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Lʼinhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de lʼhomme 01/01/2021 13'06

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Noesis
10 | 2006 :
Nietzsche et l'humanisme
Humanisme et Renaissance

L’inhumaine humanité des Grecs


ou comment surmonter le
dégoût de l’homme
OLIVIER PONTON
p. 29-47

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Texte intégral REVUES
Quand l’homme fuit la lumière, nous fuyons l’homme : notre liberté va toujours jusque-
là.
(Le Voyageur et son ombre, Postlude)

1 Nietzsche s’est opposé avec force à l’humanisme chrétien – et cette opposition


s’inscrit elle-même dans le contexte d’une quadruple critique : 1) la critique de la
philologie traditionnelle (dont Nietzsche dénonce avant tout l’irréalisme : la philologie
n’est qu’une « fuite idyllique » 1, une falsification et une édulcoration de l’Antiquité ; 2)
la critique de la morale judéo-chrétienne (parce qu’elle culpabilise et avilit l’homme,
l’incite à se mépriser lui-même, à se sentir pécheur, à avoir honte de ce qu’il est, et
parce qu’elle standardise l’humanité, la transforme en « sable » en érodant les
différences individuelles 2) ; 3) la critique de l’idéalisme (au nom d’une idée de
l’homme, donc d’une chimère, d’une abstraction, d’un néant, on dévalorise la réalité de
l’homme) ; 4) la critique de l’idéologie du progrès (il ne faut pas espérer, selon
Nietzsche, que l’homme progresse et se rapproche ainsi indéfiniment d’une quelconque
perfection, mais accepter, affronter, supporter l’homme tel qu’il est).
2 Le rejet de l’humanisme classique est ainsi au cœur de ce que l’on pourrait appeler la
pars destruens de la philosophie de Nietzsche : celle de la décomposition généalogique
du « nihilisme européen », celle du Nietzsche-psychologue, « dynamite de l’esprit » 3,
concentré de ces « matières explosives » que Nietzsche lui-même associe, dans le
Crépuscule des idoles, au réalisme des Grecs 4. Mais cette dimension négative s’articule

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avec une dimension plus positive : un Nietzsche créateur, affirmateur – une pars
construens. Si l’humanisme classique s’appuie sur une image édulcorée et affadie de
l’Antiquité, Nietzsche s’efforce de trouver, dans une vision de l’Antiquité plus vraie
(c’est-à-dire, comme il le dit lui-même, plus « sceptique », plus dure, plus sombre 5), la
voie d’un humanisme nouveau, qui permettrait de se libérer du piège dans lequel est
venu se prendre l’humanisme classique : le dégoût de l’homme. L’humanisme
nietzschéen est un humanisme sceptique, anti-idéaliste et réaliste.
3 Trois points nous semblent ici essentiels, qui correspondent aux trois grandes
entreprises de l’humanisme nietzschéen : 1) cet humanisme consiste d’abord à
retrouver et affronter la réalité des « choses humaines » (le « Menschliches »), grâce
notamment à une intelligence plus rigoureuse de l’Antiquité grecque (c’est ce que nous
appellerons la philologie des choses humaines) ; 2) cet humanisme consiste ensuite à
prendre en compte ce que Nietzsche appelle les « choses trop humaines »
(l’ « Allzumenschliches »), comme ce dont il faut se libérer et se purifier ; 3) il consiste
enfin à affirmer malgré tout ces « choses trop humaines » (par le rire et par la fête).

La philologie des choses humaines


4 La formule « Menschliches, Allzumenschliches », qui donne son titre à l’ensemble
des livres que Nietzsche publia en 1878-1880, et que l’on traduit habituellement par
« humain, trop humain », mais qui signifie littéralement « choses humaines, trop
humaines » 6, permet de bien comprendre comment se pose, dans la philosophie de
Nietzsche, la question de l’humanisme : dans cette formule s’articulent en effet la
critique de l’humanisme traditionnel et l’émergence, l’esquisse d’un humanisme
nouveau.

L’inversion du platonisme
5 Nietzsche précise lui-même dans Ecce homo comment il faut comprendre
l’expression « Menschliches, Allzumenschliches » :

Là où vous autres voyez des choses idéales, moi je vois des choses humaines, hélas, bien trop
humaines [Menschliches, ach nur Allzumenschliches] 7.

6 Le titre du premier « livre pour esprits libres » est donc avant tout l’expression d’une
attitude anti-idéaliste et antimétaphysique : il s’agit de reconnaître des choses
humaines là où les philosophes ont l’habitude de voir des choses idéales. La perspective
de Nietzsche est ainsi ouvertement critique et généalogique : Nietzsche prend parti
contre la métaphysique et pour une sorte de réalisme anthropologique – ce qu’il
appelle parfois son « Réealisme » (Réealismus), jouant sur les mots et faisant allusion à
l’influence de Paul Rée sur la philosophie de l’esprit libre 8.
7 Mais plus qu’à Paul Rée, c’est à Platon que songe Nietzsche lorsqu’il utilise la formule
« Menschliches, Allzumenschliches ». Le philosophe platonicien méprise en effet les
choses humaines – qui sont précisément, pour lui, trop humaines et pas assez divines,
au sens où la philosophie doit nous permettre de nous rapprocher du divin.
8 Les choses humaines, ce sont en effet d’abord les « choses les plus proches » dont
Nietzsche fait sa doctrine dans Le Voyageur et son ombre, et dont Platon prétend, dans
le Théétète, que les philosophes se doivent de les ignorer : la pensée platonicienne
« promène partout son vol », planant dans le ciel des Idées et ne se laissant jamais

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« redescendre à ce qui est immédiatement proche » 9. Le philosophe, ajoute Platon,


« ne connaît ni proche ni voisin, ne sait ni ce que fait celui-ci, ni même s’il est homme
ou s’il appartient à quelque autre bétail » 10. Il cherche en revanche à savoir ce qu’est
l’homme, et « par quoi une telle nature se doit distinguer des autres en son activité ou
sa passivité propres ». Nietzsche se pose donc la même question que le philosophe de
Platon : « qu’est-ce que l’homme ? », mais il cherche la réponse là où Platon affirme
qu’elle ne peut ni ne doit se trouver – dans les « choses proches » (ta engus), dans ce
qui se trouve « devant lui, à ses pieds », dans ce qui lui est « voisin ». Le philosophe
platonicien cherche au contraire l’ « évasion » (phugè) et l’ « assimilation au divin »
(homoiôsis theô) 11. C’est en s’apparentant aux choses divines et en s’affranchissant des
choses humaines qu’il parvient à concevoir et définir l’homme : c’est en s’en tenant aux
choses humaines que Nietzsche se propose de « faire progresser la connaissance de
l’homme » 12.
9 Le point de vue nietzschéen est donc bien un « platonisme inversé » qui témoigne
d’une opposition frontale à l’idéalisme métaphysique, à tout un courant de pensée que
Nietzsche reconnaît aussi (à tort) dans la définition aristotélicienne du
« sage » (sophos) : Aristote, dit Nietzsche, pense que le sage « ne s’occupe que de
l’important, de l’étonnant, du divin », et qu’il « néglige les choses petites, faibles,
humaines, illogiques, erronées » 13 – alors que, pour Nietzsche, c’est précisément « par
l’étude minutieuse de ces choses et par elle seule que l’on peut arriver à la sagesse » 14.
Dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque, Aristote distingue en effet la « prudence »
(phronèsis), qui a « rapport aux choses humaines » (peri tôn anthrôpinôn), c’est-à-dire
à des choses particulières et contingentes, à des « choses qui admettent la
délibération », et la sagesse (sophia), qui est « à la fois science et raison intuitive des
choses qui ont par nature la dignité la plus haute » 15. Aristote ajoute :

C’est pourquoi nous disons qu’Anaxagore, Thalès et ceux qui leur ressemblent, possèdent la
sagesse, mais non la prudence, quand nous les voyons ignorer les choses qui leur sont
profitables à eux-mêmes, et nous reconnaissons qu’ils ont un savoir hors de pair, admirable,
difficile et divin, mais sans utilité, du fait que ce ne sont pas les biens proprement humains
qu’ils recherchent.

10 Aristote songe sans doute ici à l’anecdote de Thalès qu’on trouve aussi dans le
Théétète, Thalès si sage et peu prudent que, plongé dans ses méditations, il tombe dans
un puits 16.
11 Contre Platon et contre Aristote (ou plutôt contre l’image qu’il se fait de Platon et
d’Aristote), Nietzsche définit donc le philosophe comme un homme qui ne s’intéresse
pas aux choses divines, éternelles, universelles, mais aux choses humaines – c’est-à-
dire à ce qui est proche, petit, faible, contingent, évanescent, trouble, absurde, illogique.
L’examen des choses humaines consiste d’abord à se détourner de l’être et de tout au-
delà métaphysique, pour explorer le devenir, la multiplicité du sensible et du monde
« sublunaire ». Le titre « Menschliches, Allzumenschliches » témoigne ainsi du désir de
rendre aux choses humaines (que Nietzsche appelle aussi « choses terrestres » : das
Irdische 17) la dignité philosophique qui leur revient.

Les Grecs sont plus humains que nous


12 Nietzsche se lance en fait dans la généalogie des choses humaines dès 1875 et les
fragments de Nous autres philologues 18, dans lesquels il définit le génie grec par son
« humanité » (Menschlichkeit) et par son jeu avec le sérieux : cette redéfinition est liée
à un resserrement et à une intensification du dialogue avec Jacob Burckhardt. Se

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détournant de l’aspiration wagnérienne à l’« universellement humain » (das


Allgemein-Menschliche) 19, Nietzsche se réapproprie ainsi un certain état d’esprit
scientifique avec lequel il avait pris ses distances dans La Naissance de la tragédie, et
qui correspond à ce que son ancien maître Friedrich Ritschl appelait la « considération
historique des choses humaines » (historischen Betrachtung der menschlichen
Dinge) 20 : si Nietzsche s’est, dans un premier temps, éloigné de la philologie pour
devenir le philosophe de la métaphysique d’artiste, il s’appuie ensuite sur la philologie
pour s’éloigner de cette métaphysique et devenir un philosophe à l’esprit libre.
13 Ce retour à la considération historique des choses humaines passe d’abord par
Burckhardt. Dans ses Considérations sur l’histoire universelle, celui-ci prend en effet
« pour point de départ le seul élément invariable qui pût se prêter à une pareille étude :
l’homme avec ses peines, ses ambitions et ses œuvres, tel qu’il a été, est et sera
toujours » 21. L’historien propose donc de considérer, à la suite de Renan, la religion
comme un « produit de l’homme normal » 22, et surtout de faire des Grecs le
paradigme de toute considération historique, un paradigme « où les causes et les
conséquences se révèlent plus clairement, où les forces et les individus apparaissent
plus grands et les monuments plus nombreux qu’ailleurs » – il s’agit, ajoute
Burckhardt, « d’une clef qui servira à ouvrir d’autres portes encore, d’une existence,
enfin, où tout ce qui est humain se manifeste d’une manière plus large et plus complète
que de coutume » 23. « Dans la cité antique », dit encore Burckhardt, « tout ce qui est
multiple et variable dans l’homme est mis en valeur » 24. Les choses humaines se
montrent donc chez les Grecs plus clairement qu’ailleurs : « c’est en cela qu’ils sont si
instructifs au sujet des hommes, ajoute Nietzsche ; un cuisinier grec est plus cuisinier
qu’un autre » 25. Dès lors, l’étude des Grecs est une sorte de « seconde navigation »
anthropologique, de deuteros ploûs, pour reprendre l’image du Phédon et de l’Éthique
à Nicomaque 26 : au lieu de se lancer toute voile dehors dans la haute mer des « choses
humaines, trop humaines », le philosophe peut longer la côte de l’Antiquité grecque, où
les choses humaines sont plus faciles à observer et à interpréter. Le philosophe se
tourne ainsi vers le philologue pour accéder à une vision plus large et plus claire du
Menschliches – comme si celui-ci était brusquement perçu à travers un verre
grossissant ou dans une lumière plus vive.
14 Ce verre grossissant doit néanmoins être débarrassé des filtres de
l’humanisme classique. Dans les fragments de Nous autres philologues, Nietzsche
distingue en effet deux formes d’humanité : celle du Menschliche (l’humain de
l’anthropologue) et celle de l’Humane (l’humain de l’humaniste). Selon Nietzsche, les
Grecs sont plus humains d’un point de vue anthropologique, mais inhumains au sens
humaniste du terme. Il n’y a là aucune contradiction, puisque c’est précisément parce
que l’humain (das Menschliche) peut se manifester dans la vie des Grecs « sans aucun
masque et d’une façon inhumaine » (in einer Unmaskirtheit und Inhumanität), qu’il se
manifeste en eux plus ouvertement qu’en nous : c’est leur inhumanité qui fait
resplendir l’expression de leur humanité 27. Quant à nous, « nous souffrons d’une
extraordinaire impureté et obscurité de l’humain [des Menschlichen] », et nous serions
horrifiés par l’inhumanité (Inhumanität) des Grecs si nous cessions de la fausser et de
la transfigurer 28.

Se purifier des « choses trop


humaines »

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15 Ce détour par la philologie et l’Antiquité grecque peut nous permettre de comprendre


la formule « Menschliches, Allzumenschliches ». Pour le livre qui se prépare en 1876-
1878, Nietzsche avait initialement songé au titre « Menschliches und
Allzumenschliches » 29 – « choses humaines et choses trop humaines ». La suppression
de la conjonction rend la formule ambiguë : la virgule qui remplace le « und » peut
aussi bien indiquer une coordination qu’une explicitation. La formule « Menschliches,
Allzumenschliches » autorise ainsi l’assimilation du Menschliches à
l’Allzumenschliches, des choses humaines aux choses trop humaines. Quelle
signification philosophique peut-on donner à la possibilité d’une telle assimilation ?
Quel sens peut-on donner à l’interprétation selon laquelle les « choses humaines »
seraient des « choses trop humaines » ?
16 Pour être en mesure de répondre à ces questions, il faut d’abord se demander ce que
signifie l’expression « Allzumenschliches » : en quoi des choses humaines peuvent-elles
être trop humaines ? Le plus souvent, Nietzsche donne un sens négatif à
l’Allzumenschliches. Les « choses trop humaines », c’est tout ce qui, en l’homme, est
laid, absurde, mesquin, déraisonnable. C’est en ce sens, par exemple, que Nietzsche
demande à son éditeur de ne plus lui envoyer les cahiers des Bayreuther Blätter, dans
lesquels Wagner vient de faire paraître Public et popularité, un pamphlet dirigé contre
lui : il ne voit plus pourquoi se contraindre à absorber ses « doses mensuelles
d’irritation et de rage [Ärger-Geifers] wagnériennes », et il veut désormais s’éloigner de
Wagner, « se tenir à distance de ses côtés trop humains (sein Allzumenschliches) » 30.
17 L’Allzumenschliches renvoie ici au fiel, au ressentiment, à la « bave » (Geifer), à ce
qu’il y a de plus bas et de moins reluisant dans la polémique que Wagner mène contre
Nietzsche – à tout ce qui en fait une « polémique amère et malheureuse », à mille lieues
de la bonne éris et de la « joute d’Homère » 31. L’Allzumenschliches, c’est la faiblesse et
la petitesse de l’homme, c’est tout ce qui fait de l’homme un homunculus, un être bas et
méprisable. C’est ainsi que Zarathoustra s’exclame, dans « Des prêtres » :

Jamais encore il n’y eut de surhomme. Nus je les vis tous deux, le plus grand et le plus petit des
hommes. Ils sont encore trop semblables l’un à l’autre. En vérité, même le plus grand, je l’ai
trouvé – trop humain [allzumenschlich] ! 32

18 Nietzsche reprend presque littéralement ce passage dans « Le convalescent » :

Nus je les ai vus tous deux, l’homme le plus grand et l’homme le plus petit : trop semblables
l’un à l’autre, – même le plus grand était encore trop humain [allzumenschlich] ! Trop petit le
plus grand ! — Tel était mon dégoût des hommes ! 33

19 Si l’homme le plus grand est encore allzumenschlich, c’est qu’il est, du point de vue
du surhomme, allzuklein (« trop petit ») et allzuähnlich (« trop semblable ») au plus
petit des hommes : l’Allzumenschliches est donc, dans la perspective d’Ainsi parlait
Zarathoustra, ce qui distingue le Menschliches de l’Übermenschliches 34 – ce qui en
l’homme suscite le dégoût (Überdruss) et la nausée (Eckel), ce qui fait que l’homme,
quelle que soit sa grandeur, se distingue du surhomme. L’Allzumenschliches, ce sont
les choses trop humaines en tant qu’elles peuvent nous dégoûter des choses humaines.
Cette acception négative de l’Allzumenschliches se maintient dans les textes ultérieurs.
Dans l’aphorisme 204 de Par delà bien et mal, Nietzsche évoque ainsi le « côté humain,
trop humain » (das Menschliche, Allzumenschliche), c’est-à-dire la « misère »
(Armseligkeit) de la philosophie moderne ​– misère qui a « le plus fortement ruiné le
respect dont jouissait la philosophie et ouvert la porte aux instincts vulgaires
[pöbelmännischen Instinkte] ».
20 L’Allzumenschliches est donc du côté du vulgaire, de la grossièreté, de la
« populace » (Pöbel). Mais il est aussi du côté de ce que Nietzsche appelle, dans le

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fragment 9 [1] de 1875, l’ « étroitesse de la tête et du cœur », comme en témoigne un


passage de l’Avant-propos de Par delà bien et mal, dans lequel Nietzsche assimile la
philosophie dogmatique à une « généralisation téméraire de quelques faits très étroits,
très personnels, très humains-trop humains [sehr menschlich-allzumenschlichen] ».
Nietzsche se souvient peut-être ici de l’analyse qu’il faisait de la « pensée impure » en
1875 : « l’impureté consiste 1) dans la manière par exemple très incomplète dont le
matériel est donné ; 2) dans la manière de former la somme : si par exemple on fait une
généralisation fausse (la somme de nos expériences ne peut jamais justifier un
jugement sur la vie), donc la formulation logique de cette sommation est fausse ;
3) parce que chaque pièce du matériel est à son tour le résultat d’une connaissance
impure » 35. Nietzsche reprend cette analyse dans l’aphorisme 32 de Choses humaines,
trop humaines, lorsqu’il affirme que « tous les jugements sur la valeur de la vie sont
formés illogiquement et sont par suite injustes » 36. Les choses humaines, trop
humaines forment donc le « matériel » à partir duquel un individu extrapole afin de
porter un jugement sur la valeur de la vie : l’Allzumenschliches désigne alors ce qu’il y a
de trop étroit, de trop personnel, de trop égoïste et égocentrique dans les jugements des
hommes. L’Allzumenschliches est tout ce dont il faut se libérer (et dont il semble
impossible de se libérer totalement sans s’affranchir du Menschliches en général), pour
s’arracher à la « pensée impure ».
21 Ces deux passages de Par-delà bien et mal associent ainsi l’Allzumenschliches à une
certaine forme d’impureté et de manque de noblesse ou de hauteur de vue : c’est à la
fois ce qui fait notre vulgarité, ce qui nous apparente à la populace et à la plèbe, au
« Pöbel », et ce qui nous maintient dans l’horizon étriqué de notre petite personne, de
notre idiotie fondamentale. Dans l’aphorisme 271 de Par-delà bien et mal, Nietzsche
parle de « souillure » et de saleté, d’ordure, de boue. Il explique que ce qui distingue les
hommes, c’est avant tout « leur sens différent de la propreté, leur degré différent de
propreté » – on en revient toujours à cela, dit Nietzsche : les hommes « ne peuvent se
sentir », et celui qui a l’instinct de propreté le plus exigeant se retrouve dans
l’ « isolement du saint ». La sainteté n’est en effet rien d’autre, pour Nietzsche, que la
« suprême spiritualisation de cet instinct » :

La pitié du saint est la pitié qu’il éprouve pour la saleté des choses humaines, trop humaines.

22 Cet aphorisme rappelle fortement un fragment de 1876 :

Hausser la propreté jusqu’à la pureté : peut-être même jusqu’à l’idée de beauté chez les
Grecs 37.

23 Dans un autre fragment, cette idée de propreté (Reinigung) et de pureté (Reinheit)


est associée à celle de la liberté de l’esprit :

Qui a aussi l’instinct de propreté dans les choses de l’esprit ne supportera les religions que
quelque temps et se réfugiera ensuite dans une métaphysique ; plus tard, il se défera aussi
graduellement de la métaphysique 38.

24 Dans l’aphorisme 288 d’Opinions et sentences mêlées, cet instinct de propreté est
envisagé dans une perspective éducative et morale : « On doit chez l’enfant attiser le
sens de la propreté jusqu’à la passion ; plus tard, dans des métamorphoses toujours
nouvelles, ce sens se haussera jusqu’au niveau de la vertu et apparaîtra à la fin,
compensation de tous les talents, comme une profusion lumineuse de pureté, de
modération, de clémence, de caractère – portant le bonheur en soi, répandant autour
de soi le bonheur ». La sainteté est bien la suprême spiritualisation de l’instinct de
propreté.

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25 En 1885 comme en 1876 ou en 1879, Nietzsche définit ainsi l’affirmation et


l’éducation de l’individu comme une entreprise de nettoyage, de purification et de
clarification de soi (une sorte de catharsis) : il s’agit de se débarrasser de l’impureté, du
trouble, de la « saleté des choses humaines, trop humaines ». Dans ce contexte,
l’Allzumenschliches est clairement rapporté à l’ « air empesté » qui menace d’étouffer le
généalogiste de la morale, aux odeurs d’ « entrailles » et à la puanteur qu’exhale la
« ténébreuse officine » de l’humanité, le répugnant « secret où se fabriquent les idéaux
terrestres » 39 : si la philosophie s’apparente à une catharsis, à une purification de soi,
celle-ci consiste à s’élever au-dessus des choses humaines, trop humaines.

Rire des « choses trop humaines »


26 L’Allzumenschliches caractérise ainsi l’impureté de l’homme – toute « la partie
honteuse de notre monde intérieur » 40 : ce qui sent mauvais en nous, ce qui « pue le
mensonge » et le renfermé, le moisi, le pourri de la honte et du ressentiment 41.
27 L’Allzumenschliches est donc une notion relative qui doit être replacée dans la
perspective des « degrés d’humanité » (Stufen des Menschen) et des « caractères de
haute et de basse culture » – perspective qui est celle de l’aphorisme 280 et plus
généralement de la cinquième partie de Choses humaines, trop humaines. Les choses
trop humaines, ce sont les choses humaines qui caractérisent un certain degré
d’humanité et de culture, lorsqu’on les considère depuis ce que Nietzsche appelle la
« culture supérieure » 42. La qualification des choses humaines, trop humaines est
indissociable d’un relativisme analogue à celui de l’allègement de la vie : « Bien des
choses qui, à certains degrés d’humanité, représentent un alourdissement de la vie,
servent d’allègement à un niveau supérieur » 43 (Nietzsche remarque notamment dans
Par-delà bien et mal que les « hommes graves et mélancoliques s’allègent précisément
par ce qui alourdit les autres, par la haine ou par l’amour » 44) – de même, si la pitié du
saint est celle qu’il éprouve pour l’impureté des choses humaines, trop humaines, il y a
néanmoins des « degrés de sainteté, des altitudes où la pitié même apparaît comme une
souillure, comme une saleté » 45. C’est ainsi que les choses humaines, lorsqu’on accède
à un degré d’humanité supérieur, nous semblent brusquement trop humaines : la
formule « choses humaines, trop humaines » renvoie ainsi à ce que Nietzsche appelle
parfois la « Vermännlichung der Menschheit », c’est-à-dire au processus au cours
duquel l’humanité devient toujours plus adulte, toujours plus mûre (dans la
philosophie de l’esprit libre, ce processus est associé aux « lumières », à la dynamique
de l’Aufklärung) 46, et s’affranchit peu à peu de ce qui est trop humain en elle.
28 Toute la question est de savoir comment on s’affranchit des choses trop humaines, et
comment cette libération peut prendre la forme d’un allègement de la vie – c’est ici que
le détour par les Grecs est essentiel. Si ceux-ci étaient plus humains que nous, comme
Nietzsche l’affirme dans Nous autres philologues, c’est en effet par la manière avec
laquelle ils se libéraient des choses trop humaines en leur donnant un sens et en les
acceptant. C’est ainsi qu’il faut comprendre le « paganisme » grec que Nietzsche
réhabilite vigoureusement dans l’aphorisme 220 d’Opinions et sentences mêlées :

Il n’y a peut-être rien de plus étonnant pour qui regarde le monde grec que de découvrir que de
temps en temps les Grecs offraient pour ainsi dire des fêtes à toutes leurs passions, à tous leurs
mauvais penchants naturels, et qu’ils avaient même établi une sorte de programme des
festivités de leurs côtés trop humains [ihres Allzumenschliches] : c’est là ce que le monde a de
proprement païen, ce qui n’a jamais été compris et ne le sera jamais par le christianisme.

29 Les Grecs, ajoute Nietzsche, « prenaient ces côtés trop humains (jenes

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Allzumenschliches) comme quelque chose d’inévitable et, au lieu de les avilir,


préféraient leur conférer une sorte de droit de second ordre en les insérant à leur place
dans les coutumes de la société et du culte ; bien mieux, ils nommaient divin tout ce qui
a quelque puissance en l’homme, ils l’inscrivaient sur les murs de leur ciel ».
30 L’expression « choses humaines, trop humaines » prend ainsi une signification
nouvelle : l’Allzumenschliches, c’est aussi le Menschliches du point de vue de
l’Humanes. Pour un humaniste, les Grecs sont en effet inhumains au sens où ils ne
renient pas leurs « côtés trop humains » – mais c’est précisément cette inhumanité
(Inhumanität) qui fait leur humanité (Menschlichkeit) supérieure. Devenir un homme,
c’est donc à la fois se libérer des choses trop humaines et les accepter, leur reconnaître
un droit à l’existence : c’est ainsi que les Grecs projetaient dans leurs dieux leurs côtés
trop humains. Les dieux à la vie facile, s’ils sont surhumains, le sont ainsi de donner
une beauté et une légitimité aux choses humaines, trop humaines.
31 Cette libération-acceptation représente pour Nietzsche le véritable miracle grec –
mais force est de constater que Nietzsche ne problématise pas l’articulation de ces deux
notions : que peut bien signifier une libération qui consiste à accepter ce dont on se
libère ? et une acceptation qui vise à se libérer de ce que l’on accepte ? par quel mystère
libération et acceptation s’impliquent-elles l’une l’autre ? Il y a là une sorte de point
aveugle dans la morale de Nietzsche, au cœur de sa philosophie : si l’articulation de la
libération et de l’acceptation pose problème, c’est que celle de la contingence et de la
nécessité, de l’ars vitæ et de l’amor fati, de la création et du Ja-sagen est, chez
Nietzsche, éminemment paradoxale. Il y a en outre une véritable équivocité dans la
définition nietzschéenne de l’Allzumenschliches : le trop humain, c’est à la fois la
mesquinerie et la sauvagerie, la petitesse et la démesure, l’égoïsme honteux et la
cruauté flamboyante – mais Nietzsche ne distingue ni n’articule jamais vraiment les
deux (ne faudrait-il pas opposer le mesquin comme le trop humain dont il faut se
libérer au sauvage comme le trop humain qu’il s’agit d’accepter ?) : Nietzsche se
contente d’évoquer le paganisme grec pour affirmer qu’il est possible (même s’il n’y a
peut-être, comme il le reconnaît lui-même, rien de plus étonnant) de s’alléger de ses
côtés trop humains tout en les justifiant.
32 Nietzsche approfondit cette analyse dans Le Gai savoir, en montrant que ce qui est
reconnu, dans cette justification des choses trop humaines par le polythéisme grec, ce
sont les droits de l’individu :

L’invention de dieux, de héros, de toutes sortes d’êtres surhumains, en marge ou au-dessous de


l’humain, de nains, de fées, de centaures, de satyres, de démons et de diables, constituait
l’inestimable prélude à la justification des aspirations du moi et de la souveraineté de
l’individu : la liberté que l’on reconnaissait à tel dieu contre d’autres dieux, on finissait par se
l’accorder à soi-même contre les lois, les mœurs et contre ses voisins 47.

33 Un Grec trouvait dans ses dieux la liberté de s’affirmer lui-même, de devenir ce qu’il
était, sans renier les aspects les plus sombres, les plus cruels de sa personnalité.
34 Cette idée d’une inhumaine humanité des Grecs reparaît implicitement dans La
Généalogie de la morale, lorsque Nietzsche souligne la proximité originaire de la
cruauté et de la fête :

Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore – c’est une dure vérité, mais une
vieille, puissante, capitale vérité humaine-trop humaine [ein alter mächtiger menschlich-
allzumenschlicher Hauptsatz].

Sans cruauté, pas de fête, ajoute Nietzsche : voilà ce qu’enseigne la plus vieille et la plus longue
histoire de l’homme – et dans le châtiment aussi il y a tant de choses festives ! 48

35 Or, chez les Grecs, les choses trop humaines étaient précisément des « choses

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festives » : l’Allzumenschliches relevait du Festliches, et au plus haut point la cruauté, le


trop humain par excellence 49 et l’élément constitutif de toute fête, selon Nietzsche :
« faire souffrir, – véritable fête ». La fête consiste ici à satisfaire un instinct muselé
dans la vie ordinaire, et à se réjouir ainsi ouvertement des choses humaines, trop
humaines. Il est difficile aujourd’hui de « se représenter pleinement, dit Nietzsche, à
quel point la cruauté était la grande réjouissance de l’humanité ancienne, à quel point
même elle était l’ingrédient de presque toutes ses joies ; et d’autre part avec quelle
naïveté, avec quelle innocence se manifeste en elle ce besoin de cruauté, combien
profondément la “méchanceté désintéressée” […] lui apparaît comme un attribut
normal de l’homme : donc comme quelque chose à quoi la conscience dit oui de tout
son cœur ! »
36 Plus près de nous, les contemporains de Cervantès ne lisaient pas Don Quichotte
comme nous le lisons aujourd’hui, remarque Nietzsche, c’est-à-dire avec un « goût
amer dans la bouche », mais « avec la meilleure conscience du monde comme un livre
des plus gais, qui les faisait mourir de rire » 50. Autrement dit : il fut un temps où l’on
n’avait pas honte de la cruauté, mais où l’on s’en faisait une joie et une véritable fête –
et cette absence de honte est, selon Nietzsche, le signe d’une acceptation joyeuse des
choses humaines, trop humaines dans leur ensemble :

Avec ces réflexions, soit dit en passant, je n’entends nullement apporter de l’eau au moulin
dissonant et grinçant de nos pessimistes dégoûtés de la vie ; au contraire, il importe d’affirmer
qu’aux temps où l’humanité n’avait pas encore honte de sa cruauté, la vie était plus
heureuse 51.

37 Le bonheur est donc dans l’affirmation et l’acceptation de soi : « Le ciel au-dessus des
hommes s’est toujours obscurci à mesure que grandissait la honte de l’homme devant
l’homme ». Ce qui nous semble inhumain dans le paganisme des Grecs, la cruauté
« humaine-trop humaine » de leur monde, nous montre ainsi que les Grecs n’avaient
pas honte d’être des hommes – et qu’ils savaient se soulager des choses trop humaines
en les acceptant joyeusement : leurs fêtes leur permettaient d’être mesurés tout en
jouissant par moment de leur démesure, d’être humains tout en laissant s’exprimer, de
temps à autre, leurs côtés trop humains.
38 La continuité est donc très forte entre Nous autres philologues, Choses humaines,
trop humaines et La Généalogie de la morale : Nietzsche s’efforce peu à peu de penser
une humanité supérieure qui ne succomberait pas aux choses trop humaines mais qui
serait capable de les accepter et de s’en réjouir. Être vraiment humain, c’est savoir
donner un sens à ses côtés trop humains. Nietzsche avoue ainsi à Lou Salomé, le 27 juin
1882 :

Je vous raconte tout cela pour vous faire rire. En moi tout est toujours humain-trop humain et
ma folie croît en même temps que ma sagesse. Voilà qui me rappelle mon Gai savoir.

39 En d’autres termes, c’est-à-dire dans les termes de La Généalogie de la morale, la


légèreté de Nietzsche croît à proportion du sérieux de son savoir :

La légèreté ou, pour le dire dans ma langue, le gai savoir, est en effet une récompense :
récompense qui honore le sérieux soutenu, courageux, laborieux et souterrain, qui n’est
évidemment pas donné à tout le monde 52.

40 Ce à quoi Nietzsche invite Lou Salomé, c’est donc à ce « rire d’or » qu’il attribue aux
dieux de l’Olympe :

A supposer que les dieux aussi philosophent, opinion à laquelle toutes sortes de conclusions
m’ont conduit, je ne doute pas qu’ils sachent rire d’une manière surhumaine et neuve – aux
dépens de toutes les choses sérieuses 53.

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41 Philosopher, ce n’est donc pas apprendre à mourir, pour Nietzsche, c’est apprendre à
rire 54 : « Les dieux aussi sont ironiques, dit-il : il semble que même dans les
cérémonies sacrées ils ne peuvent s’empêcher de rire ! » 55 Ce rire, c’est celui que
devrait provoquer Don Quichotte : un rire qui, comme la « décharge » tragique, permet
à la fois de se libérer de ce dont on rit et de le tolérer, de l’accepter. C’est un rire
innocent, d’une franche gaieté, sans arrière-pensée, un rire à travers lequel on dit
« oui » de tout son cœur : « Rire signifie se réjouir d’un préjudice, mais avec bonne
conscience », dit Nietzsche dans Le Gai savoir 56.
42 Un tel rire concilie joyeusement l’amour et le mépris, accomplissant ainsi
l’ « évangile » que Nietzsche s’efforçait de formuler en 1875-1876 :

Mais le plus difficile et le plus rare serait que se trouvent réunis l’amour le plus élevé et le plus
bas degré d’estime ; c’est-à-dire le mépris comme jugement de la tête et l’amour comme
pulsion du cœur 57.

43 Cette union de l’amour et du mépris (ou de l’amour et de la « moquerie ») définit


selon Nietzsche les conditions d’engendrement du génie 58. Si les dieux d’Homère sont
des « dieux à la vie facile », s’ils sont légers, c’est donc parce qu’ils sont ironiques : ils
rient avec bonne conscience de toutes les choses humaines. « Toutes bonnes choses
rient », dit encore Zarathoustra 59. C’est ce rire qui éclate dans Ecce homo, avec son
allégresse bouffonne, théâtrale, shakespearienne. La véritable affirmation de soi est
parodique et joueuse, elle consiste aussi bien à s’aimer qu’à savoir rire de soi-même :
« jouer librement de soi et rire de soi », c’est ainsi, selon Nietzsche, que l’on apprend à
s’aimer et que l’on devient ce que l’on est 60.
44 C’est donc la perspective joyeuse de l’amor fati et de la gaya scienza qui s’ouvre avec
l’enquête sur les choses humaines, trop humaines. En témoigne encore la conclusion de
l’aphorisme 252 de Choses humaines, trop humaines : « du point de vue de leur genèse,
toutes choses humaines (alles Menschliche) méritent d’être considérées
ironiquement ». Cette ironie généalogique concilie à la fois le jugement et l’amour, le
« non » et le « oui », et ouvre la voie d’un humanisme paradoxal, fondé sur une attitude
anti-idéaliste et antimétaphysique. L’humanisme nietzschéen consiste à prendre le
risque de ce que Zarathoustra appelle le « dégoût de l’homme », en affrontant ce
Menschliches que la tradition métaphysique nous avait appris à soigneusement ignorer
– mais ce risque est constitutif de la possibilité pour nous de parvenir enfin à un amour
de l’homme (donc à un humanisme) débarrassé de tout travestissement idéaliste. La
formule de cet humanisme nouveau, humanisme sceptique et réaliste, est donnée dans
le Crépuscule des idoles :

L’homme véritable ne vaut-il pas infiniment mieux que n’importe quel homme inventé à coups
de désirs, de rêves, de grossiers mensonges ? que n’importe quel homme idéal ? 61

45 Et les Grecs nous ouvrent la voie de cet homme véritable, en nous indiquant
comment nous alléger de nos côtés trop humains sans les aplanir ou les édulcorer.

Notes
1 Voir le premier paragraphe du cours de Nietzsche intitulé Encyclopédie de philologie
classique et Introduction à l’étude de celle-ci : « La Renaissance […] est d’abord une réforme,
pour autant qu’elle cherche à atteindre à nouveau un degré de culture antérieur : on peut la
comparer à une fuite idyllique dans un temps passé, à ceci près qu’au total, les choses se
passèrent d’une manière bien peu idyllique » (Encyclopaedie der klass. Philologie, in
F. Nietzsche, Vorlesungsaufzeichnungen (SS 1870-SS 1871), éd. F. Bornnmann et
M. Carpitella, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1993 (Werke, III, 2), p. 347-348). Cf. le

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fragment 3 [14] de 1875, dans lequel Nietzsche évoque le « papier doré » de la


« transfiguration traditionnelle » de l’Antiquité.
2 Voir l’aphorisme 174 d’Aurore, dans lequel Nietzsche critique notre « mode morale » : « Avec
un aussi monstrueux dessein de raboter toutes les aspérités et tous les angles de la vie, ne
prenons-nous pas le plus court chemin pour transformer l’humanité en sable ? Un sable fin,
doux, rond, infini ! »
3 PBM, § 208. Cf. EH, « Pourquoi je suis un destin », § 1 ou la lettre du 26 novembre 1888 à
Paul Deussen.
4 CId, « Ce que je dois aux Anciens », § 3.
5 Cf. notamment, sur ce point, le fragment 3 [17] de 1875.
6 Certains interprètes l’ont déjà remarqué : voir notamment la mise au point de Charles
Andler, in Nietzsche, sa vie et sa pensée, II, Paris, Gallimard, 1958, p. 321-322, note 5.
7 EH, « Pourquoi j’écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 1.
8 Voir notamment la lettre de Nietzsche de fin juillet 1878 à Paul Rée et Ecce homo,
« Pourquoi j’écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 6.
9 Platon, Théétète, 173 e-174 a, trad. A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1926, p. 204-205.
10 Ibid., 174 b, p. 205.
11 Ibid., 176 b, p. 208.
12 Fragment 5 [120] de 1875. Dans le fragment 29 [8] de 1873, Nietzsche voyait déjà dans la
« limitation aux choses humaines » (Begrenzung auf das Menschliche) un moyen de lutter
contre la « passion de la croyance ». On retrouve cette idée dans le fragment 16 [1] de 1883 :
« Limitation aux choses humaines par opposition au “procès du monde” et à l’“arrière-
monde” ».
13 Nietzsche méconnaît ici une dimension essentielle de la philosophie d’Aristote : celle des
traités biologiques, qui représentent le tiers du corpus aristotélicien. L’éloge de la biologie qui
ouvre le De Partibus Animalium est ainsi un éloge des choses petites, proches, méprisées.
Aristote y explique que nous ne savons pas grand chose des « êtres supérieurs et divins », mais
qu’à l’égard des « êtres périssables », nous nous trouvons « bien mieux placés pour les
connaître, puisque nous vivons au milieu d’eux » et puisque « ces êtres sont mieux à notre
portée et plus proches de notre nature ». Or, lorsqu’on étudie les êtres vivants, ajoute Aristote,
il faut veiller « autant que possible à ne négliger aucun détail, qu’il soit de médiocre ou de
grande importance », et il ne faut pas « se laisser aller à une répugnance puérile pour l’étude
des animaux moins nobles » (« dans toutes les œuvres de la nature réside quelque
merveille »). Aristote cite alors le propos d’Héraclite invitant des visiteurs étrangers à entrer
dans sa cuisine et « leur disant que là aussi il y avait des dieux » (Aristote, Les Parties des
animaux, I, 5, trad. P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 17-18). La proximité est
frappante entre cette réhabilitation aristotélicienne des « choses animales » et la réhabilitation
nietzschéenne des choses humaines.
14 Fragment 23 [5] de 1876-1877.
15 Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 7-8, 1141 b, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, p. 291-292.
16 Platon, Théétète, 174 a, op. cit., p. 205.
17 Voir par exemple l’aphorisme 62 de Par-delà bien et mal.
18 Nous autres philologues est une Considération inactuelle que Nietzsche préparait en 1875
et qu’il renonça à publier.
19 Cette expression revient à différentes reprises sous la plume de Nietzsche : voir par
exemple, dans des contextes différents, la lettre à Erwin Rohde de février 1868, les fragments 3
[21] de 1869-1870, 29 [38] de 1873, 9 [1] de 1875, 27 [83] de 1878 ou 8 [15] de 1883. Cf. le
fragment 11 [15] de 1875, dans lequel Nietzsche évoque la « passion » de Wagner pour les
« choses humaines en général » (Leidenschaft für das Menschliche überhaupt).
20 Lettre de Friedrich Ritschl à Nietzsche du 14 février 1872.
21 J. Burckhardt, Considérations sur l’histoire universelle, Paris, Éditions Allia, 2001, p. 9.
22 Ibid., p. 41. Nietzsche cite lui aussi cette formule de Renan (tirée des Questions
contemporaines) dans l’aphorisme 48 de Par-delà bien et mal (mais en l’assimilant à une
« niaiserie religieuse »).
23 Ibid., p. 216-217.
24 Ibid., p. 87.
25 Fragment 3 [12] de 1875.
26 Voir Platon, Phédon, 99 c-d et Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 9, 1109 a.
27 Fragment 3 [12] de Nous autres philologues. Cf. le fragment 5 [145].
28 Fragments 3 [13] et 3 [14] de Nous autres philologues.
29 Voir les fragments 17 [72] et 17 [104] de 1876, les titres de la deuxième et de la troisième
parties du Soc, et le fragment 19 [118] de 1876. Le titre « Menschliches, Allzumenschliches »
apparaît dans le fragment 21 [82] de 1876-1877.
30 Lettre à Schmeitzner du 10 septembre 1878.
31 Lettre à Overbeck du 3 septembre 1878.

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32 Za, II, « Des prêtres ».


33 Ibid., III, « Le convalescent », 2. Cf. le fragment 10 [37] de 1883.
34 Dans l’aphorisme 382 du Gai savoir, Nietzsche évoque ainsi l’ « idéal d’un bien-être
humain-surhumain [menschlich-übermenschlichen] », qui s’oppose implicitement aux
« choses humaines, trop humaines » de l’« homme actuel ».
35 Fragment 9 [1] de 1875.
36 Cf. CId, « Le problème de Socrate », § 2 : « Des jugements, des jugements de valeur sur la
vie, pour ou contre la vie, ne peuvent en fin de compte jamais être vrais : ils ne valent que
comme symptômes » (c’est le philosophe-médecin qui parle ici, et non plus le logicien, mais la
conclusion est la même).
37 Fragment 17 [70] de 1876.
38 Fragment 18 [61] de 1876.
39 GM, I, § 12 et § 14.
40 Ibid., I, § 1.
41 Ibid., II, § 14. Sur la « métaphorique » de l’odorat, voir notamment Éric Blondel, Nietzsche,
le corps et la culture, Paris, PUF, 1986, p. 166-177 notamment. Cf. Za, III, « Le retour au
pays » : « Mon nez est enfin délivré des relents de toutes les choses humaines [vom Geruch
alles Menschenwesens] ».
42 Choses humaines, trop humaines, § 281.
43 Ibid., § 280.
44 PBM, § 90.
45 Ibid., § 271. Dans le contexte « aristocratique » de Par-delà bien et mal, ce relativisme
hiérarchisant devient l’expression du « désir passionné de distance » qui anime l’homme
supérieur (§ 257) : « Il est des cimes de l’âme d’où même la tragédie cesse d’être tragique […]
Ce qui est nourriture ou rafraîchissement pour les individus supérieurs devient presque un
poison pour une humanité très différente et inférieure » (§ 30). Ainsi, certains livres peuvent
broyer ceux qui n’ont pas l’énergie de les supporter, mais exalter le courage des plus vigoureux
(exactement comme la « nouvelle » de l’éternel retour dans le § 341 du Gai savoir). Cf. le § 286
de Choses humaines, trop humaines, dans lequel Nietzsche construit une analogie entre la
liberté de l’esprit et la santé : « Ce qui est nécessaire à tel individu pour sa santé est déjà pour
tel autre une cause de maladie, et beaucoup de voies et de moyens menant à la liberté de
l’esprit peuvent ne représenter, pour des natures d’un niveau supérieur d’évolution, que des
voies et moyens de manquer la liberté ». Dans l’aphorisme 224 d’Opinions et sentences mêlées,
Nietzsche explique encore que le christianisme fut un « baume » pour l’humanité dégénérée de
l’Antiquité tardive, mais un « poison » pour l’ « âme héroïque, enfantine et animale » des
« peuples barbares ».
46 Voir notamment le § 147 de Choses humaines, trop humaines.
47 GS, § 143.
48 GM, II, § 6.
49 La cruauté est le « trop humain » par excellence car elle est à la fois ce qui distingue
l’homme des autres animaux (ou plutôt ce qui est à l’origine de ce qui distingue l’homme des
autres animaux : toute l’ « histoire de la culture supérieure » doit être interprétée, selon
Nietzsche, comme une spiritualisation et une « déification » de la cruauté) et ce qui apparente
l’homme aux autres animaux (la « vérité humaine-trop humaine » de la cruauté est une vérité
à laquelle « les singes souscriraient peut-être aussi : n’a-t-on pas dit que par l’invention de
cruautés bizarres ils annoncent l’homme et lui sont en quelque sorte un “prélude” ? » (ibid.)).
50 Sur Don Quichotte, le rire et la cruauté, voir également le fragment 8 [7] de 1883 : « […]
don Quichotte encore ! Le rire est, à l’origine, l’expression de la cruauté ».
51 GM, II, § 7.
52 Ibid., Avant-propos, § 7.
53 PBM, § 294. Le rire des Olympiens est un « rire d’or » car il transforme tout en or – la
métaphore de l’alchimie pour désigner l’« inversion de toutes les valeurs » revient souvent
chez Nietzsche (voir par exemple la lettre du 23 mai 1888 à Georg Brandes).
54 L’idée qu’il y a différentes qualités de rire est un véritable leit-motiv d’Ainsi parlait
Zarathoustra. Le thème de l’apprentissage du rire apparaît notamment dans la quatrième
partie, « De l’homme supérieur », § 20 : « J’ai sanctifié le rire : ô vous, les hommes supérieurs,
apprenez donc — à rire ! » Cf. le fragment 3 [73] de 1880, dans lequel Nietzsche imagine que si
Jésus avait vécu plus longtemps, il aurait peut-être trahi sa doctrine : « il aurait peut-être
même appris à rire ». Cf. également Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Des sublimes », et
l’évocation du sublime sérieux qui a l’air sombre parce qu’ « il n’a pas encore appris ni le rire,
ni la beauté ». Dans le fragment poétique 19 [7] de 1882, Nietzsche assimile le rire à un
véritable art de vivre : « Rire est un art sérieux / Rirai-je mieux demain ? / Dites-moi : ai-je
bien ri aujourd’hui ? / L’étincelle venait-elle toujours du cœur ? »
55 Sur l’ironie comme point de vue divin, voir notamment la lettre du 1er février 1888 à Peter
Gast, dans laquelle Nietzsche évoque la possibilité de gagner le « dernier tirage de la loterie de

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Nice » : « nous deux au moins nous regarderions notre existence avec plus d’ironie, avec plus
d’“au-delà” de la déraison – car au fond, pour ce genre de choses que vous et moi nous faisons,
et pour les faire vraiment bien et divinement, il n’y a qu’une seule chose, l’ironie ».
56 GS, § 200. Cf. le § 95, sur le rire de Chamfort.
57 Fragments 9 [1] de 1875 et 18 [34] de 1876.
58 Sur ce point, voir notamment le fragment 17 [16] de 1876.
59 Za, IV, « De l’homme supérieur », § 17. Dans le § 18, Zarathoustra se présente comme étant
« le danseur » et « le léger », celui qui porte la « couronne du rieur ». Il ajoute qu’il n’a trouvé
personne d’assez « robuste » pour ceindre cette « couronne de roses » : la légèreté est bien une
question de force et de vigueur.
60 Fragment 7 [12] de 1880. Le thème du rire de soi revient régulièrement chez Nietzsche :
voir notamment le premier aphorisme du Gai savoir (« pour savoir rire de soi comme il
faudrait que l’on rie, mais d’un rire qui éclate du fond de l’entière vérité, – les meilleurs esprits
jusqu’alors n’avaient pas assez le sens de la vérité, et les plus doués trop peu de génie ! »), Za,
IV, « De l’homme supérieur », § 15 (« Ayez courage, qu’importe ! Combien de choses sont
encore possibles ! Apprenez à rire de vous-mêmes, comme il faut rire »), ou GM, III, § 3 (à
propos du « grand tragique » qui, « comme tout artiste, ne parvient au dernier sommet de sa
grandeur que lorsqu’il sait regarder d’en haut son art et sa propre personne – lorsqu’il sait rire
de lui-même »).
61 CId, « Divagations d’un “inactuel” », § 32.

Pour citer cet article


Référence papier
Olivier Ponton, « L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de
l’homme », Noesis, 10 | 2006, 29-47.

Référence électronique
Olivier Ponton, « L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de
l’homme », Noesis [En ligne], 10 | 2006, mis en ligne le 02 juillet 2008, consulté le 01 janvier
2021. URL : http://journals.openedition.org.ezpaarse.univ-paris1.fr/noesis/402

Auteur
Olivier Ponton
Olivier Ponton enseigne actuellement au lycée Diderot de Lyon. Il est l’auteur d’une thèse sur
le thème de l’allègement de la vie dans la constitution de la morale de Nietzsche, d’un
commentaire d’une série d’aphorismes de Choses humaines, trop humaines (Ellipses, 2001,
collection Philo-textes), d’un certain nombre d’études consacrées à la philosophie de
Nietzsche (notamment à la question de l’art, à celle du nihilisme ou encore à celle de la
morale), et d’un livre qui devrait paraître prochainement et qui porte sur la philosophie de la
légèreté de Nietzsche. Il a également codirigé un numéro spécial de la revue Genesis (revue
internationale de critique génétique) consacré à la génétique philosophique (2003), et un
ouvrage collectif intitulé Nietzsche. Philosophie de l’esprit libre. Études sur la genèse de
Choses humaines, trop humaines (Éditions Rue d’Ulm, 2004).

Droits d’auteur
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