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NIETZSCHE LECTEUR DE SPINOZA : RÉINTERPRÉTER LA CONSERVATION ?

Author(s): Blaise Benoit


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger , OCTOBRE-DÉCEMBRE 2014, T.
204, No. 4, SCHELLING NIETZSCHE (OCTOBRE-DÉCEMBRE 2014), pp. 477-494
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/43574912

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NIETZSCHE LECTEUR DE SPINOZA :
RÉINTERPRÉTER LA CONSERVATION ?

La façon dont Nietzsche a eu accès à l'œuvre de Spinoza demeure


problématique1 ; pourtant, même si une littérature de seconde main
s'est intercalée voire substituée à une fréquentation directe et patiente
des textes originaux2, on demeure frappé par la ferveur de la carte
postale à Overbeck du 30 juillet 1881 :
Je suis si étonné, tellement ravi ! J'ai un prédécesseur, et quel prédé-
cesseur ! Je ne connaissais presque pas Spinoza : ce qui m'a poussé vers lui

1. Cet article reprend une conférence prononcée lors de la « IIIe Rencontre


Internationale Spinoza-Nietzsche », organisée par André Martins (Université
Fédérale de Rio de Janeiro) et Christian Lazzeri (Université Paris Ouest-Nanterre-La
Défense) les 24 et 25 octobre 201 1 à l'Université de Nanterre. Nous remercions les
organisateurs pour ces journées stimulantes.
Les abréviations suivantes sont utilisées pour les œuvres de Nietzsche :
KSA pour Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe in 15 Einzelbänden ,
Berlin/New York, Deutscher Taschenbuch Verlag, Walter de Gruyter.
OPC pour Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. III 1 et III 2,
1988, trad. R. Rovini ; t. V, 1982, trad. P. Klossowski revue par M. de Launay ;
t. IX, 1997, trad. A.-S. Astrup et M. de Launay ; t. X, 1982, trad. J. Launay ; t. XI,
1982, trad. M. Haar et M. de Launay ; t. XII, 1978, trad. J. Hervier ; t. XIII, 1976,
trad. P. Klossowski et H.-A. Baatsch ; t. XIV, 1977, trad. J.-C. Hémery.
APZ pour Ainsi parlait Zarathoustra , Paris, Librairie Générale Française,
1972, trad. G.-A. Goldschmidt.
AC pour L'Antéchrist, Paris, GF-Flammarion, 1994, trad. É. Blondel.
Cdi pour Crépuscule des idoles, Paris, GF-Flammarion, 2005, trad. P. Wotling.
ÉGM pour Éléments pour la généalogie de la morale, Paris, Librairie Générale
Française, 2000, trad. P. Wotling.
EH pour Ecce homo, Paris, Gallimard, « Folio bilingue », 2012, trad.
J.-C. Hémery revue par D. Astor.
FP pour Fragments posthumes (dans OPC).
GS pour Le Gai Savoir, Paris, GF-Flammarion, 1997, trad. P. Wotling.
HH pour Humain , trop humain I et II, in OPC, t. III 1 et 2.
PBM pour Par-delà bien et mal, Paris, GF-Flammarion, 2000, trad. P. Wotling.
2. La question est ancienne, mais elle alimente encore les commentaires
récents. Voir notamment Maurizio Scandeila, « Did Nietzsche read Spinoza ?
Some preliminary notes on the Nietzsche-Spinoza problem, Kuno Fischer and other
sources », Nietzsche-Studien, 41, 2012, pp. 308-332.
Revue philosophique, n° 4/2014, p. 477 à p. 494

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478 Blaise Benoit

à ce
moment a été un
identique à la mienne
je me retrouve en cin
seur, le plus hors nor
il nie la liberté de la
désintéressement - ;
dables, mais elles tien
de savoir. In summa :
montagnes, m'a souven
moins maintenant une

À ce vif engoueme
tion de l'ordre de la
Par-delà bien et ma
« Spinoza » est un ty
nomie de croissance
sance. Au prix d'un
peut que surprendr
spective de la philo
pour éclairer l'oppo
et dépassement de
exclut-elle la cons
rénove la significat
losophique, dans la
la formule célèbre
« conservation » et « croissance » ou « intensification » est en effet
récurrente dans la pensée de Nietzsche et constitue en quelque sorte
l'intuition centrale de l'interprétation nietzschéenne de la dynamique
de la réalité.

3. Friedrich Nietzsche, Sämtliche Briefe. Kritische Studienausgabe in 8 Bänden ,


Berlin/New York, Deutscher Taschenbuch Verlag, Walter de Gruyter, vol. 6, p. 111.
Nous utilisons la traduction proposée dans : Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie ,
t. II, Paris, Gallimard, 1984, trad. P. Rusch (modifiée), p. 361.
4. bur ce point, voir notre « Le quatrième livre du Gai savoir et 1 éter-
nel retour », Nietzsche-Studien , 32, 2003, pp. 1-28 (et notamment la partie
« III. La confrontation avec Spinoza », pp. 13-22, qui développe les cinq points
de convergence précisés dans cette carte postale). Pour une étude plus détaillée
de chacun de ces cinq points chez les deux auteurs, voir André Martins (org.),
0 mais potente dos afetos : Spinoza e Nietzsche [Le plus puissant des affects :
Spinoza et Nietzsche], São Paulo, Editora WMF Martins Fontes, 2009 ; nous y
proposons une analyse du troisième point - la négation de l'ordre moral du monde
- intitulée « Nietzsche e a ordem moral do mundo: genealogia de uma tradução
de tradução [Nietzsche et l'ordre moral du monde : généalogie d'une traduction
de traduction] », trad. M. Sinésio, pp. 212-232.
5. Par-delà bien et mal (désormais PBM), § 4, pp. 50 ; Sämtliche Werke.
Kritische Studienausgabe in 15 Einzelbänden (désormais KS A), 5, p. 18.
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Nietzsche lecteur de Spinoza 479

Investigations généalogiques ; interprétation nietzschéenne


du c ona tus

On peut d'abord restituer la généalogie globale de la configuration


pulsionnelle que Nietzsche nomme « Spinoza ». Méthodologiquement,
selon la formule consacrée, il convient alors de « suivre le corps
comme fil conducteur6 » afin de mettre au jour la provenance pulsion-
nelle des valeurs spinozistes pour mieux les évaluer elles-mêmes7.
Or, le Spinoza que Nietzsche décrit malicieusement est avant tout
un corps qui se délite : le corps d'un phtisique (schwindsüchtig) selon
le § 349 du Gai savoir *, un corps qui sonne creux ou manque de
plénitude9, si l'on se réfère au fragment posthume n° 26 [3] de l'été-
automne 188410. Le § 372 du Gai savoir évoque à propos de Spinoza la
« pâleur qui augmente sans cesse11 », et même la disparition totale
du sang. Cette piste interprétative ne sera pas abandonnée, ainsi
qu'en témoigne le fragment n° 16 [55] du printemps-été 1888, qui
rapporte le système de Spinoza à une simple « phénoménologie de
la consomption [Phänomenologie der Schwindsucht12]13 ». Selon cette
perspective, le corps du Spinoza de Nietzsche ne cesse de s'affaiblir,
de dépérir, au point de se réduire à un simple squelette.

6. Sur la question de la « méthode nietzschéenne », voir notre « Versuch e


Genealogia. 0 método nietzschiano: "dinamitar" o bom senso ou fazer advir uma
concepção corporal da razão? [Versuch et généalogie. La méthode nietzschéenne :
"dynamiter" le bon sens ou faire advenir une conception corporelle de la rai-
son ?] », in Dissertati o. Revista de Filosofia , n° 33, 2011, trad. R. Azevedo Requião
et L. Rubira, pp. 63-86 (http://www.ufpel.edu.br/isp/dissertatio/).
7. Cette définition de la généalogie est fournie dans les Eléments pour la
généalogie de la morale (désormais ÉGM), Préface, notamment au § 3 et au § 6,
pp. 48-50 et 55-57 ; KSA 5, pp. 249-250 et 252-253. Il est cependant possible
de parler de généalogie nietzschéenne avant la production de cette définition ;
par exemple, dans Le Gai Savoir (désormais GS), § 335, p. 270 ; KSA 3, p. 561 :
« Ton jugement "voici qui est juste" a une préhistoire dans tes pulsions, incli-
nations, aversions, expériences et non-expériences ; " comment est-il apparu ?"
dois-tu demander, et encore, ensuite : "qu est-ce véritablement qui me pousse à y
prêter l'oreille ?" »
8. GS, § 349, p. 296 ; KSA 3, p. 585.
9. Pour une présentation de la généalogie comme travail d'auscultation centré
sur l'ordre acoustique, consulter : Eric Blondel, Nietzsche , le corps et la culture ,
chap. VII, Paris, Puf, 1986, pp. 149-159 ; rééd. Paris, L'Harmattan, 2006, pp. 119-
127.
10. FP été-automne 1884, 26 [3], in Œuvres philosophiques complètes (désor-
mais OPC), t. X, p. 174 ; KSA 11, p. 151.
11. GS, § 372, p. 337 ; KSA 3, p. 624.
12. Ce qui rappelle schwindsüchtig : voir la note n° 297 proposée par P. Wotling
dans sa traduction du Gai savoir , p. 403.
13. FP printemps-été 1888, 16 [55], in OPC, t. XIV, p. 254 ; KSA 13,
p. 504.
Revue philosophique, n° 4/2014, p. 477 à p. 494

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480 Blaise Benoit

Dans ce même regis


bien et mal aborde «
cuirassé de bronze
se tiendrait un cor
logique de V Éthique
et imposante, ne se
corporelle chronique
tesse affichée provi
maladie qu'est l'inces
il est possible de te
spinoziste du corps
l'a jusqu'à présent dé
réhabilitation serait
lisme, présenté com
une véritable désinc
de Spinoza, amor inte
de plus ! qu'est-ce qu
de la moindre goutt
Tel est l'apport de
Le diagnostic « méd
métaphorique de la
définitive la présen
à se surmonter que
sonne creux19.
En un second mome
s'oriente plus précisém
vers la généalogie de
notamment le § 13
savoir , qui évoquen
quelque sorte prélim
Spinoza la responsab
pour une tendance p

14. PBM, § 5, p. 51 ; K
15. Sur le caractère pa
ment : Pierre-François M
« Epiméthée », 1994 ; r
16. Cependant, la lectur
laquelle ce sont les idées
rale rencontre par consé
17. Ethique , III, prop
trad. B. Pautrat, p. 209.
18. GS, § 372, p. 338
19. « Geklapper » renv
Revue philosophique , n° 4/20

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Nietzsche lecteur de Spinoza 481

vivant se manifeste initialement par un mouveme


l'extérieur et non d'abord par une réflexivité so
de l'extériorité : « Avant tout, quelque chose d
sa force - la vie elle-même est volonté de puis
ist Wille zur Macht]20 », c'est-à-dire mouveme
d'intensification.
Dans une perspective complémentaire21, le §
effectue à proprement parler la généalogie de
conservation en régressant d'une affirmation v
sionnelle spécifique : « Vouloir se conserver so
erhalten wollen] est l'expression d'une situatio
restriction de la véritable pulsion fondamenta
1 'expansion de puissance [Machterweiterung]22. »
Généalogiquement, cette détresse peut être
sions collectives propres à la lignée dont l'ind
l'héritier. Ce désarroi chronique peut être celu
quement persécutés : Nietzsche rapporte parf
conservation à ce qu'il appelle l'instinct juif23
au sens où cet instinct recommanderait l'autop
détresse peut être celle, plus générale, de « pa
gens24 », à savoir de ce vaste collectif tenaillé
paraître, qui métamorphose par conséquent sa
éperdue en l'inverse de cette disparition possi
tion de l'autoconservation en dogme « scientifi
donc ici l'idée selon laquelle c'est le corps - en
« physio-psychologique26 » - devenu fantoma
faire de l'autoconservation une valeur.
Pourquoi attribuer alors la pulsion d'autoconservation à Spinoza,
avec autant d'insistance ? Sans aucun doute parce que ce dernier
est le philosophe du conatus , que Nietzsche identifie au seul souci

20. PBM, § 13, p. 60 ; KSA 5, p. 27.


21. Rappelons que le cinquième livre du Gai savoir a été rédigé après la
Darution de Par-delà bien et mal.
22. GS, § 349, p. 296 ; KSA 3, p. 585.
23. Dans L'Antéchrist (désormais AC), § 44, p. 99 ; KSA 6, p. 221. On peut
également consulter sur ce point certains fragments posthumes : FP automne 1887,
10 [201], in OPC, t. XIII, pp. 208-209 ; KSA 12, pp. 579-580 ; FP novembre 1887-
mars 1888, 11 [280], ibid.9 pp. 291-292 ; KSA 13, p. 107 ; FP septembre-octobre
1888, 22 [51, in OPC, t. XIV, p. 329 : KSA 13, pp. 585-586.
24. GS, § 349, p. 296 : KSA 3, p. 585.
25. La science peut effectivement reposer sur la croyance, comme l'établit GS,
§ 344, pp. 285-287 ; KSA 3, pp. 574-577.
26. PBM, § 23, p. 71 ; KSA 5, p. 38.
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482 Blaise Benoit

de l'autoconservatio
[307] du printemps-
de la célèbre idée
appetitus et [...] ce
tence [im Dasein zu
de soi est plutôt
Nietzsche mention
tout cas28.
En fait, tout se pass
latin perseverare da
surtout entendu au
identité à soi, dans
et « croître ». Le fr
de cette assimilation :

La proposition de Spinoza sur la conservation de soi devrait, à vrai dire,


mettre un terme au changement [Veränderung] : mais cette proposition est
fausse, c'est le contraire qui est vrai. Précisément, tout vivant montre le plus
clairement qu'il fait tout non pas pour se conserver [um nicht sich zu erhalten],
mais pour devenir davantage [sondern um mehr zu werden]29.

Cette restriction sémantique est évidemment surprenante car, dans


le livre III de l 'Éthique, le passage consacré au conatus (propositions
VI-IX) est suivi de la thématique de l'augmentation ou de la dimi-
nution de la puissance d'agir (propositions XI-XIII), et, à l'occasion,
Spinoza articule expressément « conserver » et « croître »30. Si l'on
peut parler de « conservatisme ontologique de Spinoza31 », ce conser-

27. FP printemps-automne 1881, 11 [307], in OPC, t. V, p. 425 ; KSA 9,


p. 559. Beharren veut dire « persévérer », « être tenace », voire « s'obstiner »,
mais ce verbe signifie également bleiben , c'est-à-dire « demeurer ».
28. Pour le rapport assez imprécis à la pensée de Hobbes, voir notamment :
PBM, § 294, p. 277 ; KSA 5, p. 236.
29. FP printemps 1888, 14 [121], in OPC, t. XIV, p. 91 (trad, modifiée) ;
KSA 13, p. 301. Voir aussi : FP Juillet-août 1888, 18 [16], in OPC, t. XIV, p. 283 ;
KSA 13, p. 537 ; ce fragment posthume effectue la généalogie rapide de cette
crainte du caractère éphémère de toute chose : « On a redouté le changement
[Wechsel], Y instabilité [Vergänglichkeit] : en cela s'exprime une âme opprimée,
pleine de méfiance et de mauvaises expériences (cas de Spinoza : une espèce
d'homme opposée ferait de ce changement [Wechsel] un attrait) » (trad, modifiée).
30. Sur ce point, consulter notamment : Traité politique, chapitre III, § 12, in
Œuvres, V, Paris, Puf, 2005, trad. C. Ramond, p. 123 : « [...] pour se conserver ou
pour s'accroître [ad sui conservationem vel incrementum] » (à propos de la Cité) ;
Ibid., chap. VII, § 4, p. 165 : « [...] nécessaires à la conservation et à l'accroisse-
ment [conservandae et augendae necessaria] » (à propos de la recherche des biens
propres).
31. Charles Ramon, Dictionnaire Spinoza, Paris, Ellipse, 2007, p. 43.
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Nietzsche lecteur de Spinoza 483

vatisme est à bon droit considéré comme « par


ralement, à propos de la philosophie de Spinoza
précisent bien que persévérer dans son être n'é
rement à persévérer dans son état, dès lors que
être est également compréhensible en termes d
vers l'infini33.
Cela dit, par-delà l'exactitude ou l'inexactitude de l'interprétation
nietzschéenne du conatus , Nietzsche critique-t-il la perspective de
la conservation en tant que telle (Erhaltung) ou la perspective de la
conservation de soi (Seibsterhaltung) ?

« Conservation », « autoconservation » : perspectives critiques

On peut tout d'abord considérer que Nietzsche critique le point


de vue de la conservation en tant que telle, dans la mesure où il est
attentif à la tendance de la vie à la prodigalité34. La perspective de la
conservation procède de la peur, et ce de manière vaine car ce point
de vue reconduit la peur sans la surmonter, et la constitue même en
une véritable spirale. Par exemple, le § 201 de Par-delà bien et mal
décrit en ces termes le troupeau, soucieux de conservation : « Nous
voulons qu'un beau jour, il n'y ait plus à avoir peur de rien 35 ! » Ce ne
sont donc pas seulement la mort et la souffrance qui rendent craintifs
de manière chronique, c'est le réel lui-même en tant que mouve-
ment protéiforme, en deçà de la volonté de le pétrifier que Nietzsche
nomme « égypticisme36 ».
Cette extension de la peur en quelque sorte locale à la peur du
réel dans sa multiplicité constitutive permet de comprendre pourquoi
la pulsion de conservation a un empan extrêmement vaste. Elle ne
concerne pas seulement l'éthique ou la politique, elle est à l'œuvre

32. François Zourabiehvili, Le Conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et


royauté , III, 8, 2, Paris, Puf, 2002, p. 262 notamment.
33. Pierre Macherey, Introduction à /'Ethique de Spinoza ; La troisième par-
tie : La vie affective , Paris, Puf, 1995, 2e éd. : 1998, I, 2, p. 84. Sur ce point, voir
aussi : Hadi Rizk, Comprendre Spinoza , Paris, Armand Colin, 2006, p. 162 ; Pascal
Sévérac, Spinoza, union et désunion , III, I, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des
philosophies », 2011, p. 178.
34. Notamment dans deux paragraphes déjà rencontrés : PBM, § 13,
pp. 60-61 ; KSA 5, pp. 27-28 : GS, § 349, pp. 296-297 ; KSA 3, p. 585.
35. PBM, § 201, p. 159 : KSA 5, p. 123.
36. Crépuscule des idoles (désormais Cdl), « La "raison" en philosophie », § 1,
p. 137 ; KSA 6, p. 74.
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484 Blaise Benoit

dans l'art, dans la r


connaissance comme
de ce dont on parle
minimale sur le réel.
En ce sens, le « vouloir conserver » est interprété comme un
« vouloir figer et même éterniser ». Or Nietzsche écrit dans le
fragment n° 9 [26] de l'automne 1887 : « contre la valeur de ce
qui demeure éternellement identique [des Ewig-Gleichbleibenden]
(naïveté de Spinoza , de Descartes également) la valeur de ce qu'il y
a de plus bref [des Kürzesten ], de plus instable [Vergänglichsten]38 ».
La volonté de conserver est donc une volonté de pérenniser le stable,
ce qui est le signe d'une faiblesse du vouloir, selon le § 347 du Gai
savoir 39 . Contre cette volonté de stabilité, Nietzsche valorise la prise
de risque, il fait l'éloge du courage déployé face au danger par le
philosophe de l'avenir comme Versucher , c'est-à-dire comme homme
« de tentative et de tentation 40 ». Contre le souci de la paix et de la
sécurité41, sont célébrés le « courage d'aventuriers42 », l'exploration
à la Christophe Colomb43, l'incursion comme périple risqué ou raid
éclair ( Streifzug ), typiques de l'esprit libre. Bref, généalogiquement,
la volonté de conservation procéderait d'une volonté de schémati-
sation ou de simplification qui elle-même proviendrait d'une peur

37. PBM, § 59, pp. 110-111 ; KSA 5, p. 78.


38. FP automne 1887, 9 [26], in OPC, t. XIII, p. 26 (trad, modifiée) ; KSA 12,
p. 348. Sur ce point, consulter également FP automne 1887, 9 [160], ibid., p. 89 ;
KSA 12, p. 430.
39. GS, § 347, pp. 292-294 ; KSA 3, pp. 581-583.
40. PBM, § 42, p. 93 ; KSA 5, p. 59.
41. Ce souci de la paix et de la sécurité est-il indiscutablement spinoziste ?
Il est possible d'opposer Nietzsche, philosophe de la guerre (sur ce point, voir
notre « Meio-dia ; instante da mais curta sombra [Midi, moment de l'ombre la
plus courte] », in Scarlett Marton (org.), Nietzsche , um « francês » entre franceses
[Nietzsche, un "Français" parmi les Français], São Paulo, Editora Barcarolla, 2009,
pp. 115-133, trad. G. Teixeira et L. Rubira) à Spinoza, philosophe de la paix (au
vu notamment du Traité politique , op. cit., chapitre V). Mais Spinoza conçoit la paix
comme vertu issue de la « force d'âme [animi fortitudine ] » ( Traité politique, cha-
pitre V, § 4, p. 137) et non comme le bien-être émollient que Nietzsche fustige dans
Cdl, « Incursions d'un inactuel », § 38, pp. 202-204 ; KSA 6, pp. 139-140. De
surcroît, Spinoza mesure les dangers de la paix durablement installée dans le Traité
politique, chapitre X, § 4, p. 261 : « Les hommes en effet, en temps de paix, leurs
craintes remisées, de barbares et féroces deviennent peu à peu civils ou humains,
puis d'humains deviennent mous et veules. » En ce qui concerne le caractère
éventuellement « absolu » de la valeur du souci de sécurité, Spinoza peut être
considéré comme assez circonspect, ainsi que le montre ce court extrait du Traité
politique , chapitre VII, § 16, p. 175 : « Les hommes veillent naturellement d'autant
plus à leur sécurité qu'ils sont plus puissants par leurs richesses. »
42. PBM, § 227, p. 199 ; KSA 5, p. 162.
43. GS, § 289, pp. 234-235 ; KSA 3, pp. 529-530.
Revue philosophique, n° 4/2014, p. 477 à p. 494

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Nietzsche lecteur de Spinoza 485

incontrôlable déclenchée par l'aptitude du r


capacité représentative.
Il ne faudrait pas en conclure trop rapideme
dénigre systématiquement le point de vue de la
que telle. Si le § 13 de Par-delà bien et mal s'élè
premier de la pulsion d'autoconservation, le § 4
vue de la conservation de la vie elle-même, ou
contre le choix de l'affaiblissement typique du
de L'Antéchrist valorise les « instincts de conse
Instinkte] de la vie forte44 ».
De manière heuristique, il est alors envisage
deux significations pour le concept de « conserv
une conservation inquiète, frileuse, qui cherch
ce qui peut l'être par crainte du mouvement et
refuse toute idée de sélection, toute hiérarchie,
tude religieuse cherchant « à maintenir en vie
conservé46 ». D'autre part, une conservation a
déploie que sur fond de prise de risque. Le pre
Gai savoir admet ainsi que les hommes recherc
(Erhaltung) de l'espèce humaine, avant de s'em
cette conservation ne passe ni par l'uniformité
Peut-être l'homme le plus nuisible est-il encore le p
spective de la conservation de l'espèce [Erhaltung der
chez lui, ou bien, par son action, chez d'autres des p
l'humanité serait depuis longtemps avachie ou aurait p

Et, dans l'optique même de la conservation,


ouvrage insiste de manière paradoxale sur la fé
conséquent, cette conception de la conservation
renciation, ici poussée à son paroxysme sur le
Il est vrai que Nietzsche, à l'occasion, dévalori
principe la conservation au profit de la métamorph

44. AC, § 5, p. 48 ; KSA 6, p. 171.


45. De manière simplement heuristique, car le lecteur
de dualisme dans une continuité assez fluide. Sur ce
Humain , trop humain (désormais HH), II, « Le voyageu
OPC, t. III 2, pp. 212-213 ; KSA 2, p. 582 ; PBM, § 2
« Le langage peut bien, ici comme ailleurs, rester priso
persister à parler d'oppositions [ Gegensätzen ] là où il n
subtil échelonnement complexe [...]. »
46. PBM, § 62, p. 114 ; KSA 5, p. 81.
47. GS, § 1, p. 55 ; KSA 3, p. 369.
48. GS, § 4, pp. 62-63 ; KSA 3, pp. 376-377.
49. On pense par exemple au début de PBM, § 231,
Revue philosophique, n° 472014, p. 477 à p. 494

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486 Blaise Benoit

pourtant, le réel co
dit comme mouvem
donnent forme et se
pas un jaillissement
fond de conflictua
l'univers nietzschéen
qu'il conduirait au n
du § 262 de Par-del
stabilise et se renfo
des conditions défa
donc une Erhaltung
de forces, et ainsi s'a
est-il avant tout cr
Contre Spinoza, Ni
du printemps-auto
gaire sont plus anci
selbst-erhalten-wolle
paraît excessive, n
thématique de l'uni
l'initiateur, d'après
Selbsterhaltung ^4, v
quelques fragments
de novembre 1887-
tère originaire de l
mesure où l'autocon
qui ne se conserve
spective, le fragme
à propos du protop
premier mobile56.
Plus généralement
question suivante : p

50. ÉGM, II, § 12, pp


51. PBM, § 262, p. 25
52. FP printemps-auto
fiée) : KSA 9, p. 518.
53. Par exemple : Fra
sée , III, 4, Paris, Puf,
communauté chez Spino
Sévérac, Spinoza , union
54. GS, § 349, p. 296
55. FF novembre 1887
pp. 57-58.
56. FP printemps 1888, 14 [174], in OPC, t. XIV, p. 138 ; KSA 13, p. 361.
Revue philosophique, n° 4/2014, p. 477 à p. 494

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Nietzsche lecteur de Spinoza 487

sur les prétendues unités ou entités discrètes5


lit dans le fragment n° 14 [79] du printemps
conservation [Nicht Selbsterhaltung] : chaque atom
entier58. » « Auto » renvoie à un « soi » identiqu
le soi, peut-il détenir un véritable statut et u
philosophie nietzschéenne qui place l'accent sur
tions entre pulsions beaucoup plus que sur une
tité à soi59 ? Dans cette optique, Nietzsche ne s
Erhaltung qu'à Selbsterhaltung , pour autant que l
que la métaphysique introduit indûment dans le
étant reprise sans distance critique par une physio
hâtive, se proclame « scientifique ».
Au rebours de cette projection, il convient de
ou plutôt d'accueillir le mouvement évolutif des co
nelles à vaste échelle et donc, plus précisémen
tion du fragment n° 11 [7] du printemps-autom
au-delà de "moi" et "toi" ! Ressentir de manièr
effet, « le concept d'"individu" est faux61 » car il
multiplicité62 de relations, autrement dit une mu
tations en tant que traductions/appropriations63.
pas de propre à conserver, il n'y a que de l'inter
la conquête, ce qui exprime un « vouloir croître
originaire. C'est uniquement en ce sens que Selb
non pas, donc, en tant qu'abstraction/projection m

57. On peut remarquer que la philosophie de Spinoza


possibilité de la primauté de la relation. Sur ce point,
Spinoza , union et désunion, II, II, op. cit., p. 128.
58. FP printemps 1888, 14 [791, in OPC t. XIV, p. 56 ; KSA 13, p. 258.
59. Sur ce point, voir Patrick Wotling, La Philosophie de l'esprit libre.
Introduction à Nietzsche, VII, « "Une facilité que l'on se donne" ? Le sens de la
notion de pulsion chez Nietzsche », Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais »,
2008, p. 248 : « Dire que la réalité est analysable en termes de pulsions, c'est dire
qu'elle n'est pas un monde de choses. Nietzsche montre ainsi que la réalité est
essentiellement un mode de relation. »
60. FP printemps-automne 1881, 11 [7], in OPC, t. V, p. 315 (trad, modifiée) ;
KSA 9, p. 443.
61. FP avril-juin 1885, 34 [123], in OPC, t. XI, p. 190 ; KSA 11, p. 462. Voir
également : FP automne 1887, 9 [144], in OPC, t. XIII, p. 79 ; KSA 12, p. 417 ;
Cdl, « Incursions d'un inactuel », § 33, p. 195 ; KSA 6, p. 132.
62. FP printemps-été 1883, 7 [273], in OPC, t. IX (trad, modifiée), p. 334 ;
KSA 10, p. 324 : « L'individu comme multiplicité [Vielheit! ».
63. Par-delà la lecture schématisante que Nietzsche effectue à son endroit,
la pensée de Spinoza peut-elle être considérée comme une philosophie de la rela-
tion susceptible de fragiliser l'unité substantielle de 1'« individu » ? Sur ce point,
on peut notamment consulter Alexandre Matheron, Individu et communauté chez
Spinoza, I, I, op. cit., p. 19.
Revue philosophique, n° 4/2014, p. 477 à p. 494

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488 Blaise Benoit

de tout réfèrent da
« soi » redéfini en ta
veau langage » déjà e
« Derrière tes pensées
impérieux, un sage
corps [Leibe], il est
éloigné de l'identité
même combatif est
natures actives qui c
le précepte "connais-
ordre en vue : veuil
[Selbst]66. »
À ce stade de l'enquête, il est tentant de résumer ce mouvement de
pensée de la manière suivante : le soi n'est pas à conserver en un sens
faible de Erhaltung mais à conquérir dans l'ordre de l'affirmation non
de l'identité statique à soi, mais de la conflictualité évolutive généra-
lisée, ce qui dévalorise immanquablement la première signification
du concept de Selbsterhaltung . Mais, là encore, l'investigation doit
se prolonger car, dans le sillage du « nouveau langage », Nietzsche
rénove le sens de ce syntagme.

« Conservation », « autoconservation » : réinterprétation

Il apparaît alors que l'autoconservation peut devenir , et ce de


manière féconde, à l'échelle de la civilisation ou de la culture. Par
exemple, le § 92 du premier tome d 'Humain, trop humain envisage
la vertu de justice comme spiritualisation de l'échange intéressé entre
deux partis mus à l'origine par le seul souci de la conservation de
soi. Cet aphorisme établit que, par le biais de l'oubli, l'autoconser-
vation est capable de dépasser le repli sur soi au profit d'une ouver-
ture plus élevée au monde, même si cette élévation présente une
« honteuse origine67 ». De surcroît, l'opposition entre « conserver »

64. Sur ce point, voir notre « Nietzsche e a critica da metafisica do sujeito : por
um "si corporal "? [Nietzsche et la critique de la métaphysique du sujet : vers un
"soi corporel" ?] », in André Martins, Homero Santiago, Luís César Oliva (org.), As
ilusões do eu , Spinoza e Nietzsche [Les illusions du moi, Spinoza et Nietzsche], Rio
de Janeiro, Editora Civilização Brasileira, 2011, trad. D. Bilate, pp. 445-467.
65. Ainsi parlait Zarathoustra (désormais Ar Z), 1, « Des contempteurs du
corps » (trad, modifiée), p. 42 ; KSA 4, p. 40.
66. HH, II, « Opinions et sentences mêlées », § 366, m OPC, t. III 2 (trad,
modifiée), p. 157 ; KSA 2, p. 524.
67. HH, I, § 92, in OPC, t. III 1, pp. 88-89 ; KSA 2, pp. 89-90.
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Nietzsche lecteur de Spinoza 489

et « conquérir » n'est pas une opposition ultime.


ment qui invitait à discerner une Erhaltung forte
tifier une Selbsterhaltung à valoriser, celle du s
qu'en advenant au moyen de la lutte victorieu
au fait de devenir « autre », mais un autre « p
Par là même, s'il existe indéniablement un
faible, alimentée par la peur de voir disparaîtr
individualisé, voire uniformisé, de chacun des m
il existe également une Selbsterhaltung forte qu
prend courageusement des risques et notammen
culeusement l'alimentation, le lieu, le climat e
appropriés pour mieux se déployer. Cette Selbs
à proprement parler une pulsion infraconscien
une discipline qui permet de suivre avec ambi
Pindare, « deviens ce que tu es ». Nietzsche d
spective en articulant Selbsterhaltung et Selbsts
ou plutôt la recherche constante71 d'un soi di
mouvement, et donc véritablement individuel,
idiosyncrasique (contre le troupeau) et cons
structurelle au macrocosme comme jeu des
que le soi n'est un soi qu'en surmontant le
d'être platement autocentré, conformément à
contrée72 : « S'élever au-delà de "moi" et "toi" ! Ressentir de manière
cosmique ! »
Cette rénovation du sens du concept de Selbsterhaltung signifie
donc une inversion de perspective que récapitule parfaitement le
lumineux fragment n° 2 [68] de l'automne 1885-automne 1886 :
« La conservation de soi [Selbsterhaltung] comme simple consé-
quence [ Folgen ] de l'accroissement de soi [Selbsterweiterung]. Et
"soi" [„Selbst"]73 ? », fragment bien en phase avec le si important
§ 13 de Par-delà bien et mal déjà partiellement évoqué : « Avant
tout, quelque chose de vivant veut libérer sa force - la vie elle-

68. Ecce homo (désormais EH), « Pourquoi je suis si sagace », pp. 83-143 ;
KSA 6, pp. 278-297.
69. « Kunst der Selbsterhaltung » (EH, « Pourquoi je suis si sagace », § 9,
p. 129 ; KSA 6, p. 293).
70. Ibid., pp. 129-131 ; KSA 6, pp. 293-295. Dans ce paragraphe, Nietzsche
rapproche de surcroît « Selbstsucht » de « Selbstzucht [autodiscipline] ».
71. D'où la proposition de Dorian Astor de traduire Selbstsucht par « auto-
manie » (in EH, Préface : « Ecce homo , ou la politique du soi », pp. 13-14).
72. Či-dessus, p. 487 et note 60.
73. ťť automne 1885-automne 1886, 2 [68J, m (JťC, t. All, p. 1UO ; KSA
12, p. 92.
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490 Blaise Benoit

même est volonté d


conséquence indirect
parmi d'autres74. »
Selbsterhaltung es
un autre terme, qu
exemple, il relie de t
(auto-expansion)75
à Steigerung (augm
quelques expression
Il serait donc hâtif
ment et simplemen
considéré comme
Erhaltung , ou de Sel
de la valeur, cruc
Erhaltung et Steige
peuvent être rappe
[73] de novembre 1
[Werths]" est le poin
sification [Erhaltun
mations complexes
Ensuite, un passage
définit la valeur com
vation et au gain d
d'une espèce animal

74. PBM, § 13, p. 60


de la suite de cet apho
de Spinoza » qui, par-
un schéma téléologique
P. Wotling (in PBM, p. 3
« "Inconsequenz Spino
Spinoza-Kritik in Jense
dp. 299-308.
75. Voir le fragment n° 2 [68] de l'automne 1885-automne 1886 évoqué pré-
cédemment ; on peut sur ce point se reporter également à Cdl, « Incursions d'un
inactuel », § 19, p. 186 ; KSA 6, p. 123.
76. FP avril-juin 1885, 34 [1941, in OPC, t. XI, p. 214 ; KSA 11, p. 486.
77. EH, « Pourquoi j'écris de si bons livres », « Aurore », § 2, p. 237 ; KSA
6, p. 331 : le concept de Selbsterhaltung y est relié à l'expression Kraftsteigerung
des Leibes (accroissement des forces du corps). Plus généralement, la première
section de Par-delà bien et mal s'ouvre sur le point de vue de la conservation de
la vie (§§ 3-4) et se termine sur le problème de son intensification (§ 23, p. 72 ;
KSA 5, p. 38).
78. FP novembre 1887-mars 1888, 11 [73], in OPC, t. XIII, p. 234 ; KSA
13, p. 36.
79. FP printemps 1888, 14 [184], in OPC, t. XIV, p. 146 ; KSA 13, p. 370.
Revue philosophique, n° 4/2014, p. 477 à p. 494

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Nietzsche lecteur de Spinoza 491

Il n'en reste pas moins que le lexique de la co


pas systématiquement requis pour évoquer l'hy
de puissance. Nietzsche utilise ainsi Wachsthum
nécessairement y accoler Erhaltung ou Selbste
explication possible : le « nouveau langage » di
volonté de puissance dans un lexique varié, ne
éviter un certain fétichisme comme tendance im
Par exemple, parmi bon nombre de formulati
attentif au fragment n° 5 [63] de l'été 1886-aut
zur Macht als Selbsterhöhung und Verstärkung
rait traduire aussi bien par « volonté de pui
élévation et intensification » que par « volonté
auto-accroissement et renforcement ». Deuxièm
geable : à un certain point du trajet commun, le li
sémantique de la volonté de puissance et le cham
ou de l'autoconservation se rompt, dans la mesu
Nietzsche à plusieurs reprises, le concept d'une
aux antipodes du spectacle qu'offre la vie81. Cro
extinction seraient les étapes propres à toute forc
ration pulsionnelle.
En ce moment du parcours, le lexique de la co
devant le vocabulaire de la suppression de soi, dans
en tant que confrontation de toute force à l'inéluc
affaiblissement ou de sa propre impuissance, da
temps. Voilà pourquoi, dans les Éléments pour
morale , Nietzsche écrit : « Toutes les grandes cho
propre fait, par un acte de suppression de soi 'Selb
ce que veut la loi de la vie, la loi du nécessaire
[i Selbstüberwindung ]" inhérent à l'essence de la v
volonté de puissance ou perpétuel dépassement
sur la mort comme suppression de soi. La Selbst
tendance générale de la vie implique la Selbstauf
dont la tonalité hégélienne est, dans ce context
dans la mesure où dans cet aufheben nietzschéen,
negieren (nier, supprimer) que aufbewahren (conse

80. FP été 1886-automne 1887, 5 [631, KSA 12, p. 208


81. FP printemps-automne 1881, 11 [345], in OPC,
p. 575 ; FP juin-juillet 1885, 36 [15], in OPC, t. XI, p. 2
1884, 25 [299], in OPC, t. X, p. 103 ; KSA 11, p. 87.
82. ÉGM, III, § 27, p. 268 ; KSA 5, p. 410.
Revue philosophique , n° 4/2014, p. 477 à p. 494

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492 Blaise Benoit

Pour prolonger : si
Selbstüberwindung
vation, elle s'articu
sélective », conserv
termes de civilisati
vise la production
peuples, ou des gran
tère nécessairement
des idoles :

Le danger que portent les grands hommes et les grandes époques est
extraordinaire ; l'épuisement en tout genre, la stérilité, les suit de près. Le
grand homme est un terme ; la grande époque, la Renaissance par exemple,
est un terme. Le génie - au travail, dans l'action - est nécessairement pro-
digue : qu'il se dépense lui-même , c'est sa grandeur... L'instinct d'autoconser-
vation [der Instinkt der Selbsterhaltung] est comme suspendu ; la pression
surpuissante du déferlement des forces lui interdit cette protection et cette
prudence83.

Cette « conservation sélective » est soumise à ce phénomène


général que Nietzsche nomme le dionysiaque, au sens de la pro-
fusion de force qui se manifeste par l'alternance de création et de
destruction84. Mieux : elle y acquiesce pleinement. La « conservation
sélective » peut en effet vouloir par elle-même une certaine déper-
dition qui manifeste sa lucidité et donc sa hauteur de vue. En ce
sens, si la dépense jusqu'à l'extinction est inéluctable, elle intègre en
son sein des modalités spécifiques comme le choix d'un renoncement
partiel qui peut être la condition, non seulement de la préservation
provisoire du complexe pulsionnel envisagé, mais encore de l'intensifi-
cation de son mode d'existence et donc de son accès à une certaine
grandeur85.
En somme, pour Nietzsche, la confrontation avec « Spinoza » per-
met de clarifier la dynamique propre au réel. Il est tout d'abord vrai
que la volonté de puissance peut ralentir son tempo86 au point de
vouloir ce que Nietzsche appelle parfois « la mer d'huile », à savoir
la conservation comme repos prolongé le plus longtemps qu'il est
possible. Cependant, la pulsion de conservation témoigne d'emblée

83. Cdl, « Incursions d'un inactuel », § 44, p. 209 ; KSA 6, pp. 145-146.
84. Cdl, « Ce que ie dois aux Anciens », § 5, pp. 223-224 ; KSA 6, p. 160.
85. GS, § 27, p. 89 ; KSA 3, p. 400 ; GS, § 285, pp. 232-233 ; KSA 3,
pp. 527-528.
86. Sur ce point, voir notre « A justiça como problema [La justice comme pro-
blème] », in Cadernos Nietzsche , n° 26, 2010, trad. V. de Andrade, p. 70. Voir aussi
GS, § 376, p. 342 ; KSA 3, p. 628 : « Nos périodes de ralentissement. [...] Alors le
tempo de la vie se ralentit, se fait dense et s'écoule comme du miel [...] ».
Revue philosophique, n° 4/2014, p. 477 à p. 494

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Nietzsche lecteur de Spinoza 493

d'une tendance au statisme que les aléas évén


démentent. Effectivement, le § 372 du Gai savoi
le souci de la conservation de soi conduit de manière étonnante à ce
que le lecteur pourrait nommer la « disparition de soi87 » ; au rebours
de cette tendance, c'est paradoxalement en surabondant que l'on se
conserve, mais en se métamorphosant, et dans une durée limitée.
La conservation s'ouvre alors au « devenir autre », dans l'espace et
dans le temps.
* * *

La relation que Nietzsche entretient avec un Spinoza quelque p


violenté est particulièrement féconde, dans la mesure où elle établit
plasticité du champ sémantique de la conservation, de la stricte i
tité à soi à la sélection comme problème. Plus précisément : la volon
de puissance est un « vouloir croître quantitativement » et un «
loir s'intensifier qualitativement ». Ce vouloir se veut lui-même88, e
une conservation polysémique qui se nomme alors « éternel reto
en deux significations opposées : d'une part, la conservation str
de tout ce qui advient, dans l'ordre de l'interprétation de 1'« éte
retour » comme « éternel retour de l'identique » ; d'autre part
conservation ouverte à l'altérité et à l'élévation dans une interp
tation de 1'« éternel retour » comme le propre d'un vouloir souc
d'intensification de la vie et donc de sélection89. L'interpellation
« Spinoza » par Nietzsche au sujet de la pulsion de conserva
renvoie donc au cœur des principales difficultés d'interprétati
impliquées par la pensée de Nietzsche90.
D'où la question politique, en un sens vaste : comment éleve
des hommes capables indissociablement de vouloir croître vers
grandeur, de tenter de la pérenniser et de dire « oui » à son iné
table déclin, ouvert sur de la nouveauté ? On peut ici être atten
au fragment n° 26 [149] de l'été-automne 1884 :

87. GS, § 372, pp. 337-338 ; KSA 3, pp. 623-624.


88. Sur ce point, consulter Patrick Wotling, Nietzsche et le problème d
civilisation , Paris, Puf, 1995, rééd. coll. « Quadrige », 2009, p. 380 : « L'éte
retour est la formule par laquelle la volonté de puissance affirme qu'elle se
elle-même, qu'elle dit oui sans réserve à son jeu dionysiaque, jusque dan
aspects destructeurs et sélectifs. »
89. Sur ce point, consulter Scarlett Marton, « L'éternel retour : thèse cosm
logique ou impératif éthique ? », Nietzsche-Studien , 25, 1996, pp. 42-63.
90. Par exemple, pour envisager la manière appropriée de vivre l'éter
retour, Nietzsche considère ponctuellement le « oui » spinoziste à chaque mom
du monde comme processus, dans le FP été 1886-automne 1887, 5 [71] 7, in O
t. XII, pp. 213-214 ; KSA 12, pp. 213-214.
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494 Blaise Benoit

La justice [ Gerechtigke
horizon, qui dépasse les
vaste donc, de ce qui es
quelque chose qui est pl

Autrement dit, com


« renversement de tou
Biaise Benoit
Centre atlantique de philosophie (Université de Nantes)
Blaise.Benoit@univ-nantes.fr

91. FP été-automne 1884, 26 [149], in OPC, t. X, pp. 212-213 ; KSA 11,


p. 188.
92. Sur la justice chez Nietzsche, voir notamment deux de nos contnbutions :
« Théodicée, cosmodicée, "biodicée" : vers une "théodicée dionysiaque" ? », in
Antoine Grandjean (dir.), Théodicées , Hildesheim/Zürich/New York, Georg Olms
Verlag, 2010, pp. 137-153 ; « Le Gai Savoir , § 301 : vers une "justice poétique"
d'un type nouveau ? », Nietzsche-Studien, 39, 2010, pp. 382-397.
Revue philosophique, n° 4/2014, p. 477 à p. 494

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