions sous-jacentes. Des éléments sont puisés dans
des sélections qui relèvent plutôt de l’intuition et qui alternent dans un cheminement, par
bonds: loin de la dialectique de la comparaison des oppositions ou de la démonstration,
est créée une atmosphère constituée de mondes avec lesquels je suis en grande afinité. Je
souhaite tenter de la communiquer, de transmettre ses éléments et produire par l’agencement
de ces éléments un tout qui attend d’être encore plus fouillé et afiné.

.../...

1 Herman Melville, Bartleby, The Scrivener: A Story Of Wall-street, ediion numérique, the piazza tales, 1856

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I WOULD PREFER NOT TO

Le personnage de Bartleby m'a fortement impressionné, dès la première évocation


de sa fameuse formule : « I would prefer not to». Un champ de références littéraires et
philosophiques l’interprètent et l’analysent, s’entrecroisent, convergent et divergent.

Gilles Deleuze voit dans Bartleby l’image de la rupture du rapport vertical au père, le Messie
qui vient inaugurer un nouveau mandat, une attaque de la psychologie œdipienne, en faveur
d’une horizontalité du rapport au frère, une anticipation de la modernité américaine etc.
Giorgio Agamben attribue à Bartleby une puissance qui se situe avant et sans l’acte, mais
aussi d’un Messie qui vient sauver ce qui n’a pas été. Tous les penseurs parviennent à placer
Bartleby, par sa renonciation et son abstention, du côté positif de la vie, de l’afirmation et
non d’un nihilisme.

Jean Yves Jouannais, dans son livre Artistes sans œuvres, évoque une constellation d’artistes
et écrivains qui tous ont avec la production un rapport qui comporte au moins un aspect de
la puissance bartlebienne, ou comme Enrique Vila-Matas le désigne par un terme clinique :
le syndrome de Bartleby.
Jouannais va même aller jusqu’à créer son propre écrivain, ictif, “le plus grand des écrivains
n’ayant jamais écrit”; il le nomme Félicien Marboeuf, dont toute une lignée d’artistes
contemporains vont se servir comme prototype de production basée sur la iction et l’invention,
voire l’insertion d’un élément ictif dans un univers de faits et d’exemples du réel.

Partant de l'idée de Marcel Duchamp de la contribution de la part du spectateur à la création


de l’œuvre d’art, Jouannais ampliie le pouvoir et la puissance de tout ce qui est inachevé,
partiellement détruit (défense de l’inini), inexistant : le mal-fait, le dandy, le fou, l’idiot, le
silencieux, les fumistes, les incohérents, Dada, les effaceurs et les copieurs. Tous ces artistes
dont l’existence se situent entre une méiance de l’empreinte, une adhérence à la vanité, une
croyance en la puissance de la retenue, du silence, la résolution d’une abstention, ou le retour
de l’exécution contre soi, par l’effacement. Les lettres jamais parvenues, pour tout ce qui
valait être visible, mais est passé, muet, souterrain, inaudible, ou presque.

"Ainsi donc au lieu d’ajouter des milliers de ilms quelconques, je préfère exposer
pourquoi je ne ferai rien de tel. Ceci revient à remplacer les aventures futiles que
conte le cinéma par un sujet important : moi-même.1"

1 Fidèle a ses convicions, Guy Debord interdira la projecion en salle ses ilms en 1984
Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, Paris, 1956

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Si j'ignore le ressentiment, si je sais de quoi il retourne dans cette affaire du ressentiment,
qui sait si, en in de compte, je ne le dois pas surtout à ma longue maladie ! Le problème n'est
pas précisément simple: il faut l'avoir vécu dans la force et dans la faiblesse. S'il est vraiment
un argument valable contre la faiblesse et la maladie c'est qu'elles rongent le véritable instinct
de la guérison, l'instinct de la défense armée.
On ne sait plus se dépêtrer de rien, on ne sait venir à bout de rien, on n'arrive plus à rien
rejeter. Tout blesse. Hommes et choses vous talonnent de trop près, les événements frappent
trop profond, le souvenir est une plaie purulente. La maladie est une sorte de ressentiment.
Le malade n'a contre elle qu'un seul grand moyen de salut, ce que j'appelle le fatalisme russe,
ce fatalisme sans révolte avec lequel le soldat russe pour qui la campagne devient trop dure
init par se coucher dans la neige. Ne plus rien accepter du tout, ne plus rien prendre, ne
plus rien absorber, - n'avoir plus aucune réaction... La grande sagesse de ce fatalisme, qui
n'est pas toujours simplement le courage de mourir, mais aussi l'art de sauver la vie dans
les circonstances les plus périlleuses, consiste à réduire les échanges du corps, à les ralentir
et à la lui faire vouloir l'engourdissement hivernal. Quelques pas de plus dans cette voie et
on obtient logiquement le fakir qui dort des semaines dans un tombeau... Pour éviter de se
gaspiller trop vite en réactions il faut cesser complètement de réagir ; c'est la logique même…
J'en voulais à mort à cette époque à qui me dérangeait dans ce fatalisme, à qui m'arrachait de
force à ce sommeil ; c'est qu'en effet il y avait toujours danger de mort. 1

1 F. Nietzsche, Ecce Homo, Mille et une nuits, Paris, 1997

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I would prefer not to

Formes de résistance et fatalité

Physiologie de la retenue

Dans Ecce Homo, son dernier ouvrage avant de sombrer complètement dans sa maladie,
Nietzsche donne l’exemple du soldat russe. Épuisé au combat, il économise ses forces, guidé
par son instinct de survie, s’enfouit dans la neige et ne bouge plus. Nietzsche élabore tout
un discours et une philosophie sur le ressentiment et la santé. L’abstention, la rétention et
l’économie des forces, constituent des formes de lutte contre des hémorragies qui peuvent se
poursuivre si elles ne sont pas contrecarrées par les mesures nécessaires.

L’état de maladie, dit-il, me libéra lentement : elle m’épargna toute rupture toute démarche violente
et choquante … La maladie me conféra du même coup le droit à un bouleversement complet de toutes
mes habitudes: elle me permit, elle m’ordonna l’oubli; elle me it le cadeau de l’obligation à la position
allongée, au loisir, à l’attente et à la patience… Mais c’est cela qui s’appelle penser! 1

Le malade se permet alors un changement de perspective.


On revient régénéré de tels abîmes, d’une aussi lourde consomption du lourd soupçon, en
ayant fait peau neuve, plus chatouilleux, plus méchant, avec un goût plus in de la joie, avec une
langue plus délicate pour toutes les bonnes choses, avec des sens plus joyeux, avec un seconde et plus
dangereuse innocence dans la joie, à la fois plus enfant et cent fois plus rafiné qu’on ne l’a jamais été
auparavant. 2
Tout homme d’élite aspire instinctivement à sa tour d’ivoire, à sa retraite mystérieuse.
Je méditais à fond de sang froid des questions pour lesquelles, dans des circonstances meil-
leures, je ne suis pas assez escaladeur, pas assez rafiné, pas assez froid.
Fuis, mon ami, dans ta solitude ! Je te vois étourdi par le bruit des grands hommes et
meurtri par les aiguillons des petits…
Mais le moment les presse : c’est pourquoi ils te pressent aussi. Ils veulent de toi un oui ou un non.
Malheur à toi, si tu voulais placer ta chaise entre un pour et un contre !
Ne sois pas jaloux des esprits impatients et absolus, ô amant, de la vérité. Jamais encore la vérité n’a
été se pendre au bras des intransigeants. À cause de ces agités retourne dans ta sécurité : ce n'est qu'au
marché que l'on est assailli par oui ou par non !3

1 F. Friedrich Nietzsche, Ecce Homo


2 F. Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, Traducion par Henri Albert, Paris, Société du Mercure de France, Paris,
1901
3 F. Friedrich Nietzsche, Nietzsche - Par delà le bien et le mal, l'esprit libre, wikisource.

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Toujours avec le même souci de la bonne gestion des forces et des bonnes décisions qui
permettent d’éviter des sorts fatals, dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche évoque le
dilemme de la dichotomie du choix.

Bartleby, c’est le Célibataire qui n’a de sol que ce qu’il faut à ses deux pieds, et de point
d’appui que ce que peuvent couvrir ses deux mains.4

Il est celui qui se couche dans la neige en hiver pour mourir de froid comme un enfant, celui
qui n’avait que ses promenades, mais qui pouvait les faire en n’importe quel lieu, sans bouger.5

Dans le recoin où se positionne Bartleby, dans son dernier refuge, il savait qu’il ne pouvait
plus reculer, la mort étant équivalente. Son employeur ne pouvait même pas l’observer dans
les yeux, il scotomise. Quand Bartleby lui demande s’il ne voyait pas lui-même la raison pour
laquelle il a arrêté de copier, son employeur regarde directement dans ses yeux, nulle part
ailleurs. Ce sont les yeux de Bartleby, médusants, qui inquiètent le narrateur, l’obligeant à se
hâter à tirer une conclusion, sans attendre la conirmation de Bartleby.

Bartleby est comme si guidé par une force qui le pousse à renoncer de plus en plus, à se
resserrer, à s’anéantir. Son corps hypocondriaque cherche presque à disparaitre. Comme si
l’acte de disparition allait se transmettre dans sa physicalité, et réduire l’homme à son ombre.
Un écrasement qui ne se rompt que pour laisser échapper la formule redoutable, justement
en réponse à une sollicitation regrettable et qui n’obéit point à l’attente. Le chef du bureau
se comporte comme un enfant qui apprend par l’expérience que le feu brûle. La réponse de
Bartleby brûle. Elle brûle l’ego de l’employeur, son autorité, sa charité et son christianisme.

Qu’est-ce qui est si terriiant dans la posture de Bartleby? Son inhumanisme nous apparaît
dans toust ce que lui attribue le narrateur comme qualités. Son indifférence à la nourriture, sa
capacité de rester longtemps sans bouger qui l’assimile à un objet inerte et à se dispenser du
langage, de la communication avec les autres.

Dans Rhythm 0, l’artiste performeuse Marina Abramovic se tient sans bouger, sans faire le
moindre mouvement pendant 6 heures. Elle plaçe une table où elle étale 72 instruments et
outils. Le public est invité à faire ce qu’il lui plaisait avec ces objets en agissant sur le corps
de l’artiste. Parmi ces objets, une rose, une plume, du miel, des ciseaux, un fouet, un scalpel
et un revolver chargé d’une seule balle. Abramovic se tient sans faire le moindre de mouve-

4 Kaka, dans son Journal, « nuit de la comète », mai 1910.


5 Le grand texte de Kaka, Journal, Grasset, p.8-14,in Gilles Deleuze, Criique et clinique, Paris, Les édiions de
Minuit, édiion numérique, 2013

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ment pour se défendre, arrêter une action qui la menace, ou se plaindre d’une douleur qu’on
lui fait subir par un des outils. Elle s’abstient de faire les réactions primaires qui normalement
proviennent d’un être agressé et en souffrance. Le public agissant sur le corps de l’artiste,
est frustré progressivement par l’inertie de ce corps. Selon Abramović, les visiteurs étaient
au début paciiques et timides, mais devinrent rapidement plus violents. A la in de la perfor-
mance, l’artiste s’approche des participants, qui, dans le délire de la performance, avaient pu
croire à l’inhumanité de la performeuse et sont permis la transgression de leurs valeurs et de
l’interdit, reculent et fuient l’artiste.

« L’expérience que j’en ai apprise, est que… si vous laissez faire le public, vous pouvez être
tuée… Je me suis sentie vraiment violée : ils ont découpé mes vêtements, enfoncé des épines de rose
dans mon ventre, une personne a pointé le pistolet vers ma tête, et une autre le lui a retiré. Cela créa
une atmosphère agressive. Après exactement six heures, comme convenu, je me suis levée et commencé
à bouger comme dans la vie réelle. Tout le monde est parti en fuyant une réelle confrontation.»

Cette œuvre révèle un aspect terrible de l’être humain, un peu comme dans les expériences
sur l’obéissance de Philip Zimbardo à la prison de Stanford, ou celle de Stanley Milgram,
expériences qui toutes deux montrèrent à quel point les gens étaient prêts à faire du mal aux
autres dans des circonstances inhabituelles. Elles montrent à quel point il est facile de déshu-
maniser une personne qui ne réplique pas.
Tout comme Abramovic, Bartleby fut déshumanisé, intimidé par toutes sortes de menaces
physiques, en raison de sa passivité, son immobilité. Autour de lui se produit un vacarme, un
désordre, et une perte de références, auxquels les êtres humains ne sont pas habitués.

Par l’effet de la liberté que semble offrir l’inoffensivité de l’artiste, le public voit sa curiosité
remonter mais aussi sa perversion. Car face à une réaction « perverse », celle de la non ré-
action de l’artiste, la tolérance à la violence s’accroit rapidement entre les participants. Dans
l’anomalie de la réponse de l’artiste face à leurs actions, les membres du public trouvent
une justiication à leurs recours à la violence et à faire subir à son corps des tortures et des
menaces. La situation que Marina Abramovic simule est semblable à celle de Bartleby. La
puissance de son abstention aux formes de défense les plus simples et élémentaires se traduit
en un premier temps par un affolement et une déstabilisation de l’autre, alors que dans un
second temps, rapidement, elle suscite une frustration qui se manifeste par la violence et
l’intimidation.

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16
"' Will you tell me where you were born?"

"I would prefer not to"

"Will you tell me anything about yourself ?"

"I would prefer not to"

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At présent I would prefer to give no answer

SILENCE

Le langage de Bartleby dissout l’acte de parole. Tous les mots du scribe sont privés de
langage: Un grondement étouffé qui, pour un oreille attentif, monte des fonds de l’histoire,
le murmure obstiné d’un langage qui parle tout seul, prononcé par personne, qui ne reçoit
aucune réponse, un langage qui s’étreint, se colle à la gorge, et s’effondre avant d’atteindre la
formulation, et retourne sans incidence au silence duquel il ne s’est jamais séparé.

Le tout dire aboutit paradoxalement au tout cacher. Dans La Part du feu, au chapitre intitulé
“Le paradoxe d’Aytré”, Maurice Blanchot cite les Anciens pour qui la meilleure façon de tout
dire était encore de ne rien dire, le silence.

Parler de tout, dire tout est le fait de l’homme silencieux, disait Homère.
Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.
Ludwig Wittgenstein
La littérature présuppose une catastrophe initiale. D’une certaine manière, il
faut que tout ait déjà été dit pour que soit dit quelque chose: pour que s’ouvre le “libre
pays”, l’inconnu du tout autre, la totalité doit avoir été accomplie, laissée, derrière soi.
Maurice Blanchot
«Creuser dans la langue une sorte de langue étrangère, confronter tout le langage au silence,
le faire basculer dans le silence… Bartleby lui même n’avait d’autre issue que se taire, et se retirer
derrière son paravent, chaque fois qu’il avait prononcé la formule, jusqu’à son silence inal dans la
prison1.»
Bartleby est un pur potentiel. Son silence est le néant, le vide qui va avaler le monde. Ce n’est
pas une présence neutre. C’est la présence la plus lourde qui soit. Elle pèse, comme une étoile
de neutron et courbe l’espace et le temps autour d’elle, créant une gravité qui, sous-estimée,
revient encore plus forte. C’est un vide qui permet la visibilité. Il permet aux particules de
se distinguer les unes des autres, en avalant le liquide dans lequel elles baignaient, et qui
permettait leur luidité. Devenant conscientes de leur distinction, leur existence devient si
irritable et insupportable que les seuls choix deviennent soit l’éclatement à force d’agitation,
soit se tourner contre la présence de ce vide et le chasser, le remplir de nouveau. 2Le vide doit
être transitoire. Seul se tient entre le vide et le plein la puissance, le potentiel. Un potentiel
n’est autre que la tension entre un plein qui ne supporte plus sa surcharge et un vide dont
l’inluence accroit avec sa proximité. Cette proximité annonce déjà une perturbation, qui peut
même menacer de miner complètement le corps, de l’atomiser.

1 Gilles Deleuze, Criique et clinique, Les édiions de Minuit, Ediion numérique, 2013
2 cf l’horreur du vide chez Aristote.

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«Don’t Act. Just Think.»
Slavoj Žižek
I like to be stationary.`

Immobilité

Bartleby would remain standing immovable in the middle of the room 1


Paralysie, immobilité, impuissance face à un lot de souvenirs qui submergent l’observateur.
Les souvenirs déilent à portée de main de celui-ci, cependant, cette paralysie lucide est, on le sait, celle
des personnages de Samuel Beckett; notamment celle du héros de l’innombrable.
... Il a apparemment perdu bras et jambes, ne dispose plus que de deux grands yeux ouverts et
immobiles...
… Rivé à un siège un peu surélevé, celui qui parle de l’innombrable se trouve placé, à jamais “ici” et
“maintenant”, au centre de quelque chose
Pourquoi était-il ici? pourquoi était-il toujours, plus ou moins, ici (why was he more or less, here)?
Il a beau se remuer, aller où bon lui semble, il se retrouve toujours, à peu de chose près, au même
endroit, au même point2
Ce qui n’existe qu’en changeant ne peut se modiier du fait qu’il change. 3

En même temps, la résistance de Bartleby est toute aussi simple parce que le refus provient
d’un vrai besoin de cesser. Cesser de bouger, pour un instant, comme pour conserver soi,
ne plus s’agiter, arrêter l’hémorragie (les longues heures de copiages) car tout acte est une
hémorragie. Tout acte se hâte à la conclusion, à creuser le chemin, à la fatalité, à la réalisation.
Tout acte sacriie la puissance.
Il est en vain d'opposer l'inertie de la sottise à l'interventionnisme de l'intelligence :
car la passivité de l'inintelligence ne qualiie aucunement les manifestations, toujours actives et
entreprenantes, de la sottise proprement dite.
On se hasardera peut-être à conjecturer que la sottise se caractérise plutôt par l'illusion
d'un but à atteindre que par l'intelligence des moyens mis en œuvre pour atteindre ce but.»4
Il faudrait distinguer entre “sottise négative” et “sottise positive”. La première désigne seulement
une non-compréhension, une inintelligence d’une certaine chose: elle n’implique aucune activité,
aucune intervention de l’esprit (hors de celle qui consiste à constater, je ne comprend pas); elle
est pure passivité. La seconde désigne au contraire, activité et interventionnisme: elle ne consiste
pas du tout à ne pas comprendre quelque chose, mais à tirer de son propre fonds quelque idée ou
tâche absurde auxquelles elle entreprend de se dévouer corps et âme; elle est pure activité.
On dit donc sans le savoir une vérité profonde lorsqu’on dit d’un imbécile qu’il est positivement
crétin: car c’est son activisme qui caractérise l’imbécile et non sa passivité.

1 H. Melville, op.cit
2 C. Rosset, Le Réel: Traité de l'idioie, Paris, Les Édiions de Minuit, 2004
3 Lucrèce, De Rerum Natura, III, 94
4 C. Rosset, op.cit.

22
At present I would prefer not to be a little reasonnable

Deuil-Rétroaction-

Je suis déjà mort", "Je vous dis que je suis mort. 1


Est-il possible de vivre après avoir connu ce qu’il ne fallait pas connaître, c’est à dire une fois réduits,
moi et le monde, à l’état de morts-vivants?

Cette formule paradoxale serait pour Derrida, sa devise. « En fait, seul subsiste un moi-
fantôme mort depuis toujours. »

Il est intéressant de voir l’homme en deuil occuper une fonction qui est un exercice pur contre
l’oubli: l’écriture. C’est dans le geste du “copiage” que se réalise la résistance à la perte, une
résistance à laquelle le héros ne cesse de résister.

…L’oubli se caractérise non pas par une perte du souvenir mais bien par omniprésence
des souvenirs… Il y a oubli non pas quand les souvenirs disparaissent (cas qui ne se
produit jamais) mais quand tous les souvenirs apparaissent en même temps, de manière
indifférenciée, chaque souvenir faisant valoir des droits égaux à la reconnaissance…
Comment s’orienter dans cette masse qui n’est pas même un dédale, comme le labyrinthe
?...
Il y a trop de choses que je connais et qui sont là devant moi.2

Ce monde ne s'offre pas à être vu, et c’est exactement le monde auquel Bartleby, en se
mettant devant la fenêtre observe : les briques ternes d’un mur sombre et obscur, une fenêtre
qui ne donne sur rien. Sans aucune vue, cette ouverture devient la commémoration d’un
monde perdu et la présentation de ce qui s’offre maintenant à la perception : le monde vide
qui encadre la perte.

S’il perd sa vue, c’est parce qu’il n’en a pas besoin du tout. Les objets qu’il observe
n’appartiennent pas au monde qui l’entoure. Ce qu’évidemment son collègue au travail ne
comprend pas en le menaçant à plusieurs reprises de le punir en lui arrachant les yeux. Le
monde dans lequel il existe n’exige aucun besoin d’être vu. La cécité de Bartleby incarne
l’absence du sujet dans un univers vidé de ses objets et de son sens. Le deuil de Bartleby étant
source d’une satisfaction énigmatique du fait qu’il fonctionne dans un monde vide ressuscité.

Slavoj Žižek explique pourquoi il n’apprécie pas le terme « troubles post-traumatiques


», en disant que ce terme convient plutôt au monde occidental développé où l’évènement
traumatique arrive une seule fois et puis après, la personne a le temps pour se rétablir, et
vivre les symptômes. Tandis que dans les pays du tiers-monde par exemple, le viol d’une

1 Jacob Rogozinski. Crypte de Derrida, Paris, Nouvelles édiions, in de la philosophie, 2014


2 Clement Rosset, op.cit.

23
femme ne correspondrait pas au dernier, il ne constitue pas la catastrophe qui va diviser
la vie en deux parties, pré et post. La victime n’aura ni la possibilité de vivre le deuil, ni
le temps pour s’en remettre. Ce viol va se poursuivre, et se perpétuer. La folie est souvent
déinie comme provenant de la répétition d’un mal qu’on a appris à considérer comme hors
du domaine du possible. Ou comme le dit aussi Clément Rosset, une des formes radicales
de la protection contre le réel. Un événement pareil ne peut pas être assimilé et intégré. Cet
évènement scinde la vie, et le corps se retourne contre soi comme lorsqu’il refuse une greffe.
Un état paradoxal où dans le but de se défendre, il s’autodétruit. Le trauma se normalise.

L’inhumanité est constitutive de l’humanité », dit Žižek, « nos histoires sur


les morts-vivants sont symboliques de la distance qui sépare la mort symbolique et celle
physique…entre la subsistance biologique pure, et la vie sociale qui a du sens, c’est là où
se tient le zombie… c’est l’espace du voisin, du proche avec qui aucune empathie n’est
possible.3

Le « post-humain » dont parle Žižek, n’est pas celui qui se situe entre le vivant et le mort, mais
le seuil entre l’humain et l’inhumain. Une igure horriiante parce qu’elle continue à survivre
après sa mort, mais ce qui est plus horriiant encore est comme l’observe bien Agamben, non
pas « que leur vie n’est plus une vie » mais plutôt que leur « mort n’est plus une mort ».

3 Slavoj Žižek, Don’t act. Just think. htps://www.youtube.com/watch?v=IgR6uaVqWsQ

24
Drained of all affect and denied the possibility of communication, these igures die
as human beings before their physical deaths. A muselmann is one who cannot answer the
call of the other and who cannot be seen as addressing us— he is faceless, blank wall. The
living dead.1
«Muslim» ou «muselmann», un terme employé pendant la seconde guerre mondiale pour
désigner les victimes souffrant de famine et d’épuisement. Perdant toute motivation pour
se défendre, en réponse aux tortures, elles s’abstenaient, se retenaient dans un état de déta-
chement presque complet du monde extérieur, ne réagissant plus au stimuli ni face à la mort
imminente qui les attendait.
Le muselmann n'est pas la igure qui délimite la vie et la mort, mais plutôt, pour Agamben,
c'est ce qui sépare l'humain de l'inhumain. Mais il indique en même temps une indistinction
fondamentale entre les deux, où il devient impossible de les séparer l’un de l’autre.2

Le musulman, lui, ne fait que subir l’horreur expérimentale du “tout est possible” nazi, dont
parle Hannah Arendt.
A l’ombre d’Auschwitz, tout sublime tend à se périmer.
L’image du corps produite par la privation radicale d’humanité dont meurt le musulman
d'Auschwitz compromet celle de l’héroïque indétermination kafkaïenne, tournée vers l’art,
donc encore vers la vie possible.. Comme si l’utopie de l’indéterminé s’effondrait là, dans le
cauchemar de l’indifférencié, et n’avait plus lieu d’être.
Distinguer entre indifférenciation et indétermination, revient à distinguer entre vouloir rien,
et ne rien vouloir. Entre pouvoir ne pas, qui est l’indétermination de la volonté sans son
anéantissement, et l’absence totale de la volonté dans l’indifférenciation, le néant de la vo-
lonté, on assiste à toute la différence entre la vie et la mort.

1 Brian Sudlow, Agamben, Girard and the Life that Does Not Live, ediion numérique
2 Giorgio Agamben, Remnants of Auschwitz - The Witness & the Archive, MIT Press; Édiion : Reprint (2
septembre 2002)

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Le pouvoir de la mort qui est sans commune mesure avec ma mort, sans commune mesure
même, comme on va le voir, avec le fait que tout meure, que tout ait une in, est donc inalement
assez semblable à celui - exorbitant aux yeux de certains théologiens - reconnu adieu par Saint-
Pierre Damien dans son traité de l'omnipotence divine :
Pouvoir annuler le passé, de faire en sorte que ce qui a eu lieu n’ait pas lieu

La mort n’est pas seulement la in de la chose; elle est aussi et surtout son annulation. Aucune
chose n’existe ni n’a existé, puisque sous menace d’être bientôt à jamais biffé dans l’oubli, en
sorte qu’il y aura, tôt ou tard, plus de différence entre « ceci s’est passé » et « ceci ne s’est pas
passé». Equivalence morose dont l’expérience est fournie déjà par le présent : par l’oubli où sont
comme déjà, de ce qui est ici ou là, tous ceux qui ne seront jamais ici ou là…
Le pouvoir de Dieu et du Diable: le deux se confondent dans ce pouvoir outrecuidant de la mort
qui est d’annuler ce qui a existé, de faire en somme que ce qui existe n’a pas d’existence. Le
monde ne souffre pas de devoir inir, il souffre de ne pas avoir commencé : de ne pas avoir encore
« eu lieu »…
…Si l’on tient pour assuré que c’est le sort de toute chose existante que d’exister par hasard et
non en vertu d’une nécessité on remarquera que toute réalité participe d’une double insigniiance,
d’être sans histoire et d’être sans durée.

... to be or not to be. Ou, pour en préciser les termes au gré de notre problématique : est ce
qu’il est possible de vivre après avoir connu ce qu’il ne fallait pas connaitre, c’est à dire une fois
réduits, moi et le monde à l’état de morts-vivants? »

On remarque volontiers, chez Beckett, la réduction de tout vivant à l’état de paralysé, de mort
en interminable attente, sans toujours s’aviser que l’avantage revient inalement à la vie: le plus
étonnant n’étant pas que les hommes soient des vivants déjà pris dans la mort, des vivants morts
(ce n’est là qu’une banalité philosophique), mais bien des morts-vivants, c’est à dire des morts
qui n’en continuent pas moins de vivre, des morts vivants…

La grâce: annulation pure et simple du fait que le passé a eu lieu.


La grâce enin au sens théologique du terme : soit une assistance extraordinaire de Dieu.
Cette assistance inespéré qui sauve l'homme au dernier moment, lorsqu'on a toutes raison de
désespérer de sa cause, a été décrite par la théologie chrétienne et, avant elle, par la philosophie
platonicienne. Le banquet présente l'amour comme un remède miraculeux, c'est-à-dire comme
une ruse –symbolisée par le dieu Poros— permettant à l'homme de triompher in extremis de sa
pauvreté ontologique, de son manque à jamais de participation à l’être…

26
Benjamin a exprimé la tâche de rédemption qu’il coniait à la mémoire sous forme d’une
expérience théologique que fait le souvenir avec le passé. « Ce que la science a établi — écrit-il —peut
être modiié par le souvenir.
Le souvenir peut faire de l’inaccompli (le bonheur) un accompli, et de l’accompli (la douleur) un
inaccompli.»»

…Bartleby remet en question le passé et le rappelle : pas simplement pour racheter ce qui a été, pour
le faire être à nouveau, mais pour le restituer à la puissance, à l’indifférente vérité de la tautologie.
Le « je préférerais ne pas » est la restitutio in integrum de la possibilité, qui la maintient en équilibre
entre l’advenir et le non-advenir, entre le pouvoir être et le pouvoir ne pas être. C’est le souvenir de ce
qui n’a pas été .
L’ininie répétition de ce qui a été, abandonne complètement la puissance de pas être.
Dans son recopiage obstiné, comme dans le contingent d’Aristote, rien ne subsiste de son pouvoir de
ne pas être.

L’interruption de l’écriture marque le passage à la création seconde, où peu rappelle à lui sa puissance
de non-être et crée à partir du point d’indifférence de la puissance et de l’impuissance. La création qui
s’accomplit ainsi n’est ni une recréation ni une répétition éternelle, mis plutôt une dé-création où ce
qui est advenu et ce qui n’a pas été sont rendus à leur état unité originelle dans l’esprit de dieu et où ce
qui aurait pu ne pas être et a été s’estompe dans ce qui aurait pu être et n’a pas été.
Benjamin a découvert l’intime correspondance entre copie et éternel retour...
Dans son recopiage obstiné, comme dans le contingent d’Aristote, rien ne subsiste de son pouvoir de
pas être. 1

Agamben ensuite compare le copiage que fait Bartleby à l’éternel retour de Nietzsche, ou à la
théodicée leibnizienne. Il explique que Nietzsche oublie complètement la lamentation de ce
qui n’a pas été et de ce qui aurait pu être autrement. Ce qui efface la différence entre le monde
effectif et le monde possible, lui restitue sa puissance. La répétition ininie de ce qui a été
abandonné complètement la puissance de ne pas être. La volonté de puissance est en vérité,
volonté de volonté, acte éternellement répété, qui n’a de puissance que dans cette répétition.
C’est pourquoi le copiste doit cesser de copier, renoncer à la copie.

1 Giorgio Agamben, Bartleby ou la création, Circé, 1995

27
Shoot, 1971

CHRIS BURDEN

Back to You, 1974 Deadman, 1972


Bed Piece, 1972

Five Day Locker, 1971 Cruciied on Beetle, 1974


Doomed, 1975

White Light/White Heat, 1975


Chantal Akerman, Saute ma ville, 1968, ilm n/b

32
Bartleby as “Standing reserve”

As the subtitle, “A story of Wall-Street,” suggests, the story of Bartleby can be read as a parable of the
contemporary post-industrial society, which, according to Heidegger, is dominated by the “standing
reserve” mentality. According to Heidegger, “The coming to presence of technology threatens revealing,
threatens it with the possibility that all revealing will be consumed in ordering and that everything
will present itself only in the unconcealedness of standing-reserve” (1977, p. 33). More speciically,
he writes, “That revealing concerns Nature, above all, as the chief storehouse of the standing energy
reserve” (ibid., p. 21).
In the following paragraphs, I examine two particular manifestations of “standing reserve”: utilitarianism
and method. To begin with, Bartleby was hired on the basis of the qualities that served utilitarianism
well. Consider, for instance, his industriousness: “He ran a day and night line, copying by sunlight
and by candle-light. . ..he wrote on silently, palely, mechanically”( p. 46). Note also his productivity
in copying the law documents, or more precisely his reproductivity with high idelity, a quality highly
valued in this postmodern age of information.

Utilitarianism goes hand in hand with instrumentality, the goal of which is to make sure that, as the
Czech philosopher Patocka puts it, “All and every one is set to a certain task, arranged for and placed
on order. All and every one becomes a mere resource available for possible and actual orders” (1989,
p. 330). Thus the narrator, Bartleby’s employer, took great pride in his (the narrator’s) “method.” For
instance, through ingenious use of folding doors and a screen, he attempted to convert Bartleby into the
Heideggerian “standing reserve,” a resource of ready accessibility, or as he puts is, “to have this quiet
man within easy call”:

I resolved to assign Bartleby a corner by the folding-doors, but on my side of them, so as to have this
quiet man within easy call . . . . Still further to a satisfactory arrangement, I procured a high green
folding screen, which might entirely isolate Bartleby from my sight, though not remove him from my
voice. (p. 46)

The narrator’s dismissal of Bartleby was likewise elegantly engineered:


Decently as I could, I told Bartleby that in six days’ time he must unconditionally leave the ofice. I
warned him to take measures, in the interval, for procuring some other abode. I offered to assist him in
his endeavor, if he himself would but take the irst step towards a removal.(p. 60)

When Bartleby was found to be in the ofice at the expiration date, the narrator left extra money on the
table, told him irmly he “must” leave, bid him farewell, then left the ofice. Again, the narrator was
proud of his own methodic approach to things:
I could not but highly plume myself on my masterly management in getting rid of Bartleby. Masterly
I call it, and such it must appear to any dispassionate thinker. The beauty of my procedure seemed
to consist in its perfect quietness. There was no vulgar bullying, no bravado of any sort, no choleric
hectoring, and striding to and fro across the apartment, jerking out vehement commands for Bartleby to
bundle himself off with his beggarly traps. Nothing of the kind. (p. 61)
What happens when methods fail? As we can see in the following quotation, the narrator’s relections
on Bartleby’s condition expose the inherent violence of a method turned impotent:

My irst emotions had been those of melancholy and sincerest pity; but just in proportion as the
forlornness of Bartleby grew and grew to my imagination, did that same melancholy merge into fear,
that pity into repulsion. . . . They err who would assert that invariably this is owing to the inherent
selishness of the human heart. It rather proceeds from a certain hopelessness of remedying excessive
and organic ill. To a sensitive being, pity is not seldom pain. And when at last it is perceived that such
pity cannot lead to effectual succor, common sense bids the soul be rid of it. (p. 56)
Exposed here is the intrinsic violence of utilitarianism, which accepts suffering only so far as it is
a problem that can be ixed. A problem beyond remedy has no place in the utilitarian society. It is
against the backdrop of this utilitarian approach to suffering that we can appreciate the signiicance of
Heidegger’s contemplations on the broken hammer, of which Bartleby, as we shall see, serves as an
excellent illustration. 1

1 Being as Refusal: Melville’s Bartleby as Heideggerian Ani-Hero Louise Sundararajan


htp://www.janushead.org/jhsumm99/sundararajan.cfm
33
34
POTENTIALITE

BartleBy préférerait ne pas

L’homme actif, ou fort, est capable de réaliser un certain acte (par exemple une peinture); l’homme réactif,
ou faible en est incapable mais se pare d’une capacité imaginaire à exécuter un acte analogue dont il exprime la
non-réalisation par une force supérieure qui lui permet de renoncer au passage à l’acte. C’est pourquoi dans le
domaine de l’art, l’homme non créatif peut s’attribuer […] une force supérieure à celle de l’homme créatif, qui ne
possède que la puissance de créer, alors que l’autre disposerait de la même puissance, mais disposerait en outre
de la puissance de renoncer à créer. Raison pour laquelle dans l’apologue nietzschéen de l’aigle et de l’agneau,
l’agneau est plus fort que l’aigle : celui-ci se contente de dévorer l’agneau, alors que l’agneau puise dans ses
ressources morales supérieures la force qui lui permet de ne pas dévorer l’aigle .1

Bartleby refuse mais dans son refus il veut sauver quelque chose. Bien qu’elle soit plus puissante qu’un
simple non, ou qu’un non exprimé sur un ton rebelle, un ton de déi, exprimé dans le sens de l’opposition,
la formule de Bartleby reste un non à l’action, dans l'absolu.

La rupture de la productivité de Bartleby est provoquée par la maladresse de l’avoué qui lui demande
de modiier son rythme et de rompre sa musique hystérique de production. Cela a un effet dévastateur,
amenant Bartleby à l’abstention irréversible. On comprend bien à quoi correspond ce manque de lexibilité:
une composition cassable qui s’altère et se perturbe pour ne jamais plus revenir à l’état initial de son
départ.

1 Pourquoi j’ai écrit certains de mes livres, interview de Clément Rosset in Art Press n°210, février 1996

35
Bartleby préfère ne pas devenir

Du Possible

Les hommes normaux ne savent pas que “tout est possible”.1

“Tout est possible”, fut l’expression de la croyance des totalitarismes en la toute-puissance


humaine. Les camps de concentration et d'extermination des régimes totalitaires ont servi de
laboratoire où la conviction fondamentale du totalitarisme que “tout est possible” se vériie.

Par contre le “tout est possible” de Bartleby, tout en n'étant pas moins extrême dans sa
radicalité, reste dans l’inaction. Bartleby ne se convertit pas, il est ouvert sur des possibilités
autres que la particularité dans laquelle le bureau de son employeur le restreint.

Bartleby est puissance pure. « Je préférerais ne pas», certes, est une réponse qui est suivie
d’une action, celle de la renonciation. Cette réponse exprime une tendance et en même temps,
une intention qui s’exprime et se manifeste ensuite par l’abstinence et l’interruption de
l’action. Son usage du conditionnel exprime une éventualité d'un "non désigné", mais aussi
une certaine politesse, ce qui la revêt d’une élasticité et une malléabilité. Toute tentation de
lui opposer, en lui attribuant une qualiication, rebondit sur sa surface et ne peut l’atteindre.

“Il préférerait”: c’est comme si ce “préférerait” exprime un danger imminent potentiel,


comme si cette action à laquelle il renonce s’accomplit. Il préférerait ne pas, parce que sinon,
s’il exécute cette action, les conséquences ne sont point garanties. On ne sait pas à quoi on
peut s’attendre, en tout cas lui, Bartleby, lui, préférerait ne pas le dire bien qu'il sache très
bien la raison pour laquelle il renonce. Sans vouloir préciser les raisons, à part sa déclaration
de préférence et sans sentir aucune obligation, Bartleby ne justiie pas son abstention.

Emporter loin de la voie des raisons, faire naitre ces personnages qui se tiennent dans le
néant, ne survivent que dans le vide, gardent jusqu’au bout leur mystère et déient logique et
psychologie. Même leur âme, dit Melville, est un “vide immense et terriiant”.

1 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Tome 3 : Le système totalitaire

36
S’ils ont une formule, elle n’est certes pas explicative, et le JE PREFERE NE PAS reste une
formule cabalistique, autant que celle de l’Homme souterrain, qui ne peut pas empêcher que 2 et 2
fassent 4, mais qui ne s’y RÉSIGNE pas (il préfère ne pas 2 et 2 faire 4).

Quand on vous démontre qu'au fond, une seule goutte de votre propre graisse doit vous être
plus chère qu'un bon million de vos semblables et que cet argument résout inalement les prétendues
vertus et les devoirs, tous ces délires et autres préjugés – acceptez-le tel quel, qu'est-ce que vous y
pouvez, c'est comme deux fois deux – mathématique. Répliquez donc, pour voir. Mais enin, vous criera-
t-on, on ne peut pas se révolter? C'est deux fois deux font quatre! La nature ne vous demande pas votre
avis; ça lui est bien égal, ce que vous voulez et que vous soyez d'accord ou non avec ses lois. Vous êtes
forcés de la prendre comme elle est – elle, par conséquent, et tous ses résultats. Le mur, donc, c'est un
mur.2

Chez Kafka, l'artiste de la faim ne mange pas parce qu'il n'a pas trouvé la nourriture qu'il
désire. Comme si le fait de ne pas aimer la nourriture est une raison sufisante pour ne pas
manger. Un autre exemple sur la "préférence de ne pas" est celle de ne pas manger juste pour
déier la nature et ce qui est imposé comme une évidence. Pourquoi est ce que je devrais me
consentir à cette évidence?

Il pouvait s’affamer aussi bien qu’il pouvait, et c’est ce qu’il faisait, mais rien ne pouvait plus
le sauver, on passait devant lui sans le voir. Essaye d’expliquer à quelqu’un l’art de la faim! Personne
ne pourra l’expliquer à quelqu’un qui est dénué de tout sentiment pour cela.
— Parce que je dois m’affamer, je ne peux pas faire autrement, dit l’artiste de la faim.— Voyez-vous ça
! dit l’inspecteur, et pourquoi ne peux-tu pas faire autrement ?
— Parce que je…, dit l’artiste de la faim qui levait un peu sa petite tête et parlait en avançant ses lèvres
comme pour donner un baiser, tout près de l’oreille de l’inspecteur pour qu’aucune de ses paroles ne se
perde, … parce que je n’ai pas pu trouver d’aliments qui me plaisent. Si je les avais trouvés, crois-moi,
je ne me serais pas fait remarquer, et je me serais rempli le ventre comme toi et les autres.

Caligula voulait la lune, ça lui importait peu si son désir fut réalisable ou non. Le déi de
l’impossible, jusqu’au sort fatal. Antigone, Bartleby, l’artiste de la faim tous, à un moment
se soucient peu de la mort qui vient tout naturellement clôturer leur quête trop spirituelle
d’ailleurs, d’une liberté.

2 Fedor Dostoeïvski, Les Carnets du sous-sol, 1992

37
Rien n’est impraticable pour l’homme de tous les chemins. Rien n’est interdit. L’homme
terrible. 3
Ayant tous les chemins, sans chemin il marche vers rien...il n’est sans chemin vers rien, c'est-
à-dire jamais sans chemin.4

Dans un chœur célèbre d’Antigone: celui qui est incapable de se perdre jamais est aussi
bien celui qui est à jamais perdu. Aux deux, c’est à dire au même, il manquera toujours la
possibilité de s’engager sur une route. L’homme décrit par Sophocle est toujours à la fois
muni de chemins et dépourvu de chemin.

Seul l’homme est susceptible d’un comportement pervers, contredisant toute prévision, toute
norme. Pervers: c’est à dire sens dessus-dessous, ayant retourné le sens, aboli le sens. 5

L’homme est une chose terrible redoutable parce qu’inattendue. Terrible, l’homme l’est
de disposer de tous les chemins, tout en n'ayant aucune destination. Rien n’est dangereux
comme une machine qui ne va nulle part: tous les chemins lui sont, par déinition, ouverts.

Une question est donc permanente, une enquête interminablement recommencée, dès qu’elle
possède le double caractère de désirer tout en ne désirant pas quelque chose: structure apparemment
paradoxale que nous résumons par l’expression de désir de rien. Que signiie l’expression “désirer
rien” que nous opposons à l’expression “ne rien désirer” qui signiie seulement l’absence du désir?
Comment peut on désirer rien? Pour qu’il y ait désir de rien il faut d’abord qu’il y ait désir, c’est a dire
intérêt, motivation du côté de la cause [… ] 6

La terminaison NOT TO de la phrase qui est correcte de point de vue syntaxe, laisse
indéterminée ce qu’elle repousse, lui confère un caractère radical. Murmurée d’une voix
douce, atone, elle atteint à l’irrémissible.

Bartleby est la igure extrême du rien dont procède toute création.

Bartleby tient à éliminer toute trace du verbe vouloir...De ce qui est insaisissable et échappe
au sens...l’homme de coniance, l’homme du maître...

3 C. Rosset, op.cit.
4 Clément Rosset, Le Réel, Traité de l'idioie
5 Ibid
6 Ibid

38
Poètes, romanciers, philosophes, artistes, nous sommes des légions à oeuvrer pour que ça
ininis 7

Camille de Toledo nous invite à revoir le possible dans le monde, tout comme en est capable
l’enfant.8 Le potentiel contre les récits de initudes, contre les régimes de contraintes et des
ictions qui prospèrent sur la suppression méthodique des possibles.
Toledo nous parle d’un espoir contre le cynisme de la pensée, des régimes d’hypnose et des
scenarii de la fatalité. Dans Les Potentiels du temps, il évoque la question de la pensée du
possible.

A l’opposé de ce qui devient le paysage familier, de ce qu’on a jugé, connu ou cru avoir connu
et donc placé, classé, déterminé. A l’opposé de l’établissement des choses, de leur ixation,
dans un point de vue, le principe d' "estrangement" dont parle Toledo, est ce qui permet de
voir les choses comme si nous les voyions pour la première fois. De rendre étranger ce qui
nous est devenu familier. De revoir un nouveau potentiel ce qui semble avoir épuisé son
essence.
Au sein de l’économie frictionnelle générale, les écrivains sont des murmurants.
-La pensée potentielle cherche à échapper au cycle du chagrin.
-Dans cette pensée, les critères de jugement sont décochés, et avec eux la mélancolie de
l’artiste sans pouvoir.

Ce n’est pas à un espoir utopique, ce n’est pas à une régression, que nous invite Toledo
quand il nous incite à repenser comme l’enfant. Non, la pensée potentielle est complètement
ancrée dans le réel. C’est la iction qui esclave les esprits. Ce sont les superstitions, les récits
simpliicateurs, qui nous laissent retenus dans la peur, le ressentiment et la fuite. Car ce qui
est imposé comme réel se révèle autant un récit, une iction.

-La pensée potentielle relève d’un désir de croire.


-Ce que transmet l’artiste comme potentiel, c’est une page blanche.
-La pensée potentielle est attentive à ce qui naît, à ce qui veut naître, à ce qui pourrait naître,
ce qui aurait pu naître, ce qui naîtrait.9

7 TOLEDO Camille de, Le Grand Entreien


8 Agamben, parlant dans une de ses conférences du désoeuvrement, donne aussi l’exemple des enfants qui
détournent l’objet de sa propre économie. Grâce à leur insouciance du pragmaisme opératoire d’un objet,
explique-t-il, ils démantèlent complètement son foncionnement et le desinent vers un nouvel usage.
9 Camille de Toledo, Aliocha Imhof, Kantuta Quiros, Les Poteniels du temps, art et poliique, Paris, Manuella
Ediions, 2016

39
Mais Toledo considère Bartleby de Melville comme l’intuition de la négativité du XX è
siècle qui s’est opposé à la positivité du XIX ème. Une négativité critique comme mode
d’émancipation. Parce que inalement, le refus, le « non » dit à la loi, fut amorti par le
capitalisme, explique-t-il. Toledo ne propose pas de d’abandonner Bartleby mais de le
transformer en modiiant le conditionnel négatif : « Je préférerais ne pas », en conditionnel
positif: « Je pourrais ». Une possible transformation de toute chose en toutes les autres
choses. Le « je pourrai » n’est ni là une positivité du progrès, ni une négativité de la dystopie.
Il est la marque d’une pensée potentielle.

40
Exposiion potenielle, Leipzig, 2015

CHTO, Bartleby des temps nouveaux, 2015

41
`De l'exorbitance du potentiel humain- L’acte poétique

Interprétation d’Agamben:
La puissance est déinie essentiellement par sa possibilité de ne pas être exercée, pense
Aristote. Un architecte est considéré comme architecte, aussi bien quand il est en train
de construire (ou créer un plan de construction) que quand il est au repos et qu’il n’exé-
cute pas son travail.

L’homme est l’être vivant qui existe dans le mode de puissance, Il peut son impuis-
sance. Il peut être et faire, parce qu’il maintient un rapport avec son « ne pas être » et
« ne pas faire », contrairement aux autres animaux qui sont réduits à la prédétermina-
tion de leur fonction biologique. Chaque capacité de faire et d’être est constitutivement
reliée à sa propre privation. C’est précisément l’origine de l’exorbitance de la poten-
tialité humaine.
La grandeur de la puissance humaine est mesurée par celle de son impuissance.

Aristote déinit l’esclave, comme « l’homme qui fait usage de son corps ». Agamben
conclut « rien n’est plus misérable que d’exécuter une tâche, c’est l’action la plus mi-
sérable qu’un homme puisse faire ».
L’acte de création, ou l’action poétique, ne peut pas être traduite par le simple passage
de la puissance à l’acte. Un artiste n’est pas un homme qui a la puissance de créer et que
à un moment, nous ne savons pas comment ou pourquoi, il va la traduire dans l’acte.
Chaque puissance est constitutivement impuissance (puissance de ne pas). Intérieur à
tout acte poétique, quelque chose qui résiste à la création, résiste (systo qui veut dire en
grec, qui peut restreindre arrêter, ou aussi de ne pas bouger)

Etre un poète signiie donc, un être complètement abandonné à l’abîme de son impuis-
sance.
Ce n'est qu'au moment où nous parvenons à descendre dans ce Tartare et à faire l'ex-
périence de notre impuissance même que nous devenons capables de créer, que nous devenons
poète. Le plus dificile dans cette expérience, ce n'est pas le rien et ses ténèbres, où cependant
beaucoup restent emprisonnés à jamais. Le plus dificile, c'est d'être capable d’anéantir ce rien
pour faire être, à partir de rien, quelque chose.1

Ainsi vient la conclusion de ce qu’est l’acte poétique, ou comment se produit par rap-
port à la puissance.
Le passage à l’acte est possible uniquement grâce à la transmission dans l’acte, la puis-
sance de ne pas, à savoir, la résistance.
Dans la puissance, la sensation est anesthésiée, la pensée non-pensée, l’œuvre est le
désœuvrement.

1 Giorgio Agamben, Résistance in Art, conférence European Graduate School Video Lectures, 2014
htps://www.youtube.com/watch?v=one7mE-8y9c,

42
Le manque de goût est toujours un manque de pouvoir-ne-pas-faire .
La résistance est une instance critique qui réfrène l’impulsion aveugle et immé-
diate de la puissance vers l’acte et, de cette manière, empêche qu’elle ne se résolve et
ne s’épuise intégralement en lui
C’est en ce sens que la création, pour un pianiste par exemple, n’est ni l’habileté, «qui
nie et abandonne tout simplement sa puissance-de-ne-pas jouer», ni le talent, «qui peut
seulement jouer»
La puissance-de-ne-pas nous montre Agamben en citant Kafka, le Titien, Velasquez ou
Dante, a «la main qui tremble». «Elle reste idèle à l’inspiration au point presque de lui
interdire de se réiier dans l’oeuvre». La poésie est par exemple une «opération dans le
langage qui désactive et désoeuvre les fonctions communicatives et informatives pour
les ouvrir à un nouvel usage possible».

Une vie pleinement humaine


Puissance et acte ne sont donc pas dans une relation de succession chronologique, mais
d’appartenance mutuelle. De même qu’une vie pleinement humaine n’est pas d’abord
une puissance disponible pour être épuisée ensuite dans une in particulière, de même
le véritable chef d’œuvre maintient-il, dans la facture et l’exécution, un rapport tendu
avec la puissance qui le crée. C’est pourquoi, chez Agamben, le « désœuvrement »
(inoperosità) à l’œuvre dans toute opération est aussi bien la condition du grand art
que de la vie pleinement humaine. « La vie, qui contemple sa propre puissance d’agir
et de ne pas agir, se désœuvre dans toutes ses opérations, vit seulement sa vivabilité ».

« La contemplation d’une puissance ne peut se donner dans une œuvre ; mais dans la
contemplation, l’œuvre est désactivée et désœuvrée et, de cette manière, restituée à la
possibilité, ouverte à un nouvel usage possible ».
« L’homme n’a aucune vocation propre, prédéterminée par la nature, l’homme en tant
qu’homme n’a pas de fonction. »

Désœuvrer est justement cette élevation à la puissance de l’usage d’un objet, d’un outil,
le démantèlement de son économie, pour lui permettre un nouveau usage.

43
Puissance
Im

44
Dans Bartleby ou la création, Agamben situe Bartleby dans une lignée philosophique
qui remonte à Aristote. Le symbole qui relie Bartleby, le scribe, à Aristote, est celui de
la tablette, la tabulae rasa1, où rien n’est encore gravé.

La dificulté qu’Aristote essaie de contourner avec l'image de la tablette, réside dans la


pure puissance de la pensée et dans la façon dont est concevable son passage à l'acte.
Le nous n’a pas d’autre nature qu’être en puissance pure, et la tablette sur laquelle rien
n’est inscrit représente la façon dont existe une pure puissance. 2

Aristote essaie d’enseigner l’homme capable, l’homme potentiel, non réduit à une fata-
lité. Ce que les théologiens chrétiens, juifs et arabes à l’époque médiévale notamment
refusaient, dans le monde des hommes tout comme dans la sphère divine.

Bartleby n’agit pas comme le lui demande l’homme de loi. Ahuri, ce dernier se préci-
pite sur le scribe, avec un ton de menace, comme l’aurait fait toute autorité pour juger le
comportement de ceux qui lui sont souscrit. C’est la volonté de l’homme qui est évoqué
comme matière de jugement. « Tu ne veux pas? » lui demande l’avocat, choqué. Bart-
leby réitère : « I prefer not to ». Pour dire qu’il peut, aussi bien qu’il peut ne pas. Que
même s’il aurait pu, aussi peut-il ne pas.

La prison dans laquelle Bartleby fut placé, comme le bureau avec la fenêtre sans vue si
ce n’est un mur, est la limite physique qui par sa contrainte-même constitue l’ontologie
de la puissance; cette puissance qui se détache de la matérialité pour vivre dans la pure
intelligence.

Bartleby est la igure extrême du rien dont procède toute création et, en même temps, la
plus implacable revendication de ce rien comme pure et absolue puissance. Le copiste est devenu
la tablette à écrire, il n'est désormais rien d'autre que sa propre feuille blanche. Rien d'étonnant,
donc, à ce qu'il demeure si obstinément dans l’abîme-même de la possibilité et ne semble pas
avoir la moindre intention d'en sortir.

Le scribe qui n’écrit pas est la puissance parfaite que seul un néant sépare désormais
de l’acte de création.

Bartleby est la igure extrême du rien dont procède toute création et, en même temps,
l’implacable revendication de ce rien comme pure et absolue puissance.

La morale intervient pour éliminer toute trace de puissance en Dieu.

1 La tabulae rasa ou Grammatéin est la tablete recouverte d’une mince couche de cire sur laquelle les grecs avec
un stylet gravaient leurs écritures.
2 Giorgio Agamben, Bartleby ou la créaion, Circé, 1995

45
Bartleby est la potentia absoluta et une pure potentialité. Ce qu’il remet précisément en
question, c’est la suprématie de la volonté sur la puissance.

Si Dieu est capable de tout (potentia absoluta), des choses et de leur contraire, il serait
donc aussi capable du rien. D’où un nihilisme redoutable chez les théologiens chrétiens.
Dieu est capable de son néant, de ne pas être. C’est ça ce qui est effrayant chez Bartleby.

Avant de vouloir ou ne pas vouloir, il peut et peut ne pas. Ce n’est pas qu’il ne veut pas
copier, ou qu’il ne veuille pas quitter le bureau, il préférerait ne pas. « Croire que la
volonté ait pouvoir sur la puisance,
que le passage à l’acte soit le résultat d’une décision mettant in à l’ambiguïté de la
puissance (qui est toujours puissance de faire et de ne pas faire)- telle est toujours la
perpétuelle illusion de la morale. »

L’expérience où se risque Bartleby est celle de la contingentia absoluta.


Ou mallon, le ‘pas davantage’ , de Diogène ou des sceptiques. Ce qui n’est pas davan-
tage, ce qui n’est pas-plus qu’il n’est pas. Le Ou mallon permet donc à être indifférent
par rapport à la vérité. Tout ce qui s’oppose est égal de point de vue vériication.

Etre capable dans une pure puissance de supporter le pas davantage au-delà de l’être et
du néant, demeurer jusqu’au bout dans l’impuissante possibilité qui les excède tous les deux -
telle est l’épreuve de Bartleby.
Le paravent vert qui isole son bureau déinit le périmètre du laboratoire, où la puissance, trois
décennies avant Nietzsche et dans un tout autre sens, prépare l’expérience dans laquelle se déta-
chant du principe de la raison, elle s’émancipe autant de l’être que du non être et crée sa propre
ontologie.

La question que se pose Leibniz est la suivante. Pourquoi il y a quelque chose plutôt
que rien?
Selon Leibniz, tout ce qui existe a une raison d’exister. (Les phénoménologues s’op-
posent à cette hypothèse en disant de la possibilité de l’existence sans aucune cause
extérieure.)
Leibniz distingue entre ce qui est sufisant à lui même en tant que raison d’existence
par suite ne nécessite pas une raison extérieure pour son existence, par exemple Dieu,
ou pour les mathématiciens certains nombres. Et d’autre part les choses qui sont
contingentes, ce qui veut dire qu’elles ne sont pas nécessaires, et qu’elles dépendent
d’une cause antérieure pour exister.
Confronté à la nécessité de l’existence du monde du simple fait de son existence,
comme le veut et le montre Leibniz, Bartleby oppose « Le fait qu’il n’y ait pas de rai-
son faisant que quelque chose existe plutôt que n’existe pas est l’existence de ‘quelque
chose pas davantage que rien’. »

46
L’ininie répétition de ce qui a été abandonne complètement la puissance de pas être.
Dans son recopiage obstiné, comme dans le contingent d’Aristote, rien ne subsiste de
son pouvoir de ne pas être.

Benjamin a exprimé la tâche de rédemption qu’il conie à la mémoire sous forme d’une
expérience théologique que fait le souvenir avec le passé. « Ce que la science a établi peut être
modiié par le souvenir. Le souvenir peut faire de l’inaccompli (le bonheur) un accompli, et de
l’accompli (la douleur) un inaccompli. C’est de la théologie: mais dans le souvenir, nous fai-
sons une expérience qui nous interdit de concevoir une histoire sur un monde fondamentalement
a-théologique, de même qu'il ne nous est pas non plus permis de l'écrire directement en concepts
théologiques ».Le souvenir restitue au passé la possibilité, en rendant l'inaccompli ce qui est
advenu et accompli est ce qui n'a pas été le souvenir n'est pas l’advenu, ni l'inadvenu, mais une
élévation à la puissance, une façon de les faire redevenir possible. C'est en ce sens que Bartleby
remet en question le passé, et le rappelle : pas simplement pour racheter ce qui a été, pour le
faire être à nouveau, mais pour le restituer à la puissance, à l’indifférente vérité de la tautolo-
gie. Le « je préférerais ne pas» est la restituo in integrum de la possibilité, qui la maintient en
équilibre avec l’advenir et le non-advenir, entre le pouvoir être et le pouvoir ne pas être. C'est le
souvenir de ce qui n'a pas été.3

3 Giorgio Agamben, op.cit.

47
Fatalismes

Fatalisme turc. — Le fatalisme turc a ce défaut fondamental qu’il place l’un en face de
l’autre l’homme et la fatalité, comme deux choses absolument distinctes : l’homme, disent-ils,
peut résister à la fatalité et chercher à la mettre à néant, mais elle init toujours par remporter
la victoire ; c’est pourquoi ce qu’il y a de plus raisonnable, c’est de se résigner ou de vivre à sa
guise. En réalité chaque homme est lui-même une parcelle de la fatalité ; s’il croit s’opposer à
la fatalité de la façon indiquée, c’est que, là aussi, la fatalité s’accomplit : la lutte n’est qu’ima-
ginaire, mais imaginaire aussi cette résignation au destin, de sorte que toutes ces chimères sont
encloses dans la fatalité. — La crainte dont la plupart des gens sont pris devant la doctrine de
la volonté non affranchie est en somme la crainte du fatalisme turc ; ils pensent que l’homme
deviendra faible et résigné, qu’il joindra les mains devant l’avenir, parce qu’il n’est pas à même
d’y changer quelque chose : ou bien encore il lâchera les guides à son humeur capricieuse, parce
que celle-ci ne pourra rien aggraver à ce qui est déterminé d’avance. Les folies de l’homme font
partie de la fatalité tout aussi bien que ses actes de haute sagesse : cette peur de la croyance en
la fatalité est, elle aussi, de la fatalité. Toi-même, pauvre être craintif, tu es l’invincible Moire
qui trône au-dessus de tous les dieux ; pour tout ce qui est de l’avenir tu es la bénédiction ou la
malédiction et, en tous les cas, l’entrave qui maintient l’homme même le plus fort ; en toi tout
l’avenir du monde humain est déterminé d’avance, cela ne sert de rien d’être pris de terreur
devant toi-même.1

Le malade n’a contre elle qu’un seul grand moyen de salut, ce que j’appelle le fatalisme
russe, ce fatalisme sans révolte avec lequel le soldat russe pour qui la campagne devient trop
dure init par se coucher dans la neige. Ne plus rien accepter du tout, ne plus rien prendre, ne
plus rien absorber, - n’avoir plus aucune réaction... La grande sagesse de ce fatalisme, qui n’est
pas toujours simplement le courage de mourir, mais aussi l’art de sauver la vie dans les circons-
tances les plus périlleuses, consiste à réduire les échanges du corps, à les ralentir et à la lui faire
vouloir l’engourdissement hivernal.2

1 Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, le voyageur et son ombre, Wikisource, p.263
2 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo

48
Le fatalisme islamique (auquel doit son nom la igure la plus sombre parmi les habitants
des Lager nazis, le ‘musulman’) n’a pas ses racines dans une attitude de résignation mais, au
contraire, dans la foi limpide en l’opération incessante du miracle divin.

Persiste cependant, malgré cette analyse, l’impression d’avoir été pris au jeu d’une fa-
talité omnipotente et rusée, qui déjoue tous les moyens mis en œuvre pour le contrecarrer. Mais
cette fatalité prend maintenant un sens plus précis, en ceci qu’on reconnut le vague: l’événement
fatal prend de court en ce qu’il biffe un autre événement dont on n’a jamais pensé, dont on en a
jamais eu aucune idée...1

1 Clément Rosset, Le Réel, traité de l’idioie, Paris, Minuit, 1984, p. 38.

49
Le joueur d'échec

Si la création était purement une potentialité de passer aveuglement à l’acte, l’art serait réduit
à une simple exécution d’un ordre, cela serait vraiment une déinition inadéquate de l’art.

Marcel Duchamp trouve dans le jeu d’échecs ce qui pour lui, durant une longue période de
sa production dans l’art, fut trop complexe à isoler. Dans le jeu d’échecs, l’acte et le temps se
condensent, dans des moments bien précis, se résumant au passage instantané de la décision
de déplacer une pièce sur l’échiquier. Un jeu est souvent une abstraction de la réalité. Cette
discontinuité du temps et de l’action dans le jeu d’échec, permet la manifestation parfaite
de la potentialité résistante à l’acte qui “peut” ou “peut ne pas” se produire. En suspension,
elle dépend de la volonté ou pas d’agir du joueur. Chaque pièce de l’échiquier a son propre
potentiel dans la position où elle se tient, et attend que la main du créateur, qui dans sa tête,
résiste au passage à l’acte de sa réalisation.

Marcel Duchamp, par la distance qu’il maintient à la production, suspension, inopération,


désactivation, indifférence, crée parfaitement cette condition où il se tient fort à part de la
foule, et tue de sang froid des reliques trainantes.

C’est lui le premier qui critique, qualiiant de masturbation, le plaisir des habitudes et de la
reproduction chaque matin de «la peinture olfactive», c’est lui qui s’abstient de production
pendant des années pour se consacrer au jeu d’échecs. Enin c’est Marcel Duchamp qui, par
«la beauté d’indifférence» résiste à toutes ces tentations et qui, par cette résistance-même,
devient la igure unanime de l’artiste qui préigure l’art du vingtième siècle.

50
51
Le réel est ce qui est sans double : il n’offre ni image ni relais, ni réplique ni répit.
En quoi il constitue une « idiotie » : idiotès. Idiot, signiie d’abord simple, particulier, unique, non
dédoublable. Traiter de l’idiotie est évoquer le réel.
Un réel lointain, car à jamais relégable dans le miroir. Un réel voisin, car toujours en vue.1

Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserve
l’impérieuse prérogative du réel.2

1 Clément Rosset, Le réel et son double, Paris, Gallimard, 1984


2 Clément Rosset, op.cit.

54
Psychose

Bartleby et son double

La rencontre entre le narrateur et Bartleby crée immédiatement une soudure; une


attraction forte fusionne les deux personnes. Elle devient tellement puissante que même dans
les plus dures des frustrations, l’employeur (qui n’a d’ailleurs pas de nom) ne peut pas réussir
à se débarrasser de lui, à s’en arracher, à s’en séparer. Comme si Bartleby avait parvenu à
trouver la formule, qui aussi économique soit-elle, bouleverse l’ordre du monde où il se
trouve.
Comme Achab, le héros monomaniaque de Moby Dick, Bartleby menace d’entraîner dans
“son abîme” le monde de l'avoué. Les valeurs de l’homme de loi sont secouées. Ces exigences
triviales, à la fois pratiques et morales, s’exposent pour la première fois à la brise glaçante
du néant.
D’ailleurs c’est le notaire qui devient fou - et non pas Bartleby comme le narrateur tente de
le montrer- , et sa folie provient de sa forte identiication à Bartleby.
On dirait que, l'homme de loi, le narrateur invente cette personne qu’il voulait être. Cet
homme qui porte en lui la puissance et le pouvoir auxquelles il aspire, d’où le jumelage qui
les réunit et l’amour-répulsion qui les joint. Le narrateur a donc créé son double pour avoir
accès à la vie qui est aussi terriiante que Bartleby. Bartleby devient ainsi sujet de crainte et
de désir.
Si l’avocat se lance dans une aventure: l’aventure de l’identiication, c'est non pas parce qu’il
veut sauver Bartleby, mais parce qu'il veut se sauver lui même. A quelle aventure se prépare
t-il?

Dans le ilm de Cavalcanti, Dead of Night, le ventriloque tue son double, écrase par terre
sa marionnette; le psychiatre se précipite et hurle aux gardiens de venir à son secours, pour
ouvrir la cellule parce qu’il voulait sauver quoi? une marionnette?: non, le psychiatre a tout
de suite compris que le ventriloque s’est tué lui même.
Lorsque le gardien remet dans sa cellule la marionnette, le ventriloque s’est tenu contre
le mur, pétriié, voulant s'échapper sans le pouvoir. En écrasant la tête de la marionnette,
l’identiication devint absolue. Le ventriloque dans les conins de sa cellule, rendu vulnérable,
et le dernier choc que fut la réintroduction maladroite par le psychiatre de sa marionnette,
résout à jamais cette tension de la fusion-séparation entre lui et son double, sa marionnette.

Le scribe exerce une inluence très puissante sur le notaire à travers son “je préférerais ne
pas”, et sa présence fantomatique hantante. L’impuissance du propriétaire de se débarrasser de
lui l’empêche de se remettre et de rétablir le monde comme il l’a connu depuis tout le temps.
Bartleby est le profond cauchemar de la raison, le choc psychotique qui vient déstructurer le

55
monde que les humains serrent par les dents pour ne pas le laisser s’écrouler.
Le langage de Bartleby, comme le décrit Deleuze, prépare un nouveau ordre, celui où règne
une nouvelle loi.

Le psychotique remplace le névrotique de l’identiication. Psychose dans le sens deleuzien


implique effondrement et atomisation, signiie le retour à un ordre plus archaïque donc à une
possibilité nouvelle.

Tout ce qui menace l’ordre, les hommes de la morale s’en défendent comme ils défendent
leur vie.

Le roman anglais et plus encore le roman français, explique Deleuze, éprouvent le besoin
de rationaliser, au moins de tirer des conclusions. La psychologie, selon sa critique, est sans
doute la dernière forme du rationalisme : le lecteur occidental attend le mot de la in.

La vie n’explique jamais rien pour son compte et laisse dans ses créatures tant de zones
obscures, indiscernables, indéterminées, qui déient tout éclaircissement? C’est la vie qui justiie, elle
n’a pas besoin d’être justiiée. 1

Combien de logiques Bartleby va t-il rompre avec son comportement?


Comme dans Alice au pays des merveilles2, le monde va se dissiper et ce qui d’habitude peut
sembler improbable, impossible, imprévu ou incroyable va tout d’un coup devenir normal,
voire même attendu. Carroll l’exprime très bien: Car, voyez-vous, il venait de se passer tant
de choses bizarres, qu’elle en arrivait à penser que fort peu de choses étaient vraiment im-
possibles.3
Elle se demandait (dans la mesure où elle était capable de réléchir, car elle se sentait tout
endormie et toute stupide à cause de la chaleur) si le plaisir de tresser une guirlande de pâquerettes
valait la peine de se lever et d’aller cueillir les pâquerettes, lorsque, brusquement, un Lapin Blanc
aux yeux roses passa en courant tout près d’elle. Ceci n’avait rien de particulièrement remarquable;
et Alice ne trouva pas non plus tellement bizarre d’entendre le Lapin se dire à mi-voix : « Oh, mon
Dieu ! Oh, mon Dieu ! Je vais être en retard ! » (Lorsqu’elle y réléchit par la suite, il lui vint à
l’esprit qu’elle aurait dû s’en étonner, mais, sur le moment, cela lui sembla tout naturel) ; cependant,
lorsque le Lapin tira bel et bien une montre de la poche de son gilet, regarda l’heure, et se mit à
courir de plus belle, Alice se dressa d’un bond, car, tout à coup, l’idée lui était venue qu’elle n’avait
jamais vu de lapin pourvu d’une poche de gilet, ni d’une montre à tirer de cette poche.4

1 Gilles Deleuze, Criique et cliniques, Paris, Ediions de Minuit, 1993, p.89


2 Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles
3 Lewis Carroll, op.cit.
4 Lewis Carroll, op.cit.

56
La formule de Bartleby agit de la même manière. Elle vient perturber l’alternance de
l’avant/après midi établi par les deux autres scribes du bureau. Ce cycle d’ordre est bien
développé dans l’histoire racontée par ce narrateur, il est comme le jour et la nuit, dans
une complémentarité qui compose le tout, un ensemble inébranlable, un cosmos qui tient et
fonctionne. L’énonciation d’une parole si étrange et inhabituelle à l’oreille de son entourage,
si consternante devient contagieuse et contaminante.

De même, dans Le Grand Nageur de Kafka, une nageuse vient de battre le record durant les
Jeux Olympiques, et retourne chez elle où elle est invitée à un banquet. D'abord, elle ne se
sent pas dans son pays d’origine (“fatherland”). En effet elle ne comprend rien de ce que les
gens autour d’elle lui disent. Elle adresse un discours aux invités où elle avoue qu’elle est
incapable de nager, et que d’ailleurs elle n’a aucune idée de pourquoi son pays l’a envoyée aux
compétitions. Une championne de la natation afirme ne pas savoir nager, comme Bartleby
qui décide un jour qu’il pouvait plus écrire, comme s'il n’avait jamais écrit de sa vie, comme
si cette fonction lui est tellement étrangère, et que soudain il se sent dépourvu de son histoire.

L'association qu’opère Melville entre Bartleby et l’ofice des lettres destinées à la destruction
est très révélateur; des lettres qui n’atteignent jamais leur but et ne livrent jamais leur contenu.
Elles sont par conséquence, privées de destinataire, et sont des perpétuels monologues5, des
paroles sans retour, sans réponses, sans “l’autre”.

Partout dans ce roman on trouve des références à l’intimité, la surveillance, l’isolation,


aux compartiments et à l’intrusion. Le corps du bureau est iniltré par ce nouvel arrivant
qui est découvert en train d’occuper les lieux même pendant les week-ends. La description
de la serrure, de la clé qui est censée ouvrir cette porte qui permet l’accès à un endroit
d’appartenance, est bloqué. 6

L’occupation surgissante du lieu par Bartleby ressemble a l’émergence soudaine de


l’inconscient qui, défait de tout refoulement, apparait à la surface de la conscience. Le lieu
change de nature, brusquement il passe d’un lieu propre en un lieu où le propriétaire est
considéré comme un intrus et violateur d’un espace privé.

Les bureaux des anciens copistes furent séparés de celui de l’homme de loi uniquement
par une porte en verre, à travers laquelle, comme dans le modèle panoptique7, le notaire

5 Michel Foucault, L’Histoire de la folie à l’âge classique,


6 Jeremy Bentham, panopique, Paris, Mille et une nuits, 2002

57
pouvait aisément observer le comportement et la performance de ses employés. Par contre,
le paravent par lequel l’employeur sépare l’espace de son nouvel employé crée une opacité
visuelle contre une perméabilité auditive. Bartleby n’est pas sous surveillance visuelle, ce
qui contribue davantage à son immatérialité et à sa nature fantomatique. C’est une voix,
d’abord, rien qu’une voix, qui va prononcer la formule choquante. Le notaire avait dû se
lever et se diriger chez Bartleby pour vériier l’incarnation de cette expression complètement
inattendue.
Il va fouiller longtemps dans les affaires de Bartleby, examiner sa nourriture, cherchant
à dénouer son énigme, et comme par vengeance, à regagner le sentiment de contrôle de
l’espace que Bartleby s’est permis de s’occuper.
Partout présente dans la philosophie de Deleuze, la psychose, ou comme il aime bien l’appe-
ler la promenade. La schizophrénie, ou le nomadisme, la pensée rhizomatique, qui caractérise
une pensée qui au lieu d’avoir une structure hiérarchique, démantèle sa propre structure pour
retourner à un stade ultérieur archaïque, à un magma, pour -à la place d’une structure ini et
solide- avoir un corps intense et possible. C’est l’idée qui occupe presque tous les concepts
qu’il avait construit avec Guattari surtout. Bartleby est l’original, présent dans chaque grand
romans d’un grand romancier, sans explication, énigmatique, dépourvu de raison. Il est l’hy-
pochondre, le frère (en opposition au père), le prophète qui vient annoncer le nouvel ordre.

Du moment où il y a passage à l’acte, la puissance est dite actualisée. La puissance n’est ja-
mais un « est ». Elle est toujours un devenir. D’où l’intérêt de Deleuze, à part la formule prin-
cipale du scribe, à une autre réponse que ce dernier prononce lorsque son employeur, l’avocat
lui propose, à la in, ses dernières tentations de « sauver » le sort de cet homme. Bartleby
répondit » :I am not particular ». « Je ne suis pas un cas particulier ». Deleuze l’auteur de
Schizophrénie et Capitalisme, de critique et clinique, considère que, ce que Bartleby souhaite
vraiment c’est de rester dans la zone d’indétermination, d’indiscernabilité, être un corps sans
organes, une pure puissance, situé avant et sans l’’acte, sans la cristallisation dans un organe.
« un peu de schizophrénie s’échappe à la névrose du vieux monde » (celui du 19 ème siècle).
Dans Critique et Clinique, Bartleby est placé avec Wolfson, Alfred Jarry et Artaud, comme
les personnes qui ont altéré le langage, (ou chez Agamben rendre inopérant le langage, acte
poétique, de nouveau la référence à Agamben arrive au même moment que des observations
chez Deleuze, vu qu’Agamben construisit souvent en partant de notions de Deleuze et d’autre
philosophe ou écrivain qu’il dit aime bien).

C’est toute la névrose du 19è siècle qui est menacée, qui est en jeu. Qu’est ce qui envoie
l’homme de loi à se sauver, comme étourdi, tout à fait comme les hallucinations du grand
patron d’Akakievich, qui juste après sa mort revendique son manteau, hante et torture les
hommes vivants. Cette psychose, est tout à fait intolérable pour les gens de la loi, pour les
potentia ordinata, qui ne peuvent que ce qu’il veulent et ce qu’il veulent est moral. Un peu de
schizophrénie, signiie un peu de rupture avec l’ordre des choses, au proit de la possibilité,
l’atomisation qui agit en détruisant les rapports qui gèrent les structures, restitue le monde à

58
I am not particular.

son état de pure potentialité. Mais c’est un état très proche du minéral, donc qui frôle la mort,
d’où la menace qu’il peut constituer.

La formule I would prefer not to est grammaticalement correcte note Deleuze. Mais elle est
à la limite de l’agrammaticalité, donc de ne plus obéir aux règles du langage, elle permet de
créer une zone d’indiscernabilité. D’où le fait qu’elle devient contagieuse, qu’elle se propage
derrière la conscience.

Indiscernabilité dans le langage signiie rendre le langage à une étape antérieure, archaïque,
le régresser. C’est ça la psychose du langage. C’est là aussi que se sent le danger, pas pour
la créature de Bartleby, mais pour le vieil homme de loi, et pour ses anciens employés au-
tochtones. Démanteler le langage, est un risque où seuls les poètes s’aventurent. Cette pro-
menade, qui promet un retour, une promenade pour une découverte d’une nouvelle source.
Un retour à un magma pour créer une nouvelle forme. Un retour à l’origine de l’univers, pour
créer de nouvelles lois de la nature.
I am not particular

Les prophètes sont les naufragés de la raison.8

« I am not particular » est une variante du «Je suis personne»/«Nemo» de l’Ulysse d’Homère,
mais aussi de l’homme sans qualité de Musil et de l’homme sans caractère des Carnets de
sous-sol de Dostoevsky.
Bartleby pense: «Vous ne pouvez m’attribuer aucune particularité, vous ne réussirez pas à me
représenter dans votre ordre de classement. J’échappe à votre jugement, à votre moralité, à
votre système d’ordre et de valeur. Je ne suis pas particulier veut aussi dire que je ne pourrai
pas franchir le seuil vers la particularité.

Bartleby n’est pas particulier, ce n’est pas un personnage qu’on caractérise, il n’est pas
quelqu’un. Il est insaisissable. On ne peut lui faire subir les lois de son environnement. Il
n’est pas possible de lui demander de s’appliquer, de lui demander un rendu de son interac-
tion. Il désobéit à la règle. Ses actions ne peuvent être jugées selon un critère ou des normes.
Les personnes originales, ce sont des gens qui quand ils essaient de copier, il en résulte une
catastrophe. Ils sont incapables de copier.

Non seulement je n’ai pas su devenir méchant, mais je n’ai rien su devenir du tout: ni
méchant ni gentil, ni salaud, ni honnête - ni un héros ni un insecte. Maintenant que j’achève ma vie
dans mon trou, je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu’inutile:
car quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir - il n’y a que les imbéciles qui deviennent. Un
homme intelligent du XIX° siècle se doit - se trouve dans l’obligation morale - d’être une créature
essentiellement sans caractère; un homme avec un caractère, un homme d’action, est une créature

8 Gilles Deleuze, Criique et Clinique, Paris, Minuit, 1993.

59
essentiellement limitée.9

En refusant de faire et d’agir, Bartleby reste dans la zone d’indétermination, de non


manifestation: “I am not particular”, veut dire exactement cela. Dans son roman inachevé
L’Homme sans qualités10, Robert Musil compare la relation de l’homme avec le monde dans
la campagne et celle dans la ville. Il explique que dans le village, l’homme est dans une
relation linéaire avec le monde, parce qu’il arrive à digérer les informations, et les données
qui lui proviennent, et ainsi d’établir un rapport de un à un avec ces stimulants. Il peut saisir
le tout et cela crée sa singularité, lui permet d’avoir coniance, contre l’avoir-conscience de
l’homme de la ville.

Etre conscient veut dire qu’on ne peut pas traduire la multiplicité de la vie en une singularité.
Plus la conscience est aiguisée, plus le monde devient sans limites et les possibilités tellement
illimitées et ininies. L’homme n’espère plus ou arrête de croire en la possibilité d’un
recueillement complet déinissable des entités, et des composantes.

Ulrich est trop conscient du monde où il vit et par suite n’est pas capable de créer une unité
de ce monde. Pour Ulrich le monde est atomisé. Ce n’est que par la violence contre le réel,
tel un directeur de ilm qui sélectionne et associe les événements et les séquences, pour créer
la narration, que l'homme atteint le bonheur. Le pouvoir se manifeste par cette capacité de
biffer le réel, pour le reconstituer dans une façon à faire sens. Ainsi, dans le roman de Musil,
Arnheim, l’industriel allemand crée une unicité artiicielle qui le rend heureux en se méiant
des détails.

Ce dualisme entre un réel multiple et une unicité singulière constitue de façon similaire
l’opposition de Bartleby à son employeur. Analogiquement Bartleby serait Ulrich, il se
retient d’agir et préfère ne pas attribuer un sens, défaire sa potentialité, sacriier la multiplicité
pour la singularité et la particularité, lui, qui n'a jamais été particulier. Le roman de Melville
montre deux opposés: d’une part, l’homme ordinaire, dont la faculté de tolérer le réel est
tellement fragile et vulnérable, qu’il préfère «la suspendre sitôt que les circonstances l’exi-
gent»; d’autre part, Bartleby qui fut confronté à des circonstances qui l’ont poussé à complè-
tement se séparer de la capacité de voir une unité dans le monde, de tirer un sens unique, ce
qui se traduit clairement par son immobilité qui n’est signe qu’une conscience de la multipli-
cité irréductible du réel.

Les hommes privés de contenu sont voués à la persécution.

9 F.M. Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol, Signet Classics, 2004


10 R. MUSIL, L'homme sans qualités, Paris, Points, Points, 2011, une œuvre inachevée de Musil, qu’il écrira
pendant des années et y donna tout son temps et son argent, il mourut sans pouvoir la publier
« I SHALL PERSECUTE YOU NO MORE»

61
New Ways of Doing Nothing

L’exposition New Ways of Doing Nothing à la Kunsthalle de Vienne en 2014 mettait en avant la production
artistique qui s’oppose à l’activité pour privilégier les formes de rien faire et d’abstention. C’est une position
contestataire de la société et du mode de production de nos jours. Les artistes participants étaient Robert
Breer, Alejandro Cesarco, Etienne Chambaud, Natalie Czech, Oskar Dawicki, Edith Dekyndt, Mathias
Delplanque, Heinrich Dunst, Gardar Eide Einarsson, Marina Faust, Claire Fontaine, Ryan Gander, Lasse
Schmidt Hansen, Julia Hohenwarter, Karl Holmqvist, Soia Hultén, Jiri Kovanda, Rivane Neuenschwander,
George Perec/Bernard Queysanne, Superlex, Mario Garcia Torres a. o.
Parmi les références igurait la nouvelle de Enrique Vila-Matas, Bartleby & Co, conçue comme une
anthologie des artistes du refus: Robert Walser, Arthur Rimbaud, Marcel Duchamp ainsi que la référence
au marxiste Paul Lafargue et à son essai Le Droit à la paresse, essai qui critique l'idée conventionnelle du
progrès et argue que la paresse est essentielle pour la créativité.

Cette exposition montrait comment l'incitation à la production, la pression pour avoir tout le temps une
occupation, sans pouvoir avoir un recul ou pouvoir freiner pour reconsidérer, contrarie radicalement la
nature humaine et rejoint la conclusion que Agamben tire de la vérité de Bartleby, à savoir que le potentiel
humain se base aussi essentiellement sur son abstention que sur son action.
Ne rien faire génère du potentiel. L’attitude oisive détachée, crée de nouvelles voies de pensées et d’action.

62
ARTISTES SANS ŒUVRES

Pierre Cabanne: Your best work has been your use


of your time.
Marcel Duchamp: That’s right.1

Les Artistes sans œuvres de Jean Yves Jouannais sont les artistes qui sont aussi puissants
dans la marque qu’ils ont laissée dans le monde de l’art, en n’ayant néanmoins presque pas
produit.

A part cela - qui est peu - rien. Jacques Vaché

La plupart de ces artistes agissent comme des spectres, fonctionnent post-mortem, sont des
séducteurs, danseurs, intelligents, désinvoltes, indifférents, fumistes, distants dont le contact
ne se fait que par des éclairs.
Le premier exemple que cite Jouannais est celui de Wittgenstein, en comparant le philosophe
à son frère le « fou »2. Le philosophe qui, à la seule différence d’avoir pu coucher ses pensées
sur du papier, n’était pas plus génie que son frère. Le philosophe sut traduire sa pensée par des
mots, laissa ses idées se transmettre, de se munir d’un support, matérialisées, transformées
grâce au langage, en des signes (qui d’ailleurs ne fonctionnent pas sans violer le réel.) Ces
signes transmirent en partie, par le iltre du langage, les idées pour la postérité.
Dans cette comparaison Jouannais essaie de questionner précisément la hiérarchie dans
le rapport à la production qui attribue une valeur plus élevée et ne valorise que celle qui
se matérialise, se conserve et se concrétise. En évoquant une ile d’artiste et d’écrivains
qui soit par accident, soit par intention, méiance, indifférence ou incapacité tout court, ne
laissèrent pas leur trace matérielle pour l’histoire de l’art. Il montre aussi comment de leurs
inachèvements, leur disparition, leur destruction, leurs « œuvres » dégagent une énergie
emmagasinée qui déplace son puits de ressources de l’univers de l’artiste vers l’ensemble
des récepteurs.3

Joubert eut ce don. Il n’écrivit jamais un livre. Il se prépara seulement à en écrire un,
cherchant avec résolution les conditions justes qui lui permettraient de l’écrire. Puis il oublia même
ce dessein. Plus précisément, ce qu’il cherchait, cette source de l’écriture, cette espace où écrire, cette
lumière à circonscrire dans l’espace, exigea de lui, afirma en lui des dispositions qui le rendirent

1 Marcel Duchamp, Conversations avec Pierre Cabanne, 1966


2 Paul Witgenstein (1887 –1961)
3 Louis Aragon, Défense de l’inini, (roman posthume auquel il travaillait entre 1923 et 1927 et dont il brûla - à
l'en croire - la plus grande parie en 1927, à Madrid), Paris, Gallimard

65
impropre à tout travail littéraire ordinaire ou le irent s’en détourner.4
Libre à nous d’imaginer ce qu’il en est, de gérer, de juger la prégnance des rêves, des gestes,
des absences, des intentions plus ou moins intenses.
Il n’avait pour tout document que sa mémoire […]. Il ne travailla pas pour la postérité, ni même pour
Dieu […]. Minutieux, immobile, secret, il ourdit dans le temps son labyrinthe invisible.

Des artistes à qui, par exemple, il sufisait pour laisser leur tache indélébile, d’avoir une
attitude, de faire des gestes, Duchamp par son retard, Yves Klein par son vide, Rauschenberg
en effaçant la peinture d’un autre peintre connu (De Kooning). Danseurs, copieurs, effaceurs.

La véritable bombe de Fénéon fut son silence.5


Depuis le temps que je cherche à faire quelque chose. Il n’y a plus rien à y faire: il n’y a rien
à faire. Rigaut

Rigaut ayant à peine vécu une fois, il devint par cinq fois personnage de iction.
Dubuffet dans sa croisade contre “l’asphyxiante culture”, critique ceux dont l’art n’est
que leur propre publicité; il les nomme “marqueurs d’empreintes”. Idéologiquement et
sentimentalement amené à défendre comme seuls représentants de la création, les sans noms,
mais surtout les sans cultures et les sans esprits, les fous…
Les Merzbau détruits de Schwitters contre Matisse, Filliou contre Soulages, Cadere contre
Combas, Huelsenbeck contre Breton.
Armand Robin l’écouteur comme Marcel Duchamp le respirateur.

Regardez moi bien!


Je suis un idiot, je suis un farceur, je suis un fumiste.
Regardez- moi bien! […]
Je suis comme vous tous!
Tristan Tzara

Ne rien faire, ou faire peu sont une des options de l’idiotie dans l’art6.

4 Maurice Blanchot, Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959


5 Jean Yves Jouannais, op.cit.
6 Voir L’idiot de Dostoevsky, The Idiots Lars Von Trier, L’idioie dans l'art de Jean Yves Jouannais

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L’exemple d’André Cadere est explicite quant à la capacité activiste du silence,
au choix de la rétention comme action, ou provocation. L’équivalent du « i would
prefer not to » chez Cadere est la canne, qu’il porte partout, comme l’héraut qui ne
cesse de marcher. Son geste est situé entre la production et l’abstention. L’aggellos,
le messager qui n’afirme rien, mais se contente d’annoncer, le messager, l’ange
envoyé, pour prononcer la parole.
Cadere est un artiste d’origine roumaine. Jusqu’à sa mort en 1978, il fut un nomade
à travers l’Europe, surtout connu pour ses barres, bâtons, longs cylindres en bois,
colorés en disques. Chaque couleur correspondait à un système bien suivi de choix,
et chaque bâton suivant ce système contenait une anomalie. Ses objets confectionnés,
il les portait partout dans les expos et dans les rues où il se promenait comme un
Diogène portant sa massue. Arrivant à un vernissage, il posait son bâton, devant une
œuvre d’un autre artiste et le laissait.

Cadere, l’héraut dont la héraldique est le bâton, son outil visuel forgé à in d’auto propagande.
Le héraut de lui-même. Un art d’attitude: improducteur, ne se rend pas à l’usine, promeneur, en place
de quoi il marche… Ne pas produire, produire à peine ou produire sans donner à voir sont des décisions
qui relèvent de la stratégie politique.

Ne se servant que de sa marque, de sa formule, marcheur et promeneur qui plante son


sceptre, comme signe de passage de présence, partageant à sa manière sa production,
indépendant, ou réjouissant de son propre rapport à la présentation de son œuvre, de
sa relation à la galerie, ou au milieu d’exposition. Tout en recherchant les rencontres,
il sait que sa voie demeure intransigeante et solitaire.

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Manifesto

Contre la réaction
contre le ressentiment
pour une légèreté
pour la folie
pour l’humour
pour le terrible
pour le réel
contre l’idéalisme
pour l’idiotie
contre la sottise
pour la rétention (activisme économe)
contre l’agitation
pour l’intelligence
pour la croissance de la volonté
contre la certitude
pour la liberté
pour ce qui n’a pas été mais aurait pu être
pour l’éphémère
contre la hantise du ini
pour la grâce
pour l’allégresse
pour la puissance
pour la désactivation, le «rendre inopérant»,
contre le sérieux,
contre le prétentieux,

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Ne rien faire ou faire peu sera une des options de l’idiotie en art.

Idiotie
Bartleby est un tueur, un briseur d’interdit, comme Jouannais décrit le déféquant,
déféquer signiie manquer de civilisation, devenir animal. L’idiotie en art
s’approcherait assez d’une notion étrangère à notre culture ; celle, dans la société
traditionnelle ‘aré’aré (îles Salomon), du namo, c’est à dire du « tueur », du briseur
d’interdits. Un tueur de tabous, au sens où l’emmerdeur décime les conventions, abat
les limites.
Toute chose, toute personne est idiote dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes.
L’idiot c’est celui qui ne sait pas, qui est là par hasard, dont le seul alibi est l’accident, ou
la passion.
Idiôtès, idiot signiie simple, particulier, unique […]. Toute chose, toute personne sont ainsi
idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes […].
[…] puis, par une extension sémantique dont la signiication philosophique est de grande
portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvue de raison.

Dans Artiste sans Œuvres de Jean Yves Jouannais, on trouve cette sensibilité de
l'auteur à tout ce que nous étouffons. L’enjeu de la potentialité est dans le jugement
que nous portons sur ce qui mérite de survivre, de vivre et ainsi nous conservons
et ce qui -sans se faire la peine même de considérer- nous condamnons à la mort, à
l'inconsidération.

Tueur de reliques
Laisser pousser les bourgeons,
laisser monter les petites pousses
L'invention du rire.

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70
71
Bien fait= mal fait = pas fait.
p.68 Jacques Rigaut cruciié par Man Ray, 1926
p.69 Marin Kippenberger, D'abord les pieds (Prima i piedi), 1990, sculpture 1m30
p.70, 71 Robert Filiou, Bien fait= mal fait = pas fait, 1973, Assemblage, Dimensions: Overall: 34 x
94,5 x 7 cm / Right part: 26,8 x 22 cm / Central part: 28,3 x 38 cm / Let part: 26,8 x 21,8 x 7 cm
p.72 André Cadere, bâton de bois, 1975, Bois peint. 120 cm Diamètre : 10 cm
p.73 Buster Keaton, The General 1926
p.74 Bas Jan Ader, Broken Fall (organic), 1971
p.75 (en haut) Bas Jan Ader, Fall no. 2, Reguliersgracht Amsterdam
(en bas) Bas Jan Ader, In Search of the Miraculous

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CONCLUSION

I WOULD PREFER NOT TO


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BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

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http://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/peut-echapper-au-
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Enregistrements sonores, entretiens

CLAIRE-FONTAINE
http://rebel.radio.cz/mp3/podcast/fr/culture/110305-claire-fontaine-bartleby-ou-la-greve-humaine.mp3

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https://www.youtube.com/watch?v=one7mE-8y9c
• Giorgio Agamben. The Problem of Subjectivity. 2009 1/7
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• Giorgio Agamben. The Archaeology of Commandment. 2011
https://www.youtube.com/watch?v=T4MjMj4S4B8&t=84s
• Giorgio Agamben. An Archaeology of Will. 2011
https://www.youtube.com/watch?v=R_8LMuRiQFg&t=160s
• “Living Dead" Vampire Terminology Slavoj Zizek
https://www.youtube.com/watch?v=yGkxFqyzvHM
• Slavoj Žižek: Don't Act. Just Think.
https://www.youtube.com/watch?v=IgR6uaVqWsQ
• Alenka Zupančič https://www.youtube.com/watch?v=DYxVmozmScI
• Two artworks by two French artists, Etienne Chambaud and Claire Fontaine
• https://vimeo.com/26417421
• Marina Abramovic on Rhythm 0 (1974)
https://vimeo.com/71952791

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