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Philosophique
10 | 2007
Nietzsche

Nietzsche et le soufisme :
concordances spirituelles
MICHEL JORIS
p. 123-134
https://doi.org/10.4000/philosophique.123

Résumé
Cet article présente Nietzsche comme un héritier du courant Illuministe, qui
perpétue la Tradition spirituelle, confluent des différentes traditions ésotériques
et qui s'est développé dans l'ombre des Lumières triomphantes. Sous une
carapace d'athéisme, on trouve dans l'œuvre du philosophe allemand des
éléments hermétiques ou gnostiques qui permettent d'appréhender différemment
son Dionysos ou sa volonté de puissance. Par ces aspects et au travers de
l'ascétisme transvalué qu'il propose, Nietzsche est proche des conceptions du
soufisme, la mystique qui a été développée à partir des sources scripturaires de
l'Islam. C'est ce que montre ensuite cet article en proposant une comparaison
entre le surhomme nietzschéen et la figure de l'homme partait, « el insan el kamil
» d'Ibn Arabi, un des plus célèbres théoriciens du soufisme. En conclusion,
l'auteur se pose la question des écrits qui auraient pu mettre le philosophe
allemand en contact avec la mystique musulmane

Entrées d’index
Mots-clés : Nietzsche, soufisme, spiritualité, gnose, hermétisme

Texte intégral

Introduction
1 De prime abord, il peut paraître étrange, fantaisiste ou incongru de
vouloir trouver des similitudes entre celui qui personnifie l’athéisme
militant et le courant spirituel ou mystique qui se revendique de l’Islam.
Cependant, peut-on raisonnablement se représenter Nietzsche de la
sorte ?
2 Cette conception découle d’une compréhension erronée, de la part des
héritiers des Modernes ou des Lumières, de sa trop célèbre assertion
«   Dieu est mort   ». Les tenants de l’athéisme militant de l’époque,
rationalistes absolus, voulurent comprendre, trop rapidement, que
Nietzsche affirmait que Dieu avait finalement cessé d’exister ou que
l’idée de Dieu avait définitivement disparu des consciences. Notre
objectif, dans cet article, est de montrer qu’il faut plutôt envisager
Nietzsche comme l’héritier du courant Illuministe, qui perpétue la
Tradition, confluent des différentes traditions ésotériques. Il s’agit donc
d’un changement de perspective radical. Le soufisme étant l’une de ces
traditions ésotériques, nous nous demanderons s’il a pu exercer une
influence directe sur Nietzsche.

La Tradition
3 Nietzsche se revendique explicitement de la Tradition plutôt que de la
Modernité. Il considère que « ce qui est aujourd’hui le plus profondément
attaqué, c’est l’instinct et la volonté de la tradition (Tradition) 1  : toutes
les institutions qui doivent leur origine à cet instinct vont contre le goût
de l’esprit moderne ». Qu’est-ce donc, pour Nietzsche, que cette tradition
(Tradition) ? Il la définit comme « la tension d’une volonté par-delà des
temps éloignés, la sélection des états et des valeurs qui font que l’on peut
disposer du futur pour des siècles   » et il considère que «   tout cela
précisément est au plus haut point antimoderne »2.
4 Ce thème de la Tradition, c’est René Guénon, « converti » 3 au soufisme,
qui l’a thématisé et pour laquelle il a constamment œuvré. Cette idée
n’est pas neuve   : il s’agit du retour au projet de la Renaissance qui
consistait à vouloir chercher les dénominateurs communs des différentes
traditions ésotériques. A la Renaissance, la prisca theologia du Moyen
Age devint philosophia occulta et, ensuite, philosophia perennis. Selon
cette perspective, de l’Egypte serait issue toute une tradition théologico-
philosophique, d’où découleraient toutes les traditions religieuses ou
ésotériques de l’humanité. Les représentants de la philosophia perennis
« constituent comme les maillons d’une chaîne, ils ont pour nom Moïse,
Zoroastre, Hermès Trismégiste, Platon, Orphée, les Sibylles 4, d’autres
aussi… »5.
5 A l’ombre des Lumières triomphantes, le courant dit Illuministe assura
la pérennité des conceptions Traditionnelles. Dans le sillage du suédois
Emmanuel Swedenborg (1688-1772), les représentants de ce courant
visaient, d’une part, la connaissance théosophique ou métaphysique6.
D’autre part, dans la continuité des manifestes rosicruciens publiés au
début du 17e siècle, ils poursuivaient des projets de réforme politique du
monde en fonction d’une compréhension, en termes alchimiques, du
processus historique7. Ce courant a eu une influence importante sur une
partie de la franc-maçonnerie et, très vraisemblablement, sur Nietzsche.
Un de ses plus célèbres représentants, Louis-Claude de Saint Martin, a
d’ailleurs écrit, en 1792 : « Ecce Homo »8. Ne faut-il voir là qu’une simple
coïncidence ?

Mort du Dieu moral et avènement du


surhomme nietzschéen
6 Contrairement aux Lumières, l’Illuminisme ne va pas évoluer vers
l’athéisme. Comment faut-il donc comprendre le «   Dieu est mort   » de
Nietzsche ?
7 Ainsi que le remarque Etienne Gilson9, lorsqu’il profère cette parole,
Nietzsche parle, comme toujours, en tant que moraliste et non en tant
que métaphysicien. Il énonce clairement qu’«  en réalité il n’y a guère que
le dieu moral, qui soit réfuté   »10, «   …il se dépouille de son épiderme
moral. Et bientôt vous le retrouverez par delà le bien et le mal » 11..
8 En affirmant la mort de Dieu, Nietzsche annonce, entre autres,
l’avènement du surhomme. Il exhorte les hommes à s’affranchir de la
morale dont Dieu est le garant, de se construire leur propre morale afin
de progressivement se diviniser et d’être ainsi les artisans de
l’avènement du surhomme. Etienne Gilson en conclu donc que, dans la
pensée de Nietzsche, le surhomme a totalement supplanté Dieu. Il nous
semble que, se faisant, il sous-estime l’importance de Dionysos et du
concept de la Volonté de puissance, qui se confondent partiellement, nous
le verrons.
9 Parallèlement à la figure du surhomme, qui doit advenir si l’homme est
capable de se surpasser, Nietzsche semble se référer à une autre divinité.
Lou André Salomé, qui l’a bien connu, évoque cette figure ; écoutons-la :
« on sentait déjà qu’il n’allait pas en rester à ses recueils d’aphorismes » ,
elle disait «   qu’il irait vers Zarathoustra   » et qu’   «   on sentait ce
mouvement profond qui le lançait à la recherche de Dieu : parti de la
religion, il évoluait vers la prophétie religieuse »12.
10 Ceci se confirme dans « Ainsi parlait Zarathoustra », où nous pouvons
lire que « celui qui devait créer a toujours possédé ses rêves véridiques et
des étoiles- et il a eu foi en la foi ! »13. Mais, bien entendu, il ne s’agit
plus, pour Nietzsche, de Dieu, Créateur, transcendant, garant de la
morale, tel que le conçoit le monothéisme abrahamique. Pour
Zarathoustra, Dieu est mort ! Mais, vraisemblablement, si Dieu est mort,
« Vive dieu ». Dés lors qui donc est dieu ? En qui ou en quoi Nietzsche
pouvait-il, encore ou déjà, avoir la foi ?

Dionysos
11 Il faut revenir au mythe de Dionysos pour comprendre l’évolution de ce
« personnage conceptuel » dans l’œuvre de Nietzsche.
12 C’est à partir de ce mythe, repris par « les gens d’Orphée », comme les
appelait Platon, que se constitue la première formulation de l’idée de la
nature originellement divine de l’âme humaine. Pour cette révélation
mythique attribuée à Orphée, les Titans, ennemis des dieux olympiens,
tuèrent, démembrèrent et mangèrent le fils de Dieu (Zeus) et
Perséphone. Zeus finit par foudroyer les meurtriers. L’homme résulte de
la suie retombée des vapeurs des Titans calcinés. L’homme est d’essence
divine mais la divinité, en l’occurrence l’immortalité, fut dispersée à
travers les différentes âmes humaines. Dans les systèmes gnostiques, la
rédemption ou le retour à l’état d’avant la Chute, passe par le
rassemblement des membres de la divinité : Dionysos ou ensuite Sophia.
Ce rassemblement est l’œuvre du Sauveur, personnifié par Jésus, dans le
système de Satornil par exemple.
13 Aux origines de l’œuvre de Nietzsche, dans La naissance de la tragédie,
on trouvait deux divinités   : Dionysos, dont le caractère exubérant,
extatique, tend à vouloir dissoudre les limites du sujet, le fondre dans la
nature et Apollon, dieu de la mesure, de l’harmonie, figure unifiante.
Mais, progressivement, Apollon va disparaître et Dionysos va être amené
à assumer, dans sa double nature androgyne, les tendances contraires et
opposées.
14 Dionysos est, entre autres choses, un dieu personnel14. On ne peut pas
dire qu’il n’est qu’une force indéfinie, qu’on appelle vie, comme l’affirme
Isabelle Wienand15. On ne peut pas non plus, déjà parler de panthéisme
ou de déisme16. Bien qu’il le qualifie de « grand dieu caché »17   , nous
pouvons relever certaines caractéristiques sur la nature du Dionysos de
Nietzsche : c’est « le divin tentateur né pour piper les consciences, celui
dont la voix sait pénétrer jusqu’aux bas-fonds des âmes, celui qui ne dit
pas un mot, ne lance pas un regard qui ne contienne une intention
secrète de séduire… »18
15 Nietzsche nous dit encore que c’est un esprit singulier et assez
dangereux19, qu’il est « équivoque et tentateur »20, que sa philosophie est
composée de choses «   secrètes, bizarres, inquiétantes   »21. Qu’il s’est
adressé à Nietzsche de cette manière   :   «   Il m’arrive parfois d’aimer
<l’humain>…je songe souvent aux moyens de le rendre plus fort, plus
méchant, plus profond ».
16 Ses attributs semblent donc renvoyer à Satan ou Iblis22, le tentateur23
plutôt qu’à Allah24, « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Maria Daraki
nous assure, d’ailleurs, que des «   signes convergent, abondants, pour
confirmer l’identité infernale du Dionysos grec »25.
17 Les choses se précisent dans un des fragments posthumes de
Nietzsche :

« Tu me sembles avoir de noirs desseins, dis-je un jour au dieu


Dionysos : à savoir détruire les hommes ? Peut-être répondit le dieu,
mais de telle sorte que j’en tire quelque chose pour mon profit. Quoi
donc demandai-je avec curiosité ? Qui donc ? Devrais-tu demander.
Ainsi parla Dionysos- puis se tût de la façon qui lui est propre, de
façon tentatrice… »26

18 Ceci dit, cette compréhension de Dionysos fut peut-être provisoire pour


Nietzsche puisqu’il dénigre, par ailleurs, les « Esprits libres d’un jour »
qui se « laissent bercer par les paroles d’un diable lui aussi poltron  ».
Pour lui, ce sont des « fantômes », « ces hommes de la nuit, idolâtrent les
" vieilles choses " d’un passé révolu »27.

Spiritualité nietzschéenne
19 La nature divine de l’âme est l’un des deux dogmes principaux des
mouvements spirituels, plutôt que religieux, comme le yoga, les
mystiques juive, chrétienne musulmane, la spiritualité maçonnique ou le
new-age.
20 Ce que l’on appelle «   Spiritualité   » est très proche de ce que l’on
appelle « Gnose ». Le terme « spirituel » apparaît dès le 13 e siècle, il
dérive du latin spiritualis et désigne ce qui est de l’ordre de l’esprit et
dépasse, voir même s’oppose à la matière. On retrouve le terme
« spiritualité », dans les dictionnaires courants, à partir du 16 e siècle. Il
servira à désigner la vie religieuse, conçue sous son aspect le plus intime,
le plus intérieur28. Considérée, un temps, comme le prolongement de la
religion ; on considère plutôt aujourd’hui que la spiritualité s’y oppose 29,
en tant qu’expérience personnelle du divin, indépendante de quelque
dogme que ce soit.
21 On retrouve cependant l’idée d’une essence divine de l’homme, ainsi
que celle du caractère divin de la nature ou de l’univers, de manière
systématique, dans toutes les doctrines issues des courants ou
mouvements dits « spirituels ».
22 Pourtant, les partisans de ces visions du monde ou philosophies
réfutent le qualificatif de dogme en raison du caractère expérientiel de la
spiritualité. Celui qui médite ou qui s’adonne à d’autres activités
spirituelles vit l’extase et la fusion mais c’est en tant qu’être de culture,
véhiculant des dogmes, qu’il les a vécues et les relate.
23 La dimension divine de l’âme ou de l’esprit humain n’est pas toujours
exprimée clairement mais elle constitue l’implicite de l’expérience
unitive, qui caractérise la spiritualité, durant laquelle l’esprit fusionne
avec la divinité, ou l’ego se dissout dans la Volonté de puissance
cosmique.
24 On retrouve l’autre caractéristique ou dogme spirituel, à savoir la
dimension divine de l’univers, dans l’œuvre de Nietzsche. Dionysos
s’identifie à la Volonté de puissance, origine de ce qu’on a appelé le
panvitalisme nietzschéen. Nietzsche s’est fixé   un but   : retrouver l’état
d’avant la Chute, dont la responsabilité incombe à Socrate. Nietzsche le
hait parce qu’il a théorisé et moralisé le rapport à la vie. Il a inauguré le
dualisme morbide qui consiste à juger la vie en fonction de valeurs
morales.
25 Ceci dit, ce n’est pas en tant qu’être historique qu’il faut comprendre
Socrate mais plutôt comme une figure, personnifiant l’attitude qui porte
atteinte au développement de la volonté de puissance. La Volonté de
puissance (avec un grand V) se présente comme la dimension
macrocosmique, l’hypostase de la volonté de puissance subjective, érigée
en principe cosmique. Ce que Gilles Deleuze appelait plan d’immanence.
26 Dans un de ses fragments posthumes, Nietzsche définit d’ailleurs
Dionysos comme « la grande sym-pathie panthéiste dans la joie et dans la
douleur, qui approuve et sanctifie mêmes les propriétés les plus terribles
et les plus problématiques de la vie. »30
27 Ceci permet de concilier le polythéisme nietzschéen avec sa vision
panthéiste. La divinité serait le «   sym-pathos   »31 des élus, hommes
devenus surhommes, par la prise de conscience, transformante, de leur
nature divine. Cette réunion reproduit l’état d’avant la Chute ; tout en
sachant qu’il n’est pas réellement question d’antériorité puisque ce
drame se joue dans une temporalité cyclique, anhistorique. Ceci, en
raison de la manière dont Nietzsche concevait l’Eternel retour, comme
l’accomplissement d’une philosophie qui accepte et valorise tous les
aspects de la vie et produit ainsi des esprits affranchis.
28 Ecoutons donc la description que Nietzsche fait de Goethe dans le
Crépuscule des idoles :

(il) se dresse au centre de l’univers avec un fatalisme joyeux et


confiant, avec la conviction profonde que seul l’individuel est
condamnable, mais que tout sera sauvé et réconcilié dans la Totalité,
-il ne dit plus non… Mais une telle foi est la plus haute de toutes les
fois possibles : je l’ai baptisée du Nom de Dionysos. 32

29 Ce personnage conceptuel a donc évolué pour signifier à présent la


Totalité, l’Insaisissable33, en soi divin34.
30 Broisson a mis à jour la dimension spirituelle de l’œuvre de Nietzsche.
Cet auteur conçoit la spiritualité, à juste titre, comme «   ensemble
réunissant l’ascétique et la mystique   35   ». Si Nietzsche a violement
condamné l’ascétisme du christianisme, ce n’était qu’en tant qu’il est
envisagé comme une fin. À l’ascétisme de la plèbe, Nietzsche oppose un
ascétisme « transvalué », aristocratique, un moyen de se dépasser. Pour
lui, les philosophes (les bons) envisagent l’idéal ascétique
comme « l’ascétisme joyeux d’un animal qui s’est divinisé, s’est envolé de
son nid, et va voltigeant au-dessus de la vie plutôt que de se reposer sur
elle »36 .

L’ascétisme « transvalué » de
Nietzsche et l’ascétisme soufi
31 Les théoriciens du soufisme envisagent, généralement, l’ascétisme de
la même manière. Ceci, en raison de leur interprétation gnostique de
l’Islam. J’ai montré, récemment, que l’on pouvait trouver des éléments
gnostiques, hermétiques, et même plus spécifiquement alchimiques,
communs au soufisme (la mystique ou ésotérisme élaboré à partir des
sources musulmanes) et à la spiritualité nietzschéenne37.
32 Le soufi tend à se transformer pour atteindre la connaissance intime de
Dieu. Cette connaissance de Dieu, ou cette «   connaissance réelle et
supérieure de la loi »38 ne s’acquiert pas par l’étude, comme la science
(ilm) des juristes et des théologiens mais elle est « inspirée par Dieu à
ceux qui ont su s’approcher de lui par leurs actes   »39. Elle peut être
définie comme «   une lumière que Dieu insuffle dans le cœur du soufi
après qu’il ait été purifié de ses penchants mauvais »40.
33 Le taçawwuf (faire profession de soufisme) s’est constitué assez
rapidement après la mort du prophète de l’Islam. Il se traduit, d’une part,
pour une élite intellectuelle, par une recherche ésotérique et des
aspirations métaphysiques ou gnostiques. D’autre part, il prend, dans sa
dimension plus populaire, la forme de confréries religieuses, qui ont
développé toute une série de techniques extatiques, considérées comme
plus ou moins « orthodoxes ».
34 Pour Abu Hamid al Ghazali, le soufisme est la « voie dont la condition
première pour l’entreprendre consiste à purifier son cœur de tout ce qui
n’est pas Dieu (‘amma siwa Allah)… dont la clé consiste à vouer
exclusivement son cœur à la mention de Dieu, et dont le terme est
l’anéantissement total en Dieu (al-fana bi-l-kulliyya fi-Allah) » 41.
35 L’on peut donc dire que, vers le monisme42, il privilégie la voie du cœur.
L’autre célèbre théoricien du soufisme, Ibn Arabi, a plutôt privilégié la
voie philosophique ou de la raison. Il a affirmé l’irréalité de tout ce qui
n’est pas Allah. Il a conceptualisé cette idée dans la théorie de la
« Wahdat al Wujud », que l’on traduit par l’unicité de l’Etre.
36 Le credo islamique du tawhid, c’est-à-dire de l’unicité divine, est
revisité par ces théoriciens du soufisme dans une perspective mystique
ou philosophique qui porte atteinte au caractère transcendant43 de Dieu,
que le Coran est pourtant venu réaffirmer. À l’accoutumée, les soufis
privilégient une exégèse ésotérique du Coran. Pourtant, ils comprennent
de manière littéraliste, les versets ou hadiths qui évoquent une
« proximité » de l’homme et d’Allah, tel que :« Nous avons effectivement
créé l’homme et Nous savons ce que son âme lui suggère et Nous
sommes plus près de lui que sa veine jugulaire »44.
L’homme parfait d’Ibn Arabi et le
surhomme nietzschéen
37 Parallèlement à l’expérience spirituelle unitive, on peut
raisonnablement voir dans le concept d’homme parfait, qui fut inauguré
par Ibn Arabi et thématisé ensuite par Abd al-Karim al Jili45, le pendant
du surhomme nietzschéen. Zarathoustra aussi professe le désir qu’il a de
se «  parfaire  » et d’agir « pour l’accomplissement plus parfait de toute
chose »46.
38 Ibn Arabi, comme l’exprime parfaitement Titus Burckhardt, envisage
« la Réalité divine comme l’essence universelle de toute connaissance  »47.
Et s’il est vrai que cette connaissance, de par sa perfection, n’a « plus
rien de spécifiquement humain, car elle s’identifie à son objet qu’est la
Réalité divine », on comprend dès lors que l’être connaissant rejoint le
surhomme nietzschéen.
39 Cette connaissance transformatrice s’acquiert suite à un long travail de
« purification du cœur » que l’on obtient par de fréquentes séances de
« dhikr48  », de répétitions des noms divins, mais aussi par l’imitation du
prophète, par la répétition rituelle de ses supposés faits et gestes ; alors
que l’Islam a, classiquement, réduit les rituels obligatoires au simple
exercice de la prière, de l’abattage rituel et du pèlerinage. Les
théologiens musulmans ont différencié le domaine des ibadats (qui
concerne le cultuel) de celui des muamalats (qui concerne les relations
sociales). Concernant le premier domaine, l’imitation stricte des faits et
gestes du prophète, rapportés dans les hadiths, est de rigueur. En ce qui
concerne les muamalats, la règle qui prévaut est celle qui stipule que
« tout est autorisé sauf ce qui est interdit ».
40 Le soufisme a souvent prôné la stricte observance au niveau des
muamalats, l’envisageant comme une possibilité de transformation, voir
de transmutation spirituelle. Les moyens utilisés peuvent revêtir
l’apparence de l’orthodoxie la plus rigoureuse. Le soufi peut, tout en
restant fidèle à l’accomplissement de la Loi, envisager que les « rites de
la religion sont d’abord un moyen de sanctification personnelle »49.Cette
intention ne peut être connue que si elle est clairement exprimée. Un tel
fait, avéré, remet en perspective les dichotomies binaires que l’on nous
présente généralement : bien que cela puisse étonner, on peut très bien
être soufi et wahhabite50.
41 C’est, probablement, conscient des concordances que j’ai soulignées et
en fonction d’une conception de Dieu, Allah, revisitée par la théorie de
l’ « Unicité de l’Etre51  » que Pierre Drieu la Rochelle affirmait : « Enfin
Nietzsche parut. Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète » 52. C’est
également dans cette Tradition que s’inscrit Claudio Mutti53, l’auteur du
seul livre sur Nietzsche et l’Islam, qu’il ne différencie pas du soufisme.

Conclusion
42 Après avoir remis en question la compréhension classique de
Nietzsche, nous avons, au travers de ses concepts fondamentaux de
« Dionysos » et « Volonté de puissance », tenté de démontrer sa filiation
philosophique à l’Illuminisme et à la Tradition, par opposition à la
Modernité, tant défendue par les philosophes de son époque.
43 La dissolution de l’ego dans la Volonté de puissance nous rappelle la
fusion de l’esprit avec la divinité que l’on retrouve dans les différentes
mystiques. C’est la raison pour laquelle nous parlons de spiritualité
nietzschéenne.
44 A l’Homme parfait d’Ibn Arabi correspond le surhomme nietzschéen
dont l’objectif commun est de surpasser l’humanité de l’homme.
45 Ceci étant, la question de l’influence directe de la mystique musulmane
sur Nietzsche reste encore à démontrer. Nous supposons qu’il ait pu,
dans le cadre de ses études de théologie par exemple, être influencé par
Ibn Arabi (1165-1240) par l’intermédiaire de Saint Jean de La Croix
(1542-1591) et Dante (1265-1321).
46 Il faudrait également se pencher sur la Confrérie des Libres Esprits,
que Norman Cohn considère comme les lointains ancêtres de Bakounine
et Nietzsche54. Ce mouvement eschatologique, fondé par Joachim de
Flore au 13e siècle en Allemagne, a connut un développement
extraordinaire qui culmina avec Frédéric II, que Nietzsche admirait tant :
« "Guerre à outrance avec Rome ! Paix et amitié avec l’Islam ." C’est ce
qu’a senti, c’est ce qu’a fait ce grand esprit fort, le seul génie parmi les
empereurs allemands, Frédéric II. »55.
47 Pour Cohn, le soufisme a « contribué à la croissance du mysticisme du
Libre Esprit dans l’Europe chrétienne. Chacun des traits qui
caractérisaient le soufisme espagnol (comme les robes mi-parties) fut
retrouvé comme typique chez les adeptes du Libre Esprit »56.

Notes
1 La traductrice, Angèle Kremer-Marietti, en ajoutant, entre parenthèses, une
majuscule à « tradition » insiste sur la singularité de cette notion.
2 Friedrich Nietzsche, Le nihilisme européen, Editions Kimé, Paris, 1997.
3 Il n’est nullement question de conversion pour René Guénon et ce, justement,
en raison de ce qu’il entend par « Tradition ».
4 Sibylle : devineresse, femme inspirée qui prédisait l’avenir dans l’Antiquité.
5 Faivre Antoine, L’ésotérisme, « Que Sais-je ? », PUF, 1992, p. 9
6 En raison de l’hellénisation progressive du christianisme les concepts de
«   Dieu   » et d’   «   Etre   » finalement se confondent, l’on peut donc identifier la
théosophie et la métaphysique.
7 Voir Michel Joris, Nietzsche et le soufisme : proximités gnostico-hermétiques,
L’Harmattan, 2006, p. 115 à 145.
8 Voir Antoine Faivre, L’ésotérisme, « Que Sais-je ? », Paris, PUF, 2002, p. 65.
9 Etienne Gilson, L’athéisme difficile, Paris, Libraire philosophique J. Vrin, 1979.
10 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 25e
édition, 1950 ; Appendice, paragraphe 62, p. 310.
11 Nietzsche, La volonté de puissance, t. 2, 1. 4, § 407, p. 329 (W., XII, 2e partie, §
532) cité par J. Garnier, op.cit. p. 401.
12 Lou Andréa Salomé. Ma vie, « Quadrige », Paris, PUF, 1977, p. 84.
13 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit., p. 141.
14 Cette expression, que l’on utilise en général pour désigner la conception de
Dieu ou d’un dieu qui possède des caractéristiques, des noms, des « attributs » et
qui s’oppose à la conception de Dieu ou d’un dieu entendu comme force ou
principe régulateur de l’Univers charrie un implicite « subjectiviste ». Comme si
la conception de Dieu ne pouvait qu’être subjective ou personnelle.
15 Isabelle Wienand, Significations de la Mort de Dieu chez Nietzsche d’Humain,
trop humain à Ainsi parlait Zarathoustra, Publications Universitaires
Européennes, Peter Lang SA, 2006, p. 14.
16 C’est-à-dire l’opinion, la croyance de ceux qui admettent l’existence d’un être
suprême mais qui refusent de lui appliquer toute détermination précise et
rejettent la révélation, les dogmes et les pratiques religieuses. Ceci dit nous
verrons qu’il faut s’entendre sur ce que l’on entend par « dogme ».
17 Nietzsche, Par delà le bien et le ma, trad. Geneviève Bianquis, Paris, Aubier,
Editions Montaigne, 1951, coll. 10/18, p 302.
18 Ibid. p. 302.
19 Ibid. p. 302.
20 Ibid. p. 303.
21 Ibid. p. 304.
22 C’est ainsi que le Coran le nomme.
23 Coran, sourate 7, verset 27.
24 Le terme arabe permet d’éviter toute confusion. On ne peut entendre ce nom
que, tel qu’il est défini dans le Coran, c’est à dire en prenant en compte ses noms,
notamment Créateur (Al Khâliq) et attributs, comme la Non ressemblance à tout
ce qui est contingent (al-moukhâlafatou li al-hawâdith) c’est-à-dire, en terme
philosophique, la transcendance. Nous devons signaler que l’utilisation du terme
« attribut » n’est pas vraiment correcte. Ce terme n’apparaît pas dans le Coran, il
s’agit vraisemblablement d’un emprunt à Aristote et donc d’une hellénisation de
l’interprétation du Coran.
25 Maria Daraki, Dionysos et la déesse terre, Paris, Champs Flammarion, Ed.
Arthaud, 1985.
26 Nietzsche, fragment posthume XII 2 (25).
27 AsZ III (Also sprach Zarathoustra), KSA (Kritische Studienausgabe (Oeuvres))
4.228-9, cité dans Isabelle Wienand, Significations de la Mort de Dieu chez
Nietzsche d’Humain, trop humain à Ainsi parlait Zarathoustra, Publications
Universitaires Européennes, Peter Lang SA, Allemagne, 2006
28 L’idée d’intériorité est également assez ambiguë. Pourrait-on séparer
l’intérieur de l’extérieur ?
29 Le dictionnaire Robert illustré d’aujourd’hui en couleur 1997 (p.1352) fait
clairement référence au mythe de Dionysos lorsqu’il définit la dimension
religieuse du terme spirituel comme ce qui concerne l’âme, en tant qu’émanation
d’un principe supérieur (notamment divin).
30 Fragment posthume XIV.
31 La ré-Unification
32 Nietzsche, Crépuscule des idoles, trad. Par Jean-Claude Hémery, Coll.
Folio/essais, Gallimard, 1974, p. 94.
33 Que les gnostiques nomment le dieu Inconnu, ineffable.
34 Ivan Broisson, Nietzsche et la vie spirituelle, L’Harmattan, Paris, 2003.
35 Ibid. postface.
36 Nietzsche, La généalogie de la morale, opcit p. 161.
37 Nietzsche et le soufisme : proximités gnostico-hermétiques, L’Harmattan, 2006
38 Rachida Chih, Archives des sciences sociales des religions, 2004, 125 (janvier
mars 2004) p. 82.
39 Rachida Chih, op.cit., p. 82.
40 Ahmad Al-Tâhir, Matiyyat al-sâlik ilâ mâlik al-mamâlik, le Caire, édité à compte
d’auteur, pp. 21-22, cité dans Archives des sciences sociales des religions, op.cit.
p. 83.
41 Al-Ghazâli, La délivrance de l’erreur (Al-munqidh min al-dalâl), trad. Hassan
Boutaleb Ed. Albouraq p. 69.
42 C’est-à-dire l’unité de l’Etre ou de Tout. Ici on parlera plutôt de monisme
spirituel puisqu’il s’agit de l’unité de l’Etre.
43 Il faut comprendre « transcendance » en fonction de la définition qu’en donne
l’histoire des religions c’est-à-dire comme hétérogénéité radicale vis-à-vis de
l’homme et du monde. Les philosophes, quant à eux n’ont cessé de re-définir ce
terme en fonction de leurs « systèmes ».
44 Coran, Sourate 50, verset 16.
45 Autre célèbre théoricien du soufisme (1365-1428), voir Assem J.I Al-Kayali,
L’homme parfait, la vérité mohammédienne chez le shaykh Abd Al-Karim Al-Jili,
essai sur le soufisme oriental au huitième siècle de l’hégire, Ed. Dar al-Kotob al-
ilmiyah, Beyrouth-Liban, 2004.
46 Paragraphe de « la béatitude involontaire », Ainsi parlait Zarathoustra, opcit.
p. 187 et 188.
47 Titus Burckhardt, op. cit. p. 41.
48 La pratique du dhikr (arabe :‫[ ِذﻛ ْﺮ‬ḏikr], rappel, invocation ; mention, répétition
(du nom de Dieu)) est commune à tout l’Islam. Il signifie littéralement le fait de se
rappeler Allah. Dans le soufisme cela devient un procédé pour se détacher du
monde et parvenir à une extase, à l’anéantissement (fana’). Le dhikr
s’accompagne souvent de l’usage d’une sorte de chapelet (‫[ ِﻣْﺴﺒَﺤﺔ‬misbaḥa],
misbaha ; chapelet).
49 C. Anawati et Louis Gardet, Mystique musulmane, aspects et tendances-
expériences et techniques, Vrin 1961.
50 L’adjectif wahhabite provient de Mohamad Abdel Wahhabb, réformateur
musulman qui lutta contre l’idolâtrie. Il a condamné l’obéissance aveugle aux
quatre écoles juridiques et prôné un retour aux conceptions des premiers
musulmans. Ceci dit, le wahhabisme, caractéristique de l’Arabie Seoudite évolua
vers un hanbalisme très rigoureux. Le hanbalisme est une des quatre écoles
juridiques musulmanes. L’adhésion à cette école peut induire une imitation
rigoureuse des habitudes du prophète basée sur une appréhension littéraliste des
hadiths.
51 Notons que le concept d’Etre est originellement hétérogène à la conception du
monothéisme abrahamique.
52 Pierre Drieu la Rochelle, Notes pour comprendre le siècle, Gallimard, Paris,
1941 Faut-il encore rappeler que le nom du prophète de l’Islam est Muhammad
ou Mohamed et non pas Mahomet dont l’origine dérive, probablement, du
« Baphomet » que vénéraient les Templiers.
53 Claudio Mutti, Nietzsche et l’Islam, Ed Hérode, 1994. Cet auteur ferait partie
de ces occidentaux qui se revendiquent du soufisme et qui sont proches des
milieux d’extrême droite. C’est une des tendances de la Tradition, dont Julius
Evola fut l’un des plus célèbres représentants.
54 Cohn Norman, Les fanatiques de l’apocalypse, Payot, 1983, p. 157
55 Friedrich Nietzsche. L’antéchrist. Folio essais, Gallimard, 2004, p. 85.
56 Cohn Norman, op.cit., p. 160

Pour citer cet article


Référence papier
Michel Joris, « Nietzsche et le soufisme : concordances spirituelles », Philosophique,
10 | 2007, 123-134.

Référence électronique
Michel Joris, « Nietzsche et le soufisme : concordances spirituelles », Philosophique [En
ligne], 10 | 2007, mis en ligne le 06 avril 2012, consulté le 12 février 2023. URL :
http://journals.openedition.org/philosophique/123 ; DOI : https://doi.org/10.4000
/philosophique.123

Cet article est cité par


• Giargia, Miryam. Willems, Marie-Claire. (2020) Du naturel
religieux dans la philosophie hobbesienne à l’exclusif religieux en
islam.. Terrains/Théories. DOI: 10.4000/teth.2638

Auteur
Michel Joris
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Tous droits réservés

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