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Une anthropologie impossible 

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Accueil Numéros de la série PUF 11 Nietzsche moraliste, le problème ... Une anthropologie impossible ?

Revue germanique
internationale
11 | 1999
Nietzsche moraliste
Nietzsche moraliste, le problème de la culture, l’anthropologie

Une anthropologie impossible ?


PHILIPPE CHOULET
p. 61-75
https://doi.org/10.4000/rgi.708

Résumés
Français Deutsch English
Définir l’homme comme indéfinissable, n’est-ce pas encore le définir ? Nietzsche renvoie l’homme à son
instabilité d’animal malade, sans «  essence  » autre que celle qui résulte d’un devenir indécis et d’une
histoire contingente : mais le labyrinthe des traits par lesquels l’homme est décrit comme une force qui
s’invente à coups de fictions et de malentendus n’a pas à nous faire renoncer à quelque invariant entre
une «  nature  » introuvable (et pourtant lisible dans la volonté de puissance comme chaos) et une
volonté réduite à l’affirmation d’un destin sans finalité ni raison.

Den Menschen als undefinierbar definieren, heißt dies nicht, ihn doch zu definieren ?Nietzsche verweist
den Menschen auf seine Labilität als krankes Tier, ohne anderes « Wesen »als dasjenige, das sich aus
einem unentschiedenen Werden und einer zufälligen Geschichte ergibt. Aber das Labyrinth der Züge,
durch welche der Mensch beschrieben wird als eine Kraft, die sich durch Fiktionen und
Mißverständnisse selbst erfindet, braucht uns noch nicht verzichten lassen auf ein Unwandelbares  :
zwischen einer unauffindbaren « Natur » (die sich dennoch aus dem Willen zur Macht als Chaos ablesen
läßt) und einem Willen, der beschränkt ist auf die Affirmation des Schicksals ohne Finalität und
Vernunft.

Isn’t defining man as undefinable still giving him a definition ? Nietzsche dismisses man, invoking his
sickly animal instability, having no « essence » other than that which arises from an unclear becoming
and a contigent history. But this labyrinth of traits used to describe man as a force which invents itself

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through twists of fiction and misunderstandings should not make one give up on finding a constant
value somewhere between an undeterminable « nature »(which is nevertheless interprétable in the will
to power as chaos) and a will reduced to the affirmation of a destiny without finality or reason.

Texte intégral

Nietzsche l’anthropologue
1 Soit ce paradoxe : Nietzsche établit une genèse de la culture et de son histoire, où l’homme est
posé comme objet-« sujet » de signes (ou, plutôt que « sujet » : agent, inventeur, créateur). Ce
qui convient à la définition de l’anthropologie, qui cherche la « raison » — la logique interne et
la raison d’être — de la «  nature  » (= essence) de l’homme comme animal culturel, comme
producteur de ses mœurs, de ses valeurs, de ses œuvres, de ses outils, de ses rapports sociaux,
etc. Ce qui exige réversion : l’homme est fait de ce qu’il fait. Il y a en ce sens une anthropologie
nietzschéenne, qu’on appellera généalogique.
2 Or, Nietzsche, sur ce thème, est déroutant  : l’homme, qui est décrit (parce qu’interprété),
analysé, ausculté et évalué, y est défini encore classiquement, dans un certain jeu1 entre réalité
et apparence, vérité et illusion, liberté et déterminisme, contingence et destin, activité et
passivité, sujet et objet. Mais il est aussi l’animal non fixé (PBM, § 62), instable, initiateur de
maladies et de malaises spécifiques — en quoi le Nietzsche médecin de la culture, est, avec
Freud et Musil, celui qui pose le plus cruellement et le plus justement cette condition  : faire
passer l’homme sur la table de dissection psychologique. La généalogie, qui porte sur l’origine
des sentiments moraux, est savoir cruel de la cruauté humaine ; et si l’homme se dit « moral », il
l’est par son mensonge sur sa part physique  : l’homme est un corps vivant, un animal, qui a
inventé des malentendus (morale, religion, métaphysique) sur le corps.
3 La méprise commence avec ce nom qui circonscrit une réalité de «  civilisation  » que
Nietzsche présente sous un jour certes affligeant, généalogie comme triste savoir oblige — d’où
le thème du dégoût pour l’homme. Le jugement de valeur, selon la teneur de la volonté de
puissance qui l’irrigue (veut-elle la force ou la faiblesse  ? le repos de la fatigue ou l’ivresse de
l’abondance ?, GS, § 370), détermine le style du discours d’exposition de l’être de la chose. Là,
cette anthropologie nie son objet autant qu’elle l’affirme : elle le renverse et le dépasse autant
qu’elle reconnaît sa réalité. Cette instabilité et cette tension font problème, entre le présupposé
de réalisme (reconnaître ce qui est), et l’exigence de dépassement de l’homme même, entre l’état
présent de la culture comme résultat d’un processus obscur et dissimulé comme tel, parce que
honteux, et la définition d’un destin sans fin. Partons de la « description » de l’homme.

Ce que Nietzsche dit de l’homme


4 Cette description est toujours d’abord une interprétation : il n’y a pas de faits bruts de culture
ou d’histoire, et cela invalide tout fétichisme du fait, tout positivisme, tout « fatalisme ». Ce qui
passe pour un fait n’est qu’une composition, une représentation-évaluation issue d’un certain
point de vue  : il n’y a pas de phénomènes moraux, mais une interprétation morale des
phénomènes2, une sémiotique des affects, dont l’origine est elle-même extra-morale. Et le
penseur-Nietzsche, ne s’excluant pas lui-même du circuit de la volonté de puissance, appartient
à un de ses types, évaluant des interprétations établies, dominantes, encore actives (même
moribondes) et qui valent comme institutions fabriquant l’homme devenu ce qu’il est
aujourd’hui. Il n’y a donc plus de « nature » humaine qui tienne : il n’y a que de l’injection de
sens, qui produit l’homme sans fin(alité), de manière absolument contingente.
5 Voici, synthétiquement, la série des caractéristiques de l’homme :
— C’est l’animal de l’utile et du durable, qui a rompu avec la satisfaction immédiate par
l’assimilation d’une fin, le développement de la «  raison  » et du sens de l’honneur  ; d’où le
problème de la volonté de science, des opinions et de la représentation (l’invention des passions

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sociales, HTH, I, § 94).


— C’est un animal en «  évolution  » (Nietzsche, «  anti-Darwin  »3, ne dit pas  : progrès dans
l’adaptation), sujet à changement, sans rien d’arrêté, comme espèce et comme individu (HTH, I,
§ 222). Replacé dans la série des animaux, il est le plus spirituel et le plus manqué, le plus
maladif, celui qui s’est égaré le plus dangereusement de tous ses instincts — ce qui en fait, en
retour, l’animal le plus intéressant (Ant., § 14). Il est l’animal de tous les possibles, sans identité
au sens d’une vraie égalité à soi-même, sans essence, sans nature et sans instinct fiable  : son
caractère propre n’est pas encore fixé (PBM., § 62).
— Instable, il n’est ni d’origine divine, ni la fin de l’évolution (Ant, § 14), ni l’œuvre d’une
intention, mais plutôt le fruit d’un devenir bête et absurde ; l’idée de fin est d’ailleurs une fiction
trop humaine, et, plutôt que final, l’homme est fatal, arrimé à la plus extrême contingence (67,
«  Les quatre grandes erreurs  », § 8). La reprise du processus violent et contingent de sa
formation ruinera la vanité tirée de sa supériorité factuelle  : la généalogie n’a que faire de la
pudeur des origines qui caractérise sa manie de la vénération (GS, § 346).
— C’est l’inventeur et le fruit d’un type inédit de conscience et de communication  : étant
l’animal qui a couru le plus grand danger, ayant le plus besoin de protection de la part de ses
semblables, il doit exprimer sa détresse au mieux en apprenant à se rendre intelligible : le
danger et la maladie ont induit ce phénoménalisme des signes sociaux (GS, § 354).
— Son originalité est tout entière dans l’invention de sa psuchè : au premier rang des nouveaux
sens donnés aux signes physiologiques, il y a la morale, comme passion (abnégation, ascèse) de
renoncer à la passion. L’origine de l’esprit n’est qu’un sort fait aux passions ; l’histoire humaine
est celle, par exemple, de la peur4 et de la honte  : l’homme est la bête au front et aux joues
rouges (AP£ II, « Des compatissants »). Telle est la rançon de l’intériorisation de l’esprit et de
l’invention d’une «  âme  » libre5comme instrument de torture  : l’homme spirituel se retourne
contre sa part sauvage, vagabonde  ; la mauvaise conscience, dans le divorce violent d’avec
l’animalité, en fait l’animal malade de lui-même (GM, II, § 16)  : «  Oh, quelle bête insensée et
affligeante que l’homme  ! (...) Depuis trop longtemps la terre est un asile de fous  !...  »6 Pour
désapprendre l’animalité, devenir «  doux  » et réfléchi, il s’est forgé des chaînes  ; les fictions
métaphysiques, religieuses et morales, qui rendent l’esprit malade de lui-même (VO, § 350). Il y
est devenu plus vigoureux  : s’empoisonnant lui-même, il s’est dressé lui-même dans des
contraintes inouïes (dureté, violence, esclavage, danger), exercées sur son imagination et son
esprit (PBM, § 44, 188). Il est désormais le plus vaillant, le plus rusé et le plus apte à la
souffrance des animaux (GM, III, § 28).
— Ses illusions viennent de ce qu’il a dû, pour survivre, remplir une condition de plus que tout
autre animal : inventant la finalité, il a cru savoir pourquoi il existe (CI, « Les quatre grandes
erreurs », § 8). D’où sa foi en la raison dans la vie (GS, § 1). Il fut ainsi éduqué par ses fictions,
s’attribuant des qualités imaginaires, des liens fallacieux avec les animaux, la Nature, les Dieux,
inventant des valeurs éternelles et absolues... Or ces fictions ne sont pas inconditionnées, elles
expriment un jeu de pouvoir entre les instincts (GS, § 115), et l’esprit, comme effet de ce jeu,
injecte dans les choses du sens et des valeurs : l’homme, d’ailleurs, s’appelle : homme, ou celui
qui mesure, évalue, juge et échange (Mensch/manas/mens), qui fixe les prix, imagine des
équivalents – APZ I, « Des mille et un buts » ; GM, II, § 8). Rien d’étonnant à ce qu’il se voie
comme principe créateur de fictions — tout en répugnant à les voir comme telles...
— S’il n’a aucune fin déterminée a priori, il n’est qu’une forme transitoire du cursus d’une
espèce déterminée : l’ironie du processus est qu’on va peut-être du singe au singe via l’homme,
si l’homme d’aujourd’hui s’enlaidit, s’abêtit, entre en décadence... Bref, il s’idéalise, mais en
devenant plus féroce et plus endurant : si ce qu’il fait, aucune bête ne le ferait, c’est qu’il a pris
aux bêtes leurs... vertus (APZ, III, « Des vieilles et des nouvelles tables », § 22). Égaré dans des
détresses labyrinthiques (CI, «  Flâneries d’un inactuel  », § 32), il souffre d’une radicale
disparition du sens (d’où le nihilisme), ne parvenant pas à décider du sens à donner, par
exemple, à la science – ce qui signe la naïveté de sa bonté, alors qu’il est plus méfiant et cruel
que jamais (GS, § 33), même envers lui-même.
— D’où le problème typique de l’homme, entre dénégation et idéalisa-tion-spiritualisation : il ne
peut reconnaître sa vérité, qui n’est que blasphème, monstruosité, abomination  ; c’est que la
fiction est artiste : l’homme rêve, idéalise, expérimente, en fait, par des formes de dissimulation
(GS, § 59), dont le modèle, qui se paie cher et comptant, est la religion — produisant un

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excédent de ratés, de souffrants et d’infirmes ; moralité (sic) : les réussites humaines sont des
exceptions.
— Forme transitoire, il peut être laissé à lui-même (libéralisme ontologique), comme il peut être
également l’objet d’une volonté (par le commandement de la Grande Politique)  : il doit alors
être surmonté7, dans la figure du surhomme comme sens de la terre (APZ Prologue, § 3)  ;
Nietzsche compare l’homme à une corde tendue sur l’abîme entre la bête et le surhomme, sa
grandeur étant d’être un pont, une transition, un déclin (APZ, IV, « De l’homme supérieur », §
3), et non un but : sa sagesse, tragique, est de consentir à vivre pour disparaître et faire passer la
vie au-delà (APZ Prologue, § 4). Cette exigence éthique suppose la synthèse de tout ce qui chez
lui n’est que fragment et énigme, « lugubre hasard » — en quoi il faut sauver le passé, tout le
passé, en lui (AP-Z, III, «  Des vieilles et des nouvelles tables  », § 3), parce que, malgré le
triomphe désastreux des passions morbides, il y a une promesse d’avenir. L’homme peut
comparaître, parmi les formes de l’univers, comme un coup heureux du hasard, une grande
promesse (GM, II, § 16). Dès lors, la question du politique est  : quel type d’hommes doit-on
vouloir et élever (aux deux sens, éducatif et topologique, Ant, § 3) ?
— Retour à l’homme, donc  : aujourd’hui maître des animaux et de la Terre, il sait qu’à la
question « quelle civilisation aujourd’hui ? », il ne sera répondu par aucun signe divin : c’est à
lui d’en décider. L’absence de nature suppose l’impératif de la volonté. La violence de son
omnisciente emprise technologique (GM, III, § 9) dispose du destin de la civilisation (HTH, I, §
245)  : «  Nous sommes devenus des hommes, c’est pourquoi nous voulons le royaume de la
terre » (APZ IV, « La fête de l’âne », § 2). Et Nietzsche de décrire l’humanité à venir comme un
arbre qu’il faudra forcer la Terre à nourrir : faire du bien à la grande collectivité humaine a donc
un sens (VO, § 189). Mais cette injonction n’est que fiction « utile », s’appuyant sur la vertu et la
maladie spécifiques de l’homme d’aujourd’hui : le nouveau sentiment moderne, le nouveau sens
historique – celui d’être un chaînon – , établit un rapport inédit à son histoire dans le rêve d’une
humanité (GS, § 337). Nietzsche insiste alors sur ce principe  : l’homme n’a de sens qu’autant
qu’il consent à être matériau (pierre, non « fer de bois », GS, § 356) du grand édifice, i.e. d’être
fonction.
— Il a donc bien pour lui cette effrayante puissance de domination, d’injection de formes et de
sens : le modèle, c’est le grand artiste (HTH, II, § 172), qui sculpte, dompte, métamorphose et
crée des hommes. Mais, grand principe des formes de la culture, il a toujours voulu à la fois le
danger et le jeu, unis dans la guerre (APZ, I, «  Des femmes jeunes et vieilles  »). Il faut alors
convertir la force humaine, dont le plus grand mal (la cruauté) est la meilleure part  : devenir
meilleur et plus méchant vont de pair, le dégoût de l’homme venant du danger de l’éternel
retour du médiocre (APZ III, « Le convalescent », et IV, « De l’homme supérieur », § 5). Et si
l’homme est au principe d’un monde de simplification et de falsification (langage, passions,
images..., cf. PBM, § 24), il est à la fois créature et créateur : matière, fragment, superflu, argile,
boue, sottise, chaos, sculpteur, marteau, divinité... (PBM, § 225). Telle est la thèse de la
réflexivité ontologique et éthique, passive et inconsciente, de l’homme : il y a un homo natura,
qui est le texte original, fondamental, la force-artiste, qui porte le flambeau de l’art (PBM, §
291), mais, statue de Glaucos, il est recouvert par des fictions, des croyances, des mensonges et
des dissimulations (PBM, § 230), et donc  : méconnaissable, irrémédiablement perdu,
indéfinissable.
— Dès lors, l’homme réel offre le spectacle inévitable de la beauté (et) de la force. La paradoxale
misanthropie nietzschéenne (HTH, II, § 222), dit, avec l’Ombre  : j’aime l’homme quand il est
disciple de la lumière, je me réjouis de sa clarté (VO, Prélude). Cela implique l’éloge de ses
vertus : vaillant explorateur de labyrinthes, courageux découvreur, à l’audacieuse probité, il
peut être un animal agréable, inventif, méchant, profond, et... plus beau, de cette beauté de
l’homme par laquelle il se modèle lui-même (CI, « Flâneries d’un inactuel », § 19, 32). Le fatum
justifie l’homme comme l’heureuse (hasardeuse) réussite, même si le grand danger de
l’Européen, devenu « meilleur », est de nous fatiguer de l’homme et de sa partie honteuse — ses
vénérations. Le problème du nihilisme réside alors dans cette évaluation du lieu et de l’origine
de ces idoles (GM, I, § 12), qui sont davantage celles que forme la vie en lui que celles qu’il se
donnerait librement (volontairement) à lui-même  : il n’est jamais que le passeur d’une
expérience que la vie fait sur lui, dans l’univers des formes.

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La tension du portrait
6 Il y a, d’une part, le soupçon sur la maladie et la décadence de l’instinct chez l’européen
moderne, romantique et chrétien, et la reconnaissance, l’affirmation de la réalité singulière,
ultime et éternelle de soi-même comme homme – acte de réalisme : « Se considérer soi-même
comme une fatalité, ne pas vouloir se faire "autrement" que l’on est (...), c’est la raison même. »8
Il faut alors vérifier l’histoire de l’homme par l’invention d’un sens supérieur. L’effet pathétique
du soupçon, sur lequel on a tort de se focaliser, occulte la justesse de la lecture nietzschéenne de
l’homme. Et si cette vénération de l’homme moderne n’a plus lieu d’être, il convient d’en
rappeler sans cesse son essence : le néant.
7 Ainsi, l’homme moderne, encore monotonothéiste (un Dieu personnel, une morale de la faute,
du péché, du bonheur, une sentimentalité faite de pitié et de barbarie) et humaniste
(moralisateur, bon et grégaire  : le Troupeau comme lieu naturel), sous la double forme
religieuse et démocrate (l’Homme abstrait et creux des Droits de l’Homme) est aussi un
décadent, manqué et manquant à lui-même  ; sa haine pour l’esprit (GS, § 359), quand il est
commerçant-philistin (GS, § 362) le montre dans sa vanité de fragment : faible, lâche, frustré,
ascète par contrainte, abruti par le travail et le plaisir du divertissement qui agissent comme des
toxiques, fasciné par les souffrants, exigeant les narcotiques de l’ «  idéal  » (F «  égalité  », la
« liberté »...).
8 Pointe inquiétante du nihilisme (GM, III, § 28), cet homme indique, dans son
«  histrionisme  » et sa «  comédie  », ce qui définit le mieux l’homme en général  : la perte,
parvenue à son comble, de la perfection de l’instinct de nature. L’homme moderne est le comble
sans aveu et effrayant de cette dénaturation sans « nature ». Un mot sur cet «  inavoué  »  : la
« pudeur des origines » fait méconnaître la genèse des « facultés » de l’esprit, elle en dénie la
violence et l’extrême contingence. Exemple  : l’homme moderne a le tabou du pouvoir, de la
hiérarchie et de la puissance (le misarchisme), il invente le nihilisme administratif, reniant sa
racine. On comprend alors l’écœurement et le sens du risque du dégoût de l’homme, qui font de
Nietzsche un décadent : il ne s’agit pas tant de définir l’homme que d’en finir avec lui sur ce
mode d’ « être ».
9 Car sous cette forme, il exprime une expérience à part de la vie, en tant que signe d’un degré
de puissance marqué par la maladie, le malaise, le mal-être  : quelque chose est détraqué,
«  décadent  », «  dégénérescent  ». Etre un homme-symptôme, c’est n’être que l’effet passif et
complice (donc jouissif  : il y a des bénéfices secondaires de la maladie...) d’un courant qui
submerge et emporte ; c’est être traversé de part en part par un flux qui aliène et asservit, alors
même qu’il y a, à la source, de la constance et de l’invariant, ou ce que l’on appelle une
«  nature  », au sens de force omniprésente et universelle, repérable dans des opérations de
synthèse  : même décadent, l’homme demeure une forme de la volonté de puissance, et par là
même un lieu, un organe de création de fictions. En somme, l’anthropologie nietzschéenne joue
le jeu de l’objet de la définition, mais en sortant radicalement de la problématique classique de
la définition de l’homme par l’homme  : la formation de l’homme relève de l’art, d’un art du
chaos. C’est ce point qui la rend insupportable aux yeux des « humanistes »...

L’enjeu d’une définition de l’homme


10 Une anthropologie part d’une présupposition  : soit une certaine idée de l’homme, qu’elle
reprend, critique ou reformule, et ce avec un pari sur le topos naturel, éternel, nécessaire,
objectif et universel que cette définition doit livrer. Il y a alors deux problèmes : la justesse de
l’énoncé de cette essence comme invariant, et la limite de la série, en droit infinie, des attributs
du défini  : où s’arrêter, et lequel exhiber en premier  ? Le bipède sans plume, la raison, la
sociabilité, le rire, la fabrication d’outils ou de récipients, la parole, la totalité des rapports
sociaux, le fait de s’habituer à tout  ? Comment traiter l’horizontalité indéfinie de l’etc., qui
apparaît dans la tâche de description empirique ? Le discours clos (le fini) et parfait (la finition)
de la définition ne se heurte-t-il pas alors à l’obstacle de l’indéfini humain, si cet indéfini est
justement, aux yeux de l’idéal classique, le « mauvais infini », et s’il est, pour Nietzsche, le seul

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infini, l’apeiron par excellence, l’insaisissable, l’indéterminable, celui qui s’échappe toujours de
l’enclos : celui des interprétations9 ?
11 Définir, c’est livrer une structure d’intelligibilité livrant les clés, parfois énigmatiques, d’une
«  nature  » (d’une essence), avec la double présupposition d’une transparence et d’une
transcendance – à propos du devenir, de la contingence et du hasard. L’essence présente en effet
une forme d’éternité, de nécessité et d’universalité, qui l’expose à tous les regards. Le ti esti
platonicien et sa visée  : l’eidos, aussi bien que l’ousia aristotélicienne, sont les principes de la
définition. Les variations sur ce thème (chez Leibniz, chez Husserl) visent à exposer la structure
d’une «  nature  » stable, permanente et logique. On est toujours dans la logique de
l’incarnation : le fait contingent, matériel, physique ou psychique vient incarner l’invariant
invisible, intelligible, logique, immatériel... Et chez Nietzsche, c’est ce présupposé de
l’incarnation qui saute.
12 Cette tâche de définition d’un indéfinissable est celle des esprits libres, des aventuriers, des
circumnavigateurs du monde intérieur, du « plus haut » et « relativement supérieur » animal
qu’est l’homme (HTH, I, Avant-propos, § 7)  : l’éthique de la définition, qui ne préjuge ni de
l’essence ni de la fin pour mieux reconnaître les traits de caractère, y compris les plus instables,
dit que dans cette exploration, il faut nous tenir prêts à accueillir le hasard le plus terrible, en
n’hésitant pas à jouir de l’homme méchant (A, § 468)  : on ne peut rien déduire de l’homme,
mais on peut s’attendre à tout.

L’art humain : la dénomination


13 Cet homme est d’abord ce qu’on appelle l’homme, ce qui se nomme lui-même homme.
Nietzsche part de l’originalité de la dénomination (GS, § 58 et 261), de cette synthèse fictive qui
réunit arbitrairement des propriétés du plus grand écart possible : l’homme se nomme tel parce
qu’il doit faire face à la contradiction extrême de ses « qualités » et de ses puissances. Il n’est
qu’un effet expérimental de la vie, qui se cherche une justification, une finalité, dans un discours
de cohérence et d’unité (d’identité) impossible, étant toujours au-delà ou en deçà (surtout en
deçà, d’ailleurs...) de lui-même : alors, l’anthropologie nietzschéenne est bien une anthropologie
sans «  homme  », où l’ «  homme  » est remplacé par la contingence de l’invention des formes.
C’est une anthropologie de la vie elle-même, en tant qu’elle fabrique de l’homme et en tant que
seul cet effet qu’est l’homme peut faire passer dans le discours (dans l’ordre : le nom, le mot, la
métaphore, puis le concept et la logique du jugement) le travail de création de la vie elle-même
— sous la forme de l’art. Une définition de l’homme court-circuiterait le lien entre la vie et l’art :
il n’y aura donc plus de vérité de l’essence (d’où l’ordredu § 291 de PBM).
14 Vouloir, comme Jaspers10, sauver un Nietzsche « humaniste-malgré-lui » — sa misanthropie
ne serait que «  l’affirmation passionnée de l’essence de l’homme  » — est trop facile  : car si
l’essentielest le fait même de la fiction – et si le sens des faits est le dernier et le plus précieux de
tous les sens (Ant, § 59  ; Nietzsche parle de méthode !) —, il faut au moins reconnaître
l’universalité de la fiction ; c’est le sens nouveau, in-humain, de l’art. Bref, pour éviter la
réduction naturaliste, il faut aller au fond de la négativité humaine : l’homme est aussi bien la
série de ses accidents que la fiction, devenue animal réel, de cette série.
15 On ne peut donc revenir à Goethe : sans F « être » comme objet final du devenir, sans nature
s’y exprimant, son deviens ce que tu es prend un sens nouveau, original, tragique, dès lors que
seul le devenir, dans sa contingence extrême, dira ce qui est. C’est dire combien Nietzsche se
méfie du verbe «  être  ». Être est au cœur du discours de la définition, présentant
immédiatement l’équivalence être = essence. Mais dire «  l’homme est...  », cela ne signifie pas
qu’il soit adéquat à la suite de ses prédicats. Le concept, chez Nietzsche, n’est jamais qu’un
artifice secondaire (résidu d’une métaphore, condensé de sens, d’arbitraire et de violence
linguistique)11  : l’ «  homme  », le «  moi  », le «  sujet  », la substance, l’être, etc., sont des
abstractions exsangues, des idoles de vent (A., § 105  ; GM, I, § 13  ; CI, «  La "raison" dans la
philosophie », § 5-6). En ce sens, le verbe être perd sa puissance ontologique, il dit seulement
une fiction, une manière de dire l’ « en tant que », le « comme », i.e. un mode du devenir dans
des fixations relatives, factuelles, opératoires et hasardeuses.

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16 Le postulat d’une essence humaine est celui d’une vérité de raison (Le. celle de l’intelligibilité
complète de la chose, raison d’être/cause finale comprise) ; or, il n’y a pas, chez Nietzsche, de
vérité de raison. En revanche, il y a des vérités de réel – entendons par réel le mixte du fait et de
l’interprétation, qui est l’effet de la puissance, puisque c’est l’interprétation qui (im)pose le fait :
l’homme devenu est une réalité, et il relève en cela de la description empirique et de l’enquête
généalogique ; il est une des formes vivantes, un « fait » de la vie (s’interprétant elle-même), un
effet de l’expérimentation sans raison de la vie sur elle-même. La vie renvoie l’homme au
fond(s) du chaos. La méfiance de Nietzsche pour le verbe « être », qui ne nous condamne pas au
mutisme, autorise seulement à chasser les «  attributs  », dans leur infinité, de l’animal
« homme », à partir de la double entrée de l’empirisme et de la généalogie. L’empirisme repère
les formes de détermination qui font ou défont l’homme, peu à peu (non progressivement, en
soi, de manière sûre, définitive, etc., mais de manière relative, contingente, par tâtonnements,
par essais et par erreurs, comme un animal de labyrinthe, avec des régressions). L’homme,
forme vivante, subit le même sort que les autres formes vivantes, en tant qu’elles sont des
expériences-expérimentations — la vie est une machine à faire des expériences sur elle-même, et
l’homme, en tant que «  type  » ou «  individu  » est une de ces expériences – dont on ne peut
savoir qu’à certains signes, en cours de processus ou à la fin, si elle est ratée ou réussie : l’art (de
la vie) est une expérimentation sans sujet.
17 D’où l’insistance sur le «  divin hasard  », l’imprévisibilité, la contingence profonde qui
déterminent le cours de l’homme – cours au sens de fixation de valeur et de processus.
L’enquête généalogique – quelle valeur tel type d’homme constitue-t-il pour la vie ? — est anti-
téléologique  : pas de télos caché, pas de nécessité a priori, pas de nature révélée dans une
incarnation (pas de raison, pas de lien naturel entre désir et raison, etc.), mais vraiment une
tentative, un ballon d’essai, une aventure, qui a toutes les chances d’échouer, dans un gâchis et
un gaspillage permanents (le moteur de l’art, c’est Dionysos).
18 Nietzsche part du soupçon sur le logique pour décrire et évaluer des effets nécessaires  :
l’illogique est la nécessité de l’homme, s’il l’est de la vie dans sa diversité et sa contingence ; il
s’impose ainsi à celui qui le définit  : et si le langage, les passions, l’art, la religion montrent,
malgré eux, la naïveté même du logique sur ce qui le conditionne, même l’esprit le plus
raisonnable doit retrouver son lien illogique fondamental avec les choses (HTH, I, § 31). Le
renversement est alors complet : si la vérité est une forme « réussie », victorieuse, de l’illusion,
la nécessité, la détermination, le destin, ne sont que des effets, des apparences solides du hasard
comme « fond(s) » de F « être »-chaos. Il n’y a donc pas d’exception humaine dans la « nature
des choses  », l’homme est soumis au même processus de production que toute autre forme  :
insaisissable, sauf dans la fiction.
19 En revanche, il y a toujours une définition opératoire possible de l’homme, celle de la
dénomination, dont on ne sort pas. Il s’agit d’esquisser une forme-figure, en montrant comment
elle se fait (il y a un « se-faire-être », un « se-forcer » de l’homme dans la contrainte violente), et
ce pour défaire cruellement et cyniquement cet autoportrait de l’homme comme fiction tenant
lieu de l’être, sans ruse de la raison ou de la nature. Il n’y a pas d’être de l’homme au-delà ou en
deçà de la fiction vivante et productrice qu’il constitue pour lui-même, pas de «  variation
éidétique  », si rien n’est stable, rien n’est central (autour de quoi tourner). L’homme, on n’en
fait jamais le tour  : l’instabilité ontologique invite à l’aveu d’ignorance et d’impuissance
épistémologique aussi bien qu’éthique : l’homme n’est pas une solution, mais un problème, une
énigme.
20 Si le logos de la définition devient alors  : «  l’homme est cet animal qui... », son but est
d’exposer ce qu’il y a d’inintentionnel dans le devenir humain. Ce que Nietzsche dit sur la
violence et la contingence de l’injection d’un usage, d’un service, donc d’un sens, pour un être,
une chose ou un organe – ce que l’idéalisme moral nomme faiblement « donation  » de sens —,
s’applique à l’homme : un jeu d’assimilation, de récupération, de réorientation, avec l’imposition
de nouvelles intentions par une puissance supérieure :
21 «  Tout ce qui arrive dans le monde organique est un assujettissement, une domination et,
inversement, tout assujettissement, toute domination est une réinterprétation, un réajustement,
qui font nécessairement que le "sens" et la "fin" antérieurs sont obscurcis ou complètement
effacés. (...) Toutes les fins et les utilités ne sont que des indices d’une volonté de puissance
devenue maîtresse de quelque chose de moins puissant et qui lui a spontanément imposé le sens

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d’une fonction ; et toute l’histoire d’une "chose", d’un organe, d’un usage peut ainsi constituer
une chaîne incessante de signes, de réinterprétations et de réajustements, dont les causes n’ont
pas nécessairement de rapport entre elles, et plutôt parfois se suivent et se succèdent d’une
façon toute contingente. »
22 Le « développement » de la chose n’est pas un progrès logique, économique et valide a priori,
mais une succession onéreuse de procès de domination plus ou moins profonds,
interdépendants, avec des résistances, des mouvements de défense et de réaction. « Fluente est
la forme, et plus encore le "sens". »12

L’homme, produit de l’art


23 Le § 291 de PBM fait bien comprendre la distorsion que Nietzsche fait subir ici à la pensée
classique : « L’homme, cet animal complexe, menteur, artificiel et impénétrable, que sa ruse et
son astuce, plus que sa force, rendent redoutable aux autres animaux, a inventé la bonne
conscience pour jouir de son âme comme d’une chose simple ; et toute la morale est une longue
et intrépide falsification sans laquelle il serait impossible d’éprouver aucune jouissance au
spectacle de l’âme. Considérées sous cet angle, il y a peut-être plus de choses qui relèvent de l’
«art" qu’on ne le croit communément. »
24 Le § 222 d’HTH, I, avait déjà dit : « l’homme scientifique est le développement ultérieur de
l’homme artistique  », Le. de ce qui en l’homme fait de lui une forme inventée par lui-même
comme lieu de fictions, de conventions, d’œuvres, démultipliant à l’in (dé)fini le monde par
celles-ci... La recherche humaine de la puissance par l’invention plastique vient du fait de la vie :
si l’arbre croît en captant la puissance dans la lumière, l’homme s’invente la puissance dans des
fictions-interprétations – le langage, l’art, la philosophie, la morale, la religion, le politique. Il
s’agit de se donner un « monde vrai », car le degré d’intensité de la volonté se mesure au degré
jusqu’où l’on peut se dispenser du sens « des » choses, jusqu’où l’on supporte de vivre dans un
monde dépourvu de sens : tout vivant organise pour lui-même un petit fragment de monde, et
l’homme est encore une partie du monde qui organise comme il le peut son fragment de monde,
non à partir de catégories ou de formes valant a priori, mais à partir de fictions, qui
commencent avec des images acoustiques (les mots) et qui s’achèvent, hélas, avec des idoles
moralisantes. L’alpha et l’oméga de l’illusion humaine, c’est cela  : avec des mots, on a fait de
l’être. L’homme, lui-même forme, a pour originalité d’avoir inventé des formes linguistiques
(grammaticales, syntaxiques) d’assimilation et de digestion de l’absurde du monde. Il est la
réponse insensée à l’absence de finalité.
25 Rien d’étonnant à ce qu’il soit un de ces gaspillages, une de ces dépenses dont la vie est
coutumière  : l’humanité vit son errance comme elle le peut, elle ne fait jamais que ce qu’elle
peut. S’il y a du raté, cela fait partie d’un effet statistique de la vie. Nietzsche n’a pas la
générosité ontologique et positive de Spinoza (l’idée du «  chacun est parfait en son genre  »)  :
l’homme, comme excès de la Nature (HTH, I, § 33), est le symptôme de l’expérimentation
labyrinthique de la vie sur elle-même, une Vie qui ne sait pas ce qu’elle fait, hors de ce cercle : la
puissance cherchant la puissance non comme une fin, mais comme la condition d’elle-même.
Viser la puissance, pour ce fragment du chaos qu’est l’homme, c’est exposer cette puissance à
partir d’un certain degré de puissance. Et si l’idéalisme naïf-optimiste place d’entrée la ratio
comme faculté supérieure, Nietzsche, avec les premiers Grecs, voit en elle un instrument de la
ruse13 : il y a en l’homme s’inventant-une-raison la disposition à apprendre à se jouer de formes
de pénuries comme celle du sens. L’homme invente et résout des problèmes, pose des questions
et y répond, créant des moyens et des «  solutions  », et ce dans l’arbitraire, la violence et
l’injustice : c’est sa justice à lui. Son mode de devenir est celui d’une sophistiquerie — mensonge
extra-moral, déplacement, mauvaise foi, etc. — qui est la condition même de l’invention d’un
monde, y compris dans ce qu’il croit être le plus vrai (la mathématique, les preuves de
l’existence de Dieu, les droits de l’Homme...). L’homme est un tissu, plus ou moins conjonctif,
de croyances  : son vrai n’est que la forme réussie (un temps seulement) de son illusion. La
naïveté philosophique est renversée  : le monde humain est multiple, kaléidoscope de
perspectives, de points de vue, de perspectives dépravées, de stratégies de dissimulation en tous

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genres  ; l’homme, animal capable de tout, s’avance masqué, d’abord à lui-même  : comédien,
avocat et metteur en scène de lui-même.
26 Cette vision cosmique-chaotique induit une misanthropie opératoire, où certaine forme
humaine est récusée (Ant., § 2  : «  Périssent les faibles et les ratés  : premier principe de notre
amour des hommes. Et qu’on les aide encore à disparaître ! »), alors qu’on en « renaturalisera »
une autre (celle du législateur-créateur  : Napoléon, César Borgia), en travaillant de toutes ses
forces à réduire le nombre des imbéciles, à rendre la vie digne d’être vécue, et à favoriser
l’affirmation de la puissance dans la position première de la valeur  : «  Quand l’homme fuit la
lumière, nous fuyons l’homme  : c’est la mesure de notre liberté.  »14 Cette misanthropie est
sélective : la haine des hommes se paye trop cher, il faut lui préférer le mépris subtil (GS, § 379)
qui surmonte la crainte de l’homme vermine, médiocre, apprivoisé, affligeant, abâtardi, las et
malade (GM, I, § 11). Ici, la généalogie abolit la haine du prêtre ou du moraliste dirigée tout
entière contre les hommes valeureux (CI, « Flâneries d’un inactuel », § 45).
27 Le nihilisme extrême serait d’ailleurs de se contenter de l’homme comme «  animal qui
s’habitue à tout  »  : cette définition, russe et fataliste, est de Leskov, dans Lady Macbeth au
village. Nietzsche la trouverait mal décadente, darwinienne, réduisant la force humaine au
mimétisme, dans ce milieu monstrueusement indifférent de l’institution politique moderne, au
nihilisme administratif, au tabou si pernicieux du pouvoir et de la domination15. L’invention de
ce réel abstrait et mutilé est encore, malgré tout, une façon de fixer un type de vie, alors qu’il y a
des réalités humaines plus profondes, plus « vraies », plus puissantes, au gré du devenir et de la
contingence  : la topique généalogique — dynamique, énergétique — expose la manière dont
l’homme, mobilisant sa violence intérieure, transforme un milieu pour le faire sien, créant alors
son milieu intérieur. Immanentisme  : il n’y a qu’un seul et même monde, l’intérieur formant
l’extérieur. La violence est certes encore une anti-nature (la morale...), mais elle est déjà là, dans
la fiction d’une «  nature  » comme fond(s)  : l’arbitraire de la législation linguistique et
imaginaire est un universel, qui, sous couvert de rationalisation, de civilisation, est une
métaphore de la violence de la vie, une continuation de la vie par d’autres moyens (GM, II, § 12).
28 Nietzsche opère ainsi une réduction audacieuse du principe de l’ « art » à celui de l’artifice,
entendu aussi bien au sens d’artificieux (ourdissant des pièges, travaillant à trouver des
solutions, même bricolées — surtout bricolées — à des problèmes intérieurs/extérieurs) qu’au
sens de superficiel : et l’homme, se disant animal profond, a inventé la profondeur, alors qu’il
n’est que superficiel, et que cette surface l’a rendu intéressant, plus captivant encore. Même s’ils
peuvent être mobilisés (le corps humain comme œuvre, la législation du goût humain, etc.), les
sens de «  Beaux-arts  » ou de «  technique  » sont ici secondaires. Cela implique donc une
définition de l’artifice comme simplification et falsification : l’homme, comme toutes les formes
vivantes, mais autrement qu’elles – c’est sa différence – , est une fabrique de fictions (dont lui-
même) destinées à lui donner maîtrise sur un réel valant alors comme monde. L’homme est
donc ce grand faiseur ( « comédien », « cabotin » ) de fictions, un si grand artiste de la fiction
qu’il ne sait plus la différence entre «  réel  » et «  fiction  », au point de porter le soupçon – et
Nietzsche ne manque pas de le faire — sur le statut de réalité du réel.

Un exemple : l’ « âme »
29 L’âme est une de ces fictions qui rendent l’homme intéressant  ; elle paraît constituer une
unité pure, éthérée, idéale, idéelle, spirituelle, invisible, intelligible, venant d’un autre monde,
bref, un être digne de nous livrer l’unité parfaite et heureuse, qu’elle soit originelle ou finale : la
bonne conscience est le premier indice de la paix de l’âme, acquise au simplisme du plus simple.
Telle est la ruse de l’imagination soumise au principe de vanité  : jouir de sa propre fiction
comme d’un absolu, en s’admirant dans la vénération des idoles. S’il est le vivant le plus apte à
se mentir à lui-même, s’il est une vraie expression du mensonge de la vie, l’homme est alors, à sa
façon, un vivant réussi et parfait  : la «  perfection en son genre  » se fait sur fond de ratage de
l’intelligence. Le mensonge apparaît avec la métaphore du mot  : tout transfert de forme est
embryon de mensonge déterminant la croyance. L’adhésion à la fiction, amer destin (il faut
nommer en général...), devient inconsciente, dès qu’elle est rendue méconnaissable par

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dissimulation de son origine.


30 L’homme, l’animal menteur par excellence, est cette puissance, qui, saisie dans sa fiction
linguistique, ne peut que se mentir à lui-même — la notion simplette d’ «  âme  » indiquerait
celle, également simple, de son être, dissimulant le point de vue du multiple, du divers, du
composé de l’esprit humain : or, le « réel », c’est que l’homme est masque, diversité de rôles et
de masques (de vacations farcesques, disait Montaigne), plusieurs personnages (et non
personne infinie), etc.

L’indécis de l’homme, entre nature et


volonté
31 Le caractère « impénétrable » de l’homme vient de cette jungle de fictions-écran qui produit
un effet de labyrinthe ; l’homme est un animal « étourdissant », au sens où il (s’) étourdit (lui-
même) dans le spectacle de sa virtuosité. Cette « longue falsification » intrépide montre qu’il est
l’animal dangereux « par excellence », i.e. : jamais un animal n’a mis autant en danger tous les
autres vivants, y compris lui-même – comme animal étranger à lui-même, malade de sa propre
vie, inventant une vie malade d’elle-même. Ici, le psychologue médecin de la culture l’emporte
sur l’observateur objectif et positiviste du «  réel  » (d’où la référence constante à Stendhal, à
Dostoïevski, à Heine, à Pascal). La définition nietzschéenne de l’homme est une définition
psychologique, traitant des malentendus entre nature et volonté, malentendus qui rendent
l’homme problématique (GS, § 33). On renvoie l’homme à lui-même : ni évident, ni limpide, ni
logique. S’il ne fait que s’inventer dans la contingence, l’ignorance, la violence et
l’inconséquence, il faut l’interroger : qu’est-ce que l’homme est en train de faire de lui-même ?
Veut-ilquelque chose de lui-même, et si oui, quoi ? Sait-il seulement ce que c’est que vouloir, ce
que cela implique, ce que cela signifie ? Là encore, si oui, s’il en veut un, quel homme veut-il ? La
réponse dépend de la résolution de la tension nihiliste, entre perfection et ratage, entre
affirmation et dénégation de la vie. En ce sens, la contradiction ne peut que dominer —
l’accepter est le signe du dionysiaque, GS, § 297. L’oubli nihiliste du perspectivisme des
interprétations multiplie les impulsions contradictoires de l’humanité  : à ce compte, tout se
vaudrait... Telle est la maladie de l’homme, rançon du jeu de l’esprit  : si l’animal (non
humanisé) à l’instinct parfait a toujours le monde qu’il lui faut, l’homme, animal contradictoire,
dispose d’un champ indécis, pour régresser ou pour se surmonter. La tension, c’est la mobilité
des perspectives : l’homme synthétique, celui qui assume tous les hommes fragments qui firent
l’homme, est le plus riche en contradictions, il est celui qui dispose des évaluations de tous les
types d’hommes  ; le sublime et divin hasard est alors sensé, Le. censé justifier l’homme, à
condition d’être voulu : il faut « soumettre l’humanité à l’exigence la plus dure de toutes celles
qui lui ont jamais été imposées »16. L’homme digne de vivre éternellement est celui qui assume
entièrement la violence naturante qui l’affirme comme tel. Ainsi s’achève la mise en abîme (leur
affirmation sans leur fonds d’être essentiel) des deux catégories traditionnelles qui idéalisaient
finalement la définition de l’homme, la nature et la volonté. L’effond(r)ement de la nature
(Chaos sive Natura) contraint à l’appel d’une «  volonté  »-fatum ; mais la volonté ne peut
qu’appeler à la puissance créatrice et naturante de l’homme, à une renaturation. L’unité de ces
deux extrêmes n’est autre que le dieu du hasard et de la détermination, du chaos et du lien  :
Dionysos.

Notes
1  Jeu qui invite à l’illusion sur soi du vanitas vanitatum homo... (VO., § 12 et 14). Sauf exception, nous
citons Nietzsche dans l’édition R. Laffont, coll. «  Bouquins  », 2 vol. ; les passages soulignés le sont par
Nietzsche.
2  CI, « Ceux qui veulent rendre l’humanité "meilleure" », § 1. Et PBM, § 108.
3  PBM, § 13 ; CI, « Flâneries d’un inactuel », § 14.
4   Il est l’animal le plus craintif, le plus fragile et le plus subtil (A., § 142), ayant appris à se donner

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sécurité et sûreté. Le rire humain est donc tardif (secondaire, HTH, I, § 169), signe que l’homme, devenu
absurde et misérable (GS, § 224), y perdit son bon sens...
5   Nietzsche ne jette pas le bébé avec l’eau du bain  : il liquide l’unité simple de l’âme – le souci de
«  bonne conscience  » (PBM, § 291) – et défend la complexité, la multiplication, la diversion des
personnages-masques dans la personne fictive : PBM, § 12, 19, 54.
6  GM, II, § 22, éd. G.-F., p. 106-107 ; et III, § 28.
7  « Mon humanité est une perpétuelle victoire sur moi-même », EH, « Pourquoi je suis si sage », § 8.
8  EH, « Pourquoi je suis si sage », § 6.
9   Cf. GS, § 374. L’invention-à-venir de l’homme dans son dépassement relève de l’indéfinition
fondamentale des interprétations comme œuvres de la vie : affirmation d’un principe d’anarchie.
10 Nietzsche, II, I, Gallimard, « Tel », p. 127 et s.
11  Nietzsche n’aura jamais cédé sur la question de la fiction linguistique (PBM, § 16-17, 21, 24, 32, 37) et
de la crédulité anthropocentrique qui l’accompagne (A, § 130), et ce dès l’opuscule Vérité et mensonge
au sens extra-moral (1873).
12  GM, II, § 12, GF, p. 88-90, pour tout ce passage.
13   Et, comme telle, la raison vaut comme prothèse Actionnante de la vie  : il y a un rationalisme
nietzschéen, qui échappe à la haine luthérienne de la raison : GM, III, § 9.
14  VO, Postlude.
15  GM, II, § 12, GF, p. 90-91 ; cf. PBM, § 188 et 199.
16  EH, Avant-propos, § 1.

Pour citer cet article


Référence papier
Philippe Choulet, « Une anthropologie impossible ? », Revue germanique internationale, 11 | 1999, 61-
75.

Référence électronique
Philippe Choulet, « Une anthropologie impossible ? », Revue germanique internationale [En ligne],
11 | 1999, mis en ligne le 07 septembre 2011, consulté le 19 janvier 2023. URL :
http://journals.openedition.org/rgi/708 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.708

Auteur
Philippe Choulet
Professeur de philosophie en classe de première supérieure au lycée Fustel de Coulanges, Strasbourg

Droits d’auteur
Tous droits réservés

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