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Accueil Numéros de la série PUF 11 Nietzsche moraliste, le problème ... Une anthropologie impossible ?
Revue germanique
internationale
11 | 1999
Nietzsche moraliste
Nietzsche moraliste, le problème de la culture, l’anthropologie
Résumés
Français Deutsch English
Définir l’homme comme indéfinissable, n’est-ce pas encore le définir ? Nietzsche renvoie l’homme à son
instabilité d’animal malade, sans « essence » autre que celle qui résulte d’un devenir indécis et d’une
histoire contingente : mais le labyrinthe des traits par lesquels l’homme est décrit comme une force qui
s’invente à coups de fictions et de malentendus n’a pas à nous faire renoncer à quelque invariant entre
une « nature » introuvable (et pourtant lisible dans la volonté de puissance comme chaos) et une
volonté réduite à l’affirmation d’un destin sans finalité ni raison.
Den Menschen als undefinierbar definieren, heißt dies nicht, ihn doch zu definieren ?Nietzsche verweist
den Menschen auf seine Labilität als krankes Tier, ohne anderes « Wesen »als dasjenige, das sich aus
einem unentschiedenen Werden und einer zufälligen Geschichte ergibt. Aber das Labyrinth der Züge,
durch welche der Mensch beschrieben wird als eine Kraft, die sich durch Fiktionen und
Mißverständnisse selbst erfindet, braucht uns noch nicht verzichten lassen auf ein Unwandelbares :
zwischen einer unauffindbaren « Natur » (die sich dennoch aus dem Willen zur Macht als Chaos ablesen
läßt) und einem Willen, der beschränkt ist auf die Affirmation des Schicksals ohne Finalität und
Vernunft.
Isn’t defining man as undefinable still giving him a definition ? Nietzsche dismisses man, invoking his
sickly animal instability, having no « essence » other than that which arises from an unclear becoming
and a contigent history. But this labyrinth of traits used to describe man as a force which invents itself
through twists of fiction and misunderstandings should not make one give up on finding a constant
value somewhere between an undeterminable « nature »(which is nevertheless interprétable in the will
to power as chaos) and a will reduced to the affirmation of a destiny without finality or reason.
Texte intégral
Nietzsche l’anthropologue
1 Soit ce paradoxe : Nietzsche établit une genèse de la culture et de son histoire, où l’homme est
posé comme objet-« sujet » de signes (ou, plutôt que « sujet » : agent, inventeur, créateur). Ce
qui convient à la définition de l’anthropologie, qui cherche la « raison » — la logique interne et
la raison d’être — de la « nature » (= essence) de l’homme comme animal culturel, comme
producteur de ses mœurs, de ses valeurs, de ses œuvres, de ses outils, de ses rapports sociaux,
etc. Ce qui exige réversion : l’homme est fait de ce qu’il fait. Il y a en ce sens une anthropologie
nietzschéenne, qu’on appellera généalogique.
2 Or, Nietzsche, sur ce thème, est déroutant : l’homme, qui est décrit (parce qu’interprété),
analysé, ausculté et évalué, y est défini encore classiquement, dans un certain jeu1 entre réalité
et apparence, vérité et illusion, liberté et déterminisme, contingence et destin, activité et
passivité, sujet et objet. Mais il est aussi l’animal non fixé (PBM, § 62), instable, initiateur de
maladies et de malaises spécifiques — en quoi le Nietzsche médecin de la culture, est, avec
Freud et Musil, celui qui pose le plus cruellement et le plus justement cette condition : faire
passer l’homme sur la table de dissection psychologique. La généalogie, qui porte sur l’origine
des sentiments moraux, est savoir cruel de la cruauté humaine ; et si l’homme se dit « moral », il
l’est par son mensonge sur sa part physique : l’homme est un corps vivant, un animal, qui a
inventé des malentendus (morale, religion, métaphysique) sur le corps.
3 La méprise commence avec ce nom qui circonscrit une réalité de « civilisation » que
Nietzsche présente sous un jour certes affligeant, généalogie comme triste savoir oblige — d’où
le thème du dégoût pour l’homme. Le jugement de valeur, selon la teneur de la volonté de
puissance qui l’irrigue (veut-elle la force ou la faiblesse ? le repos de la fatigue ou l’ivresse de
l’abondance ?, GS, § 370), détermine le style du discours d’exposition de l’être de la chose. Là,
cette anthropologie nie son objet autant qu’elle l’affirme : elle le renverse et le dépasse autant
qu’elle reconnaît sa réalité. Cette instabilité et cette tension font problème, entre le présupposé
de réalisme (reconnaître ce qui est), et l’exigence de dépassement de l’homme même, entre l’état
présent de la culture comme résultat d’un processus obscur et dissimulé comme tel, parce que
honteux, et la définition d’un destin sans fin. Partons de la « description » de l’homme.
excédent de ratés, de souffrants et d’infirmes ; moralité (sic) : les réussites humaines sont des
exceptions.
— Forme transitoire, il peut être laissé à lui-même (libéralisme ontologique), comme il peut être
également l’objet d’une volonté (par le commandement de la Grande Politique) : il doit alors
être surmonté7, dans la figure du surhomme comme sens de la terre (APZ Prologue, § 3) ;
Nietzsche compare l’homme à une corde tendue sur l’abîme entre la bête et le surhomme, sa
grandeur étant d’être un pont, une transition, un déclin (APZ, IV, « De l’homme supérieur », §
3), et non un but : sa sagesse, tragique, est de consentir à vivre pour disparaître et faire passer la
vie au-delà (APZ Prologue, § 4). Cette exigence éthique suppose la synthèse de tout ce qui chez
lui n’est que fragment et énigme, « lugubre hasard » — en quoi il faut sauver le passé, tout le
passé, en lui (AP-Z, III, « Des vieilles et des nouvelles tables », § 3), parce que, malgré le
triomphe désastreux des passions morbides, il y a une promesse d’avenir. L’homme peut
comparaître, parmi les formes de l’univers, comme un coup heureux du hasard, une grande
promesse (GM, II, § 16). Dès lors, la question du politique est : quel type d’hommes doit-on
vouloir et élever (aux deux sens, éducatif et topologique, Ant, § 3) ?
— Retour à l’homme, donc : aujourd’hui maître des animaux et de la Terre, il sait qu’à la
question « quelle civilisation aujourd’hui ? », il ne sera répondu par aucun signe divin : c’est à
lui d’en décider. L’absence de nature suppose l’impératif de la volonté. La violence de son
omnisciente emprise technologique (GM, III, § 9) dispose du destin de la civilisation (HTH, I, §
245) : « Nous sommes devenus des hommes, c’est pourquoi nous voulons le royaume de la
terre » (APZ IV, « La fête de l’âne », § 2). Et Nietzsche de décrire l’humanité à venir comme un
arbre qu’il faudra forcer la Terre à nourrir : faire du bien à la grande collectivité humaine a donc
un sens (VO, § 189). Mais cette injonction n’est que fiction « utile », s’appuyant sur la vertu et la
maladie spécifiques de l’homme d’aujourd’hui : le nouveau sentiment moderne, le nouveau sens
historique – celui d’être un chaînon – , établit un rapport inédit à son histoire dans le rêve d’une
humanité (GS, § 337). Nietzsche insiste alors sur ce principe : l’homme n’a de sens qu’autant
qu’il consent à être matériau (pierre, non « fer de bois », GS, § 356) du grand édifice, i.e. d’être
fonction.
— Il a donc bien pour lui cette effrayante puissance de domination, d’injection de formes et de
sens : le modèle, c’est le grand artiste (HTH, II, § 172), qui sculpte, dompte, métamorphose et
crée des hommes. Mais, grand principe des formes de la culture, il a toujours voulu à la fois le
danger et le jeu, unis dans la guerre (APZ, I, « Des femmes jeunes et vieilles »). Il faut alors
convertir la force humaine, dont le plus grand mal (la cruauté) est la meilleure part : devenir
meilleur et plus méchant vont de pair, le dégoût de l’homme venant du danger de l’éternel
retour du médiocre (APZ III, « Le convalescent », et IV, « De l’homme supérieur », § 5). Et si
l’homme est au principe d’un monde de simplification et de falsification (langage, passions,
images..., cf. PBM, § 24), il est à la fois créature et créateur : matière, fragment, superflu, argile,
boue, sottise, chaos, sculpteur, marteau, divinité... (PBM, § 225). Telle est la thèse de la
réflexivité ontologique et éthique, passive et inconsciente, de l’homme : il y a un homo natura,
qui est le texte original, fondamental, la force-artiste, qui porte le flambeau de l’art (PBM, §
291), mais, statue de Glaucos, il est recouvert par des fictions, des croyances, des mensonges et
des dissimulations (PBM, § 230), et donc : méconnaissable, irrémédiablement perdu,
indéfinissable.
— Dès lors, l’homme réel offre le spectacle inévitable de la beauté (et) de la force. La paradoxale
misanthropie nietzschéenne (HTH, II, § 222), dit, avec l’Ombre : j’aime l’homme quand il est
disciple de la lumière, je me réjouis de sa clarté (VO, Prélude). Cela implique l’éloge de ses
vertus : vaillant explorateur de labyrinthes, courageux découvreur, à l’audacieuse probité, il
peut être un animal agréable, inventif, méchant, profond, et... plus beau, de cette beauté de
l’homme par laquelle il se modèle lui-même (CI, « Flâneries d’un inactuel », § 19, 32). Le fatum
justifie l’homme comme l’heureuse (hasardeuse) réussite, même si le grand danger de
l’Européen, devenu « meilleur », est de nous fatiguer de l’homme et de sa partie honteuse — ses
vénérations. Le problème du nihilisme réside alors dans cette évaluation du lieu et de l’origine
de ces idoles (GM, I, § 12), qui sont davantage celles que forme la vie en lui que celles qu’il se
donnerait librement (volontairement) à lui-même : il n’est jamais que le passeur d’une
expérience que la vie fait sur lui, dans l’univers des formes.
La tension du portrait
6 Il y a, d’une part, le soupçon sur la maladie et la décadence de l’instinct chez l’européen
moderne, romantique et chrétien, et la reconnaissance, l’affirmation de la réalité singulière,
ultime et éternelle de soi-même comme homme – acte de réalisme : « Se considérer soi-même
comme une fatalité, ne pas vouloir se faire "autrement" que l’on est (...), c’est la raison même. »8
Il faut alors vérifier l’histoire de l’homme par l’invention d’un sens supérieur. L’effet pathétique
du soupçon, sur lequel on a tort de se focaliser, occulte la justesse de la lecture nietzschéenne de
l’homme. Et si cette vénération de l’homme moderne n’a plus lieu d’être, il convient d’en
rappeler sans cesse son essence : le néant.
7 Ainsi, l’homme moderne, encore monotonothéiste (un Dieu personnel, une morale de la faute,
du péché, du bonheur, une sentimentalité faite de pitié et de barbarie) et humaniste
(moralisateur, bon et grégaire : le Troupeau comme lieu naturel), sous la double forme
religieuse et démocrate (l’Homme abstrait et creux des Droits de l’Homme) est aussi un
décadent, manqué et manquant à lui-même ; sa haine pour l’esprit (GS, § 359), quand il est
commerçant-philistin (GS, § 362) le montre dans sa vanité de fragment : faible, lâche, frustré,
ascète par contrainte, abruti par le travail et le plaisir du divertissement qui agissent comme des
toxiques, fasciné par les souffrants, exigeant les narcotiques de l’ « idéal » (F « égalité », la
« liberté »...).
8 Pointe inquiétante du nihilisme (GM, III, § 28), cet homme indique, dans son
« histrionisme » et sa « comédie », ce qui définit le mieux l’homme en général : la perte,
parvenue à son comble, de la perfection de l’instinct de nature. L’homme moderne est le comble
sans aveu et effrayant de cette dénaturation sans « nature ». Un mot sur cet « inavoué » : la
« pudeur des origines » fait méconnaître la genèse des « facultés » de l’esprit, elle en dénie la
violence et l’extrême contingence. Exemple : l’homme moderne a le tabou du pouvoir, de la
hiérarchie et de la puissance (le misarchisme), il invente le nihilisme administratif, reniant sa
racine. On comprend alors l’écœurement et le sens du risque du dégoût de l’homme, qui font de
Nietzsche un décadent : il ne s’agit pas tant de définir l’homme que d’en finir avec lui sur ce
mode d’ « être ».
9 Car sous cette forme, il exprime une expérience à part de la vie, en tant que signe d’un degré
de puissance marqué par la maladie, le malaise, le mal-être : quelque chose est détraqué,
« décadent », « dégénérescent ». Etre un homme-symptôme, c’est n’être que l’effet passif et
complice (donc jouissif : il y a des bénéfices secondaires de la maladie...) d’un courant qui
submerge et emporte ; c’est être traversé de part en part par un flux qui aliène et asservit, alors
même qu’il y a, à la source, de la constance et de l’invariant, ou ce que l’on appelle une
« nature », au sens de force omniprésente et universelle, repérable dans des opérations de
synthèse : même décadent, l’homme demeure une forme de la volonté de puissance, et par là
même un lieu, un organe de création de fictions. En somme, l’anthropologie nietzschéenne joue
le jeu de l’objet de la définition, mais en sortant radicalement de la problématique classique de
la définition de l’homme par l’homme : la formation de l’homme relève de l’art, d’un art du
chaos. C’est ce point qui la rend insupportable aux yeux des « humanistes »...
infini, l’apeiron par excellence, l’insaisissable, l’indéterminable, celui qui s’échappe toujours de
l’enclos : celui des interprétations9 ?
11 Définir, c’est livrer une structure d’intelligibilité livrant les clés, parfois énigmatiques, d’une
« nature » (d’une essence), avec la double présupposition d’une transparence et d’une
transcendance – à propos du devenir, de la contingence et du hasard. L’essence présente en effet
une forme d’éternité, de nécessité et d’universalité, qui l’expose à tous les regards. Le ti esti
platonicien et sa visée : l’eidos, aussi bien que l’ousia aristotélicienne, sont les principes de la
définition. Les variations sur ce thème (chez Leibniz, chez Husserl) visent à exposer la structure
d’une « nature » stable, permanente et logique. On est toujours dans la logique de
l’incarnation : le fait contingent, matériel, physique ou psychique vient incarner l’invariant
invisible, intelligible, logique, immatériel... Et chez Nietzsche, c’est ce présupposé de
l’incarnation qui saute.
12 Cette tâche de définition d’un indéfinissable est celle des esprits libres, des aventuriers, des
circumnavigateurs du monde intérieur, du « plus haut » et « relativement supérieur » animal
qu’est l’homme (HTH, I, Avant-propos, § 7) : l’éthique de la définition, qui ne préjuge ni de
l’essence ni de la fin pour mieux reconnaître les traits de caractère, y compris les plus instables,
dit que dans cette exploration, il faut nous tenir prêts à accueillir le hasard le plus terrible, en
n’hésitant pas à jouir de l’homme méchant (A, § 468) : on ne peut rien déduire de l’homme,
mais on peut s’attendre à tout.
16 Le postulat d’une essence humaine est celui d’une vérité de raison (Le. celle de l’intelligibilité
complète de la chose, raison d’être/cause finale comprise) ; or, il n’y a pas, chez Nietzsche, de
vérité de raison. En revanche, il y a des vérités de réel – entendons par réel le mixte du fait et de
l’interprétation, qui est l’effet de la puissance, puisque c’est l’interprétation qui (im)pose le fait :
l’homme devenu est une réalité, et il relève en cela de la description empirique et de l’enquête
généalogique ; il est une des formes vivantes, un « fait » de la vie (s’interprétant elle-même), un
effet de l’expérimentation sans raison de la vie sur elle-même. La vie renvoie l’homme au
fond(s) du chaos. La méfiance de Nietzsche pour le verbe « être », qui ne nous condamne pas au
mutisme, autorise seulement à chasser les « attributs », dans leur infinité, de l’animal
« homme », à partir de la double entrée de l’empirisme et de la généalogie. L’empirisme repère
les formes de détermination qui font ou défont l’homme, peu à peu (non progressivement, en
soi, de manière sûre, définitive, etc., mais de manière relative, contingente, par tâtonnements,
par essais et par erreurs, comme un animal de labyrinthe, avec des régressions). L’homme,
forme vivante, subit le même sort que les autres formes vivantes, en tant qu’elles sont des
expériences-expérimentations — la vie est une machine à faire des expériences sur elle-même, et
l’homme, en tant que « type » ou « individu » est une de ces expériences – dont on ne peut
savoir qu’à certains signes, en cours de processus ou à la fin, si elle est ratée ou réussie : l’art (de
la vie) est une expérimentation sans sujet.
17 D’où l’insistance sur le « divin hasard », l’imprévisibilité, la contingence profonde qui
déterminent le cours de l’homme – cours au sens de fixation de valeur et de processus.
L’enquête généalogique – quelle valeur tel type d’homme constitue-t-il pour la vie ? — est anti-
téléologique : pas de télos caché, pas de nécessité a priori, pas de nature révélée dans une
incarnation (pas de raison, pas de lien naturel entre désir et raison, etc.), mais vraiment une
tentative, un ballon d’essai, une aventure, qui a toutes les chances d’échouer, dans un gâchis et
un gaspillage permanents (le moteur de l’art, c’est Dionysos).
18 Nietzsche part du soupçon sur le logique pour décrire et évaluer des effets nécessaires :
l’illogique est la nécessité de l’homme, s’il l’est de la vie dans sa diversité et sa contingence ; il
s’impose ainsi à celui qui le définit : et si le langage, les passions, l’art, la religion montrent,
malgré eux, la naïveté même du logique sur ce qui le conditionne, même l’esprit le plus
raisonnable doit retrouver son lien illogique fondamental avec les choses (HTH, I, § 31). Le
renversement est alors complet : si la vérité est une forme « réussie », victorieuse, de l’illusion,
la nécessité, la détermination, le destin, ne sont que des effets, des apparences solides du hasard
comme « fond(s) » de F « être »-chaos. Il n’y a donc pas d’exception humaine dans la « nature
des choses », l’homme est soumis au même processus de production que toute autre forme :
insaisissable, sauf dans la fiction.
19 En revanche, il y a toujours une définition opératoire possible de l’homme, celle de la
dénomination, dont on ne sort pas. Il s’agit d’esquisser une forme-figure, en montrant comment
elle se fait (il y a un « se-faire-être », un « se-forcer » de l’homme dans la contrainte violente), et
ce pour défaire cruellement et cyniquement cet autoportrait de l’homme comme fiction tenant
lieu de l’être, sans ruse de la raison ou de la nature. Il n’y a pas d’être de l’homme au-delà ou en
deçà de la fiction vivante et productrice qu’il constitue pour lui-même, pas de « variation
éidétique », si rien n’est stable, rien n’est central (autour de quoi tourner). L’homme, on n’en
fait jamais le tour : l’instabilité ontologique invite à l’aveu d’ignorance et d’impuissance
épistémologique aussi bien qu’éthique : l’homme n’est pas une solution, mais un problème, une
énigme.
20 Si le logos de la définition devient alors : « l’homme est cet animal qui... », son but est
d’exposer ce qu’il y a d’inintentionnel dans le devenir humain. Ce que Nietzsche dit sur la
violence et la contingence de l’injection d’un usage, d’un service, donc d’un sens, pour un être,
une chose ou un organe – ce que l’idéalisme moral nomme faiblement « donation » de sens —,
s’applique à l’homme : un jeu d’assimilation, de récupération, de réorientation, avec l’imposition
de nouvelles intentions par une puissance supérieure :
21 « Tout ce qui arrive dans le monde organique est un assujettissement, une domination et,
inversement, tout assujettissement, toute domination est une réinterprétation, un réajustement,
qui font nécessairement que le "sens" et la "fin" antérieurs sont obscurcis ou complètement
effacés. (...) Toutes les fins et les utilités ne sont que des indices d’une volonté de puissance
devenue maîtresse de quelque chose de moins puissant et qui lui a spontanément imposé le sens
d’une fonction ; et toute l’histoire d’une "chose", d’un organe, d’un usage peut ainsi constituer
une chaîne incessante de signes, de réinterprétations et de réajustements, dont les causes n’ont
pas nécessairement de rapport entre elles, et plutôt parfois se suivent et se succèdent d’une
façon toute contingente. »
22 Le « développement » de la chose n’est pas un progrès logique, économique et valide a priori,
mais une succession onéreuse de procès de domination plus ou moins profonds,
interdépendants, avec des résistances, des mouvements de défense et de réaction. « Fluente est
la forme, et plus encore le "sens". »12
genres ; l’homme, animal capable de tout, s’avance masqué, d’abord à lui-même : comédien,
avocat et metteur en scène de lui-même.
26 Cette vision cosmique-chaotique induit une misanthropie opératoire, où certaine forme
humaine est récusée (Ant., § 2 : « Périssent les faibles et les ratés : premier principe de notre
amour des hommes. Et qu’on les aide encore à disparaître ! »), alors qu’on en « renaturalisera »
une autre (celle du législateur-créateur : Napoléon, César Borgia), en travaillant de toutes ses
forces à réduire le nombre des imbéciles, à rendre la vie digne d’être vécue, et à favoriser
l’affirmation de la puissance dans la position première de la valeur : « Quand l’homme fuit la
lumière, nous fuyons l’homme : c’est la mesure de notre liberté. »14 Cette misanthropie est
sélective : la haine des hommes se paye trop cher, il faut lui préférer le mépris subtil (GS, § 379)
qui surmonte la crainte de l’homme vermine, médiocre, apprivoisé, affligeant, abâtardi, las et
malade (GM, I, § 11). Ici, la généalogie abolit la haine du prêtre ou du moraliste dirigée tout
entière contre les hommes valeureux (CI, « Flâneries d’un inactuel », § 45).
27 Le nihilisme extrême serait d’ailleurs de se contenter de l’homme comme « animal qui
s’habitue à tout » : cette définition, russe et fataliste, est de Leskov, dans Lady Macbeth au
village. Nietzsche la trouverait mal décadente, darwinienne, réduisant la force humaine au
mimétisme, dans ce milieu monstrueusement indifférent de l’institution politique moderne, au
nihilisme administratif, au tabou si pernicieux du pouvoir et de la domination15. L’invention de
ce réel abstrait et mutilé est encore, malgré tout, une façon de fixer un type de vie, alors qu’il y a
des réalités humaines plus profondes, plus « vraies », plus puissantes, au gré du devenir et de la
contingence : la topique généalogique — dynamique, énergétique — expose la manière dont
l’homme, mobilisant sa violence intérieure, transforme un milieu pour le faire sien, créant alors
son milieu intérieur. Immanentisme : il n’y a qu’un seul et même monde, l’intérieur formant
l’extérieur. La violence est certes encore une anti-nature (la morale...), mais elle est déjà là, dans
la fiction d’une « nature » comme fond(s) : l’arbitraire de la législation linguistique et
imaginaire est un universel, qui, sous couvert de rationalisation, de civilisation, est une
métaphore de la violence de la vie, une continuation de la vie par d’autres moyens (GM, II, § 12).
28 Nietzsche opère ainsi une réduction audacieuse du principe de l’ « art » à celui de l’artifice,
entendu aussi bien au sens d’artificieux (ourdissant des pièges, travaillant à trouver des
solutions, même bricolées — surtout bricolées — à des problèmes intérieurs/extérieurs) qu’au
sens de superficiel : et l’homme, se disant animal profond, a inventé la profondeur, alors qu’il
n’est que superficiel, et que cette surface l’a rendu intéressant, plus captivant encore. Même s’ils
peuvent être mobilisés (le corps humain comme œuvre, la législation du goût humain, etc.), les
sens de « Beaux-arts » ou de « technique » sont ici secondaires. Cela implique donc une
définition de l’artifice comme simplification et falsification : l’homme, comme toutes les formes
vivantes, mais autrement qu’elles – c’est sa différence – , est une fabrique de fictions (dont lui-
même) destinées à lui donner maîtrise sur un réel valant alors comme monde. L’homme est
donc ce grand faiseur ( « comédien », « cabotin » ) de fictions, un si grand artiste de la fiction
qu’il ne sait plus la différence entre « réel » et « fiction », au point de porter le soupçon – et
Nietzsche ne manque pas de le faire — sur le statut de réalité du réel.
Un exemple : l’ « âme »
29 L’âme est une de ces fictions qui rendent l’homme intéressant ; elle paraît constituer une
unité pure, éthérée, idéale, idéelle, spirituelle, invisible, intelligible, venant d’un autre monde,
bref, un être digne de nous livrer l’unité parfaite et heureuse, qu’elle soit originelle ou finale : la
bonne conscience est le premier indice de la paix de l’âme, acquise au simplisme du plus simple.
Telle est la ruse de l’imagination soumise au principe de vanité : jouir de sa propre fiction
comme d’un absolu, en s’admirant dans la vénération des idoles. S’il est le vivant le plus apte à
se mentir à lui-même, s’il est une vraie expression du mensonge de la vie, l’homme est alors, à sa
façon, un vivant réussi et parfait : la « perfection en son genre » se fait sur fond de ratage de
l’intelligence. Le mensonge apparaît avec la métaphore du mot : tout transfert de forme est
embryon de mensonge déterminant la croyance. L’adhésion à la fiction, amer destin (il faut
nommer en général...), devient inconsciente, dès qu’elle est rendue méconnaissable par
Notes
1 Jeu qui invite à l’illusion sur soi du vanitas vanitatum homo... (VO., § 12 et 14). Sauf exception, nous
citons Nietzsche dans l’édition R. Laffont, coll. « Bouquins », 2 vol. ; les passages soulignés le sont par
Nietzsche.
2 CI, « Ceux qui veulent rendre l’humanité "meilleure" », § 1. Et PBM, § 108.
3 PBM, § 13 ; CI, « Flâneries d’un inactuel », § 14.
4 Il est l’animal le plus craintif, le plus fragile et le plus subtil (A., § 142), ayant appris à se donner
sécurité et sûreté. Le rire humain est donc tardif (secondaire, HTH, I, § 169), signe que l’homme, devenu
absurde et misérable (GS, § 224), y perdit son bon sens...
5 Nietzsche ne jette pas le bébé avec l’eau du bain : il liquide l’unité simple de l’âme – le souci de
« bonne conscience » (PBM, § 291) – et défend la complexité, la multiplication, la diversion des
personnages-masques dans la personne fictive : PBM, § 12, 19, 54.
6 GM, II, § 22, éd. G.-F., p. 106-107 ; et III, § 28.
7 « Mon humanité est une perpétuelle victoire sur moi-même », EH, « Pourquoi je suis si sage », § 8.
8 EH, « Pourquoi je suis si sage », § 6.
9 Cf. GS, § 374. L’invention-à-venir de l’homme dans son dépassement relève de l’indéfinition
fondamentale des interprétations comme œuvres de la vie : affirmation d’un principe d’anarchie.
10 Nietzsche, II, I, Gallimard, « Tel », p. 127 et s.
11 Nietzsche n’aura jamais cédé sur la question de la fiction linguistique (PBM, § 16-17, 21, 24, 32, 37) et
de la crédulité anthropocentrique qui l’accompagne (A, § 130), et ce dès l’opuscule Vérité et mensonge
au sens extra-moral (1873).
12 GM, II, § 12, GF, p. 88-90, pour tout ce passage.
13 Et, comme telle, la raison vaut comme prothèse Actionnante de la vie : il y a un rationalisme
nietzschéen, qui échappe à la haine luthérienne de la raison : GM, III, § 9.
14 VO, Postlude.
15 GM, II, § 12, GF, p. 90-91 ; cf. PBM, § 188 et 199.
16 EH, Avant-propos, § 1.
Référence électronique
Philippe Choulet, « Une anthropologie impossible ? », Revue germanique internationale [En ligne],
11 | 1999, mis en ligne le 07 septembre 2011, consulté le 19 janvier 2023. URL :
http://journals.openedition.org/rgi/708 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.708
Auteur
Philippe Choulet
Professeur de philosophie en classe de première supérieure au lycée Fustel de Coulanges, Strasbourg
Droits d’auteur
Tous droits réservés