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Noesis
10 | 2006 :
Nietzsche et l'humanisme
Humanisme et Renaissance
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Quand l’homme fuit la lumière, nous fuyons l’homme : notre liberté va toujours jusque-
là.
(Le Voyageur et son ombre, Postlude)
avec une dimension plus positive : un Nietzsche créateur, affirmateur – une pars
construens. Si l’humanisme classique s’appuie sur une image édulcorée et affadie de
l’Antiquité, Nietzsche s’efforce de trouver, dans une vision de l’Antiquité plus vraie
(c’est-à-dire, comme il le dit lui-même, plus « sceptique », plus dure, plus sombre 5), la
voie d’un humanisme nouveau, qui permettrait de se libérer du piège dans lequel est
venu se prendre l’humanisme classique : le dégoût de l’homme. L’humanisme
nietzschéen est un humanisme sceptique, anti-idéaliste et réaliste.
3 Trois points nous semblent ici essentiels, qui correspondent aux trois grandes
entreprises de l’humanisme nietzschéen : 1) cet humanisme consiste d’abord à
retrouver et affronter la réalité des « choses humaines » (le « Menschliches »), grâce
notamment à une intelligence plus rigoureuse de l’Antiquité grecque (c’est ce que nous
appellerons la philologie des choses humaines) ; 2) cet humanisme consiste ensuite à
prendre en compte ce que Nietzsche appelle les « choses trop humaines »
(l’ « Allzumenschliches »), comme ce dont il faut se libérer et se purifier ; 3) il consiste
enfin à affirmer malgré tout ces « choses trop humaines » (par le rire et par la fête).
L’inversion du platonisme
5 Nietzsche précise lui-même dans Ecce homo comment il faut comprendre
l’expression « Menschliches, Allzumenschliches » :
Là où vous autres voyez des choses idéales, moi je vois des choses humaines, hélas, bien trop
humaines [Menschliches, ach nur Allzumenschliches] 7.
6 Le titre du premier « livre pour esprits libres » est donc avant tout l’expression d’une
attitude anti-idéaliste et antimétaphysique : il s’agit de reconnaître des choses
humaines là où les philosophes ont l’habitude de voir des choses idéales. La perspective
de Nietzsche est ainsi ouvertement critique et généalogique : Nietzsche prend parti
contre la métaphysique et pour une sorte de réalisme anthropologique – ce qu’il
appelle parfois son « Réealisme » (Réealismus), jouant sur les mots et faisant allusion à
l’influence de Paul Rée sur la philosophie de l’esprit libre 8.
7 Mais plus qu’à Paul Rée, c’est à Platon que songe Nietzsche lorsqu’il utilise la formule
« Menschliches, Allzumenschliches ». Le philosophe platonicien méprise en effet les
choses humaines – qui sont précisément, pour lui, trop humaines et pas assez divines,
au sens où la philosophie doit nous permettre de nous rapprocher du divin.
8 Les choses humaines, ce sont en effet d’abord les « choses les plus proches » dont
Nietzsche fait sa doctrine dans Le Voyageur et son ombre, et dont Platon prétend, dans
le Théétète, que les philosophes se doivent de les ignorer : la pensée platonicienne
« promène partout son vol », planant dans le ciel des Idées et ne se laissant jamais
C’est pourquoi nous disons qu’Anaxagore, Thalès et ceux qui leur ressemblent, possèdent la
sagesse, mais non la prudence, quand nous les voyons ignorer les choses qui leur sont
profitables à eux-mêmes, et nous reconnaissons qu’ils ont un savoir hors de pair, admirable,
difficile et divin, mais sans utilité, du fait que ce ne sont pas les biens proprement humains
qu’ils recherchent.
10 Aristote songe sans doute ici à l’anecdote de Thalès qu’on trouve aussi dans le
Théétète, Thalès si sage et peu prudent que, plongé dans ses méditations, il tombe dans
un puits 16.
11 Contre Platon et contre Aristote (ou plutôt contre l’image qu’il se fait de Platon et
d’Aristote), Nietzsche définit donc le philosophe comme un homme qui ne s’intéresse
pas aux choses divines, éternelles, universelles, mais aux choses humaines – c’est-à-
dire à ce qui est proche, petit, faible, contingent, évanescent, trouble, absurde, illogique.
L’examen des choses humaines consiste d’abord à se détourner de l’être et de tout au-
delà métaphysique, pour explorer le devenir, la multiplicité du sensible et du monde
« sublunaire ». Le titre « Menschliches, Allzumenschliches » témoigne ainsi du désir de
rendre aux choses humaines (que Nietzsche appelle aussi « choses terrestres » : das
Irdische 17) la dignité philosophique qui leur revient.
Jamais encore il n’y eut de surhomme. Nus je les vis tous deux, le plus grand et le plus petit des
hommes. Ils sont encore trop semblables l’un à l’autre. En vérité, même le plus grand, je l’ai
trouvé – trop humain [allzumenschlich] ! 32
Nus je les ai vus tous deux, l’homme le plus grand et l’homme le plus petit : trop semblables
l’un à l’autre, – même le plus grand était encore trop humain [allzumenschlich] ! Trop petit le
plus grand ! — Tel était mon dégoût des hommes ! 33
19 Si l’homme le plus grand est encore allzumenschlich, c’est qu’il est, du point de vue
du surhomme, allzuklein (« trop petit ») et allzuähnlich (« trop semblable ») au plus
petit des hommes : l’Allzumenschliches est donc, dans la perspective d’Ainsi parlait
Zarathoustra, ce qui distingue le Menschliches de l’Übermenschliches 34 – ce qui en
l’homme suscite le dégoût (Überdruss) et la nausée (Eckel), ce qui fait que l’homme,
quelle que soit sa grandeur, se distingue du surhomme. L’Allzumenschliches, ce sont
les choses trop humaines en tant qu’elles peuvent nous dégoûter des choses humaines.
Cette acception négative de l’Allzumenschliches se maintient dans les textes ultérieurs.
Dans l’aphorisme 204 de Par delà bien et mal, Nietzsche évoque ainsi le « côté humain,
trop humain » (das Menschliche, Allzumenschliche), c’est-à-dire la « misère »
(Armseligkeit) de la philosophie moderne – misère qui a « le plus fortement ruiné le
respect dont jouissait la philosophie et ouvert la porte aux instincts vulgaires
[pöbelmännischen Instinkte] ».
20 L’Allzumenschliches est donc du côté du vulgaire, de la grossièreté, de la
« populace » (Pöbel). Mais il est aussi du côté de ce que Nietzsche appelle, dans le
La pitié du saint est la pitié qu’il éprouve pour la saleté des choses humaines, trop humaines.
Hausser la propreté jusqu’à la pureté : peut-être même jusqu’à l’idée de beauté chez les
Grecs 37.
Qui a aussi l’instinct de propreté dans les choses de l’esprit ne supportera les religions que
quelque temps et se réfugiera ensuite dans une métaphysique ; plus tard, il se défera aussi
graduellement de la métaphysique 38.
24 Dans l’aphorisme 288 d’Opinions et sentences mêlées, cet instinct de propreté est
envisagé dans une perspective éducative et morale : « On doit chez l’enfant attiser le
sens de la propreté jusqu’à la passion ; plus tard, dans des métamorphoses toujours
nouvelles, ce sens se haussera jusqu’au niveau de la vertu et apparaîtra à la fin,
compensation de tous les talents, comme une profusion lumineuse de pureté, de
modération, de clémence, de caractère – portant le bonheur en soi, répandant autour
de soi le bonheur ». La sainteté est bien la suprême spiritualisation de l’instinct de
propreté.
Il n’y a peut-être rien de plus étonnant pour qui regarde le monde grec que de découvrir que de
temps en temps les Grecs offraient pour ainsi dire des fêtes à toutes leurs passions, à tous leurs
mauvais penchants naturels, et qu’ils avaient même établi une sorte de programme des
festivités de leurs côtés trop humains [ihres Allzumenschliches] : c’est là ce que le monde a de
proprement païen, ce qui n’a jamais été compris et ne le sera jamais par le christianisme.
29 Les Grecs, ajoute Nietzsche, « prenaient ces côtés trop humains (jenes
33 Un Grec trouvait dans ses dieux la liberté de s’affirmer lui-même, de devenir ce qu’il
était, sans renier les aspects les plus sombres, les plus cruels de sa personnalité.
34 Cette idée d’une inhumaine humanité des Grecs reparaît implicitement dans La
Généalogie de la morale, lorsque Nietzsche souligne la proximité originaire de la
cruauté et de la fête :
Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore – c’est une dure vérité, mais une
vieille, puissante, capitale vérité humaine-trop humaine [ein alter mächtiger menschlich-
allzumenschlicher Hauptsatz].
Sans cruauté, pas de fête, ajoute Nietzsche : voilà ce qu’enseigne la plus vieille et la plus longue
histoire de l’homme – et dans le châtiment aussi il y a tant de choses festives ! 48
35 Or, chez les Grecs, les choses trop humaines étaient précisément des « choses
Avec ces réflexions, soit dit en passant, je n’entends nullement apporter de l’eau au moulin
dissonant et grinçant de nos pessimistes dégoûtés de la vie ; au contraire, il importe d’affirmer
qu’aux temps où l’humanité n’avait pas encore honte de sa cruauté, la vie était plus
heureuse 51.
37 Le bonheur est donc dans l’affirmation et l’acceptation de soi : « Le ciel au-dessus des
hommes s’est toujours obscurci à mesure que grandissait la honte de l’homme devant
l’homme ». Ce qui nous semble inhumain dans le paganisme des Grecs, la cruauté
« humaine-trop humaine » de leur monde, nous montre ainsi que les Grecs n’avaient
pas honte d’être des hommes – et qu’ils savaient se soulager des choses trop humaines
en les acceptant joyeusement : leurs fêtes leur permettaient d’être mesurés tout en
jouissant par moment de leur démesure, d’être humains tout en laissant s’exprimer, de
temps à autre, leurs côtés trop humains.
38 La continuité est donc très forte entre Nous autres philologues, Choses humaines,
trop humaines et La Généalogie de la morale : Nietzsche s’efforce peu à peu de penser
une humanité supérieure qui ne succomberait pas aux choses trop humaines mais qui
serait capable de les accepter et de s’en réjouir. Être vraiment humain, c’est savoir
donner un sens à ses côtés trop humains. Nietzsche avoue ainsi à Lou Salomé, le 27 juin
1882 :
Je vous raconte tout cela pour vous faire rire. En moi tout est toujours humain-trop humain et
ma folie croît en même temps que ma sagesse. Voilà qui me rappelle mon Gai savoir.
La légèreté ou, pour le dire dans ma langue, le gai savoir, est en effet une récompense :
récompense qui honore le sérieux soutenu, courageux, laborieux et souterrain, qui n’est
évidemment pas donné à tout le monde 52.
40 Ce à quoi Nietzsche invite Lou Salomé, c’est donc à ce « rire d’or » qu’il attribue aux
dieux de l’Olympe :
A supposer que les dieux aussi philosophent, opinion à laquelle toutes sortes de conclusions
m’ont conduit, je ne doute pas qu’ils sachent rire d’une manière surhumaine et neuve – aux
dépens de toutes les choses sérieuses 53.
41 Philosopher, ce n’est donc pas apprendre à mourir, pour Nietzsche, c’est apprendre à
rire 54 : « Les dieux aussi sont ironiques, dit-il : il semble que même dans les
cérémonies sacrées ils ne peuvent s’empêcher de rire ! » 55 Ce rire, c’est celui que
devrait provoquer Don Quichotte : un rire qui, comme la « décharge » tragique, permet
à la fois de se libérer de ce dont on rit et de le tolérer, de l’accepter. C’est un rire
innocent, d’une franche gaieté, sans arrière-pensée, un rire à travers lequel on dit
« oui » de tout son cœur : « Rire signifie se réjouir d’un préjudice, mais avec bonne
conscience », dit Nietzsche dans Le Gai savoir 56.
42 Un tel rire concilie joyeusement l’amour et le mépris, accomplissant ainsi
l’ « évangile » que Nietzsche s’efforçait de formuler en 1875-1876 :
Mais le plus difficile et le plus rare serait que se trouvent réunis l’amour le plus élevé et le plus
bas degré d’estime ; c’est-à-dire le mépris comme jugement de la tête et l’amour comme
pulsion du cœur 57.
L’homme véritable ne vaut-il pas infiniment mieux que n’importe quel homme inventé à coups
de désirs, de rêves, de grossiers mensonges ? que n’importe quel homme idéal ? 61
45 Et les Grecs nous ouvrent la voie de cet homme véritable, en nous indiquant
comment nous alléger de nos côtés trop humains sans les aplanir ou les édulcorer.
Notes
1 Voir le premier paragraphe du cours de Nietzsche intitulé Encyclopédie de philologie
classique et Introduction à l’étude de celle-ci : « La Renaissance […] est d’abord une réforme,
pour autant qu’elle cherche à atteindre à nouveau un degré de culture antérieur : on peut la
comparer à une fuite idyllique dans un temps passé, à ceci près qu’au total, les choses se
passèrent d’une manière bien peu idyllique » (Encyclopaedie der klass. Philologie, in
F. Nietzsche, Vorlesungsaufzeichnungen (SS 1870-SS 1871), éd. F. Bornnmann et
M. Carpitella, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1993 (Werke, III, 2), p. 347-348). Cf. le
Nice » : « nous deux au moins nous regarderions notre existence avec plus d’ironie, avec plus
d’“au-delà” de la déraison – car au fond, pour ce genre de choses que vous et moi nous faisons,
et pour les faire vraiment bien et divinement, il n’y a qu’une seule chose, l’ironie ».
56 GS, § 200. Cf. le § 95, sur le rire de Chamfort.
57 Fragments 9 [1] de 1875 et 18 [34] de 1876.
58 Sur ce point, voir notamment le fragment 17 [16] de 1876.
59 Za, IV, « De l’homme supérieur », § 17. Dans le § 18, Zarathoustra se présente comme étant
« le danseur » et « le léger », celui qui porte la « couronne du rieur ». Il ajoute qu’il n’a trouvé
personne d’assez « robuste » pour ceindre cette « couronne de roses » : la légèreté est bien une
question de force et de vigueur.
60 Fragment 7 [12] de 1880. Le thème du rire de soi revient régulièrement chez Nietzsche :
voir notamment le premier aphorisme du Gai savoir (« pour savoir rire de soi comme il
faudrait que l’on rie, mais d’un rire qui éclate du fond de l’entière vérité, – les meilleurs esprits
jusqu’alors n’avaient pas assez le sens de la vérité, et les plus doués trop peu de génie ! »), Za,
IV, « De l’homme supérieur », § 15 (« Ayez courage, qu’importe ! Combien de choses sont
encore possibles ! Apprenez à rire de vous-mêmes, comme il faut rire »), ou GM, III, § 3 (à
propos du « grand tragique » qui, « comme tout artiste, ne parvient au dernier sommet de sa
grandeur que lorsqu’il sait regarder d’en haut son art et sa propre personne – lorsqu’il sait rire
de lui-même »).
61 CId, « Divagations d’un “inactuel” », § 32.
Référence électronique
Olivier Ponton, « L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de
l’homme », Noesis [En ligne], 10 | 2006, mis en ligne le 02 juillet 2008, consulté le 01 janvier
2021. URL : http://journals.openedition.org.ezpaarse.univ-paris1.fr/noesis/402
Auteur
Olivier Ponton
Olivier Ponton enseigne actuellement au lycée Diderot de Lyon. Il est l’auteur d’une thèse sur
le thème de l’allègement de la vie dans la constitution de la morale de Nietzsche, d’un
commentaire d’une série d’aphorismes de Choses humaines, trop humaines (Ellipses, 2001,
collection Philo-textes), d’un certain nombre d’études consacrées à la philosophie de
Nietzsche (notamment à la question de l’art, à celle du nihilisme ou encore à celle de la
morale), et d’un livre qui devrait paraître prochainement et qui porte sur la philosophie de la
légèreté de Nietzsche. Il a également codirigé un numéro spécial de la revue Genesis (revue
internationale de critique génétique) consacré à la génétique philosophique (2003), et un
ouvrage collectif intitulé Nietzsche. Philosophie de l’esprit libre. Études sur la genèse de
Choses humaines, trop humaines (Éditions Rue d’Ulm, 2004).
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